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Sony Labou Tansi Ou La Création Carnassière : Théo Ananissoh

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Études littéraires africaines

Sony Labou Tansi ou la « création carnassière »


Théo Ananissoh

L’impact des missions chrétiennes sur la constitution des champs


littéraires locaux en Afrique
Numéro 35, 2013

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1021713ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1021713ar

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Éditeur(s)
Association pour l'Étude des Littératures africaines (APELA)

ISSN
0769-4563 (imprimé)
2270-0374 (numérique)

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Citer cet article


Ananissoh, T. (2013). Sony Labou Tansi ou la « création carnassière ». Études
littéraires africaines,(35), 105–118. https://doi.org/10.7202/1021713ar

Tous droits réservés © Association pour l'Étude des Littératures africaines Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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SONY LABOU TANSI OU
LA « CRÉATION CARNASSIÈRE »

« La création, toute la création est carnassière »


Sony Labou Tansi, La Parenthèse de sang

L’écrivain congolais Sony Labou Tansi (1947-1995) est certes


l’auteur de pièces de théâtre, de nouvelles et de romans, mais il
tenait beaucoup à l’idée qu’il avait essentiellement écrit des fables.
Le prière d’insérer de La Vie et demie 1, son premier « roman »
publié, qualifie le texte à la fois d’« annales burlesques, [de] fable
hénaurme, [de] satire féroce, [de] récit de science-fiction et [de]
livre de sagesse ». Dans cette liste, la notion de fable est la plus
générale, et elle a en outre l’avantage de renvoyer au discours méta-
phorique, requérant une « interprétation figurale » 2, qui semble
constituer, davantage que l’étiquette générique de « roman », le
registre de prédilection de l’écrivain.
Deux arguments au moins appuient ceci. Le premier est que
l’écrivain a lui-même régulièrement revendiqué le terme de fable.
Ainsi, on le trouve dans la dédicace à son compatriote Sylvain
Mbemba 3 qui ouvre La Vie et demie, de même que dans l’« Avertisse-
ment » qui précède ce même texte, où l’on peut lire :
La Vie et demie devient cette fable 4 qui voit demain avec des yeux
d’aujourd’hui. [...] Le jour où me sera donnée l’occasion de
parler d’un quelconque aujourd’hui, je ne passerai pas par mille
chemins, en tout cas pas par un chemin aussi tortueux que la
fable.
Le terme apparaît aussi dans divers entretiens, comme cette inter-
view de 1987 où l’écrivain, explicitement, le préfère à celui de
roman qui avait été retenu par son éditeur :
Je ne sais pas si ce que j’écris s’appelle roman. [...] La fable a, je
crois, plus de chances d’être plus près de la réalité que le roman
qui trafique la réalité. Disons que, pour faire plaisir à l’éditeur,

1
SONY Labou Tansi, La Vie et demie. Roman. Paris : Seuil, coll. Points, n°R309,
1988, 191 p.
2
SCHAEFFER (Jean-Marie), Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris : Seuil, 1989,
184 p. ; p. 122.
3
« à Sylvain Mbemba / parce que, tout au long de cette fable / je ne cesse de
me dire : / “Qu’est-ce qu’il va en penser le vieux ?” ».
4
Italiques de l’auteur.
106)

La Vie peut s’appeler « roman », mais pour moi, il reste toujours


une fable 5.
Le deuxième argument en faveur de cette détermination géné-
rique des textes de Sony Labou Tansi est fourni par les textes eux-
mêmes, dont le non-réalisme se passe de commentaire. Le propos
laboutansien est d’une radicalité et d’un hyperbolisme tels que
l’interprétation figurale s’impose avec évidence. En effet, comment
pourrait-on comprendre autrement un texte comme La Vie et demie
qui s’ouvre par une scène d’anthropophagie, dont l’un des person-
nages principaux est un fantôme, où les grossesses durent « dix-huit
mois seize jours », où un homme est géniteur de deux mille enfants,
où les références à l’espace et au temps sont exprimées par des
énoncés aussi vagues que « c’était l’époque où », « c’est à cette place
que longtemps plus tard », etc., et qui s’achève par une sorte d’apo-
calypse nucléaire ? Comment comprendre autrement une pièce
comme Conscience de tracteur, où un savant âgé entreprend de réédi-
ter l’épisode biblique de Noé ?

Chaos
Sony Labou Tansi a donc écrit des fables. Mais alors, des fables
sur quoi ? L’écrivain a souvent répondu à cette question ; on en a vu
un exemple dans l’« Avertissement » déjà cité. Cependant, la
réponse la plus claire à ce sujet figure sans doute dans une livraison
de la revue Études littéraires africaines, qui a publié des extraits
d’interviews données par l’écrivain dans les années quatre-vingt :
– [...] ma première préoccupation, ce n’est pas un problème de
langue, c’est une lutte contre le chaos, c’est l’homme qui lutte
contre le chaos, et j’essaie de le dire. [...]
– C’est quoi le chaos selon vous ?
– Le chaos, c’est l’état naturel de la vie 6.
Cette expression « état naturel de la vie » est à retenir. Dans ce
même numéro, Greta Rodriguez-Antonioti et Nicolas Martin-
Granel citent un autre propos de l’écrivain qui ajoute à ce qui
précède : « L’Anté-peuple, c’est le temps qui précède celui où la

5
BLACHÈRE (Jean-Claude), éd., Sony Labou Tansi. Le sens du désordre. Montpellier :
Université Paul-Valéry, Centre d’Études du XXe siècle, Axe francophone et
méditerranéen, 2001, 186 p. ; p. 175.
6
« Le métier d’écrivain selon Sony Labou Tansi. Extraits des entretiens radiopho-
niques avec Apollinaire Singou-Basseha », Études Littéraires Africaines, n°15, 2003,
p. 31-39 ; p. 38.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (107

parole sera donnée aux peuples » 7. La fable laboutansienne décrit


donc le « chaos », qui est « l’état naturel de la vie » et qui est aussi
« le temps qui précède celui où la parole sera donnée aux peuples ».
Le temps où la parole est donnée aux peuples étant celui de la
démocratie, celui qui le précède ne peut être que son opposé, c’est-
à-dire un temps non démocratique. Mais reformuler ainsi le propos
de l’écrivain, c’est édulcorer singulièrement sa pensée ou son imagi-
naire. Sony Labou Tansi est un esprit radical, nous l’avons dit ; il
n’est pas (ce n’est pas péjoratif) un Sembène Ousmane attentif aux
laissés-pour-compte et aux problèmes sociaux à l’intérieur d’une
société particulière. L’« état naturel de la vie » caractérise un temps
beaucoup plus long. Dans l’« Avertissement » placé en tête de La Vie
et demie, il parle ainsi d’« une époque où l’homme est plus que
jamais résolu à tuer la vie », et le premier paragraphe de ce texte
évoque un temps qui est « par terre » ; quant au pays dont il est
question – la Katamalanasie –, il est nommé « l’enfer » par ses
habitants (p. 133). On retrouve de semblables accents dans La
Parenthèse de sang, où un personnage s’exclame :
Seigneur, reviens, reviens ! C’est la fin : la vie est morte sur
terre. Reviens, reviens !
Les hommes ont disparu, restent ces formes humaines, ces tom-
beaux humains, mais au-dedans, ce n’est plus humain (p. 52).
Dans L’Anté-peuple, le narrateur présente ses contemporains
comme des « bêtes qui se guettaient, qui se traquaient, qui se tuaient
pour des raisons plus sales et plus ignobles que celle du léopard qui
déchire une biche » (p. 155). En vérité, il nous faut bien aller dans le
sens qu’indiquent les expressions « état naturel de la vie » et
« chaos », et admettre que la fable laboutansienne énonce ce que la
philosophie politique depuis Thomas Hobbes nomme « état de
nature », cet état où l’homme est un loup (ou un léopard) pour son
prochain, cet état de guerre de tous contre tous 8. Or, cette pre-

7
Études Littéraires Africaines, n°15, p. 59 (citation tirée de « Sony Labou Tansi : je
n’ai pas besoin de prix, j’ai besoin de justice », propos recueillis par Alphonse
Ndzanga-Konga, Bingo, n°374, mars 1984).
8
Cet état, c’est encore, selon d’autres formulations de Labou Tansi, « l’état hon-
teux » ou la « condition honteuse » qu’ont relevée des observateurs de l’œuvre de
l’écrivain congolais, en particulier János Riesz qui a analysé ces notions dans
lesquelles il voit « des concepts “philosophiques” autour desquels se cristallise une
bonne partie de la réflexion historique, politique et même anthropologique de
l’auteur » (nous soulignons). Cf. « De l’État sauvage à l’État honteux », dans
Francophonie littéraire en procès. Le destin unique de Sony Labou Tansi. Sous la direction
de Drocella Mwisha Rwanika & Nyunda ya Rubango. Ivry-sur-Seine : éd. Silex /
108)

mière conclusion à laquelle nous aboutissons exige, pour éviter tout


malentendu, qu’on ne perde pas de vue que l’écrivain a toujours
revendiqué le terme générique de fable pour ses textes publiés au
Seuil. La notion de fable nous installe en effet catégoriquement dans
l’imaginaire, dans une altérité radicale. La fable n’est pas, si l’on ose
dire, une duplication verbale de la réalité, mais une... fabulation
singulière, la vie intense d’un esprit qui ne s’adresse pas tant au
lecteur qu’à soi-même. « J’écris pour qu’il fasse peur en moi, dit
l’écrivain en introduction à La Vie et demie. […] J’invente un poste
de peur en ce vaste monde qui fout le camp. [...] Ce livre se passe
entièrement en moi » 9. Et cela est à prendre à la lettre.

Chimères
« L’anté-peuple », donc, c’est « l’état honteux », l’état de guerre
permanent, le fameux état de guerre hobbésien ; c’est l’existence
anomique des hommes, un état non politique donc, puisqu’il n’y a
pas de politique sans lois, sans ordre juridique. La Vie et demie ou La
Parenthèse de sang, c’est la mise en fiction de la fameuse hypothèse
(ou théorie) de l’état de nature. Quand les hommes n’instituent pas
entre eux une relation politique, c’est-à-dire juridique, qu’y a-t-il ?
« L’État honteux », « Les yeux du volcan », « La vie et demie », « La
parenthèse de sang », etc. Voilà le sens de la fable laboutansienne.
Cette fable, c’est la vision de l’existence des hommes hors de la
socialité politique.
Reprenons les premières phrases de La Vie et demie : « C’était
l’année où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps est
par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par
terre » (p. 11). Chaos originel, anté-politique. « L’état naturel de la
vie » (nous soulignons), c’est donc l’état non (encore) politique où
l’homme suit uniquement ses passions, ses appétits, ses désirs
indomptés, ses aversions épidermiques, son instinct de conserva-
tion. Quelle est l’anthropologie des fables que nous donne à lire
Sony Labou Tansi ? Du tout premier texte jusqu’au dernier écrit,
partout et toujours, des êtres de violence, d’appétit effréné, de
folie ; des personnages programmatiquement nommés « Kamachou
Patatra » (La Vie et demie), « l’espèce d’homme » (Une chouette petite
vie bien osée), des individus qui se violent, s’agressent, s’entre-tuent
sans cesse. La mort violente est leur sort commun (Sony Labou

Nouvelles du Sud, 1999, 319 p. ; p. 77. En conclusion de cet article, J. Riesz


emploie l’expression de « combat impitoyable de tous contre tous » (p. 85).
9
SONY Labou Tansi, La Vie et demie, op. cit., p. 9-10.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (109

Tansi est sans doute l’auteur africain qui a « tué » le plus de per-
sonnages). Mais ces comportements sont « normaux », c’est-à-dire
tout à fait conformes à ce qu’est la nature humaine ; par nature, en
effet, dit Hobbes, l’homme est apolitique, asocial, amoral, mû par le
désir et la persévérance à durer dans son être 10. Schopenhauer
explique que « nous sommes tous inclinés à l’injustice et à la
violence » parce que nous ressentons (éprouvons directement) nos
besoins, nos passions et nos colères, alors que nous devons nous
représenter (avec effort, donc indirectement) les souffrances que nous
infligeons à autrui 11.
Décrivant donc l’anté-politique, Sony Labou Tansi nous donne à
lire, par conséquent, des guerres pour ainsi dire théoriques, imagi-
nées, des guerres chimériques même, si l’on ose dire. Les guerres
laboutansiennes ne se réfèrent à aucun hors-soi, ne renvoient à rien
d’autre qu’à elles-mêmes. Au reste, c’est moins de guerres que
d’une situation d’état de guerre qu’il s’agit en fait. Il n’y a pas, dans
ces fables, d’affrontements qui rappellent directement ce qui a pu
avoir lieu dans la réalité historique, mais un état de violence
mutuelle, à la fois général et permanent. Cet état de guerre,
répétons-le, est l’état naturel des choses puisque la politique – son
antidote – n’est pas « naturelle » à l’homme, mais une création de
celui-ci.
Dans L’Anté-peuple, un dialogue atteste bien ce monde où chaque
être est sans cesse un danger pour son prochain ; il s’agit de celui qui
se tient entre Dadou, qui vient de se voir confier la mission de tuer
un « Premier » (ministre ou secrétaire de Parti, on ne sait exacte-
ment) et son chef. Dadou n’a pas peur de la mission, périlleuse s’il
en est, dont il est à peu près sûr de ne pas revenir ; il a même insisté
pour être désigné, mais il (se) pose des questions sur le sens de tout
cela.
Il n’y a rien à savoir. Nous nous battons parce que notre place
est dans la bagarre. Parce qu’ils nous ont poussés à choisir entre
une mort de mouche et une mort d’homme. [...] Vous savez
comment je suis venu au maquis ? Un mec de là-bas enviait ma
femme. Il m’a fait passer pour un maquisard. On voulait m’ar-
rêter. J’ai descendu cinq bérets et j’ai foutu le camp. Je ne pou-

10
Hannah Arendt dit que « la politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-
les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme »
(c’est H. Arendt qui souligne). Cf. Qu’est-ce que la politique ? Paris : Seuil, 1995,
2016 p. ; p. 42.
11
SCHOPENHAUER (Arthur), Le Fondement de la morale. Paris : Le Livre de poche,
coll. Classiques de la philosophie, 1991, 254 p. ; p. 162.
110)

vais plus reculer du moment que ma place, là-bas, je l’avais


tuée. J’ai couru devant, toujours devant. Parce que derrière
moi, c’était le néant. J’ai tué d’autres bérets sur mon passage.
J’ai créé mon chemin dans la viande (p. 183).
Voilà ce à quoi se trouve tenu chacun dans la fable laboutan-
sienne : « créer son chemin dans la viande ». La violence envers
autrui n’est pas ici le recours extrême ou ultime, mais l’acte naturel
par excellence. Parce qu’à chaque fois, c’est la survie de chacun qui
est en jeu.

Égalités
Yves-Charles Zarka, un connaisseur de l’œuvre de Thomas
Hobbes, résume l’état de guerre hobbésien par une triple égalité :
égalité de puissance, égalité de crainte et égalité de liberté 12.
L’égalité de puissance ne doit pas être confondue avec l’égalité de
forces. Chacun peut le maximum, c’est-à-dire tuer son prochain. Il
est aisé de relever tout ce qui, dans les textes de Sony Labou Tansi,
illustre cela ; ainsi, Dadou, donc, déguisé en fou, réussit à tuer le
« Premier », personnage puissant et entouré de gardes du corps.
Toute La Vie et demie n’est qu’une suite d’actes de cet ordre. Le
Guide Providentiel tue Martial et presque toute sa famille ?
Chaïdana, la fille rescapée de l’opposant, à son tour, parvient à
empoisonner presque tous les « gouvernementaux » du régime.
Dans Moi, veuve de l’Empire, Oko Navès assassine Julius Caid Kaesaire
pour lui prendre le pouvoir, puis est lui-même empoisonné par
Cléopâtre, la veuve. L’État honteux n’est qu’un enchaînement de
complots, de dénonciations, de trahisons, de mesures de sécurité
effrénées pour se mettre à l’abri des autres. Dans La Vie et demie, le
Guide Providentiel mange, dort et tente de faire l’amour dans un
palais gardé par des dizaines de soldats, présents jusqu’autour de son
lit.
Ces exemples sont aussi des illustrations des égalités de crainte
(que rumine l’autre ?) et de liberté. Chacun, observe Y.-C. Zarka,
ayant le « droit de », nul n’a donc « droit à » quelque chose, même
pas à la vie, puisqu’il n’y a pas réciprocité. C’est, dit François
Tricaud, « la course au meurtre » 13, pour anticiper sur l’inévitable
agression de l’autre, pour assouvir ses désirs ou ses aversions, etc.

12
ZARKA (Yves-Charles), « Personne civile et représentation politique chez Hob-
bes », Archives de philosophie, (Paris : éd. Beauchesne), t. 48, 1985, p. 287-310.
13
TRICAUD (François), « Le roman philosophique de l’humanité chez Hobbes et
chez Locke », Archives de philosophie, t. 55, 1992, p. 631-643.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (111

Dans cette situation, dit Hobbes, « la violence et la ruse sont les


vertus cardinales » 14. Nous nous souvenons de Dadou déguisé en
fou afin de s’approcher du « Premier » qu’il tue, ou des ruses de
séduction mises en œuvre par Chaïdana lors de sa « distribution » de
la mort aux « gouvernementaux ».
Au-delà de ce qui a lieu pour les individus à l’intérieur d’un
espace défini, les relations avec l’extérieur de cet espace sont tout
aussi sauvages. Dans le dernier quart de La Vie et demie, partie la plus
sanglante de la fable (et de l’ensemble de l’œuvre de Sony Labou
Tansi), l’état de guerre permanent entre le Darmellia, la Katamala-
nasie et « la puissance étrangère qui fournissait les guides » fonc-
tionne selon le même schéma d’égalité dans la capacité de nuisance.
L’expression de « course au meurtre » y est amplement illustrée ;
les actes d’empoisonnement mutuel entre le Darmellia et « la puis-
sance étrangère » sont présentés comme des buts marqués par une
équipe contre l’autre. Ces affrontements ne sont donc guère recon-
nus comme tels, « mais les discours, ce n’est pas pour dire ce qui
existe », commente le narrateur à propos des appels officiels à la
fraternité entre deux traquenards ou attentats meurtriers.
La fable laboutansienne présente un monde où les relations
« internationales » sont dépourvues de la dimension politique, c’est-
à-dire où, comme le dit un personnage, l’on se fait la « guerre pour
la guerre ». « Si vous nous imposez la guerre, dit Jean Coriace à
l’ambassadeur de la puissance étrangère à Granita, nous la ferons,
elle sera totale » (p. 183). L’état de guerre international est en effet
sans mesure ni limite. La guerre ainsi conçue n’est nullement la
continuation de la politique par d’autres moyens ; elle est une pure
course au meurtre qui va bien vite culminer en une déflagration
nucléaire. Raymond Aron a pu opposer l’esprit de Bismarck à celui
d’un Napoléon (ou d’un Louis XIV) parce que l’homme d’État alle-
mand savait alterner ruse, modération et guerre pour atteindre des
objectifs politiques 15. Dans les fables de Sony Labou Tansi, rien de
semblable. Pas plus que Dadou au moment de tuer le « Premier »,
nous ne connaissons la raison (politique) des nombreux empoison-
nements que s’infligent réciproquement le Darmellia et la « puis-
sance étrangère ». De part et d’autre, des ministres, des ambassa-
deurs, des présidents sont tués au fil des années dans une sorte de
jeu d’échecs silencieux : un « match » meurtrier qui a été imposé

14
HOBBES (Thomas), Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la
république ecclésiastique et civile. Paris : Éd. Sirey, 1983, 474 p. ; p. 126.
15
ARON (Raymond), Penser la guerre. Clausewitz II. L’âge planétaire. Paris : Galli-
mard, 1976, 365 p. ; p. 25.
112)

par la « puissance étrangère » et que, comme Dadou ou Chaïdana au


niveau des individus, le Darmellia soutient avec résolution. Nous
décrirons plus loin les moyens littéraires dont use Sony Labou Tansi
pour exprimer ce monde carnassier et sanglant, mais nous pouvons
déjà souligner ici à quel point l’imaginaire de l’écrivain congolais
développe la loi du Talion : œil pour œil, dent pour dent.
– Si le temps le veut, je repartirai, et je prendrai la ville avec
mon sexe, comme maman. C’est écrit dans mon sang.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? demandait Kapahacheu.
– Une bagarre. Une guerre 16.
Dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, « l’état naturel de la vie » est
un monde où la biche a souvent des instincts de... léopard ; c’est
une fable où Chaïdana, à elle seule, décime un gouvernement
surarmé et protégé, où Estina Bronzario organise une révolte des
femmes (Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez), où l’instituteur Mallot (Je
soussigné cardiaque) prend en otage son chef qui lui « pourrit » la
vie... Dans le bestiaire laboutansien, la biche mute résolument pour
devenir un carnassier, ou tout au moins un être de fureur défensive
et offensive. Dans La Parenthèse de sang, les parents – épouse, filles,
neveu – de l’opposant recherché, Libertashio, condamnés à être
exécutés, cessent soudain d’être des victimes éplorées :
Aleyo : Qu’est-ce qu’ils attendent ?
Le docteur : Qu’on ait peur.
Aleyo : C’est trop tard. Vous avez peur, vous ?
Le docteur : C’est trop tard. [...]
Aleyo : Je regarde les canons pour voir comment ça sortira
(p. 67)
Dadou, dans L’Anté-peuple, reste le modèle de la biche qui s’est
transformée en lion. Dans les trois quarts du texte, du fait qu’il est
un être vertueux dans un univers « moche », il est persécuté, empri-
sonné, ses enfants et son épouse sont tués par une foule hystérique.
Il constate : « La seule possibilité d’échapper aux brutalités de la loi
mesquine de l’uniforme c’est d’être grand – grand, c’est-à-dire
grosse brute » (p. 65). Ayant échappé à la mort, il intègre alors un
groupe de maquisards et réclame la mission d’aller tuer l’un des
prédateurs en vue. Une autre figure significative à ce sujet est
Martial, l’opposant historique de La Vie et demie, littéralement

16
SONY Labou Tansi, La Vie et demie, op. cit., p. 99.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (113

dépecé, débité, au début du texte. Martial, qui porte un nom on ne


peut plus guerrier 17, est tout sauf une victime passive. Son fantôme
pourrit, si l’on ose dire, la vie du Guide providentiel et pousse
même l’un des successeurs de celui-ci (Kakara Mouchata) au sui-
cide... C’est dire que, dans l’imaginaire laboutansien, prédateur et
proie ne sont pas des rôles figés, distribués une fois pour toutes ;
l’idée est surprenante, mais c’est un fait que, chez Sony Labou
Tansi, le léopard est souvent aussi une proie, et l’antilope bien des
fois un prédateur. Ceci confirme les égalités de puissance, de crainte
et de liberté observées par Thomas Hobbes.
L’univers fictif de Labou Tansi est donc celui de la course au
meurtre. Nous l’avons dit, nul écrivain africain n’a fait mourir
autant de personnages par page que lui. L’autre question est donc
celle de savoir comment il s’y prend.

Monologue
L’écriture laboutansienne de la violence généralisée est indisso-
ciable de l’idée de fable telle que nous l’avons observée plus haut.
Tout est imaginaire, avons-nous dit. Nous lisons les scènes de dépè-
cement humain ou d’anthropophagie sans sentiment d’horreur ni
nausée, parce que nous ne prêtons pas à ce qui est écrit un sens litté-
ral. La nature même du discours narratif ne permet pas de s’y trom-
per. Le narrateur de Sony Labou Tansi, en effet, ne demande pas au
lecteur de faire l’expérience de ce qui est conté. Ce que nous lisons
est plutôt rapporté que constaté. Il y a très peu de dialogues, et ils
sont en général lapidaires ; dans toutes ces fables règne une seule et
unique voix, celle du narrateur.
Reprenons encore une fois les premières lignes de La Vie et demie.
D’emblée, le lecteur se trouve maintenu à distance par un langage
qui est résolument subjectif : « C’était l’année où Chaïdana avait eu
quinze ans. Mais le temps. Le temps est par terre. Le ciel, la terre,
les choses, tout. C’était au temps où la terre était encore ronde, où
la mer était la mer... ». Ces premières phrases ne proposent pas au
lecteur, à l’instar d’un roman au sens courant, un contrat d’illusion.
Elles ne proposent aucun point de départ géographique ou tempo-
rel : ce qui est conté est fantasmagorique. Et le lecteur comprend
bien vite qu’il ne s’agit pas ici, si l’on ose dire, d’une « réalité
fictive » à la manière des romans réalistes, mais de la vie fantasma-

17
Le nom « Martial », d’origine latine, est issu de celui de Mars, dieu de la
guerre. Sony Labou Tansi utilise deux fois ce prénom : dans La Vie et demie donc et
dans La Parenthèse de sang.
114)

tique d’un esprit. Dès lors va de soi une phrase comme celle-ci : « le
Guide Providentiel lui ouvrit le ventre du plexus à l’aine comme on
ouvre une chemise à fermeture Éclair » (p. 12).
Nous sommes d’emblée, et pour la durée de la lecture, ailleurs,
en un lieu où règnent naturellement la course au meurtre comme
condition de survie, la logique du droit naturel de chacun à tuer
préventivement son voisin de crainte d’être soi-même tué. Nous
n’allons donc pas nous émouvoir à chaque page, d’autant que la
narration a le ton de l’évidence et que le vocabulaire y est bien trop
précis pour ne pas être perçu comme l’expression d’une dérision.
L’ensemble a par ailleurs une portée générale : là où règne la guerre
de tous contre tous, il n’y a en fait, pour ainsi dire, plus de violence
singulière. Dans un énoncé comme celui-ci :
Maître Rognons lui presse ses ustensiles de mâle, il lui broie les
deux amandes. Une vraie gelée blanche éclabousse son visage : il
crache et crache ton sel de merde. Qu’est-ce que vous autres
Bhas êtes sales (L’État honteux, p. 114),
le ton d’évidence, qu’augmente le mélange des champs sémanti-
ques, produit humour et dérision. De même, dans ce passage :
Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de tor-
ture, il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et, à
celle des oreilles deux vastes parenthèses de sang mort, les yeux
avaient disparu dans le boursouflement excessif du visage [...]
(La Vie et demie, p. 36),
le ton et le choix du vocabulaire déréalisent s’il en est encore besoin
ce qui est décrit, mais ils créent efficacement l’atmosphère d’un uni-
vers carnassier.

Scènes
Dans La Vie et demie – œuvre où l’écrivain a donné toute la
mesure de son imagination fantasmagorique –, le monologue narra-
tif, bien qu’il soit souvent énumératif et qu’il se réduise même par-
fois à un sommaire, propose soudain des sortes d’arrêts sur image
où sont détaillés avec précision (apparente) les actes de violence. La
plus connue de ces scènes de « détail » est peut-être celle de
« l’équarrissage » 18 de Martial, relatée sur quelque six pages du
premier chapitre. Les gestes du Guide Providentiel sur le corps de
Martial sont ceux d’un équarrisseur et les mots et la voix du narra-

18
Le mot est de Jean-Michel Devésa (« Sony Labou Tansi et les mangeurs d’hom-
mes », Notre Librairie, n°125, janvier-mars 1996, p. 123-129).
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (115

teur, ceux d’un observateur attentif et minutieux qui décrit une


affaire somme toute ordinaire : « il démantela le thorax, puis les
épaules, le cou, la tête » (p. 16).
Les guerres des mouches, à la fin du même texte, sont aussi des
épisodes relatant de manière détaillée une violence effrénée ; mais
comme toutes les autres, ces scènes de guerres accomplies avec des
moyens sortis de laboratoires scientifiques sont factices. Ces dizaines
de conflits (entre, d’un côté, le Darmellia et, de l’autre, la Katama-
lanasie et la « puissance étrangère qui fournissait les guides ») occu-
pent les deux derniers chapitres. Tout semble décrit au lecteur, mais
en réalité tout est plus fantasmagorique que jamais. Les ministres,
de part et d’autre, meurent sans qu’on sache de quoi ; Jean Calcium
fabrique des mouches capables de « se déplacer aussi vite que la
lumière », des « mouches-radio qui pouvaient diffuser un rayon
mortel à plusieurs millions de kilomètres de distance » (p. 183) ;
dans Félix-ville attaquée par ces mouches, « [l]’air était porté à des
températures si élevées qu’il y eut de véritables ouragans et des
tempêtes atmosphériques qui aspiraient des centaines d’avions »
(p. 187). Guerre moderne, scientifique en apparence, mais en réa-
lité affirmations péremptoires, énième affabulation, chimères.
Cependant, tout cela, c’est nous qui le disons, de l’extérieur. La
fable laboutansienne est une réussite de cohérence interne, parce
que le narrateur – le terme de conteur serait plus approprié, tant le
langage est parlé – est très fidèle à sa logique. Bien que l’histoire
narrée ne soit pas la sienne, il fait partie de l’univers qu’il décrit et
qui lui est familier, d’où l’égalité de ton du début à la fin. Il ne crie
d’horreur ni ne se lamente, et cette égalité de ton contribue aussi à
créer ce contexte d’état de guerre permanent que nous avons défini.
Finalement, c’est le temps, l’époque dans son ensemble qui est son
véritable propos, et non telle ou telle scène de dépeçage ou de
massacre – ordinaire, si l’on peut dire –, d’un monde de la guerre
de tous contre tous. S’étonne-t-on que, dans les légendes, les ani-
maux parlent ? La cohérence et la logique de la fable laboutansienne
viennent du fait que le narrateur, jamais, n’imagine qu’on puisse
s’étonner ni être horrifié.

Langage unique
La conséquence d’un tel monologue est qu’il n’y a pas de diver-
sité langagière dans le monde qui nous est rapporté. Une narration
réaliste épouse les nuances de la réalité. C’est même là le « plura-
116)

lisme » propre au roman selon Bakhtine 19. On ne fait pas parler de


la même façon un personnage de professeur et un autre qui est bri-
gand. Dans Le Père Goriot de Balzac, Vautrin n’a pas le même langage
que Goriot ou Rastignac. Or, une telle diversité est tout à fait
absente de la narration laboutansienne. On ne voit pas dans ces
fables ces « images de locuteurs en “vêtements” concrets, sociaux et
historiques » comme dit si bien Bakhtine 20. Or la socialité, c’est la
diversité de langages. Tous les mots ne sont pas à leur place
partout ; à l’intérieur d’une langue, toutes les lèvres ne parlent pas
le même langage. En ignorant radicalement « la diversité sociale de
langages », le narrateur confirme ce que nous avons déduit plus haut
sur le plan thématique, à savoir qu’il s’agit d’un monde antérieur à
la socialité politique. Guide Providentiel, Maréchal ceci ou Colonel
cela ne signifient aucune socialité, n’impliquent aucune structure ou
organisation sociale. Il s’agit d’une multitude d’individus, point.
Une autre observation appuie cela : la récurrence, dans les fables,
des changements d’identité. Certes, dans un monde de violence
quotidienne, l’usage de faux papiers est un moyen de protection.
Ainsi, dans L’Anté-peuple, Dadou et Yealdara se procurent-ils de faux
papiers d’identité afin de s’échapper du pays. Mais, dans La Vie et
demie, ce thème est si développé qu’il induit l’idée de personnages
sans identité véritable. Martial fournit régulièrement à ses descen-
dants des « sacs d’identités » ; Chaïdana en aurait quatre-vingt-douze
(p. 75) ; les Guides Providentiels eux-mêmes en changent tout le
temps :
Ce soir-là, […] le Guide Providentiel se rappelait sa vieille
aventure, il y avait vingt ans : on devait l’arrêter pour vol de
bétail, il alla chercher son propre certificat de décès qui le tuait
dans un incendie, l’apporta lui-même aux services de la police
régionale, prit une nouvelle carte d’identité qui lui donna le
nom d’Obramoussando Mbi. Quelques instants après, il lisait à
haute voix le nom écrit sur le certificat de décès, Cypriano
Ramoussa, le voleur de bétail dont il passait maintenant pour le
père (p. 25).

19
« Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix
individuelles » – BAKHTINE (Mikhail), Esthétique et théorie du roman. Paris : Galli-
mard, 1978, 488 p. ; p. 88.
20
BAKHTINE (Mikhail), Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 155-156. Il ajoute :
« Ce n’est pas l’image de l’homme en soi qui est caractéristique du genre roma-
nesque, mais l’image de son langage » (M. Bakhtine souligne). Preuve, s’il en est
encore besoin, que l’écrivain congolais a bien raison de ne pas revendiquer le
genre du roman pour ses textes édités au Seuil.
Sony Labou Tansi ou la « création carnassière » (117

L’épisode qui souligne encore davantage cette multitude indivi-


duelle, si l’on peut dire, est celui de la « croisade sexuelle » du
Guide Jean-Cœur-de-Pierre. Les vierges sont couchées sur des lits
et numérotées :
Treize mois et sept jours après la première émission « Le guide
et la production », les cinquante vierges donnèrent la vie à cin-
quante garçons pesant tous quatre kilos cent [...] ; tous avaient
les yeux verts, la peau cuivrée et douze dents dont six sur
chaque mâchoire (p. 148).
Le narrateur use du terme de « série » au sujet des deux mille
enfants – identiques comme des objets manufacturés – que
« produira » le Guide en quarante ans de règne. Tous ces enfants,
prénommés Jean, sont regroupés par séries alphabétiques : « Les
quatorze dernières séries, à cause de l’épuisement des lettres de
l’alphabet, comportaient des Jean chiffrés Jean 93, Jean 76, Jean 47,
Jean 1461... » (p. 149). Semblablement, dans La Parenthèse de sang,
les soldats qui ont été envoyés à la recherche de l’ennemi public
Libertashio mais ne l’ont pas trouvé font prisonnier le premier venu
et justifient ainsi leur acte : « Ce type a le menton de Libertashio, il
a ses yeux. Ce type a les cheveux de Libertashio » (p. 21).
*
Dans la littérature africaine de langue française, les fables de
Labou Tansi ne sont pas les premières à évoquer la lutte hobbé-
sienne pour la survie individuelle. D’une manière ou d’une autre,
des textes comme Violent était le vent de l’Ivoirien Charles Nokan 21,
Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma 22, ou encore Le
Récit du cirque... d’Alioum Fantouré 23 ont également énoncé l’ab-
sence de la politique et sa conséquence logique que nous avons
décrite. Mais Sony Labou Tansi, à partir de la fin des années
soixante-dix et pour une décennie à peine, est l’écrivain africain
francophone qui a osé concevoir sous sa forme la plus nette l’état de
nature. Il a créé des fables qui expriment celui-ci dans une langue
que János Riesz qualifie d’« impitoyablement crue ne reculant
devant aucun tabou » 24.

21
NOKAN (Charles), Violent était le vent. Paris : Présence africaine, 1966, 181 p.
22
KOUROUMA (Ahmadou ), Les Soleils des Indépendances. Paris : Seuil, 1970, 208 p.
23
FANTOURÉ (Alioum), Le Récit du cirque de la vallée des morts. Paris :
Buchet/Chastel, 1975, 150 p.
24
RIESZ (János), « De l’État sauvage à l’État honteux », art. cit., p. 85.
118)

On dit souvent des textes de l’écrivain congolais qu’ils sont une


satire de la tyrannie ; c’est là une appréciation réductrice, en vérité.
C’est même en restreindre la portée intellectuelle. L’œuvre de Labou
Tansi est une représentation non pas du monde africain, mais de ce qu’est sa
logique actuelle. L’Afrique telle qu’elle est n’est pas ce qu’elle devrait
être ; nous le savons tous. Mais ce dont nous n’avons pas toujours
conscience, c’est que l’Afrique crée sans cesse des... fables pour se
dissimuler cette réalité et l’avenir qu’elle implique logiquement. En
sorte que, paradoxalement, la fabulation laboutansienne fut, à la fin
du XXe siècle, pour l’Afrique, l’un des discours littéraires et intellec-
tuels les plus réalistes, les plus rationnels même (nous avons insisté
sur la cohérence du discours) de la littérature africaine 25. En postu-
lant « impitoyablement » l’idée d’un « état naturel », Sony Labou
Tansi en déduit donc la belligérance générale et perpétuelle, la
course au meurtre que nous avons décrite.
Pour attester le réalisme de cet imaginaire, il n’est pas besoin de
lui trouver un référent quelconque dans la réalité historique. Fausse
attestation du reste que celle-là. Non, la véridicité de ce monde de
guerres généralisées conté par Sony Labou Tansi, c’est qu’il est con-
forme à la logique effective de l’Afrique actuelle. Cette fable que nous
lisons sans la prendre au pied de la lettre est pourtant ce qui survient
inévitablement quand on persiste dans l’ajuridisme ou l’absence de
la politique. Au reste, les génocides au Rwanda et les massacres dans
les forêts congolaises, la disparition actuelle de l’État dans maintes
parties d’Afrique ont confirmé bien vite La Vie et demie. L’œuvre de
Sony Labou Tansi est une pédagogie car elle éduque à l’humanité.
Écho très modeste des humanistes européens de la Renaissance, elle
réitère à l’intention de l’Afrique actuelle que la politique, c’est la
vie, et son absence, la mort.
 Théo ANANISSOH

25
Sony Labou Tansi, en réfutant le terme de roman pour ses textes, dit : « La
fable a, je crois, plus de chances d’être plus près de la réalité que le roman qui
trafique la réalité ».

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