Going Infinite - Michael Lewis
Going Infinite - Michael Lewis
Going Infinite - Michael Lewis
Ouvrage original publié aux États-Unis par W. W. Norton & Company, Inc.,
500 Fifth Avenue, New York, N.Y. 10110
sous le titre Going Infinite, The Rise and Fall of a New Tycoon
ISBN : 978-2-37815-371-7
© Talent Éditions 2024
ÉGALEMENT CHEZ TALENT
ÉDITIONS
Couverture
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ÉGALEMENT CHEZ TALENT ÉDITIONS
PRÉFACE
ACTE I
CHAPITRE 1 - OUAIP
CHAPITRE 2 - LE PROBLÈME DU PÈRE NOËL
CHAPITRE 3 - MÉTA JEUX
CHAPITRE 4 - LA MARCHE DU PROGRÈS
ACTE II
CHAPITRE 5 - QUE PENSER DE BOB
CHAPITRE 6 - AMOUR ARTIFICIEL
CHAPITRE 7 - L'ORGANIGRAMME
ACTE III
CHAPITRE 8 - LE TRÉSOR DU DRAGON
CHAPITRE 9 - LA GRANDE DISPARITION
CHAPITRE 10 - MANFRED
CHAPITRE 11 - LE SÉRUM DE VÉRITÉ
ÉPILOGUE
REMERCIEMENTS
ÉGALEMENT CHEZ TALENT ÉDITIONS
PRÉFACE
OUAIP
C’est ainsi que Sam a découvert qui il était : en réfléchissant par lui-
même, sans se soucier de l’avis des autres. Il y a cependant eu deux
brèves périodes pendant lesquelles il a eu quelqu’un avec qui réfléchir.
Jouer à Magic avec Matt Nass en était une ; le camp de mathématiques
en était une autre. Après son année de seconde, il a participé à un camp
d’été pour enfants doués en mathématiques, sur le campus du Colby
College. (Joe l’y a conduit et s’est perdu, puis a vu un gamin à l’allure
maladroite assis sous un arbre, en train de tripoter un Rubik’s Cube.
« C’est à ce moment-là que j’ai su que nous avions trouvé le bon
endroit », a déclaré Joe.) Pour Sam, ce camp a été une révélation : il y
avait des enfants avec lesquels il avait quelque chose en commun. Là,
les gens ne semblaient pas s’inquiéter de son manque d’expressions
faciales. Là, il avait avec d’autres personnes des conversations
ressemblant à celles qu’il avait eues avec lui-même. Lorsque les autres
enfants parlaient de politique, ce n’était pas pour exprimer une stupide
opinion, mais plutôt pour trouver la meilleure façon de modéliser les
élections et d’en prédire les résultats. Lorsqu’ils discutaient de leur vie
et de la manière dont ils pourraient la mener, Sam les trouvait tous
captivants. Les enfants du camp de mathématiques étaient capables de
penser aux affirmations nécessaires pour établir une croyance. « Et si
vous n’arrivez pas à penser aux affirmations nécessaires pour établir
une croyance, comment est-ce que vous pouvez penser aux
affirmations nécessaires pour déclencher une action ? », a demandé
Sam.
Au camp de maths, Sam a trouvé des gens attirés par le même goût
pour l’utilitarisme. « Pour la première fois, je ne faisais pas partie des
plus intelligents, a indiqué Sam. Chacun des campeurs était plus
intéressant que la personne la plus intéressante du lycée. Ils étaient
plus intelligents à tous points de vue. Ils étaient également plus
quantitatifs. Mais ils étaient plus éloignés de la culture standard et
ressentaient moins de pression à s’y conformer. »
MÉTA JEUX
LA MARCHE DU PROGRÈS
La société n’était même pas l’idée de Sam, mais celle de Tara, qui
dirigeait le Centre for Effective Altruism, à Berkeley. Sam, lui, alors
qu’il travaillait encore à Jane Street, était devenu l’un de ses plus gros
donateurs. Tout au long du printemps et de l’été 2017, ils n’ont cessé
de se téléphoner. À un moment donné, Sam a révélé son intérêt
romantique pour elle ; à un autre, Tara a révélé qu’elle tradait des
cryptomonnaies sur son compte personnel. Tara ne ressemblait en rien
à un trader de cryptomonnaies. En effet, avant de diriger le Centre for
Effective Altruism, elle avait modélisé la demande de produits
pharmaceutiques pour la Croix-Rouge. Elle n’avait pas d’expérience
dans la finance et pas d’argent à proprement parler, et pourtant elle
générait des dizaines de milliers de dollars de bénéfice en tradant des
cryptomonnaies. Plus Sam parlait avec Tara, plus il s’intéressait, à elle
non plus par attrait romantique, mais pour ses talents dans le domaine
du trading. Tara ne se contentait pas d’acheter des bitcoins et de voir
leur taux grimper. Elle exploitait les mêmes types d’inefficace sur le
marché des cryptomonnaies qui, pour l’être sur d’autres marchés
financiers, nécessitaient le talent, la rapidité et l’expertise de Jane
Street.
Sam lui a envoyé un chèque de 50 000 dollars, sans condition, pour
qu’elle puisse augmenter le montant de ses mises. Elle ne l’a jamais
encaissé. L’argent la mettait mal à l’aise, mais pas parce qu’il venait de
Sam. « Je n’arrêtais pas de me dire : “Et si tout cela n’avait été que de
la chance ?” », s’est souvenue Tara. Sam a fini par la rassurer en
calculant à quel point il était statistiquement improbable que son taux
de réussite soit dû à la chance. Les trades de Tara étaient en quelque
sorte les mêmes que ceux de Jane Street, des paris sur les valeurs
relatives des différents coins. Son succès a conduit Sam à croire
secrètement qu’il pourrait gagner 1 milliard de dollars en créant un
fonds spéculatif pour trader des cryptomonnaies de la même manière
que Jane Street tradait tout le reste.
Mais il ne pouvait pas le faire seul. Le trading de cryptomonnaies ne
s’arrêtait jamais. Pour avoir deux personnes éveillées vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, il lui fallait embaucher au
moins cinq autres traders. Il aurait également besoin de programmeurs
pour transformer les idées des traders en code, afin d’automatiser et
d’accélérer leurs opérations. Tara avait jusque-là effectué une poignée
de trades par semaine sur son ordinateur portable ; ce que Sam avait en
tête, c’était une armée de robots effectuant 1 million de transactions
par jour. Il devrait embaucher des personnes à faible QI pour s’occuper
des tâches ennuyeuses, comme trouver des locaux commerciaux,
acheter de la nourriture pour les traders, payer les charges et
probablement beaucoup d’autres choses auxquelles il n’avait pas
encore pensé.
Son accès à un groupe d’altruistes efficaces et volontaires était son
arme secrète. Sam ne connaissait pratiquement rien à la
cryptomonnaie, mais il savait à quel point il était facile de la voler.
Toute personne qui créait une société de trading de cryptomonnaies
devait avoir une confiance absolue en ses employés, car n’importe
lequel d’entre eux pouvait appuyer sur un bouton et virer un montant
en crypto sur un compte personnel, sans que personne d’autre n’ait
jamais la moindre idée de ce qu’il s’était passé. Les sociétés de Wall
Street n’étaient pas capables de générer ce niveau de confiance, mais
l’altruisme efficace le pouvait.
Jusqu’à ce moment de sa vie, Sam n’avait pas dirigé grand-chose, ni
même été vaguement responsable d’autres personnes. Au lycée, il avait
organisé des chasses aux énigmes depuis la maison de ses parents. Il
avait passé un an en tant que « commandant » d’un groupe de 25
personnes au MIT. Maintenant qu’il démarrait sa propre entreprise, il
se disait qu’étudier le management serait une bonne chose. Mais
chaque fois qu’il feuilletait des livres ou des articles sur le
management ou le leadership, il avait à peu près la même réaction
qu’en cours d’anglais. Un expert disait X, et un autre disait le contraire
de X. « C’était que des conneries », a-t-il dit.
D’un autre côté, il avait un flair remarquable pour dénicher des
talents. Le jugement qu’il portait sur les autres était toujours beaucoup
plus aigu que celui qu’eux se faisaient sur lui. Son premier appel,
passé avant même qu’il ne quitte Jane Street, était adressé à Gary
Wang. Sam avait rencontré Gary lors d’un camp de maths au lycée,
mais n’avait vraiment appris à le connaître qu’à l’université. Né en
Chine, mais principalement élevé aux États-Unis, il avait un an de
retard sur Sam au MIT, et avait vécu dans la même maison de geeks.
Même là, il se distinguait : parmi les introvertis timides et socialement
maladroits, Gary était toujours le plus timide, le plus socialement
maladroit et le plus introverti. Il avait un visage clair et serein, un
sourire d’ange, mais… aucun mot n’en sortait. Les personnes qui ont
travaillé à ses côtés pendant des mois en sont ressorties convaincues
qu’il ne parlait tout simplement pas. Certains trouvaient ses silences
grossiers, mais ils se trompaient. Ils étaient inévitables. En réponse aux
tentatives de prises de contact des autres, un sourire embarrassé était le
mieux qu’il puisse faire. Sinon, il gardait le dos tourné aux autres et les
yeux fixés sur son écran d’ordinateur.
Avec Sam, pour une raison ou une autre, il a fait une exception. Sam
avait vu Gary gagner des concours de codage au MIT et avait écouté
des personnes, qui en savaient beaucoup plus que lui sur le sujet, parler
de l’ampleur du génie de Gary en la matière. Sam avait également
passé un nombre d’heures infini à jouer à des jeux de société avec
Gary. Les jeux de société s’avéraient être le seul moyen de connaître
Gary. « J’ai fini par le voir pour ce qu’il était et je ne l’ai pas rejeté,
contrairement à beaucoup d’autres, a expliqué Sam. Malgré son calme,
il n’avait pas l’air d’avoir peur des autres. Il était très intelligent. Il
était doué pour les jeux, et pouvait donc effectuer des tâches qui
n’étaient pas très littérales. »
Au bout d’un moment, alors qu’ils n’étaient plus que tous les deux,
Gary s’est adressé à Sam. Tout ce qui était sorti de sa bouche avait
suffisamment impressionné Sam pour qu’il s’a-t-elle à ce que Jane
Street l’engage. Gary avait cependant raté ses entretiens… en ne
parlant pas. Après avoir obtenu son diplôme au MIT, il est resté à
Boston, où il a travaillé comme programmeur pour Google Flights. Au
cours de ses dernières semaines à Jane Street, Sam s’y est rendu à son
tour pour faire part à Gary de son projet : gagner 1 milliard de dollars
en tradant des cryptomonnaies au nom de l’altruisme efficace. (Sam
avait converti Gary au mouvement.) « Il s’emmerdait grave chez
Google Flights, a indiqué Sam. Après quelques heures, il m’a dit qu’il
était partant. » Sam a alors appelé Tara et lui a dit qu’il avait trouvé
leur directeur technologique et qu’elle devait parler à Gary. Tara a
appelé Gary et… a vécu une expérience pour le moins étrange. Il était
difficile d’avoir une conversation téléphonique avec quelqu’un qui
gardait le silence. Tara l’a dit à Sam, qui lui a répondu : « Tu rates
quelque chose. Attends de le rencontrer en personne. »
C’est ce qui s’est passé en octobre 2017, lorsque Sam, Tara et Gary
se sont réunis dans une maison de Berkeley et ont utilisé le bonus de
Jane Street de Sam pour effectuer leurs premiers trades… pendant que
ce dernier faisait toute la conversation. À ce moment-là, la
communauté grandissante des altruistes efficaces s’est mise à parler de
cette drôle de nouvelle aventure. Toutes sortes de personnes n’ayant
aucune expérience dans le trading et ne s’intéressant pas
particulièrement à l’argent ont commencé à se présenter et à proposer
leurs services. Parmi les premiers, une autre personne qui allait finir
par jouer un rôle central dans l’univers de Sam : Nishad Singh.
Nishad avait 21 ans et venait d’obtenir son diplôme de l’université
de Californie, à Berkeley. Il était également le meilleur ami du jeune
frère de Sam, au lycée. Lorsqu’ils étaient camarades de classe à
Crystal Springs Uplands, Gabe et Nishad étaient devenus végétaliens
ensemble, puis, à l’université, ils s’étaient faits altruistes efficaces.
Après l’université, Nishad a poursuivi cette voie vendue par Will
MacAskill et a trouvé le travail le mieux rémunéré possible, afin d’être
en mesure de faire don de ses gains à des causes ayant pour but de
sauver des vies. Il avait commencé par toucher un salaire de 300 000
dollars par an chez Facebook lorsque, après seulement cinq mois, il
avait perdu le goût du travail. « Il y avait des trucs vraiment débiles »,
a-t-il dénoncé. Il a ensuite appris que Sam Bankman-Fried avait quitté
Jane Street afin de générer encore plus d’argent au nom de l’altruisme
efficace. Nishad était tout ouïe. Il a appelé Sam et lui a demandé ce
qu’il faisait. « Je me suis pointé à leur appartement, s’est souvenu
Nishad. Il n’y avait que Sam, Gary et Tara. Ils m’ont montré cette
chose. Sam m’a dit : “Regarde-moi trader.” Il a fait quelques clics et
ajouté : “Je viens de gagner 40 000 dollars.” Je me suis dit : “Putain
de merde ! C’est pas vrai ? !” »
Comme Gary, Nishad était un enfant d’immigrés. Ses parents
avaient quitté l’Inde pour la Silicon Valley avec peu de moyens,
s’étaient transformés en Américains de la classe moyenne supérieure et
n’avaient jamais cessé d’aller de l’avant. Nishad trouvait dérangeants
ces moments où ils retournaient en Inde pour une visite et ignoraient
les gens mourant de faim sur le bord de la route, et il le leur faisait
savoir. Nishad a été encore plus troublé en apprenant comment les
animaux étaient traités avant de devenir le repas de sa famille, et il le
leur a fait savoir. « On n’est pas blasé quand on est enfant. On peut
sentir à quel point tout cela est horrible. On peut pas contrôler grand-
chose quand on est petit, mais je pouvais contrôler ça. » Au lycée, il
lisait Peter Singer et entreprenait un voyage moral que ses parents
considéraient comme légèrement ridicule. « Mes parents me disaient :
“Personne ne s’intéresse à ces choses, cela doit signifier qu’elles n’ont
rien d’intéressant.” La réalité, c’est que j’ai cessé d’en parler, car ils
quittaient la table à manger. » Ils avaient été particulièrement troublés,
le jour où leur fils s’était orienté vers l’altruisme efficace à l’université.
« Ils pensaient que donner des choses était complètement fou », a
ajouté Nishad.
C’est peut-être pour cette raison que les parents de Gabe, Joe et
Barbara, étaient devenus importants pour Nishad. « Ils ont été les
premiers adultes à me prendre au sérieux, a-t-il dit. Et cela m’a permis
de me prendre au sérieux. » Le frère aîné de Gabe, quant à lui, aurait
tout aussi bien pu ne pas exister. Au lycée, Sam ne semblait pas avoir
grand-chose à faire avec Gabe ou qui que ce soit d’autre, puisqu’il
sortait rarement de sa chambre. « Je voyais Sam comme une sorte de
génie reclus, a raconté Nishad. C’est comme s’il n’appartenait pas à
l’enfance. »
Jeune adulte et face-à-face avec ce même génie reclus, Nishad se
posait désormais des questions. À commencer par : « Comment, bon
Dieu, est-ce que le marché des cryptos peut-il te laisser prendre 40 000
dollars, comme ça ? » Sam a d’abord expliqué comment Jane Street
gagnait de l’argent, puis a ajouté que les marchés des cryptomonnaies
étaient dominés par des traders de détail qui ne prêtaient pas beaucoup
d’attention aux écarts de prix d’une plateforme d’échange à l’autre.
Nishad a acquiescé puis répondu : « Pourquoi Jane Street ou une autre
société de trading à haute fréquence ne prendrait-elle pas le contrôle
des marchés de cryptomonnaies ? » Sam a ensuite expliqué que Jane
Street – et probablement d’autres – s’éveillaient bel et bien aux
cryptomonnaies, mais qu’il leur faudrait des mois pour ne plus
s’inquiéter en s’imaginant qu’il s’agit d’une vaste entreprise
criminelle. « Je suis un ingénieur, a dit Nishad. Je ne connais même
pas la différence entre une action et une obligation. Comment pourrais-
je être utile ? » « Ne t’inquiète pas, lui a dit Sam, ce n’est pas
important si tu n’as jamais tradé. Ce problème d’ingénierie-là n’a rien
d’anormal, et une fois que tu auras acquis ne serait-ce qu’un peu de
connaissances, tu seras en mesure de coder le système de trading.
« Quels sont les risques, alors ? », a demandé Nishad.
« Que l’on explose », a répondu Sam.
Ils n’ont pas explosé, pas au début, du moins. Les premières
semaines, ils n’ont pas gagné d’argent, mais ils n’avaient que quelques
personnes à payer et les primes de Sam pour amortir la situation. À la
fin du mois de décembre, ils avaient embauché un certain nombre de
personnes et levé 25 millions de dollars de capitaux. Gary,
pratiquement tout seul, avait écrit le code d’un système quantitatif
complet. Ce mois-là, ils ont réalisé plusieurs millions de dollars de
bénéfices. En janvier 2018, leurs profits ont atteint un demi-million de
dollars par jour, avec un capital de base de 40 millions, au moment où
un altruiste efficace nommé Jaan Tallinn, qui avait fait fortune avec
Skype, leur a remis 130 millions de dollars supplémentaires pour faire
joujou.
Dès le départ, le trading était chaotique. Une grande partie de
l’argent qu’ils avaient gagné au cours des deux premiers mois
provenait de seulement deux trades. La demande frénétique en bitcoins
créait d’étranges distorsions sur les marchés mondiaux des
cryptomonnaies. En décembre 2017, les spéculateurs de détail en
Corée du Sud ont fait grimper le bitcoin à un prix 20 % plus élevé,
voire plus, que sur les plateformes d’échange américaines. Toute
personne qui trouverait un moyen de vendre des cryptomonnaies en
Corée du Sud et de les acheter en dehors de ce pays pourrait réaliser
d’énormes profits. Ce n’était pourtant pas une mince affaire. Pour
ouvrir un compte cryptographique sur une plateforme d’échange sud-
coréenne, il fallait tout d’abord être Sud-Coréen. « Nous avons trouvé
un ami étudiant en Corée du Sud et avons effectué des trades en son
nom », s’est souvenu Nishad, qui comprenait maintenant pourquoi il
faudrait peut-être un certain temps à Jane Street pour exporter son
efficacité sur les marchés des cryptomonnaies. Jane Street aurait des
ennuis juridiques, et serait, au grand minimum, embarrassée si le New
York Times apprenait qu’elle avait engagé un étudiant sud-coréen pour
mener ses activités. « C’était à la limite de l’illégalité, mais en
pratique, qui est là pour vous poursuivre lorsque vous faites cela ? a
plus tard avancé Nishad. Personne. » C’est ainsi qu’a commencé
l’éducation financière de Nishad. Il y avait les lois qui, en théorie,
régissaient l’argent, et puis il y avait ce que les gens faisaient
réellement avec cet argent. « C’est là que j’ai appris ce qu’est la loi, a
indiqué Nishad. La loi, c’est ce qui se passe, pas ce qui est écrit. »
Faire semblant d’être Sud-Coréen était la partie la plus facile.
Il était illégal pour les locaux de vendre pour plus de 10 000 dollars
en won, sans l’autorisation de la banque centrale. Même si vous
pouviez dénicher un étudiant sud-coréen pour effectuer vos trades,
vous deviez toujours trouver un moyen de convertir les wons en
dollars. Sinon, vous vous retrouviez avec un tas de wons en Corée du
Sud (provenant des bitcoins vendus sur la plateforme d’échange sud-
coréenne) et un tas de bitcoins achetés sur une plateforme d’échange
de cryptomonnaies américaine. Vous ne pouviez pas conclure le trade.
Idéalement, vous vendriez le bitcoin en Corée du Sud pour des wons,
puis échangeriez les wons en dollars, et vous utiliseriez ces dollars
pour acheter du bitcoin (avec une réduction de 20 %) aux États-Unis,
et vous renverriez ces bitcoins en Corée du Sud, ce qui vous laisserait
sans bitcoin et avec un bénéfice de 20 % sur le trade. Seul problème, le
gouvernement sud-coréen ne vous laisserait pas vendre le won.
Ce n’était pas la première idée de Sam, mais il envisageait d’acheter
un jumbo jet et de le faire voler de Séoul, rempli de Sud-Coréens avec
des valises contenant chacune 10 000 dollars en won, jusqu’à une
petite île au large du Japon. « Le problème, c’est que cette solution
n’était pas extensible, a expliqué Sam. Pour que tout cela en vaille la
peine, nous avions besoin d’environ 10 000 Sud-Coréens par jour. Et
nous aurions probablement attiré tellement d’attention que les autorités
nous auraient interdit de trader. Lorsque la banque centrale sud-
coréenne vous voyait avec 10 000 Sud-Coréens portant chacun des
valises pleines de wons, elle se disait : « Quelque chose se mijote ici. »
Pourtant, il était tenté. À certains moments, le prix du bitcoin en
Corée du Sud était 50 % plus élevé que celui aux États-Unis. À ce
stade, vous n’aviez même plus besoin de devises. Il suffisait d’acheter
une grande quantité de quelque chose avec les wons et de tout
revendre ensuite, à l’extérieur de la Corée du Sud, pour un montant
élevé en dollars. Sam a brièvement envisagé de créer une société
d’import-export pour Tylenol. Acheter les pilules en wons, en Corée
du Sud, et les vendre en dollars, aux États-Unis.
Sam et ses collègues, en bons altruistes efficaces, ont eu une
douzaine d’idées de ce type avant d’opter pour Ripple. Ripple-Net était
une plateforme, créée en 2012 par des entrepreneurs en
cryptomonnaies, qui souhaitait, comme le Bitcoin était censé le faire,
jouer un rôle utile dans nos finances de tous les jours. Une grande
partie de l’attrait théorique du XRP, le coin de Ripple, était que,
contrairement au bitcoin, dont l’entretien nécessitait d’énormes
quantités d’énergie, il était neutre en carbone. Le véritable attrait de
Ripple était le même que celui de Bitcoin : le prix de son coin variait
beaucoup, et il était donc amusant de parier dessus. À la fin de l’année
2017, de nombreuses personnes ont tradé du XRP sur toutes les
principales plateformes d’échange de cryptomonnaies. Sur les
plateformes sud-coréennes, le XRP se tradait à un prix encore plus
élevé que le bitcoin sud-coréen ne l’était par rapport au bitcoin
américain.
Si un bitcoin coûtait 20 % de plus en Corée du Sud qu’aux États-
Unis, le coin de Ripple coûtait 25 % de plus. Ripple proposait un
moyen d’exploiter la folie des marchés sud-coréens : vendre du XRP
en Corée du Sud, utiliser les wons pour acheter du bitcoin, expédier le
bitcoin aux États-Unis, où il pourrait être vendu pour des dollars, et
utiliser les dollars pour acheter du XRP, que l’on pouvait ensuite
renvoyer en Corée du Sud. Le bitcoin coûtait encore 20 % de plus en
Corée du Sud qu’aux États-Unis, mais les gains de 25 % générés par
les tokens de ripple compensaient largement ce surcoût. Les 20 % que
vous auriez pu gagner sur chaque trade se réduisaient à 5 %, mais les
profits restaient scandaleux, même selon les critères de Jane Street. Le
seul risque était les cinq à trente secondes nécessaires pour effectuer
les trades.
C’est du moins ce qui semblait lorsqu’Alameda a procédé à la
première opération. Puis, un jour de février, quelqu’un – pas Sam, qui
tradait frénétiquement – a remarqué la disparition de Ripple. Quatre
millions de dollars s’étaient évaporés. En toute honnêteté, personne ne
savait alors que cette somme avait disparu pour toujours. Sam et ses
employés, qui utilisaient le système mis au point par Gary, réalisaient
250 000 trades par jour. Il y avait tellement de ripples et de bitcoins en
circulation, à tout moment, qu’il était possible que les ripples
manquants soient tout simplement en transit. Sam soupçonnait que les
4 millions de dollars avaient été envoyés depuis la plateforme
d’échange américaine (et débités du compte d’Alameda), puis qu’ils
étaient arrivés à la plateforme d’échange sud-coréenne, mais que celle-
ci tardait à les créditer sur le compte. Les autres membres de l’équipe
dirigeante n’étaient pas convaincus. Ils ont insisté pour que Sam arrête
les transactions afin qu’ils puissent comprendre où étaient passés leur
ripples.
Sam a fini par accepter. Il a cessé de trader pendant deux semaines.
Les autres membres de l’équipe dirigeante ont confirmé que des
millions de dollars en ripple avaient effectivement disparu. À ce
moment-là, tout le monde, sauf Sam et peut-être Gary, s’est mis en
colère. « Nous pensions qu’il fallait en informer les investisseurs et les
employés pour qu’ils puissent reconsidérer leurs options, mais Sam
était on ne peut plus contre », a témoigné l’un des responsables. Sam a
continué à insister sur le fait que la disparition des ripples n’était pas
grave. Il ne pensait pas que quelqu’un l’ait volé. Il ne croyait pas
vraiment, non plus, que l’argent était perdu, ni qu’il fallait le
comptabiliser comme tel. Il a dit à ses collègues dirigeants qu’il y avait
80 % de chances, selon lui, pour qu’on finisse par le retrouver. Ils
devraient donc se considérer, à 80 %, en possession de cette somme.
L’un de ses collègues dirigeants lui a alors répondu : « Après coup, si
nous ne récupérons jamais aucun ripple, personne ne dira que nous
étions raisonnables de nous estimer en possession de 80 % de cette
monnaie. Tout le monde va nous traiter de menteurs. Et nos
investisseurs nous accuseront de fraude. »
Voilà le genre d’argument qui faisait sortir Sam de ses gonds. Il
détestait cette façon d’interpréter, après coup, les situations
intrinsèquement probabilistes comme étant noires ou blanches, bonnes
ou mauvaises, justes ou fausses. Ce qui rendait son approche de la vie
différente de celle de la plupart des gens, c’était sa volonté d’établir
des probabilités et d’agir en conséquence, ainsi que son refus de se
laisser influencer par l’après-coup, une illusion selon laquelle le
monde était plus connaissable qu’il ne l’était en réalité. Les ripples
manquants lui rappelaient une de ses stratégies cognitives préférées.
« Imaginez que vous avez un ami proche qui s’appelle Bob, a-t-il
commencé. Il est génial. Et vous l’adorez. Bob est invité à une fête où
quelqu’un est assassiné. Personne ne sait qui est le meurtrier. Il y a 20
personnes. Aucun n’est un criminel. Mais, dans votre esprit, Bob est
moins susceptible que n’importe qui d’autre d’avoir tué quelqu’un.
Vous ne pouvez pourtant pas dire qu’il n’y a aucune chance que Bob a
commis un meurtre. Quelqu’un a été tué, et personne ne sait qui est le
coupable. Vous pensez donc maintenant qu’il y a 1 % de chance qu’il
s’agisse de Bob. Comment voyez-vous Bob, maintenant ? Qu’est-ce
que Bob représente pour vous ? Et vous n’avez aucune nouvelle
information sur Bob. »
L’une des réponses était qu’il ne fallait plus jamais s’approcher de
Bob. Il y a peut-être 99 % de chances que Bob soit le saint que vous
avez toujours pensé qu’il était, mais si vous vous trompez, vous êtes
mort. Évaluer le caractère de Bob comme une question de probabilité
semblait problématique. Soit Bob était un tueur de sang-froid, soit il ne
l’était pas. Quelle que soit la probabilité que vous avez attribuée avant
de découvrir la vérité sur Bob, elle vous semblera, après coup, injuste,
voire absurde. « Il n’existe pas de supposition qui ait une probabilité
écrasante d’être à peu près correcte, a déclaré Sam. Bob est soit
totalement irréprochable, soit carrément coupable. » Pourtant, attribuer
une probabilité au caractère de Bob était, selon Sam, la seule façon de
l’évaluer, lui, ou toute situation incertaine. « Il ne suffit pas de dire :
“Bob n’est pas le genre de gars que je veux côtoyer.” Quelle est donc
la probabilité à partir de laquelle vous vous diriez : “OK, je vais rester
à l’écart de Bob jusqu’à ce que le problème soit résolu” ? a questionné
Sam. C’est quand même hallucinant. Il n’y a aucune façon d’évaluer
Bob, en ce moment, qui soit juste. » Les incertitudes de la vie tournent
souvent en dérision les approches probabilistes, mais, selon Sam, il n’y
avait pas d’autre approche possible. « Beaucoup de choses sont comme
Bob, a terminé Sam. Je pensais que le ripple était comme Bob. Soit
nous le récupérions, soit non. »
Au début du mois d’avril, les autres dirigeants d’Alameda Research
ont cessé de s’intéresser aux expériences de Sam. « Après sa période
sans trading, je m’attendais à ce que Sam nous donne des nouvelles,
mais il ne l’a pas fait, a dit l’un d’entre eux. Quelque chose comme :
“Hé, nous avons un gros problème. Nous ne savons pas où se trouve
l’argent. Mais nous savons que nous n’avons pas autant que nous le
pensions.” » Ils s’étaient tous lassés de l’obstination de Sam à ne
vouloir diriger personne. Ils avaient tous appris à craindre à quel point
il ne se préoccupait pas de l’emplacement exact de leur argent. Ils
effectuaient 250 000 trades par jour et leur système avait, d’une
manière ou d’une autre, perdu ou omis d’enregistrer un grand nombre
d’entre eux. Parmi les nombreux problèmes causés par leur mauvaise
comptabilité, citons la difficulté à remplir une déclaration d’impôt
honnête. « Comment allons-nous passer un audit si nous omettons
10 % de nos transactions ? », a demandé Tara. La disparition des
ripples a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. « La possibilité
de perdre quelques centaines de millions de dollars qui auraient pu
servir à résoudre les grands problèmes de ce monde a été perçue
comme un véritable enjeu », a raconté Ben West. Dans ces
circonstances, ils pensaient qu’il était insensé de continuer à trader,
mais Sam a insisté. Les marchés en cryptomonnaies ne resteraient pas
longtemps inefficaces. Ils avaient besoin de faire du foin tant que le
soleil brillait.
Le soleil en a malheureusement profité pour se cacher derrière les
nuages. Après l’effondrement du prix des cryptomonnaies, en février,
la frénésie asiatique s’est calmée et les écarts entre les valeurs des
cryptomonnaies sur les plateformes d’échange asiatiques et
américaines ont disparu. Au moment même où le ripple a fait de
même, les bénéfices des trades se sont transformés en pertes. En
janvier, ils avaient réalisé un demi-million de dollars de bénéfices par
jour en tradant un capital de 40 millions de dollars ; et en février, avec
un capital quatre fois plus important, ils avaient perdu un demi-million
de dollars par jour. En dehors d’une inquiétude partagée face à sa
témérité, les membres de l’équipe dirigeante ne considéraient pas tous
Sam du même œil. Tara avait depuis longtemps décidé qu’il était
malhonnête et manipulateur. Ben le trouvait toujours bien intentionné,
mais très mauvais dans son travail. Cependant, tous avaient
l’impression d’être en pleine mission suicide. « J’ai eu une
conversation avec Tara et Peter [McIntyre, un autre supérieur], s’est
souvenu Ben, et nous parlions de la manière d’aider Sam, lorsque tout
à coup, la conversation a dérivé vers : “Comment est-ce qu’on peut se
débarrasser de Sam ?” »
Comme tout ce qui concernait Alameda Research, cette tentative de
la part des autres dirigeants – se débarrasser de leur patron – s’est
avérée compliquée. Tout d’abord, Sam était propriétaire de l’ensemble
de l’entreprise. Il l’avait structurée de manière à ce que personne
d’autre n’ait d’actions, mais seulement des promesses d’actions pour
l’avenir. Au cours d’une réunion tendue, les autres lui ont proposé de
racheter ces actions, mais à une fraction de la valeur calculée par Sam,
et avec un paquet de petits caractères en bas de page : Sam resterait
responsable de tous les impôts sur les bénéfices futurs d’Alameda. Au
moins un certain nombre de ses collègues altruistes efficaces avaient
pour objectif de ruiner Sam, presque comme un service rendu à
l’humanité, afin qu’il ne soit plus jamais autorisé à trader. « Il avait
l’air de s’apitoyer sur son sort, a écrit Ben à propos de Sam, après la
réunion. Je lui ai rappelé que tous les autres employés avaient fait
d’énormes sacrifices. »
Entrée en scène de Nishad. Dans sa façon de traiter les autres,
Nishad était presque douloureusement prévenant… le genre de
personne qui, après avoir émis une opinion, la qualifie de quatre façons
différentes pour s’assurer qu’elle n’a offensé personne. Il était capable
de comprendre les deux côtés d’un argument. Et, tout jeune qu’il était,
il jouait désormais le rôle difficile de tampon entre Sam et les
personnes qui ne le comprenaient peut-être pas tout à fait, c’est-à-dire
tout le monde sauf Gary. « Je pense que c’est parce que je donne la
priorité à la personne plutôt qu’au travail, et que Sam est exactement le
contraire de cela, a supposé Nishad. Malgré mon manque d’attention
émotionnelle, je suis beaucoup plus attentif aux émotions que Sam. »
Nishad aurait été le premier à admettre, à ce moment-là, qu’il ne savait
pas comment gérer les gens, en particulier ceux qui considèrent leur
carrière comme un outil permettant de maximiser la valeur attendue de
leur vie. « J’ai essayé de me demander comment jouer le rôle d’un bon
manager, a-t-il témoigné. Je pensais que cela impliquerait un entretien
individuel et hebdomadaire pour voir comment chacun va, leur donner
un bon feedback et d’autres choses du même genre. Mais Sam ne
répondait à aucun de ces critères. Les gens n’arrêtaient pas de se
plaindre de son tic, qui consiste à regarder son ordinateur pendant qu’il
vous parle et vous donne des demi-réponses. Et il ne supporte pas que
quelqu’un lui dise quelque chose qu’il ne sait pas. »
Alors que la dispute entre Sam et les autres dirigeants tournait au
vinaigre, Nishad a été amené à jouer le rôle de médiateur. « J’étais
d’accord pour dire que Sam était un très mauvais manager. Il était
vraiment un très mauvais manager. » Mais alors que Sam se montrait
morose et renfermé, les autres membres de l’équipe dirigeante étaient,
selon Nishad, excessivement indignés. « Les conversations que nous
avons eues étaient complètement dingues, s’est-il souvenu. Par
exemple : “Dans quelle mesure Sam devrait-il être excommunié pour
avoir trompé les altruistes efficaces et gaspillé leurs talents ?” Et
aussi : “Le seul moyen que Sam apprenne quelque chose, c’est de faire
faillite.” Ils ont dit à nos investisseurs qu’il faisait semblant d’être un
altruiste efficace, parce que c’était la chose la plus méchante à laquelle
ils pouvaient penser. » Ruiner Sam ne leur suffisait pas. Ils
s’attendaient à être payés à la sortie. « Ils voulaient des indemnités de
départ, alors qu’ils démissionnaient et qu’il s’agissait d’une opération
déficitaire dans laquelle ils n’avaient aucune participation, a déclaré
Nishad. Ils disaient que Sam devait les racheter et qu’ils valaient plus
de 100 % de la valeur de toute la société parce que Sam était un net
négatif. »
Nishad a alors trouvé que la relation de l’altruiste efficace à l’égard
de l’argent était plus qu’étrange. En fait, tous les employés et
investisseurs d’Alameda Research se sont engagés à donner tout leur
argent à plus ou moins les mêmes causes caritatives. Vous pouvez
supposer qu’ils ne se soucieraient guère de savoir à qui reviendrait
l’argent, puisqu’il servirait à sauver la vie de ces mêmes personnes
qu’aucun d’entre eux ne rencontrerait jamais. Vous auriez alors
sacrément tort, car, dans leurs relations financières, les uns avec les
autres, les altruistes efficaces étaient plus impitoyables que les
oligarques russes. Leurs investisseurs leur imposaient un taux d’intérêt
de 50 %. « Ce n’était pas un prêt normal, a précisé Nishad. C’était une
bande de requins qui faisait un prêt. » Dans ce qui était censé être une
entreprise collaborative, Sam avait refusé de partager la moindre
action avec qui que ce soit. Et maintenant, tous ces altruistes efficaces
et non rentables exigeaient des millions pour démissionner et faisaient
tout ce qu’ils pouvaient pour salir la réputation de Sam jusqu’à ce
qu’ils obtiennent leur argent. « C’était vraiment super bizarre, a
indiqué Nishad. Cela m’a véritablement troublé de voir l’argent être
l’objet de notre attention plutôt qu’autre chose. Je pensais que se
préoccuper de l’argent, c’était faire moralement faillite. »
En fin de compte, pour que Sam parte, il fallait qu’il le veuille, et
Sam ne voulait pas vraiment partir. C’est ainsi que le 9 avril 2018,
toute son équipe dirigeante, ainsi que la moitié de ses employés, ont
pris la porte, avec entre un et deux millions de dollars d’indemnités de
départ. À ce moment-là, les investisseurs extérieurs se sont retrouvés
dans la même situation instable que l’ami de Bob. Ils ont entendu deux
histoires radicalement différentes à propos de Sam, l’une de la part de
l’équipe dirigeante, l’autre émanant de Sam. Mais comme l’a dit l’un
d’entre eux : « Il n’y a rien eu de scandaleux. » Pas une seule chose
que Sam ait faite et pour laquelle ils pouvaient facilement le
condamner. C’était plutôt, comme l’a dit Tara « cent petites choses ».
Les investisseurs ne savaient pas vraiment qui ou quoi croire, ni même
comment savoir qui ou quoi croire. « Il y a peut-être des raisons pour
lesquelles je n’aurais pas dû faire confiance à Sam, mais c’était
nuancé », a rapporté l’un d’entre eux. Ils avaient tous gagné de l’argent
dans des start-ups et ils savaient tous que les start-ups sont des espaces
chaotiques. Maintenant, ils devaient prendre une décision. Sam était-il
un altruiste insouciant qui allait voler ou perdre tout leur argent, ou
était-ce ces autres personnes qui n’étaient tout simplement pas aptes à
travailler dans un fonds spéculatif en phase de démarrage ? C’était soit
l’un, soit l’autre, une question à laquelle ils répondaient de manière
probabiliste. Presque tous ont gardé de l’argent investi dans Alameda,
mais presque tous ont réduit le volume de leurs investissements. Le
capital dont disposait Sam est passé de 170 à 40 millions de dollars. Il
ne pourrait plus trader autant qu’avant, mais il ne lui serait pas
impossible de le faire.
Les employés qui étaient restés se trouvaient dans la même situation
que l’ami de Bob, c’est-à-dire que la plupart d’entre eux ne
comprenaient pas ce qui était arrivé. Sam avait parfaitement assimilé la
technique de management de Jane Street, qui consistait à ne laisser les
employés voir que leur petite pièce du puzzle et à se réserver la vue
d’ensemble pour soi-même. Gary avait fait quelque chose de similaire,
bien qu’involontairement, avec le code informatique, qui était
indéchiffrable pour tout le monde sauf lui. « Gary était la seule
personne à savoir comment coder, et il n’en parlait à personne », a
expliqué Nishad. La société était une sorte de boîte noire pour presque
toutes les personnes qui y travaillaient encore. Nishad a brièvement
hésité à rester, mais a décidé, malgré le manque flagrant de
compétences sociales de Sam, et l’incompréhension absolue régnant
autour de ce que Gary avait construit, de s’associer à ces deux hommes
pour voir ce qui se produirait. Il ferait de son mieux pour apprendre à
Sam à comprendre les sentiments des autres. « Une chose que, je
pense, tu pourrais faire lors des entretiens en face-à-face pour que les
gens se sentent entendus, a-t-il écrit à Sam, serait de les interroger sur
leur état émotionnel, en général, et de leur demander leur avis
personnel sur une question particulière. »
Ce qui s’est ensuivi, avec le recul, semble à peine croyable. Sans
plus aucune personne pour le contredire, Sam a activé Modelbot et l’a
laissé se déchaîner. « Nous l’avons mis en marche et il a
immédiatement commencé à nous faire gagner beaucoup d’argent », a
présenté Nishad. Et puis… ils ont finalement trouvé les quatre millions
de dollars de XRP manquants. Tout d’abord, ils se sont rendu compte
de son itinéraire : la somme avait été envoyée de Kraken, une
plateforme d’échange de cryptomonnaies américaine, à une plateforme
sud-coréenne appelée Bithumb. Ensuite, ils se sont aperçus que les
langages informatiques utilisés par les deux plateformes n’étaient pas
parfaitement compatibles. Bithumb a pu recevoir les XRP provenant
de Kraken, mais pas le nom du détenteur des tokens. La plateforme
d’échange sud-coréenne n’avait pas détecté le problème parce qu’il
était spécifique aux coins de Ripple – il ne se produisait avec aucune
autre cryptomonnaie – et il n’y avait qu’un seul grand acteur sur le
marché qui en expédiait des quantités massives de Kraken à Bithumb.
À l’intérieur de Bithumb, en Corée du Sud, les employés ont vu
d’énormes quantités de XRP s’empiler sans aucune indication sur le
nom du propriétaire. Une fois que Sam a compris où les XRP
manquants étaient censés se trouver, il a directement téléphoné à
Bithumb. L’appel a été transféré environ trois fois au sein de
l’entreprise avant qu’une voix ne décroche finalement et ne dise :
« Êtes-vous le cinglé qui nous a envoyé une vingtaine de millions de
tokens Ripple ? Pourquoi est-ce que vous nous appelez seulement
maintenant ? » En arrière-plan, Sam a entendu quelqu’un crier :
« Putain de merde, on les a trouvés ! »
Ils avaient même payé leurs impôts. (Sam avait fait appel à son père
pour l’aider.) Et ils ont recommencé à faire des millions de dollars de
bénéfices mensuels sur les marchés. Ils n’étaient cependant plus la
même compagnie. Ils n’étaient plus un assortiment aléatoire
d’altruistes efficaces. Désormais, ils constituaient une petite équipe qui
avait vécu un drame et qui faisait confiance à son patron. Il avait
raison depuis le début ! Pour ceux qui sont restés – et même pour
certains qui avaient abandonné –, Sam est passé du statut de personne
dont ils n’étaient pas tout à fait sûrs à celui de leader à suivre, même
s’ils ne comprenaient pas tout à fait ce qu’il faisait, ni pourquoi. (« Ex
post, j’avais tort et nous aurions dû avoir un appétit plus élevé pour le
risque », a plus tard admis l’un des dirigeants qui avaient quitté
l’entreprise.) Une société étrange dès ses débuts était devenue encore
plus étrange. Les personnes qui s’y trouvaient étaient celles qui étaient
le plus à même d’adapter leurs pensées et leurs sentiments à ceux de
son créateur.
« À Sam : désolée d’avoir écrit tout cela à la troisième personne, a
écrit Caroline, fin 2018. Je n’ai décidé de te l’envoyer qu’à la fin. » La
période avait été très stressante pour Caroline, mais elle avait quitté
son emploi à Jane Street et n’avait pas d’endroit évident où aller, et
donc, même si elle n’était pas sûre de savoir qui ou quoi croire, elle
avait tenu bon. La poussière était retombée sur ce que l’on appelait le
Schisme, et seul Sam réfléchissait encore à la signification de tout cela.
Alameda Research avait redressé la barre et accumulait désormais des
bénéfices réguliers. Cependant, tout n’allait pas bien pour Caroline.
C’est pourquoi elle écrivait maintenant à son patron.
Quel est le problème ? a-t-elle demandé, dans ce qui semblait être, à
première vue, une note de service.
AMOUR ARTIFICIEL
Parce que les gens ont décidé que Sam est mauvais, et
ont ensuite refusé de reconnaître toute preuve
contredisant cette affirmation.
Parce qu’ils étaient trop investis émotionnellement dans
cette croyance, en partie parce que c’était un moyen
pour eux d’éviter de s’attribuer une quelconque faute
ou une quelconque responsabilité.
Et aussi parce qu’essayer de détruire la vie de
quelqu’un est une sacrée déclaration sociale, et qu’il
est vraiment gênant d’admettre que l’on s’est trompé.
Le détail amusant avec Ramnik Arora, c’est que tout ce qu’il voulait
se limitait à pouvoir se rendre au travail à pied. Après avoir grandi en
Inde, il avait obtenu une maîtrise en informatique à Stanford, puis fait
un passage chez Goldman Sachs et il était maintenant marié et installé
dans l’est de la région de la baie. Pendant trois ans, il avait fait des
trajets pénibles entre Berkeley et son lieu de travail chez Facebook, à
Menlo Park. Il avait commencé dans une équipe qui travaillait sur les
enchères en temps réel de publicités en ligne – dans le but de montrer
la publicité parfaite à la personne parfaite au moment parfait –, puis
avait rejoint une autre équipe qui essayait de lancer Libra, la tentative
de cryptomonnaie vouée à l’échec de Facebook.
Quelque part entre Goldman Sachs et Facebook, Ramnik avait
renoncé à chercher la passion dans son travail. S’il semblait plus âgé
qu’il ne l’était, c’est parce qu’il avait abandonné l’une des choses qui
définissent la jeunesse : l’espoir. « Les esprits les plus intelligents de
notre génération achètent ou vendent des actions ou prédisent si vous
allez cliquer sur une publicité, a-t-il déclaré. C’est la tragédie de notre
génération. » Cette tragédie avait eu pour effet de réduire son
ambition. Il pensait de moins en moins à changer le monde et de plus
en plus à s’y installer confortablement avec sa femme. « J’avais lu une
étude selon laquelle le bonheur augmentait de 15 % en allant au travail
à pied », a-t-il témoigné.
C’est donc avec son bonheur personnel et familial en tête que, à la
fin du printemps 2020, il a tapé « crypto » et « Berkeley » sur
LinkedIn. Il n’a obtenu qu’un seul résultat : Alameda Research. Il n’en
avait jamais entendu parler. Il a envoyé son CV. Dans les minutes qui
ont suivi, il a reçu une invitation Zoom de Sam Bankman-Fried, qui
souhaitait lui parler, non pas d’Alameda, mais d’une nouvelle
plateforme d’échange de cryptomonnaies lancée par Alameda
Research, appelée FTX. Les chiffres qui sortaient de la bouche de Sam
via Zoom ont choqué Ramnik, tout comme la volonté de Sam de les
divulguer à un parfait inconnu. FTX existait alors depuis un peu plus
d’un an. Au cours des six derniers mois de 2019, elle avait généré
environ 10 millions de dollars de revenus. En 2020, ce chiffre devait
passer entre 80 et 100 millions de dollars.
À un moment donné de la conversation, Ramnik a compris que Sam
n’était pas à Berkeley, mais à Hong Kong, où il était 3 heures du
matin. Derrière Sam, les gens se bousculaient dans tous les sens, avec
la même agitation que des personnes travaillant en pleine journée.
Quoi que Sam ait dit lors de ce premier appel, Ramnik a entendu un
son qu’il avait presque oublié : le son de la passion.
Il a accepté un emploi chez FTX, avec une baisse salariale de 80 %
par rapport à ce qu’il gagnait chez Facebook (et de 95 % par rapport à
l’offre que lui faisait TikTok). Entre Alameda et FTX, il était le 50e
employé de Sam. Son titre était « chef de produit », ce qui était
incongru, puisque Ramnik ne connaissait rien au produit. Lors de
l’appel Zoom, Sam avait dit qu’il n’avait aucune idée de ce que
Ramnik pourrait faire pour FTX, mais qu’ils trouveraient quelque
chose.
Une fois que Ramnik a déménagé à Hong Kong, son absence de but
est devenue un problème. FTX n’avait manifestement pas besoin d’un
chef de produit. Ce poste n’existait pas. Gary avait écrit tout le code.
Un petit groupe de jeunes femmes chinoises et d’amateurs de crypto
était déjà en train d’évangéliser le produit et n’avait pas besoin de
l’aide de Ramnik. Nishad s’occupait essentiellement de diriger les
développeurs, qui réglaient les problèmes liés au produit, et de
répondre à tous ceux qui n’étaient pas satisfaits par leur travail ou par
le style de management de Sam.
Pendant ses vingt-et-un premiers jours de travail, qu’il a passés en
quarantaine dans une chambre d’hôtel lugubre de Hong Kong, Ramnik
n’était pas sûr de ce qu’il était censé faire. Il tripatouillait le code
informatique de la plateforme – alias le produit –, mais chaque fois
qu’il le faisait, il devait en informer Nishad. Il envoyait des notes à
Sam, mais ce dernier mettait deux jours à lui répondre. Sorti de sa
quarantaine, Ramnik a demandé à Nishad : « Qu’est-ce que je suis
pour l’entreprise ? Un net positif ou un net négatif ? » « Net négatif, a
répondu Nishad. Le temps que je passe à vérifier ton travail est
supérieur au temps qu’il me faudrait pour le faire moi-même. »
Ramnik a apprécié cette honnêteté. Et a donc décidé qu’il lui fallait
trouver autre chose à accomplir.
Très vite, il s’est retrouvé en train de jouer un rôle qui n’avait jamais
existé, ni dans l’entreprise, ni dans la vie de Sam. « Je suis rapidement
devenu la personne sur laquelle Sam s’appuyait pour toutes sortes de
choses aléatoires, a assuré Ramnik. La première tâche qu’il m’a
demandée a été de trouver un auditeur, car nous n’en avions pas. » Vu
que Sam ne se souciait pas des titres, celui de Ramnik n’a jamais
changé. Il était et resterait chef de produit, alors qu’il aurait été plus
juste de le décrire comme l’homme à tout faire de Sam. « C’était du
genre : “Il y a beaucoup de choses qui arrivent en même temps, et tu
devras gérer tout ça” », a dit Ramnik. Curieusement, la plupart des
questions soulevées concernaient, d’une manière ou d’une autre, la
confiance. En d’autres termes : comment FTX pouvait-elle gagner la
confiance des gens ?
Sam n’engageait pas de personnes mûres, mais il avait maintenant
Ramnik sous la main, et Ramnik avait à n’en pas douter des traits de
personnalité d’homme mûr. Il hésitait avant de parler. Il avait travaillé
pendant des années chez Goldman Sachs et Facebook. Il venait d’avoir
33 ans et pouvait facilement en paraître 35, et son genou ne
rebondissait pas lorsqu’il parlait. Il portait des pantalons longs. Il avait
une épouse et un point de vue presque wemmickien, que ne
partageaient ni Sam ni quiconque ayant réussi à survivre au style de
management de Sam, selon lequel la vie privée était une chose et la vie
professionnelle, une autre. Il avait la capacité d’imaginer ce que les
gens mûrs pourraient penser si, par exemple, ils vous trouvaient au lit
avec la mauvaise personne. C’est Ramnik qui est intervenu lorsque
Sam s’est lancé à corps perdu dans l’idée selon laquelle FTX serait la
première plateforme à coter les tokens d’une entreprise taïwanaise de
pornographie appelée Swag. Swag leur ferait un gros chèque en
échange de la création, par FTX, d’un marché pour les tokens Swag ;
FTX deviendrait ainsi le moteur financier d’un empire pornographique
taïwanais. « Je devais l’en dissuader, a dit Ramnik. En m’y essayant,
j’ai senti que nous atteignions une intersection. Il n’y a plus eu de
retour en arrière possible. Sam était bien décidé à le faire. Et je me suis
dit : “Hors de question qu’on le fasse.” »
Dans le monde de la crypto, aucune des qualités de Ramnik ne
faisait une grande différence ; elles auraient même pu constituer un
désavantage. En dehors de ce monde, elles étaient d’une valeur
inestimable.
Ramnik a fait remarquer que les gens ne s’identifiaient pas à des
entreprises, mais à des personnes. Ils ne feront peut-être jamais
confiance à cette nouvelle plateforme d’échange, mais ils pourraient
bien faire confiance à son fondateur, aussi étrange soit-il, s’ils
pensaient le connaître. « La première chose que nous avons demandée
a été si nous pouvions faire passer Sam à la télé, a exposé Ramnik.
Cela semblait peu probable. Mais Natalie, d’une manière ou d’une
autre, a réussi. » Pour l’aider dans son nouveau rôle, peu familier, de
responsable des relations publiques de FTX, Natalie a fait appel à une
société de relations publiques newyorkaise appelée M Group Strategic
Communications. Son directeur, Jay Morakis, s’est en premier lieu
montré méfiant. « Je me suis d’abord dit qu’il s’agissait d’un truc
chinois plutôt louche », a-t-il pronocé. Mais il a entendu le discours de
Sam et assisté à sa première grande apparition publique, sur
Bloomberg TV. « Quelle que soit la chose que l’on considère parmi
celles que j’ai connue dans mon expérience des relations publiques,
aucune ne se rapproche de cela, a-t-il affirmé. J’ai 50 ans. Je suis à la
tête de mon entreprise depuis vingt ans et je n’ai jamais rien vu de tel.
Tous mes hommes veulent rencontrer Sam. Des PDG m’appellent et
me demandent : “Pouvez-vous faire pour nous ce que vous avez fait
pour Sam ?” » Il avait dû expliquer qu’en 2021, il n’avait, en fait, rien
fait. Sam était juste arrivé… comme ça.
L’effet de ses apparitions dans les médias, à la fin de l’année 2021, a
dépassé toutes les attentes. Cette personne qui avait toujours tenu le
monde à distance, et dont le monde s’était le plus souvent tenu à
l’écart, avait, d’une manière ou d’une autre, par le biais des médias,
pris vie dans l’imagination des gens. À l’intérieur du milieu de la
crypto, Sam devenait célèbre ; à l’extérieur, il était encore inconnu et,
par conséquent, n’inspirait pas confiance.
Une partie de l’étrange nouveau job de Ramnik consistait à résoudre
ce problème. « Comment est-ce que l’on détermine si quelque chose
est crédible ? a-t-il demandé. C’est par association. La confiance naît
de relations préexistantes. » Sam n’avait pas de relations
préexistantes ; avant l’âge de 18 ans environ, il n’avait pratiquement
eu aucune relation ; depuis lors, il avait fait la connaissance d’un
groupe d’altruistes efficaces (dont beaucoup lui en voulaient pour
avoir créé une guerre civile au sein de leur mouvement) et d’un autre
groupe de traders à Jane Street (qui étaient extrêmement irrités contre
lui pour avoir quitté les locaux afin de créer une entreprise rivale, et
pour avoir débauché des traders de la société).
Avec Sam, Ramnik a donc entrepris de nouer de nouvelles relations,
en commençant par des sociétés de capital-risque. FTX n’avait pas
vraiment besoin de capitaux. Mais s’ils pouvaient trouver le bon
investisseur, cela pourrait les aider à se frayer un chemin dans l’esprit
d’autres personnes, en dehors du secteur des cryptomonnaies. « Nous
avons eu cette conversation sur la légitimité et la confiance, a soulevé
Ramnik. On voulait savoir : “Est-ce qu’on serait capable de lever des
fonds auprès d’un bon investisseur en capital-risque ?” En Chine,
aucune société en capital-risque n’attirait vraiment beaucoup
l’attention. Nous voulions être associés à des institutions
américaines. »
Les premières conversations entre les spécialistes en crypto et ceux
en capital-risque ont été un peu gênantes. « Ils voulaient des
échantillons de nos contrôles internes, a dit Ramnik. Nous n’en avions
pas. » Les sociétés de capital-risque pouvaient constater la rapidité de
la croissance de FTX – qu’ils étaient des « paysans assis sur un
gisement de pétrole » –, mais n’étaient pas sûres que leur production
soit plus proche du dernier gallon de pétrole que du premier.
S’agissait-il simplement d’une grosse opération qui disparaîtrait en
même temps que l’engouement pour les cryptomonnaies, ou Sam était-
il en train de construire quelque chose de durable ? Dans ce dernier
cas, il aurait besoin d’avoir accès aux investisseurs américains, et pour
cela FTX avait besoin de contrôles internes. La société devait
également être autorisée et réglementée.
C’est là que résidait le plus gros problème pour gagner la confiance
d’une société de capital-risque : il n’existait pas de licence mondiale
pour une plateforme d’échange de contrats à terme en cryptomonnaies.
Certains pays, comme Hong Kong, proposaient une licence pour une
plateforme d’échange de cryptomonnaies de type Spot et acceptaient
de fermer les yeux sur les contrats à terme. La plupart des pays,
comme les États-Unis, n’offraient aucune licence. Le gouvernement
des États-Unis ne savait même pas quel organisme devait réglementer
les cryptomonnaies – la Securities and Exchange Commission (SEC)
ou la Commodity Futures Trading Commission (CFTC). Savoir qui
réglemente un produit crypto, aux États-Unis, dépend de la défi du
produit, à savoir s’il s’agit d’une valeur mobilière ou d’une
marchandise. Le bitcoin a été défini très tôt, en 2015, comme une
marchandise ; il est donc réglementé par la CFTC. Le FTT – ou un
token bitcoin à effet de levier – serait probablement considéré comme
une valeur mobilière et relèverait donc de la compétence de la SEC.
À ce moment-là, au début de l’année 2021, les deux commissions
revendiquaient en quelque sorte leur autorité, mais aucune n’en faisait
grand-chose. En l’absence de règles, les personnes qui ont ouvert des
entreprises de cryptomonnaies aux États-Unis risquaient constamment
des poursuites et des amendes pour tout ce qu’elles n’étaient pas
explicitement autorisées à faire – ce qui, à part l’achat et la vente de
bitcoins, comprenait pratiquement tout. Les initiés en crypto
imploreraient les autorités de régulation pour obtenir la permission de
vendre un nouveau token, de faire payer des intérêts sur des dépôts en
crypto ou de créer un contrat à terme en crypto ; les régulateurs
s’agiteraient ; les initiés dans le domaine iraient de l’avant et feraient
quelque chose, et les régulateurs les sanctionneraient. « C’est un jeu de
20 questions qui nous oppose aux autorités de régulation, mais si vous
posez la mauvaise question, vous récoltez une amende », a expliqué
Sam.
Quant aux sociétés de capital-risque, Sam n’avait pas vraiment
d’expérience avec elles : il s’agissait d’un tout nouveau jeu. Ramnik
l’a regardé apprendre comment y jouer. Début 2021, Jump Trading –
qui n’était pas une société en capital-risque traditionnelle – a proposé
d’acquérir une participation dans FTX pour une valeur de 4 milliards
de dollars. « Sam a refusé, la collecte de fonds s’élève à 20 milliards »,
s’est souvenu Ramnik. Jump a répondu qu’elle serait intéressée à ce
prix si Sam pouvait trouver d’autres personnes qui l’étaient aussi – ce
qui vous montre que la valeur que les gens attribuaient aux nouvelles
entreprises était arbitraire.
Vendre une nouvelle entreprise à une société de capital-risque
ressemblait plus à la présentation d’un scénario de film qu’à la vente
d’un canapé. L’empressement des sociétés de capital-risque à acheter
dépendait davantage de l’enthousiasme que suscitait votre histoire que
de vos chiffres. C’est comme s’ils passaient leur journée à écouter des
histoires et à choisir leur préférée. Il n’y avait donc pas de logique ou
de raison à leurs évaluations : exactement comme en cours d’anglais.
Sam s’est rapidement rendu compte que la majorité des histoires
qu’avaient entendues ces personnes n’étaient pas très convaincantes.
« La plupart des gens racontent des histoires qu’il est facile de
falsifier », a-t-il déclaré. Celle que lui et Ramnik ont peinte n’était pas
de ce genre. Elle s’est déroulée à peu près comme suit :
Dans le monde, 600 milliards de dollars en actions sont tradés
chaque jour, ainsi que 200 milliards de dollars en cryptomonnaies, et
l’écart se resserre. En l’espace de dix-huit mois, FTX est passé de rien
à la cinquième plateforme d’échange de cryptomonnaies à l’échelle
internationale, et elle prenait quotidiennement des parts de marché à
ses concurrents. Il s’agissait désormais de la seule plateforme dont la
priorité était d’obtenir une licence et de devenir légale. C’était
également la seule qui n’avait pas, d’une manière ou d’une autre,
offensé les régulateurs financiers américains. Une fois autorisée aux
États-Unis, une plateforme comme FTX pourrait également trader des
actions ou tout autre produit que les gens voudraient exploiter, et
défier, par exemple, la Bourse de New York. Pour ce faire, Sam avait
déjà enregistré une entreprise appelée FTX US, tout en faisant
attention à ne pas permettre aux clients d’y effectuer des trades que la
SEC pourrait désapprouver. « L’argument était le suivant : “Regardez à
quelle vitesse nous évoluons, le marché est énorme… et c’est nous qui
allons devenir la seule plateforme crédible” », a lancé Ramnik.
Leur situation était comme un serpent qui se mangeait la queue.
Pour être crédibles, ils avaient besoin de l’argent d’une importante
société de capital-risque. Et pour obtenir l’argent d’une ou plusieurs
sociétés de capital-risque, ils devaient être crédibles. Cependant, tout
cela était plutôt vague. Après avoir écouté leur présentation, un fonds
leur a envoyé un term sheet en leur disant : « Nous vous aimons
tellement que vous n’avez qu’à indiquer un nombre. » Sam a donné le
nombre suivant : 20 milliards de dollars. Les responsables du fonds
sont restés silencieux pendant un certain temps, puis, lorsque Ramnik a
appelé, ils ont dit qu’ils avaient changé d’avis. Une société britannique
de capital-risque curieusement appelée Hedosophia a appelé, et
proposé de payer ce que Sam demandait, c’est-à-dire 100 millions de
dollars pour une participation de 0,05 % dans FTX. Ramnik, qui savait
à peine de qui il s’agissait, a pris rendez-vous avec eux. « C’était
bizarre, s’est-il remémoré. J’avais l’impression qu’ils n’en savaient pas
assez sur l’entreprise. Vraiment des trucs de base… par exemple, ils ne
savaient pas que FTX US existait. »
Malgré cela, les gens d’Hedosophia ont envoyé une proposition de
contrat à Ramnik, avant de changer d’avis et de la retirer après un
mini-krach du prix des cryptomonnaies. Un représentant de
Blackstone, la plus grande société d’investissement privé au monde, a
appelé Sam pour lui dire que, selon lui, une valorisation de 20
milliards de dollars était trop élevée et que Blackstone serait prêt à
investir à partir de 15 milliards. « Sam lui a dit : “Si vous pensez que
c’est trop élevé, je vous laisserai vendre à découvert 1 milliard de nos
actions, à une valorisation de 20 milliards”, s’est souvenu Ramnik. Le
type lui a dit : “On ne vend pas d’actions à découvert.” Et Sam a
enchaîné en disant que si vous travailliez chez Jane Street, vous seriez
licencié dès la première semaine5. »
Même si les investisseurs en capital-risque ne réalisaient pas tous
que Sam jouait à un jeu vidéo en même temps qu’il leur parlait, la
plupart d’entre eux sentaient qu’il ne se souciait pas vraiment de ce
qu’ils avaient à dire. Ramnik en est venu à penser que l’indifférence de
Sam à l’égard de leurs sentiments renforçait, en fait, leur intérêt pour
lui. Savoir que FTX était rentable, sans avoir vraiment besoin de cet
argent, a probablement aussi joué un rôle. Au final, entre l’été 2020 et
le printemps 2021, en quatre épisodes de levée de fonds, ils ont vendu
environ 6 % de l’entreprise pour 2,3 milliards de dollars. Environ 150
sociétés de capital-risque différentes ont investi. Toutes ont cédé au
refus de Sam de leur accorder un siège au conseil d’administration (il
n’en avait pas) ou toute autre forme de contrôle sur l’entreprise.
Et pourtant, FTX n’était qu’une pièce d’un puzzle beaucoup plus
vaste élaboré par Sam. Il possédait 90 % d’Alameda Research. Et la
nature d’Alameda Research était en train de changer. Il s’agissait
toujours d’une société de trading quantique, avec ses bons et ses
mauvais mois, mais ses opérateurs jouaient, d’une nouvelle manière,
avec des sommes d’argent de plus en plus importantes. Le monde de la
crypto avait créé ce qui était, en fait, de nouvelles banques non
réglementées. Les gens déposeraient leur crypto auprès, par exemple,
de banques comme Genesis Global Capital ou de Celsius Network, et
recevraient un certain taux d’intérêt, puis ces pseudo-banques
prêteraient à nouveau la crypto à des traders comme Alameda
Research. Au début de l’année 2018, de riches altruistes ont imposé à
Sam des taux d’intérêt de 50 % par an. Trois ans plus tard, Genesis et
Celsius étaient prêts à prêter des milliards à Alameda Research à des
taux d’intérêt allant de 6 à 20 %. Et il y avait d’autres milliards, encore
plus mystérieux, à l’intérieur d’Alameda, que personne ne connaissait.
« FTX est plus petite que les gens ne le pensent, mais Alameda est plus
grande, a déclaré Ramnik. Bien plus grande. »
Je te kiffe grave.
Quels que soient la longueur et le contenu de ces listes, elle l’a tout
de même suivi à Hong Kong et a renoué avec lui. Deux ans plus tard,
leur relation n’avait pas changé. Sam était plus à même de voir les
raisons pour lesquelles il pouvait avoir des sentiments pour Caroline
que d’éprouver ces sentiments. Caroline voulait un amour
conventionnel avec un homme non conventionnel. Sam voulait faire ce
qui, à un moment donné, offrait la valeur attendue la plus élevée, et
son estimation de la valeur attendue de la jeune femme semblait
atteindre son maximum juste avant qu’ils ne fassent l’amour et
s’effondrer immédiatement après. Caroline n’aimait pas ça et le lui a
fait savoir dans une série de longues notes de service aux allures
professionnelles. « Il y a des choses que j’attends de notre relation et
qui, pour le moment, et selon moi, ne sont pas à la hauteur de mes
attentes », a-t-elle écrit, début juillet 2021. La liste de puces habituelle
a suivi :
Sam avait en tête une liste de toutes les mauvaises choses qui
pourraient se produire si les gens apprenaient qu’ils couchaient
ensemble. Caroline pensait que la liste de Sam masquait ses véritables
motivations. « Je pense que ce qui me dérange le plus, c’est de sentir
que tu as honte de moi », a-t-elle ajouté, six jours plus tard, dans une
note de suivi, avant d’expliquer comment et pourquoi cela la
dérangeait.
L’ORGANIGRAMME
Après le Schisme, et juste avant son départ pour Hong Kong, Sam
s’était mis en quête d’un nouveau thérapeute. Plusieurs de ses anciens
thérapeutes n’avaient pas été utiles, principalement parce qu’ils ne
pouvaient pas se résoudre à croire qu’il était ce qu’il était, et
insistaient, au contraire, pour qu’il soit quelqu’un d’autre. « Les autres
thérapeutes ne croyaient pas que certaines parties de ma personnalité
pouvaient exister », a-t-il déclaré. Il leur expliquait, par exemple, ce
qu’il considérait comme une décision parfaitement rationnelle, prise à
un âge étonnamment jeune, de ne jamais avoir d’enfants. Ou bien il
leur parlait de son absence de sentiment, ou de la façon dont il n’avait
jamais ressenti de plaisir. (Ils avaient un terme pour cela :
l’« anhédonie ».) Ils acquiesçaient vaguement, mais se méfiaient
ensuite de son autodiagnostic. « Je leur disais : “Qu’est-ce que vous
contestez à propos de moi ?”, a dit Sam. Il n’y avait aucun moyen de
les convaincre. Je sais qu’il y a des choses inhabituelles chez moi.
Mais ils n’arrivaient pas à les accepter et à passer à autre chose. »
Ajoutez ses thérapeutes à la liste des personnes qui n’ont pas su le
comprendre.
Ce qu’il aimait chez George, c’est qu’il le prenait tel qu’il était, et
qu’il ne semblait pas vraiment porté sur des conversations inutiles
concernant ses sentiments. Sam avait depuis longtemps décidé que
toute discussion sur sa vie intérieure et ses conséquences pour autrui
était futile. « Les questions sociales étaient pratiquement insolubles »,
a-t-il reconnu. Il n’avait pas besoin d’un thérapeute pour faire face à
ses problèmes… mais plutôt pour lui prescrire des médicaments. Les
problèmes qui intéressaient Sam étaient ceux des autres. Il s’est vite
rendu compte que George pouvait être extrêmement utile dans ce cas.
Lorsque, par exemple, deux employés se chamaillaient, George
pouvait l’aider à réfléchir aux moyens de résoudre leur différend. Pour
la plupart des autres, George était un psy. Pour Sam, il était devenu
comme un consultant en management. (« Sam ne voulait jamais parler
de lui-même, a dit George. Nous ne parlions que du travail. »)
L’insistance de Caroline à rendre publics les sentiments qu’elle et
Sam éprouvaient l’un pour l’autre n’aurait pas figuré sur une liste
officielle, ou consciente, de raisons pour lesquelles Sam se dirait qu’il
valait mieux rester aux Bahamas plutôt que de retourner à Hong Kong.
Dans son esprit, il n’y avait pas une raison de déménager, mais
plusieurs. L’imposition par le gouvernement de Hong Kong de
périodes de confinement de quatorze à vingt-et-un jours, pour toute
personne entrant dans le pays, avait rendu les voyages à l’étranger
pratiquement impossibles. L’habitude du gouvernement chinois
d’arrêter les responsables de toutes les plateformes d’échange de
cryptomonnaies sur lesquelles il pouvait mettre la main et de geler
arbitrairement leurs fonds a mis tout le monde à FTX sur les nerfs. Les
avocats, et quelques employés chinois, dérangeaient constamment Sam
pour lui rappeler l’existence de ce risque. Les employés de FTX
avaient mis au point un plan d’évasion pour Sam et Gary – dont Sam
n’avait pas conscience – qui devait être exécuté si la police chinoise
venait à les chercher. Ils l’avaient appelé le plan 007 : deux hommes
costauds en train de garder la porte d’entrée du bureau, une sortie par
l’arrière et un avion à réaction plein de carburant prêt à les emmener
en lieu sûr à tout moment. Pourtant, aussi effrayant que puissent être
les policiers chinois, ils étaient, pour Sam, moins inquiétants que
Caroline. « Ça me fait mal de te balancer tout ça maintenant », lui a-t-
il écrit, peu de temps avant de fuir Hong Kong. Il s’est ensuite
concentré sur la rédaction de sa propre note de service :
Plan de Caroline
• Quitter Alameda et retourner aux États-Unis. Plan de
SBF
• Rompre, rester amis, essayer de causer le moins de
problèmes possible.
LE TRÉSOR DU DRAGON
J’étais à peu près à la moitié de la pile quand Sam est apparu. J’ai eu
la brève sensation d’être pris en flagrant délit par un adolescent, au
moment où j’observais le chaos qu’il avait créé dans sa chambre. S’il
se demandait comment j’étais entré dans son bureau, ou pourquoi
j’étais en train de fouiller dans ses affaires, il ne l’a pas montré. Il y
avait du nouveau.
S’il y a bien une règle qui régissait la vie de Sam, c’est qu’elle ne
pouvait jamais l’ennuyer. « Il est comme Kanye, a dit un observateur
qui avait également passé du temps avec Kanye West. Où qu’il aille, ce
genre de bordel le suit. » Ce jour-là – le matin où je me suis pointé à
son bureau et où j’ai fait cet inventaire –, un sacré bordel était en
préparation. Elon Musk était en train d’acheter Twitter et Sam était au
téléphone avec l’un des conseillers de Musk, Igor Kurganov. Kurganov
était un ancien joueur de poker professionnel d’origine russe à qui
Musk avait confié la tâche, selon les sources, de céder plus de 5
milliards de dollars de sa fortune. Il se décrivait également comme un
altruiste efficace, ce qui rendait l’intrigue encore plus intéressante.
Sam et lui venaient de parler de la possibilité que Sam participe à
l’achat de Twitter. Il s’est avéré qu’il avait déjà investi 100 millions de
dollars dans des actions Twitter et qu’il fantasmait sur le fait de trouver
un moyen d’acheter le reste. La plupart d’entre elles avaient été
obtenues à 33 dollars l’unité, soit 21,20 dollars de moins que ce que
Musk venait de consentir à payer pour l’ensemble de l’entreprise.
Lorsqu’il s’agissait d’acheter quelque chose de nouveau, Sam
trouvait souvent utile d’en parler avec Ramnik et Nishad. Tous deux
étaient intelligents, du moins selon la définition de Sam. Tous deux
avaient également la curieuse capacité à ne pas être d’accord avec Sam
sans en faire toute une histoire, ou sans l’obliger à écouter ce qu’ils
voulaient dire. Après leur avoir parlé, Sam pouvait se dire qu’il avait
confirmé son jugement sans pour autant l’avoir fait. Il les a saisis tous
les deux et les a entraînés dans une hutte voisine, qui passait alors pour
une salle de réunion. Il n’y avait qu’une chaise et un canapé, sur lequel
Sam s’est allongé, pieds nus, une toupie à main sur la poitrine. Ramnik
et Nishad se sont assis par terre, les jambes croisées. Tous trois
portaient des pantacourts, et dans la pièce, pendant un moment, on
aurait dit qu’il était l’heure de la sieste pour une petite classe d’élèves
de CP agités. Mais Sam a pris la parole et expliqué ce dont il voulait
parler : Elon Musk avait véritablement l’intention d’acheter Twitter,
mais il ne voulait pas nécessairement tout payer lui-même. Il cherchait
des alliés pour prendre en charge une partie des 44 milliards de dollars
que cela allait lui coûter. « Ils nous veulent parmi eux. Mais nous
n’avons que trois heures pour les rejoindre. »
« Qu’est-ce que tu en retires ? », a demandé Nishad, d’un ton
raisonnable.
« Il y a des trucs à faire », a répondu Sam, avant de préciser que le
plus important était de bâtir une nouvelle alliance avec Elon Musk. La
cryptomonnaie vivait sur Twitter, et Musk était la plus bruyante des
voix sur le réseau social. D’un simple tweet, il pouvait déclencher une
ruée de traders en cryptomonnaies de Coinbase à FTX, ou l’inverse. Il
contrôlait également la plus grande fortune privée du monde et, en
employant Igor Kurganov, il manifestait sa volonté d’en consacrer une
partie aux mêmes causes que les altruistes efficaces.
« À combien penses-tu ? », a demandé Ramnik.
« Peut-être 1 milliard », a répondu Sam. Un regard inquiet a traversé
le visage de Ramnik, puis a disparu.
« Mais peut-être seulement 250 millions », a ajouté Sam. Une
somme dérisoire, en quelque sorte. Un simple supplément de 150
millions en plus des 100 millions de dollars d’actions Twitter qu’ils
possédaient déjà et ils pourraient intégrer l’opération.
« On peut parler à Elon ? a demandé Nishad. Est-ce que l’argent ira
vraiment à des trucs d’altruistes efficaces ? »
« C’est un mec bizarre », a dit Sam. Il fixait le plafond. Une main
tripotant sa toupie, et l’autre faisant tournoyer un tube de baume à
lèvres. Le mur derrière lui consistait en une grande baie vitrée.
À l’extérieur, un petit palmier blanc se pliait au vent qui soufflait. Au-
delà, sur un champ d’asphalte, plusieurs jeunes ingénieurs faisaient les
cent pas. « S’il veut uniquement de l’argent, il y a beaucoup de gens
qui peuvent lui en donner, a indiqué Sam. Il pourrait réunir toute la
somme en une semaine. Ce n’est pas le montant qui compte. Mais
plutôt qui a été sympa avec lui et qui ne l’a pas été. »
Assis par terre, Nishad avait l’air dubitatif. Ramnik, à côté de lui,
était plus difficile à lire.
« Cela nous permettra de mieux nous faire connaître », a poursuivi
Sam.
« Est-il vraiment utile de mieux nous faire connaître en ce
moment ? », a demandé Nishad.
Sam le pensait absolument. Twitter le fascinait. Il s’était révélé le
meilleur moyen pour une personne comme lui de communiquer avec le
public. Sur Twitter, tous les problèmes qu’il avait avec les gens, en
tête-à-tête, s’évaporaient. « Cette plateforme fait bouger les marchés
cinq fois plus que n’importe quelle autre, a-t-il rapporté. C’est une
marque très spécifique. »
« Serait-il impoli de dire 75 millions ? », a demandé Nishad.
« Twitter compte 230 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, a
ajouté Ramnik. Si tu arrives à ce que 80 millions d’entre eux paient,
disons, 5 dollars par mois, cela représenterait 400 millions de revenus
mensuels. » Ramnik faisait cela parfois. Il proposait des idées pour
étayer les arguments que Sam voulait avancer, même si Ramnik lui-
même aurait préféré que Sam ne les avance pas.
« Vous trouvez pas ça hilarant ? », a interrogé Nishad, interrompant
le nouveau train de pensée. « Elon nous traite comme un véhicule
d’investissement proxy. »
Ils ont continué à partager leur point de vue, mais très brièvement.
L’ensemble de la discussion n’a pas duré plus d’un quart d’heure. À un
moment donné, Sam a simplement décidé qu’ils avaient passé assez de
temps à échanger toutes les idées utiles sur le sujet, et a demandé aux
deux autres de voter.
« Non », a dit Nishad.
« Non, ou “oui” pour un montant très faible », a déclaré Ramnik.
Sur ce, la réunion s’est achevée. Ce que je n’avais pas réalisé – mais
que Nishad et Ramnik considéraient désormais comme une évidence –,
c’est que Sam pouvait encore remettre une grosse somme d’argent à
Elon Musk. Il était parfaitement capable de demander un vote et d’en
ignorer le résultat. Sans surprise, Sam a rapidement contacté la banque
Morgan Stanley, qui conseillait et facilitait le financement de l’achat
de Twitter par Musk, pour savoir s’ils étaient prêts à lui prêter 1
milliard de dollars pour investir dans Twitter et en acceptant ses
actions FTX comme garantie. Il a également envoyé un message à l’un
des conseillers financiers de Musk pour lui dire qu’il était prêt à
investir 5 milliards de dollars si Musk s’engager à transférer Twitter
sur une blockchain. Twitter, comme d’autres réseaux sociaux, était sur
une île sans aucune connexion avec les autres ; si vous les placiez sur
des blockchains, elles pourraient toutes être reliées entre elles. Après
que Musk a finalement refusé, Sam s’est désintéressé de la question et
a décidé de ne rien investir du tout. Six mois plus tard, il ne savait
même pas s’il possédait encore ses actions Twitter ou si elles avaient
été vendues à Elon Musk.
Personne n’avait une vue d’ensemble du puzzle financier que Sam
avait formé. Ramnik avait probablement la vision la plus claire de la
situation, mais même la sienne était partielle. En l’espace de trois ans,
Sam avait déployé environ 5 milliards de dollars dans un portefeuille
composé de 300 investissements distincts, ce qui correspond à une
nouvelle décision d’investissement tous les trois jours environ. Si Sam
n’a passé qu’une vingtaine de minutes à décider s’il allait placer 1
milliard de dollars dans Twitter, c’est parce qu’il n’avait que vingt
minutes à sa disposition. Beaucoup d’autres décisions d’investissement
l’attendaient. Il avait investi dans de nouveaux tokens, comme Solana,
et dans d’anciennes entreprises, comme la société d’investissement
d’Anthony Scaramucci, Sky-Bridge. Il avait acquis des entreprises
clairement en rapport avec FTX – une plateforme d’échange de
cryptomonnaies japonaise appelée Liquid, par exemple – et des
entreprises sans aucun lien évident avec les cryptomonnaies, comme le
studio créateur de Storybook Brawl. L’argent provenait presque
toujours, non pas de FTX, mais d’Alameda Research, que Ramnik et
tous les autres considéraient comme le fonds privé de Sam. Souvent,
Ramnik était intimement impliqué dans un achat, mais presque aussi
souvent, il n’apprenait ce que Sam avait fait qu’après coup. Son patron
avait investi 500 millions de dollars dans une start-up spécialisée dans
l’intelligence artificielle. Anthropic, apparemment sans avoir soumis
l’idée à qui que ce soit d’autre. « J’ai dit à Sam, après qu’il l’a fait :
“On sait que dalle de cette entreprise.” », a déclaré Ramnik. À peu près
au même moment où il se demandait s’il fallait injecter plus d’argent
dans Twitter, Sam remettait 450 millions de dollars à une ancienne
tradeuse de Jane Street, Lily Zhang, pour créer un second fonds de
trading quantique en crypto basé aux Bahamas, appelé Modulo
Capital. D’après ce que Ramnik a pu constater, Sam n’en a parlé à
personne jusqu’à ce qu’il le fasse. En mars de la même année, Sam
avait promis d’investir 5 milliards de dollars auprès d’un agent
hollywoodien devenu gestionnaire d’investissement, Michael Kives,
sans consulter Ramnik ou qui que ce soit. Il n’avait rencontré Kives
que quelques semaines avant de s’engager. Il ne savait rien de lui, pas
même comment prononcer son nom. Lorsqu’ils ont appris que Sam
était sur le point de confier 5 milliards à un parfait inconnu, Ramnik et
d’autres membres de FTX se sont inquiétés. Avec l’aide des avocats de
FTX, Ramnik et Nishad ont fait en sorte que les 5 milliards de dollars
deviennent 500 millions – ou du moins c’est ce qu’ils pensaient que
Sam avait accepté. Bien plus tard, Ramnik a appris que le PDG,
comme d’habitude, n’en avait fait qu’à sa tête et qu’il s’était engagé à
placer 3 milliards de dollars dans divers fonds d’investissement gérés
par Kives. « Sam fait trop facilement confiance aux gens, a reproché
Ramnik. Trop confiance, et trop rapidement. »
Une grande partie de ce qui était fait dans le monde de Sam l’était
sans les contrôles et les bilans habituels. Les autres avaient du mal à se
plaindre ouvertement. Les transactions semblaient ne concerner que
l’argent de Sam : pourquoi Sam ne pourrait-il pas en faire ce qu’il
veut ? Pourtant, il ne doit pas y avoir beaucoup d’autres cas, dans
l’histoire de l’humanité, de personnes de son âge jetant des dollars
dans de telles proportions, sans la supervision d’adultes ou les
contraintes habituelles de la vie en entreprise. Un conseil
d’administration, par exemple. « Il n’est pas certain que nous soyons
obligés d’avoir un véritable conseil d’administration, a expliqué Sam,
mais nous recevons des regards suspicieux si nous n’en avons pas,
alors nous avons un conseil composé de trois personnes. » Lorsqu’il
m’a dit cela, juste après la réunion Twitter, il a admis qu’il ne se
souvenait pas des noms des deux autres membres. « Je savais qui elles
étaient, il y a trois mois, a-t-il témoigné. Il se peut qu’elles aient
changé. La principale exigence de ce poste, c’est de ne pas avoir de
problème à docusigner des documents à trois heures du matin.
Docusigner des papiers est la responsabilité numéro un. » Ensuite, il y
a eu le coup du directeur financier. Au cours des dix-huit derniers
mois, les différentes sociétés de capital-risque que Sam avait autorisées
à investir dans FTX lui avaient dit qu’il devait embaucher quelqu’un
de mûr et sérieux pour occuper le poste de directeur financier de la
société. « Il existe une religion fonctionnelle autour du directeur
financier, a expliqué Sam. Je leur ai demandé : “Pourquoi est-ce que
j’en ai besoin ?” Certaines personnes sont incapables de formuler une
seule chose que le directeur financier est censé faire. Ils diraient
“suivre les dépenses” ou “faire des projections”. J’avais envie de leur
dire : Qu’est-ce que tu crois qu’je branle toute la journée ? Tu crois
qu’je sais pas combien d’argent on a ? »
Quand il était à Hong Kong, avec le Schisme encore en tête, Sam
avait brièvement envisagé qu’il pourrait être utile d’avoir quelques
personnes plus âgées autour de lui. « Nous avons essayé de travailler
avec des adultes, mais ils n’ont rien fait, a-t-il affirmé. Cela était vrai
pour tous les employés de plus de 45 ans. Elles ne faisaient que
s’inquiéter. Voici un exemple classique : quelqu’un qui flippe sa race
en découvrant les mesures de répression du gouvernement chinois
contre les cryptomonnaies à Hong Kong. Leur boulot consistait à
prendre des problèmes au sérieux, même ceux qui ne l’étaient
aucunement. Et ils n’étaient pas en mesure d’identifier les problèmes
graves. Ils étaient terrifiés par les régulateurs. Ou les impôts ! Pas
parce qu’on ne pourrait pas les payer, mais parce qu’on en paierait
trop, et que nous serions en déficit l’année suivante, alors même que
nous avions déjà payé nos impôts ! » Ce n’est pas que Sam ne
craignait pas une visite du fisc ou des régulateurs, ou que les Chinois
l’attrapent et le jettent en prison. Mais les chances que ces mauvaises
choses se produisent étaient faibles, et tout le temps passé à y penser
était gaspillé. « Il s’agissait d’une série aléatoire d’inquiétudes
complètement dissociées, dont la plupart étaient vraiment exagérées et
exprimées avec beaucoup de force, a présenté Sam. Le seul moyen de
les calmer, c’était de parler d’un nouveau problème qui le détournerait
des autres. »
La vérité, c’est que les gens d’âge mur le saoulaient. Tout ce qu’ils
faisaient, c’était le ralentir.
Quelques mois plus tard, vers la fin du mois de juillet 2022, j’ai
rencontré Sam sur le tarmac d’un aérodrome privé, en Californie du
Nord. J’étais venu de chez moi. Lui rentrait d’une brève retraite avec
les leaders de l’altruisme efficace où l’on avait discuté de la manière
de Sam de dépenser l’argent. Comme d’habitude, il était en retard.
Lorsqu’il est enfin arrivé, il a davantage dégringolé que marché hors
de l’arrière d’une voiture noire. Au lieu d’une valise, il portait ce qui
semblait être une petite pile de vieux linge. Lorsqu’il s’est approché,
j’ai vu qu’il s’agissait d’un costume bleu et d’une chemise boutonnée
Brooks Brothers. « C’est mon costume pour Washington, a-t-il dit,
presque en s’excusant. Normalement, je le laisse à Washington. » Six
heures plus tard, il devait dîner avec le leader de la minorité au Sénat,
Mitch McConnell, qu’il n’avait jamais rencontré. Il avait été informé
que McConnell serait offensé s’il arrivait en short. « McConnell se
soucie vraiment de ce que vous portez », a dit Sam en montant les
marches de l’avion privé et en déposant son costume sur un siège libre.
« En plus, vous devez l’appeler “Leader”. Ou “Leader McConnell” ou
“Monsieur Leader”. J’ai répété pour être sûr de ne pas me manquer.
D’autant plus qu’il est très tentant de dire “Cher Leader”. »
Je regardais la boule de vêtements. Les plis n’étaient pas nouveaux
et superficiels, mais plutôt profonds et marqués, réversibles seulement
avec du temps et des efforts. Je voyais mal comment ces vêtements
pourraient lui être utiles dans cette situation.
« Tu as une ceinture ? », lui ai-je demandé.
« Non, je n’en ai pas », a-t-il répondu, tout en plongeant la main
dans un panier d’en-cas végétaliens, en attrapant un sac de pop-corn et
en s’asseyant sur son siège.
« Des chaussures ? »
« Euh, non plus », a-t-il dit.
C’est comme s’il n’avait reçu qu’une seule instruction – « Apportez
un costume » – et qu’il l’avait prise littéralement. L’expéditeur avait
omis d’ajouter : « Assurez-vous qu’il est mettable et que vous avez
tout ce qu’il faut pour satisfaire le besoin de Mitch McConnell de voir
ses compagnons de table habillés de manière formelle. » Sam n’avait
donc pas pris la peine de réfléchir à ce qu’il fallait ajouter à un
costume pour qu’il soit porté avec classe. Il faisait souvent ce genre de
choses. Sept mois plus tôt, il avait témoigné sur la réglementation des
cryptomonnaies devant le Comité des services financiers de la
Chambre des représentants. Quelqu’un a pris un gros plan de ses pieds
sous la table : les lacets de ses nouvelles chaussures de ville étaient
encore emmaillotés et rassemblés sur le côté, comme ils le sont dans
une boîte. Quelqu’un avait dû lui tendre les chaussures en ajoutant,
sans aucune autre directive : « Tu devrais les mettre. »
Quoi qu’il en soit, ce détail vestimentaire distinguait les voyages de
Sam à Washington, de tous les autres voyages qu’il effectuait. Il ne
portait un costume que pour Washington : l’enjeu justifiait le sacrifice.
Au cours des dernières décennies, les lois aux États-Unis s’étaient
assouplies, de sorte que des personnes et même des entreprises ont pu
donner des sommes illimitées à des campagnes politiques et à des
super PAC, sans que le public américain ne puisse savoir exactement
ce qu’elles faisaient, ni pourquoi elles le faisaient. Ce qui a surpris
Sam, une fois qu’il a lui-même disposé de sommes d’argent illimitées,
c’est la lenteur avec laquelle les riches et les entreprises se sont
adaptés à leur nouvel environnement politique. Le gouvernement
américain exerçait une influence massive sur pratiquement tout ce qui
se passait sous le soleil et peut-être même sur certaines choses au-
dessus. Au cours d’un seul mandat de quatre ans, un président, en
collaboration avec le Congrès, décidait d’environ 15 000 milliards de
dollars de dépenses. Et pourtant, en 2016, la somme totale des frais de
tous les candidats en course pour la présidence et une place au Congrès
s’élevait à seulement 6,5 milliards de dollars. « Il semble qu’il n’y ait
pas assez d’argent en politique, a déclaré Sam. Les gens n’en font pas
suffisamment. Ce qui est étrange, c’est que Warren Buffett ne donne
pas deux milliards de dollars par an. »
Dans le monde politique américain, Sam était en train de créer un
nouveau puzzle financier : même après avoir investi des milliards dans
divers investissements en capital-risque, il était prêt à dépenser des
centaines de millions supplémentaires pour influencer les politiques
publiques. Plus tard, toutes ses actions seraient réinterprétées avec
davantage de cynisme qu’en temps réel, cependant, même en temps
réel, beaucoup de gens se posaient des questions à son sujet, et
beaucoup de ces questions n’étaient pas pertinentes. Ses dépenses
politiques étaient réparties de manière peu rigoureuse en trois seaux.
Le premier, le plus petit, correspondait à ses intérêts professionnels :
quelques millions de dollars donnés à des politiciens et à des groupes
d’intérêt prêts à faire pression pour une législation qui permettrait aux
Américains de trader sur FTX, à l’intérieur des États-Unis, exactement
comme les étrangers le faisaient à l’extérieur. Il a également été frappé
par une autre caractéristique étrange et insensée du monde des adultes,
dans lequel les États-Unis – qui étaient disposés à soumettre leurs
citoyens les plus pauvres et les plus vulnérables à des loteries d’État, à
des casinos et à d’autres jeux de hasard dans lesquels les chances de
gagner étaient très faibles – faisaient une exception pour les valeurs
mobilières, ou tout ce qui pouvait être considéré comme tel. Ainsi se
présentaient les règles de ce nouveau jeu, mais Sam avait décidé,
malgré quelques doutes quant à leur flexibilité, d’essayer de les
changer – plutôt que de suivre l’exemple des autres plateformes
d’échange de cryptomonnaies, c’est-à-dire simplement les ignorer.
Curieusement, l’argent qu’il donnait aux gens pour pouvoir en gagner
davantage était le plus facile à voir pour les autres. Tout cela pouvait,
sans trop de difficultés, être attribué à Sam, à FTX ou à des groupes
intéressés par les cryptomonnaies. Ce sont les deux autres seaux –
l’argent qui n’avait pas grand-chose à voir avec ses propres intérêts
financiers – qui étaient opaques. Ses tentatives pour changer les
choses, conformément à sa vision d’un nouveau monde, n’avaient
guère de liens avec son entreprise. Mais par souci d’efficacité, il avait
dû cacher ce qu’il faisait, de peur que d’autres ne supposent que le but
de ses dons était de façonner la législation des cryptomonnaies. Pour
certains esprits non déraisonnables, ce n’était pas un hasard si
« crypto » commençait par la même syllabe que « criminel ». « Le
problème, si tout cela était divulgué, c’est que tout le monde
supposerait qu’il s’agissait d’argent crypto », a-t-il expliqué. Selon
Sam, cet argent était plus difficile à distribuer qu’il n’aurait dû l’être.
Les politiciens et les groupes d’intérêt n’étaient pas toujours très fiers
de l’accepter, même s’ils ne comprenaient pas vraiment pourquoi. « Il
n’y a rien de concret ici, a ajouté Sam. Ils sont juste mal à l’aise. »
Leur malaise pouvait entraîner des résultats inattendus. « Un groupe
nous a dit : “Vous savez, nous apprécions vraiment ce que vous faites,
mais il ne serait pas bon pour moi d’accepter l’argent de FTX, et donc
je ne peux pas… par ailleurs, j’ai trouvé une autre source de
financement” L’autre source de financement était Gabe, mon frère. »
Quoi qu’il ait bu, Flynn, au son de son propre nom dans une
publicité politique payée, s’est renversé son verre sur lui-même.
C’était le premier coup de feu de l’équivalent politique du
débarquement de Normandie. L’équipe politique de Sam a retiré dix
millions de dollars sur le compte du PDG, qu’elle a placés dans des
bazookas publicitaires, avant de tirer à volonté sur la banlieue de
Portland. Cette petite primaire est devenue la plus chère de l’histoire
de l’Oregon. Elle est ensuite devenue la troisième primaire démocrate
la plus chère de tout le pays. La tentative de Sam de faire de Carrick
Flynn un membre du Congrès était davantage une agression sensorielle
pour les locaux qu’une campagne politique. « J’ai vraiment eu
l’impression d’être dans un épisode de Veep, a relaté Tess Seger, qui
menait la campagne d’un démocrate rival. Les journalistes chargés de
suivre les Trail Blazers2 se plaignaient littéralement du nombre de
publicités pour Carrick Flynn. Le pire, c’est que tout a été fait de
manière un peu maladroite. »
En politique, les conséquences de la naïveté ne sont pas prévisibles,
mais ce qui s’est ensuivi était plutôt logique. Les gens ont compris
d’où venait l’argent qui finançait toutes ces publicités au nom de
Flynn. Les huit autres démocrates, candidats à la primaire, se sont
réunis pour dénoncer leur concurrent. L’un d’entre eux l’a appelé
Monsieur « Financement louche ». « C’est un milliardaire des
Bahamas qui tente d’acheter une circonscription du Congrès dans
l’Oregon », a indiqué un autre. Et c’était bien le cas ! Sam essayait
d’acheter un siège au Congrès afin qu’il puisse enfin commencer à
s’attaquer à un risque existentiel pour l’humanité. Non seulement les
habitants de l’Oregon n’ont pas apprécié l’effort, mais beaucoup
d’entre eux ont commencé à détester Carrick Flynn. Et ce dernier
n’avait pas l’ADN de quelqu’un conçu pour ignorer les sentiments des
autres. Lors d’un débat, critiqué à foison par les autres candidats, il
s’est simplement retiré en plein milieu. Ses déclarations publiques ont
commencé à être perçues comme incohérentes et imprudentes, même
par ses bailleurs de fonds. « Il a été très blessé lorsque les gens ont dit
des choses méchantes à son sujet, a expliqué Sam. Il a insulté les
chouettes à un moment donné, sans se rendre compte qu’il y a une
grande circonscription de chouettes dans l’Oregon3. »
Au final, le 17 mai 2022, Carrick Flynn a obtenu 19 % du vote
populaire et a terminé à une place respectable, mais distante, derrière
Andrea Salinas, qui a remporté le scrutin avec 37 % des voix. Pour
chaque voix gagnée par Carrick Flynn, Sam a dépensé un peu moins
de 1 000 dollars. Mais cela ne le dérangeait pas tant que ça. Il avait
appris une leçon : il y a des candidats politiques qu’aucune somme
d’argent ne peut faire élire. « Il y a des limites à ce que l’argent peut
acheter », a formulé Sam.
Quoi qu’il en soit, pour Sam, l’argent qu’il avait dépensé pour
Carrick Flynn n’était qu’une goutte d’eau dans son deuxième seau.
D’autres courses au Congrès avaient mieux fonctionné. Il disposait
également d’un autre seau, encore plus prometteur, destiné aux
dépenses politiques et dont la gestion était encore plus difficile à
comprendre que celle des deux premiers. Pour que les électeurs ne
sachent pas d’où vient l’argent, ce seau serait largement contrôlé par
Mitch McConnell, ou par des amis de Mitch McConnell. Pour que le
déguisement soit légal, Sam et McConnell ne parleraient pas de
l’utilisation du seau. Mais celui-ci était en fait l’objectif sous-entendu
du dîner auquel Sam se rendait, car en McConnell, Sam avait trouvé
quelqu’un qui s’intéressait autant que lui à une autre menace
existentielle pour l’humanité : Donald Trump. L’assaut de Trump
contre le gouvernement et l’intégrité des élections américaines étaient
à inscrire, selon la façon de penser de Sam, sur la même liste que les
pandémies, l’intelligence artificielle et le changement climatique. Dans
tout le pays, les primaires républicaines étaient émaillées de candidats
prêts à se comporter comme si l’élection présidentielle avait été volée
à Trump. Ils étaient confrontés à des candidats contraints de supporter
l’idée dans leurs discours. Les collaborateurs de McConnell avaient
déjà compris qui était qui, et McConnell avait l’intention de faire
échouer les premiers. « Il a déjà fait le travail », a dit Sam. Le travail,
a-t-il ajouté, consistait à distinguer « les personnes qui essaient
réellement de gouverner de celles qui veulent nuire au
gouvernement. »
À ce moment-là, Sam prévoyait de donner 15 à 30 millions de
dollars à McConnell pour qu’il batte les candidats les plus trumpistes
dans la course au Sénat américain. Il m’a également expliqué, au
moment où l’avion descendait sur Washington, qu’il étudiait s’il était
légal de payer Donald Trump pour qu’il ne se présente pas à l’élection
présidentielle. Son équipe avait, d’une manière ou d’une autre, créé un
accès aux activités de Trump et était revenue avec la nouvelle, pas
vraiment bouleversante, que ce candidat pouvait bien avoir son prix : 5
milliards de dollars. C’est du moins ce que Sam a appris de son équipe.
Il était intéressant, surtout avec le recul, de constater à quel point
l’esprit de Sam était adapté à comprendre Donald Trump. À ce
moment-là, son équipe utilisait sa mystérieuse ligne de communication
avec le camp Trump pour faire germer une idée dans l’esprit de ce
dernier. Dans le Missouri, un trumpiste enragé du nom d’Eric Greitens
était dans ce qui semblait être une course serrée avec un trumpiste
moins enthousiaste du nom d’Eric Schmitt. Schmitt voulait gouverner,
Greitens voulait démolir. Trump ne s’était pas encore prononcé sur la
course électorale, et l’on craignait que son soutien ne fasse basculer
l’élection en faveur de Greitens. L’équipe de Sam avait eu une idée
qui, selon lui, était en train de faire son chemin jusqu’à Trump lui-
même. L’idée était de le persuader de dire : « Je soutiens Eric ! », sans
préciser de quel Eric il s’agissait. Après tout, Trump ne se souciait pas
vraiment de savoir qui gagnerait. Tout ce qui lui importait, c’était de
montrer qu’il avait soutenu le vainqueur. S’il affirmait soutenir Eric, la
victoire d’Eric, quel qu’il soit, lui serait créditée. « Je soutiens Eric ! »
attirerait encore plus l’attention sur Trump qu’un soutien plus
spécifique, et l’attention était, en fin de compte, tout ce qui importait
au futur président. « C’est du Trump tout craché, a accusé Sam. Cela
deviendrait un mème sur Internet. »
En disant cela, il a soudainement jeté une poignée de pop-corn dans
sa bouche, comme s’il essayait maladroitement de réussir un double
pas au basket. Son adresse aux tirs était d’environ 60 % et le pop-corn
volait de partout. Il n’avait pas réussi à attraper un plat de noix
chaudes passé à toute vitesse devant lui, au moment du décollage, et
elles aussi étaient éparpillées autour de lui. En mettant mentalement de
l’ordre dans le monde politique, il avait créé davantage de chaos dans
l’espace qu’il habitait. Finalement, nous avons atterri et il a foncé
jusqu’au lieu de son dîner, laissant derrière lui le désordre que
quelqu’un d’autre nettoierait.
LA GRANDE DISPARITION
J’ai fait de mon mieux pour reconstituer ce qui s’était déroulé les
semaines précédentes, avant de reconsidérer l’ensemble des
événements. Il y avait eu un nouvel accrochage entre Sam et CZ qui,
au moment où il s’était produit, n’avait pas semblé très important. Fin
octobre, Sam s’était envolé pour le Moyen-Orient afin de collecter des
fonds et, dans la foulée, de trouver une deuxième maison, dans
l’hémisphère oriental, pour FTX. Le soir du 24 octobre 2022, il était
tombé sur CZ au milieu d’une conférence à Riyad. C’était la première
fois, depuis près de trois ans, qu’ils se retrouvaient dans la même
pièce. Ils avaient eu une brève discussion, maladroite, uniquement
parce que cela demandait moins d’efforts que de ne pas en avoir. « Une
conversation de cinq minutes au cours de laquelle aucune véritable
information n’a été échangée, a déploré Sam. C’était comme de la
fausse gentillesse. Nous nous sommes affranchis de notre obligation de
reconnaître que nous étions tous les deux présents. » Le lendemain,
Sam s’était envolé pour Dubaï afin d’y rencontrer les régulateurs
financiers. Les régulateurs d’alors espéraient que FTX ferait de Dubaï
son siège dans l’hémisphère oriental. Plus tard, Sam a rédigé le
message qu’il avait essayé de leur transmettre. J’adore Dubaï, a-t-il
commencé.
C’est alors que tous ceux qui ne s’étaient pas encore éclipsés se sont
précipités vers l’aéroport. Ils avaient tous leurs raisons pour justifier
l’urgence de leurs comportements. Nishad parlait plutôt de se suicider.
La femme de Can lui a dit que s’il ne partait pas tout de suite, elle
demanderait le divorce. Ramnik, qui se croyait en coulisses, tranquille,
invisible au monde extérieur, recevait des menaces de mort. Il était
soulagé de n’avoir jamais su que l’argent qui aurait dû se trouver chez
FTX se trouvait en fait chez Alameda. Il s’est alors dit que sa femme
l’avait sauvé, car tout le monde savait que le lui dire, c’était aussi le
dire à elle. Les altruistes efficaces auraient pu élargir leur cercle de
confiance d’une personne, pensait-il, mais pas de deux.
Le mercredi soir, la confiance s’est évanouie même dans le petit
cercle des altruistes efficaces. Caroline est restée presque optimiste et a
même essayé d’en expliquer la raison à Sam. « Je redoutais de plus en
plus ce jour, qui me pesait depuis longtemps. Et maintenant qu’il est
là, je suis soulagée de pouvoir en finir d’une manière ou d’une autre »,
lui avait-elle écrit le dimanche. Aux premières heures de mardi, heure
des Bahamas, elle a enchaîné avec un autre message : « Je me sens
bizarrement bien d’en avoir fini avec tout ça. J’appréhendais cela
depuis longtemps, c’est donc un grand poids en moins sur mes
épaules. » Le lendemain, quatre heures avant que CZ ne tweete son
changement d’avis sur l’achat de FTX, elle s’est adressée à ses
subordonnés du bureau de Hong Kong. « Je pense que je vais juste
commencer par dire quelques trucs, et n’hésitez pas à poser des
questions… », a-t-elle entamé avec un petit rire nerveux.
Les pensées de Caroline se terminaient par des points de suspension,
mais ses paroles, par des points d’interrogation ou d’exclamation. Elle
parlait en empruntant un ton constamment interrogatif et incertain
alors que son message était d’une simplicité brutale : ils étaient en
faillite. Elle n’a pas donné beaucoup de détails sur la manière dont cela
s’était produit, mais a tout de même indiqué qu’Alameda avait subi des
pertes en juin, lorsque les plus gros prêteurs de cryptomonnaies avaient
également demandé à être remboursés. À l’époque, Alameda avait fait
un « emprunt » à FTX pour rembourser ses prêteurs. Maintenant qu’ils
avaient vendu – d’après ce qu’elle savait – FTX à CZ, Alameda
cesserait probablement d’exister. « Tout d’abord, je tiens à dire que je
suis désolée, a-t-elle prononcé. Ça craint vraiment. C’est vraiment
injuste pour vous. » Elle se doutait que les gens ne voulaient pas rester
pour aider à nettoyer tout ce qui devait l’être, mais elle a ajouté :
« Pour ceux qui décident de rester, il est possible qu’il y ait quelque
chose à faire à l’avenir. » Elle a conclu sur une note d’espoir, en
mentionnant l’accord avec CZ. « Rembourser tous nos créanciers et
s’assurer qu’Alameda ne fasse pas faillite, c’est probablement une
bonne chose, non ? »
« Pouvez-vous dire quelle est l’ampleur du déficit ? », a demandé
l’un des traders présents.
Caroline a répondu qu’elle préférait ne pas le faire.
« Est-ce que c’est plus proche d’un milliard ou de six milliards ? »,
a-t-il insisté.
« Euh, le second… », a lâché Caroline.
Une fois son speech terminé, elle s’est approchée d’une employée et
lui a dit avec enthousiasme : « Si vous voulez rester pour m’aider, je
vous en serais très reconnaissante ! »
« Allez vous faire foutre », lui a balancé la femme.
Tandis que Caroline plaidait joyeusement coupable, Nishad
cherchait douloureusement les preuves de son innocence. Au début de
la crise, il semblait surtout préoccupé par le fait que le rêve de
l’altruisme efficace était mort, et que lui et tous ceux qui avaient
emprunté de l’argent à FTX seraient bientôt à sec, car ils n’avaient
aucun actif et devaient encore de l’argent à l’entreprise. Le lundi, à
quatre heures du matin, il avait envoyé un texto à Caroline : « Tout
cela donne une mauvaise image de moi et ça me rend triste. » Le
mercredi 9 novembre, il s’était mis à penser à ses problèmes
juridiques. « C’est profondément égoïste de ma part, mais il faut qu’ils
sachent que ce n’est pas une énorme masse de gens qui ont orchestré
cela », a-t-il envoyé à Sam, sans préciser qui étaient « ils » ou ce
qu’était « cela ». Il a enchaîné avec un deuxième message : « Peux-tu
faire en sorte que ce soit toi, ou toi et Gary, que les gens blâment ? »
Puis un troisième : « Je pense que je dois dire à Zane que je n’étais pas
au courant de toute ce qui se tramait. »
Ce soir-là, Nishad a convoqué une réunion, avec Gary et Sam
uniquement. Une fois que les trois personnes se sont retrouvées seules
dans une pièce, Nishad a demandé : « Que se passe-t-il si les forces de
l’ordre ou les autorités de régulation se manifestent ? »
« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? », a demandé Sam.
« Comment pouvons-nous nous assurer de coopérer en plein
dilemme du prisonnier ? Comment pouvons-nous tous nous assurer de
dire que les autres sont innocents ? »
« Je n’ai aucune raison de croire que l’un d’entre nous avait des
intentions criminelles », a rétorqué Sam.
« Non, a continué Nishad. C’est pas suffisant. Tu dois leur parler. Tu
dois leur dire que je n’en avais aucune idée. »
« Comment pourrais-je le savoir ? a argumenté Sam. T’es en train
de me suggérer de dire que tu ne savais rien de quelque chose dont
j’ignore tout moi-même. Comment serait-ce possible ? Ça tient pas
debout. »
« Mais je ne le savais pas », a affirmé Nishad.
« Alors, dis-le », a répondu Sam.
« Ça va pas suffire pour moi, a poursuivi Nishad. Parce qu’il existe
des preuves dans le code que j’ai créé3. »
Du début à la fin, Gary s’est contenté de regarder, comme il l’avait
fait toute la semaine. Il n’a jamais dit un mot. C’est comme s’il avait
calculé la valeur attendue de tout ce qu’il pourrait dire et qu’il avait
décidé que les mots n’arrangeraient rien à la situation.
Et voilà. Gary n’a jamais dit quand ni comment il s’en irait, ce qui
posait un problème vu que les Bahamas avaient confisqué son
passeport. Le dimanche soir, il a quitté le penthouse d’Orchidée sans
prévenir, sans rien dire à personne. L’avocat qui l’avait motivé à faire
ses valises s’était arrangé avec les autorités américaines pour lui
fournir un second passeport, afin qu’elles puissent le faire rentrer
clandestinement aux États-Unis avant que le gouvernement des
Bahamas n’apprenne ce qui s’était produit. Christina Rolle n’a jamais
eu l’occasion de lui parler.
CHAPITRE 10
MANFRED
Une fois que tous ceux qui avaient besoin de fuir se sont enfuis, la
station balnéaire d’Albany me rappelait La Nouvelle-Orléans, une
semaine après le passage de l’ouragan Katrina. Pas de gens, mais
beaucoup de choses, et une tranquillité de surface qui masquait le
chaos plus profond. Vous pouviez entrer dans l’un des douze
appartements de luxe et y trouver non seulement un abri, mais aussi de
la nourriture et des vêtements. Les plus beaux appartements avec cinq
chambres à coucher, dans Alvéole ou Cube, étaient à votre disposition,
avec des montagnes de snacks chinois, des vêtements pour toutes les
occasions et assez d’alcool pour faire couler un bateau pirate. Les
parents de Sam avaient pris l’avion pour les Bahamas et resteraient
dans le penthouse d’Orchidée avec leur fils jusqu’à la fin, tout comme
son psychiatre. Seul un technologue de FTX, Dan Chapsky, était resté,
mais il s’agissait d’un cas particulier. Il portait le titre de « chercheur
de données en chef », mais Sam savait à peine qui il était, ce qu’il
faisait et pourquoi il était resté… et lui de même d’ailleurs. Le
vendredi de la faillite, il était sorti de son luxueux appartement avec le
même air qu’un homme traumatisé par un raid aérien et s’était mis à
chercher George Lerner.
« Pourquoi suis-je ici ? », avait-il demandé.
George l’avait regardé dans les yeux pendant un long moment avant
de lui dire : « Tu dois partir. »
Pour une raison quelconque, Dan n’était pas parti. Il serait bientôt
employé par les équipes de faillite des États-Unis et des Bahamas et,
tout de suite après, il serait pris dans la guerre les opposant pour le
contrôle des actifs restants. Tous deux avaient besoin de quelqu’un
pour les aider à comprendre le contenu de la base de données de
FTX. Dan était la seule personne encore présente à savoir utiliser un
ordinateur.
À son apogée, Albany avait hébergé jusqu’à 70 employés et invités
de FTX et d’Alameda Research. Le lundi 14 novembre, le seul autre
signe de vie de FTX à l’intérieur des murs de la station balnéaire
d’Albany provenait d’une maison située juste derrière celle de Sam,
dans Orchidée : la « Cabane à crustacés », comme ils l’appelaient. La
Cabane à crustacés était la plus belle acquisition de Ryan Salame : une
magnifique maison avec six chambres à coucher qui, contrairement au
style local, était proportionnée à son environnement. Ryan l’avait
achetée 15 millions de dollars et pensait que Sam y vivrait. Sam y
avait jeté un coup d’œil, vu que certaines chambres étaient plus
grandes que d’autres et avait plutôt choisi le penthouse d’Orchidée, où
lui et les autres altruistes efficaces pourraient vivre dans des conditions
pratiquement identiques.
La Cabane à crustacés avait alors été confiée à Constance Wang, la
plus ancienne employée de FTX aux Bahamas, en dehors du cercle
restreint d’altruistes efficaces de Sam. Embauchée le 1er avril 2019,
elle avait été la première Chinoise et la huitième employée de FTX. Au
moment de l’effondrement de la plateforme d’échange, elle portait
toujours le titre de directrice des opérations, auquel s’ajoutait celui de
PDG de FTX Digital Markets. Même après le départ de tous ses
collègues, Constance était restée à la Cabane à crustacés avec ses deux
chats. Les chats posaient problème. Leurs noms étaient Lucky et
Money. Il a fallu quelques semaines à Constance pour obtenir le
permis nécessaire en vue de les ramener en Chine, et même dans ce
cas, les compagnies aériennes ne l’autorisaient à rentrer chez elle
qu’avec un seul chat. Si elle avait dû choisir, elle aurait opté pour
Lucky, mais l’idée de laisser Money derrière elle était insupportable, et
Constance était soulagée de ne pas avoir à y penser. Sa bonne amie,
Quinn Li, était restée pour l’aider. Avec Natalie Tien et Zane Tackett,
Quinn était l’une des 48 personnes situées sous Constance dans
l’organigramme de George. « Elle est restée à cause de moi, a dit
Constance. J’ai besoin de son aide pour ramener mes chats à la
maison. »
Ce n’est pas la première fois que je voyais des gens tout risquer pour
un animal de compagnie. J’en avais également été témoin lors de
l’ouragan Katrina. Mais Lucky et Money n’étaient manifestement pas
la seule raison pour laquelle Constance était toujours dans les parages,
puisqu’elle était restée longtemps après avoir obtenu leurs documents
de voyage. Sam espérait encore pouvoir ressusciter la plateforme
d’échange. Et cela grâce à un milliardaire en cryptomonnaies d’origine
chinoise, Justin Sun, qui était venu voir Sam avec un plan. Sun,
fondateur de Tron, une blockchain, voulait distribuer sa propre
cryptomonnaie, Tronix, aux créanciers de FTX, en échange de leurs
droits sur les actifs restants. Voyant qu’il avait besoin de quelqu’un
sachant parler mandarin, Sam avait supplié Constance de rester. « Je
veux m’assurer que Sam ne se tue pas, a dit Constance, qui ne voyait
pas d’un bon œil le plan de Justin Sun. Même si j’ai parfois
l’impression que ce n’est pas ma responsabilité. »
Plus que tout, cependant, Constance voulait comprendre ce qui était
arrivé. C’était la principale raison pour laquelle la directrice des
opérations de FTX n’avait pas quitté les Bahamas et avait pris le risque
d’être arrêtée. Elle ne pouvait supporter de ne pas savoir comment
FTX avait fait son compte. « J’aime comprendre les choses, a-t-elle
expliqué. Si je n’arrive pas à comprendre quelque chose, cela me
dérange vraiment. »
Le lundi matin suivant l’effondrement, j’ai trouvé les deux jeunes
femmes chinoises dans la cuisine de la Cabane à crustacés. Constance
avait déjà mis la main sur une petite pile de ce qui s’apparentait à des
documents classifiés appartenant à FTX et à Alameda Research. Quinn
revenait d’une tentative infructueuse dont le but était de récupérer des
légumes frais dans les maisons et les appartements, autour de l’île,
précédemment occupés par les employés de FTX. (Les lieux étaient
déjà verrouillés et surveillés.) Les parents de chacune, situés en Chine,
n’en revenaient pas de voir leurs enfants continuer leur enquête plutôt
que de rentrer à la maison. Toute la situation avait été exacerbée par les
médias. Même en Chine, tout le monde ne parlait que de Sam et de
FTX. « FTX est devenu super célèbre, a raconté Constance. C’est
littéralement ce que FTX essayait de faire. Nous y sommes parvenus
en faisant faillite ! »
Les deux femmes ont donc utilisé différents stratagèmes pour que
leurs parents les laissent tranquilles. Quinn a dit à sa mère que les
parents de Sam étaient aux Bahamas, sans personne pour les consoler.
« J’ai dit à ma mère : “Ce sont deux personnes âgées et elles sont
seules”, a expliqué Quinn. Ma mère m’a dit : “Moi aussi, je suis une
personne âgée.” » Constance, finalement, n’a pu faire taire sa mère
qu’en lui disant que si elle continuait à l’appeler et à l’engueuler, sans
lui laisser l’espace nécessaire pour tourner la page sur ce chapitre de sa
vie, sa tristesse risquait de devenir incontrôlable et de déboucher sur
des émotions auxquelles elle ne pourrait pas survivre. Stupéfaite par le
succès de la stratégie de Constance, Quinn l’a essayée sur sa propre
mère. « J’ai dit à ma mère : “Je suis vraiment triste. Tu veux me rendre
encore plus triste ? Si tu me dis un truc de plus, je vais me tuer.” Et ça
n’a pas marché ! Elle m’a répondu : “J’ai eu assez pitié de toi. Tu
travailles tout le temps et tu n’as toujours pas de petit ami !” »
Constance a pris la tête de leur enquête, utilisant Quinn
principalement comme caisse de résonance. Plus perplexe, elle était
également plus motivée. Elle avait rencontré Sam avant qu’il ne crée
FTX, alors qu’il n’était encore qu’un trader en cryptomonnaies dont
personne en Asie n’avait jamais entendu parler. Fin 2018, elle
travaillait dans les bureaux de Huobi, à Singapour, lorsque la
plateforme d’échange avait gelé ou égaré une partie de l’argent
d’Alameda Research. « Ils ne parlent pas chinois et le service client ne
parle pas anglais, a rapporté Constance. Ils m’ont trouvé, et ils ont
trouvé la solution magique à leur problème. »
Lorsque Sam a décidé d’ouvrir sa propre plateforme d’échange de
cryptomonnaies, il a engagé Constance, qui travaillait chez Huobi. Elle
est devenue la personne qu’il emmenait à toutes les réunions où l’on
parlait mandarin. « Il n’était littéralement personne et personne ne le
prenait au sérieux », a indiqué Constance. Durant ces premières
rencontres, la jambe de Sam rebondissait si violemment que la table où
ils étaient assis rebondissait elle aussi, et Constance ressentait le besoin
de s’approcher et de poser sa main sur son genou, pour le calmer. Il la
regardait, hochait la tête, et sa jambe se détendait. Souvent, il la mettait
mal à l’aise en révélant un paquet d’informations à de parfaits
inconnus. « Il y a des fois, au début, où je lui disais : “Tu n’as pas
besoin d’être aussi honnête. En crypto, tout le monde bluffe.” Sam
disait toujours “Laissez-moi vous montrer ma dernière carte.” »
À l’époque, le monde de la crypto était encore très limité. « Il vous
suffisait d’assister à quelques conférences, d’organiser un événement
et vous connaissiez tout le monde, en gros », a résumé Constance. Pour
que les gens apprennent à connaître Sam, elle l’a donc emmené à une
soirée dansante (« Sam ne connaît qu’un seul mouvement, sauter de
haut en bas. ») et l’y a gardé jusqu’à 3 heures du matin. Ils avaient une
réunion prévue à 9 heures. Constance s’est réveillée à 6 heures, avec la
gueule de bois, et a envoyé un SMS à Sam pour lui demander de
reporter l’événement. Il a répondu immédiatement. « Il dort jamais, a-
t-elle dit. Un jour, je lui ai demandé comment il pouvait être heureux et
il m’a répondu : “Le bonheur n’a pas d’importance.” »
Quatre ans plus tard, dans la cuisine de la Cabane à crustacés, elle
feuilletait les documents privés qu’elle avait dénichés (je n’ai jamais
su comment) et qui décrivaient ce que Sam avait fait de son surplus
d’heures éveillé. La première était une feuille de calcul sur les
dépenses de FTX en matière de sponsoring. Dans l’organigramme de
George, Constance supervisait l’ensemble du marketing de
FTX. Jusqu’alors, elle n’avait jamais vu les plus importantes dépenses
en marketing de FTX. Les chiffres lui donnaient le vertige. Plusieurs
contrats de trois ans avaient été conclus avec le festival de musique
Coachella, Steph Curry et l’équipe Formule 1 de Mercedes pour 25
millions, 31,5 millions et 79 millions de dollars, respectivement. Un
contrat de cinq ans avec la MLB pour un montant de 162,5 millions de
dollars. Un contrat de sept ans avec le développeur de jeux vidéo Riot
Games pour 105 millions de dollars. (« Juste parce que Sam aime
League of Legends », a dit Constance.) Elle a continué à éplucher les
chiffres pendant très longtemps, jusqu’à tomber sur les plus petits
contrats, qui n’étaient pas si petits que ça : 15,7 millions de dollars
versés à Kevin O’Leary, de Shark Tank, par exemple, pour « Vingt
heures de service, vingt publications sur les réseaux sociaux, un
déjeuner virtuel et cinquante autographes ».
Un déjeuner virtuel ! Constance savait très bien que Sam avait géré
son argent à la légère. Elle avait juste supposé qu’il en avait tellement
que ce qu’il donnait à Kevin O’Leary n’avait pas d’importance. « J’ai
essayé de me poser des questions, a-t-elle exposé. Mais je pensais
qu’ils utilisaient les bénéfices d’Alameda. Ou que les investissements
de Sam rapportaient une tonne d’argent. »
Le document suivant de sa pile était un bilan approximatif
d’Alameda Research qui différait considérablement du bilan
approximatif ayant inspiré l’article de CoinDesk, aujourd’hui crédité
de l’effondrement de l’entreprise. Constance a eu l’impression qu’il
avait été concocté à la hâte par Sam ou Caroline, ou peut-être par les
deux. Constance l’avait découvert le mardi précédent, après que FTX a
cessé d’envoyer de l’argent à ses clients. « Lorsque j’ai vu ça, j’ai dit à
mon équipe de ne pas répondre aux parties externes parce que je ne
voulais pas qu’ils perdent leur bonne réputation », a-t-elle signalé. La
liste des actifs comprenait les détails de centaines d’investissements
privés que Sam avait effectués au cours des deux années précédentes,
pour un montant total, apparemment, de 4 717 030 200 dollars. Le
nombre de la ligne correspondant aux dettes était désormais plus
important que tous les autres combinés : 10 152 068 800 dollars en
dépôts de clients. Plus de 10 milliards de dollars, qui devaient être
conservés par FTX, se sont retrouvés, d’une manière ou d’une autre,
dans le fonds de trading privé de Sam. Le document ne mentionnait
que 3 milliards de dollars d’actifs liquides, c’est-à-dire des dollars
américains ou des cryptomonnaies en mesure d’être vendus
immédiatement en échange de dollars. « Je me suis dit : “Putain de
merde !”, a-t-elle témoigné. La question alors était : pourquoi ? » La
même question que Zane avait posée. « Nous avions une activité
tellement rentable, a ajouté Constance. Notre marge bénéficière était
de 40 à 50 %. Nous avions gagné 400 millions de dollars, l’année
dernière. »
Ces deux premiers documents lui ont permis de voir comment
l’argent avait été dépensé. Les autres révélaient qui, en fin de compte,
avait payé la note. Elle s’est ensuite tournée vers une liste des 50
principaux créanciers de FTX : les 50 comptes les plus importants dont
les propriétaires n’ont pas pu retirer leur argent de la plateforme,
classés en fonction de l’ampleur de leurs pertes. Au moment de son
effondrement, FTX comptait plus de dix millions de titulaires de
comptes, à qui elle devait 8,7 milliards de dollars. Près de la moitié de
ces pertes, soit 4 milliards de dollars, était concentrée sur ces 50
comptes. Les plus grands perdants, non employés par FTX ou par
Alameda, étaient les sociétés de trading à haute fréquence. Près du
sommet, on trouvait Jump Trading (206 160 600,00 dollars), et au bas
de l’échelle, Virtu Financial Singapore (10 095 336,83 dollars). Les
noms réels d’environ la moitié des clients figurant sur la liste étaient
dissimulés. L’entité répertoriée sous le nom de Tai Mo Shan Limited,
et affichant plus de 75 millions de dollars de pertes, était, en fait, une
autre filiale de Jump Trading. Un grand nombre de ces comptes
déguisés appartenaient à des employés de FTX. Constance elle-même
avait perdu environ 25 millions de dollars. Il lui restait 80 000 sur un
compte bancaire ordinaire qu’elle avait gardé de sa vie antérieure, mais
en ce qui concernait le reste, tout avait été perdu.
Étant donné qu’elle avait également supervisé l’équipe de vente, elle
connaissait la plupart des noms figurant sur la liste, en particulier ceux
des traders à haute fréquence. Elle savait que chacun d’entre eux
s’était montré très méfiant à l’égard de la relation entre FTX et
Alameda Research. « Tout le monde s’y intéressait, a rapporté
Constance. C’était littéralement la première chose que l’on me
demandait tous les jours. Alameda Research est-elle en train de nous
devancer ? Alameda Research a-t-elle accès aux trades des autres ?
Alameda bénéficie-t-elle d’un temps de latence inférieur ? » En
d’autres termes : Alameda bénéficiait-elle du même avantage déloyal
sur FTX que les traders à haute fréquence sur le Nasdaq et la Bourse
de New York ? Curieusement, ce n’était pas le cas. Au lieu de cela,
FTX avait simplement prêté à Alameda tous les dépôts des traders à
haute fréquence… gratuitement !
FTX avait également fait d’autres choses pour mettre en péril
l’argent des traders à haute fréquence, ainsi que celui de tous les
autres. Elle avait exempté Alameda des règles liées aux risques qui
régissent tous les autres traders. Les trades effectués par ces derniers
sur FTX étaient liquidés dès que leurs pertes dépassaient les garanties
qu’ils avaient déposées. C’est pourquoi FTX se sentait beaucoup plus
en sécurité que les autres plateformes d’échange de cryptomonnaies.
Aucun trader n’était autorisé à perdre tellement d’argent qu’il mettrait
en péril la plateforme d’échange et les investisseurs qui l’utilisaient.
Pour Alameda Research, cependant, une exception avait été faite. La
société de trading privée de Sam était autorisée à perdre une ides
dollars à l’infini avant que ses trades ne soient liquidés. « Personne ne
s’est jamais posé de questions sur la liquidation, a précisé Constance.
Et personne n’a jamais demandé : “Notre argent se trouve-t-il chez
Alameda ?” » Sam avait raison : les gens ne voient pas ce qu’ils ne
cherchent pas1.
Jusqu’à présent, Constance était restée calme et détachée. Comme si
elle avait été chargée d’inspecter les dossiers médicaux d’un parfait
inconnu pour déterminer la cause du décès. Lorsqu’elle est arrivée au
dernier document, son ton a changé. Elle avait découvert la liste
complète des actionnaires de FTX, avec le nombre d’actions détenues
par chacun. À la fin de chaque année, dans le cadre de son bonus, elle
était autorisée, comme d’autres employés de FTX, à acheter un certain
nombre d’actions FTX. Tout le monde s’accordait à dire que ces
actions constituaient le meilleur investissement possible. Jusqu’au tout
dernier moment, les plus célèbres sociétés de capital-risque du monde
s’empressaient de les acheter, à un prix plus élevé que celui demandé
aux employés. « C’est Sam qui décide du nombre d’actions que
chaque employé est autorisé à acheter, a expliqué Constance. Presque
tout le monde achetait le maximum. » Elle aussi avait suivi cette
tendance, mais elle n’avait jamais vraiment su ce que cela signifiait.
Lorsqu’elle est tombée sur ce document, ses yeux ont naturellement
cherché le numéro à côté de son propre nom : 0,04 %. Pas 4 %, pas
quatre dixièmes de 1 %, mais quatre centièmes de 1 %. Elle
connaissait bien sûr le nombre d’actions qu’elle avait été autorisée à
acheter à bas prix. Mais elle n’avait jamais pensé à calculer
exactement la part de l’entreprise qu’elle détenait, ni celle de
n’importe qui d’autre. Elle savait bien sûr que Sam possédait 60 % du
capital et que Gary et Nishad, les autres actionnaires les plus
importants, bénéficiaient à eux deux de 23 % supplémentaires, car ces
chiffres avaient été publiés. Forbes avait eu besoin de ces données pour
classer non seulement Sam, mais aussi Gary et Nishad, dans sa liste de
milliardaires.
Quant aux autres employés de FTX, y compris elle-même,
Constance était dans l’ignorance. Elle a ensuite comparé son chiffre au
pourcentage de certaines des personnes se trouvant au sommet de
l’organigramme de George. Ramnik possédait beaucoup plus d’actions
qu’elle, tout comme Brett Harrison, l’ancien PDG de FTX US, qui
n’avait rejoint l’entreprise qu’en mai 2021 (et qui a démissionné seize
mois plus tard). Comme… pratiquement tout le monde à son niveau.
Elle a repensé aux conversations échangées au cours des trois
dernières années avec des investisseurs potentiels. Plusieurs d’entre
eux lui avaient dit qu’ils avaient consulté la table de capitalisation de
FTX – la liste des actionnaires détenant des participations
significatives – et qu’ils avaient été surpris de ne pas voir son nom y
figurer. Elle n’y avait jamais beaucoup réfléchi. « J’ai toujours cru que
Sam me traitait de manière équitable », a-t-elle déclaré.
C’est à ce moment-là que les sentiments de Constance à l’égard de
Sam ont changé, lorsqu’elle a compris comment elle avait été traitée.
Jusque-là, elle avait seulement été triste. Le jeudi précédent, lors de
leur dernier jour dans la hutte 27, Quinn et elle étaient tombées dans
les bras l’une de l’autre et avaient pleuré. Elles avaient tout perdu,
mais se sentaient désespérées, pas aigries. Ce n’est que lorsque
Constance a constaté le peu que Sam lui avait donné, comparativement
aux autres, qu’elle a vu rouge. Furieuse, elle s’est rendue au penthouse
d’Orchidée et lui a dit ses quatre vérités. « “C’est pas possible”, il m’a
dit. “Je pensais que tu avais au moins 1 million d’actions.” » Elle en
avait moins du quart. « Sam m’a dit : “Je n’ai jamais voulu que cela
t’arrive.” Et je lui ai répondu : “Peu importe ce que tu as voulu !” »
Cette révélation allait donner le ton du mois suivant. Constance
resterait dans les parages et ferait mine d’aider Sam dans son plan
absurde de réanimation de FTX. Elle le verrait presque tous les jours,
répondrait à ses besoins linguistiques et lui préparerait même à dîner.
Mais ce qu’elle faisait réellement, c’était d’essayer de comprendre
exactement ce qu’il avait fait. Le département américain de la Justice
finirait par la retrouver et la faire accepter de servir de témoin dans le
procès qu’il intenterait contre Sam. Mais avant cela, elle comptait bien
poser quelques questions à son patron. Demander des explications.
Essayer de le piéger. L’amener à se confesser. Au minimum, elle
trouverait des failles et des contradictions dans son histoire.
L’histoire que Sam avait racontée à Constance était la suivante :
l’argent qui aurait dû être conservé chez FTX avait atterri de deux
manières dans les mains d’Alameda. La première était par le biais de
l’activité de trading habituelle de la société. Comme tous les autres
traders, Alameda pouvait emprunter à FTX en fournissant des
garanties. En guise de garantie, Alameda avait utilisé, entre autres, du
FTT – le token qui était, en fait, une participation dans FTX. Le prix
du FTT s’était effondré au même rythme que FTX. Les garanties ne
valaient désormais plus rien et certains prêts n’avaient pas été
remboursés. Lorsque l’on écoutait Sam, il y avait une raison
expliquant pourquoi Alameda avait été exemptée des règles régissant
tous les autres traders sur FTX, et avait liquidé les trades de ces
derniers lorsque leurs pertes dépassaient la valeur de leurs garanties.
En 2019, lors de la création de FTX, Alameda était de loin son plus
gros inestisseur. Au début, Alameda se trouvait de l’autre côté de la
plupart des trades qui se produisaient sur FTX. Le marché de la
plateforme d’échange fonctionnait mieux si Alameda subissait
occasionnellement quelques pertes – par exemple, si elle devait
intervenir et acquérir les positions perdantes d’un autre trader après
avoir été liquidées par FTX.
Selon Sam, FTX avait désactivé les limites de risque d’Alameda
pour la rendre plus attrayante. Les pertes causées par cette politique
déstabilisante étaient, dans tous les cas, insignifiantes. Les prêts de
trading ordinaires accordés par FTX à Alameda ne représentaient
qu’une petite fraction de celles subies par les clients. À eux seuls, ils
n’auraient pas posé de problème. La majeure partie de l’argent des
clients qui était chez Alameda au lieu d’être chez FTX – 8,8 milliards
de dollars, pour être exact – se trouvait sur un compte qu’Alameda
avait appelé fiat@.
Le compte fiat@ avait été créé en 2019 pour recevoir les dollars et
autres monnaies fiduciaires envoyés par les nouveaux clients de
FTX. Alameda Research n’avait créé le compte qu’après avoir constaté
l’incapacité de FTX à ouvrir ses propres comptes bancaires. En 2019,
aucune banque américaine n’était prête à proposer ses services à une
nouvelle plateforme internationale d’échange de cryptomonnaies. Les
entités du monde de la crypto que finançaient les banques, comme
Alameda Research, déguisaient généralement leur association avec ce
même univers. La plus grande plateforme américaine d’échange de
cryptomonnaies, Coinbase, avait par miracle persuadé la Silicon Valley
Bank de lui ouvrir un compte, c’est-à-dire un mécanisme permettant à
Coinbase de recevoir des dollars américains de la part de ses clients
traders de cryptomonnaies et de les leur en envoyer. Ce compte
bancaire américain constituait donc un sacré avantage, mais la façon
dont il avait été obtenu est une autre histoire. Ce qui nous occupe, en
ce jour, est de comprendre pourquoi FTX n’a pas réussi à trouver une
banque américaine désirant l’aider à envoyer et recevoir des dollars.
Depuis sa création au printemps 2019, et jusqu’en juillet 2021, date à
laquelle FTX a finalement convaincu une banque de San Diego,
Silvergate Capital2, d’ouvrir un compte à son nom, la société de Sam
n’avait aucun moyen direct d’accepter des dépôts en dollars.
Selon Sam, les dollars envoyés par les clients et accumulés au sein
d’Alameda Research n’avaient tout simplement jamais été déplacés.
Jusqu’en juillet 2021, il n’y avait aucun autre endroit où les placer, vu
que FTX n’avait pas de comptes bancaires en dollars américains. Les
dollars en question figuraient sur le tableau de bord des dépôts clients
de FTX, mais restaient sur les comptes bancaires d’Alameda. Sam a
également affirmé que ce fait, désormais considéré comme choquant
selon certains, n’avait pas attiré son attention jusqu’en juin 2022, au
moins. Ce n’est pas lui qui dirigeait Alameda Research, mais Caroline.
Vers la fin de l’année 2021, lorsque le flux de nouveaux dollars vers le
compte fiat@ a été réduit à néant – puisque les clients pouvaient
désormais déposer leurs dollars directement sur FTX, par
l’intermédiaire d’une banque américaine –, Alameda Research
affichait une valeur liquidative de 100 milliards de dollars. Ce chiffre
n’était, bien sûr, pas du tout fiable, car il s’agissait simplement de la
valeur marchande d’un grand nombre de cryptomonnaies dont le
marché pouvait disparaître si jamais Alameda essayait de vendre
quoique ce soit. Mais même si l’on évaluait le contenu d’Alameda de
manière plus rigoureuse, comme Sam le faisait parfois dans sa tête, on
pouvait facilement atteindre les 30 milliards de dollars. Les 8,8
milliards qui n’auraient pas dû se trouver chez Alameda ne résultaient
pas exactement d’une erreur d’arrondi. Mais ils n’étaient pas non plus
une raison suffisante de s’inquiéter. Comme l’a dit Sam : « Je n’ai pas
demandé : “Combien de dollars avons-nous ?” Nous avions
l’impression qu’Alameda disposait d’une infinité de dollars. »
Ce sentiment a changé à la fin du printemps 2022. Entre le début du
mois d’avril et la mi-juin, le prix du bitcoin est passé d’un peu plus de
45 000 dollars à moins de 19 000. Cet été-là, l’importance relative des
8,8 milliards de dollars placés chez Alameda est montée en flèche.
Encore une fois, ce n’était pas lui, disait-il, qui était responsable de
gérer le risque au sein d’Alameda Research, mais Caroline. Étant
donné que Caroline et lui se parlaient tout juste à ce moment-là, elle
n’avait pas pris la peine de lui faire part, ouvertement, des risques
qu’elle courait et des inquiétudes que cela engendrait.
Jusqu’en octobre 2022, selon Sam, il n’avait eu que deux contacts
avec cette énorme réserve inexpliquée d’argent qui s’était accumulée
chez Alameda, et dont Alameda dépendait de plus en plus. Le premier
contact avait été vraiment bizarre : à la mi-juin, Caroline s’était
inquiétée en découvrant que le solde du compte fiat@ était passé de
8,8 milliards à 16 milliards de dollars. Elle avait partagé ses
inquiétudes, non pas avec Sam, mais avec Nishad, qui, à son tour, avait
informé Sam et Gary, après quoi Gary avait découvert qu’il s’agissait
simplement d’un bug informatique. Le solde réel du compte fiat@
n’avait pas changé : il était toujours de 8,8 milliards de dollars.
Trois mois plus tard, en septembre, Caroline a pris Nishad à part et
lui a dit que l’exposition d’Alameda au marché la préoccupait de plus
en plus. Nishad avait emmené Sam sur le balcon du penthouse
d’Orchidée et lui avait transmis le message, mais sans mentionner
explicitement le compte fiat@. À ce moment-là, Sam s’est dit
qu’Alameda pouvait être en difficulté. Il a donc décidé de fouiller lui-
même dans les comptes afin de mieux comprendre le problème. En
octobre, il avait une vision plus claire de la situation. Ce n’est qu’à ce
moment-là qu’il a constaté qu’Alameda avait agi comme si les 8,8
milliards de dollars lui appartenaient. Il était alors trop tard pour faire
quoi que ce soit.
Constance a écouté Sam lui raconter son histoire. Tout en refusant
d’y croire. Elle le soupçonnait d’omettre un fait important – par
exemple, une perte soudaine chez Alameda Research qui l’aurait
poussé à s’emparer activement de l’argent des clients et à le transférer
chez Alameda. « C’est dingue, a-t-elle lancé. Il m’a fait croire qu’il
s’agissait d’une erreur comptable. » Elle ne savait pas comment ni
pourquoi il avait consciemment décidé de prendre l’argent des clients
et de l’utiliser comme sien, mais elle était sûre qu’il avait agi ainsi.
« Je suis toujours déçue que Sam n’ait pas encore avoué avoir déplacé
les fonds », a-t-elle reproché. Elle a décidé de découvrir elle-même ce
qu’il s’était passé, de la même manière qu’elle avait obtenu les
documents internes de l’entreprise. Elle a alors piégé et poussé Sam
dans ses retranchements alors qu’il n’était pas sur ses gardes. Elle s’est
cachée derrière l’épaule de Dan Chapsky pendant qu’il fouillait le code
informatique de FTX, à la recherche de données prouvant que Sam ne
lui racontait pas tout. Un mois plus tard, elle n’avait toujours rien
trouvé.
Une seule fois, elle a eu l’impression d’avoir réussi à obtenir une
confession de sa part. Elle lui avait parlé de la manière dont il pourrait
présenter sa mésaventure au public. « J’ai dit à Sam : “Tu dois
expliquer pourquoi tu as déplacé les fonds.” Et il n’a jamais nié. »
Pourtant, il n’a jamais dit, non plus, qu’il les avait déplacé. Son
histoire, aussi invraisemblable qu’elle puisse paraître, est restée
irritante et difficile à réfuter. L’expérience de Constance au sein de
FTX n’a pas aidé. Elle n’aurait pas été surprise, à l’époque,
d’apprendre, par exemple, que, pour maintenir les marchés sur la
plateforme d’échange, il avait fallu exempter les traders d’Alameda
des règles de gestion des risques de FTX. Elle avait vu dans quelle
mesure la volonté d’Alameda de trader n’importe quoi avec n’importe
qui et à n’importe quel moment avait été déterminante dans le succès
du lancement de FTX. Elle ne trouvait même pas louche qu’une
plateforme d’échange de cryptomonnaies dispose de sa propre équipe
de trading interne. « La plupart des plateformes d’échange faisaient
ça3, a-t-elle expliqué. Toutes les plateformes chinoises. Tout dépend de
la taille de l’équipe de trading et de ce qu’elle fait. » Elle n’a même
pas pu réfuter le récit rocambolesque de Sam à propos du compte
fiat@. Jusqu’à la fin de l’année 2021, période où elle avait transféré
ses propres dollars de son compte bancaire à FTX, elle avait dû les
virer non pas directement sur FTX, mais sur différents comptes
appartenant à Alameda Research. Certains des dollars contenus dans
fiat@ lui appartenaient.
Pendant la majeure partie du mois, j’ai regardé Constance revenir de
ses rencontres avec Sam. « J’essaie de le faire parler, et chaque fois, il
en dit un peu plus », a-t-elle confié. Mais aucun des propos de Sam ne
lui donnait l’impression que sa situation était désormais clarifiée. Un
soir du début du mois de décembre, elle s’est retrouvée avec Quinn,
dans sa cuisine, et a réfléchi à ce qu’elle avait appris sur Sam
Bankman-Fried au cours du mois écoulé. Selon elle, il n’y avait eu
qu’une seule révélation sérieuse. Encore et encore, elle avait confronté
Sam en lui décrivant la souffrance qu’il avait infligée aux personnes
qui lui avaient été les plus loyales. Une très courte liste de personnes,
avec, en tête, CZ et quelques anciens cadres de FTX, avaient quitté la
société en meilleure posture qu’ils ne l’avaient été à leur arrivée. La
plupart des employés avaient perdu toutes leurs économies. Certains
avaient perdu leur conjoint(e), leur maison, leurs amis et leur
réputation. Plusieurs employés taïwanais de FTX se trouvaient encore
à Hong Kong et n’avaient pas les moyens d’acheter un billet d’avion
pour rentrer chez eux. « J’ai demandé à Sam : “Lorsque tu étais en
train de faire tout ça, t’est-il arrivé de penser à l’ampleur du préjudice
que cet événement causerait, et l’as-tu pris en compte dans ton calcul
initial de la valeur attendue ?” »
Même ici, cependant, elle s’est surprise à parler à la place de Sam,
qui, dans son récit, ne s’était pas rendu compte des risques qu’il avait
fait courir, sans leur permission, aux autres personnes. Constance a
néanmoins senti qu’il ne se rendait pas vraiment compte, comme elle
aurait pu le faire, des dommages qu’il avait causés aux autres. « Il n’a
absolument aucune empathie, a-t-elle affirmé. Voilà ce que j’ai appris
de nouveau. Il ne ressent rien. »
Le matin suivant, je suis retourné à la cuisine de la Cabane à
crustacés et j’ai trouvé une note écrite à la main. « Pourquoi Sam est-il
incapable d’aimer ? pouvait-on lire. Par Quinn. »
J’avais une autre question. Elle me préoccupait depuis le début de
l’effondrement : où était passé l’argent ? La réponse n’était pas
évidente. Et il serait difficile de comprendre pourquoi les altruistes
efficaces avaient fait ce qu’ils avaient fait avec l’argent de leurs
clients, sans savoir combien ils en avaient perdu ni comment ils
l’avaient perdu. Dans les jours qui ont suivi l’effondrement, j’ai créé
ce qui aurait pu être l’état financier le plus grossier du monde. Il
traitait FTX et Alameda Research comme une seule entité : le Monde
de Sam. Une première colonne répertoriait tous les fonds entrant dans
ce monde, depuis sa création, en avril 2019 ; une seconde colonne
listait tous les fonds sortant. Chacune omettait les dix-huit mois
d’existence d’Alameda avant la création de FTX, car les chiffres en
question se révélaient relativement faibles. Tous étaient évidemment
des estimations très approximatives. Certains provenaient de Sam,
mais l’intégralité a été confirmée par d’anciens initiés qui n’avaient
aucune raison de me mentir. Quoi qu’il en soit, lorsque j’ai eu terminé,
mon relevé extrêmement naïf ressemblait à ceci :
LE SÉRUM DE VÉRITÉ
Il était vrai, comme le disait Sam, que les gens ne voient pas ce
qu’ils ne cherchent pas. Il était également vrai que les gens ont le don
de voir ce qu’ils s’attendent à voir. John Ray s’attendait à voir les
preuves d’un crime. Lors de nos réunions, il apportait toujours de
nouvelles pièces apparemment accablantes. Une fois, il a par exemple
trouvé les formulaires fiscaux américains d’Alameda Research datant
de 2021. Alameda y avait annoncé une perte de plus de 3 milliards de
dollars. Si les chiffres et les faits étaient corrects, cela contribuerait à
expliquer le trou dans le bilan que j’avais dressé moi-même, mais ce
n’était en fait qu’une pièce d’un puzzle plus grand et plus compliqué.
Cette année-là, Alameda Research avait vendu du FTT à découvert au
moment où une entité sous son contrôle avait acheté la même quantité
de FTT. Le prix du token avait beaucoup augmenté. Alameda Research
avait alors subi une perte de plusieurs milliards, tandis que la seconde
entité avait réalisé un gain de plusieurs milliards, correspondant
exactement. Les règles comptables d’Alameda Research lui
permettaient de déclarer les pertes non réalisées comme des pertes
fiscales. Celles de l’autre entité n’exigeaient pas qu’elle fasse l’inverse
avec ses gains. Les avocats fiscalistes d’Alameda, dont faisait partie le
père de Sam, avaient plaidé en faveur de l’utilisation de la perte
fiscale, qui pouvait être compensée par des gains courants. Il s’agirait
alors, comme l’a dit l’un des avocats, d’une « fausse perte ».
En juin 2022, Nishad Singh m’avait fait part des nombreux moyens
détournés mis en œuvre pour extorquer de l’argent à FTX. Plusieurs
employés avaient rejoint l’entreprise, puis été jugés comme
insuffisants dans leur travail et avaient été licenciés… avant de se
tourner vers l’un des nombreux cabinets juridiques connus pour leur
spécialisation dans le démantèlement de sociétés en cryptomonnaies6.
Nishad avait été scandalisé, pas seulement à cause des différentes
accusations portées par les employés licenciés, qui n’étaient que de
pures inventions, mais surtout parce que toutes les personnes
impliquées savaient que FTX préférait payer plusieurs millions de
dollars plutôt que d’avoir à supporter le coût d’une fausse accusation.
« C’est la faute des employés américains, a-t-il avancé. Les employés
chinois font pas ça. » FTX a finalement mis au point une stratégie
appelée opération « Couette chaude ». L’opération Couette chaude
permettait d’identifier les cabinets d’avocats qui s’étaient livrés aux
différents démantèlements et de leur confier des tâches juridiques, afin
qu’ils ne puissent pas poursuivre FTX. À l’époque, cela semblait
judicieux… puis, beaucoup moins, deux ans plus tard, lorsque John
Ray a brandi des documents en affirmant que Sam avait versé des pots-
de-vin pour régler les plaintes des dénonciateurs.
Pour John Ray, tout cela ressemblait à une chasse aux œufs de
Pâques. Personnellement, j’avais davantage l’impression de voir un
archéologue amateur, qui était tombé par hasard sur une civilisation
inconnue. Incapable d’apprendre quoi que ce soit sur ses coutumes ou
sur sa langue, il a commencé à creuser. Les artefacts mis au jour par
les fouilles se prêtaient à une interprétation qui aurait laissé perplexes
les aborigènes qui les avaient créés et utilisés. Mais le plaisir que Ray
montrait et partageait, chaque fois qu’il découvrait quelque chose, était
si contagieux que, souvent, je n’avais pas la force de lui dire : « Tu
sais, je suis pas tout à fait sûr que tu aies trouvé exactement ce que tu
penses avoir trouvé » ou « je sais ce que c’est, et ce n’est pas ce que tu
crois ». À un moment donné, par exemple, son équipe a découvert
qu’une filiale d’Alameda Research, située à Hong Kong et nommée
« Cottonwood Grove », avait acheté de grandes quantités de FTT. Pour
l’archéologue innocent, il s’agissait d’une preuve que le Monde de
Sam avait artificiellement augmenté la valeur du FTT. Ray ne savait
pas que FTX avait été obligée de dépenser environ un tiers de ses
revenus pour racheter et brûler ses tokens, et que Cottonwood Grove
était l’entité qui l’avait fait.
Du haut de mon perchoir, il m’arrivait de crier au responsable des
fouilles mon opinion sur les dernières découvertes, mais il se
contentait de me regarder avec pitié. J’étais clairement un naïf. Lors
d’une de nos réunions, Ray a demandé : « As-tu déjà entendu parler de
ce type, Zane Hacket ? » Il avait confondu « Hacket » et « Tackett »,
mais avait découvert que Zane avait retiré plusieurs milliers de dollars
en cryptomonnaies de la plateforme d’échange, dans les semaines
précédant l’effondrement. Et c’était la pure vérité ! Pendant cette
période, Zane avait acheté quelques trucs. Mais il avait également
déposé 1 million et demi de dollars en cryptomonnaies sur la
plateforme, le dimanche de la chute. Ray avait les reçus pour le
prouver : lorsque FTX a disparu, une grande partie de la fortune de
Zane s’est évaporée. Le problème de Zane n’était pas qu’il était un
escroc, mais qu’il faisait trop confiance. Le même constat était vrai
pour la quasi-totalité des employés de FTX, dont une majorité avait
tout perdu. La construction de leur civilisation révolue ne s’était pas
appuyée sur le cynisme, mais sur la confiance.
Quelque chose de difficile à voir pour l’archéologue débarquant
sans connaissances préalables. La première impression que Ray s’est
faite de Sam et de son cercle restreint a été le point de départ d’un récit
qui pourrait être imposé à presque tous les fragments restants du
Monde de Sam. Les centaines d’investissements privés réalisés par
Alameda Research, par exemple. Lorsque nous nous sommes
rencontrés pour la première fois, au début de l’année 2023, Ray m’a
rabâché à quel point tout cela était louche. Il avait une théorie qui
expliquait pourquoi Sam avait jeté tant d’argent par les fenêtres :
l’investisseur voulait s’acheter des amis. « Pour la première fois de sa
vie, personne ne le regarde en se disant qu’il est tout simplement
taré », a dit Ray. À titre d’exemple, il a cité les dollars investis par Sam
dans des entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle « Il a
donné 500 millions à cette boîte appelée Anthropic, a expliqué Ray.
C’est juste un groupe de personnes avec une idée. Rien d’autre. »
Quelques semaines plus tard, Google, Stark Capital et quelques autres
entreprises ont investi 450 millions de dollars dans Anthropic. Les
conditions ont permis de réévaluer la participation que Sam avait
achetée pour 500 millions à 800 millions de dollars. Je connaissais au
moins un investisseur qui pensait que si cette participation était divisée
en petits morceaux et vendue lentement, elle pourrait facilement
rapporter 1 milliard.
Une fois les calculs terminés, les limiers de Ray ont conclu que FTX
devait encore 8,6 milliards de dollars à ses clients. Il y avait au moins
trois façons de trouver l’argent pour les rembourser. La première était
la chasse aux œufs de Pâques, la recherche de fonds qui pourraient
encore être cachés dans des banques et des plateformes d’échange de
cryptomonnaies. La deuxième consistait à vendre tout ce qui restait
dans l’antre du dragon, non seulement la participation dans Anthropic,
mais aussi les centaines d’autres investissements privés et la vaste pile
de cryptomonnaies moins connues. La troisième se résumait à
récupérer de l’argent aux personnes que Sam avait payées pour être ses
amis ; ses investissements dans les fonds d’autres personnes, ses dons
politiques et même ses dons philanthropiques.
Pour arracher cet argent aux personnes auxquelles Sam l’avait jeté,
John Ray devait prouver deux choses. La première était que FTX
n’avait pas reçu un service d’une valeur équivalente à son
investissement. Vous ne pouviez pas récupérer l’argent d’un plombier
qui avait été payé pour déboucher une canalisation chez FTX. En
revanche, vous pouviez retrouver celui d’un chercheur à qui FTX avait
accordé une subvention pour inventer des canalisations qui ne se
bouchaient jamais. Cependant, une simple inadéquation en termes de
valeur n’a pas suffi pour que Ray récupère les fonds. Il devait
également prouver que l’argent que Sam avait donné, au moment où il
l’avait donné, n’était tout simplement pas son argent. Et le seul moyen
pour que celui-ci ne soit pas celui de Sam était que FTX, au moment
où Sam l’avait fourni, ait été insolvable, ou presque. Les nombreuses
tentatives de Ray pour parvenir à ses fins ont soulevé une question
intéressante, à laquelle son équipe n’avait pas encore répondu de
manière intelligible : à quel moment y a-t-il eu moins d’argent dans le
Monde de Sam que ce qu’il était censé y avoir chez FTX ? Quand,
exactement, FTX a-telle fait faillite ?
Au lieu de répondre à la question, Ray a lancé une campagne éclair
de poursuites judiciaires contre différentes personnes à qui Sam avait
remis de l’argent. C’était très amusant à lire. Il s’agissait toujours de
textes juridiques, mais ils avaient tous des sous-textes. Qui plus est,
Ray écrivait avec un style particulièrement efficace pour attirer
l’attention des médias. « Il faut raconter une histoire, a expliqué Ray.
Personne n’a envie de lire : X dollars transférés à Y, bla, bla, bla. Il
faut avoir l’imagination d’un enfant pour écrire ce genre de choses. »
Au cours des huit premiers mois et demi, il a intenté neuf de ces
actions afin de récupérer l’argent. Ray visait principalement les
initiés – Sam, les parents de Sam, Caroline, Nishad, etc. – ou les
personnes à qui Sam avait confié des sommes considérables pour
qu’elles investissent en son nom7.
Sa cible la plus révélatrice, du moins à mes yeux, était l’avocat de
FTX, Dan Friedberg.
Dans le Monde de Sam, Dan Friedberg – qui avait une cinquantaine
d’années – était le seul adulte qui comptait. À la demande du père de
Sam, il avait quitté un emploi où il était rémunéré plusieurs millions
par an chez Fenwick & West pour courir après Sam, où qu’il aille. Il
était le directeur juridique de FTX. Mais également le baby-sitter…
d’un bébé qui terrifie ses parents et mène la barque. Il avait suivi Sam
à Hong Kong, puis avait déménagé aux Bahamas, où il passait
beaucoup de temps en bermuda à avoir l’air hors de son élément.
Friedberg était la personne à laquelle Sam pensait généralement
lorsqu’il se plaignait des choses inutiles dont les adultes lui
demandaient de s’inquiéter. Même lorsque tout allait bien, il était
évident que Friedberg n’avait qu’une influence limitée sur Sam ou sur
les activités de FTX, même si son nom figurait sur de nombreux
documents officiels. Il avait facilité l’ouverture des comptes bancaires
qui recevaient les dépôts des clients de FTX. Il avait participé à
l’exécution de l’opération Couette chaude. Mais dans la semaine qui a
suivi l’effondrement de FTX, il a été le premier employé à abandonner
le navire et s’est immédiatement adressé aux autorités de régulation
financière américaine et au FBI. Même à l’époque, il ne savait pas
exactement ce qui se tramait entre FTX et Alameda, mais il savait que
cela était louche. Et il était complètement, totalement effondré. Il
s’était, en quelque sorte, laissé emporter par l’enthousiasme des
altruistes efficaces « Je voulais qu’il y ait un Sam », comme il l’a dit.
L’infraction la plus grave de Friedberg avait été, comme je m’en
doutais, commise après l’effondrement. Après avoir rejoint FTX, il
avait transféré environ 1 million de dollars en cryptomonnaies depuis
son compte sur Coinbase vers FTX US. Il avait tenté, en vain, de
s’associer à un procès intenté par d’autres créanciers pour empêcher
Sullivan & Cromwell de contrôler la faillite, et donc toutes les preuves
de ce qui s’était passé. Personne n’avait demandé à Dan Friedberg de
s’adresser au juge des faillites. Il venait lui-même de déposer une
déclaration auprès du tribunal des faillites du Delaware. L’énergie
littéraire de ce texte dépassait même celle de John Ray. Le document
expliquait que, fin 2020, Friedberg avait engagé un associé chez
Sullivan & Cromwell nommé Ryne Miller pour devenir le directeur
juridique de FTX US. Le texte indique ensuite que Miller avait alors
dit à Friedberg qu’il espérait retourner chez Sullivan & Cromwell, et
qu’il devait donc orienter le plus possible de travail juridique de FTX
vers son futur employeur. FTX avait ensuite payé entre 10 et 20
millions de dollars d’honoraires à Sullivan & Cromwell. Dans un cas,
selon Friedberg, Sullivan & Cromwell avait facturé 6,5 millions de
dollars à FTX pour un travail qui n’aurait dû coûter qu’une fraction de
ce montant.
Quoi qu’il en soit, dans la semaine de l’effondrement, lorsqu’il est
devenu clair que FTX était en faillite, les avocats se sont disputés sur
ce qu’il fallait faire. Friedberg, comme tous les autres avocats, avait
démissionné. Seul Miller était resté et avait fait pression pour que Sam
signe les documents et pour que Sullivan & Cromwell dirige la
procédure de faillite. C’est également Miller, écrit Friedberg, qui a fait
pression pour que FTX US soit incluse dans la faillite, même si FTX
US était une entité entièrement distincte et apparemment solvable8.
Friedberg a affirmé que Miller avait agi de la sorte pour deux raisons.
La première consistait à renforcer les arguments en faveur d’une
faillite lucrative aux États-Unis, plutôt qu’aux Bahamas, par exemple.
La seconde était que FTX US contrôlait une cagnotte de 200 millions
de dollars qui pouvait être utilisée pour payer Sullivan & Cromwell.
À la fin de sa déclaration, Friedberg a écrit : « Je ne suis pas le seul ex-
employé de FTX à ne pas avoir confiance en S&C. Les employés,
anciens comme actuels, ont peur de soulever ces questions parce que
S&C pourrait prendre des mesures défavorables à leur encontre. »
Dans le système américain des faillites, il existait un personnage
frustrant et souvent frustré : le fidéicommissaire. Employé par le
département américain de la Justice, il était censé contrôler les initiés
qui profitaient de la faillite. (Et qui contrôlaient les preuves existantes
en cas d’affaires pénales.) Mais le seul pouvoir que la loi conférait au
fidéicommissaire était celui de se plaindre auprès du juge, qui, lui-
même, était généralement un ancien avocat spécialisé en droit de la
faillite. Le fidéicommissaire américain chargé de l’affaire FTX,
Andrew Vara, avait écrit une lettre très fermement formulée au juge,
John T. Dorsey, demandant que Sullivan & Cromwell ne soit pas
autorisé à gérer la faillite et qu’un examinateur indépendant soit chargé
d’en assurer la surveillance. Dorsey avait rejeté la demande. Il a fait de
même avec celle de Dan Friedberg. Lors de l’audience visant à
déterminer si Sullivan & Cromwell pouvait gérer l’affaire, les témoins
ont été autorisés à comparaître en personne ou par Zoom. Friedberg
s’était présenté par fenêtre Zoom interposée, sans être invité, et a
proposé de témoigner sous serment. Dorsey a une nouvelle fois refusé.