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LA TOURNURE EMPIRISTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE FRANÇAISE

CONTEMPORAINE

Isabelle Thomas-Fogiel

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

2013/4 Tome 138 | pages 527 à 548


ISSN 0035-3833
ISBN 9782130618645
DOI 10.3917/rphi.134.0527
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophique-2013-4-page-527.htm
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 25/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 93.22.38.213)

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3 octobre 2013 10:10 - Revue philosophique n° 4 - Collectif - Revue philosophique - 155 x 240 - page 527 / 624

La tournure empiriste
de la phénoménologie
française contemporaine

Dans un livre récent, Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi,


entreprenant de faire le point sur « la nouvelle phénoménologie1 »,
constatent que c’est en France qu’elle trouve aujourd’hui sa plus
forte expression. Et c’est bien actuellement une particularité fran-
çaise que de développer des concepts nouveaux, tout en revendi-
quant « la » phénoménologie comme unique manière de faire de la
philosophie. Il n’est pour s’en convaincre que de citer la première
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phrase de Jean-Luc Marion dans Réduction et donation : « Pour une
part essentielle la phénoménologie assume, en notre siècle, le rôle
même de la philosophie2. » C’est cette phénoménologie française des
trente dernières années que nous interrogerons à notre tour, même
si nous ne pouvons égrener tous les auteurs que Gondek et Tengelyi
envisagent3 ni nous livrer à leur patient travail de reconstitution
historiographique4. Il s’agira plutôt de tenter de cerner une ligne
de convergence, voire une lame de fond, qui, par-delà l’indéniable
diversité des thématiques, réunit en un même lieu commun des
élaborations conceptuelles aussi différentes que celle de Marion,
Richir, Lacoste, Chrétien, Romano, Depraz ou Benoist. C’est donc un

1. Hans-Dieter Gondek, Lázló Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich,


Berlin, Suhrkamp, 2011.
2. Jean-Luc Marion, Réduction et Donation, Paris, Puf, 2004, p. 7.
3. Excepté Henry, Ricœur et Derrida, ils étudient des auteurs des trente der-
nières années : Marion et Richir, Franck, Chrétien, Barbaras, Dastur, Escoubas,
et, pour la génération suivante, Benoist et Depraz. Une étude est consacrée à l’in-
terprétation de Janicaud, qu’ils ne contestent finalement pas ; bien plutôt, comme
le note la recension de Miklos Vetö, ils « envisagent avec sympathie tout ce que
la phénoménologie peut gagner à la mise à contribution de la tradition théolo-
gique »(Archives de philosophie, n° 74, juin 2011, p. 335).
4. Leur travail se présente, dit Vetö, comme « un travail d’historiographie,
c’est-à-dire un récit qui entend résumer ou plutôt récapituler l’ensemble des
œuvres dont il traite », ibid., p. 334.
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fil d’Ariane que nous proposerons pour caractériser cette phénoméno-


logie qui, à partir de 1990, prit le relais des grandes élaborations de
Merleau-Ponty ou Levinas. Ce lieu commun, conçu d’abord comme
sphère de partage, nous en interrogerons ensuite les écueils, selon
la double entente possible du terme « lieu commun », espace qui
rassemble mais aussi présupposé que l’on n’interroge plus. Repérer
une même tendance au sein de la phénoménologie française n’est
évidemment pas tentative nouvelle puisque, dès 1991, Dominique
Janicaud avait cru possible d’unifier des entreprises comme celles
de Levinas, Henry, Marion et Chrétien sous la bannière de « phé-
noménologie théologique5 ». Néanmoins ce diagnostic ne semble pas
susceptible de rendre compte d’affinités plus profondes qui unissent
les penseurs nommés. Dès lors, si nous admettons, avec Janicaud,
qu’il y a bien un topos commun aux auteurs qui, actuellement en
France, se réclament de la phénoménologie, nous n’identifierons
pas de la même manière cette tendance puisque la phénoménologie
contemporaine nous semble d’abord se caractériser par un type de
réalisme épistémologique6 qui se détermine, en dernière instance,
comme empirisme radical.
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5. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie fran-
çaise, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991.
6. Il ne saurait s’agir de réalisme métaphysique (ou traditionnel, que Putnam,
par exemple, appelle le réalisme avec un grand R), puisque la phénoménologie,
par l’époché, neutralise tout engagement ontologique fort, suspendant ainsi toute
question relative à la totale indépendance du monde. Cette suspension effec-
tuée, demeure néanmoins une question épistémologique, celle de savoir ce qui
rend nos énoncés vrais ou faux. Par exemple, est-ce la chose (référence) qui se
reflète (miroir) dans nos énoncés (réalisme en lequel l’on renvoie toujours au plan
premier de la chose) ? Ne doit-on pas plutôt penser leur vérité à partir de nos
procédures de vérification, de nos démonstrations (ce que certains philosophes
analytiques, comme Dummett et Wright, ont, à juste titre, qualifié de position
« anti-réaliste », qu’ils revendiquent, et que McDowell, les critiquant fermement,
qualifie tout bonnement de position « idéaliste », en laquelle la vérité d’un théo-
rème vient de sa démonstration et non de la « chose même », sorte de monde
des essences, qui serait hors de nous et indépendant de nos schèmes cognitifs) ?
Ou est-ce encore adopter d’autres positions qui refuseraient ces extrêmes ? La
question du réalisme ou « non-réalisme » épistémologique d’une position philo-
sophique (qui se définit par la question : qu’est ce qui rend nos énoncés vrais
ou faux, corrects ou non ?) demeure aujourd’hui, y compris en phénoménologie,
et non pas seulement dans la seule philosophie analytique, qui s’articule toute
entière autour de cette question : réalisme métaphysique (Frege, le cercle de
Vienne), naturaliste (tous les tenants de la naturalisation de l’intentionnalité,
de la morale, des sentiments, etc.), réalisme de l’ordinaire (Putnam, Hacker,
Diamond, Bouveresse), « anti-réalisme » (Dummett, Wright), voire « non-anti-
réalisme » (McDowell), ou encore réalisme des formes (Armstrong, les représen-
tants de la métaphysique des tropes, Nef), ou enfin « métaphysique scientifique
réaliste » (Peirce, Ellis, Tiercelin). Notons que toutes ces positions antinomiques
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Trois hypothèses seront ici proposées et défendues : 1. L’actuelle


phénoménologie française professe une forme de réalisme de l’expé-
rience qui est le véritable point de ralliement (lieu de partage) des
différentes élaborations. 2. Ce type d’empirisme, de par sa radicalité,
risque de conduire la phénoménologie elle-même à sa dissolution,
dans la mesure où il conduit à la dilution du discours philosophique
dans une multitude de discours autres. 3. De ce point de vue, il n’est
guère de différence entre la phénoménologie française et une partie de
la philosophie analytique française. Ces trois thèses conduiront à une
unique conclusion : déterminer le principal aspect de la phénomé-
nologie française contemporaine revient en fait, par-delà l’apparente,
trompeuse et inutile querelle des paradigmes, à mettre en lumière
un lieu commun de la philosophie française actuelle qu’un unique
mot, des deux côtés, résume : « montrer ». C’est cette promotion du
« montrer » au détriment du « démontrer » qui semble engager toutes
ces pensées dans une impasse.

La matrice commune
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La notion de « donné », premier point de ralliement
Pour Gondek et Tengelyi, l’actuel « renouveau » de la phénomé-
nologie en France est d’abord dû à Marion. C’est pourquoi il convient
de se pencher sur sa philosophie qui apparaîtra au cours de l’analyse
comme la matrice de toutes les autres thématiques7.
Pour situer d’abord l’apport de Marion dans l’ensemble du paysage
philosophique, il faut remonter au diagnostic de la Crise des sciences
européennes. Husserl y constate l’emprise de la rationalité scientiste
qui consiste à ne tenir pour vrai que ce qui se détermine sous la forme
d’un objet quantifiable, assignable à une cause, calculable selon des
lois et, en dernière instance, manipulable. Cette rationalité moderne
découvre, certes, l’objet de la science physico-mathématique mais
en même temps voile ou recouvre le sens du monde, provoquant

sont, pour la plupart, attribuées à Wittgenstein, Putnam comme Hacker, Dummett


comme McDowell ayant à cœur de caractériser leur position comme délivrant la
vraie signification de la parole de Wittgenstein.
7. « Matrice », à entendre au sens principiel et non temporel. Si Benoist,
Romano et Depraz sont bien dépendants temporellement de Marion, qui les pré-
cède, en revanche, les recherches de Lacoste, Chrétien et Richir sont contempo-
raines. Il y a donc ici une convergence objective, appelée par une configuration
conceptuelle à un moment donné, et non nécessairement influence subjective.
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ainsi la crise du sens puisque ce logos qui mesure, arpente, domine


et manipule, relègue dans la catégorie de non-sens des pans entiers
de l’expérience humaine, tels le monde de la vie, et, en règle géné-
rale, toutes les formations culturelles qui ne ressortissent pas à la
rationalité technico-mathématique, comme l’art, l’histoire, l’éthique,
la religion, etc. La phénoménologie entend ouvrir le monde de la
vie à l’élucidation du logos par le retour « aux choses mêmes »,
aux phénomènes. Le programme minimal de toute phénoménologie
consiste donc à restituer la vérité de l’apparaître, indépendamment
de la rationalité mathématico-physique ou naturaliste. Ce programme
s’est, en un premier temps, diversifié en différents champs, c’est-à-
dire focalisé sur différentes modalités de l’apparaître, comme, exem-
ples parmi d’autres, l’interrogation sur l’art (favorisée par Maldiney
ou Dufrenne), la méditation sur l’apparition d’autrui (privilégiée par
Levinas), ou encore la réflexion sur (ou de) notre corps de chair (mise
au premier plan par Merleau-Ponty).
Par rapport à ce fond commun, on peut caractériser l’intervention
spécifique de Marion à partir de deux gestes : l’unification des champs
de la phénoménologie et l’élargissement des possibilités du logos.
L’unification des champs de la phénoménologie se fait pour lui
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par la notion de « donné », axe central de toute l’œuvre. Il s’agit
de mettre en lumière le principe fédérateur et ultime de tout appa-
raître, à savoir le fait que cela soit toujours déjà et primordialement
donné. Ce faisant, la pensée phénoménologique antérieure se trouve
incontestablement unifiée8, alors que la multiplicité des noms et des
thématiques (Maldiney et l’art, Levinas et Autrui, Merleau-Ponty et
la chair, etc.) aurait pu faire soupçonner un éclatement du terme. En
effet, rien ne fait exception à la donation, qu’il s’agisse d’un objet
empirique du monde ordinaire, d’un objet logique du monde formel,
du tableau du peintre, du corps de chair ou d’une formation culturelle.
Cette unification n’est donc pas seulement fédération de toutes les
phénoménologies précédentes mais aussi des différentes strates de
l’apparaître. Elle fournit la condition du deuxième geste de Marion.
L’élargissement des possibilités du logos se lit de manière pri-
vilégiée à partir d’un autre concept central, celui de « phénomène

8. Jean-Luc Marion le signale : « Il ne s’agit pas d’ajouter à d’autres emplois


de la phénoménologie (de la perception, de la conscience intime du temps, de l’in-
tersubjectivité, etc.) une nouvelle figure, “la phénoménologie de la donation”. Il
s’agit de reconnaître que dans son fond tout phénomène surgit comme un don, donc
que toute phénoménalité advient comme donation », in « Réponses à quelques
questions », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1-1991 (ci-après RMM, pour
l’ensemble des articles de ce numéro consacré à Marion), p. 72.
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saturé », dont De surcroît9 détaille les principales variations, tel l’évé-


nement historique, le tableau, la chair ou le soi, ou encore la révé-
lation religieuse, qui sont des formes particulières du donné. Notons
que par cette notion de révélation, mise dans la même catégorie que
l’œuvre d’art, il s’agit non pas de transformer la philosophie en théo-
logie, mais de décrire quelque chose qui a été, de fait, pensé, et cela
même si la question de l’effectivité de cette révélation est suspendue,
comme elle doit l’être dans toute enquête phénoménologique.
Cet élargissement de l’interrogation philosophique est, de prime
abord, une conséquence de la technique husserlienne de « réduc-
tion », qui procédait à l’illimitation du champ de l’apparaître, en ne
l’assignant plus aux étants empiriques ou effectifs mais en y englobant
les formations culturelles, les fictions, les imaginations, etc. Cet élar-
gissement s’entend strictement, chez Marion, comme libération, qu’il
nomme significativement la « levée d’écrou10 ». En effet, contre les
interdits épistémiques qui dressaient des frontières entre ce qui relève
de la raison et ce qui n’en relève pas (Carnap), contre les normes ou
cadres imposés a priori à la présence ou à l’apparaître (Kant), il s’agit
maintenant de déployer le type de rationalité ou de logos adéquat à un
phénomène donné. Ainsi, l’amour, loin d’être un phénomène irration-
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nel, inapte à la description rigoureuse, relève d’une rationalité élargie
qu’il s’agit de mettre en œuvre. Dès lors, à l’intérieur du « donné », il
devient loisible de classer les phénomènes selon la manière dont ils se
manifestent : l’œuvre d’art ne se donne pas de la même manière que
le théorème et c’est pourquoi la « topique » de Marion parlera d’un
côté de phénomènes saturés, de l’autre de phénomènes « pauvres »
et « de droit commun ». En bref, tous les phénomènes, par-delà leur
diversité, sont réunis sous un même étendard, celui du donné, qui
s’étend bien au-delà du simple donné effectif et perçu, identifié par
la conscience commune au « réel ». Cette configuration conceptuelle
se retrouve chez d’autres phénoménologues contemporains. C’est ainsi
que Jean-Yves Lacoste, dans Être en danger, s’attachera à faire droit à
la pluralité des modes de donation comme manières différentes d’être
de l’œuvre d’art, du nombre, du sacrement, de l’ami, etc. Il s’agit

9. Jean-Luc Marion, De surcroît, Paris, Puf, 2001. Le phénomène saturé,


partie du donné, est, techniquement dit : ce qui est toujours en excès sur ma visée
ou mon intention de sens ; soit trivialement dit : ce qui donne toujours plus que ce
qu’on attendait ou demandait. C’est, par exemple, le cas des œuvres d’art dont l’in-
tuition excède leurs élucidations conceptuelles ou, pour le dire avec Wittgenstein,
qui ne se résument jamais à la somme de leurs paraphrases et donc, dans les
termes de Marion, se donnent comme paradoxe.
10. Voir, par exemple, RMM, p. 72.
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de s’attacher à restituer la spécificité de chaque mode de donation


(le « comment » de l’« il y a »11), en veillant à ne pas les rabattre
sur un mode unique. Cette notion de donné, comme point au-delà
duquel on ne peut rétrocéder, se lit également dans une thématique
comme celle de Jocelyn Benoist, qui écrit : « Ce qui caractérise
la tradition philosophique dans laquelle j’ai fait mes premières armes
(la phénoménologie) comme un certain empirisme qui m’attire, c’est la
référence au donné. » Il ajoute qu’il continue « de tenir à ce thème
philosophique du donné », et s’exclame « je crois qu’il y a encore
beaucoup à faire pour l’exploiter »12.
Il est maintenant possible de mieux comprendre pourquoi ce terme
de « donné » a pu fédérer l’actuelle phénoménologie. En effet, la
phénoménologie des prédécesseurs (Levinas ou Merleau-Ponty) se
caractérisait par ce que François-David Sebbah a appelé « la course
à l’originaire ou à l’archi-originaire13 », qui conduisait à élire une
notion (la chair pour Merleau-Ponty, l’autre pour Lévinas) comme
absolu de la réflexion. Absolutisation d’un terme qui a éveillé, chez
bien des commentateurs, le soupçon d’un retour à un unique principe
métaphysique, voire métaphorique. Or la notion de donné, si elle uni-
fie, n’absolutise pas. C’est ce qu’exemplifie la démarche de Lacoste
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qui dénonce le souci d’une expérience originaire et ses dérives vers
les thématiques du « fondamental », pour lui opposer une phéno-
ménologie « ouverte, toujours capable d’offrir l’hospitalité à de nou-
veaux phénomènes14 ». Cette phénoménologie plurielle, qui accueille
la multiplicité des phénomènes, a été rendue possible par la notion de
« donné », loin de tout « Autre » majuscule ou de « Chair » englo-
bante. Il s’agit, dans un tel cadre, de ne rien faire d’autre que de
décrire ce qui se donne, puisque, chez Marion comme chez Romano ou
même Richir (par sa théorie de la « formation spontanée du sens »),
toute l’initiative revient au phénomène qui surgit (Richir) ou advient
(Romano). Nous avons donc là une forme de réalisme, non au sens

11. Voir les développements finaux sur l’« ilyance » in Jean-Yves Lacoste,


Être en danger, Paris, Cerf, 2011, p. 347. Pour une analyse de ce livre, voir notre
étude critique : « La phénoménologie bien tempérée », Études philosophiques,
n° 2-2013.
12. Jocelyn Benoist, L’Idée de phénoménologie, Paris, Beauchêne, 1995,
p. 45.
13. François-David Sebbah, L’Épreuve de la limite, Derrida, Henry, Levinas et
la phénoménologie, Paris, Puf, 2001. Nous avons montré que cette course à l’ori-
ginaire valait également pour Merleau-Ponty dans Symposium, Toronto, n° 2-2007,
puis dans Reading Merleau-Ponty, actes du colloque de 2008, Presses universi-
taires de Pékin, 2011.
14. Jean-Yves Lacoste, Être en danger, op. cit., p. 162.
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trivial de ce qui réduit la connaissance du monde à ce qui est vérifié


par les sens, mais en une acception que l’on pourrait continuer à
dire husserlienne et qu’exprimait tout simplement le fameux slogan
du « retour aux choses mêmes15 ». Néanmoins, dans la phénoméno-
logie nouvelle, le donné commande, guide et ordonne au sujet qui le
recueille et le réfléchit au sens quasi optique de la réflexion du miroir.
Or, c’est sur ce point précis que l’on passe d’un réalisme qui pou-
vait encore s’autoriser du « retour aux choses mêmes » à une forme
d’empirisme radical, explicitement anti-husserlien (et non plus seule-
ment ultra-husserlien16), puisque « le donné » signifie, pour tous, le
renversement ou débordement de l’intentionnalité husserlienne. C’est
cette entente du réalisme comme forme d’empirisme radical que nous
voudrions mettre en lumière maintenant.

Le renversement de l’intentionnalité husserlienne


comme empirisme radical
Le donné « se » donne à quelqu’un, et en tout premier lieu au
spectateur phénoménologisant qui a en charge sa description. Dès
lors, la question se pose : selon quelles procédures s’effectue ce « se
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donner » du phénomène ? À qui se donne-t-il et comment ? Écoutons
tout d’abord Marion pour montrer ensuite la reprise de sa position
dans toutes les autres phénoménologies. Pour Marion, le donné surgit
et s’impose à moi sans que je ne le commande ni ne le construise.
Ce donné me sollicite, au sens où, dit-il (portant à son accomplisse-
ment un thème heideggérien), il m’appelle. Destinataire de cet appel,
le sujet devient ce que Marion nomme « l’interloqué », et Romano
« l’advenant17 », deux termes pour dire la même posture de « celui
à qui » (datif) cela arrive, par inversion évidente du « sujet qui »
(nominatif) du Husserl des Méditations cartésiennes. Plus encore, chez
Marion, la relation entre le donné et l’interloqué se spécifiera comme

15. À une objection possible de sortie hors de la phénoménologie, Marion


répond : « Le caractère phénoménologique de l’entreprise peut s’établir directe-
ment par le retour à la chose même », RMM, p. 73.
16. Dans son article sur Réduction et Donation, François Laruelle écrit :
« Marion radicalise l’idéal phénoménologique et lui imprime une extension ultra
husserlienne », puisque « tout ce qui est réel est identiquement manifesté ou
donné et tout ce qui est manifesté ou donné est identiquement réel », in « L’appel
et le phénomène », RMM, p. 31.
17. Claude Romano, L’Événement et le Monde, Paris, Puf, 1999. Pour l’auteur,
il s’agit de remplacer l’analytique du Dasein par une analytique de l’événement où
l’expérience, dans sa foisonnante multiplicité, se laisse ramener à la notion d’évé-
nement (de surgissement).
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une réponse à l’appel. Or, c’est précisément sa conception de la struc-


ture de la relation appel-réponse qui conduit à la mise en place d’une
forme de réalisme de l’expérience comme empirisme radical.
Analysons, pour le montrer brièvement, quelques notations de
Étant donné. Si l’appel se définit comme ce qui me vise (montrant
par là clairement, comme le précise le § 26, que « l’appel ressortit
au renversement de l’intentionnalité18 »), il se trouve que le « visé »,
ou l’interloqué est toujours déterminé comme l’effet19, voire parfois
l’otage. L’appel se définit comme agression, blessure, et plus préci-
sément encore comme traumatisme, concept cher à Levinas, auquel
font écho de multiples citations de Marion, qui met très souvent en
apposition « appelé, altéré et agressé20 ». De ce fait « être appelé »
devient synonyme d’« être convoqué21 ». Cette notion de convocation
se déterminera ensuite comme surprise, que Marion définit ainsi :
« L’interloqué, résultant d’une convocation, se reconnaît pris et sur-
plombé (sur-pris) par une emprise22. » En un mot, le sujet est sous
emprise du donné, au point que « recevoir » signifie immédiatement
« subir », selon une apposition très fréquente sous la plume de
Marion, qui parle aussi de soumission23. Le donné soumet le sujet à
son éclat comme à sa loi. La même description de l’appel se retrouve
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chez Jean-Louis Chrétien, dans L’appel et la réponse : être appelé c’est
être « requis », « blessé » « altéré ». Le sujet est bien ainsi second
par rapport à une affection qui le précède24 mais aussi le conditionne
de part en part, puisque Chrétien conclut : « L’appel qui nous rap-
pelle est promesse aussi qui nous tient et ne nous donne la parole
qu’en nous prenant à la gorge25 », descriptions qui font clairement
écho aux appositions précédemment soulignées de Marion.

18. Jean-Luc Marion, Étant donné, Paris, Puf, 1997, p. 363.


19. « L’interloqué procède de l’appel » dit Marion, in RMM, p. 74.
20. Jean-Luc Marion, Étant donné, op. cit., § 26.
21. Dans Étant donné, la convocation est la première détermination de l’ap-
pel. Pour une analyse plus précise de cette dimension chez Heidegger, Levinas,
Marion et Chrétien, voir notre article « The Call in the Thought of Levinas, Marion
and Chrétien : Description of a Phenomenon or Deconstruction of a Tradition ? »,
in Aisthesis, Pratiche, Linguaggi, e saperi dell’estetico, n° 2-2011, et Le Concept et
le Lieu, Paris, Cerf, 2008.
22. Jean-Luc Marion, Étant donné, op. cit., p. 370.
23. Idem.
24. Jean-Louis Chrétien, L’Appel et la Réponse, Paris, Éd. de Minuit, collec-
tion « Philosophie », 1992, p. 25. Dans un sens similaire (primauté de l’événe-
ment et passivité du sujet) Jocelyn Benoist écrit : « De la passivité fondamentale
associée à l’événement, le moi naît et d’un événement à l’autre il ne répète rien
d’autre que sa passivité, qui est l’épreuve pure de l’événement lui-même », L’Idée
de phénoménologie, op. cit., p. 73.
25. Ibid., p. 44.
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La tournure empiriste de la phénoménologie française 535

C’est donc le donné qui ordonne et dicte sa configuration à


un sujet sous emprise qui doit s’en faire le récepteur ou réflec-
teur. Ce dispositif postule l’identité entre donné et reçu, puisque
le sujet ne s’achemine pas vers le réel donné en le visant, mais
le subit en le reflétant. La problématique classique de l’accès à la
chose (où je vise la chose mais ne suis pas certain de l’atteindre)
disparaît ici. L’instance de réception ne devient rien d’autre que
l’image, le porte-voix, le témoin ou le miroir de ce qu’il reçoit et
qui, identiquement, se donne à lui. Nous sommes passés du mot
d’ordre « retour aux ou vers (Zu) les choses mêmes » à un « retour
des choses mêmes ». Si le réalisme épistémologique se définit
comme cette conception où dans la relation sujet-objet (Dasein/
monde, moi/autre, interloqué/donné, advenant/événement), le pri-
mat est conféré à l’objet, seul garant de vérité, si cette conception
affirme, dès lors, la secondarité de la conscience, pensée seulement
comme réceptrice passive et neutre, simple table rase sur laquelle
s’imprime le réel, alors il y a bien dans la phénoménologie de ces
dernières années, une forme de réalisme26, et, plus précisément de
réalisme de l’expérience, en lequel le donné, posé comme autre
du sujet – ce qui lui advient (Romano), ce qui surgit (Richir),
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ce qui appelle (Marion, Chrétien) –, est source, critère et prin-
cipe premier, en une inversion parfaite et voulue de la révolution
copernicienne27.
Que les phénoménologues contemporains aient rejeté la relation
entre un sujet (premier et métaphysique) et un objet (réduit à l’ob-
jectité des sciences mathématisées) ne les dispense évidemment
pas de penser une relation entre deux termes que l’on peut, au plus
court, caractériser comme relation entre chose et non-chose. C’est
ce que nous appellerons la relation conscience/chose, pour éviter
les préventions que le terme de « relation sujet/objet » pourrait
susciter. Comme l’écrit Renaud Barbaras, la question « au cœur
de l’entreprise phénoménologique [est celle] de la corrélation entre

26. Comme le note Adam Takacs : « le sujet se trouve finalement dépourvu de


tout pouvoir de maîtriser ce qui lui vient d’être donné, il est évident que l’objet, en
tant qu’il se donne, va avoir un certain privilège », in « L’idée de corrélation et la
phénoménologie de l’objet chez Jean-Luc Marion », in Cartésianisme, phénoméno-
logie, théologie, Budapest, Archives Karéline, 2012, p. 67.
27. Voir le premier essai de Marc Richir, Au-delà du renversement coperni-
cien, La Haye, M. Nijhoff, 1976, ainsi que le dernier chapitre de Claude Romano,
Au cœur de la Raison, la phénoménologie : « Une révolution anti-coperni-
cienne » ; autre signe de ce tropisme fort de la phénoménologie actuelle, le livre
de Dominique Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne, Paris, Puf, 2012. Le
mot d’ordre est bien ici : « Kant doit être détruit. »
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536 Isabelle Thomas-Fogiel

l’étant transcendant et ses modes de données subjectifs28 ». Bref, il


s’agit de la question de la relation et des différentes manières dont
elle est se dit. On pourrait, certes, rejeter ici notre recours aux
termes classiques de « réalisme » et « d’empirisme », ne serait-ce
que parce que tous les post-husserliens ont prétendu s’être sortis
de l’opposition (réputée « métaphysique ») entre réalisme et idéa-
lisme. Mais, par-delà les proclamations d’intention, il convient de
reposer le problème simplement : s’il est certes assuré que, au
sein de la phénoménologie, la relation entre chose et conscience
(donné/adonné) ne se pose plus en terme de causalité (une des
instances produisant l’autre), ni ne se donne plus comme mise
en relation seconde entre deux instances existant au préalable
séparément (configuration issue du cartésianisme), il n’en demeure
pas moins que ce qui doit être pensé est le mode de « corréla-
tion » entre deux termes (ici entre un donné qui « se » donne
et un adonné qui le reçoit et y répond). Or, dans le dispositif de
Marion, c’est clairement le donné qui dicte à un adonné (comme à
un écolier ?) qui recueille et reflète. Dans ce cadre, « réalisme »
signifie simplement le primat total accordé, dans la relation, à la
chose qui prescrit sa vérité à un récepteur qui la reflète sans la
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modifier ni la construire. Ce réalisme se spécifie, en outre, comme
« empirisme » (et n’est donc pas le réalisme, platonicien ou autre,
des essences), en ce que l’expérience (déterminée comme ce qui
advient, comme événement, comme donné), est ce dont nos dis-
cours sont le reflet29.
Il n’est pas difficile, dans ce cadre, de comprendre, dans la pré-
cédente citation de Benoist30, le glissement, sans rupture ni renonce-
ment, d’une phénoménologie du donné à un empirisme traditionnel,
puisque au niveau structurel, la relation conscience/chose y est
rigoureusement la même. La réalité de l’expérience (quelle que soit
sa définition : étroite comme dans l’empirisme classique ou large
comme dans ce type de phénoménologie) commande et s’imprime
sur un sujet récepteur et dépossédé de ses prérogatives : visée chez
Husserl, construction chez Kant, primauté chez Descartes. C’est
cette même structure asymétrique que nous retrouvons chez Marc
Richir, qui pose : « l’événement comme ce qui fait sens, ce en quoi

28. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris,


Vrin, 2008, p. 7.
29. L’empirisme, comme espèce du genre « réalisme », a toujours eu comme
image matricielle, celle de l’expérience qui s’imprime sur un sujet, tabula rasa, tel
le sceau sur un morceau de cire.
30. Jocelyn Benoist, L’Idée de phénoménologie, op. cit., p. 45.
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La tournure empiriste de la phénoménologie française 537

se fait le sens, comme en un Ereignis31 ». Ici encore, le sens « se


fait » sans moi, à même l’événement qui dicte sa loi.
Certes, on pourrait objecter que le refus systématique de ren-
dre synonyme, comme le voulait Husserl, idéalisme transcendantal
et phénoménologie, et celui, corrélatif, de déborder l’intentionnalité,
est commun à toute la phénoménologie à partir de Heidegger. À dire
vrai, excepté Fink et peut-être Dufrenne32, pas un phénoménologue
n’y échappe. Néanmoins, Marion semble avoir porté à son incandes-
cence cette potentialité. En effet, ce qui frappe dans la démarche
de Marion et de ses successeurs, c’est que, par la synonymie stricte
entre phénomène et donné, d’une part, et par l’identité postulée entre
donné et reçu, d’autre part, plus rien n’échappe à la phénoménologie
et nous aboutissons, selon les justes termes de Laruelle commentant
Marion : « à une parousie absolue33 », à une mise en présence sans
reste34. Il y a bien une sorte d’élargissement démesuré du donné

31. Marc Richir, Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon, 1992,


p. 48. De tous les phénoménologues envisagés ici, c’est Richir qui semble le plus
s’appuyer sur le thème heideggérien de l’Ereignis, même si ce thème travaille tous
les textes cités, notamment ceux de Romano. Richir est également dépendant,
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du moins en ce livre (car sa position semble évoluer à partir de 2004), du thème
merleau-pontien de la « nature sauvage ». La phénoménalité ne peut être com-
prise par l’intentionnalité husserlienne mais nous renvoie à un « être sauvage »,
qui paraît et disparaît (« clignotement ») ; le phénomène « s’autonomise par-là de
lui-même, au sein d’une réflexivité propre, sans concept, où il ne renvoie qu’à
lui-même et qu’en lui-même ». (L’Expérience du penser, Grenoble, Millon, 1996,
p. 8). Nous avons montré, dans « Merleau-Ponty, de la perspective au chiasme,
la rigueur épistémique d’une analogie », Chiasmi international, n° 13, combien
Merleau-Ponty, par ce thème de la « nature sauvage » épousait paradoxalement
une position quasi réaliste, voire naturaliste. Ceci étaye, anticipativement, notre
troisième hypothèse. Pour Richir, l’événement pur ne dépend pas de moi, dans
aucune de ses dimensions ; il est ce « clignotement », qui « surgit », il est « for-
mation du sens » qui s’oppose à l’instauration du sens chez Husserl. C’est ce
qui explique que Richir accentuera la dimension de la passivité en réinvestissant
le « dernier » Husserl, celui des synthèses passives, reprenant les analyses de
Maldiney sur la « transpassibilité ».
32. Sur la référence de Dufrenne au transcendantal, voir notre article «
M. Dufrenne ou la phénoménologie comme philosophie transcendantale des rela-
tions », in Adnen Jdey (dir.), M. Dufrenne, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Aesthetica », 2013.
33. François Laruelle, RMM, p. 30.
34. Présence totale qui rend du même coup « contradictoire », selon les ter-
mes de Marion dans Réduction et Donation, le projet heideggérien d’une phéno-
ménologie de l’inapparent. Cette entente positive de la notion décriée de présence
(par Heidegger mais surtout Derrida) se lit d’emblée dans la critique de Derrida
dans Réduction et Donation. C’est à partir de ce livre que redevient possible, en
phénoménologie, un travail sur une présence débarrassée de l’accusation pesant
contre la « métaphysique de la présence ». C’est là un trait décisif de la « nouvelle
phénoménologie en France » impulsée par Marion.
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538 Isabelle Thomas-Fogiel

qui ne connaît plus aucune limite, d’une part du point de vue de


son extension, puisque tout est susceptible de devenir expérience ou
phénomène (« levée d’écrou », « hospitalité »), mais d’autre part du
point de vue de la question de sa valeur de vérité. C’est ce problème
engendré par ce type particulier de réalisme de l’expérience qu’il faut
maintenant soulever.

Le problème engendré par l’empirisme du donné

De la monstration à l’attestation
Pour comprendre ce problème, il convient brièvement de revenir
à Husserl pour mieux faire saillir l’originalité de ses actuels succes-
seurs dans leur passage d’un réalisme des essences à un empirisme
du donné. Certes, avec et par Husserl, la phénoménologie, en décou-
vrant une sphère autre que celle de l’être de la conscience ordinaire
a ouvert un champ d’expérience illimité. Mais, chez Husserl, cette
illimitation est organisée par une division entre différents phénomè-
nes : ceux validés par l’évidence et ceux qui ne le sont pas ou le
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sont moins. Il y a possibilité de hiérarchisation entre le théorème de
Fermat et l’idée d’un cercle carré, via le remplissement, le plus ou
moins de « donnée là en personne ». Il y a incontestablement, même
au sein de cette position qui se pense comme idéalisme transcendan-
tal, une forme de « vérificationnisme », au sens où ce qui guide la
description est cette vérification possible par le lecteur, vérification
qui l’autorise à contester ou discuter, en termes de vrai et de faux,
les descriptions qui lui sont proposées.
Le point de vue épistémique ou constitution du sens (vérité de
la chose définie comme évidence ou donation adéquate) organise et
limite le point de vue phénoménologique ou élucidation du sens (la
chose se donne comme elle-même ; la chimère comme le triangle).
Or, avec la promotion du donné, la description de l’apparaître non
seulement ne se justifie plus à l’aune de l’intuition adéquate (Husserl),
mais ne se justifie plus du tout, puisque le donné ne s’autorise que
de lui-même. Il est sa propre vérité et justification et toute expérience
vaut preuve. Par suite, le problème posé par le refus de l’exigence
« épistémique », (qui pervertit, selon Réduction et donation, la phé-
noménologie des Méditations cartésiennes) devient celui, central, des
critères de validité de la description. La phénoménologie peut-elle
renoncer à tout souci concernant la vérité de ses descriptions ? Telle
est la question qui va venir hanter les phénoménologies qui entendent
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en finir avec la fameuse orientation épistémique de Husserl et son


exigence de faire de la philosophie un discours qui se prétend valide
et universellement justifiable en droit. En effet, affranchie de toute
préoccupation quant à la validité du discours, la description phéno-
ménologique risque de devenir simple attestation d’une expérience
vécue et non description susceptible d’être vérifiée ou contestée. Par
la « levée d’écrou » où « l’on ne fixe plus par avance des conditions,
c’est-à-dire des bornes à la visibilité des phénomènes »35, les notions
de vérité – et leur corollaire de validation et de probation univer-
selle – semblent devoir disparaître au profit du compte rendu infini
d’expériences (empirisme radical).
De multiples exemples de ce problématique tropisme de la phé-
noménologie française actuelle pourraient être développés ; nous n’en
évoquerons, ici, qu’un seul. Dans un article de 2011, qui se revendi-
que de « la » phénoménologie, Depraz raconte ses trois grossesses,
établissant comment la première fut marquée par une certaine indif-
férence à ce qui se passait dans son corps, la deuxième, à l’inverse,
par une expérience totalement fusionnelle avec l’autre en gestation,
la troisième, enfin, par une juste distance entre l’indifférence et la
fusion36. Ce parcours est écrit en première personne et nul ne saurait
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contester le droit à quiconque de raconter son expérience. Mais en
quoi ce récit est-il plus phénoménologique que littéraire ou simple-
ment psychanalytique ou encore relevant d’un exercice de journal
intime37 ? Qu’est ce qui confère à cette description « expérientielle »
sa spécificité phénoménologique ? Ce ne saurait être le seul dis-
cours en première personne qui, s’il distingue la phénoménologie de
la psychologie expérimentale, n’en constitue nullement la condition
suffisante, sans quoi devrait s’opérer la fusion de tous les discours
en prise avec l’« ipséité » et la vie facticielle : discours littéraires,
confessions religieuses, exercices spirituels, voire psychanalytiques.

35. Jean-Luc Marion, RMM, p. 72.


36. « Phénoménologie de la grossesse », in Sylvain Camillieri et
Christophe Perrin (dir.), Épreuves de la vie et souffrances d’existence, Paris, Le
Cercle herméneutique, 2011, notamment p. 30, qui résume les trois grossesses :
pour la première, c’est le mot « conflit » qui est employé ; pour la deuxième,
c’est « un lien abyssal » encore « plus immédiat que la fusion » ; et pour la troi-
sième : « entre les deux extrêmes, je constate une sorte de qualité intermédiaire
d’intimité ».
37. Voir par exemple : « Quelques jours plus tard, après une relation sexuelle
particulièrement intense, j’ai le sentiment de mouvements légers et subtils dans le
bas-ventre. Serait-ce le voyage de l’œuf avant nidation ? Mais après en avoir parlé
à un médecin, il affirme qu’il est impossible de sentir quoi que ce soit à ce stade
précoce. J’apprends après un test que je suis enceinte », ibid., p. 21.
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540 Isabelle Thomas-Fogiel

Si la phénoménologie, par sa réduction même, se conçoit comme des-


cription d’expériences en première personne, celles-ci ne sauraient se
légitimer d’elles-mêmes. Ainsi le doute cartésien (et tout autant, l’épo-
chè husserlienne) est une expérience vécue, indéniablement effectuée
en première personne. Néanmoins cette expérience doit être validée
ou vérifiée par le lecteur (par le biais de l’effectuation des étapes
du doute) ; si elle l’est, elle aboutira au résultat énoncé par l’auteur.
Si le résultat n’est pas le même, le lecteur dira que Descartes s’est
trompé et lui fera des objections. Or, cette contestation-rectification
(sur l’air du vrai-faux), nul ne l’exercerait face à la description d’autres
expériences en première personne (description littéraire, confession
religieuse, témoignage personnel), où le lecteur peut, sans discussion
ni souci de retouche, constater que ce n’est absolument pas « son »
expérience et pourtant la recevoir comme on reçoit témoignage de
qui vit ailleurs, autrement. Dans le cadre du témoignage, le contrat
énonciatif passé entre l’auteur et son lecteur n’est pas de l’ordre de la
prétention à la vérité et à sa validation universelle. Il en va autrement
en régime philosophique, puisque chaque philosophe, en même temps
qu’il prétend à la vérité universelle de ce qu’il dit, accepte, comme
son inéluctable conséquence, le processus de justification, d’argumen-
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tation, d’objections et de réponses aux objections, en un mot, accepte
de pouvoir fournir idéalement une démonstration et non une simple
monstration, devenue, dans l’exemple pris ici, simple attestation ou
témoignage.
C’est la même tendance que nous retrouvons dans l’œuvre de
Chrétien, pour lequel la description n’a pas plus besoin que l’œuvre
d’art de justification, affirmation radicale d’une identité entre produc-
tion artistique et description phénoménologique que l’on retrouve chez
bon nombre de phénoménologues, y compris Janicaud38. La raison de
ce tropisme ne réside dès lors pas dans le fait que Chrétien ou Depraz
seraient religieux et donc enclins au « théologisme », mais est bien
plutôt la conséquence directe de l’extension de la phénoménologie
à tout « donné », ainsi que de son corollaire d’un donné qui est

38. « S’il est vrai que c’est en s’imposant les contraintes phénoménales les
plus strictes que l’œuvre d’art porte l’humain à ses plus hautes possibilités, le
travail phénoménologique renouvelé ne devra-t-il pas se faire lui-même art ? » :
Dominique Janicaud, La Phénoménologie éclatée, op. cit., p. 116. Nous insistons
au passage sur cette citation, car Janicaud dénonce toute tentation de réunir, en
un seul domaine, philosophie et théologie, mais n’hésite pas à s’orienter vers une
indistinction entre phénoménologie et littérature, indice que le problème de la
phénoménologie aujourd’hui n’est pas celui de son théologisme, mais bien celui de
sa propension à se confondre avec d’autres discours.
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La tournure empiriste de la phénoménologie française 541

à lui-même sa propre justification, dans une configuration d’un réa-


lisme sans entrave, où le philosophe, tel le doigt de Cratyle, montre
sans démontrer, atteste sans argumenter, témoigne de « son » sol
expérientiel, sans plus vouloir donner de raisons. Dans la configura-
tion de la phénoménologie actuelle, tout témoignage vaut (pour paro-
dier la formule de Feyerabend « n’importe quoi vaut »).

Le spectre des descriptions infinies


De ce fait, la phénoménologie paraît devoir se diluer dans la des-
cription de situations infinies39, épelant sans limite telles ou telles
expériences, tel donné ou événement, la description se faisant simple
reduplication, redite, ou « vidéo » de situations indéfiniment pos-
sibles. Le prix à payer de la « levée d’écrou » paraît donc être la
dissolution de la phénoménologie dans une multitude anarchique de
descriptions, qu’effectuent tout aussi bien, sinon mieux, les discours
littéraires, religieux, psychanalytiques, ethnologiques, etc.
Sans doute, pourrait-on objecter, que, sur ce point, Marion est
plus prudent car plus démonstratif que ceux qui partagent les traits
fondamentaux de sa philosophie de la donation. Ainsi, au début de
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De surcroît (où il tente de faire comprendre la notion d’événement à
partir de la situation banale d’une conférence publique), nous sommes
en mesure de repérer une procédure démonstrative contraignante40. En
effet, il montre tout d’abord comment cet événement n’est ni reproduc-
tible ni anticipable, ni épuisable par une série finie de déterminations.

39. C’est un problème que voit Lacoste : « Nous ne pouvons procéder à la


description de tout le mobilier de l’univers » (op. cit., p. 24). De même, dans son
livre de 2010, Romano, s’insurgeant contre la tendance d’un trop grand nombre
de ses prédécesseurs, fait cette claire mise au point : « on ne demandera pas à un
peintre de justifier son activité d’artiste ; s’il fait de la bonne peinture, la justifica-
tion de son entreprise ce sont ses tableaux ; mais on le demandera au phénomé-
nologue » (op. cit., p. 16). Romano semble avoir recentré sa position par rapport
à ses premiers livres, plus dépendants de ce tropisme de la monstration et de la
réception de l’événement. Que deux textes récents traduisent la même inquiétude
sur cet aspect nous semble aller dans le sens de notre diagnostic sur le tropisme
général de la phénoménologie.
40. Il en est de même pour Le Phénomène érotique qui déclare d’emblée son
vérificationnisme : « en principe, le lecteur devrait donc voir tout se jouer devant
lui, pouvoir tout vérifier », p. 20. Les réserves que l’on peut apporter à cette expé-
rimentation doivent donc faire l’objet d’une étude à part que nous ne pouvons
effectuer ici. La rigueur conceptuelle de Marion est indéniablement sans commune
mesure avec l’euphorie (compréhensible) à laquelle a donné lieu, chez d’autres, sa
« levée d’écrou ». Nous nous contentons donc ici de relever une sorte de maladie
infantile de la phénoménologie de la donation, qui, dans sa reprise, donne lieu
à une prolifération non maîtrisée des descriptions et fait du philosophe le crieur
public d’un donné infime et infini.
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542 Isabelle Thomas-Fogiel

Ces déterminations négatives font surgir cet événement comme ce qui


ne sera jamais effet d’une cause (objet), mais se donne comme ins-
tauration d’un autre possible (événement). Le raisonnement procède
donc par élimination d’hypothèses (sur le mode de « l’événement n’est
ni… ni… »), par une sorte de processus démonstratif que l’on pourrait
associer à la conscience d’impossibilité, voire à une démonstration par
l’absurde. Puis Marion montre, par des sortes de variations négatives,
que ce phénomène apparaît bien, de facto, comme ce qui déborde l’in-
tention, ce dont l’intuition est en excès sur la signification, la donation
sur la visée préalable. Nous avons donc un acte de faire apparaître
ou de rendre visible, en une sorte de « montrer » qui se démontre.
Mais si nous pouvons admettre cette démonstration/monstration et
la juger nécessaire, et nullement arbitraire comme certains critiques
de Marion (Fisette, Janicaud), il n’en demeure pas moins que deux
problèmes persistent chez Marion, révélateurs de l’aporie engendrée
par son type de réalisme. Le premier est la manière dont est résorbé
l’écart, toujours possible, entre « donner » et « montrer », ou entre
donation et réponse de l’adonné. Marion admet parfois (notamment
quand il tente de répondre à ceux qui lui objectent qu’ils ne voient pas
ce que lui voit41) que tout ce qui se « donne » ne se « montre » pas,
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puisque, comme chez Lacoste, le sujet peut passer à côté du donné
(prendre un Rembrandt pour une planche à repasser). Bref, tel ou
tel peut ne pas répondre à l’appel42. Or, quels sont les modèles pour
penser le passage entre le donné qui se donne et le « montrer » qu’a
en charge l’adonné ? À travers toute l’œuvre de Marion, nous pouvons
en distinguer quatre, qui tous conduisent à la possible dilution de la
phénoménologie dans d’autres discours.
Tout d’abord, Marion utilise une métaphore quasi cartésienne,
celle de la lumière qui me parvient (et souvent m’écrase, voire,
dans son Saint Augustin, m’accuse). L’adonné doit donc restituer ou
décoder la lumière, en une sorte de dioptrique de la phénoménalité.
Le philosophe se ferait ainsi transcripteur, ou ingénieur, qui, d’une
onde fait un son, d’un faisceau de rayons, une image. Le deuxième
modèle utilisé par Marion, de loin le plus prégnant, est celui du génie.
L’adonné manifesterait une plus ou moins grande capacité à « voir »

41. Voir notamment sa réponse à Benoist dans « la banalité de la satura-


tion », in Dieu et la Raison, Paris, Bayard, 2005.
42. Il y a une distinction à faire entre la structure générale appel/réponse,
donné/adonné où le donné commande, et le fait contingent que X puisse ne pas
répondre à l’appel (ne se veuille pas adonné), comme chez Heidegger où le Dasein
est bien le berger de l’être (structure fondamentale) mais peut en rester au stade
du mouton de Panurge (inauthenticité et tyrannie du « on »).
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La tournure empiriste de la phénoménologie française 543

et « recevoir », tel Cézanne pour Merleau-Ponty. Les exemples ici


se font souvent littéraires ou picturaux et ne permettent évidemment
pas de sortir de l’aporie de la confusion des discours, puisque le bon
phénoménologue serait tout aussi bien le bon écrivain ou peintre. Le
troisième modèle, très proche dans sa structure, mais encore plus
problématique dans sa mise en œuvre philosophique, est celui de
l’élu. Si Mathieu (dans le tableau du Caravage que Marion prend pour
paradigme de l’adonné), se sent appelé, c’est parce qu’il est avant
tout « élu » (grâce divine), désignation qu’atteste, dans le tableau,
la direction de la main du Christ. Ici le philosophe se rapprocherait
du saint, du prophète ou du disciple religieux. Enfin, par le recours
à la métaphore de l’écran, Marion semble parfois rêver (notamment
dans ses écrits sur la peinture) de l’abolition de tout point de vue,
de toute perspective, comme s’il s’agissait de s’extraire de la célèbre
métaphore d’Alberti selon laquelle le tableau « est fenêtre ouverte
sur le monde » (monde du sujet de la perspective), pour accéder au
seul « monde ouvert », ou « peinture-monde », sans plus de point
de vue, cadre, fenêtre ni perspective, qui, par définition, limite et
délimite. L’adonné serait ainsi le lieu en lequel circule la lumière ;
son « travail » (action de montrer) consisterait à se rendre à ce point
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réceptif qu’il ne serait plus que porteur de monde, simple lieu de
transit de l’altérité.
Tous ces dispositifs ne résolvent pas l’aporie de la confusion des
discours mais semblent au contraire la renforcer puisque le philoso-
phe, comme l’artiste ou le prophète, se transforme en « lieu-dit » de
ce qui se donne à travers lui. En outre, surgit un deuxième problème
plus grave encore que ces oscillations sur l’identité du philosophe
(décodeur, artiste, prophète, porteur). En effet, si nous revenons un
instant sur la description de l’événement qui ouvre De surcroît, force
est de constater que chaque événement, même le plus anodin (telle
conférence contingente), est justiciable d’une description particulière.
Constat que ratifie pleinement Le visible et le révélé, qui concède : « La
plupart des phénomènes, sinon tous, peuvent donner lieu à saturation
par l’excès en eux de l’intuition sur le concept43. » S’ensuit, dès lors,
le risque d’une description à l’infini. À chaque événement, à chaque
tableau, à chaque visage, je puis rendre palpable (toucher par l’esprit)
l’excès de l’intuition sur la signification, et montrer en quoi ce donné
est un phénomène saturé. Mais les événements étant innombrables,
la phénoménologie paraît consister en une suite indéfinie d’études

43. Jean-Luc Marion, Le Visible et le Révélé, Paris, Cerf, 2005, p. 155.


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544 Isabelle Thomas-Fogiel

de cas, sorte d’analytique de l’anodin (tel événement ici, mainte-


nant). On le voit, si les descriptions de Marion semblent échapper à
la simple attestation sans démonstration (Chrétien, Depraz), elles ne
peuvent éviter la question de la vanité d’une description infinie. Or,
ce risque est fonction de l’empirisme initial et des deux postulats qui
en définissent les contours : 1. le donné ne connaît pas de limites ;
2. la description doit se faire miroir du donné, qui est à lui-même sa
propre justification (index sui).
Que cette aporie soit liée à cette forme de réalisme de l’expérience
et non à une prise de position initialement religieuse, nous pouvons
encore mieux le vérifier en analysant très brièvement un auteur récent,
Jocelyn Benoist, dont la caractéristique est d’avoir renoncé à la phé-
noménologie qu’il professait en un premier temps, pour se revendiquer
de la philosophie analytique. La considération de ses deux derniers
textes44 nous permettra d’esquisser la démonstration de notre troisième
thèse, à savoir l’étrange convergence, sur une forme spécifique de
réalisme ou empirisme radical, entre un certain paradigme analytique
et le paradigme phénoménologique

Le réalisme de Benoist et sa similitude avec les thèses


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structurantes de Marion
Jocelyn Benoist entreprend d’en finir avec toute intentionnalité et
toute distance entre réel et pensée. Le donné est ce que l’on a, non
ce que l’on vise. S’autorisant, par sa référence constante à Travis, d’un
réalisme austinien, Benoist entend appliquer au concept ce qu’Austin
dit de la perception : je vois un bâton brisé dans l’eau et c’est un
bâton brisé et non une illusion. Les choses ont l’air de ce qu’elles sont
(thème privilégié par Travis dans ses longues variations sur « l’avoir
l’air »). C’est pourquoi la problématique de l’accès au réel par le
concept devient une fausse problématique. Dès lors, affirme Benoist,
le concept comme « prise » (équivalent du Take chez Travis), comme
ponction directe du réel, n’a pas besoin de raisons pour se justifier.
Le concept, surgissant du réel lui-même, s’y rapporte immédiatement.
Il montre, expose, exhibe, et finalement, est le réel.
La similitude structurelle avec les thèmes précédemment analy-
sés est ici frappante, en dépit du changement de contexte : 1. Nous
assistons tout d’abord à une même volonté de passer par-dessus la

44. Concepts, Cerf, 2010, Éléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011.
Pour une étude plus approfondie de Concepts, voir notre recension in Revue de
métaphysique et de morale, n° 4-2010, pp. 570-589.
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problématique de l’accès aux choses. Il s’agit là encore de se passer


du « Zu », qui traduit « le chemin vers », dans l’expression : « aller
aux choses mêmes ». 2. Nous retrouvons également le thème de la
monstration sans médiation, au détriment de la démonstration, deve-
nue inutile. Les choses ont l’air de ce qu’elles sont et nos concepts
s’en font les prophètes d’eux-mêmes sans qu’il soit utile de donner des
raisons. 3. Nous retrouvons enfin l’équivalent structurel de l’identité
entre donné (réel)45 et reçu (notre concept), puisqu’avoir nos concepts,
c’est avoir le réel, sans qu’aucune inquiétante opacité ne vienne se
glisser entre les deux. La mise en présence est, là aussi, sans reste,
puisque le concept montre, affiche, exhibe le réel.
En outre, déterminer le sens d’un concept revient évidemment,
dans ce cadre qui se veut analytique, à le référer au contexte ponc-
tuel et conventionnel en lequel il est employé. Ces contextes sont
en nombre infini et ne peuvent être délimités à l’avance, a priori,
thèse constamment affirmée dans Concepts. Le risque d’une infinité
de situations est ici non seulement assumé mais revendiqué. C’est ce
dont témoigne, sans ambiguïté, le traitement de l’exemple, emprunté
à Travis, du « cochon ailé », où Benoist explique que bien que sans
usage dans les contextes actuels, ce concept pourra, peut-être, en
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trouver un dans les contextes futurs. Bref, plus haut que le cochon
effectif se tient le cochon possible. Nous retrouvons là le geste de
« la levée d’écrou », de l’illimitation du champ conceptuel, que plus
rien ne vient infirmer ou vérifier, puisque la preuve de la signification

45. Donné et réel sont réciproquables dans Concepts comme l’attestent les


développements sur le donné du chapitre V. Certes, le couple donné/reçu se trans-
pose, le plus souvent, en couple « réel/avoir », mais, et c’est l’essentiel, la nature
et la structure de la relation restent inchangées : le plan de l’objet est premier,
nos discours en sont les exhibitions. Il faut ici ne pas se méprendre sur l’usage,
parfois contradictoire, du terme « donné » chez Benoist. Dans certains articles,
le terme est critiqué, lorsque, après Sellars et tant d’autres, Benoist dénonce le
« mythe du donné ». La raison de cette oscillation (pour ou contre le « donné »)
est la suivante : ce que dénonce Sellars sous le terme de « donné » est la doctrine
russellienne des « sense data », selon laquelle il existerait un divers de sensa-
tions brutes, premier matériau de nos élaborations conceptuelles. Cette théorie (qui
contribue à renforcer une forme de représentationnalisme classique en lequel notre
accès à l’objet est indirect parce que médié par une sorte de prisme mental) est cri-
tiquée par Benoist. Mais, dénoncer le « mythe du donné » ne signifie pas récuser
le « donné », en son sens large – ici analysé –, comme « chose même », c’est-à-
dire, en contexte analytique, comme « fait » (du monde ou de langage), fait réel,
qui, pour Benoist, se donne à nous sans démonstration et nous met directement
en présence de notre environnement. C’est ce qui explique que Benoist n’éprouve
aucune difficulté, dans Concepts, à faire du « réel » un synonyme de « donné », fil
conducteur de ses analyses phénoménologiques antérieures, alors même que, dans
d’autres articles, il dénonce avec Sellars et une partie de la philosophie analytique
actuelle, le « mythe du donné ».
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toujours changeante d’un concept nous sera donnée par la référence


aux contextes à venir. Le philosophe, vidéaste des contextes infinis
actuels (la « finesse du grain du réel »), devient en même temps
celui qui adhérera, sans distance ni limite, à n’importe quel concept,
pourvu qu’il se trouve un usage, un contexte. La volonté de ne plus
fixer, comme le voulait Marion, « par avance des conditions, c’est-
à-dire des bornes, à la visibilité des phénomènes46 », conduit, ici, à
déterminer la signification d’un concept à partir de contextes futurs,
tout à la fois indéfinis et infinis. La vérité d’un concept ne peut être
interrogée, seule compte sa « réalité », c’est-à-dire l’usage que l’on
en fait dans tel contexte, ou que l’on en fera dans un autre, et dans
mille ans.
Ici encore, peut se lire la similitude des gestes entre certains
représentants de la phénoménologie et de la philosophie analytique.
Il consiste à rabattre la question de la vérité du sens sur la seule
effectivité de l’expérience. Ainsi Depraz, racontant son expérience,
atteste de sa « réalité ». Cela en fait-il pour autant un parcours dont
le sens est pensable en termes de vérité universelle, et donc suscepti-
ble d’être contesté avec des raisons ? Telle est la question, qui n’est
plus posée. De même, Benoist nous explique que seule la réalité (le
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contexte) donne une signification à un concept sans plus se demander
si ce concept est pensable en terme de vrai ou de faux. La réalité
prime (celle de « mon » vécu ou celle de « l’usage ») et la vérité ne
fait plus ni souci ni problème.
De même, se profile, à nouveau, l’élargissement sans limite de
la description, qui naît de l’affirmation que l’expérience se montre
et vaut preuve. De même que l’analyse phénoménologique tend à
devenir la déclinaison sans limite d’expériences multiples et indi-
viduelles, l’analyse, transposée ici en contexte anglo-saxon, tend à
se faire simple description des situations de paroles contingentes et
infinies, descriptions particulières et ponctuelles que peut, dès lors,
assumer n’importe quel autre discours, le discours sociologique, eth-
nologique, ou celui du politologue qui nous montrera qu’un concept
politique X n’a de sens que dans un contexte particulier Y et pas
ailleurs, etc., à l’infini. Il est ainsi clair que la philosophie analytique
française du langage ordinaire rejoint, en un même lieu commun,
la phénoménologie. Comme elle, elle prône une forme d’empirisme
radical qui conduit à l’illimitation des descriptions proposées par un
philosophe, devenu le vidéaste de situations contingentes. Comme

46. Jean-Luc Marion, RMM, p. 72.


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elle, elle prend ainsi le risque de dissoudre la philosophie dans une


multitude d’autres discours possibles, dilution que revendique, au
demeurant, Bouveresse lui-même, lorsque, reprenant une assertion
célèbre de Wittgenstein selon laquelle l’éthique ne peut se dire phi-
losophiquement47, il en appelle à la littérature comme seule source
susceptible de montrer l’éthique, que la philosophie ne peut dire48.
La science dit, la littérature montre, la philosophie ni ne « dit » ni
ne « montre », et nul ne sait plus ce qu’elle « fait ».
Ce parcours donne crédibilité aux trois hypothèses annoncées.
Une grande partie de l’actuelle philosophie française prône une forme
de réalisme extrêmement problématique, dont un seul mot condense
toutes les apories : montrer. Cette forme de réalisme, comme empi-
risme débridé, nous a de lui-même conduit à la question de la
spécificité du discours philosophique. Il semble donc que la résolution
des questions philosophiques classiques, telle ici celle du réalisme49,
passe par une voie indirecte (réflexive ou méta-théorique) qui consis-
terait à s’interroger aussi sur les différents types de discours. Une
analyse des prétentions inhérentes à un régime de discours pourrait
montrer comment un certain nombre de principes y sont impliqués,
principes qui, eux-mêmes, rendent imprononçables certaines thèses
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ponctuelles, comme, ici, celle d’une variante de réalisme comme
empirisme radical. En effet, ultimement, ce type de réalisme entraîne
la dissolution du discours philosophique dans n’importe quelle autre
pratique descriptive. Or, le philosophe, par-delà ce qu’il dit ou montre,
« fait » quelque chose. N’est-ce pas ce « faire » qu’il serait urgent de
réfléchir pour dépasser les apories que nous rencontrons aujourd’hui ?
Ce faire n’est-il pas un « viser », qui appelle un « construire » ou un
« agir » ? La prétention à la vérité universelle, perceptible à même
tous les textes philosophiques, est bel et bien une visée, une inten-
tion non atteinte (non remplie) de manière immédiate, et dont on ne
peut faire l’économie, quand bien même on voudrait « déborder »

47. Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psycholo-


gie et la croyance religieuse, trad. J. Fauve, Paris, Gallimard, 1992, p. 147.
48. Jacques Bouveresse, Wittgenstein, la rime et la raison : Science, éthique
et esthétique, Paris, Éd. de Minuit, 1973, pp. 77-78.
49. Il en est bien d’autres sur lesquels on pourrait montrer le lieu et lien com-
mun entre une certaine philosophie analytique et la phénoménologie, telles, pour
le dire de manière seulement programmatique, le refus du sujet universel et son
ipséisation comme montée en puissance de l’existentiel, la valorisation du pratique
au détriment du théorique (et la ratification commune d’une distinction qui n’a
peut-être pas de sens), la relation négative à la tradition philosophique (destruc-
tion/déconstruction) et la conception du temps et de l’histoire qui en découle.
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toute intentionnalité et concevoir nos prestations cognitives en termes


autres que de « visées ». Ce telos implique l’exigence d’honorer cette
prétention à la vérité par une procédure cognitive qui la validera ou
non. Cette prétention m’engage donc à construire mon discours en
vue du but à atteindre ; cet orient m’invite, par exemple, à proposer
des raisons, présenter des arguments, à ne pas annuler le contenu
de ce que je dis par le simple fait même de le dire, à m’adresser,
aussi, à tout lecteur et, par-là, à chercher à concevoir des procé-
dures compréhensibles par tout étranger, quels que soient son lieu,
son temps, son contexte ou sa convention. Toutes ces pensées ou
concepts seront construits à partir de cette finalité et ne sont donc
plus, dans l’activité philosophique50, simple reflet d’un donné ou prise
immédiate du réel. C’est cette procédure du « faire » du philosophe,
comme « construire » d’une instance qui agit, qui est occultée par le
« lieu commun » des deux modèles (phénoménologique, analytique)
ici analysés. Pourtant, ce sont ces actes qui, transcendant l’ordre des
faits comme celui du « donné », sont à l’œuvre à même chaque texte
de philosophie. La prétention du philosophe à la vérité de ce qu’il
dit, montre l’effectivité de ce « faire », comme la présence de cette
« visée », que, par-delà les apories du seul « montrer », il convien-
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drait, dès lors, de penser à nouveau.
Isabelle Thomas-Fogiel
Université de Paris1, Panthéon-Sorbonne
University of Ottawa
thomas-fogiel@orange.fr

50. L’analyse des actes (visée, construire pour atteindre la visée) ne vaut qu’à
ce niveau méta-théorique (comme réponse à la question « que fait le philoso-
phe ? ») et ne peut évidemment se reporter sur toute prestation cognitive, comme,
par exemple, la sensation, l’émotion, qui n’appellent pas nécessairement ce type
de structure en terme de « visée » et de procédures mises en place pour accéder à
une finalité (intention). Nos prestations mentales ne doivent pas toutes être pensées
selon un seul mode de fonctionnement en ramenant toute prestation cognitive à du
perçu, ou, à l’inverse, tout perçu à du concept, etc. L’esprit comprend différentes
strates, qu’il convient de ne pas écraser l’une sur l’autre. Nous disons donc sim-
plement que, puisque cette forme de réalisme radical ne peut se dire sans faire
disparaître la philosophie dans une multitude d’autres discours, il faut ou en pro-
poser une autre ou renoncer à la spécificité du discours philosophique.
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