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Petite Essayistiquw

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Liberté

Petite essayistique
André Belleau

Volume 25, Number 6 (150), December 1983

Un quart de siècle de liberté

URI: https://id.erudit.org/iderudit/30652ac

See table of contents

Publisher(s)
Collectif Liberté

ISSN
0024-2020 (print)
1923-0915 (digital)

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Belleau, A. (1983). Petite essayistique. Liberté, 25(6), 7–10.

Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1983 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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promote and disseminate research.
https://www.erudit.org/en/
ANDRÉ BELLEAU

PETITE ESSAYISTIQUE

Commençons par une banalité: le romancier et le


poète ne sont pas plus des écrivains de première main
que l'essayiste (ou le critique). On entend encore dire
dans notre milieu: «Nous, les poètes et les roman-
ciers, nous travaillons avec la vie tandis que vous,
pauvres essayistes, vous travaillez avec ce que nous
faisons.» Mais ce qu'on oublie, c'est que les roman-
ciers travaillent aussi avec ce qui a été dit et écrit
avant eux, si bien qu'ils ne jouissent pas d'une sorte
d'antériorité métaphysique ou de droit vis-à-vis ce
qu'on pourrait appeler la vie ou l'art ou la substance
première de l'art. La plupart des critiques et des
essayistes — du moins je l'imagine — sont conscients
du caractère nécessairement second de leur entre-
prise. Mais dites à l'un ou l'autre de nos romanciers
locaux: «Votre roman se présente comme le
réarrangement d'une certaine écriture et de quelques
thèmes dont les prototypes ont paru il y a dix, vingt
ou trente ans», vous risquez fort de faire l'objet de
sévices. Il faut leur pardonner. Ils ne le savent pas ou
feignent de l'ignorer.
Un écrivain est toujours d'abord et avant tout un
réécriveur. Nulle indignité dans cela. Les auteurs ne
s'en sont jamais cachés jusqu'à une date récente.
L'essentiel n'est pas là. Il est dans le fait d'assumer la
fonction esthétique. Ce n'est pas rien.
Donc, pour en finir avec cette banalité, la distinc-
tion entre «créateur» d'une part et critique de l'autre
se révèle maintenant tout à fait désuète et quétaine
puisque le roman moderne ayant évolué pour com-
porter de plus en plus une dimension critique, la
critique ayant évolué aussi pour devenir une aven-
ture de l'écriture, il s'avère bien malaisé de séparer les
deux pratiques. De sorte qu'aujourd'hui, un essayiste
est un artiste de la narrativité des idées et un roman-
cier, un essayiste de la pluralité artistique des
langages. Le roman est mangé par l'essai (Le Choix de
Sophie de Styron, La Mort vive de Ouellette), l'essai
verse dans la fiction (Vadeboncœur, Borges).
Il y a dans l'essai une histoire, je dirais même une
intrigue, au sens que l'on donne à ces mots quand on
parle de l'histoire ou de l'intrigue d'un roman et d'une
nouvelle. Ce qui déclenche l'activité de l'essayiste, ce
sont tantôt des événements culturels, tantôt des idées
émergeant dans le champ de la culture. Mais pour
qu'ils puissent entrer dans l'espace transformant
d'une écriture, il faut que ces idées et événements
soient comme entraînés dans une espèce de mouve-
ment qui comporte des lancées, des barrages, des
issues, des divisions, des bifurcations, des attractions
et répulsions. Voilà qu'ils se conduisent au fond tels
les personnages de la fiction et qu'ils nourrissent entre
eux des rapports amoureux, de haine, d'opposition,
d'aide, etc. Il se produit une réelle dramatisation du
monde culturel et je parierais qu'à la fin, il existe des
idées gagnantes et des idées perdantes. Une idée
suscite le goût d'écrire, une idée fait en sorte que le
vouloir-écrire chez l'essayiste devient plus fort que le
non-écrire, et cette idée va rencontrer toutes sortes
d'obstacles comme le héros du roman. Idée et héros
problématiques...
Quel événement? Quelle idée? Pensons ici à un
événement culturel réel ou possible, à une idée
courante ou nouvelle ou surgie tout à coup dans
l'esprit de l'essayiste. Ils ne sont pas immatériels. Ils
ont une couleur, une chaleur, des contours, presque
un poids physique. L'idée la plus abstraite, pour
l'écrivain passionné d'abstraction, devient vivante de
par cette passion même. Il peut même arriver que
l'essayiste parte d'un titre qui l'attire, le sollicite à la
manière de la nuance d'une couleur pour le peintre ou
d'un accord chez le musicien. Tout l'essai consistera
justement à permettre le plaisir d'un titre convoité (le
lecteur ne s'en rend pas compte). On dira qu'ici l'essai
se cherche des mots et des idées.
(Il m'est venu il y a quelque temps un titre qui me
plaît beaucoup: «Sur un adage d'Erasme». Je compte
écrire bientôt un essai afin de pouvoir l'utiliser.)
Admettons donc qu'il s'agit d'idées érotisées
opérant sur l'essayiste à la façon de phantasmes. Elles
reviennent, elles le hantent. Il garde l'idée en lui
comme dans une sorte de champ magnétique élémen-
taire où il sent des circuits s'ébaucher, des possibilités
qu'a l'idée de s'orienter, de se connecter à d'autres
idées. Pendant cette période de maturation, attentif
aux déclics, aux trajets, aux ouvertures et fermetures,
l'essayiste décidera si tout cela est assez vif, rapide,
nombreux, inattendu, complexe pour donner lieu à la
forme d'un essai ou plutôt au parcours d'un essai. On
se rappellera l'étymologie latine du mot «essai»,
exagium, lui-même dérivé du verbe exigere, lequel a
deux sens: peser (l'essai «pèse» les idées; l'examen,
forme savante d'exagium, «pèse» les mérites des can-
didats) et chasser hors d'un lieu (d'où Yessaim, forme
non pas savante mais populaire d'exagium). L'essai
n'est pas une pesée, une évaluation des idées; c'est
un essaim d'idées-mots.
Tout le monde le sait: les écrivains font du neuf
avec les discours de leur société. C'est l'indispensable
environnement de langage sans lequel nous ne
pourrions même pas commencer à écrire le début
d'une phrase. Mais l'apparition d'essayistes dans la
littérature suppose une condition supplémentaire:
que la teneur en culture du discours social ne se situe
pas au-dessous d'un certain seuil. Car l'essayiste, lui,
travaille plus spécifiquement avec le langage de la
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culture. Et il m'apparaît évident qu'une société où les


signes de la culture sont raréfiés produira peu
d'essayistes. Il serait facile d'imaginer la culture
comme un gaz rare dans une société saturée de
discours sportifs, publicitaires, etc.
La formation d'un essayiste exige beaucoup plus
de temps que celle d'un poète ou d'un romancier. Je le
dis sans ironie. A dix-huit ans, on peut être Rimbaud,
on ne peut pas être un essayiste. La raison en est sim-
ple. Je le répète: l'essayiste travaille dans le champ
culturel avec les signes de la culture. Or la connais-
sance et la maîtrise des langages qui composent le
monde culturel se révèlent une entreprise infiniment
plus longue que la connaissance et la maîtrise des
formes romanesques destinées à représenter les
langages sociaux de l'existence. C'est pourquoi,
souvent, l'essayiste ne commence à se sentir écrivain
que tard dans la vie.
L'essayiste aime parfois prendre des questions en
apparence compliquées et leur donner une autre sorte
de confusion que la confusion reçue. Mais inverse-
ment, il peut lui arriver d'être possédé par le démon
de la clarté, de la logique, du démontrable. Il ne faut
pas hésiter à parler ici d'obsessions. Il existe des désirs
du clair, du parfaitement articulé. Ce sont des
déclencheurs et des moteurs de l'écriture. On doit les
respecter au même titre que le goût de la couleur
mauve chez Flaubert écrivant Madame Bovary. Nous
avons ici des phénomènes du même ordre. Ce qui est
de l'ordre du phantasme est ancré dans les réalités les
plus matérielles et les plus profondes de nos vies.
Selon certaines vues courtes et superficielles, la
passion de clarté chez l'essayiste aurait un vecteur
idéologique, elle révélerait un esprit cartésien, réac-
tionnaire, teinté de «chauvinisme mâle». Et si l'es-
sayiste qui semble se battre contre la confusion ins-
taurait lui-même cette confusion pour éprouver le
plaisir de la dissiper? En fait, l'essai est un outil de
recherche. Quiconque l'a pratiqué sait qu'il lui per-
met de trouver.

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