L Intelligence Dans La Nature en
L Intelligence Dans La Nature en
L Intelligence Dans La Nature en
ISBN : 978-2-283-03086-8
« La nature aime se cacher. »
HÉRACLITE
À Beatrice.
Préface
Pourquoi a-t-il fallu attendre le XXIe siècle pour que tout cela soit enfin
compris ? Trewavas en donne les raisons, dont la première est le mépris
dans lequel, collectivement, nous tenons les plantes : un être immobile est
nécessairement moins intéressant qu’un être mobile. La moitié de leurs
organes étant invisibles, cachés dans le sol, on pense qu’elles n’ont pas de
« comportement » ; un comportement intentionnel et intelligent, dit encore
Trewavas, nécessite une conscience de soi-même, dont l’humain considère
qu’il est le seul être vivant à disposer. Conscience et intelligence seraient,
pensons-nous, des particularités propres à l’être humain, et d’ailleurs liées
à la possession d’un cerveau : le « brain chauvinism » a toujours retardé
notre compréhension des plantes et continue à y faire obstacle.
Trewavas ajoute cette remarque essentielle, que l’intelligence végétale
s’exprime dans les conditions difficiles qui sont celles du milieu naturel :
n’attendons aucune intelligence d’une plante en pot maintenue dans des
conditions optimales – ni d’un animal en cage à qui son gardien apporte sa
nourriture à heure fixe ; l’intelligence se manifeste dans la lutte, pas dans
les conditions passives de la captivité.
En savons-nous assez maintenant pour édifier une définition objective
de l’intelligence qui ne soit pas en faveur d’un groupe d’êtres vivants, au
détriment des autres ?
Pour Darwin – qui avait si bien compris les plantes –, « l’intelligence se
fonde sur la capacité que manifeste une espèce à faire ce dont elle a besoin
pour survivre » et, pour Albert Einstein, « la mesure de l’intelligence est
l’aptitude à changer ». Deux illustres précurseurs ayant jeté les bases de la
définition, ajoutons-y les apports de Trewavas et de Mancuso ; ce qui suit
est à considérer seulement comme une tentative :
« Quel qu’il soit, un être vivant est intelligent s’il est capable de
résoudre les problèmes qu’il rencontre, particulièrement ceux qui ont trait
à sa survie et à son bien-être ; cette aptitude repose sur deux fondements,
savoir apprendre et savoir garder en mémoire ce qui a été appris pour
pouvoir l’utiliser par la suite ; l’intelligence s’exprime surtout dans des
conditions difficiles, par exemple celles du milieu naturel. »
Ainsi définie, l’intelligence ne nécessite pas d’être mobile, ni de
posséder un cerveau, ni de faire usage de la parole, ni d’appartenir à
l’espèce humaine ; aussi ai-je peu d’espoir que cette définition intéresse
les rédacteurs des dictionnaires, du fait que le terme « intelligence »,
inventé lorsque la connaissance des comportements se limitait à l’être
humain, est lié à ce dernier de façon probablement définitive. En outre, le
terme « intelligence », exagérément médiatique si on l’applique aux
plantes, n’est à utiliser qu’avec la plus grande prudence.
Devrions-nous nous mettre en quête d’un mot nouveau, plus neutre,
libre de connotation humaine et adapté à la description des comportements
végétaux intentionnels et intelligents ?
FRANCIS HALLÉ
Montpellier, le 11 novembre 2016
RÉFÉRENCES CITÉES
BOSE J.C., 1926. The Nervous Mechanism in Plants, Longman, Green and
Co Ltd., London.
CHAMOVITZ D., 2014. La Plante et ses sens, Buchet/Chastel, Libella, Paris.
DARWIN C., 1880. The Power of Movements in Plants, John Murray,
London.
HABERLANDT G., 1901. Sinnesorgane im Pflanzenreich zur Perzeption
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HOVEN W. VAN, 1991. « Mortalities in Kudu populations related to
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biologie et développement, Naturalia Monspeliensia.
LOEB J., 1912. The Mechanistic Conception of Life, Belknap Press,
Cambridge, Mass.
MANCUSO S. & VIOLA A., 2015. Brilliant Green. The Surprising History of
Plant Intelligence, Island Press, Washington, Covelo, London.
NARBY J., 2005. Intelligence dans la nature, Buchet/Chastel, Paris.
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SACHS J. VON, 1887. Lectures on the Physiology of Plants, Clarendon
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TREWAVAS A., 2003. « Aspects of plant intelligence », Annals of Botany,
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TREWAVAS A., 2014. Plant Behaviour and Intelligence, Oxford University
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TRONCHET A., 1977. La Sensibilité des plantes, Masson, Paris.
WILKINS M.B., 1995. « Are Plants intelligent ? », in Day P. & Catlow
C.R.A., eds Bicycling to Utopia, Oxford University Press.
Introduction
Depuis les années 1990, j’aide les indigènes d’Amazonie à obtenir des
titres fonciers pour leurs territoires. Ce sont des gens qui croient que les
plantes et les animaux sont doués d’intention, et que les chamanes
communiquent avec les autres espèces par la voie des visions et des rêves.
Pour un rationaliste, leur mode de connaissance est difficile à saisir.
J’ai entrepris depuis plus de dix ans la recherche d’un terrain d’entente
entre savoir indigène et science occidentale, et j’ai fini par découvrir des
liens entre le chamanisme et la biologie moléculaire. Dans mon livre Le
Serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, j’ai présenté une
hypothèse selon laquelle les chamanes accèdent dans leurs visions à des
informations relatives à l’ADN, qu’ils appellent « essences animées » ou
« esprits ».
En Amazonie, dirigeants et chamanes ont exprimé leur intérêt et leur
soutien pour cette approche : pour eux, que leurs connaissances soient
réelles n’a rien d’étonnant.
De l’autre côté de l’équation, cependant, les choses étaient plus
compliquées. La science occidentale éprouve en effet quelques difficultés
à reconnaître la possibilité de l’existence d’une intelligence non humaine
et, tout autant, l’acquisition d’un savoir objectif par des voies subjectives.
Depuis sa parution, en 1995, Le Serpent cosmique n’a pas attiré l’attention
que j’avais espérée de la part des scientifiques. Mais plusieurs biologistes
ont lu le livre avec intérêt et engagé un dialogue avec moi. Un
biophysicien m’a mis au défi de tester mon hypothèse, car, pour lui, c’est
en cela que consiste la véritable méthode scientifique 1.
Il appuyait au bon endroit. En tant qu’anthropologue, je ne suis pas un
scientifique, et n’ai jamais testé une hypothèse. J’ai donc décidé de relever
le défi. Pour ce faire, j’ai accompagné trois spécialistes de la biologie
moléculaire en Amazonie péruvienne pour voir s’ils pourraient obtenir des
informations relatives au niveau biomoléculaire, après avoir ingéré un
breuvage de plantes psychoactives administré par un chamane indigène.
Chacun des trois a reçu, au travers de visions, des réponses claires sur son
travail 2.
Au terme d’une conversation entre elle et moi, l’une de ces biologistes,
le Dr Pia Malnoe, qui enseigne dans une université suisse et dirige une
recherche en laboratoire, a conclu : « La démarche par laquelle les
chamanes obtiennent leurs connaissances n’est pas très différente de celle
par laquelle les scientifiques obtiennent les leurs. L’origine est la même,
mais les chamanes et les scientifiques utilisent des méthodes différentes. »
J’ai publié un compte rendu de cette rencontre entre voies parallèles de
connaissances humaines mais, en fin de compte, je me suis aperçu que je
restais bloqué par mon désir d’obtenir l’approbation de l’establishment
scientifique. J’ai donc décidé de changer l’orientation de ma recherche.
Une question semblait plus importante que les autres. À travers mes
différentes investigations portant sur l’histoire, la mythologie, le savoir
indigène et les sciences, j’avais trouvé des indices d’intelligence dans la
nature. Cela me paraissait être une nouvelle manière de voir les êtres
vivants. J’ai grandi en banlieue résidentielle et reçu une éducation
matérialiste et rationaliste – une vision du monde qui rejette l’idée
d’intention dans la nature, et perçoit les êtres non humains comme des
« automates » et des « machines ». Mais depuis, je percevais des signes de
plus en plus nombreux indiquant que cette manière de voir était
incomplète, et que la nature grouillait d’intelligence. Même les cellules
dans notre corps fourmillent d’activités qui semblent délibérées.
Vers la fin des années 1990, j’ai commencé à me concentrer sur des
travaux de biologistes étudiant des organismes plutôt que des molécules.
À ma grande surprise, j’ai découvert nombre d’études récentes montrant
que même de très simples créatures font preuve d’un comportement
intelligent. Certains scientifiques décrivent, par exemple, comment une
moisissure visqueuse unicellulaire dépourvue de cerveau sait résoudre un
labyrinthe, et comment des abeilles, dont le cerveau a la taille d’une tête
d’épingle, font usage de concepts abstraits. Au XVIIe siècle, le philosophe
John Locke déclarait : « Les brutes sont incapables d’abstraction. » Mais,
en fait, les animaux sont bel et bien capables d’abstraire, et la science
réductionniste l’a récemment prouvé. J’ai même trouvé des scientifiques
contemporains selon lesquels on ne peut comprendre les créatures
naturelles qu’en leur attribuant une forme d’humanité. C’est bien ce que
les chamanes affirment depuis très longtemps.
Tout ceci m’a conduit à me lancer dans une enquête sur l’« intelligence
dans la nature », un concept qui combine savoir scientifique et savoir
indigène. Je devais apprendre par la suite que des chercheurs japonais
avaient déjà un terme pour cette « capacité de savoir » du monde naturel :
le chi-sei (prononcer « tchi-seï »). Mais la première partie de mon enquête
me conduisait en Amazonie, où j’avais pour la première fois rencontré des
personnes qui attribuaient esprit, intention et qualités « humaines » à
d’autres espèces. J’avais ensuite l’intention d’entreprendre une
anthropologie de la science et de rendre visite à des scientifiques dans leur
environnement professionnel.
Je me suis lancé dans cette quête sans savoir ce que j’allais découvrir. Je
suis parti à la chasse au trésor en ignorant où il se trouvait.
Un jour d’été, juste avant le début de cette enquête, j’ai rendu visite à
une vieille guérisseuse par les plantes qui vivait dans une ferme isolée
d’Estonie. Elle s’appelait Laine Roht, ce qui signifie « Vague d’herbe »
dans sa langue.
C’est la traductrice estonienne de mon dernier livre qui me la présentait.
Roht, qui ne parlait que l’estonien, nous conduisit jusqu’à un petit abri au
fond de son jardin. Il y avait là une cheminée rudimentaire décorée de
bouteilles de champagne russe vides.
J’expliquai que j’étais anthropologue et désirais lui poser quelques
questions. Roht opina du chef. Elle s’était assise bien droite sur un banc,
ses deux mains croisées sur les genoux. Je lui ai d’abord demandé si elle
pouvait m’expliquer comment elle était devenue guérisseuse. Elle répliqua
que son grand-oncle était un guérisseur, et qu’elle était née avec ce don.
Elle dit que les plantes lui parlaient, lui révélant à quel moment leur
puissance curative était maximale et quand les cueillir. Cela se passait
parfois la nuit, quand elle se reposait, ajouta-t-elle ; elle recevait des
instructions, se levait, et se dirigeait vers les plantes au sujet desquelles
elle avait été renseignée. L’information était toujours juste, dit-elle. Et
lorsque les gens lui parlaient de leur maladie, elle en ressentait les effets
dans son propre corps, qui agissait comme un miroir. Ensuite, quand elle
savait quelles plantes allaient guérir la maladie, elle ressentait un
soulagement dans la partie de son corps qui était en empathie avec la
personne malade. Elle ne s’est pas étendue sur la manière dont elle
recevait les instructions données par les plantes ou à propos des plantes.
Sa conception des choses me rappelait celle de certains chamanes
rencontrés en Amazonie. Je décidai d’aller droit au but et lui demandai si
elle pouvait m’en dire plus sur l’intelligence dans la nature. Elle secoua la
tête et répondit : « Personne ne m’a encore posé cette question. Il est
difficile de pénétrer la nature. Je n’ai pas de mots pour ça. Ces mots-là
n’existent pas. Personne ne saura jamais comment les plantes et les
humains sont faits, ou ce qu’il adviendra d’eux. Cela demeurera secret. »
Son regard bleu pâle m’était difficilement soutenable. Quand elle
parlait, je ne pouvais capter que la mélodie de sa voix. L’estonien n’est pas
une langue indo-européenne, et je n’en comprenais pas un mot.
Lorsqu’elle faisait une pause, j’écoutais la traduction et notais mot pour
mot ce qu’elle venait de dire. « See jääb saladuseks. » (Cela demeurera
secret.) Le terme saladus veut dire secret.
Je lui ai demandé pourquoi la nature aimait à se cacher. Elle a répondu :
« Nous serons punis si nous révélons les secrets de la nature. On ne doit
pas tout savoir. Il faudrait traiter la connaissance avec respect, guérir les
gens et bien les traiter. Les secrets peuvent tomber entre de mauvaises
mains. »
Avec pareille réponse, j’ai renoncé à pousser plus avant mes questions
indiscrètes.
Elle nous a fait faire le tour du jardin et désigné les plantes qu’elle
utilisait pour guérir telle ou telle condition. Nous approchions de la fin de
la rencontre. J’ai eu envie de la remercier pour le temps et la considération
dont elle nous avait gratifiés, et j’ai été chercher dans la voiture un
exemplaire de mon livre en estonien. La couverture est illustrée par un
serpent. Elle l’a pris dans ses deux mains, a jeté un œil sur la couverture
puis a dit : « J’ai quelque chose pour vous. »
Nous l’avons suivie jusqu’à la maison et l’avons attendue dehors. Elle
est revenue avec un grand bocal de verre qui contenait de l’alcool distillé à
partir des fruits de son jardin, et une vipère morte. Elle nous a expliqué
qu’elle avait attrapé la vipère dans son jardin plusieurs mois auparavant et
l’avait plongée encore vivante dans l’alcool. En mourant, le serpent avait
craché son venin dans la mixture qui, nous affirma-t-elle, nous donnerait
vitalité et nous protégerait des maladies. Elle remplit un petit gobelet de
« médecine de serpent » et me l’offrit. Je l’avalai d’un trait au nom de
l’anthropologie. Le goût n’était pas si mauvais. L’effet immédiat fut une
sensation de chaleur fourmillante et de bien-être sans rapport avec la
petite dose d’alcool absorbée.
Nous l’avons remerciée une fois encore et avons pris congé. Je me suis
mis au volant, le trajet du retour s’est passé comme en état de grâce, et
pendant les semaines qui ont suivi, je me suis senti rayonnant et plein
d’énergie. Une fois revenu chez moi, en Suisse, mon entourage m’a
félicité pour ma bonne forme. En racontant cette histoire, je n’essaie pas
de convaincre qui que ce soit de l’efficacité de cette cuvée d’« huile de
serpent » (bien qu’une recherche plus approfondie serait intéressante, ne
serait-ce que parce que le venin de serpent contient des substances qui
agissent sur les neurones). En fait, les mots de Laine Roht restaient gravés
dans mon esprit : « Cela demeurera secret. » Cela signifiait-il que je ne
devais pas poursuivre mon enquête sur l’intelligence de la nature ?
Ses paroles ont tourné dans ma tête pendant des mois. Mon intention
n’était pas de pénétrer par effraction dans la boîte à secrets de la nature :
je voulais seulement savoir où celle-ci se situait et pouvoir la considérer
sous plusieurs angles. J’ai voyagé en Amazonie et visité des laboratoires
dans divers pays. J’ai découvert qu’à certains niveaux la science se
rapprochait du savoir indigène. Aujourd’hui, la science nous dit que les
humains sont pleinement apparentés aux autres espèces. Nous sommes
construits de la même manière et avons des cerveaux de type similaire. La
science montre également que les autres espèces ont leurs propres
modalités d’intelligence. Toutefois, les mots de Laine Roth continuaient à
habiter mon esprit. M’étais-je lancé sur une mauvaise piste ? Mon enquête
était-elle vouée à l’échec ?
Une année et demie environ après ma visite à Laine Roht, j’ai compris
que si une chose est destinée à rester secrète, alors essayer d’en découvrir
plus à son sujet n’est pas problématique. Et peut-être Laine Roth a-t-elle
raison en affirmant que personne ne comprendra jamais comment les
plantes et les êtres humains sont faits. Mais s’interroger sur la capacité de
savoir de la nature n’est pas un crime. Il est vrai que l’on peut abuser de la
connaissance. Mais si la nature est douée de savoir et que je fais partie de
la nature, pourquoi ne devrais-je pas viser la connaissance ?
1. Voir Dubochet et al., (1997) p. 25-26. Le travail de Dubochet et ses collègues sur les nœuds de
l’ADN a été publié par Katritch et al. (1997).
2. Voir Narby (2002) p. 320-321.
Chapitre I
Cervelles d’oiseaux
Un jour de septembre 2001, je suis monté à bord d’un canot piloté par
un Indien matsigenka pour entreprendre la descente du fleuve Urubamba.
Dans cette partie de l’Amazonie péruvienne, les forêts et les rivières
abritent plus d’espèces d’arbres, d’insectes, de reptiles, d’amphibiens,
d’oiseaux et de mammifères que n’importe quelle autre région de taille
comparable. Nous pénétrions dans l’épicentre de la biodiversité
mondiale 1.
Nous avons traversé des gorges habitées de milliers de perroquets
colorés et d’autres oiseaux. À la tombée de la nuit, nous avons campé sur
une petite plage sur la rive du fleuve. Je voyageais en compagnie d’un
anthropologue péruvien, de la directrice d’une fondation américaine pour
l’environnement, et de deux amis suisses. Nous allions, entre autres,
visiter un projet dirigé par une communauté d’Indiens matsigenka. Mes
compagnons se sont retirés de bonne heure après la longue journée passée
sur le fleuve ; quant à moi, je me suis assis près du feu, me laissant
hypnotiser par l’enceinte de sonorités mouvantes produites par la forêt.
J’entendais les stridulations des cigales et des criquets, les étranges
mélodies de certains oiseaux, le coassement des grenouilles, et le
braillement des singes. En Amazonie, la nature fait beaucoup de bruit,
surtout la nuit.
Le matin suivant, nous avons continué notre descente de la rivière et,
enfin, nous avons amarré notre canot au ponton d’une grande cabane
perchée tout en haut d’une falaise dominant le fleuve, le Centre
matsigenka d’études tropicales. J’étais curieux de visiter ce projet de
développement communautaire dont l’objectif était de générer des
bénéfices tout en respectant la biodiversité. Après avoir escaladé un abrupt
escalier de bois, nous sommes arrivés à l’entrée de notre hébergement : le
sol était en bois dur et poli, et les fenêtres étaient équipées de
moustiquaires étanches. Nous avons ensuite visité les chambres, et trouvé
des lits propres et des salles de bains carrelées pourvues d’eau chaude. Au
fil des ans, j’avais visité bon nombre de sites ruraux en Amazonie
péruvienne, mais jamais encore je n’avais rencontré pareil confort. Tandis
qu’à la réception un employé matsigenka était en train d’enregistrer nos
noms, un client américain qui passait là nous demanda : « Avez-vous fait
bon voyage ? »
Après m’être installé, j’ai pris une douche avant de rejoindre mes
compagnons dans la salle à manger. Nous avons commandé au serveur
matsigenka du jus de papaye, du poisson et du riz. Plusieurs autres tables
étaient occupées par un groupe d’Américains, qui parlaient avec excitation
des oiseaux qu’ils avaient observés ce matin-là dans la forêt. Après le
déjeuner, l’un d’eux vint à notre table et se présenta sous le nom de
Charlie Munn. Grand, et doté d’un large front, Munn commença à nous
parler de sa profession et passion : l’étude des oiseaux. Il nous raconta
qu’il venait en Amazonie péruvienne depuis vingt-cinq ans, et qu’il avait
fait sa recherche de doctorat près d’ici, dans la Réserve biosphère de
Manu. En travaillant avec des Indiens matsigenka, Munn et son équipe
avaient découvert que les aras, ces géants colorés du monde des
perroquets, se rassemblaient tous les jours pendant presque toute l’année
sur de vastes bancs d’argile, qu’ils becquetaient et consommaient en
petites portions. Lorsque Munn et ses collègues avaient observé ce
comportement pour la première fois dans le Manu, ils s’imaginaient avoir
découvert la seule falaise d’argile au monde où des aras se réunissent
régulièrement. Mais grâce à leurs guides indigènes, ils en repérèrent des
dizaines d’autres, dont l’une située à une heure de marche du Centre où
nous conversions.
Tout cela était nouveau pour moi, et je ne m’étais pas attendu à
rencontrer un ornithologue de premier plan en descendant le cours de
l’Urubamba. Je n’avais pas non plus l’habitude d’entendre quelqu’un
présenter son travail de manière si directe. Mais je trouvais Munn trop
intéressant pour l’interrompre. Il raconta que son équipe et lui-même
avaient tout d’abord été mystifiés par la consommation d’argile des aras.
Ils présumaient que l’argile contenait des sels et des minéraux qui
complétaient le régime principalement végétarien de ces oiseaux. Puis un
étudiant analysa les graines communément mangées par les aras et
découvrit qu’elles contenaient des alcaloïdes toxiques. Les aras préfèrent
les graines des fruits à leur chair, et utilisent la puissance de leur bec
crochu pour fendre et manger des graines d’arbres de toutes sortes,
différant en cela de la plupart des autres oiseaux de la forêt tropicale. Il
s’avère, dit Munn, que l’argile mangé par les oiseaux adsorbe les toxines
et accélère leur élimination du corps ; l’argile tapisse probablement leur
intestin en le protégeant de l’érosion chimique provoquée par les toxines
présentes dans les graines. Les aras consomment des doses quasi
quotidiennes d’argile pour se désintoxiquer, ce qui leur permet de manger
des aliments que d’autres oiseaux ne supportent pas. Il ajouta que les aras
choisissent les bancs dont la qualité d’argile adsorbe le mieux les toxines,
et qu’ils évitent les autres bancs. Leur préférée est une argile riche en
kaolin, que les humains utilisent pour soigner l’empoisonnement
alimentaire 2.
En écoutant Munn, je prenais conscience qu’il donnait là un exemple de
comportement intelligent dans la nature. Trouver l’argile appropriée et la
consommer permet à ces oiseaux de manger des graines et des fruits
encore verts, donc difficiles à digérer, voire mortels pour d’autres espèces.
Avec ça, ils ont un net avantage sur la plupart des autres animaux de leur
environnement. Mais, me demandais-je, l’intelligence des oiseaux est-elle
la même que celle dont font preuve les humains en prenant du kaolin ? Et
les oiseaux n’agissaient-ils pas plutôt par une forme d’« instinct » ou de
« comportement adaptatif vis-à-vis de l’évolution » ? Choisissent-ils
l’argile la meilleure par une sorte de processus automatique ? Ou savent-
ils ce qu’ils font, comme des sujets pensants ? Les humains sont-ils
« intelligents » en consommant de l’argile, alors que les aras ne seraient
qu’« instinctifs » quand ils font la même chose ?
Avant que j’aie pu poser ces questions à Munn, mes compagnons et moi
étions invités à un circuit guidé à travers la faune et la flore de la forêt aux
alentours du Centre. Je remerciai Munn pour ses intéressantes
informations et me promis intérieurement d’en reparler avec lui plus tard.
Un guide matsigenka nous attendait à l’extérieur. Il s’appelait Hector
Toyeri Andres. Il avait 21 ans, des cheveux de jais et des yeux noirs. Il
portait des pantalons et un tee-shirt, mais marchait pieds nus, son sac de
coton traditionnel pendu à l’épaule.
Nous nous sommes salués et il s’est mis à parler dans une langue
étrange, dont j’ai rapidement compris que c’était de l’anglais. Il nous a dit
qu’il allait nous montrer les animaux. C’était la première fois que
j’entendais un Indien d’Amazonie parler anglais. Nous avons pénétré dans
la forêt. Malgré la chaleur lourde du milieu de journée, sous les arbres
l’air était frais. Toyeri nous a fait signe de marcher doucement en ligne
derrière lui. Peu de temps après, il s’est arrêté et a pointé du doigt un arbre
proche de nous, en murmurant en anglais quelque chose que je ne
comprenais pas. Il a fouillé dans sa besace, en a sorti un gros volume
intitulé Birds of Colombia et l’a feuilleté jusqu’à ce qu’il trouve une page
bourrée de noms d’oiseaux tels que « tangara à gorge noire ». La
prononciation de Toyeri n’était pas si mauvaise. En fait, la plupart de ces
noms d’oiseaux tropicaux m’étaient tout simplement étrangers.
C’était aussi la première fois que je voyais un Amazonien indigène se
promener avec un livre pour mieux comprendre le monde, comme on
transporte un outil. Traditionnellement, les Amazoniens indigènes sont de
culture orale, et n’utilisent pas de documents écrits. Mais Toyeri
appartenait à une nouvelle génération et avait reçu une formation de guide
pour écotouristes. Il se déplaçait comme un chasseur, glissant rapidement
et silencieusement sur le sol de la forêt, attentif aux moindres
mouvements alentour. Nous avons traversé plusieurs ruisseaux et vu
quantité d’oiseaux et d’insectes, dont des fourmis coupeuses de feuilles
très occupées à leur travail. Mais les mammifères demeuraient invisibles,
ils semblaient se tenir à distance. À un moment donné, Toyeri repéra un
grand fourmilier gris escaladant un arbre, qui ne semblait pas autrement
troublé par notre présence.
Après ce circuit à travers la flore et la faune, j’ai passé l’après-midi à
rédiger des notes et me suis allongé pour faire la sieste avant de tomber
dans un sommeil profond. Quand je me suis réveillé, la nuit était tombée.
En parcourant, un peu groggy, la salle à manger, j’ai repéré les
observateurs d’oiseaux américains rassemblés autour d’un ordinateur
portable. Ils s’exclamaient avec enthousiasme sur les images d’aras qu’ils
avaient filmés le matin même. En y jetant un coup d’œil, je vis des
explosions de couleurs – vert, rouge, bleu, jaune –, des gros plans d’aras
rivalisant en poussant des cris rauques pour trouver une place sur un banc
d’argile. En observant ces ornithologues s’émerveiller de ce dont ils
avaient été témoins ici, au Centre matsigenka d’études tropicales, je me
suis souvenu d’un rêve décrit par l’ethnobotaniste Glenn Shepard 3, qui a
passé des années à travailler avec des chamanes matsigenka de la vallée de
l’Urubamba, pour étudier leurs connaissances des plantes. Inspiré par une
pâte de tabac que lui avait préparée un chamane, Shepard avait rêvé
qu’une « équipe de docteurs yankees » travaillait côte à côte avec des
botanistes matsigenka qui parlent anglais, à l’intérieur de laboratoires de
recherche sophistiqués. Trois ans seulement avaient passé depuis le récit
de Shepard, et pourtant son rêve semblait être en train de se réaliser.
Au dîner, mes compagnons ont commandé une bouteille de vin péruvien
– histoire de « contribuer à l’économie locale » – et nous nous sommes
mis à raconter des histoires et à philosopher. J’espérais attraper Munn pour
le questionner sur l’intelligence des aras. Mais les « ornithos » s’étaient
retirés de bonne heure, ayant prévu de se lever à 4 h du matin afin
d’atteindre la falaise d’argile à temps pour observer à nouveau les aras et
d’autres perroquets. Mes compagnons et moi étions résolus à les
accompagner, mais nous sommes restés très tard à bavarder.
Après une courte nuit de sommeil, j’ai mis mes souliers à la lueur d’une
bougie. Il était quatre heures et quart et nous étions en retard. Les ornithos
étaient déjà partis. Toyeri, notre guide matsigenka, nous attendait dehors.
Il nous dit que nous devions nous dépêcher pour arriver sur place avant les
oiseaux. Nous nous mîmes en route, équipés de torches, suivant Toyeri
dans la forêt. Nous grimpâmes pendant une heure dans sa foulée
énergique. Le faisceau lumineux de ma torche dessinait un chemin à
travers la végétation sombre et froide.
Quand nous atteignîmes la falaise, le jour commençait à poindre. Toyeri
nous conduisit au pied d’une butte d’argile rouge d’une cinquantaine de
mètres de hauteur, et rassembla notre groupe dans un affût de bonne taille
protégé par des feuilles de palmier. Les ornithos étaient tous là et avaient
installé leurs caméras et de puissantes jumelles montées sur tripodes. On
se serait cru dans un nid d’espions. On nous recommanda de rester
silencieux, parce que les aras et les autres perroquets allaient apparaître
d’un instant à l’autre, et qu’une présence humaine visible ou audible les
tiendrait à distance.
L’un de mes compagnons de voyage était un compositeur de musique
électronique et désirait enregistrer les oiseaux. Il a vite réalisé que, sous
cette cache, les conditions d’enregistrement n’étaient pas optimales. Il
avait besoin de silence autour du microphone. Il discuta du problème avec
Toyeri, qui nous fit signe de le suivre. Toyeri nous conduisit sur un
monticule situé à une centaine de mètres en face de la falaise. Nous nous
cachâmes sous les arbres à un endroit qui, à travers la végétation, nous
permettait de jouir d’une vue panoramique et d’une écoute maximale.
En face de nous, la falaise d’argile commençait à retentir d’appels, de
pépiements, de cris et de gloussements d’oiseaux. On aurait dit une
volière. Arrivés de nulle part, des centaines d’oiseaux s’y étaient réunis. Je
fermai les yeux et écoutai. Le son me rappelait une scène du film Les
Oiseaux, de Hitchcock, dans laquelle des milliers de mouettes se
rassemblent dans un vacarme effrayant. Mais le cri des aras était rauque et
jubilatoire, plutôt que menaçant.
Lors d’une pause dans l’enregistrement, j’ai demandé à Toyeri les noms
de certains oiseaux que nous entendions. Il a extirpé de sa besace le livre
Birds of Colombia et s’est mis à énumérer des noms que je notais au fur et
à mesure : aras rouges, aras bleus, aras verts, conures pavouanes,
amazones à front jaune, piones à tête bleue…
La falaise s’était transformée en une paroi tourbillonnante de couleurs
arc-en-ciel. Le raffut des oiseaux était à la fois symphonique et
assourdissant. Perchés sur la falaise d’argile rouge, ils semblaient se
chamailler, basculer et fondre en piqué les uns sur les autres, tournoyant
en pirouettes, tandis que d’autres oiseaux s’envolaient vers des arbres
voisins en poussant des cris stridents. Couleurs et mouvements
magnifiques se mêlaient aux sons discordants : le spectacle était
éblouissant.
Je demandai à Toyeri ce qu’il pensait que les oiseaux se racontaient
entre eux. Il répondit (en espagnol) : « Ils sont tous amis. S’ils font autant
de bruit quand ils mangent, c’est parce qu’ils se disent “Venez par ici,
c’est vraiment bon ici”. Pour eux, les minéraux et les sels sont comme des
bonbons pour nous. C’est leur nourriture. Ils font ça de 5 h 30 à 7 h 15.
Puis ils s’envolent chacun de leur côté dans la forêt. Pour eux, c’est
comme le petit déjeuner. »
Il est difficile de savoir ce que les aras avaient en tête lorsqu’ils se
régalaient d’argile. Mais il est évident qu’ils prenaient plaisir à leur petit
déjeuner en société avant une journée solitaire à fourrager sous la canopée.
Je demandai à mon ami musicien ce que cette scène évoquait pour lui.
« Cela me fait penser à une fête, dit-il, ou à un after, peut-être même à une
rave party. »
Tandis qu’assis à même le sol dans la forêt nous attendions la fin de ce
festin tapageur, je pensais aux difficultés d’évaluer l’intelligence dans la
nature. Il y avait là des oiseaux dont le comportement rappelait fortement
celui des humains, qui se réunissaient pour un bruyant banquet, et s’auto-
administraient un remède en choisissant les types d’argile les plus
détoxiquants. Ils ne se comportaient pas comme des automates ou des
machines, mais comme des êtres intelligents. Et pourtant, l’intelligence
qui semblait se cacher en eux demeurait difficile à définir – vue et
entendue, mais en même temps, insaisissable.
Soudain, un colibri au long bec descendit en chandelle tout près de nous.
Le battement intense de ses ailes vrombissait comme un petit moteur. Il
resta suspendu en l’air pendant de longues secondes, à un mètre à peine de
nos visages. Il avait l’air de nous observer et de nous évaluer. Puis il
s’éloigna, voletant de fleur en fleur pour trouver du nectar.
Le rassemblement des perroquets s’acheva aussi abruptement qu’il avait
commencé. Les oiseaux commencèrent à s’envoler dans toutes les
directions par-dessus la forêt. En quelques minutes, la fête fut finie, et la
foule composée d’un bon millier d’oiseaux se réduisit à une poignée
d’individus. Il était 7 h 15 à ma montre. Ces oiseaux étaient ponctuels.
Nous prîmes le chemin du retour vers le Centre. Bientôt, nous allions
remonter à bord de notre canot pour poursuivre la descente du fleuve. Je
préparai mon sac à dos, puis partis à la recherche de Charlie Munn.
Nous nous sommes rencontrés dans le lobby, où nous avons échangé
brièvement quelques mots. Je lui ai dit que je commençais des recherches
pour un livre sur l’intelligence dans la nature et je lui ai demandé s’il
pensait que les aras sur la falaise d’argile agissaient avec intelligence. Je
m’attendais à un regard perplexe en retour, mais il me fixa droit dans les
yeux et dit : « Ces oiseaux sont malins. » Il me suggéra ensuite de lire son
article intitulé « Des oiseaux crient au loup », publié dans la revue Nature.
Il raconta qu’il avait observé dans la Réserve de biosphère de Manu des
oiseaux qui jouaient le rôle de sentinelles et alarmaient dès qu’ils voyaient
des prédateurs mais qui, occasionnellement, utilisaient leur pouvoir pour
tromper d’autres oiseaux. Ces sentinelles rusaient pour se nourrir en
poussant des faux cris d’alarme qui avaient pour effet de paniquer les
autres oiseaux, lesquels abandonnaient alors les insectes qu’ils venaient de
dénicher dans les arbres. Munn ajouta que, en général, la ruse n’existait
pas sans l’intelligence 4.
Je lui ai demandé s’il pensait que les oiseaux agissaient
intentionnellement. Il hocha la tête en signe d’approbation : « Il y a même
des oiseaux dans le Manu qui savent différencier les Matsigenka
travaillant avec une équipe scientifique de ceux qui sont chasseurs. Cette
information est inédite, et vous pouvez la mentionner dans votre livre, si
vous voulez. »
Visions agnostiques
1. La chaleur et l’humidité qui prévalent sous le couvert des forêts pluviales accélèrent la
dégradation des matières organiques, de sorte que les nutriments sont rapidement recyclés par la
végétation. Cela signifie que la richesse biologique n’a pas le temps de s’accumuler dans le sol
et, par conséquent, que le déboisage des forêts tropicales mène à la désertification. Voir aussi
Davis (1998) p. 111.
2. Voir Descola (1986) p. 126-127.
3. Voir Reichel-Dolmatoff (1978) p. 262-263.
4. Voir Behe (2001) p. 100-101 et aussi Dembski (1999).
5. Voir Gray (2002) p. 126-127.
Chapitre III
« Transformeurs »
Cette nuit-là, assis sur mon lit dans ma chambre d’hôtel à Iquitos, sous
la lumière crue d’une ampoule nue, je repensais à ce que les trois
spécialistes m’avaient dit. J’avais le sentiment qu’ils m’avaient transmis
des informations importantes que je ne parvenais pas à comprendre. Je me
sentais à la fois excité et perplexe. Je savais que la transformation en
animal est un thème récurrent chez les chamanes d’Amazonie.
L’anthropologue Gerardo Reichel-Dolmatoff 4, qui a consacré sa carrière à
l’étude des peuples indigènes de Colombie, a abondamment traité du sujet.
« Tous les chamanes sont des “transformeurs 5”, écrit-il, et ont la
réputation de se transformer à volonté en jaguars, serpents énormes,
harpies et autres créatures effrayantes. » Selon Reichel-Dolmatoff, les
chamanes utilisent des plantes hallucinogènes pour s’approprier la
tournure d’esprit d’une autre espèce. « Prostré dans son hamac, il va
gronder et haleter, battre l’air de ses doigts comme s’ils étaient des
griffes, et ceux qui assistent à la scène seront convaincus que son âme
errante s’est transformée en félin sanguinaire. Toutefois, les chamanes ne
prétendent pas acquérir une essence animale, mais simplement “se
conduire comme des animaux”, ils acquièrent certaines aptitudes pour
lesquelles ces animaux sont connus : envol, vision nocturne, agilité,
agressivité. »
Certaines des plus anciennes représentations préhistoriques montrent
des humains avec des traits animaux, en particulier des humains à tête
d’oiseau. Lascaux, la grotte française surnommée « Chapelle Sixtine de la
préhistoire », est, entre autres, célèbre pour une fresque représentant un
homme à tête d’oiseau, dans une scène qui inclut également un bison et un
oiseau sur un bâton. Cette image a été peinte il y a quelque dix-sept mille
ans 6.
Dans une autre grotte française, les Trois-Frères, qui contient des
centaines de peintures et de gravures préhistoriques d’animaux, on peut
voir plusieurs figures à moitié humaines, dont la plus remarquable est un
cerf doté de jambes et de bras humains. Connue sous le nom
de « Sorcier », cette image apparaît distinctement au-dessus de gravures
en surimpression représentant une multitude d’animaux. La peinture date
d’il y a treize mille ans approximativement 7.
À Chauvet, une grotte récemment découverte en France et qui contient
les peintures les plus anciennes connues (elles sont estimées à environ
trente et un mille ans), il y a l’image d’un être composite, femme, bison,
et félin 8.
Il est difficile de savoir quelle était l’intention réelle des artistes de la
préhistoire qui ont produit ces images. Ils sont morts il y a trop longtemps,
et, à notre connaissance, ils n’ont pas laissé d’explications pour leurs
peintures. Toutefois, comme elles remontent si loin dans l’ascendance de
notre espèce, des spécialistes ont été tentés de les interpréter. Pour certains
d’entre eux, ces figures chimériques représentent de « grands sorciers »,
ou des chamanes partiellement transformés en animaux, ou encore le/la
propriétaire des animaux 9. Mais d’autres experts ont fait remarquer que
les chamanes n’ont nul besoin de grottes ou d’imagerie réaliste
d’animaux. Leur principal travail consiste à contacter les esprits de la
nature au travers de visions et de rêves – activité qui laisse peu, voire
aucune trace. En d’autres termes, il n’est pas facile de prouver que les
humains de la préhistoire pratiquaient ce que nous appelons maintenant
« chamanisme ». Mais les étonnantes chimères dessinées par les artistes
de l’époque montrent bien la capacité à s’identifier à des animaux, et
suggèrent une conscience des transformations qui opèrent dans la nature.
Ces représentations hybrides véhiculent de multiples significations 10.
Toutes les espèces du monde ont trouvé leur origine et évolué au travers
de transformations. La biologie contemporaine a démontré que les
humains partagent certaines séquences génétiques avec les bactéries, les
champignons, les vers, les bananes et les singes. Nos très lointains
ancêtres étaient des organismes unicellulaires. Les espèces ne sont pas
fixées une fois pour toutes, elles évoluent avec le temps. Et pour
l’évoquer, les néodarwiniens utilisent un logo chimérique : un poisson
avec des jambes.
Il n’y a encore pas si longtemps, les observateurs rationalistes taxaient
de « métaphores infantiles » les croyances animistes des peuples indigènes
sur la parenté des humains avec la nature. Or, maintenant, la science
montre que notre parenté avec d’autres espèces est littéralement vraie 11.
Chaque être vivant, jusqu’aux plus minuscules bactéries, est fait de
protéines assemblées selon les instructions encodées dans les molécules
d’ADN et d’ARN. L’hérédité partagée entre espèces est telle que l’on
retrouve 99 % des gènes des souris chez les humains.
Nous sommes tous des hybrides, résultat d’innombrables
transformations. Tous, sans exception, des « transformeurs ».
1. À propos du déclin du chamanisme parmi les peuples indigènes, voir Townsley (2001) p. 50 et
Leclerc (2003).
2. À travers l’Amazonie occidentale, les populations indigènes considèrent les plantes et les
animaux comme des personnes vivant dans des sociétés qui leur sont propres et dotées de
connaissances, de savoir-faire, d’émotions, d’intentions et de la capacité d’échanger des
messages entre eux et avec des membres d’autres espèces, y compris les humains. Voir Descola
(1999) p. 220 ; Arhem (1996) p. 190 et p. 200-201.
3. Ce volume, El Ojo Verde : Cosmovisiones Amazónicos (L’Œil vert : cosmovisions
amazoniennes), est un véritable trésor – voir AIDESEP (2000).
4. Reichel-Dolmatoff (1987) p. 10.
5. Voir aussi Canetti (1960) p. 373.
6. Voir Campbell (1959) p. 300-301 ; Davenport et Jochim (1988) p. 560 ; Giedion (1957)
p. 508.
7. Voir Bégouën (1929) p. 17.
8. Voir Chauvet et al. (1996) p. 110 ; les peintures de la grotte Chauvet ont été datées au carbone
sur la base de 28 échantillons, ce qui est plus que n’importe quelle autre grotte préhistorique ; la
majorité de ces échantillons ont été estimés comme remontant à une période de 30 000 à 33 000
ans (voir Clottes et al., 2001, p. 32-33).
9. Voir Clottes et Williams (1996) p. 94 ; Patte (1960) p. 172-173 ; Vitebsky (1995) p. 29.
10. Voir Giedion (1957) p. 511-512.
11. Voir Wilson (1993) p. 39 ; Wade (1998) p. WK 5 ; Mouse Genome Sequencing Consortium
(2002) p. 521.
Chapitre IV
Hiver fébrile
Après le voyage au Pérou, je suis rentré chez moi, sur les contreforts du
Jura, à la frontière entre la Suisse et la France. À cette époque, j’habitais le
plus souvent une vieille maisonnette sur les collines, chauffée par un
fourneau à bois et une cheminée à feu ouvert. Comme nous étions en
octobre, j’ai stocké du bois pour l’hiver. Puis j’ai retranscrit les entretiens
enregistrés en Amazonie et lu des livres et des journaux. J’allais courir
régulièrement et je me promenais dans la forêt. Des amis ont exprimé leur
inquiétude quand je leur ai confié que je poursuivais des recherches sur
l’intelligence chez d’autres espèces dans ce coin perdu.
Bien que je n’aie pas de formation scientifique – l’anthropologie étant
une forme d’interprétation –, je lis depuis des années des magazines
comme Nature, Scientific American et La Recherche. Mes dossiers
compilaient toutes sortes de sujets : ADN, bactéries, cerveaux, dinosaures,
embryons, futurologie, gènes, humains, intelligence, langage,
mitochondries, nématodes, ovules, protéines, robots, spermatozoïdes,
tabac, virus… Je les ai repris afin d’estimer ce que les scientifiques
avaient appris ces dernières années sur l’intelligence dans la nature.
À en croire bon nombre d’études récentes, les chimpanzés 1 possèdent
une culture et utilisent un langage, les dauphins sont capables de se
reconnaître dans un miroir 2, les corbeaux 3 fabriquent des outils standard,
les chauves-souris vampires 4 se partagent réciproquement de la
nourriture, et les perroquets donnent des réponses qui semblent bien
signifier la même chose pour eux que pour les humains.
Alex 5, un perroquet gris africain élevé dans un laboratoire d’études en
Arizona, peut compter jusqu’à six et reconnaître et nommer plus de cent
objets différents, ainsi que leur couleur, leur forme et leur texture. Quand
on lui désigne deux objets, Alex sait dire lequel est plus grand ou plus
petit, et quels attributs sont identiques ou différents. Si on lui présente
deux crayons jaunes et qu’on lui demande : « Quelle différence ? », il
répond : « Aucune. » Mais à la question : « Combien ? », il répond :
« Deux. » Même lorsque des personnes inconnues de lui le questionnent
sur des objets qu’il n’a jamais vus auparavant, Alex répond correctement
aux questions huit fois sur dix. Il peut également exprimer des désirs, en
gloussant « Viens ici ! » quand il a besoin d’attention, ou « J’veux aller
chaise », quand il s’ennuie sur son perchoir. Il tourne le dos aux gens et
dit : « Non ! » quand il est fatigué qu’on lui pose des questions. Alex,
choisi au hasard dans un magasin d’animaux, ne semble pas être le plus
intelligent des perroquets gris africains. Et les perroquets ne sont pas, dit-
on, des oiseaux exceptionnellement doués. Ce qui distingue Alex des
autres oiseaux parleurs, c’est le mode d’enseignement qui lui a été
prodigué. Les techniques utilisées par l’entraîneur d’Alex, la scientifique
Irene Pepperberg, sont basées sur l’étude des oiseaux en milieu naturel. Il
semble que les jeunes perroquets apprennent à vocaliser en écoutant leurs
congénères et leurs parents. Pepperberg a entraîné Alex en le laissant
observer l’enseignement qu’elle donnait à quelqu’un d’autre. Au final, les
scores d’Alex aux tests cognitifs égalent ceux des dauphins et des
chimpanzés. Alex a un cerveau de la taille d’une noix, mais il sait ce qu’il
dit.
Des créatures au cerveau minuscule peuvent également faire preuve de
ressources étonnantes. Les fourmis coupeuses de feuilles, par exemple,
dont le cerveau a la taille d’un grain de sucre, pratiquent une agriculture
souterraine et utilisent des antibiotiques à la bonne dose – et cela depuis
quelque cinquante millions d’années, dans les forêts pluviales d’Amérique
centrale et du Sud. Ces fourmis réussissent à se nourrir en contournant les
défenses des plantes grâce à un champignon. Elles coupent la plante,
grattent la cuticule de cire des feuilles qui constitue une défense
antifongique et mâchent la pulpe de la feuille jusqu’à la réduire en une
purée qu’elles utilisent comme substrat pour faire pousser leurs
champignons. Ces derniers éliminent à leur tour les substances
insecticides contenues dans les feuilles digérées. Le tissu fongique
finalement absorbé par les fourmis est exempt de toxines. Leur
fourmilière est en général une excavation pourvue de milliers de chambres
pleines de champignons gris. Elle peut atteindre la taille d’une salle de
séjour humaine, et abriter jusqu’à huit millions de fourmis. Ce
champignon est la nourriture principale des fourmis, qui en font la
monoculture. Mais ces fermes souterraines sont à la merci des parasites et
des insectes. L’un de ces parasites est une sorte de moisissure dévastatrice
que l’on ne trouve que dans les jardins fongiques de fourmis. Les fourmis
coupeuses de feuilles ne se contentent pas de désherber, de composter et
d’élaguer leurs cultures de champignons ; elles travaillent aussi sans
relâche pour en écarter la moisissure parasite. Une équipe de scientifiques
a découvert récemment que, pour cela, elles utilisent la bactérie
Streptomyces qu’elles transportent sur certaines parties spécialisées de
leur corps 6. Cette bactérie est à l’origine de la moitié des antibiotiques
employés en médecine. Il semble donc que les fourmis aient utilisé des
antibiotiques depuis des millions d’années pour protéger leurs cultures de
champignons, sans développer la résistance pathogène, résultant de leur
usage exagéré par les humains. Comment pourraient-elles faire tout cela
sans être dotées d’une forme d’intelligence ?
La définition d’« intelligence » est problématique, et je me suis penché
pendant plusieurs jours sur la question. J’ai remarqué que l’intelligence
était souvent définie en termes de capacités humaines 7. Les définitions
incluent « la capacité de résoudre des problèmes ou de créer des produits
valorisés dans le cadre d’un ou de plusieurs contextes culturels », « un
potentiel biopsychologique propre à notre espèce pour traiter certains
types d’information selon certaines modalités », ou encore « l’habileté
dans l’usage de médias (tels qu’un ordinateur ou autre système de
symboles) ». Ces définitions impliquent une absence d’intelligence chez
les autres espèces. D’autres soulignent la multiplicité des formes
d’intelligence – linguistique, logico-mathématique, émotionnelle,
musicale, pratique, spatiale, et ainsi de suite. L’intelligence a également
été définie comme une capacité d’abstraction. Des anthropologues ont
relevé que, dans certaines cultures, le concept d’intelligence n’existe pas,
alors que d’autres en donnent une définition surprenante pour des
Occidentaux, telle l’aptitude à bien écouter, ou un sens éthique développé,
ou encore une capacité à observer, à interpréter et à négocier avec
l’environnement social et physique. L’intelligence est un concept difficile
à cerner. En pareil cas, je reviens en général à l’étymologie. Dans son sens
original, l’intelligence se rapporte au fait de « choisir entre » (inter-
legere), et implique la capacité de prendre des décisions.
L’hiver arrivait. Je me plongeai plus profondément dans la littérature
scientifique sur l’intelligence dans la nature. Quelle que fût la quantité de
bois que je brûlais, cette maisonnette du XIXe siècle restait froide, selon les
critères contemporains. Avec un ami, j’isolai les vieilles fenêtres au
simple vitrage, mais le froid pénétrait quand même. Le chauffage central
et le XXe siècle m’avaient ramolli. Se pelotonner près du feu était souvent
la seule option pour avoir chaud. Je m’enveloppais d’épaisses couches de
vêtements et portais des gants troués au bout des doigts pour pouvoir taper
à la machine. Étrangement, je trouvais ces circonstances satisfaisantes,
parce qu’elles transformaient l’activité intellectuelle en un défi physique.
En passant en revue les données scientifiques récentes sur le
comportement intelligent des organismes, j’étais frappé par le contraste
avec ce que l’on m’avait enseigné au collège dans les années 1970. La
plupart des scientifiques semblaient alors s’accorder pour considérer les
plantes et les animaux comme des objets dénués d’intention. Jacques
Monod, l’un des fondateurs de la biologie moléculaire, écrivait dans son
livre Le Hasard et la Nécessité 8 : « La pierre angulaire de la méthode
scientifique est le refus systématique de considérer comme pouvant
conduire à une connaissance “vraie” toute interprétation des phénomènes
donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de “projet”. » Cette
méthode considère les êtres vivants comme des mécaniques. À propos des
abeilles, par exemple, Monod écrit : « Nous savons que la ruche est
“artificielle”, en ce sens qu’elle représente le produit de l’activité des
abeilles. Mais nous avons de bonnes raisons de penser que cette activité
est strictement automatique – actuelle, mais non consciemment
projective. »
Depuis Monod, les perspectives scientifiques ont évolué. Le biologiste
américain, Donald Griffin, un pionnier dans l’étude de la cognition
animale, a récemment déclaré : « Les abeilles ne cessent d’apprendre.
Chaque jour, elles doivent apprendre où se trouve la nourriture puis le
communiquer… Par conséquent, l’idée qu’elles sont rigides et un peu
mécaniques – à Cornell, un de mes collègues en parle comme si les
abeilles étaient des grille-pain volants – induit en erreur. Elles sont, en
réalité, plutôt complexes. Bien que leur activité soit limitée par rapport à
celle des mammifères, elle n’est pas complètement différente. Il me
semble très vraisemblable qu’il y ait une sorte de continuum s’étendant du
monde mental des abeilles jusqu’à nous 9. »
Dans la communauté scientifique, les mentalités ont changé au point
que Donald Kennedy, l’éditeur en chef de la revue Science, a déclaré en
2002 : « Au fur et à mesure qu’on en apprend plus sur le comportement des
animaux, il devient de plus en plus difficile, en tout cas pour moi, de
délimiter une série de propriétés qui seraient uniquement et
spécifiquement humaines, et puissent être définies sans ambiguïté comme
telles. Alors même que nous recueillons de plus en plus d’information sur
les capacités neuronales et comportementales des animaux, je pense que la
zone que nous considérons comme exclusivement humaine se rétrécit
progressivement. En apprendre plus sur la manière dont leur cerveau
fonctionne risque bien de changer notre attitude par rapport à la différence
qui nous sépare d’eux, réduisant ainsi notre sentiment d’être si spéciaux.
Et, je dois vous le dire, cette réflexion m’entraîne dans un espace où je ne
me sens pas tout à fait à l’aise. Il y a là un accroissement embarrassant de
la connaissance. À long terme, cela pourrait changer notre perspective sur
notre place dans le monde vivant 10. »
Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire dans le monde scientifique de
considérer les animaux comme des automates ou des machines. Un
accroissement embarrassant de la connaissance a eu lieu. Mais je me
demandais tout de même pourquoi la perspective mécaniste avait prévalu
si longtemps dans les sciences du XXe siècle.
Afin de trouver des réponses, je suis allé fouiller dans l’histoire de la
biologie. Je suis retourné au philosophe anglais Francis Bacon, l’un des
fondateurs de la science moderne au début du XVIIe siècle. Bacon avait
commencé par critiquer le philosophe grec Aristote, pour qui tout, dans la
nature, se comporte de façon à atteindre un objectif. Pour Bacon, au
contraire, atteindre un but est une activité spécifiquement humaine, et
attribuer des buts à la nature en donne fallacieusement une représentation
humaine. Les humains tombent dans le piège de la téléologie (du grec
telos signifiant fin, ou but), parce que, pour reprendre les arguments de
Bacon, nous avons une fâcheuse tendance à nous projeter sur le monde 11.
Ce phénomène est connu sous le nom d’anthropomorphisme, un terme
dérivé de deux mots grecs pour humain et forme, et qui signifie
l’attribution de qualités humaines au non-humain. Après Bacon, il est
apparu contraire à la méthode scientifique d’attribuer de la subjectivité à
la nature, car la tâche de la science est d’objectiver le monde naturel.
L’anthropomorphisme était devenu un « péché capital » pour les
scientifiques 12.
Le philosophe français René Descartes a été jusqu’à déclarer que les
animaux étaient des machines. Dans son livre Discours de la méthode pour
bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, Descartes
écrivait : « […] ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant
combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des
hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison
de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des
veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque
animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des
mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des
mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être
inventées par les hommes. […] C’est aussi une chose fort remarquable
que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que
nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes
n’en témoignent pas du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils
font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit, car à ce compte
ils en auraient plus qu’aucun de nous, et feraient mieux en toute autre
chose ; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en
eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge,
qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et
mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence 13. »
Descartes, pour se référer à ce dont les animaux manquaient, utilisait le
terme d’« esprit ». Pour lui, seuls les êtres humains ont une âme, et par
conséquent, il ne croit pas que les animaux puissent « réellement »
éprouver la douleur. Descartes a été de ce fait un pionnier de la pratique de
la vivisection, ou dissection d’animaux vivants.
Le point de vue de Descartes me paraissait incroyable. Comment
quelqu’un pouvait-il sérieusement penser qu’un animal qui hurle
n’éprouve pas de douleur ? Cependant, j’avais aussi de la sympathie pour
lui. Descartes écrivait à une époque où les autorités religieuses exécutaient
bon nombre de personnes inculpées de « sorcellerie » ou de pensée
hérétique. Descartes a courageusement contribué à lutter contre les
dogmes imposés par l’Église et il a préparé le terrain au rationalisme.
Quatre siècles plus tard, je suis libre de penser ce que je veux et d’utiliser
les différentes avancées de la science et autres formes de connaissance
pour façonner ma propre compréhension du monde. Cependant, si
Descartes m’avait rendu visite dans ma maisonnette, j’aurais argumenté
avec lui jusque tard dans la nuit pour le convaincre que le fait de
considérer les animaux comme des machines dépourvues de sensation
n’avait aucun sens.
Au cours des siècles derniers, plusieurs penseurs occidentaux se sont
montrés en désaccord avec Descartes sur ce point. Le philosophe anglais
John Locke pensait que les animaux étaient dotés de perception, de
mémoire et de raison, mais qu’il leur manquait la faculté d’abstraction
(« Les brutes sont incapables d’abstraction », écrivit-il). Selon le
philosophe écossais David Hume, les animaux peuvent raisonner et tirer
des leçons de l’expérience, tout comme les humains. Et pour le philosophe
allemand Arthur Schopenhauer, les animaux sont capables de
compréhension et disposent d’un libre arbitre 14. Mais il aura fallu
l’intervention du naturaliste anglais Charles Darwin pour ébranler la
conviction selon laquelle les animaux étaient des machines.
Avant Darwin, certains scientifiques avaient déjà suggéré que les
humains étaient connectés par l’hérédité à d’autres formes de vie. Mais, au
milieu du XIXe siècle, Darwin a mis l’ensemble de ces éléments en lumière
dans sa recherche sur les lois naturelles gouvernant les systèmes
biologiques. Il avait navigué à travers le monde pendant cinq ans et établi
un répertoire d’espèces vivantes aussi nombreuses que possible. Puis il
exposa la synthèse de ses réflexions dans son chef-d’œuvre de 1859,
L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, où il déclare que
les organismes vivants y compris les humains évoluent tous à partir d’une
origine commune. Si les humains descendent des animaux, comment les
animaux pourraient-ils être des machines ?
L’argument central de la théorie de Darwin est que les humains ont
beaucoup en commun avec d’autres formes de vie. Pour mettre cette
hypothèse à l’épreuve, Darwin avait placé des animaux en face de miroirs
pour voir s’ils montraient des signes de reconnaissance de soi. Les singes
soumis à l’expérience firent preuve de certaines formes de conscience de
soi : ils contemplaient leur reflet avec surprise, changeaient d’angle pour
se regarder, et prenaient des poses variées tout en s’observant eux-
mêmes 15. Dans son livre L’Expression des émotions chez l’homme et les
animaux (1872), Darwin décrit les animaux doués de conscience de soi et
d’émotions. Et il pensait que même de simples créatures comme des vers
de terre et des fourmis possèdent une forme d’intelligence. Il écrit : « Une
petite quantité […] de jugement et de raison entre souvent en jeu, même
chez des animaux placés très bas dans l’échelle de la nature 16. »
Dans son livre La Descendance de l’homme (1871), Darwin parle des
facultés mentales des fourmis. « Il est certain que les fourmis se
communiquent des informations entre elles, et qu’elles se mettent à
plusieurs pour partager un travail, ou pour des séances de jeu. Elles
reconnaissent leurs congénères après des mois d’absence, et éprouvent de
la sympathie les unes pour les autres. Elles construisent de grands édifices,
veillent à leur propreté, en ferment les portes le soir, et y postent des
sentinelles. Elles font des routes et des tunnels par-dessous les rivières, et
créent des ponts temporaires par-dessus, en s’accrochant les unes aux
autres. Elles récoltent de la nourriture pour la communauté, et lorsqu’un
objet, trop large pour entrer, est rapporté jusqu’au nid, elles agrandissent
la porte, qu’elles réajustent ensuite. Elles font des réserves de graines,
qu’elles empêchent de germer et qu’elles apportent à la surface pour les
faire sécher en cas d’humidité. Elles utilisent des pucerons et d’autres
insectes comme vache laitière. Elles livrent bataille en lignes de front bien
ordonnées et sacrifient librement leur vie pour le bien de la communauté.
Elles émigrent selon un projet conçu à l’avance. Elles capturent des
esclaves. Elles déplacent les œufs de leurs pucerons, tout comme leurs
propres œufs et cocons, dans des endroits plus chauds du nid, afin que
ceux-ci éclosent plus rapidement, et l’on pourrait citer bien d’autres faits
similaires 17. » En face d’une telle évidence, Darwin conclut que « les
facultés mentales de l’homme et des animaux inférieurs ne diffèrent pas
en qualité, même si elles diffèrent immensément en degré 18 ».
La lecture de Darwin me grisait. Voilà un homme qui avait voyagé au
bout du monde en quête de connaissance, et qui s’émerveillait en
observant toutes espèces de créatures, quelle que soit la petitesse de leur
taille. Ce faisant, Darwin surmontait de longs siècles de croyance
religieuse et soutenait que les humains sont apparentés à la nature. Voilà
un chamane parmi les scientifiques.
De longue date, cependant, la culture occidentale sépare les humains et
la nature. Il aura fallu plus d’un siècle pour que les implications du travail
de Darwin trouvent leur place dans l’esprit de scientifiques travaillant sur
des animaux. En fait, le XXe siècle aura été l’apogée du traitement des
animaux comme s’ils étaient des machines, et l’expérimentation animale
s’est faite à une échelle massive.
Pourquoi ?
Comme enfant du XXe siècle et de la culture occidentale, je voulais
comprendre l’origine de ces œillères concernant la nature. J’ai arpenté la
maisonnette de long en large, pendant des jours, à réfléchir et à écouter de
la musique dissonante. Des tempêtes de neige ont passé. J’étais heureux
d’être bloqué par la neige.
Le XXe siècle a marqué le triomphe de l’industrie mécanisée. Ce
phénomène a influencé les scientifiques dans leur façon de considérer la
nature. Mais la position des intellectuels a aussi joué son rôle. La Grande-
Bretagne a connu un développement crucial après que le zoologue et
psychologue anglais C. Lloyd Morgan eut formulé la règle suivante à
l’usage des chercheurs étudiant le comportement animal : « En aucun cas,
nous ne pouvons interpréter une action comme la conséquence d’un
exercice ou d’une faculté psychique plus haute, si elle peut être interprétée
comme l’aboutissement d’une faculté qui est située plus bas dans l’échelle
psychologique. » Cet énoncé est connu sous le nom de canon de
Morgan 19. Il se base sur le principe de parcimonie, ou rasoir d’Occam,
selon lequel il faut préférer l’explication la plus simple lorsque plusieurs
explications sont possibles. Pendant des décennies, bien des psychologues,
biologistes, linguistes et philosophes se sont appuyés sur le canon de
Morgan pour refuser d’admettre l’existence d’expériences mentales chez
les animaux.
Mais quelques biologistes se sont cependant opposés à cette vue.
L’Anglais Julian Huxley, par exemple, écrivait dans son Essay on Bird
Mind (1923) : « Une école de pensée largement répandue aujourd’hui
affirme que les animaux sont de “simples machines”. Ils sont peut-être en
effet des machines : c’est le qualificatif qui ne convient pas. Je suppose
que le terme de “simples” machines implique qu’ils ont la qualité
dépourvue d’âme, insensible, d’une machine, qui se met en marche quand
on presse le bouton adéquat, s’arrête quand on en actionne un autre, n’agit
qu’en réponse à des stimuli extérieurs, et se trouve en fait dénuée
d’émotions – un ensemble d’opérations sans aucune qualité méritant le
nom de soi. Il est vrai que plus on avance dans l’analyse du comportement
animal, plus on découvre qu’il est composé d’une série d’automatismes…,
et plus on est fondé à croire que les animaux ne possèdent aucune faculté
qui mérite le nom de raison, d’idéal ou de pensée abstraite. Les animaux
nous apparaissent de ce fait d’autant plus comme de simples mécanismes
(un bien meilleur mot que celui de machine, lequel véhicule des
connotations bien définies de métal ou de bois, d’électricité ou de vapeur).
Ce sont des mécanismes parce que leur mode opératoire est régulier ; mais
ils diffèrent de tout autre type de mécanisme connu, en ce sens que leur
fonctionnement – pour le dire de la façon la plus neutre possible –
s’accompagne d’émotions 20. »
Des scientifiques japonais ont été plus loin. Issus d’une culture qui
place les humains et les animaux au même niveau, ils ne souscrivent
généralement pas à cette vision mécaniste de la nature. Le Japon a un
background culturel bouddhiste à influence chinoise dans lequel les
humains, les animaux et les dieux coexistent sur un plan identique ; ils
peuvent se transformer d’une espèce à une autre, et les humains n’y sont
pas considérés comme les détenteurs exclusifs d’une âme. En 1950, une
équipe de chercheurs japonais a entrepris des études pionnières sur la vie
mentale des primates et rapporté des observations sur les motivations, les
personnalités et le vécu de ces animaux. Des primatologues japonais
avaient introduit une nouvelle méthode pour étudier des animaux dans leur
milieu naturel. Cette méthode consistait à les observer d’aussi près que
possible, silencieusement et sans interférer, à identifier individuellement
les singes et à les suivre sur de longues périodes. Cette approche
permettait de découvrir les relations qu’entretenait chaque singe avec les
autres individus. Les chercheurs ont découvert que la parenté est
importante pour eux. Ils ont également observé un singe macaque
apprenant à plonger des patates douces dans une rivière pour les nettoyer ;
puis ils ont relevé comment ce savoir se répandait dans toute la troupe. Ils
ont donné au phénomène le nom de « préculture ». Ce sont aussi des
scientifiques japonais qui, les premiers, ont rapporté que certains singes
pratiquent l’infanticide 21, et que les chimpanzés utilisent des outils en
pierre. Pendant plusieurs décennies, ces comptes rendus, qui décrivent des
activités considérées auparavant comme exclusivement humaines, ont été
ignorés des chercheurs occidentaux, ou encore rejetés comme trop
anthropomorphiques. Mais, aujourd’hui, cette approche nipponne de
l’étude des primates sur le terrain est devenue la norme dans le milieu
scientifique. En considérant les primates comme des humains, les
scientifiques japonais ont réussi à dépasser de plusieurs coudées leurs
collègues occidentaux. En traitant les animaux avec intelligence, ils ont
découvert de l’intelligence 22.
Pendant la majeure partie du XXe siècle, la science occidentale a été
dominée par l’opinion selon laquelle les animaux sont des mécaniques.
Certains chercheurs ont été jusqu’à considérer les animaux comme de
simples « machines stimulus-réponse » interchangeables. B.F. Skinner,
l’un des fondateurs du béhaviorisme, a transcrit cette idée en ces termes :
« Pigeon, rat, singe, en quoi se distinguent-ils l’un de l’autre ? Cela est
sans importance 23. »
Un commentateur aussi ouvert dans le domaine de la biologie que Lewis
Thomas écrivait en 1974 : « Il n’est pas possible de considérer qu’une
fourmi solitaire, dans la nature, a quelque chose en tête ; en effet, avec
seulement quelques neurones reliés entre eux par des fibres, la fourmi ne
peut pas s’imaginer avoir un cerveau, encore moins une pensée. On
pourrait plutôt la comparer à un ganglion monté sur pattes 24. »
Comment avions-nous pu en arriver là après Darwin, qui admirait les
facultés mentales des fourmis ? J’ai retourné pendant des jours cette
question dans ma tête. Il m’apparaissait que la plupart des biologistes
occidentaux étaient pour ainsi dire tombés dans une transe mécaniste
pendant plus d’un siècle, transe d’où ils commençaient à peine à émerger.
Je ne comprenais pas tout à fait pourquoi les choses s’étaient passées de
cette façon. Mais je me sentais soulagé de voir la science changer et
révéler à nouveau la présence d’intelligence dans la nature. Et cette
nouvelle vision venait confirmer certaines des plus anciennes croyances
des peuplades indigènes.
J’avais passé des années à travailler avec des indigènes d’Amazonie
pour la reconnaissance de leurs territoires et le développement de
programmes d’éducation bilingues. Leurs modes de connaissance peuvent
être difficiles à saisir pour des rationalistes. Mais j’avais été impressionné
par leur pertinence. Maintenant, je voulais voir si l’on pouvait jeter une
passerelle entre science et savoir indigène, ne fût-ce que pour les
réconcilier en moi. Il y avait de bonnes chances pour que l’application
conjointe de ces deux approches à la question de l’intelligence dans la
nature conduise à de nouvelles idées sur la vie et à une compréhension
plus riche de nous-mêmes et des autres espèces. Une telle connaissance
pourrait se révéler précieuse dans le monde actuel.
À la fin de l’hiver, je percevais clairement un certain nombre de choses.
Dans plusieurs pays, des chercheurs avaient choisi d’étudier l’intelligence
dans la nature, et je désirais en savoir plus long sur leurs découvertes. Au
cours des dernières décennies, la science a vécu de profondes
transformations, et le monde scientifique a commencé à remettre en cause
des principes sacro-saints, tel le rasoir d’Occam 25. Certains chercheurs
comprennent maintenant que rien ne vient prouver la simplicité de la
nature, ou encore que des explications simples ont plus de chance d’être
vraies que des théories plus complexes. Quelques-uns se déclarent même
en faveur de l’anthropomorphisme. Le primatologue Frans de Waal, par
exemple, qui écrit en 2001 : « La proximité des animaux donne envie de
les comprendre, pas seulement en partie, mais en totalité. Elle nous amène
à nous demander ce qui se passe dans leurs têtes, tout en réalisant bien que
la réponse ne peut être qu’approximative. Pour cela, nous utilisons tous les
outils à disposition, y compris l’extrapolation à partir du comportement
humain. L’anthropomorphisme est donc non seulement inévitable, il
représente un outil puissant 26. »
Un jour, le soleil s’est remis à briller et la neige a commencé à fondre.
Je suis allé courir et j’ai absorbé avec plaisir la chaleur des rayons.
Comme je remontais la piste en bordure de forêt, mes yeux se sont posés
sur une scène étrange. Émergeant d’un bout de terre exposé au soleil, un
long ver de terre rose rampait très lentement sur la neige. Je me suis arrêté
pour l’observer un moment. Tout comme moi, il était sorti dans la
première chaleur de l’année, et semblait se diriger quelque part.
Prédateurs
De retour sur les contreforts du Jura, j’ai consacré les mois qui ont suivi
à lire et à poursuivre mes réflexions sur les plantes et les animaux. Martin
Giurfa m’avait poussé à considérer la relation entre mouvement et
intelligence. Il est vrai que, pour certains observateurs, les plantes sont
dépourvues d’intelligence parce qu’ils ne les voient pas se déplacer. Mais
cela est une illusion d’optique liée aux différentes échelles de temps dans
lesquelles nous opérons. En réalité, les plantes se déplacent bel et bien.
La plupart se meuvent lentement, mais certaines sont rapides, même
d’un point de vue humain. Pour attraper des insectes attirés par son nectar,
la dionée, ou mère de Vénus, peut refermer sur eux ses lobes feuillus en un
tiers de seconde. La dionée est une plante prédatrice qui absorbe la chair
en secrétant des jus digestifs qui dissolvent sa proie. Ses réflexes sont
stimulés par des signaux électriques semblables à ceux qui stimulent nos
propres nerfs 1.
Contrairement à la dionée, la plupart des plantes ne se nourrissent pas
de chair animale et trouvent plutôt leur subsistance dans la lumière du
soleil et le sol. Les plantes sont elles-mêmes consommées en grande
quantité, puisqu’elles représentent l’élément de base de toute chaîne
alimentaire. Elles parviennent néanmoins à survivre sans problème,
puisque la végétation représente à elle seule 99 % du volume des
organismes vivants sur la Terre.
Le mouvement est sans doute un critère d’intelligence chez les
animaux, mais il ne s’applique pas aux plantes. Celles-ci absorbent la
lumière solaire et les éléments nutritifs contenus dans le sol, qui sont
immédiatement disponibles, de sorte qu’elles n’ont pas besoin d’aller d’un
endroit à un autre. Ceux parmi nous, êtres vivants, qui n’ont pas cette
capacité sont obligés de bouger pour trouver de la nourriture. Les animaux
sont par définition des organismes qui se déplacent pour se nourrir. Les
animaux, comme leur nom l’indique, sont des êtres animés. Ils se
meuvent.
Au cours de l’évolution, les animaux dotés de systèmes nerveux
efficaces ont marqué le pas sur leurs concurrents. Un système nerveux qui
véhicule l’information jusqu’aux muscles en quelques millisecondes,
plutôt qu’en secondes, aide à ne pas se faire manger. Nous utilisons nos
cerveaux pour échapper aux prédateurs. Et, en tant que prédateurs, nous les
utilisons pour attraper notre proie. Cette compétition neurologique entre
animaux prédateurs et proies a certainement contribué au développement
de cerveaux tels que le nôtre.
Mais les plantes ne sont pas restées inactives. Elles peuvent paraître
immobiles, vouées essentiellement à absorber le soleil et à se faire
manger. Ces organismes dépourvus de cerveau ont développé des milliers
de substances chimiques pour tenter de parer à ce danger. Les plantes ont
contribué à la course aux armements de l’évolution dans le domaine de la
chimie. Contrairement aux animaux, elles n’ont jamais eu à développer
leur vitesse de déplacement ou un système nerveux pour éviter la
prédation.
Nous autres humains, opérons dans une échelle de temps très rapide
comparativement à la plupart des végétaux. En fait, le mot « légume » est
une insulte quand il s’adresse aux humains. En anglais, il signifie « une
personne incapable d’activité mentale ou physique, souvent en raison de
lésions cérébrales, une personne menant une vie morose et inactive »
(selon le Concise Oxford Dictionary). Et en français, il veut dire « un
malade dans un état végétatif chronique », calqué sur l’anglais vegetable
(selon Le Petit Robert). Nous avons des préjugés animaux contre les
légumes et ces préjugés ressortent dans notre vocabulaire.
Je voulais reprendre les choses de zéro et essayer de m’éloigner de mes
propres préjugés. En tant qu’animal, je voulais comprendre les animaux.
Pour commencer, j’ai appris que les animaux n’ont pas tous un cerveau.
L’éponge, par exemple, n’a même pas de cellules nerveuses 2. Elle vit
attachée au fond de la mer ou à d’autres objets. L’éponge naturelle que
l’on achète dans un magasin est le squelette qui abrite l’animal éponge. À
l’intérieur de ce squelette, le corps de l’éponge vivante est une sorte
d’estomac perforé, tapissé de cellules en forme de fines lanières qui créent
des courants, attirant à lui l’eau et des particules de nourriture. Ainsi, une
éponge de dix centimètres peut filtrer jusqu’à une centaine de litres d’eau
par jour. Fixée à un rocher au fond de l’océan, l’éponge se contente
d’aspirer sa nourriture. Des zoologistes ont récemment découvert qu’un
certain type d’éponge pouvait répondre à un danger potentiel en générant
des impulsions électriques semblables à celles qui sillonnent les nerfs
d’autres animaux, y compris des humains. Les signaux électriques se
répandent dans le corps de l’éponge à travers un réseau de fines fibres
cytoplasmiques, non divisées en cellules. L’éponge utilise ces signaux
pour clore son mécanisme d’absorption lorsque l’eau environnante
transporte des particules qui risquent de boucher ses pores. Ces signaux
électriques font partie d’un système décisionnel permettant à l’éponge
d’évaluer et d’exploiter au mieux son environnement. Et, quoique les
éponges soient des animaux dépourvus de cerveau et de nerfs, il semble
bien qu’elles prennent généralement les décisions appropriées.
L’hydre d’eau douce est un autre animal sans cerveau, sans tête et
sédentaire, qui vit dans l’eau. Elle ressemble à un mince tube translucide
de moins de trois centimètres, et possède un système nerveux appelé
« réseau de cellules nerveuses », qui s’entrecroise dans son corps. L’hydre
vit attachée à la végétation par la base de son corps tubulaire. Le fond du
tube est fermé, et une ouverture à l’extrémité supérieure sert à la fois à
engloutir la nourriture et à rejeter les résidus. Cette ouverture est entourée
d’un anneau de tentacules rétractiles qui piquent et attrapent d’autres
petits animaux invertébrés tels que des crustacés. Lorsque l’hydre détecte
une proie, elle tend ses tentacules vers l’extérieur pour s’en saisir. On
ignore comment elle parvient à exécuter cette action précise sans cerveau.
Des études révèlent que le réseau de nerfs se concentre dans la zone autour
de la bouche. Cela tendrait à suggérer que les têtes les plus anciennes
soient apparues il y a quelque 700 millions d’années dans des organismes
comparables à celui de l’hydre, et qui représentent peut-être les ancêtres
communs d’espèces s’étendant de l’escargot à l’humain. La tête primitive
était simplement un réseau de cellules nerveuses situé autour de la bouche
de l’organisme 3. Cette concentration de neurones proches de la bouche
montre l’importance de l’alimentation active chez les animaux. Notre
morphologie actuelle, dont la tête abrite un cerveau proche de notre
bouche, témoigne de cet héritage commun.
Je me grattais la tête en pensant à la proximité de mon cerveau et de ma
bouche. J’utilisais mon cerveau de prédateur pour penser à la longue
lignée de prédateurs qui avait conduit jusqu’à moi. J’imaginais une file
interminable d’ancêtres à bouche, remontant à des centaines de millions
d’années, qui claquaient des dents en riant.
Je me suis intéressé à l’origine du système nerveux central. Celui-ci
s’était d’abord développé chez de petits invertébrés, tels les vers
nématodes. Le nématode moderne, Caenorhabditis elegans, est un petit
ver transparent d’environ 1 mm de longueur. Son corps est composé de
moins de mille cellules, dont trois cents environ sont des neurones qui
constituent un cerveau en forme d’anneau entourant le tube digestif à
proximité de la bouche. Le cerveau du nématode, l’un des plus
élémentaires que l’on connaisse, ressemble à une auréole de saint. La
centralisation du système nerveux permet de raccourcir et de densifier les
connexions entre neurones, ce qui autorise des réactions plus rapides aux
changements de l’environnement ainsi que des comportements plus
complexes.
L’escargot petit-gris, Helix aspersa, a un système nerveux central qui
n’est fait que de quelques milliers de neurones 4. Ce n’est pas beaucoup
pour un corps de la taille d’une noix. Par conséquent, les signaux nerveux
mettent un certain temps pour traverser le corps de l’escargot, et ses
muscles ont parfois besoin de plusieurs secondes pour réagir à un stimulus
extérieur. Autrement dit, les escargots perçoivent le monde au ralenti.
Mais cela ne veut pas dire pour autant que leurs décisions soient
inappropriées. Les escargots comptent parmi les plus habiles prédateurs. Il
en existe environ 65 000 espèces, vivant dans les océans et les eaux douces
ou à terre, dans nombre de climats et d’environnements différents. Les
escargots ne sont pas stupides, ils sont lents mais, en même temps,
efficaces dans leur manière d’agir.
Parmi les invertébrés, les poulpes possèdent les cerveaux les plus
grands, et les scientifiques ont relevé leur intelligence 5. Les poulpes
peuvent traverser des labyrinthes, s’échapper de réservoirs fermés, entrer
par effraction dans d’autres aquariums pour voler des homards, ouvrir des
jarres pour attraper des crabes, se camoufler, et même piquer des colères
jusqu’à en devenir littéralement rouges. Ils possèdent un cerveau d’une
puissance d’un demi-milliard de neurones, ce qui représente environ deux
cents fois moins que les nôtres, mais incomparablement plus que les
escargots. Les poulpes sont maîtres dans l’art de trouver la nourriture
dissimulée – une aptitude généralement associée aux vertébrés pourvus de
grands cerveaux, tels les ours, les cochons et les humains. Les poulpes se
camouflent d’après leur environnement immédiat et, en une fraction de
seconde, modifient la forme et la couleur de leur corps, ainsi que les
marques et la texture de leur peau. Les poulpes sont d’astucieux
« transformeurs ».
L’ordre des vertébrés inclut les poissons, les amphibiens, les reptiles,
les oiseaux et les mammifères. Nous autres vertébrés disposons d’un
squelette interne qui nous permet d’atteindre une taille plus grande que la
plupart des autres créatures. Nous avons une colonne vertébrale, et un
crâne qui abrite une partie de notre système nerveux central, offrant ainsi
une bonne protection à nos yeux, nos oreilles, notre sens olfactif et notre
cerveau. Tout cela facilite nos réactions à l’environnement. Mais le fait de
ne pas avoir de colonne vertébrale ne prouve en rien la stupidité des
invertébrés. Les poulpes en sont dépourvus, mais ils peuvent traverser des
labyrinthes avec autant, voire plus, d’habileté que les rats.
Nous avions conversé pendant une heure et demie. Trewavas m’a invité
à l’accompagner à la cafétéria située au sommet de l’immeuble pour boire
un café. Nous nous y sommes rendus à travers un labyrinthe de couloirs et
d’escaliers, croisant sur notre passage des groupes d’étudiants qui
entraient et sortaient des salles de conférences. La cafétéria était calme et
lumineuse. Elle offrait une vue spectaculaire sur Édimbourg et ses collines
avoisinantes par une claire journée d’hiver. Trewavas se montrait généreux
de son temps et partageait volontiers ses connaissances. Il était
certainement l’une des personnes les plus faciles à interviewer que j’aie
jamais rencontrées. Au cours de notre entretien, il y avait eu des moments
où il m’avait été difficile de placer un mot.
Boire un café en sa compagnie semblait être propice à plus d’intimité.
Je décidai de lui demander si son comportement à l’égard des autres
espèces avait changé à la lumière de ses recherches scientifiques. Après
tout, son travail montrait que nous avions plus en commun avec les plantes
que nous ne le croyons en général. Il répondit que son comportement
personnel n’avait pas tellement changé, car il avait toujours respecté les
autres espèces, et toujours apprécié la compagnie des plantes et des
animaux. Ce qui le conduisit à parler de la cruauté envers les animaux, un
sujet très débattu en Grande-Bretagne. Son comportement avait changé sur
un point : après mûre réflexion, il avait cessé d’aller à la pêche. Il en était
venu à ressentir de la sympathie pour le poisson, parce qu’il s’était rendu
compte que le poisson au bout de la ligne était mortellement effrayé.
Depuis, il considérait la pêche comme relativement cruelle. De son point
de vue, il était évident que les animaux ressentaient la douleur.
« On tire un poisson hors de l’eau, et il se tortille en tous sens ; eh bien,
la raison pour laquelle il se tortille, c’est qu’il cherche l’eau. Et je suppose
que je peux traiter la situation de façon anthropomorphique et en conclure
que, si l’on m’immergeait, je ferais exactement la même chose pour
essayer de capter de l’air dans mes poumons, et non de l’eau. Mais j’aime
manger du poisson. Simplement, je préfère que quelqu’un d’autre
l’attrape. Nous devons respecter le système dans lequel nous vivons, parce
qu’il ne survivra pas si nous ne le respectons pas. C’est aussi simple que
cela, et pour moi, c’est une évidence. D’autre part, il ne faut pas non plus
exagérer. Nous sommes les organismes importants. Nous sommes ceux qui
discutent de l’environnement et des autres animaux, et non l’inverse.
– À notre connaissance ! » me suis-je exclamé – voulant dire par là que
nous ne pouvions être certains que les autres espèces ne discutaient pas
entre elles à notre sujet. Mais cela n’a guère interrompu le fil de ses
pensées. Il a dit que nous devions apprendre à vivre avec les autres
espèces, et a fait référence au travail d’un membre de la Royal Society qui
avait procédé à une analyse hormonale de chevreuils ayant été poursuivis
par des chasseurs ; le résultat montrait clairement que ces animaux étaient
en proie à une frayeur extrême. Trewavas considérait dorénavant que la
chasse aux animaux pour le plaisir était un manque de respect pour la vie.
« Il est simplement faux, a-t-il ajouté, que les renards apprécient une
bonne chasse à courre avant d’être mis en pièces. » Là-dessus, je n’ai rien
trouvé à redire.
Nous sommes revenus à son bureau pour clore l’entretien. Je l’ai
interrogé sur l’avenir de la recherche sur l’intelligence des plantes. Ce
qu’il restait à faire, a-t-il dit, c’était de déterminer comment la plante,
dans son ensemble, évaluait les circonstances, prenait une décision, et
modifiait son comportement en réaction à l’environnement perçu. « Cela
demande beaucoup de communication entre les diverses parties de la
plante. Ce domaine est devenu extrêmement complexe, remarquablement
compliqué. Et je constate que nous l’avons énormément sous-estimé dans
le passé. Il va falloir que les chercheurs continuent à travailler là-dessus,
et essaient de concevoir que ce qu’ils étudient est, de fait, un organisme
qui fait preuve d’un comportement intelligent, mais pas à la façon dont ils
perçoivent en général l’intelligence. »
Ce qui n’était pas encore clair pour moi, c’était comment et où une
plante « calculait ». Trewavas avait écrit qu’à son point de vue, « il est
vraisemblable que la communication chez les plantes soit aussi complexe
qu’à l’intérieur d’un cerveau ». Je lui ai dit que, lorsque j’avais lu cette
phrase, je m’étais représenté l’ensemble de la plante comme une espèce de
cerveau.
« Oui, c’est intéressant », a-t-il répliqué.
Puis il s’est mis à comparer les signaux chimiques utilisés par les
neurones à ceux utilisés par les cellules des plantes. Certains sont
identiques, mais d’autres diffèrent. Les signaux cérébraux consistent
généralement en petites molécules, tandis que les signaux végétaux
tendent à être grands et compliqués, comme les protéines et les molécules
d’ARN. Cela n’était apparu clairement que récemment. Avant les années
2000, « personne n’aurait jamais cru que des protéines se déplaçaient à
travers la plante en transmettant de l’information ». Et les grandes
molécules peuvent traiter des quantités importantes d’information, ce qui
signifie qu’il y a place pour une énorme complexité de communication
chez les plantes. « Mais vous touchez juste, quand vous posez des
questions sur la capacité de “calculer” : où est-elle localisée dans la
plante ? Je l’ignore. Et la réponse est très certainement : elle existe dans la
totalité de l’organisme. »
Les plantes n’ont pas de cerveau, mais agissent plutôt comme un
cerveau.
Plus tard, ce jour-là, j’ai déambulé sans but précis à travers les rues
d’Édimbourg. Les nuages s’étaient dissipés, et un soleil d’hiver flottait bas
sur l’horizon. La ville et les rochers volcaniques qui l’entouraient
baignaient dans une lumière pâle. Je repassais en esprit la conversation du
matin avec Anthony Trewavas. Nous autres humains, nous avons des
échelles de temps différentes de celles des plantes. En conséquence, nous
ne voyons pas les plantes se déplacer, et de ce fait, supposons qu’elles sont
dépourvues d’intelligence. Mais cette supposition est incorrecte et
provient de notre nature animale. Nous ne les voyons pas se déplacer,
parce que nous fonctionnons en secondes, plutôt qu’en semaines et en
mois.
Je me suis arrêté au beau milieu du trottoir de la rue pavée qui menait
au château d’Édimbourg, et suis resté immobile. Je respirais tout en
observant les gens qui passaient. J’essayais de basculer dans l’échelle du
temps végétal, mais mes pensées continuaient à courir à une vitesse
animale. Une image m’est venue à l’esprit : celle de Trewavas assis dans
un fauteuil, sans bouger, en train de penser aux plantes. Il se comportait
comme une plante afin de comprendre les plantes, et leur attribuait de
l’intelligence. Comme un chamane, il s’identifiait à la nature au nom du
savoir. Ses yeux brillaient.
1. Trewavas (2002).
2. Voir Whitfield (2001) p. 736-737, Buhner (2002) p. 162, Marcel Dicke, qui a été le premier à
étudier les pucerons et les haricots de Lima, cité par Russell (2002) p. 49 et Ryan (2001) p. 530.
3. Voir Stenhouse (1974) p. 31.
4. Voir Trewavas (2003) p. 15 ; Phillips (2002) p. 41 et Wijesinghe & Hutchings (1999) p. 871.
5. Voir Trewavas (1999a) p. 5.
6. Voir Kelly (1992) p. 12196 et Gilroy & Trewavas (2001) p. 308.
7. Voir Gilroy, Read & Trewavas (1990) pour la recherche initiale sur le rôle du calcium dans les
cellules végétales.
8. Voir Trewavas (1999b) p. 4218.
9. Voir Beveridge (1950) p. 76.
Chapitre VIII
Astuces d’amibes
Mystérieuse gelée
1. Voir Kampis (1998) p. 268, Kull (1998) p. 303-304, Sharov (1998) p. 404-405 et Witzany
(1998) p. 434.
2. Voir Witzany (1998) p. 433.
3. Voir Ingold (1994) p. 25 et Ingold (1988) p. 85 et p. 97.
4. Kawade (1998) p. 285.
5. Voir par exemple Cohen (1996) p. 165-166, Richardson (2000) p. 22-23, Fuster (2003) p. 213
et Vertosick (2002) p. XII, 4.
6. Voir Dennett (1998) p. 327, John McCarthy, cité dans Searle (1987) p. 211, Calow (1976) p. 9
et Grand (2001) p. 212.
7. Nakagaki (2001a) p. 767.
8. Voir Rinberg & Davidowitz (2000) p. 756.
9. Voir Brooks (2002) p. 36-37.
10. Voir Scott & Pawson (2000) p. 55, Wade (2000) p. 13 et Jones (2001) p. 1.
11. Downward (2001) p. 759.
12. Voir Coghlan (2002) p. 12, Pollack (2001) p. D1 et Bonnie Bassler citée dans Holloway
(2004) p. 2.
13. Voir Donnenberg (1999) et Centofanti (1996).
14. Voir Jones (2001) p. 1.
15. Miller (1997) p. 328.
16. Voir Modlin (2000) p. 659 et Kolodmer (2000) p. 687 et 689.
17. Voir Marx (2002) p. 1792.
18. Voir Angier (2003) p. 7.
Bibliographie
Abeilles : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Acides aminés : 1, 2, 3, 4
Adaptation : 1
ADN : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Agnostique : 1
Amazonie (Amérique du Sud) : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Amibes : 1, 2, 3
Andres Hector Toyeri : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Animaux :
capacité de penser : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
comme machines : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
cruauté envers : 1
esprits des : 1, 2, 3, 4
savoir des : 1, 2, 3, 4
Animisme : 1
Anthropomorphisme : 1, 2, 3, 4
Antibiotiques : 1, 2, 3
Aras : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Arbres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Archimède : 1
Arevalo Valera Guillermo : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Arikawa Kentaro : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Aristote : 1
ARN : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Asháninca : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Athéisme : 1
Australopithèques : 1
Ayahuasca : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Bacon Francis : 1, 2, 3, 4
Bactéries : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Caenorhabditis elegans : 1, 2
Cafards : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Carter Rita : 1
Cellules : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74,
75, 76, 77, 78, 79
Centre national de la recherche scientifique (CNRS) : 1
Cerveau : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73,
74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97,
98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139
Chamanes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45
Chanchari Nahwiri Rafael : 1, 2, 3, 4
Chauves-souris : 1
Chauvet : 1
Chi-sei : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Chimpanzés : 1, 2, 3, 4, 5
Christianisme : 1, 2
Communication : 1, 2, 3, 4, 5
Conscience : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Corbeaux : 1, 2
Cortex cérébral : 1, 2, 3, 4
Couleurs (perception des) : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Cro-Magnon : 1
Cuscute : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Damasio Antonio : 1
Darwin : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Dauphins : 1, 2, 3, 4, 5
Davey Andrew : 1
De Waal Frans : 1
Descartes René : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Dessein intelligent : 1, 2
Diversité : 1
Douleur : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Downward Julian : 1
Édimbourg (Écosse) : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Émergence : 1, 2, 3, 4
Émotions : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Enzymes : 1, 2, 3, 4
Éponges : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Escargots : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Estonie : 1
Êtres hybrides : 1, 2, 3
Évolution : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Flores Salazar Juan : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27
Fourmis : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Fuster Joaquín : 1
Giurfa Martin : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24,
25, 26, 27, 28
Glucose : 1, 2
Greenfield Susan : 1
Griffin Donald : 1
Hallucinations : 1
Hasard : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Hémoglobine : 1
Hippocampe : 1
Histoire de la biologie : 1
Hominidés : 1, 2, 3, 4, 5
Homo sapiens : 1, 2, 3
Homo sapiens sapiens : 1
Homo sapiens : 1
Homo sapiens sapiens : 1, 2, 3
Hydre : 1, 2, 3, 4
Icaros : 1, 2, 3, 4, 5
Insectes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Instinct : 1, 2, 3, 4
Intelligence :
définition : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Invertébrés : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Iquitos (Pérou) : 1, 2
Kamarambi Usi : 1, 2, 3, 4, 5
Kandoshi : 1, 2, 3, 4
Karijuna Akushti Butuna : 1, 2, 3, 4
Kawade Yoshimi : 1
Kelly Colleen : 1
Kichwa : 1, 2, 3
Kyoto (Japon) : 1, 2, 3
Nakagaki Toshiyuki : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Néandertaliens (homme de Neandertal) : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Nématodes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Néocortex : 1
Néodarwiniens : 1
Neurones : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64
Ordinateurs : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Origine de la vie : 1
Oxygène : 1, 2, 3, 4
Pachitea (vallée) : 1, 2, 3, 4
Papillons : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pérou : 1
région d’Iquitos : 1, 2
région de Pucallpa : 1, 2, 3, 4, 5
vallée Pachitea : 1, 2
vallée Urubamba : 1, 2, 3
Perroquets : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Peuples indigènes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Physarum (polycephalum) : 1, 2
Pieuvre : 1
Pigeons : 1, 2, 3, 4, 5
Plasticité : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Prédateurs : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Primates : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Propriétaire des animaux : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Protéines : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46
Pucallpa (Pérou) : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Pythagore : 1
Rasoir d’Occam : 1, 2
Reichel-Dolmatoff Gerardo : 1, 2
Robotique : 1, 2, 3
Roht Laine : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Salmonelle : 1
Shepard Glenn : 1, 2, 3
Shinto : 1
Shipibo : 1, 2, 3, 4, 5
Signes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Singes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Skinner B.F. : 1, 2
Stenhouse David : 1, 2, 3
Stone Valerie : 1, 2
Synapses : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Système nerveux : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Tabac : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Tchouang-Tseu : 1, 2
Thomas Lewis : 1
Tokyo (Japon) : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Toulouse (France) : 1, 2, 3, 4
« Transformeurs » : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Trewavas Anthony : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28
Urubamba (rivière) : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Vaadia Eilon : 1
Ward Thomas : 1
Wright frères : 1
Yokohama (Japon) : 1, 2
Zetka Monique : 1, 2
Remerciements