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Jacques-Alain Miller
Dans La Cause freudienne 2011/2 (N° 78) , pages 151 à 206
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 1240-1684
ISBN 9782905040725
DOI 10.3917/lcdd.078.0151
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Si j’ai placé ce que j’ai pu vous dire l’an dernier sous le titre « Vie de Lacan » , 1
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I. ARCHITECTONIQUE DU SÉMINAIRE
S’il y a une œuvre de Lacan, c’est le Séminaire qui en donne l’axe. Le Séminaire
est, si j’ose dire, le Grand Œuvre de Lacan. Un interminable work in progress dont le
corps est fait de pas moins de vingt-cinq livres – c’est ainsi que je les ai appelés – qui
vont des Écrits techniques de Freud à celui intitulé « Le moment de conclure ».
Ce massif de vingt-cinq livres est lui-même débordé à ses extrêmes. Avant le Sémi-
naire des Écrits techniques de Freud, on compte en effet deux séminaires qui avaient été
donnés dans l’intimité de la maison de Lacan : le premier sur « L’homme aux rats » et
Miller J.-A., « L’orientation lacanienne » [2010-2011], « L’être et l’Un », leçons des 19, 26 janvier, 2 & 9 février 2011. Texte
transcrit et établi par Jacques Péraldi, édité par Nathalie Georges & Yves Vanderveken pour La Cause freudienne. Non relu
par l’auteur.
1. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan » [2009-2010], inédit.
L’orientation lacanienne
le second sur « L’homme aux loups », deux cas de Freud. Après « Le moment de
conclure », nous avons encore trois séminaires. Deux d’entre eux sont voués à la
topologie des nœuds, sous les titres de « La topologie et le temps » et « Objet et repré-
sentation ». Leur sténographie témoigne qu’il n’en reste que peu, même si j’ai pu en
sauver quelques articulations. Puis nous avons le troisième, le séminaire ultime,
contemporain de la dissolution de l’École freudienne de Paris et de la tentative de
Lacan de créer une nouvelle École. Les leçons de ce dernier séminaire avaient été
écrites à l’avance ; elles subsistent intégralement.
Nous avons donc une amplitude de trente années : de 1951 à 1981. Trente années
qui forment, dirait-on, l’époque lacanienne de la psychanalyse, s’il ne fallait en
remettre encore trente de plus pour que le Séminaire prenne une forme achevée.
Aujourd’hui, nous y sommes ! La somme est là, ou presque. Je dis ou presque, parce
qu’il reste à la publier.
J’ai évoqué les deux séminaires topologiques de Lacan : « La topologie et le
temps » et « Objet et représentation ». Je peux vous dire que ce qu’il en reste sera
publié en annexe du livre XXV, intitulé « Le moment de conclure ». En ce qui
concerne les deux séminaires initiaux, on ne dispose que du second, celui consacré
à « L’homme aux loups », et seulement sous la forme d’indications, de notes d’audi-
teurs qui ont circulé dans le milieu des élèves de Lacan. J’en ai établi le texte et je
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2. Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966 & Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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c’est-à-dire des occasions. Le dernier texte des Écrits, intitulé « La science et la vérité »,
avait par exemple été écrit par Lacan parce que je lui avais demandé un texte pour une
publication de l’École normale supérieure, où j’étais élève à l’époque ; une publication
que je comptais faire sortir. Je lui avais demandé d’écrire quelque chose pour le numéro
1. Ce fut donc ce texte, « La science et la vérité », qui achève le recueil des Écrits.
Je dis qu’il s’agit d’occasions, puisque la rédaction des écrits de Lacan est – je crois
bien, sans exception – marquée de contingences, alors que la poursuite du Séminaire
obéit à une nécessité, disons, interne. C’est par rapport à cette extraordinaire conti-
nuité d’un séminaire poursuivi pendant trente ans, que les écrits de Lacan sont à
situer : ils en scandent un moment, ils en cristallisent une articulation, ils précisent
ce qui auparavant figurait comme approximation.
Désormais, on lira Lacan dans une dialectique entre ses écrits et les séminaires,
même s’il y en avait déjà beaucoup qui étaient là auparavant : treize, si je ne me
trompe. Mais l’ensemble complété – qui est à mon regard déjà accompli, même s’il
ne vous est pas encore parvenu – change après coup la nature des éléments. Cet effet
d’après-coup va se produire sous peu et pour tous.
Les écrits, occasions de fixer la doctrine
Loin de moi l’idée de dévaloriser ce que Lacan a produit comme écrits. Rien de ce
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savoir. Étant donné que les proches d’Althusser ont remis les archives de ce dernier
à un institut-musée, on a aujourd’hui une lettre que Lacan avait adressée à Althusser,
le 21 novembre 1963, au moment où, à la recherche d’un abri, il avait pris langue
avec cet enseignant de l’École normale supérieure afin d’obtenir une salle où il pour-
rait faire son Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il y fit,
d’ailleurs, ensuite, ses quatre séminaires suivants. Lacan écrivait à Althusser en
novembre 1963 et y parlait de son Séminaire à partir du livre I, Les écrits techniques
de Freud, premier séminaire public qu’il avait tenu dans un amphithéâtre de l’hôpital
Sainte-Anne, son protecteur étant, à l’époque, le docteur Jean Delay : Le Séminaire
où j’essayais, depuis dix ans, de tracer les voies d’une dialectique dont l’invention fut pour
moi une tâche merveilleuse.
Ce dernier adjectif, merveilleuse, nous donne un petit aperçu sur ce qu’a été, pour
Lacan, la joie, et même, pour dire le mot, la jouissance qui était sienne de faire ses
séminaires. Jouissance dont il passe suffisamment quelque chose dans ceux-ci pour
que, vieux d’un demi-siècle, ils ne soient pourtant pas reçus quand ils paraissent – et
paraîtront – comme le témoignage de ce que l’on pensait jadis, mais comme au
présent et comme indiquant des voies d’avenir. Je peux prendre faveur de cette expres-
sion de Lacan pour témoigner, au moins une fois, que ma tâche concernant le Sémi-
naire est aussi pour moi une tâche merveilleuse, qui va me manquer. Tout à l’heure,
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analytique, à ce qui se passe dans cette expérience, à ce qui s’y révèle des faits de
transfert, d’une vérité intime, y compris de ses variations. Lacan tient son Séminaire
sur le fond de cette communauté d’expérience, sur le fond de ce que ces psychana-
lystes, si défaillants qu’ils apparaissent dans son discours, ont en commun avec l’en-
seigneur : l’expérience des phénomènes d’analyse. Qu’ils n’y comprennent rien, c’est
une chose. Qu’ils prennent ces phénomènes à l’envers et qu’ils soient conduits dans
des impasses, peu importe ! Ils sont néanmoins en contact avec la chose même.
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Il dit aussi qu’avant d’être volume, l’architecture a mobilisé et arrangé des surfaces
autour d’un vide. C’est ainsi que je me représente l’architectonique lacanienne : orga-
niser des surfaces autour d’un vide. Je pourrais même donner comme emblème du
Séminaire – chemin de l’invention d’un savoir – ce premier objet topologique dont
Lacan a traité : le tore. Cet objet se représente au mieux par l’image d’une chambre
à air ou d’un anneau, c’est-à-dire un cylindre recourbé dont les deux bouts viennent
s’accoler. C’est le premier objet que Lacan met en scène dans son Séminaire IX, dont
on trouve déjà, en passant, une allusion dans son écrit « Fonction et champ de la
parole et du langage… »4 Il y a dans ce texte une allusion à la forme de l’anneau. C’est
donc par là que Lacan introduit la topologie dans la psychanalyse.
Dans cette figure du tore, il oppose avec beaucoup de précautions deux dimen-
sions ou deux formes d’existence du trou. Le premier est le trou interne, celui qui est
déjà présent dans le cylindre et autour duquel on enroule une surface qui, donc, se
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5. Cf. Perelman C., Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, avec Lucie Olbrechts-Tyteca, Paris, PUF, 1958.
6. Cf. Courteline G., Un client sérieux, Paris, Le Livre de Poche, 1967.
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7. Cf. Fichte J. G., Doctrine de la science, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, 2000.
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autonome de l’autre et lui donner, non pas telle pensée déterminée, mais seulement les
indications pour la penser lui-même.
C’est là ce que fait Lacan dans ses écrits mais aussi dans ses séminaires : il donne
les indications pour que l’on pense par soi-même. C’est une idée qu’il exprime
lui-même à la fin de l’« Ouverture » des Écrits. Il l’exprime à sa façon, mais c’est la
même idée que celle de Fichte : « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les
jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence
où il lui faille mettre du sien. »8
Puisque je suis sur l’un des auteurs majeurs de l’idéalisme transcendantal, je vais
conclure en vous donnant l’orientation que j’ai retrouvée dans Schelling, dans un de
ses petits traités sur l’explication de l’idéalisme de la Doctrine de la science.
« On devrait penser que seul un homme qui a, lors des recherches empiriques, assez
souvent senti combien à elles seules, elles contentent peu l’esprit, senti que précisé-
ment les problèmes les plus intéressants qui s’y trouvent, vous renvoient si souvent à
des principes supérieurs, et avec quelle lenteur et quelle incertitude on progresse en
elles sans idée directrice ; seul un homme qui a appris, par une expérience multiple, à
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cette date, était exclu de l’analyse. Ce qu’il isolait comme le réel dans la cure analy-
tique, dans le sujet, c’était le noyau du symbolique – à l’occasion incarné par la phrase –,
le symbolique dans son opposition à ce qu’il s’agissait de traverser comme un écran,
à savoir l’imaginaire. Disons que ce qu’on a appelé l’enseignement de Lacan, qui se
tient essentiellement dans les six premiers Séminaires, des Écrits techniques de Freud
au « Désir et son interprétation », c’est le symbolique comme réel de l’imaginaire. Le
symbolique est ce qu’il y a de réel dans l’imaginaire.
Il faut la rupture du septième Séminaire, L’éthique de la psychanalyse, pour que le
réel retrouve ses couleurs à distance du symbolique et de l’imaginaire, ceux-ci prenant
alors statut de semblants. Ce réel apparaît alors comme indexé par le mot allemand
de das Ding – ce qui me faisait me référer à Fichte et Schelling entre Kant et Hegel.
Le réel apparaît comme indexé par das Ding, la Chose, qui est une référence par
laquelle Lacan indiquait la pulsion.
C’est là ce qui, cette année et dans le fil du Séminaire de Lacan, fera notre ques-
tion.
Pour Freud, pour le dire vite, ce qui à la fin est réel, c’est la biologie. À la fin des
fins, pour Freud, le réel c’est la biologie. Si je veux encore rester dans le court-circuit,
je peux dire que ce qui, à la fin des fins, est réel pour Lacan, c’est la topologie. À
savoir, ce qui n’est nulle matière, ce qui n’est que pure relation d’espace, ou même,
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mur du signifiant et du signifié sans le déformer quelque peu, et c’est alors, parfois,
tout à fait ça. Quand je dis que pour Lacan – il l’a dit lui-même une ou deux fois –
la topologie, c’est le réel, je le dis sans guillemets, au sens où, pour Lacan, c’était tout
à fait ça.
La topologie : un nouvel imaginaire
Je me suis servi de mes mains pour vous mimer le rapport de deux cercles, dont
l’articulation est constituante de cet objet topologique qui s’appelle le tore, qui fut
le premier de cet ordre à avoir été introduit par Lacan dans la psychanalyse.
Je dirai que cette topologie est en quelque sorte un nouvel imaginaire inventé par
Lacan, dans la mesure où il l’avait pêché dans les mathématiques afin de nous exercer
à de nouvelles formes. L’usage que je fais de cette expression de nouvel imaginaire est
justifié, ne serait-ce que parce que Lacan y avait été conduit, me semble-t-il, par un
ouvrage dont l’un des co-auteurs s’appelle David Hilbert – mathématicien bien
connu et central de la fin du XIXè siècle, oracle dans les mathématiques – qui, pour
l’occasion de ce livre, s’était adjoint un nommé Cohn que j’identifie moins – ce qui
est une façon de dire qu’il m’est inconnu. Cet ouvrage s’intitule La Géométrie et l’ima-
gination10. C’est là que Lacan a pêché la bande de Moebius, le tore et le cross-cap. Il
donnait ainsi de nouvelles ressources aux psychanalystes, c’est-à-dire essentiellement
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10. Cf. Hilbert D., Cohn S., Geometry and the Imagination, American Mathematical Society, 1952, AMS Chelsea
Publishing.
11. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449 & sq.
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Ce n’est pas par hasard qu’au premier pas que nous pouvons faire à propos du
réel, nous tombons sur la notion de cause. Il y a, pour le dire comme pourraient le
dire les philosophes, une appartenance conceptuelle essentielle entre le réel et la
cause. Quand on se sert du mot de réel, on pourrait en faire le trait distinctif de
l’adéquation du mot : le réel est cause. Il n’est légitime de parler du réel qu’à la
condition que ce à quoi on attribue la qualité d’être réel soit cause, cause d’un
certain nombre d’effets. C’est pourquoi, dans cette perspective, j’ai pu dire que la
question du réel était, après tout, ce qu’il y a de plus naturel au monde pour un
psychanalyste. J’aurais même pu dire que la question du réel est posée pour toute
action qu’on dit thérapeutique, dans la mesure où il s’agit pour elle d’atteindre au
réel comme étant le royaume, le règne, l’ordre de la cause, puisqu’on essaye d’ob-
tenir des effets de transformation. Il faut bien pouvoir intervenir là où ça se joue,
là où ça se décide.
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l’histoire de la philosophie. Il y avait une partie de moi, dans mon jeune temps, qui
cherchait en effet la vérité entre Kant, Fichte, Schelling et Hegel.
Le primat de la représentation
Qu’est-ce qui est le réel ? Cette question est devenue instante dans la philosophie
à partir de Descartes, auquel Lacan a fait retour pour essayer d’en déprendre son
concept du sujet. Je dis instante au sens où c’est une question marquée par l’urgence
et par l’insistance. Celui qui en a eu l’aperçu le plus net, le plus clair, le mieux centré,
c’est le nommé Heidegger, dans un article de 1938 qui s’appelle « L’époque des
“conceptions du monde” »12, qui indique et souligne que c’est à partir de Descartes
que le monde est devenu, à proprement parler, une image conçue par le sujet.
Heidegger emploie le mot allemand Bild qui signifie « image » et qui est le terme
qu’on emploie quand on parle d’image spéculaire, d’image originaire : das Urbild.
Heidegger pose que c’est à partir de Descartes que tout ce qui est, se situe par, et
dans, la représentation. Le discours philosophique n’implique même pas ici la caté-
gorie de l’universel. Il s’agit d’un rassemblement de tout ce qui est, c’est-à-dire de ce
qu’on appelle, en termes techniques, l’étant – pas avec un g mais avec un t, car les
canards, c’est nous ! Il s’agit d’un rassemblement où, à partir de Descartes, tout ce
qui est – au moins pour les philosophes, mais c’est solidaire de tout un ensemble –
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Nous avons cassé beaucoup de bois sur la tête des évaluateurs, mais c’est la faute
à Descartes ! C’est avec lui, en effet, qu’évaluer a commencé – évaluer ce qui est
représenté, selon son degré de réalité. Pour que le cogito cartésien émerge, il faut
avoir d’abord révoqué, mis en doute, suspendu, raturé, tout ce qui est représentation,
c’est-à-dire reconnaître que là, il n’y a point de réel. Cela s’effectue précisément dans
ce qu’on appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il ne s’agissait que d’un petit
obsessionnel qui, tout en sachant que c’est là, se dit que peut-être bien quand même...
Eh bien, ça n’a strictement rien à voir ! Parce que le doute de Descartes, c’est la
terreur, celle qu’exerce le sujet qui émerge comme seule instance qui existe et résiste
à la suspension de toute représentation en tant que vidée de réel. Nous vivons encore
dans cette époque où l’homme devient, ainsi que s’exprime Heidegger, le centre de
référence de l’étant en tant que tel, avec ceci que Heidegger étend ce centre de réfé-
rence au-delà de l’individu, en disant, à l’occasion, qu’on l’étendra jusqu’à la société.
C’est à l’époque de la représentation que devient nécessairement instante la ques-
tion : Est-ce que tout cela n’est qu’un rêve, un cauchemar ? Est-ce réel ou irréel ?
Comme vous le savez, une fois que cette opération de terreur cartésienne sur la repré-
sentation a été réalisée, le monde s’est converti en représentation et a été récusé à ce
titre-là, au point qu’il ne reste comme résidu, au fond de la bouteille, que le cogito.
La lie de la bouteille, c’est le cogito que l’on n’arrive pas à éliminer avec les moyens
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corrélat réel, avec ceci que, dans cette idée de Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir
être trompeur, puisqu’il est ce qu’il y a de plus réel et qu’être de bonne foi est supé-
rieur à être trompeur. Donc on souffle et on voit revenir – je simplifie – tout ce
qu’on avait mis en suspens au départ, par le canal d’un grand Autre qui se pose là
et qui est le passeur de l’ordre de la représentation au réel. On ne dira pas que c’est
un grand Autre supposé savoir. Il est plus que cela : il est supposé dire la vérité, dans
la mesure où il décide de la vérité. Rien ne lui est supérieur, même pas la vérité.
C’est lui qui dit ce qui est vrai et ce qui est faux. Il est donc éminemment le lieu de
la vérité, au sens où il la produit. C’est ce qu’on appelle la doctrine de la création
des vérités éternelles. Voilà ce qui a émergé avec Descartes. C’est, à la fois, la conver-
sion du monde en représentation et le grand renfermement qui fait que tout rentre
dans l’ordre par le biais d’un recyclage de la scolastique, d’un recyclage de la preuve
de l’existence de Dieu.
Deux grandes voies dans la philosophie
Je vais vite, mais je dirai que les grands cartésiens, qui pourtant, que ce soit
Malebranche ou Spinoza, ont différé de Descartes sur de nombreux points, recon-
naissent au signifiant Dieu cette fonction de passeur de la représentation au réel : la
représentation procède de Dieu. Ils se distinguent de Descartes en ce que, d’une
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passe. À partir du moment, donc, où cette connexion divine est rompue, la question
du réel devient instante – la question du réel telle qu’elle résonne dans la phrase du
jeune Schelling : Qu’est-ce qui, à la fin, est le réel dans nos représentations si Dieu n’est
plus là pour assurer la transition ?
Vous m’excuserez de rester encore dans le registre abrégé de l’histoire de la philo-
sophie, mais c’est pour que vous saisissiez que c’est à partir de là qu’il y a eu, pour
nous, deux grandes voies : la voie de Hegel et la voie de Schopenhauer ou de
Nietzsche – Schopenhauer vouant à Hegel une détestation particulière. Il y a là tout
un courant de la pensée philosophique, et je vais donc vous dire un mot rapide sur
Schopenhauer, puisqu’il est tout à fait absent des références de Lacan qui a pris clai-
rement, quant à lui, son départ sur le versant de Hegel. C’est chez Platon et chez
Hegel qu’il a trouvé, avec la notion de la dialectique, à assoir l’opération de la psycha-
nalyse. Jetons maintenant un œil du côté de Schopenhauer.
Le réel selon Schopenhauer : scission
Il annonce clairement la couleur dans le titre de son grand ouvrage, Le Monde
comme volonté et comme représentation13. Le premier livre de cet ouvrage porte sur le
monde comme représentation, le second sur le monde comme volonté. Ce que
Schopenhauer appelle la volonté, je dirai, pour vous simplifier les choses, que c’est
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13. Cf. Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.
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14. Cf. Hegel G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, tr. de J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.
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temps dans l’escalier, etc. Mais par contre, le réel dont il s’agit chez Hegel est un
réel qui a des effets, et auquel on accède par la raison parce qu’il est rationnel de
bout en bout.
Si je voulais encore simplifier, je pourrais répartir, comme on le faisait dans l’An-
tiquité, Hegel et Schopenhauer comme Héraclite et Démocrite : Hegel qui rit et
Schopenhauer qui pleure. Schopenhauer le pessimiste, pour qui ça ne peut jamais
bien se terminer, et Hegel l’optimiste, pour qui la rationalité du réel opère conti-
nuellement, avec cette idée qu’à la fin des fins, à la fin de toutes les ruses de la raison
– ça a été, en tout cas, présenté ainsi –, il y aurait une grande réconciliation dans le
savoir absolu. Schopenhauer, lui, jouerait par contre une sorte de Zazie répétant sans
cesse : Savoir absolu, mon cul ! Et puis arrive Nietzsche qui va reprendre ça.
On peut dire qu’il y a, depuis lors, dans la philosophie, deux grandes familles
d’esprit : les optimistes et les pessimistes. Je simplifie pour vous laisser un souvenir
de la domination exclusive de Hegel sur les esprits à partir de Lacan. Pour cela,
j’essaye de gonfler un petit peu la figure de Schopenhauer qui n’a pas la même place,
et que je soutiens à partir de Nietzsche qui s’est présenté comme son disciple. C’est
bien de là que procèdera toute une filière anti-hégélienne de la pensée, qui débou-
chera, en France, au XXe siècle, chez Georges Bataille et Maurice Blanchot, ou chez
des philosophes comme Deleuze.
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Ce que Lacan a trouvé dans la structure, c’est une réponse à la question du réel,
qui lui est apparue opératoire dans la psychanalyse pour passer de la parlotte au réel,
et qui l’a au fond conduit à poser que ce qui est réel et ce qui est cause dans le champ
freudien, c’est la structure du langage. Je me dis qu’en écrivant, dans mon très jeune
temps, un article après une première lecture de Lacan, qui s’appelait « Action de la
structure »15, j’avais au moins saisi en quel sens, chez Lacan, la structure c’est le réel.
Une hiérarchie ontologique
On prend comme de bien entendu le réel, le symbolique et l’imaginaire, parce que
l’on récite ça, si je puis dire, avant même que l’on soit né. Lacan avait pêché ces trois
termes dans une page de Claude Lévi-Strauss, dans « L’efficacité symbolique » – qui
est une façon de dire « Action de la structure » – et il en avait fait une conférence,
qui précédait la scission de 1953 et son premier Séminaire public. Vous trouvez cette
conférence rééditée aux éditions du Seuil, dans le petit opuscule que j’ai intitulé Des
Noms-du-Père16, puisque Lacan a dit plus tard que le réel, le symbolique et l’imagi-
naire étaient, au fond, des Noms-du-Père.
On prend donc comme quelque chose d’acquis – à qui, à qui est-ce ? – la tripar-
tition du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Elle est validée par l’usage que nous
en faisons et la clarification qu’elle apporte sur les phénomènes auxquels nous nous
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15. Cf. Miller J.-A., « Action de la structure », Un début dans la vie, Paris, Gallimard, Le promeneur, 2002, p. 57 & sq.
16. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 9 & sq.
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général, ça ne donne que peu. L’exclusion du réel traduit donc bien quelque chose
de concret, qui est tellement évident pour nous, qu’il y a justement besoin de le
conceptualiser.
Quant au symbolique, disons que c’est un des noms du réel. C’est le réel comme
wirklich, le réel comme cause. Tout ce qui reste comme image de Lacan dans l’opi-
nion, tout ce qui reste de ce par quoi il a marqué, c’est précisément l’image de quel-
qu’un qui a montré en quoi le symbolique est réel, en quoi le symbolique est ce qu’il
y a de plus réel dans la psychanalyse et dans la constitution du sujet.
Quant à l’imaginaire, d’où Lacan est parti avant de commencer son enseigne-
ment à proprement parler, Lacan le commente au gré du symbolique et tend à
montrer que cet imaginaire est quand même un moindre être, ce qui veut dire qu’il
est précisément de l’ordre de la représentation, de l’ordre de la Bild. Même lorsque
des images paraissent maîtresses et semblent gouverner, elles ne tiennent leur puis-
sance sur le sujet que de leur place symbolique. Comme je l’avais dit, jadis, au début
de mon cours, l’opération de Lacan était vraiment de montrer comment tous les
termes utilisés par les psychanalystes dans le registre imaginaire ne trouvent leur vraie
place qu’à être retranscrits en termes symboliques.
Un réel structuré
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17. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.
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J’ai présenté cette catégorie du réel comme étant au départ naturelle pour le prati-
cien, et j’en ai en même temps montré la genèse à travers une vue de surplomb sur
plusieurs siècles philosophiques ; or, il faut saisir que sa promotion par Lacan, qui n’a
fait que monter en puissance au cours de son enseignement, est pourtant arrivée
comme une surprise pour ses élèves. Ils n’ont pas pu s’y faire pendant longtemps,
puisque tout avait commencé par son exclusion, et parce qu’en français, on ne fait
pas la différence entre real et wirklich. Ils n’avaient pas saisi que la structure était
pour Lacan un des noms du réel.
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18. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], inédit.
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de Lacan, son triomphe à lui, son optimisme, qui évidemment tranche avec ce qu’il
distribuera d’un atroce pessimisme dans son dernier enseignement. On a là une inver-
sion complète, puisqu’on était parti avec les trompettes du triomphe du symbolique
sur l’imaginaire.
Pour terminer, je dirai que Lacan classait la jouissance du côté de l’imaginaire. Elle
n’entrait pas, à proprement parler, dans le réel. Pour lui, la jouissance était un effet
imaginaire, et il ne retenait du corps, étant donné son point de départ qui était le
stade du miroir, que sa forme. La jouissance, c’était la jouissance de la forme imagi-
naire du corps, de l’image du corps. Dans son écrit sur Schreber et dans ses schémas,
la jouissance est encore qualifiée d’imaginaire, et elle est donc supposée destinée à
obéir au doigt et à l’œil au prochain déplacement du symbolique.
On peut donc dire qu’il y a d’abord comme une promesse de résorption de l’ima-
ginaire qui est proférée par Lacan. Il y a d’abord – je m’en expliquerai la prochaine
fois – comme une domination de la vérité sur le réel ou, pour le dire mieux, l’idée
que, dans la psychanalyse, le vrai c’est le réel. Mais le drame de l’enseignement de
Lacan, et peut-être aussi le drame du praticien, tient dans le décrochage du vrai et
du réel, dans ce qui s’isole de Real et qui échappe à la puissance du Wirklich.
Le réel, Lacan l’avait qualifié comme ce qui revient toujours à la même place.
C’était sa première définition du réel et, quand il disait cela, c’était disqualifiant
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Il fut un temps où Lacan parlait de la cure analytique, parce qu’il lui fallait alors
dédouaner la psychanalyse en la faisant passer pour une thérapeutique, c’est-à-dire une
action ayant pour but une guérison. Vous savez qu’il lui substitua ensuite, dans son
usage le plus courant, un mot que d’ailleurs il employait déjà auparavant, à savoir celui
d’expérience analytique – au sens où, dans une analyse, il se passe des choses, où on y
vit, si je puis dire, quelque chose de tout à fait singulier. Le mot d’expérience a cet avan-
tage de ne pas spécifier qu’une guérison en résulte – ce qui est prudent et réaliste.
Conceptualiser l’expérience analytique comme cure, ainsi qu’on le faisait et
comme Lacan, durant un temps, l’avait également fait en adoptant cette expression,
obligeait à en distinguer la psychanalyse dite didactique, celle dont le but était de
formation. Autrement dit, la psychanalyse, jusqu’à Lacan, se trouvait dédoublée. Il
y avait l’expérience comme cure avec finalité de guérison, et il y avait, disons, l’ex-
périence comme pédagogie avec finalité de formation.
Si l’incidence de l’enseignement de Lacan s’est marquée de la façon la plus
évidente, c’est parce qu’elle a accompli la réunification de ces deux aspects ou de ces
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19. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 243 & sq.
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là-dessus que culmine tout son effort d’enseignement jusqu’à cette date, effort
qui se situe entre son Séminaire « La logique du fantasme » et celui de « L’acte
psychanalytique ».
Qu’en est-il du fantasme ?
En premier abord, je dirai qu’il est essentiellement ce qui, pour le sujet, fait écran
au réel. La traversée de cet écran est supposée permettre au sujet d’accéder au réel,
d’avoir avec le réel une entente dont il était jusqu’alors retranché et dont il était inca-
pable. Ce fantasme est, non seulement ce qui fait écran au réel, mais aussi ce qui fait
écran à l’être du sujet. Dans la mesure où ce qui précipiterait un sujet en analyse
serait la recherche de cet être, serait la question Qui suis-je ?, parce qu’il ne dispose-
rait pas de cette clef ou parce que quelque chose serait venu opacifier son je suis, ce
qui ferait qu’en tant que psychanalysant, il se soutiendrait comme ce qu’on appelle
en algèbre une inconnue, un x. Il est donc question que l’effet majeur de l’expérience
analytique ne soit, ni de guérison ni de formation, mais, à proprement parler, de
révélation ontologique quant au sujet.
Seulement, le fantasme n’est pas uniquement écran du réel. Il est en même temps
fenêtre sur le réel. Il y a là une valeur du fantasme qui mérite d’être confrontée, entre
l’écran et la fenêtre. Je cite Lacan dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le
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ne fait pas afin de ne pas donner tout de suite la clef du truc à ceux qui font la passe.
Cependant, comme maintenant la passe a changé, je peux être plus explicite.
Le premier effet épistémique, je dirai que c’est un effet de désarroi, qui tient préci-
sément à ce que l’assurance que le sujet prend du fantasme – fantasme qui lui fixe sa
place par rapport au réel, qui est ce que le réel veut dire pour lui – est chavirée. Elle
coule et elle est mise en même temps sens dessus dessous. C’est, en effet, le moment
où un sujet peut apercevoir que les catégories significatives qui ont organisé son
monde ne sont que son monde à lui. Cela se confirme, à l’occasion, quand il s’essaye
à la place de l’analyste : il voit chacun arriver avec ses significations dominantes, qui
n’ont rien à voir avec celles du voisin. C’est à partir de la position de l’analyste que
l’on se demande comment un monde tient pour tout le monde, alors que chacun est
corrélatif d’un monde qui s’organise d’une façon tout à fait disjointe du monde du
voisin. Il y a le monde du bon samaritain ou de la bonne samaritaine, il y a le monde
du fripon, et ça fait deux : le monde où l’on trompe et le monde où l’on fait du bien.
Et il y a aussi le monde où l’on fait du bien et où l’on trompe. Il y a donc une rela-
tivité qui, lorsqu’elle s’aperçoit – sur le mode du ce n’est que ma façon de comprendre,
ce n’est que ma façon à moi de saisir les choses –, se traduit d’abord par un désarroi, un
désarrimage, avant que cela ne s’ouvre éventuellement à une expansion de l’être.
Deuxièmement, il y a un effet de déflation du désir, à savoir que le désir ne saisit
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Cet au-delà, dont je dirai qu’il n’est pas modifié par cette métamorphose, c’est ce
que Lacan a épinglé sous le nom de sinthome, à savoir l’être de jouissance. L’être du
désir se laisse convertir en être du savoir. Le fantasme est susceptible de révéler et de
traverser la cause du désir, mais l’être de jouissance reste, lui, rebelle au savoir. La
question sur laquelle Lacan nous a laissés, est celle du rapport de la jouissance et du
sens. Ce qu’il a appelé la passe, c’est la résolution de la conversion du désir en savoir.
Mais ce qui est plus coton, si je puis dire, c’est le rapport de la jouissance et du sens.
Ça, ça ne se prête pas à une traversée.
Le réel et la vérité
J’ai évoqué, au début de ce cours, le terme de réel. Je viens encore de le reprendre
aujourd’hui. Pour fixer les idées, je dirai que je suis contraint de signaler que nous
devons maintenant inscrire un chapitre qui pourrait s’intituler « Les amphibologies
du réel ». En effet, le réel ne veut pas dire toujours la même chose, aussi bien dans
notre usage que dans celui de Lacan. Il y a là une équivoque qu’il faut cerner, même
si Lacan a pu répéter que le réel était ce qui revient toujours à la même place. Cette
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20. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 586.
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25. Cf. Barthes R., « La Chambre claire. Note sur la photographie », Gallimard, 1980, 192 p., repris dans Œuvres
Complètes, Paris, Seuil, 1994, tome V, p. 783-892.
26. Cf. Barthes R., « L’effet de réel », Communications, n°11, 1968, repris dans Œuvres Complètes, op. cit, tome III, p. 25-32.
27. Cf. Flaubert G., « Un cœur simple », Trois contes, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 47-89.
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28. Cf. Barthes R., « S/Z », Œuvres complètes, op. cit., p. 109-346.
29. Cf. Reboul J., « Sarrasine ou la castration personnifiée », Les Cahiers pour l’analyse, n° 7, « Du mythe au roman »,
mars-avril 1967, p. 91-96, épuisé.
30. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 469.
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– expresse, je veux dire déjà articulée – de mon discours où j’en suis : contribuant au
discours analytique. »31
Valeur de la référence
C’est un mot très fort que celui de référence. La référence, c’est ce dont il s’agit. La
référence a valeur de réel. Lacan y insiste en ajoutant qu’il ne dit pas cela métaphori-
quement. Bien qu’il ait fait image de la topologie, qu’il ait dessiné des figures, il dévalo-
rise cela comme étant une concession faite à ses auditeurs, la concession d’une imagerie,
alors que tout aurait pu être présenté comme, dit-il, « une pure algèbre littérale »32.
Toujours à propos de cette topologie, il indique aussi qu’elle nécessiterait une
révision de l’esthétique de Kant. Ce n’est certainement pas par hasard que le nom de
Kant vient à ce propos : « La topologie, n’est-ce pas ce n’espace où nous amène le
discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ? »
Enfin, disons que la référence dont il s’agit avec la topologie, c’est la référence à
la structure, définie ici comme « le réel qui se fait jour dans le langage »33. Là, on voit
que le réel est ce que Lacan a appelé depuis toujours la structure, un réel en tant qu’il
se manifeste dans le langage par un certain nombre de relations.
On ne peut pas ici méconnaître les affinités que depuis toujours la pensée a recon-
nues entre le mathématique et le réel, entre ce qui est de l’ordre du mathématique et
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Le rationalisme de Lacan
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contre tous les irrationalismes, au rang desquels, bien sûr, ils inscrivent Lacan –
qu’ils n’ont jamais lu. Ils considèrent qu’ils ont affaire à un vague mystique de la
psychanalyse, alors que s’il y a une ligne que Lacan a suivie du début jusqu’à la fin
de son enseignement, c’est bien celle de tenir bon dans son effort proprement ratio-
naliste.
Sa référence à l’élément mathématique est tout à fait constante. La géométrie,
par exemple, on la trouve sous la forme de l’optique dans le schéma des miroirs qui
est supposé rendre compte de l’identification. Vous pouvez trouver ce schéma dans
le texte des Écrits intitulé « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »37, mais
c’était déjà présent dans les premiers Séminaires. Vous avez ensuite la construction
du graphe du désir qui est une représentation géométrique de relations algébriques.
Puis ça se retrouve ensuite sous la forme de la topologie des surfaces. Et enfin, dans
le tout dernier enseignement, sous la forme de la topologie des nœuds. Autrement
dit, il y a chez Lacan une postulation vers les mathématiques et l’affirmation d’une
affinité entre celles-ci et le réel – affinité qui, au fond, ressortit à ce qu’il y a de plus
classique dans l’inspiration philosophique.
Lacan avec Kant
Je dirai maintenant que l’on pourrait tenter un parallèle, au moins sur un point,
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37. Cf. Lacan, J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrits,
op. cit., p. 647-684.
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38. Kant E., Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2004, p. 193.
39. Cf. Heidegger M., Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, collection « Tel ».
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chez nous, fonctionne comme schématisme, comme schème qui a, si je puis dire, un
pied de chaque côté ? Eh bien, c’est précisément le fantasme. Le fantasme, tel que
Lacan l’écrit en son mathème de ($ ◊ a), lie précisément, dans son écriture initiale,
deux éléments hétérogènes : l’un qui relève du signifiant, le sujet barré, et l’autre qui,
à l’origine, provient d’une écriture imaginaire, à laquelle Lacan donnera ensuite la
valeur de réel. D’une certaine façon, c’est le fantasme qui, dans l’enseignement de
Lacan, joue le rôle de schème entre ce qui est la réceptivité de la jouissance et la spon-
tanéité du jeu des signifiants. Il n’est après tout pas indifférent que le schématisme
soit affecté à l’imagination, c’est-à-dire à ce qui, chez Aristote, est la fantasia, d’où
vient notre nom de fantasme.
Autrement dit, il y a là comme une structure transhistorique qui, lorsqu’on sépare
des ordres ou des registres distincts, oblige à trouver ce qui est à la fois un terme
médiateur et un terme qui perce un niveau à partir d’un autre. Dans notre discours,
c’est le fantasme qui joue cette fonction.
Dans le parallèle entre Kant et Lacan, je pourrais encore aller plus loin. Il y a, en
effet, un affect que Lacan distingue finalement entre tous les autres, parce qu’il est d’une
certaine façon en connexion avec le réel. Cet affect, Lacan l’appelle l’angoisse. L’angoisse,
à la différence des autres affects, serait ce qui ne trompe pas. Elle serait, au fond, l’index
du réel. Eh bien, c’est là, mutatis mutandis, le rôle que joue le sentiment du respect chez
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L’orientation lacanienne
complexe, qu’il faut travailler afin de le simplifier. Je crois que, par ma faute, vous n’en
n’avez rien saisi la dernière fois, et je prends donc aujourd’hui les choses par un autre
bout, puisque je suppose que je peux me promener avec vous dans Freud et dans
Lacan, en considérant que, là au moins, vous avez des connaissances ou au moins des
aperçus suffisants.
Pour clore la première partie de cette année, puisque je ne reprendrai ce cours
que le 2 mars, je vais vous faire part de mes progrès dans la lecture de Lacan sur ce
qui nous intéresse cette année, progrès dont vous pourriez dire, en paraphrasant un
titre de Jean Paulhan, qu’ils sont en lecture assez lents.
Ce n’est pas tout de lire Lacan – je le vois bien maintenant – puisque le plus inté-
ressant est de lire ce qu’il ne dit pas, ce qu’il n’écrit pas. Sinon, on se contente –
même si cela présente déjà une certaine difficulté – de reconstituer – pour reprendre
là un mot que j’ai employé dans le premier cours de cette année – l’architectonique
conceptuelle d’un texte, d’un écrit ou d’une leçon d’un Séminaire. Mais cela ne dit
rien du pourquoi, cela ne dit rien de ce que l’écrit écarte ou témoigne ne pas aper-
cevoir. Heidegger dit quelque chose d’approchant concernant sa lecture de Kant, à
savoir qu’il ne s’agit pas seulement d’entrer dans la puissante mécanique conceptuelle
qui est par exemple mise en œuvre dans la Critique de la raison pure, mais encore de
saisir précisément où porte l’accent, et spécialement – dirai-je en termes lacaniens –
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À cet égard, la Critique de la raison pure est un bon exemple, puisque Kant en a
donné une seconde édition sensiblement modifiée, et que Heidegger s’est efforcé de
démontrer qu’elle constituait un recul par rapport à ce qui était l’horizon de la
première. Heidegger utilise la seconde pour montrer ce qu’elle referme de ce que la
première ouvrait. C’est ainsi que dans les différentes parties de la Critique de la raison
pure, il privilégie celle qui s’appelle « L’esthétique transcendantale ». C’est à partir
d’elle qu’il jauge les autres développements que Kant donne aux « Propositions analy-
tiques et synthétiques » et à « La dialectique transcendantale ». D’autres commenta-
teurs ont, au contraire, lu la Critique de la raison pure à la lumière des « Propositions
analytiques » ou à la lumière de « La dialectique ». On a ainsi comme trois types de
lecture, qui ont d’ailleurs été ordonnés dans un livre que je pratiquais beaucoup à
l’époque de ma jeunesse, un livre qui s’intitulait L’Héritage kantien et la révolution
copernicienne41, qui avait été écrit par un philosophe qui s’appelait Vuillemin.
Eh bien, il s’avère que Lacan a aussi donné, parfois, une seconde édition de certains
de ses écrits. Les modifications apportées sont significatives, mais cependant toujours
légères : elles portent sur deux ou trois paragraphes. Le repentir n’est pas le genre de
Lacan, n’est pas son fort. C’est plutôt dans la continuité de sa réflexion qu’il se corrige,
41. Cf. Vuillemin J., L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Fichte, Cohen, Heidegger, Paris, PUF, 1954.
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mais son vocabulaire ne change pas, ou très peu. Comme son ton est toujours assertif,
on peut croire qu’il développe, alors qu’il modifie, et parfois zigzague.
J’ai jadis, dans mon Cours, passé quelques années à reconstituer et à divulguer ce
que j’ai appelé l’architectonique de Lacan. Mais le recul que me donne peut-être la
satisfaction d’avoir quasiment achevé la rédaction de l’ensemble des Séminaires me
fait, je crois, apercevoir un relief, où ce que je traitais auparavant comme des difficultés
conceptuelles m’apparaît maintenant relever d’un autre ordre. Je constate, j’ai dû
constater, que ma façon de lire aujourd’hui les écrits canoniques de Lacan – ceux sur
lesquels je me suis moi-même longtemps penché – a changé, en particulier concernant
ce qui maintenant m’occupe au titre de l’œuvre de Lacan, à savoir le statut du réel.
Fonction nodale de la matrice du fantasme
Si j’ai parlé de la fonction nodale du fantasme, c’est parce que Lacan a promu le
fantasme comme ce qui noue et conjugue l’imaginaire et le symbolique, et ce, d’une
manière qui fait dudit fantasme la fenêtre du sujet sur le réel. C’est là, disais-je, la
matrice à partir de laquelle le monde, la réalité, prend sens et s’ordonne pour le sujet.
Je dis qu’il s’agit de fonction nodale, parce que je vise ce que Lacan développera et
thématisera sous les espèces topologiques. Mais cette fonction, on la trouve aussi
écrite très tôt et couramment chez Lacan, sous la forme du losange qui, dans son
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S◊I
Ordres, registres, dit-mensions
Le terme même d’ordre mériterait d’être commenté dans son usage lacanien. Il est
surtout utilisé pour ce qu’on appelle le registre symbolique, mais il désigne tout autant
les deux autres, ceux du réel et de l’imaginaire. Ce sont des registres, mais de quoi ?
Eh bien, ce sont des registres de l’être, des registres ontologiques. Avec le symbolique,
l’imaginaire et le réel, nous avons la tripartition de ce que Lacan appellera plus tard
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des dit-mensions, en jouant sur le mot pour en dégager le mot de dit. Ces trois dit-
mensions sont des façons distinctes de loger le dit. Elles obéissent à des règles sensi-
blement différentes. L’image est, par exemple, d’un fonctionnement tout à fait distinct
de celui du signifiant, lequel est articulé en chaînes ou comme un système.
Lacan a abondamment développé ce qui se passe séparément dans chacun de ces
ordres. Dans l’ordre symbolique, il a mis en valeur un certain nombre de relations
mathématiques et un certain nombre de réseaux proprement linguistiques. L’imagi-
naire, il l’a par contre mis en valeur – ainsi que l’a fait la littérature analytique – comme
un réservoir d’images prévalentes qui jouent un rôle pour le sujet, et dont il est courant
de supposer que certaines de ces représentations sont inaccessibles à la conscience.
Ce qui donc spécifie le fantasme, c’est une connexion, une interpénétration
spéciale du symbolique et de l’imaginaire. Il suffit de se référer au fantasme « Un
enfant est battu »42 pour y voir, à la fois une représentation imaginaire mise en scène
et la présence d’une phrase articulée. La perspective que prend Lacan nous montre
que se composent, là, des éléments qui relèvent d’ordres différents. Je ne m’étends pas
trop là-dessus, parce que Lacan a suffisamment éduqué notre perception à cet égard.
Par l’insistance de son enseignement, il a fait en sorte que nous vienne spontané-
ment le fait de distinguer ce qui relève de l’imaginaire et ce qui relève du symbo-
lique dans ce que peut nous livrer une cure analytique. C’est par rapport à cette
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42. Cf. Freud S., « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles »,
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219 & sq.
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tinctes, puisqu’elles s’étendent aussi loin que ce que la philosophie classique appelle
la représentation – j’y ai déjà fait allusion. L’imaginaire, dans son acception la plus
ample, embrasse tout ce qui est représentation.
D’ailleurs, le Phantasieren de Freud penche plutôt de ce côté-là. C’est un terme
freudien qui est plus aristotélicien que lacanien ou français. J’ai eu, cette semaine, une
petite conversation avec le traducteur de Freud, à savoir Jean-Pierre Lefebvre, celui
qui donne de nouvelles traductions de l’œuvre freudienne depuis l’année dernière.
Il a traduit la Traumdeutung sous le titre d’Interprétation du rêve, mais je peux dire
que je l’avais recommandé comme traducteur en sachant seulement qu’il avait super-
bement traduit la Phénoménologie de l’esprit.
Lors de notre conversation, il m’a dit qu’allait paraître incessamment le livre de
Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, ouvrage qui se trouvera préfacé par
Clotilde Leguil, ici présente. Il ajouta, en se pourléchant les babines : Ça va faire
crier. En effet ! Ce que l’on traduit d’habitude par fantasme, il l’a traduit par repré-
sentation imaginaire, considérant par là que ce qu’on appelle le fantasme est une créa-
tion de la psychanalyse française, et que ce terme ne rend pas compte du Phantasieren
dans son usage freudien. Eh bien, pour moi, c’est dans le mille et tout à fait cohé-
rent avec ce que j’en pense ! C’est tout ce que je peux en dire pour l’instant, et ce n’est
d’ailleurs pas ce qui empêchera de crier, mais sûrement un peu moins du côté de
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$◊a
S◊R
(- f)
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C’est encore cet algorithme qui prévaut quand Lacan propose la passe comme
fin d’analyse, puisqu’il voit deux versions à cette fin : ou bien accéder à la béance du
complexe de castration, (- f), ou bien accéder à l’objet qui l’obture, petit a – ce petit
a dont il évoque le statut que lui avait donné Freud, celui d’objet prégénital. Il faut
s’apercevoir que si Lacan choisit de se référer au prégénital comme à une approxi-
mation de ce qu’est l’objet a, c’est parce qu’il ne peut pas encore, à cette date, décider
si cet objet a est imaginaire ou réel. C’est pourquoi il botte en touche, en disant que
son objet a s’ensuit de ce que nous a préparé Freud sous les espèces de l’objet prégé-
nital. C’est précisément sur ce point que l’on s’aperçoit que le statut de l’objet a est
tout à fait équivoque. Vous avez là un premier exemple de ce que j’évoquais d’une
lecture de Lacan qui s’occupe de ce qu’il n’a pas dit.
La permanence du mot jouissance…
Au fond, d’une façon générale, je pourrais dire qu’il en va de même lorsqu’il s’agit
de savoir, quand on lit Lacan, si pour lui, à un moment de son enseignement, la
jouissance est imaginaire ou réelle. Car le mot de jouissance, il est et sera toujours là.
Étant donné le point de départ que Lacan a choisi, on peut dire que son enseigne-
ment – enseignement qui s’est offert à lui, dans lequel il a été pris – repose sur une
bipartition ou, plus exactement, sur la primauté donnée au champ du langage et de
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qu’il en vient à distinguer, sur les traces de Freud, que le Warheitskern, le noyau de
la vérité, est du côté du réel. Dans un texte que je relisais, qui porte sur les construc-
tions en analyse43, Freud, à propos du délire, parle du noyau de vérité. Eh bien, on
pourrait aussi bien dire que le Lustkern, le noyau de jouissance, est de l’ordre du réel.
Je crée cette expression allemande de Lustkern, mais peut-être est-elle quelque part
dans Freud. C’est une longue trajectoire que d’aller de l’imaginaire au réel quant à
la jouissance, ce n’est pas acquis comme en un tour de passe-passe.
Pour Lacan, le petit a est au départ imaginaire, tandis que ce qu’il désigne comme
(- f) est déjà le résultat d’une opération symbolique, puisque la négation comme
telle relève de cet ordre. Dans les images, l’opération de la négation, en effet, ne fonc-
tionne pas. À cet égard, on saisit l’imaginaire comme le voile de ce qui relève de
l’ordre symbolique. C’est ce qui prescrit à la pratique psychanalytique de réduire cet
imaginaire pour dégager la castration. Réduire l’imaginaire, tout le monde s’est
aperçu que l’analyse produit un effet de ce genre – quand ça fonctionne. Quand ça
ne fonctionne pas, quand on ne voit pas l’imaginaire se réduire, on s’inquiète. Cette
réduction de l’imaginaire, c’est ce qu’on a très bien désigné dans la langue anglaise
par le terme shrink, c’est-à-dire « ce qui réduit ». On a saisi, au niveau d’une certaine
évidence, qu’il y a une réduction dans l’analyse.
Dans cette problématique, la fin de l’analyse se joue sur les modalités du rien.
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I R
S S
Versions du réel
On s’imagine pourtant que c’est la même chose. On s’aperçoit bien que Lacan se
met à parler beaucoup plus de jouissance et, à ce moment-là, on prend comme mot
d’ordre de la pratique lacanienne de la psychanalyse un il faut contrer la jouissance.
Il faut contrer la jouissance de la même façon qu’on avait dit qu’il fallait réduire
43. Cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 269 & sq.
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l’imaginaire. On voit alors arriver les analystes armés de pied en cap pour contrer la
jouissance. Mais, en fait, il s’agit d’autre chose. Il s’agit du réel comme reste inéli-
minable, et ce n’est précisément pas ce que l’on va se mettre à thérapier. Thérapier,
on suppose qu’à cet égard c’est terminé !
Le reste ou le trognon
Seulement, ce réel, il se présente lui aussi sous des angles différents. On peut
d’abord l’approcher au titre de reste. C’est ce que faisait Freud lui-même et c’est ce
que Lacan a repris. Non pas un reste fantasmatique, mais un reste symptomatique.
C’est la fameuse constatation psychanalytique, à savoir que même après une analyse
achevée avec satisfaction, demeurent des restes symptomatiques. On peut, bien sûr,
traiter cela comme un défaut, comme la marque que tout n’est pas possible ou qu’à
l’impossible nul n’est tenu. Mais ce qu’il faut voir, c’est que ce réel-là est en infrac-
tion avec le culte du rien.
Le reste symptomatique ne cadre pas tout à fait avec ce que Lacan évoquait du
doigt de saint Jean montrant le vide de l’être. Il y a saint Jean qui montre l’horizon
déshabité de l’être, mais, pendant ce temps-là, le symptomatique lui grimpe, si je puis
dire, sur la figure. L’horizon de l’être, il est peut-être toujours déshabité, mais saint
Jean, lui, il est habité, parasité. On lui dit : regarde en haut, regarde en haut, ne regarde
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44. Cf. De Quevedo F., El Buscón, La vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie, Paris, Sillage, 2007.
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45. Cf. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 231 & sq.
46. Cf. Freud S., « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, II, op. cit., p. 283 & sq.
47. Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 685 & sq.
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(- f)
F
Ce qui est d’ailleurs frappant quand Freud parle du refus de la féminité chez
l’homme et chez la femme – das Sträuben gegen seine passive oder feminine Einstellung –
et qu’il pose deux thèses, deux éléments, c’est que, à le lire de près, on ne trouve pas
où ça se situe dans l’appareil psychique. Il faudra que je relise, mais je ne l’ai pas
trouvé. Pour Lacan, par contre, il n’y a pas d’ambiguïté : ça se situe sur la scène du
fantasme, ça tient à l’élévation fantasmatique du phallus. C’est de cela qu’il s’agit
derrière les genres et c’est ce qui, dans cette optique, les réconcilie avec le manque,
avec la castration symbolique. Ils seront capables de dire le C’est ça ou le C’est comme
ça de Hegel, non pas devant la montagne, mais devant le trou : Ça me manquera
toujours.
48. Cf. Flaubert G., Madame Bovary, Paris, Gallimard, Folio classique, 2001.
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Il y a donc l’idée que l’on peut destituer le sujet de son fantasme phallique et qu’il
est possible – pour encore l’imager simplement – de lui faire dire oui à la féminité.
On peut le faire renoncer à ce refus de la féminité qui l’affecte, qui affecte tout être
parlant et non pas seulement l’homme. D’ailleurs, le meilleur exemple en est, aux
yeux de Lacan, le psychanalyste lui-même. C’est en effet pour cette raison qu’il peut
dire que la position analytique est la position féminine, ou qu’elle lui est au moins
analogue. Ça signifie que l’on ne peut pas être psychanalyste en étant institué par le
fantasme phallique. Lacan, par des biais divers, revient sur cette affinité spéciale de
la position du psychanalyste et de la position féminine.
Aspiration à la féminité
C’est là quelque chose qui se vérifie aujourd’hui. Au XXIe siècle, qui peut douter
– je l’ai déjà dit – que la psychanalyse sera aux mains des femmes ? Gardez les
hommes ! Ils sont dans la psychanalyse comme une espèce à protéger. Mais pour le
reste, il faut bien dire qu’ils sont en voie de disparition rapide. Ce n’est pas, d’ailleurs,
que dans la psychanalyse. Aujourd’hui, quand on lit dans Freud quelque chose
comme aspiration à la virilité, on se dit que ce n’est pas très apparent dans le monde
qui nous entoure et que ce qui y semble au contraire le plus dominant, c’est bien
l’aspiration à la féminité.
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fantasmatique du sujet – est un semblant. Mais ce qui n’est pas un semblant et qui est
réel, c’est la jouissance. Avoir crevé l’écran sur lequel se dessinait le semblant phallique
– fût-il élevé à la dignité du signifiant – ne résout pas pour autant la question de la jouis-
sance.
La cause ultime
Admettons que ce que Lacan appelle la traversée du fantasme règle la question du
problème de la vérité. La vérité, c’est-à-dire quoi ? Eh bien, la question du désir de
l’Autre, la question Que veux-tu ? adressée à l’Autre. À cet égard, nous sommes au
niveau du ça parle, mais reste le réel ; avec ceci que ce qui se joue à ce niveau-là ne
se joue pas au niveau du ça parle, mais au niveau du se jouit. Autrement dit, la passe
est une réponse à la huitième et dernière partie d’« Analyse finie et infinie », en ce
qu’elle repose sur la réduction de l’enjeu phallique dans le fantasme.
Si j’ai distingué le mot même de traversée, alors que Lacan ne l’a employé qu’une
fois, c’est parce qu’il traduit bien la problématique imaginaire où l’opération de la
passe reste prise. Mais ça ne règle précisément pas du tout ce que Freud expose dans
un texte qu’il faut lire en même temps que la huitième partie d’Analyse finie et infinie,
à savoir le chapitre X d’Inhibition, symptôme, angoisse. Dans ce dernier chapitre, Freud
essaye de cerner ce qu’il appelle la « cause ultime » de la névrose. Il pose qu’elle se situe
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49. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993, p. 97.
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Lacan a poussé très loin la domestication de la pulsion. Dans son graphe à deux
étages, dont j’espère que vous connaissez l’architecture, la pulsion est à l’étage supé-
rieur et la parole à l’étage inférieur. Ça se passe entre parole et pulsion. Ces deux étages
fonctionnent simultanément et répondent au même modèle, à savoir que ce sont deux
chaînes signifiantes. Lacan le dit en toutes lettres, il parle « des signifiants constituant
de la chaîne supérieure ». Lacan a fait cette construction pour résoudre la question dite
de la double inscription – dans laquelle je ne rentrerai pas – mais c’est, en tout cas,
une construction qui suppose de faire de la pulsion un certain type d’énoncé.
Pulsion
Parole
Mais faire de la pulsion un certain type d’énoncé ne règle pas la question du etwas
Reales. Il faut donc poser la question : est-ce que le rapport du sujet à la question du
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s (A) A
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50. Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1968, p. 11 & sq.
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peut trouver, pour ramener la pulsion à la parole. Il plaide cette cause. C’est sur ce
modèle-là, sur le modèle énonciatif, que Lacan présente la pulsion.
Je rassure tout de suite ceux qui pourraient s’effrayer de l’horrible critique que je
fais de la pensée de Lacan. D’abord, il faut bien le dire, j’ai toujours eu envie de le
critiquer, mais je critique là un Lacan au nom d’un autre Lacan. Je fais se battre
Lacan contre Lacan, je montre comment il progresse.
Lacan présente donc la pulsion sur un modèle énonciatif. De la même façon qu’il
y a, au niveau de la parole, un bouclage de la signification, il faut qu’il y en ait un
autre là où se situe le fameux S(A/ ). De ce S(A/ ), on a fait le saint des saints de la
psychanalyse. J’y ai d’ailleurs peut-être contribué moi-même, puisque c’est une
construction chiquée. Mais en fait, ce S(A/), il signifie quoi ? Il est la réponse à ce qu’il
en est de la pulsion comme énoncé, à savoir qu’il n’y a pas, là, de répondant. Inconnu
au bataillon, le répondant ! On prend l’annuaire, on regarde à Trieb... Personne ! Le
répondant ne figure pas dans l’annuaire, il n’y a pas d’abonné au numéro que vous
avez demandé. Pour le dire en termes architectoniques, disons que S(A/) répond à un
manque dans l’Autre, ce qui veut dire que toute la pulsion est organisée en
signifiants, que ses objets sont des signifiants. La pulsion est sur une courroie
signifiante, elle n’est pas hors de la parole.
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Je ne vous donne, à ce propos, que l’exemple suivant. Vous avez sans doute appris
ce qu’il en est de la pulsion en lisant le Séminaire des Quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse. Eh bien, les deux chapitres concernant la pulsion, comparez-les à
ce que Lacan a dit deux ans avant. Vous ne reconnaissez plus rien ! C’est tout à fait
différent, construit d’une façon profondément distincte. Dans Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Lacan prend la question de la jouissance comme
point de départ, et non pas comme point d’arrivée. La pulsion n’est plus du tout un
énoncé, mais un vecteur qui vient entourer l’objet a. Il n’y a plus de S(A/), etc., il y a
la problématique d’une pulsion qui est sans interdiction, une pulsion où l’interdic-
tion ne donne plus la fonction de la jouissance.
a
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comme toujours, avec un grand succès. C’est toujours réussi avec Lacan. Mais c’est
justement ce qui est gênant, à savoir qu’il faut saisir où, lui, il n’est pas content. Il faut
bien croire qu’il ne l’est pas, à devoir ainsi continuer et changer.
Tout se transforme à partir du moment où l’on parle de la jouissance du corps,
et non pas de la jouissance de l’Autre comme on parlait du désir de l’Autre. Cela fait
que lorsque vous lisez le Séminaire du Sinthome où Lacan s’essaye à tirer son nœud
de toutes les façons possibles – il dédouble, détriple, torture un nœud qui devient
méconnaissable –, vous constatez que s’il y a une chose dont il ne faut pas lui parler,
une chose qu’il ne veut pas entendre, c’est bien la jouissance de l’Autre. De la jouis-
sance de l’Autre, il en vient, il a vu ce que ça donnait. Alors, dans Le sinthome, de
jouissance de l’Autre, il n’y en a surtout pas, ce n’est pas la question.
C’est dans ce contexte que Lacan évoque que l’interdiction de la jouissance, qu’il
a mise en fonction par rapport au complexe de castration, répond au désir de l’Autre.
Il définit donc le névrosé comme le sujet pour qui l’Autre serait habité par une
volonté de castration. Quand Lacan dit volonté, il faut entendre désir décidé. L’Autre
est habité par une volonté de castration, et ce n’est donc pas lui qui dirait : Jouis !
L’Autre, il dit : Ne jouis pas ! L’Autre dit non à la jouissance. Tout ce que Lacan déve-
loppe dans cette dernière partie sur laquelle j’ai tellement travaillé, est articulé autour
d’un non à la jouissance. On dit oui à la volonté de castration, ce qui veut dire qu’on
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54. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir… », Écrits, op. cit., p. 827.
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55. Ibid.
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Ça consiste à dire que finalement, pour la femme, un enfant c’est encore mieux.
Pour elle, un enfant c’est encore mieux que l’organe qui lui manque. Une fois qu’on
a introduit la langue maternelle là-dedans, tout s’ensuit : la famille, la société,
la religion, etc. Ça efface ce qui de la féminité résiste précisément à la logique de
l’Aufhebung : perdre d’abord, pour retrouver ensuite.
Il faudrait voir comment ça fonctionne du côté homme. Mais il y a encore beau-
coup de choses à dire, et c’est ce que je ferai la prochaine fois, puisque je ne vous ai
fait part que d’un petit morceau de ce que j’avais préparé.
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