Sony Labou Tansi Ou La Création Carnassière : Théo Ananissoh
Sony Labou Tansi Ou La Création Carnassière : Théo Ananissoh
Sony Labou Tansi Ou La Création Carnassière : Théo Ananissoh
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1021713ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1021713ar
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Association pour l'Étude des Littératures africaines (APELA)
ISSN
0769-4563 (imprimé)
2270-0374 (numérique)
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1
SONY Labou Tansi, La Vie et demie. Roman. Paris : Seuil, coll. Points, n°R309,
1988, 191 p.
2
SCHAEFFER (Jean-Marie), Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris : Seuil, 1989,
184 p. ; p. 122.
3
« à Sylvain Mbemba / parce que, tout au long de cette fable / je ne cesse de
me dire : / “Qu’est-ce qu’il va en penser le vieux ?” ».
4
Italiques de l’auteur.
106)
Chaos
Sony Labou Tansi a donc écrit des fables. Mais alors, des fables
sur quoi ? L’écrivain a souvent répondu à cette question ; on en a vu
un exemple dans l’« Avertissement » déjà cité. Cependant, la
réponse la plus claire à ce sujet figure sans doute dans une livraison
de la revue Études littéraires africaines, qui a publié des extraits
d’interviews données par l’écrivain dans les années quatre-vingt :
– [...] ma première préoccupation, ce n’est pas un problème de
langue, c’est une lutte contre le chaos, c’est l’homme qui lutte
contre le chaos, et j’essaie de le dire. [...]
– C’est quoi le chaos selon vous ?
– Le chaos, c’est l’état naturel de la vie 6.
Cette expression « état naturel de la vie » est à retenir. Dans ce
même numéro, Greta Rodriguez-Antonioti et Nicolas Martin-
Granel citent un autre propos de l’écrivain qui ajoute à ce qui
précède : « L’Anté-peuple, c’est le temps qui précède celui où la
5
BLACHÈRE (Jean-Claude), éd., Sony Labou Tansi. Le sens du désordre. Montpellier :
Université Paul-Valéry, Centre d’Études du XXe siècle, Axe francophone et
méditerranéen, 2001, 186 p. ; p. 175.
6
« Le métier d’écrivain selon Sony Labou Tansi. Extraits des entretiens radiopho-
niques avec Apollinaire Singou-Basseha », Études Littéraires Africaines, n°15, 2003,
p. 31-39 ; p. 38.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (107
7
Études Littéraires Africaines, n°15, p. 59 (citation tirée de « Sony Labou Tansi : je
n’ai pas besoin de prix, j’ai besoin de justice », propos recueillis par Alphonse
Ndzanga-Konga, Bingo, n°374, mars 1984).
8
Cet état, c’est encore, selon d’autres formulations de Labou Tansi, « l’état hon-
teux » ou la « condition honteuse » qu’ont relevée des observateurs de l’œuvre de
l’écrivain congolais, en particulier János Riesz qui a analysé ces notions dans
lesquelles il voit « des concepts “philosophiques” autour desquels se cristallise une
bonne partie de la réflexion historique, politique et même anthropologique de
l’auteur » (nous soulignons). Cf. « De l’État sauvage à l’État honteux », dans
Francophonie littéraire en procès. Le destin unique de Sony Labou Tansi. Sous la direction
de Drocella Mwisha Rwanika & Nyunda ya Rubango. Ivry-sur-Seine : éd. Silex /
108)
Chimères
« L’anté-peuple », donc, c’est « l’état honteux », l’état de guerre
permanent, le fameux état de guerre hobbésien ; c’est l’existence
anomique des hommes, un état non politique donc, puisqu’il n’y a
pas de politique sans lois, sans ordre juridique. La Vie et demie ou La
Parenthèse de sang, c’est la mise en fiction de la fameuse hypothèse
(ou théorie) de l’état de nature. Quand les hommes n’instituent pas
entre eux une relation politique, c’est-à-dire juridique, qu’y a-t-il ?
« L’État honteux », « Les yeux du volcan », « La vie et demie », « La
parenthèse de sang », etc. Voilà le sens de la fable laboutansienne.
Cette fable, c’est la vision de l’existence des hommes hors de la
socialité politique.
Reprenons les premières phrases de La Vie et demie : « C’était
l’année où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps est
par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par
terre » (p. 11). Chaos originel, anté-politique. « L’état naturel de la
vie » (nous soulignons), c’est donc l’état non (encore) politique où
l’homme suit uniquement ses passions, ses appétits, ses désirs
indomptés, ses aversions épidermiques, son instinct de conserva-
tion. Quelle est l’anthropologie des fables que nous donne à lire
Sony Labou Tansi ? Du tout premier texte jusqu’au dernier écrit,
partout et toujours, des êtres de violence, d’appétit effréné, de
folie ; des personnages programmatiquement nommés « Kamachou
Patatra » (La Vie et demie), « l’espèce d’homme » (Une chouette petite
vie bien osée), des individus qui se violent, s’agressent, s’entre-tuent
sans cesse. La mort violente est leur sort commun (Sony Labou
Tansi est sans doute l’auteur africain qui a « tué » le plus de per-
sonnages). Mais ces comportements sont « normaux », c’est-à-dire
tout à fait conformes à ce qu’est la nature humaine ; par nature, en
effet, dit Hobbes, l’homme est apolitique, asocial, amoral, mû par le
désir et la persévérance à durer dans son être 10. Schopenhauer
explique que « nous sommes tous inclinés à l’injustice et à la
violence » parce que nous ressentons (éprouvons directement) nos
besoins, nos passions et nos colères, alors que nous devons nous
représenter (avec effort, donc indirectement) les souffrances que nous
infligeons à autrui 11.
Décrivant donc l’anté-politique, Sony Labou Tansi nous donne à
lire, par conséquent, des guerres pour ainsi dire théoriques, imagi-
nées, des guerres chimériques même, si l’on ose dire. Les guerres
laboutansiennes ne se réfèrent à aucun hors-soi, ne renvoient à rien
d’autre qu’à elles-mêmes. Au reste, c’est moins de guerres que
d’une situation d’état de guerre qu’il s’agit en fait. Il n’y a pas, dans
ces fables, d’affrontements qui rappellent directement ce qui a pu
avoir lieu dans la réalité historique, mais un état de violence
mutuelle, à la fois général et permanent. Cet état de guerre,
répétons-le, est l’état naturel des choses puisque la politique – son
antidote – n’est pas « naturelle » à l’homme, mais une création de
celui-ci.
Dans L’Anté-peuple, un dialogue atteste bien ce monde où chaque
être est sans cesse un danger pour son prochain ; il s’agit de celui qui
se tient entre Dadou, qui vient de se voir confier la mission de tuer
un « Premier » (ministre ou secrétaire de Parti, on ne sait exacte-
ment) et son chef. Dadou n’a pas peur de la mission, périlleuse s’il
en est, dont il est à peu près sûr de ne pas revenir ; il a même insisté
pour être désigné, mais il (se) pose des questions sur le sens de tout
cela.
Il n’y a rien à savoir. Nous nous battons parce que notre place
est dans la bagarre. Parce qu’ils nous ont poussés à choisir entre
une mort de mouche et une mort d’homme. [...] Vous savez
comment je suis venu au maquis ? Un mec de là-bas enviait ma
femme. Il m’a fait passer pour un maquisard. On voulait m’ar-
rêter. J’ai descendu cinq bérets et j’ai foutu le camp. Je ne pou-
10
Hannah Arendt dit que « la politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-
les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme »
(c’est H. Arendt qui souligne). Cf. Qu’est-ce que la politique ? Paris : Seuil, 1995,
2016 p. ; p. 42.
11
SCHOPENHAUER (Arthur), Le Fondement de la morale. Paris : Le Livre de poche,
coll. Classiques de la philosophie, 1991, 254 p. ; p. 162.
110)
Égalités
Yves-Charles Zarka, un connaisseur de l’œuvre de Thomas
Hobbes, résume l’état de guerre hobbésien par une triple égalité :
égalité de puissance, égalité de crainte et égalité de liberté 12.
L’égalité de puissance ne doit pas être confondue avec l’égalité de
forces. Chacun peut le maximum, c’est-à-dire tuer son prochain. Il
est aisé de relever tout ce qui, dans les textes de Sony Labou Tansi,
illustre cela ; ainsi, Dadou, donc, déguisé en fou, réussit à tuer le
« Premier », personnage puissant et entouré de gardes du corps.
Toute La Vie et demie n’est qu’une suite d’actes de cet ordre. Le
Guide Providentiel tue Martial et presque toute sa famille ?
Chaïdana, la fille rescapée de l’opposant, à son tour, parvient à
empoisonner presque tous les « gouvernementaux » du régime.
Dans Moi, veuve de l’Empire, Oko Navès assassine Julius Caid Kaesaire
pour lui prendre le pouvoir, puis est lui-même empoisonné par
Cléopâtre, la veuve. L’État honteux n’est qu’un enchaînement de
complots, de dénonciations, de trahisons, de mesures de sécurité
effrénées pour se mettre à l’abri des autres. Dans La Vie et demie, le
Guide Providentiel mange, dort et tente de faire l’amour dans un
palais gardé par des dizaines de soldats, présents jusqu’autour de son
lit.
Ces exemples sont aussi des illustrations des égalités de crainte
(que rumine l’autre ?) et de liberté. Chacun, observe Y.-C. Zarka,
ayant le « droit de », nul n’a donc « droit à » quelque chose, même
pas à la vie, puisqu’il n’y a pas réciprocité. C’est, dit François
Tricaud, « la course au meurtre » 13, pour anticiper sur l’inévitable
agression de l’autre, pour assouvir ses désirs ou ses aversions, etc.
12
ZARKA (Yves-Charles), « Personne civile et représentation politique chez Hob-
bes », Archives de philosophie, (Paris : éd. Beauchesne), t. 48, 1985, p. 287-310.
13
TRICAUD (François), « Le roman philosophique de l’humanité chez Hobbes et
chez Locke », Archives de philosophie, t. 55, 1992, p. 631-643.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (111
14
HOBBES (Thomas), Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la
république ecclésiastique et civile. Paris : Éd. Sirey, 1983, 474 p. ; p. 126.
15
ARON (Raymond), Penser la guerre. Clausewitz II. L’âge planétaire. Paris : Galli-
mard, 1976, 365 p. ; p. 25.
112)
16
SONY Labou Tansi, La Vie et demie, op. cit., p. 99.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (113
Monologue
L’écriture laboutansienne de la violence généralisée est indisso-
ciable de l’idée de fable telle que nous l’avons observée plus haut.
Tout est imaginaire, avons-nous dit. Nous lisons les scènes de dépè-
cement humain ou d’anthropophagie sans sentiment d’horreur ni
nausée, parce que nous ne prêtons pas à ce qui est écrit un sens litté-
ral. La nature même du discours narratif ne permet pas de s’y trom-
per. Le narrateur de Sony Labou Tansi, en effet, ne demande pas au
lecteur de faire l’expérience de ce qui est conté. Ce que nous lisons
est plutôt rapporté que constaté. Il y a très peu de dialogues, et ils
sont en général lapidaires ; dans toutes ces fables règne une seule et
unique voix, celle du narrateur.
Reprenons encore une fois les premières lignes de La Vie et demie.
D’emblée, le lecteur se trouve maintenu à distance par un langage
qui est résolument subjectif : « C’était l’année où Chaïdana avait eu
quinze ans. Mais le temps. Le temps est par terre. Le ciel, la terre,
les choses, tout. C’était au temps où la terre était encore ronde, où
la mer était la mer... ». Ces premières phrases ne proposent pas au
lecteur, à l’instar d’un roman au sens courant, un contrat d’illusion.
Elles ne proposent aucun point de départ géographique ou tempo-
rel : ce qui est conté est fantasmagorique. Et le lecteur comprend
bien vite qu’il ne s’agit pas ici, si l’on ose dire, d’une « réalité
fictive » à la manière des romans réalistes, mais de la vie fantasma-
17
Le nom « Martial », d’origine latine, est issu de celui de Mars, dieu de la
guerre. Sony Labou Tansi utilise deux fois ce prénom : dans La Vie et demie donc et
dans La Parenthèse de sang.
114)
tique d’un esprit. Dès lors va de soi une phrase comme celle-ci : « le
Guide Providentiel lui ouvrit le ventre du plexus à l’aine comme on
ouvre une chemise à fermeture Éclair » (p. 12).
Nous sommes d’emblée, et pour la durée de la lecture, ailleurs,
en un lieu où règnent naturellement la course au meurtre comme
condition de survie, la logique du droit naturel de chacun à tuer
préventivement son voisin de crainte d’être soi-même tué. Nous
n’allons donc pas nous émouvoir à chaque page, d’autant que la
narration a le ton de l’évidence et que le vocabulaire y est bien trop
précis pour ne pas être perçu comme l’expression d’une dérision.
L’ensemble a par ailleurs une portée générale : là où règne la guerre
de tous contre tous, il n’y a en fait, pour ainsi dire, plus de violence
singulière. Dans un énoncé comme celui-ci :
Maître Rognons lui presse ses ustensiles de mâle, il lui broie les
deux amandes. Une vraie gelée blanche éclabousse son visage : il
crache et crache ton sel de merde. Qu’est-ce que vous autres
Bhas êtes sales (L’État honteux, p. 114),
le ton d’évidence, qu’augmente le mélange des champs sémanti-
ques, produit humour et dérision. De même, dans ce passage :
Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de tor-
ture, il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et, à
celle des oreilles deux vastes parenthèses de sang mort, les yeux
avaient disparu dans le boursouflement excessif du visage [...]
(La Vie et demie, p. 36),
le ton et le choix du vocabulaire déréalisent s’il en est encore besoin
ce qui est décrit, mais ils créent efficacement l’atmosphère d’un uni-
vers carnassier.
Scènes
Dans La Vie et demie – œuvre où l’écrivain a donné toute la
mesure de son imagination fantasmagorique –, le monologue narra-
tif, bien qu’il soit souvent énumératif et qu’il se réduise même par-
fois à un sommaire, propose soudain des sortes d’arrêts sur image
où sont détaillés avec précision (apparente) les actes de violence. La
plus connue de ces scènes de « détail » est peut-être celle de
« l’équarrissage » 18 de Martial, relatée sur quelque six pages du
premier chapitre. Les gestes du Guide Providentiel sur le corps de
Martial sont ceux d’un équarrisseur et les mots et la voix du narra-
18
Le mot est de Jean-Michel Devésa (« Sony Labou Tansi et les mangeurs d’hom-
mes », Notre Librairie, n°125, janvier-mars 1996, p. 123-129).
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (115
Langage unique
La conséquence d’un tel monologue est qu’il n’y a pas de diver-
sité langagière dans le monde qui nous est rapporté. Une narration
réaliste épouse les nuances de la réalité. C’est même là le « plura-
116)
19
« Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix
individuelles » – BAKHTINE (Mikhail), Esthétique et théorie du roman. Paris : Galli-
mard, 1978, 488 p. ; p. 88.
20
BAKHTINE (Mikhail), Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 155-156. Il ajoute :
« Ce n’est pas l’image de l’homme en soi qui est caractéristique du genre roma-
nesque, mais l’image de son langage » (M. Bakhtine souligne). Preuve, s’il en est
encore besoin, que l’écrivain congolais a bien raison de ne pas revendiquer le
genre du roman pour ses textes édités au Seuil.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (117
21
NOKAN (Charles), Violent était le vent. Paris : Présence africaine, 1966, 181 p.
22
KOUROUMA (Ahmadou ), Les Soleils des Indépendances. Paris : Seuil, 1970, 208 p.
23
FANTOURÉ (Alioum), Le Récit du cirque de la vallée des morts. Paris :
Buchet/Chastel, 1975, 150 p.
24
RIESZ (János), « De l’État sauvage à l’État honteux », art. cit., p. 85.
118)
25
Sony Labou Tansi, en réfutant le terme de roman pour ses textes, dit : « La
fable a, je crois, plus de chances d’être plus près de la réalité que le roman qui
trafique la réalité ».