Jalons Pour Une Narratologie Du Journal Intime: Le Statut Du Récit Dans Le Journal D'henriette Dessaulles
Jalons Pour Une Narratologie Du Journal Intime: Le Statut Du Récit Dans Le Journal D'henriette Dessaulles
Jalons Pour Une Narratologie Du Journal Intime: Le Statut Du Récit Dans Le Journal D'henriette Dessaulles
Voix et Images
Suzanne Lamy
URI : https://id.erudit.org/iderudit/200691ar
DOI : https://doi.org/10.7202/200691ar
Éditeur(s)
Université du Québec à Montréal
ISSN
0318-9201 (imprimé)
1705-933X (numérique)
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On ne saurait trop insister sur les conséquences de ces a priori: faute d'avoir
tenté de trouver une forme à l'informe, une ossature à l'invertébré, l'on ne dispose
1 Amo Schmidt, «Das Tagebuch und der Modem Autor», éd. Uwe Schultz, 1965,
cité par Peter Boerner, «Place du journal intime dans la littérature moderne»,
dans le Journal intime et ses formes littéraires, textes réunis par V. Del Litto,
Genève, Droz, 1978, p. 219.
2 Kate O'Brien, English Diaries and Journals, London, William Collins of
London, 1943, p. 7. Notons que toute citation tirée d'un ouvrage anglais est
notre traduction.
3 Béatrice Didier, le Journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 154.
4 P.A.Spalding, Self-Harvest: A Study of Diaries and the Diarist, London,
Independent Press Ltd., 1949, p. 43.
aujourd'hui d'aucune théorie du journal intime. Robert Fothergill a signalé cette
carence en montrant que le diariste est d'abord engagé dans l'écriture d'un livre, et
que le moi qui a préséance sur le moi révolu et le moi présent, c'est le moi écrit,
le «moi textuel» si l'on veut. La question des procédés prend alors une
importance nouvelle, voire première, si bien que l'idée selon laquelle, toute
technique ou stratégie d'écriture fait obstacle à la connaissance du «vrai moi» doit
être rejetée. Un tel renversement ouvre la voie à la saisie d'un système textuel où
tous les journaux intimes partagent certains traits communs: Fothergill parle
d'ailleurs d'un common framework propre aux journaux où il faut établir une
distinction mentale entre la première personne qui parle dans le journal et l'être
historique qui tient la plume [...]$. Il est intéressant de noter que la théorie du
journal intime en est à établir des distinctions que la narratologie du récit a
posées il y a de cela près d'une vingtaine d'années. Toutefois, Fothergill
n'exploite pas à fond cette distinction pourtant fondamentale, et son étude se
dirige ensuite vers les «attitudes littéraires» des diaristes. Béatrice Didier usera de
la même modestie théorique, se contentant de relever que le moi qui écrit ne
saurait se confondre avec l'homme, pas plus que le romancier ne se confond avec
l'individu qui écrit le roman6.
*
• *
Chez Didier, la notion de récit se fonde clairement sur une logique de l'après
coup, sur l'antériorité de l'histoire sur le discours. Pourtant, rien n'est moins
certain: lorsqu'on observe de près la logique événementielle, chez Bremond par
exemple, ne peut-on dire que tout comportement humain, dans son déroulement
même, est récit? Les décisions prises, les pactes conclus, les déplacements
effectués, ne peuvent-ils pas se laisser lire comme récit au moment même de leur
manifestation? «L'après-coup» n'est peut-être, en définitive, que la construction
de l'observateur qui n'a rien à voir avec le récit lui-même. Hors du discours, point
de récit
Il y a «du» dans tous les genres littéraires, et sans doute dans toutes les
formes d'expression^^: cette affirmation de Tadié n'apporterait rien aux
problèmes discutés ici si elle ne conduisait pas à une discussion plus serrée du
«récit dans le journal» et à sa place dans les catégories générales de ce genre.
Georges Gusdorf propose une distinction, dont on a déjà fait état, entre le
journal interne et le journal externe, classement acceptable s'il s'exerce sur des
textes qui se situent aux antipodes du genre, comme par exemple un journal de
voyage et un journal spirituel; et même des textes comme le Journal du siège de
Paris de Crémazie et le J o u r n a l de Saint-Denys Garneau, à première vue
susceptibles d'être qualifiés respectivement d'externe et d'interne, posent
problème. Dans celui de Saint-Denys Garneau plus particulièrement, l'oscillation
entre l'externe et l'interne est constante et la frontière entre les deux n'est pas
toujours évidente.
Il faut même aller plus loin: tout journal, même celui où la part de l'interne
se fait maximale, contient de l'externe, c'est-à-dire des événements à partir
desquels s'embraie la chronique de l'actualité intérieure. Il s'ensuit que le journal
— tout journal, devrions-nous dire — s'articule sur deux niveaux, celui de
«l'événement du jour» et celui des répercussions, des réactions intérieures
engendrées par le premier niveau. Fothergill signale d'ailleurs ces deux strates en
notant leur proportion relative selon le type de journal:
a. Dans ces deux dernières citations, Fothergill situe le récit au niveau des
«faits externes» alors que nous soutenons ici exactement le contraire: s'il y a
récit dans le journal, c'est au niveau des faits internes qu'il faut l'appréhender. Le
récit, établissait Bremond, réclame une implication d'intérêt humain^. Quand
une diariste comme Henriette Dessaulles écrit: Ma cousine s'est mariée ce matin
et elle part pour l'Europe. Elle est bienheureuse (p. 45), il n'y a pas encore de
récit, même si cela correspond à «l'événement du jour» chez Fothergill. Le récit
apparaîtra quand cet événement se trouvera intégré dans l'expérience intérieure. Et
Henriette Dessaulles d'enchaîner, à la suite de l'extrait qui vient d'être cité: je
voudrais voyager, aller très loin dans les beaux pays dont les noms seuls me font
rêver! (p. 45). Le récit prend la forme d'un souhait, d'un projet, de l'ouverture
d'une éventualité.
b. Nous ne distinguerons pas, comme pour le roman par exemple, entre une
logique ou une chronologie antérieure des faits, et leur mise en discours. Nous
envisagerons plutôt le discours du journal comme seule catégorie directement
accessible à l'analyse, à l'intérieur de laquelle nous poserons deux niveaux: celui
de l'événement narré, connu du diariste, et celui du récit proprement dit, où se
20 Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983, p. 208.
au thème ce qu'on en difà. De toute évidence, l'utilisation analogique proposée
ici s'écarte du niveau phrastique étudié par les linguistes; mais elle s'y rattache
indirectement dans la mesure où, on l'a souvent fait remarquer, le récit peut être
considéré comme l'expansion d'une phrase. Dans ce premier exemple donné plus
haut, nous aurons donc une entrée, c'est-à-dire l'association d'un thème et de un
ou de plusieurs rhèmes qui y sont rattachés:
II ne serait pas difficile — mais trop long ici — de montrer à l'aide d'autres
exemples le système de différenciation du thème et du rhème, au moyen du temps
des verbes, de la disposition des paragraphes, de l'irruption de la subjectivité sur
le plan du rhème, dans le sens où l'entend Benveniste. Mais ce qui importe avant
tout, c'est la possibilité de découper le journal en unités de base, les entrées,
composées d'un thème, qui peut ne donner lieu à aucun rhème (comme dans le
cas des journaux de voyage, entre autres), ou qui peut engendrer un ou plusieurs
rhèmes (c'est-à-dire des rhèmes de nature différente comme, par exemple, la
crainte suivie d'un souhait). L'essentiel, dans ce second cas, c'est l'ouverture créée
par le rhème, à la suite de l'aspect fini du thème. Comment se produit cette
ouverture sur le plan du rhème? Un deuxième exemple permet d'approfondir cette
question.
Journée nulle, ça ne vaut pas la peine d'en parler. J'ouvre mon cahier
comme si j'allais y trouver du bon. C'est une illusion. Je n'ai rien à
dire. Une masse de leçons à préparer mais pas d'intelligence pour le
faire. Oh! lâche, lâche, amollie que je suis! Ne m'aideras-tu pas mon
Dieu à être autre chose qu'une cire fondue. C'est ridicule et dès ce soir il
faudrait changer. Je me donne jusqu'à demain puis il faudra marcher
coûte que coûte! (p. 66).
1. Impératif;
Cette étude du récit dans le journal nous a conduit à proposer une procédure
de description qui fait appel à trois catégories conceptuelles: l'entrée, composée
d'un thème et, le cas échéant, d'un rhème; les fonctions Thématiques, porteuses de
l'information du rhème; les mouvements rhématiques, caractérisation globale
sous les formes d'extension et de récession. L'étude des deux premiers cahiers 26
Entrées
1. Les entrées
Ainsi codés, les deux premiers cahiers du Journal, des pages 21 à 237,
comprennent 139 entrées. L'étude de leur distribution peut être révélatrice; nous
avons donc divisé les cahiers en tranches arbitraires de 10 pages chacune, ce qui
fait apparaître la fréquence suivante:
Cahier I Cahier n
Pages Nombre d'entrées Pages Nombre d'entrées
1. (21-30) 18 12. (133-142) 12
2. (31-40) 11 13. (143-152) 9
3. (41-50) 8 14. (153-162) 8
4. (51-60) 6 15. (163-172) 2
5. (61-70) 7 16. (173-182) 8
6. (71-80) 6 17. (183-192) 5
7. (81-90) 4 18. (193-202) 8
8. (91-100) 5 19. (203-212) 3
9. (101-110) 3 20. (213-222) 3
10. (111-120) 1 21. (223-232) 5
11. (121-129) 7 22. (233-237) 0
Ces fonctions sont donc au nombre de 15; mais, plus que leur nombre, c'est
leur distribution et leur regroupement en trois phases qui les caractérisent.
— l'amitié: Oui, c'est lui mon ami (p. 25; aussi, p. 33);
— l'amour caché: [...] jamais je ne lui ferai d'aussi jolis serments (p. 151);
— l'amour à révéler: Saura-t-il jamais comme je l'aime (p. 226).
C'est d'ailleurs cette idée de l'altérité qui marque la structure des intimations.
Au début, il y a ce refus de l'autre: Et je ne veux rien quêter, jamais (p. 37).
Cependant, un projet de réforme, si timide soit-il, s'impose chez Henriette: C'est
le monde entier qu'il faudrait réformer. Quelle entreprise! Et si nous commen-
cions l'oeuvre de réforme par toi (p. 136). Ce projet s'articule en volonté d'agir:
il faut pouvoir sa vie (p. 183; souligné dans le texte), ce qui tourne Henriette
vers l'autre, vers les autres: elle s'occupe des pauvres, veut causer avec d'autres de
ses lectures: J'essaie de plus en plus de ne pas juger, d'entrer dans l'âme des autres
pour tâcher de les comprendre (p. 214).
3. Les mouvements Thématiques
Afin d'expliquer la baisse des entrées dans les deux cahiers du Journal, l'idée
qui s'est imposée jusqu'à présent a été celle de l'installation d'une positivité, à
travers les trois isotopies regroupant les fonctions rhématiques. Cette positivité
transparaît-elle dans les mouvements rhématiques?
En désignant par E et R les mouvements extensifs et récessifs des rhèmes,
nous obtenons la configuration suivante, eu égard aux trois isotopies:
a. Henriette/mère RREER EREER EERR EEE
b. Henriette/Maurice EEEEEEE REREREEREREERRER EEEEE
c. Henriette/elle-même RRR E R EE RR EE RR EE E R EEEEEEEEEEE R
EREEEE
La positivité se manifeste sur ces trois plans. Ainsi, les rapports d'Henriette
avec sa mère sont manifestement extensifs à partir de la deuxième moitié. Les
rapports d'Henriette avec Maurice, extensifs lors des premières rencontres (lors de
la phase d'amitié), deviennent mixtes, puis extensifs lors des 14 derniers mouve-
ments (12 E pour 2 R). La troisième isotopie indique très clairement la prédomi-
nance des mouvements extensifs, dans la deuxième moitié. C'est ainsi que les
mouvements rhématiques, aux trois niveaux isotopiques, se superposent dans un
seul mouvement qui est en vérité celui des deux cahiers: l'établissement de la
positivité dans ce qui représente un jeu à trois personnages, Henriette servant de
lien commun.
•
* *
Au terme de cet article, la conclusion qui s'impose doit toucher deux volets:
d'une part, le Journal de Dessaulles et, d'autre part, les limites mêmes de la
procédure descriptive que nous avons proposée27.
La caractéristique dominante des deux cahiers, et qui en constitue le récit en
même temps que les modulations de rapports entre les trois personnages, a été
celle que nous avons désignée par «l'installation progressive de la positivité».
Cette configuration générale apparaît dans le tableau synthèse suivant:
27 II convient de signaler que cet article fait partie d'une étude en préparation sur
le journal intime au Québec, en collaboration avec Mary lin Baszczynski.
L'ouvrage traitera de la réception du journal intime, de l'évolution de la
subjectivité, et présentera des études sur Dessaulles, Groulx et Saint-Denys
Garneau.
Cahier I I Cahier H
1. Entrées Baisse progressive de leur fréquence
2. Fonctions Thématiques I
a. Henriette/mère Passage d'un souhait à un faire
b. Henriette/Maurice l
Assertions d'amitié, puis d'amour, mais non révélé à Maurice
Interrogations sur la qualité Souhaits de voir Maurice
de cet amour
c. Henriette/elle-même
Interrogations sur le sens de
sa vie
Souhaits avec objets vagues Souhaits tournés vers l'Autre
Intimations: refus d'autrui Intimations: dominer sa vie et alté-
rité