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Going Infinite - Michael Lewis

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© Michael Lewis 2023

Ouvrage original publié aux États-Unis par W. W. Norton & Company, Inc.,
500 Fifth Avenue, New York, N.Y. 10110
sous le titre Going Infinite, The Rise and Fall of a New Tycoon

Édition française publiée par Talent Éditions


115 rue de l’Abbé Groult, 75015 Paris

Photos de couverture : © Sipa USA/Alamy Live News

ISBN : 978-2-37815-371-7
© Talent Éditions 2024
ÉGALEMENT CHEZ TALENT
ÉDITIONS

Jeff Bezos, La folle ascension du fondateur de l’empire Amazon Brad


Stone
Creativity, Inc. Ed Catmull
Les fondateurs Jimmy Soni
Investir, Mes secrets pour gagner en bourse Jordan Belfort
Vendre, Les secrets de ma méthode Jordan Belfort
Ce que vous n’apprendrez jamais à Harvard Mark H. Mccormack
Les habitudes des millionnaires Brian Tracy
En mémoire à Dixie
Lee Lewis
Tu restes en moi
L’infini n’existe pas dans la réalité, quelles que soient
les expériences, les observations et les connaissances
auxquelles nous faisons appel. Une pensée portant sur
un sujet peut-elle être si différente du sujet en
question ? Un processus cognitif peut-il être si différent
du véritable processus de traitement d’un sujet ? En
somme, une pensée peut-elle être si éloignée de la
réalité ?

– David Hilbert, mathématicien allemand


(1862‑1943)
SOMMAIRE

Couverture
Page de titre
Page de copyright
ÉGALEMENT CHEZ TALENT ÉDITIONS
PRÉFACE
ACTE I
CHAPITRE 1 - OUAIP
CHAPITRE 2 - LE PROBLÈME DU PÈRE NOËL
CHAPITRE 3 - MÉTA JEUX
CHAPITRE 4 - LA MARCHE DU PROGRÈS
ACTE II
CHAPITRE 5 - QUE PENSER DE BOB
CHAPITRE 6 - AMOUR ARTIFICIEL
CHAPITRE 7 - L'ORGANIGRAMME
ACTE III
CHAPITRE 8 - LE TRÉSOR DU DRAGON
CHAPITRE 9 - LA GRANDE DISPARITION
CHAPITRE 10 - MANFRED
CHAPITRE 11 - LE SÉRUM DE VÉRITÉ
ÉPILOGUE
REMERCIEMENTS
ÉGALEMENT CHEZ TALENT ÉDITIONS
PRÉFACE

J’ai entendu parler de Sam Bankman-Fried pour la première fois à


la fin de l’année 2021, par l’intermédiaire d’un ami qui, curieusement,
voulait que je l’aide à comprendre qui était cet homme. Mon ami était
sur le point de conclure un accord avec Sam, qui allait lier leurs destins
par le biais d’un échange d’actions de leurs sociétés respectives, dont
chacune valait plusieurs centaines de millions de dollars. Il était mal à
l’aise. Il pensait avoir compris ce qu’était FTX, la plateforme
d’échange de cryptomonnaies que Sam avait créée, mais il n’avait pas
une aussi bonne impression de Sam lui-même. Il s’est donc renseigné à
son propos et a découvert que ceux qui avaient investi des millions
dans la société de Sam, en savaient encore moins. Mon ami pensait
que la situation de Sam expliquait cette ignorance globale. En effet,
FTX n’existait que depuis deux ans et demi. Sam était un jeune
homme de 29 ans, un peu bizarre, qui avait passé la majorité des trois
années précédentes en dehors des États-Unis. Tout cela pouvait
expliquer pourquoi personne ne semblait vraiment le connaître. Mon
ami m’a alors demandé si je pouvais rencontrer Sam et lui rendre
compte de ce que j’avais découvert sur le personnage.
Quelques semaines plus tard, Sam se trouvait sous mon porche à
Berkeley, en Californie. Il était sorti d’un Uber avec un short cargo, un
t-shirt, des chaussettes blanches tombantes et des New Balance en
piètre état qui, je l’ai vite appris, étaient pratiquement les seuls
vêtements en sa possession. Nous sommes allés nous promener : la
seule fois, au cours des deux années à venir, où j’ai vu cet homme, qui
s’habillait toujours comme s’il partait en randonnée, en faire
réellement une. Pendant notre promenade, je l’ai légèrement provoqué
à coup de questions, mais au bout d’un moment, je me suis contenté
d’écouter. Les choses qu’il me racontait – et qui, je dois le dire, se sont
toutes montrées avérées – étaient incroyables. La somme d’argent dans
sa vie, tout d’abord. Non seulement les dizaines de milliards de dollars
qu’il avait accumulés au cours des deux années précédentes, mais aussi
les centaines de millions que lui avaient offerts les principales sociétés
de capital-risque de la Silicon Valley, qui (comme l’une d’entre elles
me l’a confié plus tard) pensaient que Sam avait de réelles chances de
devenir le premier trillionnaire1 au monde. Les revenus de FTX
augmentaient à un rythme ahurissant : 20 millions de dollars en 2019,
100 millions en 2020, 1 milliard en 2021. Au cours de notre marche, je
lui ai demandé combien il lui faudrait pour vendre FTX et faire autre
chose que gagner de l’argent. Il a réfléchi à la question et m’a
finalement répondu : « 150 milliards de dollars », tout en ajoutant qu’il
avait besoin d’une « de dollars à l’infini ».
Tout en lui était particulier, à commencer par ses motivations, ou du
moins ce qu’il croyait être ses motivations. Il ne m’a pas tout dit
d’emblée au cours de cette promenade, peut-être parce qu’il constatait
à quel point cela paraîtrait invraisemblable pour un parfait étranger. Il
avait besoin d’une infinité de dollars parce qu’il prévoyait de
s’attaquer aux plus grands risques existentiels présents sur Terre : la
guerre nucléaire, des pandémies bien plus meurtrières que la COVID,
l’intelligence artificielle qui se retournerait contre l’humanité et nous
anéantirait, et ainsi de suite. À la liste des problèmes auxquels Sam
espérait s’attaquer, il avait récemment ajouté l’assaut de la démocratie
américaine qui, s’il réussissait, rendrait tous les autres grands
problèmes beaucoup plus faciles à résoudre. Cent cinquante milliards,
c’est à peu près ce qu’il lui fallait pour commencer à atténuer au moins
un de ces grands problèmes.
Il y avait aussi tout un tas de soucis mineurs que l’argent pouvait
résoudre et qui ont amené Sam à se demander s’il ne lui fallait pas
aussi investir dans ces projets. Les Bahamas, par exemple. Quelques
mois avant notre rencontre, apparemment en réponse à la répression
des cryptomonnaies par le gouvernement chinois, Sam avait relocalisé
toute son entreprise de Hong Kong aux Bahamas. Le point fort de cette
région, selon Sam, était qu’ils avaient créé des réglementations,
contrairement aux États-Unis, pour légitimer les échanges de contrats à
terme en cryptomonnaies. Son point faible, c’était que la COVID avait
laminé l’économie locale. Le pays ne disposait pas de l’infrastructure
nécessaire pour soutenir l’empire financier que Sam espérait
construire, et était désormais trop ruiné pour en créer un. L’investisseur
essayait alors de persuader une quarantaine d’employés, dont
beaucoup avaient grandi en Chine ou dans les environs, de déménager
sur une île à plus de 14 000 kilomètres de distance, sans aucune école
où éventuellement envoyer leurs enfants. Sam a expliqué qu’il tentait
de décider s’il devait simplement rembourser lui-même la dette
nationale des Bahamas, qui s’élevait à 9 milliards de dollars, afin que
le pays puisse réparer ses routes, construire des écoles, etc. Il avait
récemment rencontré le nouveau Premier ministre pour discuter de
cette idée et de quelques autres. J’ai appris plus tard, par l’un des
collaborateurs du Premier ministre, qu’après les élections
bahaméennes de septembre 2021, Sam était la première personne que
l’homme politique souhaitait rencontrer.
Tout cela aurait semblé encore plus absurde si Sam n’avait pas déjà
fait ce qu’il avait fait, ou s’il ne s’était pas comporté de manière si
inhabituelle. Il n’avait pas été déformé par l’argent, comme le sont
souvent les gens. Il ne se vantait pas. Il avait des opinions, mais il ne
semblait pas s’attendre à ce que son interlocuteur les partage, et il
faisait semblant d’écouter les miennes, même quand ce que je disais ne
l’intéressait manifestement pas. Il n’avait même pas l’air de
s’intéresser à sa propre histoire hors du commun. Son père et sa mère,
professeurs en droit à l’université de Stanford, ne se préoccupaient pas
du tout d’argent et demeuraient déconcertés par ce qu’était devenu leur
fils – voilà à peu près tout ce que j’ai obtenu de lui ce jour-là, et les
mois suivants. D’autre part, il s’est montré étonnamment spontané au
moment d’aborder des sujets autres que lui-même. En effet, il semblait
prêt à répondre à toutes mes questions sur l’industrie des
cryptomonnaies ou sur son entreprise. Son ambition était grandiose,
mais lui ne l’était pas.
À la fin de notre randonnée, j’étais totalement convaincu. J’ai donc
appelé mon ami et lui ai dit quelque chose comme : « Vasy, fonce !
Échange tes actions avec Sam Bankman-Fried ! Fais tout ce qu’il
veut ! Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? » Ce n’est que plus tard que
j’ai réalisé que je n’avais même pas de réponse à sa première
question : qui était ce type ?
ACTE I
CHAPITRE 1

OUAIP

La plupart des personnes qui travaillaient pour Sam Bankman-


Fried se retrouvaient à des postes pour lesquels elles n’étaient
manifestement pas qualifiées, et Natalie Tien ne faisait pas exception à
la règle. Elle avait été élevée à Taïwan par des parents de la classe
moyenne dont le seul véritable espoir était que leur fille trouve un mari
riche. Elle était petite, agréable et pas franchement le genre rebelle. Par
réflexe, elle se couvrait encore la bouche avec sa main lorsqu’elle riait.
Et pourtant, elle était déterminée à prouver à ses parents qu’ils
l’avaient sous-estimée. Après l’université, elle est partie à la recherche
non pas d’un mari, mais d’un travail. Ses propres ambitions la
rendaient tellement anxieuse qu’elle écrivait et mémorisait exactement
ce qu’elle voulait dire à son sujet, avant chaque entretien. Elle avait
décroché le premier véritable emploi auquel elle avait postulé, dans
une entreprise de formation à l’anglais, et elle s’y était ennuyée à
mourir. En 2018, toutefois, à l’âge de 28 ans, elle avait découvert les
cryptomonnaies.
L’année précédente, le prix du bitcoin avait été multiplié par près de
vingt, passant de 1 000 dollars à 19 000 dollars, et les volumes de
trading quotidiens avaient explosé d’une manière qu’il était difficile de
quantifier avec précision. (La comparaison la plus proche serait
d’évoquer l’évolution de la plateforme d’échange Coinbase, où le
volume de trading, en 2017, était trente fois supérieur à celui de 2016.)
Dans toute l’Asie, de nouvelles plateformes d’échange de
cryptomonnaies apparaissaient chaque mois pour répondre aux besoins
d’un public de parieurs de plus en plus nombreux. Elles avaient toutes
les poches pleines et une demande insatiable en jeunes femmes.
« Critères requis : être jolie, avoir de gros seins, avoir déjà fait du
streaming en direct, être née en 2000 ou après, être douée en matière
de bavardage », pouvait-on lire dans une offre d’emploi comme
vendeuse pour la toute dernière plateforme d’échange à la croissance
la plus rapide. En 2018, de nombreuses jeunes femmes asiatiques ont
tenté de répondre à ces critères. Natalie, elle, a adopté une approche
différente. Elle a passé un mois à lire tout ce qu’elle pouvait trouver
sur les cryptomonnaies et les blockchains. « Tout le monde disait qu’il
s’agissait d’une escroquerie », a-t-elle déclaré, plutôt inquiète. Une
fois sur place, elle a été frappée par le peu de personnes travaillant
dans le secteur de la crypto qui étaient en mesure d’expliquer ce
qu’était un bitcoin. Les entreprises elles-mêmes ne savaient pas
toujours ce qu’elles faisaient, ni pourquoi. Elles embauchaient
beaucoup de monde parce qu’elles pouvaient se le permettre et qu’un
effectif important était le signe de leur puissance. Ce qui a poussé
Natalie à continuer, et à ignorer l’impression qu’elle avait de gaspiller
son talent, c’est cette petite voix en elle qui lui murmurait que les
cryptomonnaies pourraient être la prochaine méga-bonne affaire. « Je
considérais cela comme un pari où il n’y avait rien à perdre », a-t-elle
déclaré.
En juin 2020, elle travaillait pour sa deuxième plateforme asiatique
d’échange de cryptomonnaies lorsqu’elle a entendu parler de
l’ouverture de FTX. Comme les autres, FTX l’a engagée rapidement,
après un seul entretien, et elle est devenue la 49e employée de
l’entreprise. FTX était différente des autres plateformes,
principalement parce que son directeur, Sam Bankman-Fried, était
différent. Tous les hommes que Natalie Tien avait rencontrés dans le
monde de la crypto s’intéressaient principalement à l’argent et aux
femmes, quand Sam ne s’intéressait principalement ni à l’un ni à
l’autre – bien qu’il lui ait fallu un certain temps pour comprendre ce
qui l’intéressait principalement. Ici, il y a cinq fois plus de tout, se
disait-elle. Cinq fois plus de travail, cinq fois plus de croissance, cinq
fois plus d’argent, cinq fois plus de responsabilités. Personne ne disait
qu’il fallait travailler tout le temps ou qu’il n’y avait pas de place pour
une vie en dehors du travail, mais tous les employés de FTX qui ont
essayé de vivre une vie normale n’ont tout simplement pas été retenus.
Natalie s’est accrochée et, quelques mois après son arrivée dans les
bureaux de FTX à Hong Kong, elle a été nommée responsable des
relations publiques de l’entreprise. Ce qui rend cette promotion si
particulière – outre le fait que Natalie n’avait pas de véritable
expérience en relations publiques –, c’est que FTX n’avait aucune
relation publique. « Lorsque je suis arrivée, Sam ne croyait pas aux
relations publiques, a expliqué Natalie. Il pensait que c’étaient des
conneries. »
Au début, Natalie s’est donc retrouvée à essayer de persuader Sam
qu’il devait parler aux journalistes, tout en cherchant à convaincre les
journalistes qu’ils devaient parler à Sam. « En juillet 2020, aucun
journaliste ne s’intéressait à Sam, a-t-elle déclaré. Zéro. »
L’engouement pour les cryptomonnaies rappelle Rotterdam, en 1637,
une époque et un lieu où un bulbe de tulipe s’échangeait pour environ
le triple du prix d’un Rembrandt. Et chaque jour, de plus en plus de
cryptomonnaies étaient échangées sur FTX. Et chaque jour, Natalie
continuait à faire pression sur les journalistes, et sur Sam.
Le matin du 11 mai 2021, Sam Bankman-Fried a fait sa première
apparition télé. Il s’est assis à son bureau et a parlé à deux journalistes
de Bloomberg TV à travers l’écran de son ordinateur. Ses grosses
boucles noires jaillissaient de son crâne, dans toutes les directions. Les
gens qui essayaient de décrire les cheveux de Sam finissaient par
abandonner en disant que c’était une coupe « afro », mais ce n’en était
pas une. C’était juste un ramassis de cheveux, et comme tout ce qui
concerne l’apparence physique de Sam, cela faisait davantage penser à
une personne ayant décidé de ne rien décider plutôt qu’à une décision
réfléchie. Il portait sa tenue habituelle : un t-shirt froissé et un short
cargo. Sa jambe nue martelait le sol nerveusement à environ quatre
battements par seconde, tandis que ses yeux slalomaient de gauche à
droite et ne croisaient le regard de ses interlocuteurs que par hasard.
Son attitude globale était celle d’un enfant faisant semblant de se sentir
concerné lorsque ses parents l’emmènent dans le salon pour rencontrer
leurs amis adultes. Il ne s’était absolument pas préparé, mais les
questions étaient si quelconques que cela n’avait aucune importance.
« Le petit génie de la crypto1 », laissait apparaître le bandeau de
Bloomberg, au bas de l’écran, tandis que les chiffres à la gauche
montraient qu’au cours de l’année écoulée, le prix du bitcoin avait
augmenté de plus de 500 %.
Cette première émission télé, Natalie l’a regardée depuis son bureau,
mais par la suite, lors d’autres interviews, elle a commencé à se
balader autour de Sam afin de mieux comprendre pourquoi ses yeux
bougeaient autant. La réponse ? Il jouait à un jeu vidéo. Alors qu’il
était en direct à la télévision ! Souvent, durant ce même type
d’interview télé, Sam ne se contentait pas de jouer à la console, mais il
répondait aussi à des messages, traitait des documents et tweetait. Le
journaliste télé lui posait une question et Sam répondait : « Ahhhh,
question intéressante ! » – même s’il ne trouvait jamais la moindre
question intéressante. Et Natalie savait que ces phrases ne servaient
qu’à gagner du temps pour quitter le jeu qui l’occupait et revenir à la
conversation. Natalie ne savait pas comment une personne était censée
se comporter en direct à la télévision, mais elle se doutait que l’attitude
de Sam n’était pas la bonne. Pourtant, alors qu’elle regardait la
première prestation de Sam, elle a fini par se dire que cela pourrait
jouer en leur faveur. Sam était bizarre à la télévision, oui, mais il l’était
aussi dans la vraie vie. Dans la vie réelle, les gens qui le rencontraient
étaient nombreux à le considérer comme la personne la plus saisissante
à laquelle ils aient jamais parlé. Natalie a donc décidé de ne lui fournir
aucun media training, ni quoi que ce soit qui pourrait faire que Sam ne
soit plus Sam.
Peu de temps après cette première interview avec Bloomberg, le
magazine Forbes les a contactés. En 2017, lorsque Forbes avait
commencé à suivre les plus grandes fortunes en cryptomonnaies, le
nom de Sam ne figurait même pas sur la liste des personnes à suivre.
Cela dit, en 2017, Sam n’aurait pas pu vous dire ce qu’était un bitcoin,
et de toute façon, celui-ci valait environ zéro dollar. « Il est plus ou
moins sorti de nulle part », a déclaré Steve Ehrlich, le journaliste
chargé par Forbes de déterminer la situation nette de ce jeune homme
de 29 ans. « J’étais choqué. Ce n’est pas comme s’il avait acheté des
bitcoins et que ceux-ci étaient passés de 0 à 20 000. » En l’espace de
trois ans, Sam Bankman-Fried avait créé une entreprise d’une telle
valeur, que la part qu’il y possédait faisait désormais de lui la personne
de moins de 30 ans la plus riche au monde. « Lorsque j’ai regardé les
chiffres pour la première fois, je me suis demandé si c’était vraiment
vrai [sic], si ce type pouvait réellement valoir 20 milliards de dollars »,
a avoué Chase Peterson-Withorn, qui dirigeait l’équipe d’enquêteurs
de Forbes. « C’était sans précédent. Personne d’autre n’était devenu
aussi riche aussi rapidement, à l’exception de Mark Zuckerberg, et il
s’en était fallu de peu. »
Une fois cette question élucidée, ils en sont rapidement passés à une
autre : Combien ce gars pouvait-il valoir de plus que 20 milliards de
dollars ? En parallèle de sa plateforme d’échange, FTX, Sam possédait
et contrôlait également une société de trading de cryptomonnaies
appelée Alameda Research. L’année précédente, en 2020, avec
seulement une poignée d’employés, Alameda avait généré 1 milliard
de dollars de bénéfices en trading, et accumulait des participations
dans d’autres entreprises et des tokens de cryptomonnaies à un rythme
ahurissant. Plus on s’approchait d’Alameda Research, et plus cela
ressemblait à l’antre d’un dragon, rempli de trésors variés, plutôt qu’à
un fonds spéculatif. Les analystes de Forbes avaient toujours essayé de
simplifier les choses : la valeur de vos actifs dépend uniquement de ce
que les autres sont prêts à payer pour les acquérir. Cette approche avait
fonctionné pendant la bulle Internet, lorsque tout le monde s’accordait
à dire que même si le site web Pets.com était ridicule, il valait quand
même 400 millions de dollars, car les investisseurs étaient prêts à
l’acheter à cette valorisation. Mais avec ces nouvelles fortunes en
cryptomonnaies, l’approche Forbes de la richesse n’avait plus qu’une
portée limitée. Que faire, par exemple, des tokens Solana que Sam
possédait au sein d’Alameda Research ? Presque personne ne
connaissait Solana – une nouvelle cryptomonnaie créée pour rivaliser
avec le bitcoin – et encore moins comment l’évaluer. D’une part, le
prix actuel du marché impliquait que le magot de Sam en tokens
Solana valait peut-être 12 milliards de dollars ; d’autre part, Sam
possédait environ 10 % de tous les tokens Solana dans le monde. Il
était difficile de savoir ce que quelqu’un paierait si Sam essayait de
tout vendre. Forbes a quasiment ignoré les tokens Solana que Sam
avait en main, ainsi que la majeure partie du reste du contenu de
l’antre du dragon.
Alors que Sam enchaînait les échanges avec les journalistes de
Forbes, lui et Natalie craignaient surtout qu’ils ne publient un chiffre
l’obligeant à expliquer plus que ce qu’il voulait bien révéler. Il avait
indiqué au personnel de Forbes ce que lui et son équipe savaient, ou
croyaient savoir. « Je leur ai parlé pour deux raisons, a-t-il déclaré.
Premièrement, ils allaient finir par s’intéresser à nous de toute façon.
Deuxièmement, cela les pousse à avoir davantage confiance en nous. »
Cependant, il redoutait qu’en racontant tout à Forbes, il pousse le
magazine à dire au monde combien il était riche. « Je ne leur ai pas
envoyé juste un chiffre : “Hé, salut, voici l’état de ma situation nette”,
a-t-il déclaré. Cela aurait donné une mauvaise impression. Le nombre
était trop grand. Si Forbes publie que je vaux 100 milliards de dollars,
tout le monde va me regarder de travers et ça va foutre le bordel. » Il
ne leur avait pas envoyé, par exemple, la liste de la centaine
d’entreprises qu’il avait acquises au cours des deux dernières années.
Son histoire était peut-être fantastique, mais il fallait qu’elle reste
crédible.
Il s’est avéré que Sam n’avait aucune raison de s’inquiéter. En
novembre 2021, Forbes estimait sa valeur nette à 22,5 milliards de
dollars, soit un peu moins que Rupert Murdoch et un peu plus que
Laurene Powell Jobs. Vingt-deux milliards et demi de dollars, c’est à
peu près ce que l’on obtient si l’on fait la moyenne des estimations des
principales sociétés de capital-risque du monde, selon laquelle
l’activité d’échange de cryptomonnaies de FTX vaut à elle seule 40
milliards de dollars. Sam possédait 60 % de FTX : 60 % de 40
milliards de dollars = 24 milliards de dollars. Pourtant, au cours des
quarante années qui se sont écoulées depuis que Forbes a commencé à
assurer le suivi des fortunes de ce monde, Sam faisait figure
d’exception. « Il était le plus riche nouveau venu de la liste de Forbes,
a expliqué Peterson-Withorn. Et nous aurions pu facilement justifier un
nombre beaucoup plus important. Nous avons juste essayé d’être
économes. » Le nombre de Sam était si crédible que les dirigeants de
Forbes lui ont rapidement demandé s’il souhaitait également acheter
leur entreprise.
Lorsque Sam a vu la réaction des gens à la liste des milliardaires
établie par Forbes et à la suivante couverture du magazine, tous les
doutes qu’il avait sur la valeur des relations publiques se sont
évaporés. Le travail de Natalie est simultanément devenu plus simple
et plus compliqué. Plus simple, car tout le monde voulait parler à Sam,
et Sam était prêt à parler à n’importe qui, tant qu’il pouvait jouer à un
jeu vidéo en même temps. Sam est passé d’une vie on ne peut plus
privée à une vie de prostituée médiatique. Il était aussi heureux de
parloter pendant une heure avec le journaliste du Westwego Crypto
Daily qu’avec le New York Times. Natalie dressait des listes pour
Sam, avec des notes sur la centaine de journalistes susceptibles
d’entrer dans son champ de vision, et des conseils pour orienter ses
échanges avec eux. Par exemple : « Ce mec est vraiment un enfoiré de
première, donc sois très prudent avec lui. » Ou : « Tu ne peux pas
refuser de parler au gars du Financial Times, mais sois très prudent
avec toute personne du Financial Times, car c’est un journal plutôt
anti-crypto. »
Être la responsable des relations publiques d’une multinationale en
plein essor n’était pas si difficile. « Tu agis et apprends en même
temps », a raconté Natalie avec énergie. Le côté plus compliqué était
dû à la nouvelle célébrité de Sam. Les différentes requêtes ont
rapidement atteint un point tel que Natalie a dû commencer à assumer
un second rôle, celui d’assistante personnelle de Sam. Le journaliste
du Financial Times avait toujours dû appeler Natalie pour fixer un
rendez-vous avec Sam ; désormais, même le père de l’homme
d’affaires devait appeler Natalie s’il espérait obtenir un quart d’heure
avec son fils. À la fin de l’année 2021, Natalie – et elle seule – savait
où se trouvait son employeur à tout moment, où il pouvait aller ensuite
et comment le pousser à faire ce qu’il avait à faire. Elle n’avait pas
grand-chose en commun avec son patron, mais pour faire son travail,
elle devait être dans sa tête. « Tu dois apprendre à t’entendre avec lui,
a-t-elle dit. Et savoir comment s’entendre avec lui est un sujet pour le
moins mystérieux. »
Un an après son entrée en fonction, elle était devenue aussi douée
que n’importe qui pour prédire ce que Sam pouvait faire, et pourquoi.
Et pourtant, même pour Natalie, il restait une énigme. Tout d’abord,
elle n’était jamais sûre du lieu où il se trouvait. « Ne vous attendez pas
à ce qu’il vous dise où il sera et quand, a déclaré Natalie. Il ne vous le
dira jamais. Il faut être intelligent et rapide pour le découvrir soi-
même. » Et Sam pouvait être n’importe où, et n’importe quand. Elle
lui réservait occasionnellement une chambre pour deux nuits au Four
Seasons à Washington, et Sam pouvait récupérer sa clé, mais ne jamais
entrer dans la chambre. Il avait plus de mal à dormir que n’importe qui
d’autre. À 2 heures du matin, elle pouvait le trouver à son bureau, en
train de parler à un journaliste à l’autre bout du monde, ou marchant
dans une rue déserte en train de tweeter à tout va, ou vraiment
n’importe où sauf dans son lit. Mais à 14 heures, alors qu’il était censé
être en direct à la télévision, il pouvait être endormi sur le pouf qui se
trouvait à côté de son bureau. « Avec lui, il n’y a pas de temps de
travail et de temps de repos », a précisé Natalie. Certaines nuits,
Natalie se couchait à 3 heures du matin, mettait son réveil à 7 heures,
se réveillait pour voir quelle tempête médiatique Sam avait pu
déclencher entre-temps, préparait une deuxième alarme pour 8 heures,
vérifiait à nouveau, puis mettait une dernière alarme et s’endormait
jusqu’à 9 heures 30.
L’approche de Sam à l’égard de ses engagements était un problème
encore plus important. Natalie planifiait chaque minute des journées de
l’investisseur, non seulement les apparitions télévisées, mais aussi les
réunions avec d’autres PDG, des célébrités curieuses et des dirigeants
de petits pays. Elle n’inscrivait rien à l’emploi du temps de Sam sans
qu’il n’accepte. Le plus souvent, c’est lui qui suggérait une réunion ou
une apparition publique. Et pourtant, il considérait tout ce qui figurait
dans son emploi du temps comme facultatif. Son emploi du temps était
davantage un guide théorique qu’un outil pratique. Lorsque les gens
demandaient à Sam de leur consacrer du temps, ils attendaient toujours
un « oui » ou un « non » en réponse, et les bruits que faisait Sam
ressemblaient toujours plus à un « oui » qu’à un « non ». Ils ne
savaient pas qu’à l’intérieur de l’esprit de Sam se trouvait un cadran,
avec zéro à une extrémité et cent à l’autre. Tout ce qu’il faisait,
lorsqu’il disait « oui », c’était d’attribuer une probabilité non nulle à
l’utilisation proposée de son temps. Le cadran se mettait à osciller
follement tandis qu’il calculait et recalculait la valeur attendue de
chaque engagement, jusqu’au moment où il décidait de l’honorer ou
non. « Il ne vous dira jamais ce qu’il va faire, a expliqué Natalie. Il
faut toujours se préparer à ce que les choses changent à chaque
seconde. » Chaque décision prise par Sam impliquait un calcul de la
valeur attendue. Dans l’esprit de Sam, les chiffres changeaient
constamment. Un soir, à minuit, par exemple, il avait envoyé à Natalie
un message qui disait : « Il y a 60 % de chances que j’aille au Texas
demain. » « Qu’est-ce que ça veut dire, “60 % de chances” ? a
demandé Natalie. Je peux pas réserver 60 % d’un billet d’avion, 60 %
d’une voiture de location ou 60 % d’une chambre d’hôtel au Texas. »
Bien sûr, elle ne l’a pas dit directement à Sam. Au lieu de cela, elle
essayait d’anticiper l’évolution des probabilités avant que Sam ne fasse
ses calculs. Elle a appris à faire de l’humour avec le professeur de
Harvard, par exemple, en annonçant : « Oui, Sam m’a dit qu’il avait
accepté de venir parler à une salle remplie de personnalités
importantes de Harvard à 14 heures, vendredi prochain. C’est dans son
emploi du temps. » Pourtant, alors même qu’elle prononçait ces mots,
elle pensait déjà à l’excuse qu’elle inventerait, le jeudi soir prochain,
pour expliquer à cette même personne pourquoi Sam ne serait pas du
tout à proximité du Massachusetts. Sam a la COVID. Le Premier
ministre devait voir Sam. Sam est retenu au Kazakhstan.
Ce qui est presque amusant dans ces situations, c’est que le patron
de FTX n’avait jamais l’intention de les provoquer, ce qui, d’une
certaine manière, les rendait encore plus insultantes. Il ne voulait pas
être impoli. Il ne voulait pas entraîner le chaos dans la vie des autres. Il
évoluait dans le monde de la seule manière qu’il connaissait. Le coût
de son absence pour les autres n’entrait tout simplement pas dans ses
calculs. Avec lui, ce n’était jamais personnel. S’il vous posait un lapin,
ce n’était jamais sur un coup de tête, ni le résultat d’une étourderie.
C’était plutôt parce qu’il avait fait des calculs dans sa tête qui avaient
démontré que vous ne valiez pas la peine qu’il vous consacre son
temps. « Vous vous excusez toujours auprès de différentes personnes,
et vous faites ça tous les jours », a dit Natalie.
Natalie aimait son travail. Sam n’avait jamais été cruel ou menaçant,
ni même dragueur. Au contraire, grâce à lui, elle se sentait protégée
des autres. Il la surprenait parfois par sa gentillesse – par exemple,
après avoir rencontré en privé le président Clinton et lui avoir demandé
ce que les États-Unis pourraient faire si la Chine envahissait Taïwan.
La réponse de Clinton avait incité Sam à contacter Natalie pour lui
suggérer de faire déménager ses parents de Taïwan. Sam était rarement
en désaccord avec elle. Il semblait invariablement ouvert à ses idées, et
parfois, comme avec Bloomberg TV, il faisait ce qu’elle suggérait.
« Ouaip », disait-il toujours. « Ouaip » était le mot clé de Sam, et
moins il vous avait écouté, plus il le faisait durer. Ouaiiiiiiiiip. « Il a
généralement du mal à être direct, a dit Natalie. Il vous dira “ouaip” ou
“c’est intéressant”, mais il ne le pense pas vraiment. Vous devez donc
deviner s’il est en train d’essayer d’éviter un conflit ou s’il est
sincère. »

Au début de l’année 2022, la situation de Sam était devenue


totalement incontrôlable. Toutes les personnes importantes sur Terre
semblaient vouloir le connaître. Il leur disait « oui » à tous. N’importe
qui d’autre, dans sa situation, aurait construit un énorme réseau
d’assistants, de conseillers et de gardes. Sam n’avait que Natalie, qui
n’était plus seulement la responsable de ses relations publiques et de
son emploi du temps, mais aussi, à l’occasion, sa garde du corps. Elle
était une jongleuse de cirque avec mille balles en l’air. Aucune balle
n’était vraiment importante, mais Natalie sentait que n’importe
laquelle, si elle était lâchée, pouvait déclencher une série de crises. Le
matin du 14 février, l’une de ces balles l’inquiétait tout
particulièrement.
Trois jours plus tôt, Sam avait pris un avion privé aux Bahamas à
destination de Los Angeles, sans rien d’autre que son ordinateur
portable et des sous-vêtements de rechange. Pendant ce temps, il avait
déjeuné avec Shaquille O’Neal, dîné avec les Kardashian, regardé le
Super Bowl avec le propriétaire des Los Angeles Rams, discuté avec
Hillary Clinton et Orlando Bloom, participé à quatre soirées et
rencontré des entrepreneurs qui souhaitaient le voir racheter leur
entreprise, ainsi que le PDG de Goldman Sachs, désireux de mieux
connaître le jeune entrepreneur. Les trois nuits précédentes, Natalie
n’était pas tout à fait sûre de savoir où, ou si, Sam avait dormi, mais
elle savait qu’il avait récupéré la clé de la chambre qu’elle lui avait
réservée au Beverly Hilton, parce qu’elle l’avait vu faire.
Cependant, en ce 14 février, la chambre d’hôtel était aussi propre
que si personne n’était jamais venu. Les draps étaient encore
impeccables, les oreillers parfaitement aplatis, les poubelles vides, la
salle de bains étincelante. Le seul signe de présence humaine dans la
pièce était Sam lui-même. Il était assis à son bureau, vêtu du même t-
shirt froissé et du même short cargo qu’il avait portés dans l’avion.
Comme toujours, il faisait plusieurs choses à la fois : consulter son
téléphone, appliquer du baume anti-gerçures sur ses lèvres
perpétuellement desséchées, ouvrir et fermer des fenêtres sur l’écran
de son ordinateur portable, tandis que sa jambe battait la chamade à
quatre battements par seconde. La tâche qui lui avait été assignée –
celle que Natalie lui avait rappelée la veille et encore ce matin – était
d’être à l’heure pour une réunion sur Zoom. Il était déjà en retard. Une
autre personne très importante, qui souhaitait vraiment le rencontrer,
l’attendait à l’intérieur de son ordinateur.
« Hé, c’est Sam ! » a-t-il dit à son écran, alors que sa boîte de
dialogue Zoom s’ouvrait.
Devant lui, est apparue Anna Wintour, la rédactrice en chef du
magazine Vogue. Elle portait une robe jaune moulante, un maquillage
soigné et un carré coupé si court que ses franges plongeaient et
s’incurvaient autour de son visage comme les lames d’une faux.
« Quel bonheur de vous rencontrer enfin ! » s’est-elle réjouie.
« Oh, c’est un plaisir de vous rencontrer aussi ! », a répondu Sam.
Sam ne savait pas vraiment qui était Anna Wintour. Natalie et
d’autres l’avaient briefé, mais il n’avait pas vraiment écouté. Il savait
qu’Anna Wintour dirigeait un magazine. Il savait peut-être que Meryl
Streep l’avait incarnée dans Le diable s’habille en Prada et qu’elle
régnait sur le monde perfide de la mode féminine depuis… eh bien,
depuis avant la naissance de Sam. Elle avait l’air d’un million de
dollars, mais son art, comme tout art, était gâché par Sam. Lorsque
vous demandiez à l’homme d’affaires de décrire l’apparence d’une
personne, même d’une personne avec laquelle il avait couché, il
admettait : « Je ne sais pas vraiment comment répondre à cette
question. Je ne suis pas doué pour juger l’apparence des gens. »
Dès qu’Anna Wintour a commencé à parler, il a cliqué sur un
bouton et l’a fait disparaître de son écran. À sa place est apparu son jeu
vidéo préféré, Storybook Brawl. Il n’avait que quelques secondes pour
choisir son personnage. Il a choisi le dragon au butin, probablement
son héros préféré.
« Ouaip », a prononcé Sam, en réponse à ce qu’Anna Wintour était
en train de dire. Il pouvait encore l’entendre à travers ses écouteurs.
À moins qu’elle n’observe ses yeux, elle n’avait aucune raison de
croire qu’il n’était pas attentif. Sam ne voulait pas paraître impoli.
C’est juste qu’il avait besoin de jouer à cet autre jeu en même temps
que celui qu’il menait dans la vie réelle. Son nouveau rôle, en tant que
dernier ado milliardaire le plus intéressant au monde, l’amenait à faire
toutes sortes de conneries. Il avait besoin de s’occuper l’esprit en
pensant à quelque chose d’autre que ce à quoi il était censé penser.
Curieusement, plus il devenait important aux yeux du monde, plus ces
jeux devenaient importants pour lui.
Storybook Brawl avait tout ce que Sam aimait dans un jeu. Il
l’opposait à des adversaires en chair et en os. Il l’obligeait à prendre
des décisions nombreuses et rapides. Les jeux sans temps limite
ennuyaient Sam. Voir les secondes s’égrener au fur et à mesure qu’il
rassemblait son peloton de personnages fantastiques – nains, sorcières,
monstres, princesses, etc. – lui donnait de l’énergie. Dans ce jeu,
chaque personnage est caractérisé par deux chiffres : la quantité de
dégâts qu’il peut infliger aux autres et la quantité de dégâts auxquels il
peut lui-même survivre. Chacun d’entre eux possède également des
caractéristiques plus complexes, par exemple, la capacité de lancer des
sorts variés, d’interagir de manière particulière avec les trésors
collectés en chemin ou de renforcer ses alliés de manière quantifiable.
Le jeu était trop complexe pour que l’on puisse connaître avec
certitude les actions les plus efficaces. Il fallait de l’habileté, mais
aussi de la chance. Il l’obligeait à calculer des probabilités, mais aussi
à deviner. C’était important : Sam n’aimait pas les jeux, comme les
échecs, où les joueurs contrôlent tout et où le meilleur coup est, en
théorie, parfaitement calculable. Aux échecs, il aurait préféré que des
voix robotisées connectées à l’échiquier annoncent des changements
de règles à intervalles aléatoires. Les chevaliers sont maintenant des
tours ! Tous les fous doivent quitter l’échiquier ! Les pions peuvent
désormais voler ! Ou n’importe quoi d’autre, tant que la nouvelle règle
obligeait tous les joueurs à abandonner la stratégie qu’ils avaient
adoptée et à improviser jusqu’à en trouver une meilleure. Les jeux
préférés de Sam ne lui permettaient d’avoir qu’une connaissance
partielle de la situation. Un peu comme le trading de cryptomonnaies.
« Ouaiiiiiip », a répondu une nouvelle fois Samson interlocutrice.
Son peloton de nains, auquel il avait ajouté une ou deux princesses,
était en train de défendre le dragon au butin. En même temps, il
s’attaquait à son nouvel ennemi, le héros de son adversaire, un gros
pingouin blanc nommé Dandineur dodu. Un nain nommé Rusé
démolissait une mauviette à l’air tristounet appelée Prince isolé.
Princesse endormie était en train de tuer Minotaure du labyrinthe2. Une
jeune fille endormie s’est réveillée pour lancer un sort qui a transformé
un personnage mourant en trois personnages vivants générés
arbitrairement. Vous vous rendez compte de tout ce qui s’est passé en
même temps ? ! Il lui aurait été impossible de suivre l’action, même
s’il ne suivait que cela.
« Ouaiiiiiiip », a répété Sam. Les sons que faisait la femme sur son
écran étaient entièrement symboliques. Aucune véritable information
n’existait là. Mais chacun des « ouaip » de Sam était plus chaleureux,
plus animé que le précédent. Et il était clair qu’elle commençait à
l’apprécier. Tout le monde l’appréciait à l’époque. Lorsque vous avez
22,5 milliards de dollars, les gens veulent vraiment, vraiment devenir
votre ami. Ils vous pardonneraient presque n’importe quoi. Leur désir
vous libère de l’obligation de leur prêter attention, ce qui est une bonne
chose, car Sam n’avait que peu d’attention à accorder. Une autre
bataille était sur le point de commencer. Alors que les secondes
défilaient, il a vite sélectionné une nouvelle armée d’arbres tueurs et de
nains. Simultanément, il a sorti un document de son tiroir : les notes
que Natalie avait préparées pour cette réunion. Sam les regardait alors
pour la première fois. Anna Wintour était réellement la rédactrice en
chef du magazine Vogue, s’est-il rendu compte.
« C’est intéressant », a-t-il affirmé, alors que la bataille se lançait.
Tout cela s’est fait en seulement quelques instants. Le dragon au butin
semblait déjà en difficulté. Ses points de vitalité diminuaient plus
rapidement que ceux de ses adversaires. La plupart des héros étaient
directement dotés de pouvoirs, mais le dragon était l’un des rares à
n’acquérir ses pouvoirs qu’à un stade plus avancé. Jouer avec le
dragon au butin exigeait d’acheter des trésors rapportant davantage
pour lui que pour n’importe quel autre héros, tout en sachant que les
bienfaits n’arriveraient que plus tard, huit batailles plus tard, par
exemple. Entre-temps, vous deviez détourner les ressources des
batailles en cours. Sam n’avait pas besoin de gagner les premiers
combats. Il lui suffisait de garder le dragon au butin en vie assez
longtemps pour pouvoir profiter des futurs gains gargantuesques que
lui procureraient les trésors accumulés. Anna Wintour, décidément, lui
rendait la tâche bien difficile. Elle voulait tellement d’attention ! Enfin,
elle en est arrivée à la raison de son appel : le Met Gala. Organisé par
le magazine Vogue. Mais plutôt que de tout lui expliquer et de le
laisser en paix, elle a demandé à Sam ce qu’il savait à ce sujet.
Sam s’est alors déplacé sur sa chaise. Il a sorti son baume anti-
gerçures de son short cargo froissé. Il l’a tripoté. De précieuses
secondes se sont écoulées. Et enfin, il a appuyé sur un bouton. Le
dragon au butin s’est volatisé et Anna Wintour est réapparue.
Curieusement, ce n’est que lorsqu’il parlait, lui, qu’il voulait la voir.
« Je n’en sais pas autant que vous sur votre secteur d’activité, a-t-il
déclaré, prudent. Je connais certaines informations publiques, mais je
ne sais pas grand-chose des coulisses. » Certaines informations.
À proprement parler, c’était vrai : Sam connaissait certaines
informations. Il était au courant que le Met Gala était une fête. Avec
des célébrités. Mais en dehors de cela, il ne savait pas grand-chose. Par
exemple, il n’aurait pas pu vous dire si le « Met » était le Metropolitan
Opera ou le Metropolitan Museum ou, d’ailleurs, la Metropolitan
Police.
Anna Wintour était manifestement habituée à cette situation. Au
grand soulagement de Sam, elle a commencé à lui présenter la chose.
Dès qu’elle a ouvert la bouche, Sam a remplacé son visage par une
page Wikipédia :

Le Met Gala, officiellement appelé Costume Institute


Gala ou « Costume Institute Benefit et également
connu sous le nom de Met Ball, est un gala annuel de
collecte de fonds au profit du Costume Institute du
Metropolitan Museum of Art, à New York City. Il
marque l’ouverture de l’exposition annuelle de mode du
Costume Institute. Chaque année, l’événement célèbre
le thème de l’exposition de l’année en cours, qui donne
le ton de la tenue de soirée, puisque les invités doivent
choisir la leur en fonction de ce thème.

« Intéressant ! lui a dit Sam. C’est super intéressant. » Mais alors


même qu’il exprimait cet intérêt, il a appuyé sur un bouton qui a fait
disparaître la page Wikipédia. À sa place est apparu un énorme
tomahawk en or. Le dragon au butin ne tenait plus qu’à un fil. Un autre
combat allait commencer, contre un personnage nommé Peter Pants.
Peter Pants était l’opposé du dragon au butin. Peter Pants était un
personnage dont les pouvoirs s’amenuisaient au fil du temps. Peter
Pants avait pour objectif de vous tuer rapidement. Peter Pants pouvait
venir à bout du dragon au butin en un seul combat. Sam n’avait que
quelques battements de cœur pour organiser sa force de frappe. Il
devait se concentrer. Anna Wintour rendait cela impossible.
« Ouaiiiiiiip », a lancé Sam.
Anna Wintour a déclaré qu’elle souhaitait en savoir plus sur FTX,
notamment en matière de donations effectuées. Obligé de parler, Sam a
laissé le visage de la rédactrice en chef revenir sur son écran. « Oui,
nous avons conclu plusieurs accords de parrainage, a-t-il déclaré. Mais
c’est un peu par hasard que nous avons commencé. Nous essayons
d’identifier les partenariats qui auraient le plus d’impact. C’est
pourquoi nous avons formé un partenariat avec Tom et Gisele. »
Partenariat. Là encore, c’était tout à fait vrai. Même si cela ne
reflétait pas tout à fait la nature de leur relation. Sam avait accepté de
payer 55 millions de dollars à Tom Brady et 19,8 millions de dollars à
sa femme de l’époque, Gisele Bündchen, pour vingt heures de travail
chacun, au cours des trois prochaines années. Sam payait les gens plus
cher à la minute que personne ne les avait jamais payés pour faire quoi
que ce soit de toute leur vie. Il avait versé 10 millions de dollars à
Larry David pour la création d’une publicité de 60 secondes – en plus
des 25 millions de dollars que la publicité avait coûté pour être
produite et diffusée pendant le Super Bowl – que Sam avait regardée la
veille. Une excellente publicité, d’ailleurs.
Le dragon au butin était en train de mourir.
Sam n’était peut-être pas tout à fait sûr de ce qu’était le Met Gala, ni
du rôle exact qu’il pourrait y jouer, mais il sentait ce qu’Anna Wintour
recherchait. Elle ne voulait pas seulement son argent, elle le voulait lui.
Présent, sur le tapis rouge du Met Gala, à ses côtés, en train de faire le
buzz. Sam comprenait également ce qu’il pourrait obtenir en échange
de son sacrifice : des femmes. Ou plutôt, l’accès aux femmes
souhaitant investir dans les cryptomonnaies. FTX dépensait des
sommes considérables pour capter l’esprit des hommes. Selon Sam, la
mode occupait dans l’imaginaire féminin à peu près la même place que
le sport dans l’imaginaire masculin. Il avait demandé à des spécialistes
en marketing une liste de choses qu’il pourrait faire dans le domaine
de la mode pour attirer les femmes. Le Met Gala figurait sur la liste. Et
voilà que Sam se retrouvait dans un appel Zoom avec Anna Wintour
elle-même, qui semblait maintenant sous-entendre qu’il pourrait payer
toute la fête.
« Oui, absolument », a dit Sam, mais son esprit était ailleurs. Le
dragon au butin était mort. La faute à Anna Wintour. Que faire ? Il a
vaguement essayé de commencer une nouvelle partie avec un héros
différent, mais s’est finalement ravisé et a quitté le jeu. Il pouvait
souvent vivre dans deux mondes à la fois et gagner dans chacun. Mais
dans ce cas-ci, sa seule chance de gagner dans un monde exigeait qu’il
soit moins attentif dans l’autre. Et cette femme avait, d’une manière ou
d’une autre, acquis un sort qui interférait clairement avec sa capacité à
mener plusieurs tâches de front. Pour l’instant, elle ne lui demandait
pas seulement de l’argent et du temps. Elle voulait également tout
savoir sur ses activités politiques.
« Ma mère travaille à plein temps sur l’efficacité des dons aux
campagnes politiques, et mon frère est à Washington avec des
décideurs », a expliqué Sam, en faisant réapparaître le visage d’Anna
Wintour sur son ordinateur portable. « Nous faisons beaucoup d’efforts
pour voir à quel point il est compliqué de voler une élection. Il est
triste de devoir se battre sur un tel terrain, mais c’est ainsi. »
Pendant une période étonnamment longue, les dépenses de Sam en
relation avec les élections américaines sont passées inaperçues. En
2020, il avait envoyé 5,2 millions de dollars à la campagne
présidentielle de Joe Biden sans que personne ne le lui demande ni ne
le remercie. Il était le deuxième ou troisième plus gros donateur de
Biden, et pourtant l’équipe de campagne du président à venir n’avait
même pas pris la peine de l’appeler. Depuis lors, Sam avait distribué
des dizaines de millions de dollars supplémentaires à une centaine de
candidats et de comités d’action politique, selon des modalités qui
rendaient son identité difficile à détecter. Il s’était trouvé un nouveau
jeu – Comment influencer la politique américaine – qu’il apprenait par
la pratique, et il s’amusait plutôt pas mal, notamment parce qu’il
possédait le pouvoir d’être invisible. Malheureusement, il a ensuite
« merdé », comme il l’a admis. Lors d’une interview, il a laissé
entendre qu’il envisageait de consacrer 1 milliard de dollars à la
prochaine élection présidentielle. Cette remarque avait réveillé la bête.
Et voilà qu’Anna Wintour professait son amour pour Pete Buttigieg.
Elle demandait où, exactement, Sam prévoyait d’être dans les
prochaines semaines. Pour en savoir plus sur Pete Buttigieg.
« J’aimerais vraiment qu’on me le présente, a réclamé Sam. C’est
quelqu’un que j’aimerais voir comme président. » S’il pensait que cela
satisferait Anna Wintour, il se trompait. Elle voulait connaître un
endroit dans le monde réel où Sam pourrait se trouver, et un horaire où
il pourrait être là.
« Je suis aux Bahamas 60 % du temps, a répondu Sam, éludant
habilement la question. Je suis parfois à Washington. Pour le meilleur
ou pour le pire, mon travail consiste désormais à dire aux autorités de
régulation ce que devrait être la réglementation des cryptomonnaies
aux États-Unis. » Sa jambe gauche nue maintenant recroquevillée sous
ses fesses, sur la chaise du bureau de l’hôtel ; son talon droit,
enveloppé d’une chaussette de sport blanche, rebondissait de haut en
bas sur la moquette de l’hôtel. Il ressemblait davantage à un élève de
CP voulant faire pipi qu’à un magnat des cryptomonnaies. Mais là,
Anna Wintour parlait à nouveau, Dieu merci. Libéré, il a pu consulter
son fil Twitter. Deux soirées plus tôt, Sam avait été présenté à Katy
Perry. Elle voulait tout savoir sur les cryptomonnaies. Et à présent, elle
postait sur Instagram : « J’arrête la musique pour devenir stagiaire
chez @ftx_official. »
Le ton d’Anna Wintour a changé. Elle avait obtenu ce qu’elle
voulait et a mis fin à la conversation de manière chaleureuse. Pour
avoir la paix, Sam n’avait qu’une chose à faire : émettre les mêmes
sons habituels d’accord et d’approbation à tout ce qu’elle disait.
Ouaip.
Génial !
Bien évidemment.
Oui, j’aimerais beaucoup !
À bientôt !
Sur ce, Sam a appuyé sur un bouton et Anna Wintour a disparu pour
de bon. Avec l’impression compréhensible que Sam Bankman-Fried, le
milliardaire le plus généreux qui ait jamais marché sur Terre, avait
accepté d’être son invité au Met Gala. Ce Sam-là pourrait même
financer tout l’événement. Sam, pour sa part, n’y avait pas vraiment
réfléchi. Il n’avait pas encore commencé à faire ses calculs en rapport
avec la cérémonie. « Il faudra que je réfléchisse pour savoir si c’est
une chose à laquelle je veux vraiment participer », a-t-il déclaré, alors
qu’il rangeait son ordinateur, dans son sac à dos, avec ses sous-
vêtements de rechange et se dirigeait vers la porte de sa chambre
d’hôtel de Los Angeles, sur le chemin du retour vers les Bahamas. « Je
n’y serais certainement pas à ma place. Et c’est clair que je devrais me
retrousser les manches. »
Dans les semaines suivantes, Sam n’a donné aux collaborateurs
d’Anna Wintour aucune raison de penser qu’il faisait autre chose que
se retrousser les manches. Les responsables marketing de FTX ont
contacté Louis Vuitton pour créer une tenue t-shirt et short cargo qui
soit digne du tapis rouge du Met Gala. D’autres employés de FTX ont
payé Tom Ford pour créer une tenue plus conventionnelle, avec des
boutons de manchette à 65 000 dollars. Dans les coulisses, alors que
les choses avançaient et que tout le monde s’agitait, Sam, lui-même, ne
s’est jamais vraiment engagé dans le processus, ni même pour dire ce
qu’il en pensait. Il se méfiait de tous les effets de mode inscrits sur la
liste des spécialistes marketing de FTX. « Je n’ai aucune idée de ce qui
est important et de ce qui ne l’est pas, a-t-il déclaré. Il n’est pas certain
qu’il y ait un moyen de le savoir. »
Toute sa vie, aussi loin qu’il s’en souvienne, la manière dont les
gens laissaient l’apparence physique façonner leur vie l’avait toujours
rendu perplexe. « Vous commencez par décider avec qui vous voulez
être en fonction de son apparence, a-t-il déclaré. Ensuite, à cause de
cela, vous faites de mauvais choix en matière de religion, de nourriture
et de tout le reste. En bref, vous jouez aux dés la personne que vous
allez devenir. » Anna Wintour, maintenant qu’il y pensait, représentait
beaucoup de ce qu’il n’aimait pas chez les êtres humains. « Il y a très
peu d’entreprises contre lesquelles j’aie de fortes objections morales,
et la sienne en fait partie, a-t-il déclaré. En réalité, je méprise la mode.
Je méprise tout ce qui donne de l’importance à l’apparence physique. »
Très brièvement, Sam a mis de côté son mépris pour l’industrie de la
mode et a essayé de faire ses calculs. Quatre milliards de femmes sur
la planète. Disons qu’une sur mille s’intéresse au Met Gala. Disons
que, parmi elles, une sur cent s’intéresse à FTX… Mais c’était comme
essayer de se peigner avec un chewing-gum coincé dans les cheveux.
Son esprit n’arrivait même pas à justifier le besoin d’enlever son short
cargo. Et pourtant, il a laissé cette décision traîner là pendant des mois.
Le Met Gala n’aurait lieu que le 2 mai. Dans l’esprit de Sam, il avait
jusqu’au 1er mai, à 23 heures 59, pour dire à Natalie ce qu’il avait
l’intention de faire.

Natalie Tien s’attendait à ce que les collaborateurs d’Anna Wintour


soient déçus lorsqu’elle leur a annoncé que Sam ne serait pas là. C’est
leur indignation qui l’a surprise. « Ils ont appelé, crié et dit que Sam ne
remettrait plus jamais les pieds dans le milieu de la mode », a raconté
Natalie. Attirer plus de femmes vers l’univers des cryptomonnaies ne
valait apparemment pas le coup de changer de short. Natalie ne
comprenait pas pourquoi le Met Gala était si important. Cette
annulation de dernière minute ne causerait aucun des ravages
provoqués par les autres calculs mentaux de Sam. Plusieurs PDG
s’étaient rendus aux Bahamas en pensant, à tort, que Sam avait accepté
de racheter leur entreprise. Le Forum économique mondial avait dû
faire des pieds et des mains pour remplir une scène et annuler les
entretiens avec les médias après que Sam a décidé, la veille de son
grand discours à Davos, de ne pas le faire. Sam n’avait pas pris l’avion
pour Dubaï afin de prononcer le discours principal de la soirée
organisée par le magazine Time en l’honneur des 100 personnes les
plus influentes au monde, alors que Time l’avait nommé sur sa liste.
« Dans le monde des cryptomonnaies, marqué par les escroqueries,
l’hédonisme et la cupidité, Bankman-Fried propose une vision plus
douce et plus efficace de cette technologie émergente », avait écrit le
Time, la semaine précédant l’annulation de Sam. Tyra Banks, Will.i.am
et toutes les autres personnes les plus influentes au monde ont eu droit
à des remarques préparées à la va-vite par un employé de FTX, Adam
Jacobs, qui n’était pas tout à fait sobre et restait scotché de devoir
remplacer Sam. « Je me suis demandé comment le responsable des
paiements en était arrivé à prononcer ce discours, s’est étonné Jacobs.
Pourquoi est-ce que je bois un verre avec Will.i.am ? »
Mais les responsables du magazine Time n’ont rien dit. Personne, à
l’exception de l’équipe d’Anna Wintour, ne s’est exprimé. Et le 2 mai
2022, la règle générale dictant le quotidien de Sam était que Sam
devait être Sam. Natalie n’a jamais pensé, ne serait-ce qu’une seconde,
à être un tant soit peu irritée par le comportement de Sam. Elle ne
pouvait pas lui en vouloir d’avoir causé du désordre qu’elle devait
ensuite gérer, car elle savait que cela n’avait jamais été dans son
intention, en premier lieu. Elle pouvait même pardonner aux gens qui
l’appelaient pour lui hurler dessus à propos de Sam. Si elle-même ne
comprenait pas Sam, comment quiconque pouvait-il l’espérer ?
CHAPITRE 2

LE PROBLÈME DU PÈRE NOËL

Lorsque j’ai demandé à Sam une liste de personnes qui pourraient


décrire ce qu’il était avant l’âge de 18 ans, il a pris une grande
inspiration et m’a dit : « Il n’y en a pas beaucoup. » Il m’a suggéré ses
parents, Joe Bankman et Barbara Fried. Il m’a mentionné qu’il avait un
petit frère, Gabe. En dehors de cela, il n’avait pas eu de relations
précoces susceptibles de m’éclairer, et son enfance n’avait pas été
marquée par des expériences importantes. « Je suis un peu confus
lorsqu’il s’agit de mon enfance, a-t-il déclaré. Je n’arrive pas à
comprendre ce que j’en ai fait. Je réfléchis à toutes les choses que j’ai
faites, et je n’arrive pas à trouver un total qui soit égal à 24 heures par
jour. J’ai rêvé. J’ai lu quelques livres. J’ai joué à quelques jeux vidéo,
mais ce n’était pas avant le lycée. J’avais un ou deux amis avec qui je
traînais de temps en temps. » Les noms de ces amis, à une exception
près, ne lui viendraient même pas à l’esprit. Il était heureux de pouvoir
me fournir sa date de naissance : 5 mars 1992. En dehors de cela, il
n’avait pas grand-chose à dire et pensait que son enfance n’avait guère
plus à révéler sur lui, ce qui me semblait étrange, étant donné que cette
enfance représentait environ les deux tiers de sa vie.
Il était allé à l’école pendant treize ans avec d’autres enfants. Il avait
été admis dans des universités, ce qui aurait exigé que des professeurs
lui écrivent des lettres de recommandation. Ses parents étaient des
professeurs réputés. La plupart des dimanches, ai-je appris, Joe et
Barbara organisaient un dîner dont les invités se souviennent encore
aujourd’hui avec tendresse. « La conversation était enivrante », s’est
souvenu Tino Cuéllar, professeur de droit à Stanford, qui est ensuite
devenu juge à la Cour suprême de Californie, puis directeur de la
Fondation Carnegie Endowment for International Peace. « Quinze
pour cent de la conversation portaient sur ce qui se passait dans votre
vie, quinze pour cent sur la politique, et le reste sur des idées.
Comment nous pensions à ce que nous pensions… l’esthétique, la
musique, et tout le reste. » Sam avait assisté à ces dîners, mais, selon
lui, aucun des invités ne valait la peine que je lui parle. Pressé, il m’a
suggéré d’appeler son frère, qui était maintenant l’un de ses employés
et dont le rôle était de distribuer l’argent de Sam à des candidats
politiques. Gabe, de trois ans plus jeune, m’a dit que je perdais mon
temps. « Nous n’étions pas proches en grandissant, m’a-t-il dit lorsque
je l’ai contacté. Je ne pense pas que Sam ait beaucoup aimé l’école,
mais bon, je ne sais pas vraiment. Il gardait tout ça pour lui.
J’interagissais avec lui comme s’il était un autre locataire dans ma
maison. »
Les parents de Sam ont été à peine plus utiles. Sam était leur
premier enfant, et il leur avait fallu plus de temps qu’idéalement pour
comprendre qu’il ne servait à rien de l’élever selon n’importe quelle
règle. « L’enfance a été une drôle de période pour Sam, a dit Joe. Il n’a
jamais été à l’aise avec les enfants, ni avec le fait d’en être un lui-
même. » Ils avaient brièvement tenté de lui imposer une enfance
normale avant de se rendre compte que cela ne servait à rien. La visite
du parc d’attractions en est un bon exemple. Lorsque Sam était un
jeune enfant, sa mère avait repéré un parc Six Flags ou Great America.
Elle l’a traîné consciencieusement d’attraction en attraction jusqu’à ce
qu’elle se rende compte que Sam ne s’amusait pas. Au lieu de courir
vers les manèges, il l’observait, elle. « Est-ce que tu t’amuses,
maman ? », a-t-il fini par demander, ce qui signifiait : Est-ce que c’est
vraiment l’idée la plus amusante que tu puisses trouver ? « J’ai réalisé
que j’avais été démasquée », a affirmé Barbara.
Lorsque Sam a eu 8 ans, elle a abandonné toute possibilité que les
désirs et les besoins de son fils soient identiques à ceux des autres
enfants. Elle se souvient de l’instant où cela s’est produit. Elle
travaillait à Stanford depuis plus de dix ans et contribuait fréquemment
à la rédaction d’articles difficiles dans des publications universitaires.
« Je l’accompagnais à l’école et il me demandait ce que je faisais, s’est
souvenue Barbara. Je lui ai dit que je devais rendre un document et il
m’a demandé : “C’est sur quoi ?” Je lui ai donné une réponse à la con,
mais il a insisté, et à la fin de la promenade, nous étions en pleine
conversation sur le sujet. Ses arguments étaient meilleurs que ceux de
tous les évaluateurs. C’est à partir de ce moment-là que ma façon de
l’élever a changé. »
Leurs amis invités à dîner le dimanche soir trouvaient que Joe était
toujours de bonne humeur, et que Barbara était plus sérieuse. Joe était
drôle, Barbara tranchante. Gabe était un petit garçon brillant et joyeux
que tout le monde aimait. Sam était toujours là, mais il se montrait plus
silencieux, plus vigilant et moins accessible que son petit frère. Selon
les convives, Joe, et surtout Barbara, semblaient avoir peur pour leur
fils aîné… et de leur fils aîné. Et ils s’inquiétaient en imaginant
comment il s’y prendrait pour s’intégrer au monde. « Nous avions peur
que la lumière de Gabe brille et que Sam cache la sienne sous le
boisseau », a confié Barbara.
Sam lui-même a mis un peu plus de temps à reconnaître le fossé qui
le séparait des autres enfants. Il ne savait pas vraiment pourquoi il
n’avait pas d’amis comme ses camarades. Entre l’âge de 8 et 10 ans, il
a été frappé par deux prises de conscience qui, ensemble, ont constitué
une épiphanie. La première a eu lieu un jour de décembre, alors qu’il
était en CE2. Noël approchait et certains de ses camarades de classe
abordaient le sujet risqué du père Noël.
Les Bankman-Fried n’étaient pas très portés sur les fêtes habituelles.
Ils célébraient Hanoukka, mais avec si peu d’enthousiasme qu’une
année, ils l’ont tout simplement oubliée et, se rendant compte que
personne ne s’en souciait, ont cessé de célébrer quoi que ce soit. « On
s’est dit : Apparemment, ça n’a gêné personne ? On a oublié
Hanoukka. Personne n’a rien dit », a assuré Sam. Ils ne fêtaient pas les
anniversaires non plus. Sam ne s’est jamais senti privé de quoi que ce
soit. « Mes parents me disaient, je sais pas, moi : “Tu veux quelque
chose ? Dis-le-nous. Et on te l’offrira. Même en février. Pas la peine
que ce soit en décembre. Si tu le veux, on pourra en parler
honnêtement au lieu d’essayer de deviner.” » Sam, tout comme ses
parents, ne voyait pas l’intérêt d’essayer d’imaginer ce que quelqu’un
d’autre pouvait bien vouloir. L’indifférence de la famille à l’égard des
conventions était naturelle et sans complexe. Personne ne disait :
Regardez à quel point nous sommes intéressants, nous n’observons
aucun des rituels qui définissent tant la vie des Américains. « Ils n’ont
jamais dit : “Les cadeaux, c’est pour les idiots”, se souvenait Sam. Ils
n’ont jamais essayé de nous convaincre de choisir des cadeaux. Cela
ne s’est pas passé comme ça. »
Rien de ce que les Bankman-Fried faisaient ne servait à attirer
l’attention. Ils n’étaient tout simplement pas ce genre-là. Ils
réfléchissaient vraiment à ce qu’ils faisaient avant de le faire. Dans sa
vingtaine, Sam a appris que ses parents ne s’étaient jamais mariés. En
signe de protestation silencieuse contre le fait que leurs amis
homosexuels ne pouvaient pas se marier légalement, ils s’étaient unis
civilement. Et ils n’en ont jamais parlé à leurs enfants, ni à personne
d’autre, d’après ce que Sam a pu constater. Plus tard, Sam a compris
qu’ils étaient « clairement guidés par un système de croyances
alternatif ». Tout petit, il savait qu’il y avait des choses que les autres
enfants considéraient comme acquises et avec lesquelles il n’était pas
familier. L’une d’elles était le père Noël.
Sam, bien évidemment, connaissait le concept du père Noël. « J’en
avais entendu parler, a-t-il témoigné. Je n’y avais jamais réfléchi
sérieusement. » Sam considérait le père Noël à peu près de la même
manière que les personnages de dessins animés. Bugs Bunny existait
aussi, d’une certaine manière, mais Bugs Bunny n’était pas réel.
À l’âge de 8 ans, il s’est rendu compte que d’autres enfants croyaient
que le père Noël l’était, mais pas Bugs Bunny. Il n’en revenait pas. Il
est rentré chez lui cet après-midi-là, s’est enfermé dans sa chambre et
s’est mis à réfléchir. « Imaginez que personne ne vous ait jamais dit
que le père Noël existe vraiment, a présenté Sam. Et puis un jour,
quelqu’un vous raconte que 95 % des gens de votre âge, dans le
monde, croient en son existence. Que ce type vit au pôle Nord avec des
elfes. Qu’il décolle à bord de son traîneau grâce à des rennes volants.
Qu’il descend dans votre cheminée et vous apporte des cadeaux. Sauf
si vous avez été vilain, auquel cas il vous apporte du charbon. Sauf
que, pour une raison ou une autre, personne ne connaît quiconque
ayant reçu du charbon. Et, comble du comble, il ne fait tout ça qu’une
fois par an. Vous vous diriez : “C’est quoi ces conneries ? Ça vient
d’où, ça ? !” »
À cela, il a trouvé une solution offrant un soulagement temporaire :
seuls les enfants souffraient de cette folie. Oui, les enfants croyaient au
père Noël. Mais pas les adultes. Il y avait une limite à la folie. Mais un
an plus tard, un garçon de sa classe lui a dit qu’il croyait en Dieu.
Sam avait aussi entendu parler de Dieu. « Dieu était comme un truc
à la télé, a-t-il précisé. Les gens parlaient de Dieu. Mais je ne pensais
pas que quelqu’un pouvait vraiment croire en Dieu. » Cela en dit long
non seulement sur Sam, mais aussi sur son éducation. Il a pu vivre
pendant près de dix ans aux États-Unis d’Amérique sans se rendre
compte que d’autres personnes croyaient en Dieu. « Je ne me suis
jamais demandé : “Pourquoi les gens parlent-ils de Dieu si personne
n’y croit ?”, a-t-il demandé. Je n’étais jamais passé par ce processus
auparavant. Je n’étais jamais allé jusqu’à me demander : Les gens
croient-ils en Dieu ? » Et maintenant, Henry en rajoutait une couche en
lui disant que non seulement il croyait en Dieu, mais qu’il en était de
même de ses parents. Comme beaucoup d’autres adultes, d’ailleurs.
« C’est là que j’ai paniqué, s’est souvenu Sam. Puis il a paniqué. Et on
a tous les deux paniqué. Je me souviens avoir pensé : Attends une
minute, tu crois que je vais finir en enfer ? Parce que ça me paraissait
super important. Si l’enfer existe, pourquoi est-ce que l’on s’intéresse
à, je sais pas, moi, McDonald’s ? Pourquoi parlons-nous de toutes ces
conneries, si l’enfer existe. S’il existe vraiment. C’est terrifiant,
putain. »
C’était le père Noël, mais en pire. Dieu – ou plutôt le fait que l’on
puisse croire en lui – a bouleversé le monde de Sam. Cela a chamboulé
sa vision des autres personnes et de ce qui se passait dans leur esprit. Il
a essayé de confronter des adultes – principalement les amis de ses
parents qui venaient dîner – au sujet de Dieu. Il trouvait qu’il était plus
facile de parler aux adultes qu’aux enfants, et avait toujours été
meilleur dans ce domaine que ses camarades – un fait qu’il attribuait à
la stupide puérilité des autres enfants. Les amis de ses parents étaient
présents à leur table, tous les dimanches, prêts à être interrogés. « Je
leur demandais : “Croyez-vous en Dieu ?” Ils réfléchissaient à voix
haute, en disant, par exemple, qu’il s’agissait d’un être qui aurait
déclenché l’horloge de l’univers. Et je me disais : Arrêtez de tourner
autour du pot, putain, c’est une question binaire. C’est oui ou non. » Il
ne comprenait pas la réticence des adultes, même les plus intelligents,
à simplement répondre à cette question. « Je trouvais cela
complètement bizarre, a-t-il confié. Je n’ai jamais compris pourquoi
les gens s’embêtaient à faire semblant de croire en ces conneries. »
Étant donné la croyance généralisée en Dieu et au père Noël, Sam a
conclu qu’il était possible pour presque tout le monde de se tromper de
manière évidente sur quelque chose. « Il s’avère que les délires
collectifs sont une des caractéristiques de notre monde », a-t-il déclaré.
Il avait dû accepter de ne pouvoir rien y faire. Il n’y avait pas lieu de
s’opposer aux autres enfants croyant au père Noël. Pourtant, il ne
ressentait pas le moindre besoin de faire semblant d’être d’accord avec
eux. Il a simplement accepté le fait que le monde pouvait se tromper
complètement sur un sujet et que lui pouvait avoir entièrement raison.
Il concevait une sorte d’équilibre dans lequel tout le monde pourrait
avoir tort et lui avoir raison, sans qu’aucune des deux parties n’essaie
de faire changer l’autre d’avis. « Il y a des moments où nous nous
contenterons de nous regarder l’un l’autre », a affirmé Sam.
Selon lui, l’enfance était une période inutile dont il fallait
simplement attendre la fin. C’était ainsi, plus ou moins, qu’il voyait les
choses. Il retenait son souffle jusqu’à ce que d’autres personnes
grandissent afin de pouvoir leur parler. « Une grande partie de
l’enfance n’a jamais eu aucun sens pour moi, a-t-il dit. Si vous ne
trouvez pas que c’est magique de penser au père Noël, alors c’est tout
simplement stupide. » Bien qu’il ait jugé plus facile de parler à des
adultes qu’avec des enfants, ses liens avec ces derniers n’étaient pas
plus forts que ceux qu’il établissait avec les jeunes de son âge. D’une
certaine manière, il sentait qu’il était coupé des autres êtres humains. Il
pouvait les comprendre, mais eux ne pouvaient pas en faire autant à
son égard. « J’ai dû apprendre à faire certaines choses par moi-même,
a-t-il raconté. Je pense notamment à l’expression faciale. Comme
sourire quand je suis censé sourire. Sourire était la chose la plus
importante que je n’arrivais pas à faire. » D’autres personnes disaient
ou faisaient quelque chose qui était censé déclencher, chez lui, une
réponse émotionnelle, mais au lieu de faire semblant, il remettait tout
le concept en question. Quel est l’intérêt des expressions faciales ? Si
tu veux me dire quelque chose, vas-y, dis-le. Pourquoi est-ce que je
dois sourire pendant que tu parles ?
Très tôt, Sam s’est rendu compte qu’il lui faudrait acquérir des
compétences que la plupart des gens considéraient comme naturelle.
Mais il savait aussi qu’il en existait d’autres que lui considérait comme
évidentes, mais que la moyenne des gens avaient dû apprendre à la
sueur de leur front. Lorsque la maîtresse a dit que Sally avait treize
pommes dans son panier, puis qu’elle en a cueilli deux fois plus et
qu’elle les a ajoutées à son panier, Sam a su plus vite que les autres
enfants combien de pommes Sally portait. À l’école maternelle, une
institutrice avait suggéré à Barbara et à Joe de le retirer de l’école
publique et de l’inscrire dans une école pour enfants surdoués. « Nous
pensions qu’elle était dingue », a assuré Barbara. Pendant les sept
années qui ont suivi, ils n’ont eu aucune raison de penser qu’ils avaient
commis une erreur. Tout au long du collège, Sam était un bon – mais
pas un très bon – élève, qui se distinguait principalement par son
désintérêt pour tout ce que disait son professeur. « J’étais obéissant, ce
qui voulait dire que je ne faisais rien qui m’ait été interdit, a raconté
Sam. Cela dit, je ne faisais pas pour autant tout ce que j’étais censé
faire. Je restais assis là, dans la stupeur. »
C’est au collège qu’il a pris conscience qu’il n’était pas quelqu’un
d’heureux. La dépression peut prendre de nombreuses formes, et la
sienne était une dépression lente et latente. « Selon moi, les gens qui
sont déprimés savent qu’ils le sont, a-t-il décrété. L’aspect que cet état
prenait chez moi n’était pas négatif ni irrécupérable. Il se traduisait
davantage par un manque de positivité. » Le garçon avait une faille en
lui, la pression s’y accumulait, et un jour, en cinquième, elle s’est
ouverte. À son retour du travail, sa mère a trouvé Sam seul, désespéré.
« Je suis rentrée à la maison et il était en train de pleurer, s’est
souvenue Barbara. Il m’a dit : “Je m’ennuie tellement que je vais
mourir.” » Barbara et Joe ont alors réuni un petit groupe de parents
pour implorer l’école de proposer un cours de mathématiques avancé.
L’école a cédé et a fait appel à un enseignant spécialisé. « Le cours
commençait à 7 heures du matin, s’est souvenue Barbara. Et pour la
première fois, Sam a sauté du lit à 6 heures 30. Jusque-là, aucun signe
ne laissait sous-entendre qu’il avait quelque chose de spécial. » C’est
alors que Barbara et Joe ont décidé de dépenser l’argent nécessaire
pour l’envoyer dans le lycée privé huppé de Crystal Springs Uplands.
Mais Crystal Springs n’a fait aucune différence. « J’ai détesté cet
endroit, aussi, a déclaré Sam. Du début à la fin. Je n’aimais pas les
cours. Je n’aimais pas mes camarades de classe. Je m’ennuyais. » Le
corps étudiant était composé d’enfants de célébrités de la Silicon
Valley. (Reed, le fils de Steve Jobs, était dans la classe de Sam) Pour la
plupart des gens, c’était une école d’intellos. Un sportif était une
personne qui pratiquait l’athlétisme. Pour Sam, ce n’était qu’une perte
de temps. « Il y avait beaucoup de gamins riches et modérément peu
ambitieux, a-t-il expliqué. La seule chose qu’ils savaient, c’est qu’ils
n’avaient pas à s’inquiéter. Ils étaient donc peu motivés, et ne
ressentaient aucune pression. Tout le monde est allé à Stanford. » Il
voulait penser à des choses qui n’intéressaient pas les autres enfants –
y compris le fait de penser – et ne s’intéressait pas à ce à quoi eux
voulaient penser. Il n’essayait même pas de s’intégrer. Tout le monde
portait un sac à dos, alors que lui se trimballait un sac à roulettes dont
les roues cognaient sur les pavés chaque fois qu’il se déplaçait d’une
classe à l’autre. Lorsque les élèves les plus faibles se concertaient
avant un contrôle, ils essayaient parfois de le faire participer, dans
l’espoir qu’il puisse les sauver. Mais Sam ne voulait pas en faire partie.
« Il nous a dit : “Désolé les gars, à vous de vous débrouiller”, s’est
souvenu un camarade de classe. Je pense qu’il se sentait au-dessus
dans beaucoup de domaines. En classe, il se comportait comme s’il
était au-dessus de beaucoup de choses. Il n’était ni aimé ni détesté. Il
était juste là. » Selon un autre camarade de classe, « il était la cible des
plaisanteries des gens qui prétendaient le connaître, mais qui se
trompaient ». Pendant le camp de l’école, Sam n’a même pas essayé de
s’endormir. Tout le monde trouvait ça étrange. « On me considérait
comme intelligent, comme un geek, pas comme un gentil ou un
méchant, a dit Sam. Je n’étais pas vraiment considéré comme une
personne. Intelligent et inoffensif et peut-être pas si humain que cela. »
Le pire, c’est qu’il n’était pas totalement en désaccord avec
l’évaluation de ses camarades. « Je ne me considérais pas comme
incompris. Je trouvais que leurs suppositions étaient dans la bonne
fourchette. »
Au lycée, Sam avait décidé qu’il n’aimait tout simplement pas
l’école, ce qui était étrange pour quelqu’un qui finirait premier de sa
classe. Il avait également décidé qu’au moins une partie de la faute
n’était pas la sienne, mais celle de l’établissement. Le cours d’anglais,
par exemple. Ses doutes à ce sujet remontent à la sixième. C’est à ce
moment-là que les professeurs ont cessé de se préoccuper de
l’alphabétisation simple et ont tourné leur attention vers des questions
plus profondes. « Dès que le cours d’anglais est passé de “peux-tu lire
un livre” à “peux-tu rédiger un essai sur ce livre”, j’ai perdu tout
intérêt », s’est souvenu Sam. Il trouvait la critique littéraire bizarre :
qui se soucie de ce que vous ressentez ou pensez d’une histoire ?
L’histoire est l’histoire, sans bonne ou mauvaise façon de la lire.
« S’ils m’avaient demandé de parler de ce que j’aime ou de ce que je
n’aime pas, ouais, je l’aurais fait », a-t-il assuré. Mais ce n’était pas ce
qu’on lui demandait. On attendait de lui qu’il interprète le livre et on
jugeait ensuite son interprétation.
À l’école primaire, il avait lu les romans de Harry Potter en boucle.
En quatrième, il avait complètement arrêté de lire des livres. « Vous
commencez à associer la lecture à un sentiment négatif et vous cessez
de l’aimer, a-t-il avancé. J’ai commencé à associer les livres à des
choses que je n’aimais pas. » Il a gardé pour lui son avis sur l’industrie
littéraire jusqu’à la fin du collège, mais à partir du lycée, cela s’est peu
à peu matérialisé. « Je me suis opposé à la réalité fondamentale que
partageait l’ensemble de la classe, a déclaré Sam au sujet du cours
d’anglais. Tout à coup, on m’a dit que j’avais tort à propos d’une chose
sur laquelle il était impossible de se tromper. Ce qui m’a choqué, c’est
que cette appréciation ne pouvait pas être honnête. Il s’agissait d’un
avis subjectif présenté comme une évaluation objective. Tous les
classements étaient arbitraires. Je ne sais même pas comment ils
faisaient pour noter. Je n’étais pas d’accord avec les affirmations
factuelles implicites utilisées pour justifier les choses qui méritaient de
bonnes notes. » Il avait traversé le collège dans la stupeur, mais au
lycée, il était suffisamment sûr de lui pour remettre en question les
chères croyances de ses professeurs de langue en s’appuyant sur des
bases méconnaissables pour ces derniers. Ils croyaient, par exemple,
que Shakespeare était un écrivain particulièrement doué. Le
rebondissement de l’intrigue dans Beaucoup de bruit pour rien –
typique de Shakespeare – repose à la fois sur des personnages
unidimensionnels et irréalistes, des intrigues illogiques et des
dénouements évidents. Je veux dire, quand même, tuer quelqu’un
parce qu’il pense, avec de bonnes raisons, que sa fiancée le trompe ?
Béatrice se comporte d’une manière absurde, complètement irréaliste ;
Bénédict l’écoute, ce qui prouve son absurdité ; et tout cela est censé
être accepté calmement.

Selon le raisonnement habituel de Sam, des statistiques élémentaires


suffiraient à prouver le manque de talent du dramaturge :

Je pourrais continuer à parler des faiblesses de


Shakespeare… mais je ne devrais pas avoir besoin de le
faire : les probabilités a priori bayésiennes sont assez
accablantes. À l’époque où Shakespeare écrivait,
presque tous les Européens étaient occupés à cultiver la
terre et très peu de gens allaient à l’université ; peu de
gens savaient même lire et écrire, probablement moins
de dix millions. À l’inverse, le monde occidental
d’aujourd’hui compte plus d’un milliard de personnes
sachant lire et écrire. Quelles sont les chances que le
plus grand écrivain soit né en 1564 ? Les probabilités a
priori bayésiennes ne sont pas très favorables1.

Les bonnes notes reçues de ses professeurs d’anglais ne diminuaient


en rien son scepticisme à l’égard de leur façon de faire. Pourquoi lui
donnaient-ils un A ? Pourquoi donnaient-ils une note à quelqu’un alors
qu’il ne faisait que livrer son opinion ? « J’ai convaincu les professeurs
que j’étais un bon élève et j’ai donc obtenu de bonnes notes, a-t-il
témoigné. Il s’agissait d’une sorte d’auto-réalisation. » Ils lui ont
donné un A parce qu’ils rechignaient à lui expliquer pourquoi ils ne lui
avaient pas donné un A. Toutes les sciences humaines étaient ainsi
pour lui : des choses stupides qu’il voulait fuir, mais qui, d’une
manière ou d’une autre, se cachaient toujours à chaque coin de rue. En
choisissant une université, Sam voulait s’assurer qu’on ne lui
demanderait plus jamais de rédiger une dissertation sur Jane Austen.
Mais même le MIT, où il a finalement atterri, exigeait des
connaissances en sciences humaines : un seul cours d’arts libéraux,
qu’il a suivi en prenant des cours d’histoire du cinéma, mais même
cela l’a ennuyé. « Tout cessez-le-feu qui existait auparavant dans ma
vie a disparu, s’est-il remémoré. Je commençais à me dire que je
n’avais plus à supporter tout cela. » La toute première question de
l’examen final l’a mis hors de lui. Quelle est la différence entre l’art et
le divertissement ? « Il s’agit d’une distinction à la con imaginée par
des universitaires qui tentent de justifier l’existence de leur travail », a
écrit Sam, juste avant de rendre sa copie.

Il ne ressentait rien en présence d’art. Il trouvait la religion absurde.


Il trouvait les opinions politiques de droite et de gauche plutôt
stupides, davantage révélatrices de l’identité tribale de leur détenteur
que le fruit d’une véritable réflexion. Lui et sa famille ignoraient les
rituels qui rythment l’existence de la plupart des gens. Il ne fêtait
même pas son propre anniversaire. Ce qui procurait du plaisir, du
réconfort et un sentiment d’appartenance aux autres laissait Sam
complètement indifférent. Lorsque les Bankman-Fried ont voyagé en
Europe, Sam s’est rendu compte qu’il passait son temps à regarder de
vieux bâtiments sans raison particulière. « Nous avons fait quelques
voyages, a-t-il raconté. Et j’ai détesté ça. » Cette aliénation constante
ne connaissait qu’une seule exception : les jeux. En sixième, Sam a
entendu parler d’un jeu de cartes appelé Magic : l’Assemblée. Pendant
les quatre années qui ont suivi, c’est la seule activité qui l’a consommé
plus vite qu’il ne l’a consommée lui-même.
Magic avait été créé au début des années 1990 par un jeune
mathématicien nommé Richard Garfield. C’était le premier d’un
nouveau type de jeu, conçu, peut-être, pour un nouveau type de joueur.
Garfield avait commencé avec une question étrange : peut-on
concevoir un jeu de stratégie qui permette à chaque joueur de se
présenter avec un équipement différent ? Il n’était pas sûr que cela soit
possible. On ne pouvait envisager d’autoriser des joueurs de poker à
opérer avec leurs propres jeux de cartes, ou des joueurs d’échecs avec
les pièces de leur choix. Vous ne vouliez pas que les concurrents
puissent simplement acheter de meilleurs outils que leurs adversaires,
et, ainsi, la victoire.
Dans le jeu conçu par Garfield, les participants achetaient leurs
propres cartes à jouer et assemblaient leurs jeux en vue de la
compétition. Chacune des cartes représentait un personnage
mythique – une sorcière, un démon, etc. – et chaque personnage avait
ses propres caractéristiques et une capacité quantifiée à infliger et à
encaisser des dommages. (Si Magic ressemble à Storybook Brawl,
c’est parce que Storybook Brawl compte parmi les nombreux jeux à
s’être inspirés de Magic.) Cependant, vous ne pouviez pas vous
contenter d’acheter des cartes, car vous ne saviez jamais lesquelles
seraient les meilleures. Le jeu lui-même était instable. Les cartes
évoluaient constamment d’une manière qui était impossible à
anticiper : de nouvelles étaient introduites et d’anciennes étaient
bannies. Les interactions entre les cartes étaient trop complexes pour
être parfaitement comprises. À un moment donné, Garfield a réalisé
que même lui ne pouvait pas prédire ce qui se passerait dans son
propre jeu, chose qu’il appréciait. « Le jeu est superficiel si l’on sait,
au moment de sa création, quelle est la meilleure tactique, a-t-il dit. Il
doit exister un scénario au sein duquel il est impossible de déterminer
la stratégie gagnante. »
Il s’agissait d’une notion radicale : un jeu inconnaissable. Passer
beaucoup de temps à jouer et mémoriser les meilleurs coups ne vous
permettait pas d’aller bien loin, car d’une partie à l’autre, les meilleurs
coups changeaient. « Cela oblige les joueurs à adapter constamment
leur stratégie à des éléments que personne ne peut anticiper », a précisé
Garfield Les meilleurs joueurs sont ceux qui réussissent facilement à
retravailler leurs tactiques. La plus efficace n’étant pas seulement
difficile à connaître, mais véritablement inconnaissable, les meilleurs
joueurs de Magic étaient également à l’aise pour prendre des décisions,
tout en étant certains de leur incertitude.
Sam était particulièrement bon à Magic. Il interagissait plus
facilement avec d’autres personnes, à l’intérieur du jeu, qu’à
l’extérieur. C’est en se prêtant à ce jeu qu’il est devenu ami avec un
garçon nommé Matt Nass2. Matt était aussi calme qu’un garçon de 12
ans peut l’être. Il n’avait pas les besoins des autres enfants.
« Étant donné que je ne comprenais pas les enfants, les besoins
qu’ils ressentaient étaient toujours un problème [pour moi] », a confié
Sam. Matt, toutefois, n’avait aucune exigence sociale ou émotionnelle
envers son nouveau partenaire de jeu. Il n’attendait pas de Sam qu’il
génère des expressions faciales, ni qu’il lui pose des questions sur lui-
même, ni pour qu’il fasse avec lui quoi que ce soit d’autre que jouer à
Magic.
L’absence pure et simple de besoins de Matt a permis à Sam de
s’ouvrir comme il ne l’avait jamais fait. Les deux amis achetaient leurs
cartes ensemble et leurs parents les conduisaient à des tournois locaux
où ils affrontaient des adultes3. Ils ont fini par participer ensemble au
circuit junior et par atteindre, en fin de seconde, les championnats
nationaux à Chicago. Matt voyait Sam comme nul autre ne le faisait.
« Je pense qu’il est facile de considérer les personnes extrêmement
réfléchies comme des robots, a-t-il dit, mais je ne pense pas que cela
s’applique à Sam. Il était quelqu’un de rare, à la fois hyper-réfléchi et
doué d’une extrême gentillesse. » Tous deux se sont éloignés au lycée,
mais ont fréquenté plus tard des universités situées à une heure de
route l’une de l’autre. À l’automne de sa troisième année universitaire,
Sam a frappé à la porte de la chambre d’étudiant de Matt. « Je jouais à
des jeux vidéo et j’étais trop distrait pour consulter mon téléphone, je
n’avais donc aucune idée de ce qui s’était passé », s’est souvenu Matt.
Cet après-midi-là, le père de ce dernier, dont Sam était très proche, est
décédé d’une crise cardiaque. « Sam m’a annoncé la nouvelle lui-
même, puis m’a ramené à sa fraternité au MIT, où nous avons joué à
des jeux de société et à des jeux vidéo toute la nuit pour me distraire,
avant que je ne prenne l’avion pour rentrer chez moi, le lendemain. »
Chaque vie est définie non seulement par ce qui s’y passe, mais
aussi par ce qui ne s’y passe pas. Le début de celle de Sam est donc
aussi frappant pour ce qui ne s’y est pas passé que pour le reste. Il
voyait bien qu’il était différent des autres enfants. Il ne faisait aucun
effort pour participer à leurs jeux et eux ne comprenaient pas les siens.
Il a conservé ce qu’il a plus tard appelé une vision « romantiquement
positive » de lui-même. « Je ne considérais pas mes différences comme
quelque chose de réjouissant, a-t-il dit. Mais je trouvais ça cool. » Sa
seule arme pour se défendre contre les moqueries de ses camarades de
classe était un mépris superficiel et la subtile impression qu’il leur était
supérieur. « Mais je n’ai jamais vraiment intellectualisé tout cela.
C’était plutôt : Je ferais mieux de penser différemment, autrement
qu’est-ce que j’ai pour moi ? » Il était parfaitement placé,
émotionnellement et intellectuellement, pour créer sa propre religion.
Quelles étaient les chances pour qu’un enfant doué pour les
mathématiques, en pleine Silicon Valley, au début des années 2000, ne
trouve pas une copie de La source vive pour trouver sa raison d’être ?
Mais cela ne s’est jamais produit.
Sam considérait certaines formes de libertarisme comme
avantageuses. Mais il écoutait de vrais libertariens expliquer pourquoi,
par exemple, ils ne devraient pas avoir à payer d’impôts. Et il s’est dit :
« Bien sûr, personne n’aime payer d’impôts, mais ce n’est pas
vraiment une philosophie. » « Ils ont brouillé la frontière entre le
libertarisme en tant que philosophie et l’égoïsme en tant que
philosophie », a-t-il conclu. Ses neurones ne transmettaient pas ce
signal particulier. « L’idée selon laquelle les autres ne comptaient pas
autant que moi me paraissait exagérée, a-t-il ajouté. Je trouvais même
bizarre le simple fait d’y penser. » Se sentir isolé était une chose, croire
que son jardin secret est le centre de l’univers en était une autre. Ou
que vous-même et les événements qui vous sont arrivés êtes les seules
choses qui comptent. « Il me semblait peu ambitieux de ne pas se
soucier de ce qui se passait dans le reste du monde, a déclaré Sam. Ne
penser qu’à améliorer ma vie, c’était penser trop petit. »
Dans le cadre de leurs activités professionnelles, ses parents se sont
continuellement heurtés à la tension, dans le droit américain, entre les
libertés individuelles et le bien collectif. Tous deux s’identifiaient,
d’une manière générale, à des utilitaristes : toute loi doit chercher à
maximiser non pas une notion abstraite de liberté, mais plutôt le plus
grand bien pour le plus grand nombre. Ils n’ont jamais imposé leur
point de vue à Sam, mais ce dernier les a bien sûr entendus. Et selon
lui, le raisonnement de ses parents tenait le plus souvent debout.
À l’époque où il a cessé de lire des livres, Sam s’est tourné vers des
forums de discussion entre utilitaristes sur Internet. Il ne ressentait
peut-être pas de liens avec telle ou telle personne, mais cela lui a
permis de considérer plus efficacement les intérêts de l’humanité dans
son ensemble. « Ne pas être très proche d’un grand nombre de
personnes m’a permis de me préoccuper, plus naturellement, non pas
de quelqu’un en particulier, mais de tout le monde, a-t-il présenté. Mon
raisonnement par défaut, c’était que “ouais, il n’y a pas une seule
personne qui ne compte pas. Je suppose donc que je dois me soucier
autant de tout le monde.” » Un jour, à l’âge de 12 ans, il est sorti de sa
chambre et a fait un plaidoyer passionné en faveur de l’utilitarisme.
« J’ai été stupéfaite lorsque j’ai réalisé que c’était ce qu’il faisait dans
sa chambre », a exprimé Barbara. Sam l’a plus tard expliqué ainsi :

« Vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à prendre


conscience de l’importance de la politique et à réfléchir
aux questions sociales. Le mariage gay était une
question à la réponse évidente. Il n’est pas nécessaire
d’être un utilitariste pur et dur pour comprendre qu’il
est stupide de rendre la vie de gens misérable, alors que
les différences auxquelles ils croient sont absolument
inoffensives. L’avortement, cependant, m’a quelque peu
perturbé. J’ai été partagé pendant un bon moment :
avoir un enfant que l’on ne désire pas est une mauvaise
chose, mais le meurtre l’est tout autant. »

Sam a ensuite présenté l’avortement comme une possibilité


utilitariste, non pas en s’attardant sur les droits de la mère ou sur ceux
de l’enfant à naître, mais en évaluant l’utilité de l’une ou l’autre ligne
de conduite.

« Il existe de nombreuses bonnes raisons pour


lesquelles le meurtre est généralement une très
mauvaise chose : il cause de la détresse aux amis et à la
famille de la personne assassinée, il fait perdre à la
société un membre potentiellement précieux dans lequel
elle a déjà investi beaucoup de nourriture, d’éducation
et de ressources, et il supprime la vie d’une personne
qui s’était déjà beaucoup investie. Mais aucun de ces
éléments ne s’applique à l’avortement. En fait, si l’on
réfléchit aux conséquences réelles d’un avortement, à
l’exception de la détresse des parents (qui sont les
mieux placés pour évaluer), il y a peu de différences
avec les cas où le fœtus n’est jamais conçu. En d’autres
termes, pour un utilitariste, l’avortement ressemble
beaucoup à la contraception. En fin de compte, le
meurtre n’est qu’un mot, et ce qui est important n’est
pas d’essayer d’appliquer le mot à une situation, mais
aux faits qui vous ont amené à qualifier, en premier
lieu, une situation de meurtre. Et dans le cas de
l’avortement, peu de choses rendant le meurtre si
mauvais s’appliquent4. »

C’est ainsi que Sam a découvert qui il était : en réfléchissant par lui-
même, sans se soucier de l’avis des autres. Il y a cependant eu deux
brèves périodes pendant lesquelles il a eu quelqu’un avec qui réfléchir.
Jouer à Magic avec Matt Nass en était une ; le camp de mathématiques
en était une autre. Après son année de seconde, il a participé à un camp
d’été pour enfants doués en mathématiques, sur le campus du Colby
College. (Joe l’y a conduit et s’est perdu, puis a vu un gamin à l’allure
maladroite assis sous un arbre, en train de tripoter un Rubik’s Cube.
« C’est à ce moment-là que j’ai su que nous avions trouvé le bon
endroit », a déclaré Joe.) Pour Sam, ce camp a été une révélation : il y
avait des enfants avec lesquels il avait quelque chose en commun. Là,
les gens ne semblaient pas s’inquiéter de son manque d’expressions
faciales. Là, il avait avec d’autres personnes des conversations
ressemblant à celles qu’il avait eues avec lui-même. Lorsque les autres
enfants parlaient de politique, ce n’était pas pour exprimer une stupide
opinion, mais plutôt pour trouver la meilleure façon de modéliser les
élections et d’en prédire les résultats. Lorsqu’ils discutaient de leur vie
et de la manière dont ils pourraient la mener, Sam les trouvait tous
captivants. Les enfants du camp de mathématiques étaient capables de
penser aux affirmations nécessaires pour établir une croyance. « Et si
vous n’arrivez pas à penser aux affirmations nécessaires pour établir
une croyance, comment est-ce que vous pouvez penser aux
affirmations nécessaires pour déclencher une action ? », a demandé
Sam.
Au camp de maths, Sam a trouvé des gens attirés par le même goût
pour l’utilitarisme. « Pour la première fois, je ne faisais pas partie des
plus intelligents, a indiqué Sam. Chacun des campeurs était plus
intéressant que la personne la plus intéressante du lycée. Ils étaient
plus intelligents à tous points de vue. Ils étaient également plus
quantitatifs. Mais ils étaient plus éloignés de la culture standard et
ressentaient moins de pression à s’y conformer. »

Au centre de la vie sociale du camp de maths, il n’y avait pas de


maths, mais des énigmes et des jeux. Sam savait qu’il aimait les jeux,
et après le camp, il aimait aussi les énigmes. Une fois rentré chez lui, il
a décidé de créer ses propres énigmes, pour que d’autres puissent les
résoudre. Le camp de mathématiques lui a fait découvrir l’existence de
personnes qui n’étaient pas tout à fait différentes de lui. Il a donc
utilisé ces énigmes consistant à venir le retrouver, et a lancé un avis de
recherche sur tous les sites pour geeks. Certains week-ends, une
centaine de personnes de tout âge, socialement maladroites et venant
de toute la région de la baie, se présentaient sur le campus de Stanford
pour trouver Sam, qui les attendait avec une nouvelle énigme. La
résolution de la première les conduisait vers un autre endroit du
campus, où, s’ils y parvenaient, ils tombaient sur une autre énigme,
également créée par Sam. Venir à bout de celle-ci les menait à un autre
endroit du campus et à une autre énigme, et ainsi de suite. Cela dura
des heures, jusqu’à ce qu’un génie parvienne à dénicher, en substance,
l’horcruxe de Sam. Les chasses aux énigmes qu’il concevait étaient
franchement compliquées. Mais il en a également élaboré de plus
simples qu’il a mises en ligne. Comme celle-ci5 :
La plus grande énigme de Sam reste sa propre personne. Avant le
camp de maths, il s’était dit qu’il était plus intelligent que les autres.
Ce séjour a réfuté cette théorie. « C’est l’endroit qui me convient le
mieux, plus que tout autre endroit où j’ai pu aller, a-t-il dit. Mais je
suis au-dessous de la moyenne. Je ne voyais rien en moi qui me rendait
spécial, et cela me dérangeait. Aucun de mes accomplissements,
aucune de mes connaissances, n’a permis de me distinguer au camp de
maths. » Selon les critères du camp, il n’était que médiocre aux
énigmes et aux jeux. Mais il soupçonnait aussi que les jeux qu’on y
pratiquait étaient trop ordinaires pour son esprit. « L’endroit où je suis
le plus fort est celui où il faut faire des choses que d’autres personnes
trouveraient choquantes », a-t-il reconnu. Il ignorait toujours
totalement l’endroit où il pourrait trouver un tel lieu. Ou s’il existait.
CHAPITRE 3

MÉTA JEUX

Alors qu’il ne s’était pas déroulé grand-chose dans la vie de Sam


Bankman-Fried pendant très longtemps, deux événements majeurs se
sont produits à l’automne 2012, à des moments si proches qu’il serait
bientôt difficile de se rappeler qu’ils n’avaient rien à voir l’un avec
l’autre. Sam avait entamé sa première année au MIT, comme tout
étudiant en physique ayant perdu son intérêt pour la physique. Environ
zéro étudiant en physique du MIT finissait alors physicien. La plupart
d’entre eux travaillaient ensuite chez Google ou pour des sociétés de
trading à haute fréquence. Jump Trading, Tower Research Capital,
Hudson River Trading, Susquehanna International Group, Wolverine
Trading, Jane Street Capital : toutes ces sociétés de Wall Street dont
Sam n’avait jamais entendu parler étaient présentes au salon de
l’emploi organisé cette année-là dans le gymnase du MIT. Et, sur le
moment, cela l’a rendu juste un peu curieux.
Quelques mois plus tôt, une telle curiosité l’aurait d’ailleurs surpris.
Il n’avait jamais eu le moindre intérêt pour l’argent. Il ne connaissait
pas la finance et ne s’en souciait pas non plus. Hormis l’idée
fermement ancrée selon laquelle il devrait évaluer ses actions en
fonction de leurs effets utilitariens, il n’avait aucune idée de ce qu’il
devait faire de sa vie. Il s’était toujours dit qu’il deviendrait une sorte
de professeur, comme ses parents. « J’avais en quelque sorte
implicitement supposé que le monde universitaire était le centre de la
moralité, a-t-il conclu. C’était là que les gens réfléchissaient à la
manière d’avoir le plus d’impact sur le monde. » Deux années de cours
et un stage d’été, durant lequel il avait aidé des chercheurs du MIT
dans leurs projets, avaient suffi pour mettre fin à cette hypothèse.
Pendant les cours universitaires, il avait éprouvé un ennui qui avait
l’intensité d’une douleur physique. Il n’avait pas la capacité d’écouter
un discours préparé à l’avance. Il comprenait où le professeur voulait
en venir avec ce qu’il était en train de dire et, hop, il pensait à autre
chose. Plus Sam découvrait la vie universitaire, plus il avait
l’impression qu’il s’agissait d’un long discours préparé à l’avance,
créé principalement pour correspondre à certaines carrières
spécifiques. « J’ai commencé à voir les choses sous un angle différent
et j’ai alors perdu toute illusion, a-t-il signalé. Il y avait très peu de
preuves montrant qu’ils faisaient quelque chose pour changer le
monde. Ou même qu’ils réfléchissaient à la manière d’avoir le meilleur
impact possible sur le monde. »
Conscient qu’il n’avait aucun projet d’avenir, il s’est rendu au salon
de l’emploi, où il a trouvé tous ces stands tenus par des sociétés de
Wall Street. Il n’avait jamais entendu parler d’aucune d’entre elles,
mais il a tout de suite compris que – quoi qu’elles fassent – elles ne
faisaient pas toutes la même chose, car elles recherchaient des
personnes différentes. Certaines désiraient des « développeurs de
base » ou des « programmeurs », tandis que d’autres avaient besoin de
« traders ». Sam n’avait aucun talent pour le codage. Ses deux amis les
plus proches au MIT étaient tous deux codeurs, mais il ne pouvait
toujours pas distinguer un bon codeur d’un mauvais. Tout ce qu’il
savait à propos du trading, c’est qu’il n’était pas positivement
incompétent dans ce domaine. Il a donc déposé son curriculum vitae
auprès des entreprises à la recherche de traders. Mais au fond de lui,
tout cela était encore une grosse rigolade. « Quelqu’un m’a dit que
beaucoup de diplômés en physique allaient travailler à Wall Street, et
je me suis dit : “Peut-être, mais probablement pas.” »
Il a été surpris lorsque trois sociétés de trading à haute fréquence lui
ont envoyé un e-mail pour l’inviter à passer un entretien dans le cadre
de leurs stages d’été : Susquehanna, Wolverine et Jane Street Capital.
« Il s’est avéré que tout cela était bien réel », a-t-il affirmé. Ce qu’on
attendait de lui était encore un mystère, même après qu’il ait été
contacté. Il ne suffisait pas de taper « Jane Street Capital » sur Google
pour apprendre quoi que ce soit d’utile sur cet endroit. Il n’y avait
pratiquement rien concernant Jane Street Capital sur Internet1. « Je ne
savais pas du tout à quoi m’attendre, a déclaré Sam. Je ne savais même
pas de quel type d’entretien il s’agissait. »
Sam avait obtenu trois entretiens téléphoniques avec des traders de
Jane Street, qui ne ressemblaient à aucun autre entretien dont il avait
entendu parler. Quelque chose dans son CV avait dû attirer l’attention
de ces personnes, alors qu’elles ne semblaient pas s’intéresser à ce
qu’il contenait. Elles ne lui ont pas demandé ce qu’il étudiait, ni
comment il avait passé ses vacances d’été. Elles n’ont pas demandé de
références, ni enquêté sur ses loisirs, ni vraiment essayé d’apprendre
quoi que ce soit sur la vie qu’il avait menée jusqu’à présent sur Terre.
Les traders de l’entreprise semblaient croire que la seule évaluation
utile pour déterminer s’il était apte à faire ce qu’ils faisaient était la
leur. Mais leurs questions n’étaient pour l’essentiel que du calcul
mental. Les premières se révélaient si anodines que Sam s’est dit
qu’elles avaient pour seul but de montrer comment son esprit réagissait
lorsqu’il était nerveux. « Combien font 12 × 7 ? », par exemple. Et :
« Êtes-vous sûr de votre réponse ? » Plus Sam fournissait de bons
résultats, plus le calcul mental devenait compliqué. Si vous lancez deux
dés à six faces, quelle est la probabilité pour que vous obteniez
au moins un 3 ? La probabilité d’obtenir un 3 avec un seul dé est
évidemment d’une sur six. Si vous ne vous arrêtez pas pour réfléchir,
vous pourriez penser que la probabilité de tirer un 3 en lançant deux
dés est d’une sur trois. Une erreur qui devient compréhensible si l’on
reformule la question : quelle est la probabilité de NE PAS obtenir un
3 en lançant deux dés ? Réponse : vous avez cinq chances sur six de ne
pas obtenir un 3 avec un seul dé ; pour calculer la probabilité avec
deux dés, il faut multiplier 5/6 par 5/6. Résultat : 25/36. Il y a donc 25
chances sur 36 de ne pas obtenir un 3, et donc 11 chances sur 36 d’y
parvenir en lançant deux dés.
L’entretien en présentiel, qui s’est déroulé à la mi-novembre, était
différent. Jane Street lui a envoyé un billet de train pour New York et a
mis à sa disposition une voiture et un chauffeur pour l’emmener sur un
site d’aide aux sinistrés à Totowa, dans le New Jersey. L’ouragan
Sandy avait chassé Jane Street de ses bureaux du sud de Manhattan. Le
site de la catastrophe avait un aspect industriel plutôt étrange – les
bureaux étaient tous les mêmes, et il fallait une clé pour utiliser les
toilettes –, mais Sam ne l’a pas remarqué. Ce qui le préoccupait était
l’emploi du temps que la société avait prévu pour lui pendant cette
journée : résoudre des énigmes et jouer à des jeux. Ces jeux étaient
toutefois accompagnés d’un avertissement. Le processus de sélection
de Jane Street avait été conçu pour minimiser le temps que les traders
consacraient à l’évaluation des candidats. Dès qu’un recruteur
désapprouvait les résultats de Sam, les jeux s’arrêtaient et il était
renvoyé. Le trader qui lui a tendu une pile de 100 jetons de poker lui a
expliqué que cela représentait sa mise pour la journée… et que
personne n’avait jamais été embauché à Jane Street après avoir perdu
tous ses jetons.
Lors du premier jeu, Sam s’est retrouvé dans une salle avec deux
autres candidats et un trader de l’entreprise. Le trader a distribué des
mains de poker, puis a demandé à chacun de révéler une seule carte. Il
a ensuite commencé à suggérer tout un tas de propositions bizarres.
Par exemple : Vous pouvez payer quatre jetons pour échanger une de
vos cartes contre une nouvelle. Quelqu’un est-il intéressé ? Après
avoir dévoilé chaque nouvelle carte, le trader arrêtait le jeu et essayait
de provoquer Sam et les deux autres à parier entre eux. Quelqu’un
veut-il parier sur le fait que la prochaine carte sera un cœur ?
Combien de trèfles avez-vous tous dans vos mains ? Ce n’était pas du
poker. Mais plutôt du méta-poker. Ou une sorte de tournoi de joutes,
mais avec des cartes. Sam a tout de suite compris que la clé du jeu
consistait à évaluer rapidement la valeur attendue de situations bizarres
et à agir en conséquence. Pourtant, aucune des décisions qui se
présentaient ne lui semblait particulièrement étrange. « Ce qui m’a
surpris chez eux a été l’absence de choses surprenantes », a expliqué
Sam.
Bien entendu, il était impossible de savoir avec quelle précision ces
jeux permettaient d’identifier les meilleurs traders, car aucune
personne ayant perdu à ces jeux ne devenait jamais trader. Pourtant, à
la fin de ce premier tour, Sam avait beaucoup plus de jetons que les
deux autres candidats. À ce moment-là, les recruteurs l’ont séparé de
ses concurrents, qu’il n’a jamais revus, et l’ont soumis à cinq
nouveaux jeux de quarante-cinq minutes chacun. Tous se sont révélés
aussi singuliers que le jeu de cartes. Le jeu de pile ou face, par
exemple :
Voici dix pièces, chacune lestée de manière différente.
L’une d’elles est normale, lestée de façon équilibrée.
Elle a donc 50 % de chances de tomber sur pile (ou sur
face). Les neuf autres pièces sont toutes lestées
inégalement. Nous n’allons pas vous apprendre dans
quelle mesure elles sont lestées, sauf pour vous dire que
certaines pièces l’ont été de manière à tomber plus
souvent sur pile ou sur face. Une pièce peut tomber sur
pile dans 62 % des cas, par exemple, tandis qu’une
autre peut tomber sur face dans 80 % des cas. Vous
aurez trente minutes pour lancer les pièces de votre
choix. Vous aurez le droit, en tout, d’effectuer 100
lancers. Chaque fois que vous tomberez sur face, vous
gagnerez un jeton de poker.

Le trader de Jane Street qui le suivait depuis le début a fini


d’expliquer le jeu, puis lui a demandé : « Combien êtes-vous prêt à
payer pour jouer ? » Étant donné qu’il suffisait de choisir une pièce
lestée de manière uniforme et de la lancer 100 fois, la valeur attendue
était d’au moins 50 jetons. Sam a songé qu’il devrait être prêt à en
dépenser environ 65, bien qu’il n’y ait aucun moyen de le savoir, car
personne ne donnait aucune information exacte sur le poids des pièces.
Cela devait être, au pire, une réponse pas tout à fait fausse à la
question du trader, puisque celui-ci l’a autorisé à jouer. Une fois qu’il a
commencé à lancer les pièces lestées, le trader l’a interrompu une
nouvelle fois pour lui proposer des paris encore plus saugrenus : Vous
voulez parier que le prochain lancer tombera sur pile ? Vous voulez
parier sur le poids réel de la pièce que vous avez lancée cinq fois et
qui est tombée quatre fois sur face ? Sam pouvait constater qu’il n’y
avait pas de bonne façon de jouer, mais seulement quelques mauvaises.
À moins que vous n’abandonniez tout simplement, il ne servait à rien
de jouer à pile ou face avec la pièce au poids uniformément réparti, par
exemple, car cela ne vous donnait aucune nouvelle information.
Beaucoup de personnes très intelligentes ont gaspillé des lancers à la
recherche de la pièce optimale, c’est-à-dire celle qui était le plus
largement lestée côté face. Ils avaient joué cinq fois, par exemple, afin
de recueillir les données nécessaires pour effectuer des calculs
statistiques valables. En tant que stratégie, cela n’était pas totalement
stupide. Mais leur envie de certitude les a poussés à gâcher bon
nombre de lancers avec des pièces de qualité inférieure. L’instinct de
Sam l’a conduit à choisir une pièce lestée inégalement et à la lancer
jusqu’à ce qu’elle tombe sur pile. En fonction du nombre d’essais
effectués et d’un savant calcul, il décidait alors de continuer avec la
pièce ou de passer à une autre. Il a commencé le jeu en souhaitant ne
jamais trouver la pièce optimale, du moment qu’il en trouvait une
suffisamment bonne. Le jeu, en avait-il l’impression, semblait tester sa
relation avec l’information : quand il la recherchait, comment il la
recherchait, comment il mettait à jour ses croyances en réponse à
l’information. Le poker de Jane Street n’était pas votre partie de poker
habituelle, et le jeu de pile ou face de Jane Street n’était pas votre jeu
de pile ou face habituel. Aucun des jeux de Jane Street n’en était un à
proprement parler, mais plutôt un jeu au sein d’un jeu, ou un jeu à
propos d’un jeu. Le plus difficile dans chacun d’entre eux était de
saisir exactement de quoi il s’agissait. « Un Américain moyen mettrait
vingt minutes à comprendre le but du jeu, a exposé Sam. Un étudiant à
Harvard pourrait comprendre le jeu, et un étudiant en mathématiques à
Harvard pourrait comprendre le jeu ainsi que la structure
mathématique qui le soutient. Il y a beaucoup d’informations
quantitatives, mais aucune information quantitative parfaite. L’idée est
de vous donner des connaissances partielles et des relations qui ne
peuvent être comprises que partiellement. Et il y a la pression due au
temps qui passe. » Sam pensait que cette dernière difficulté le
favorisait. Ce n’est pas qu’il s’épanouissait sous la pression, mais
plutôt qu’il ne la ressentait pas. Il n’était pas meilleur lorsqu’il était à
l’heure ; il n’était tout simplement pas pire, alors que la plupart des
gens l’étaient. Les autres ressentaient des émotions, mais pas lui. Le
commun des mortels, lorsqu’il se voit confrontés à un problème
compliqué et au tic-tac d’une horloge, a du mal à distinguer
rapidement ce qui est important de ce qui ne l’est pas, surtout si le
problème n’a pas de solution parfaite. Parmi les questions posées par
les évaluateurs de Jane Street, peu avaient des réponses absolument
correctes. Elles testaient sa capacité à prendre des décisions
désordonnées et à agir rapidement, sans s’embarrasser de questions
auxquelles il ne connaissait pas, et ne pouvait pas connaître, la
réponse. « C’était le même genre de décisions intuitives que l’on prend
dans Magic, mais de manière condensée, et encore plus compliquée, a
dit Sam. Même Magic ne vous permet pas d’arriver à ce niveau. »
Les énigmes que les recruteurs donnaient à Sam étaient conçues,
comme les jeux de paris, pour mettre en évidence les angles morts de
son esprit. L’énigme du baseball était la plus simple. Quelles sont les
chances pour que l’un de mes proches soit un joueur de baseball
professionnel ? lui a demandé l’un des traders de Jane Street.
La première idée de Sam a été de définir le problème. Si vous ne
connaissiez pas le problème, vous ne pouviez pas le résoudre.
« C’est l’une des capacités qu’il a testées avec cette question, a
témoigné Sam. Ai-je réalisé que la question était ambiguë ? »
« Qu’est-ce que vous considérez comme “un proche” ? », a-t-il
demandé à son évaluateur. Qu’entendait-il par « joueur de baseball
professionnel » ? Chaque être humain est proche de tous les autres
êtres humains, d’une certaine manière. Et nombreuses sont les
personnes qui ne font pas partie des ligues majeures, mais qui sont
quand même payées pour jouer au baseball. « Le terme “proche”, a
répondu le trader, désigne tout cousin au second degré ou toute
personne plus proche, et le terme “joueur de baseball professionnel”
englobe les ligues majeures et mineures », mais rien d’autre. Sam
estimait qu’il existait environ 100 équipes de baseball correspondant à
cette définition, et que chacune d’entre elles comptait à peu près 30
joueurs. Résultat : trois mille joueurs de baseball professionnels actifs,
plus peut-être sept mille retraités. Dix mille joueurs pour une
population de trois cents millions d’Américains. Ainsi, un Américain
sur trente mille était ou avait été un joueur de baseball professionnel.
Sam ignorait combien de proches comptait l’Américain moyen, mais il
pensait que 30 était une estimation raisonnable. Ainsi, la probabilité
que le trader ait un proche qui ait été joueur de baseball professionnel
était d’environ une sur mille.
Les chiffres n’étaient évidemment pas tout à fait exacts, mais il
s’agissait d’un bon début. C’est néanmoins là que Sam a interrompu
son calcul mental et dit : « Je pense qu’il y a une bonne chance que
vous me posiez cette question parce qu’elle est importante pour vous…
parce que vous avez un proche qui est joueur de baseball
professionnel. »
C’est là que les choses se sont compliquées. Le trader aurait pu
prévoir que Sam penserait ainsi. Le trader aurait pu intentionnellement
poser une question qu’il n’avait aucune raison particulière de poser,
juste pour piéger Sam. Il s’agissait d’un autre aspect de l’énigme :
vous deviez déterminer à combien de niveaux vous pouviez descendre
avant d’arrêter de réfléchir. Sam a décidé, comme il le faisait presque
toujours, que plus d’un niveau en dessous était à moitié trop
intelligent. Il était beaucoup plus probable que le type ait une raison de
poser la question que de ne pas en avoir. Il ne savait pas de combien
exactement, mais le simple fait que son interlocuteur ait posé la
question a fait passer les chances qu’il y ait un joueur de baseball
professionnel dans sa famille à une probabilité supérieure à une sur
mille. « C’était l’autre chose qu’il testait, a dit Sam. Ai-je réalisé qu’il
y avait des informations dans la question qu’il m’avait posée ? »
En fin de compte, Sam a estimé les chances à 1 sur 50. Et il s’est
avéré que l’évaluateur avait effectivement un petit cousin qui avait été
joueur de baseball professionnel. Mais rien de tout cela n’était le but
du problème. Le but était de savoir comment Sam réfléchissait, ou
omettait de le faire. « Il n’y avait pas de bonnes réponses, a indiqué
Sam. Il n’y avait que des mauvaises réponses. »
À la fin de cette journée d’entretiens, Sam avait l’impression d’en
avoir découvert davantage sur lui-même. « Je me suis dit qu’il
s’agissait d’une méthode efficace pour tester quelque chose d’assez
important, même si j’ai du mal à formuler ce que c’est », a-t-il
rapporté. Rien dans la vie réelle – pas même les jeux et les énigmes qui
avaient aidé Sam à tolérer son enfance – ne pouvait servir de substitut
à ce que les « traders » faisaient à Jane Street.
« L’enfance ne vous donne pas une version de ceci qui vous
permette de savoir si vous y êtes doué », a avancé Sam. L’enfance lui
avait donné les mathématiques, pour lesquelles il était très bon, mais
pas surdoué. L’enfance lui avait offert différents jeux de société et de
cartes, pour lesquels il était également très bon, mais pas surdoué. Les
traders de Jane Street avaient testé son esprit à la recherche de qualités
qu’il n’avait jamais précisément mises à l’épreuve. Et il est apparu à
Sam que Dieu avait modifié le trading, ou du moins les jeux destinés à
le simuler, de manières variées afin de le différencier des
mathématiques et des jeux de société. Chacun de ces ajustements avait
rendu les jeux plus conformes à l’esprit du jeune homme. « En fin de
journée, il était clair que c’était de loin le domaine où j’étais le plus
doué », a-t-il déclaré.
Jane Street lui a proposé un stage d’été. Tout comme les autres
sociétés de trading à haute fréquence qui l’avaient invité à postuler.
Une entreprise avait interrompu son processus de recrutement à mi-
parcours et annoncé que Sam avait tellement plus brillé que tous les
autres candidats qu’il n’était plus utile de le regarder jouer à leurs jeux
bizarres. Plus tard, dans la salle des marchés de Jane Street, une
collègue trader continuait d’imaginer des jeux et des énigmes et de les
proposer à Sam, juste pour le regarder se débrouiller. Les autres
personnes ne comprenaient même pas ce dont elle parlait et ne
voyaient même pas en quoi consistait le jeu. Non seulement Sam
comprenait le concept instantanément, mais il y jouait à merveille.

« Perfume in the mail2 », avait-elle dit, un jour, à Sam.


« Sent scent3 », avait-il répondu.
« Britney Spears is no longer working4 »
« Idle idol5 »

« A Goldman Sachs analyst discovers a cash flow


model that predicts the future6 »
« Profit prophet7 »

En présence de nouvelles énigmes plus invraisemblables les unes


que les autres, les processus cognitifs adaptés semblaient venir
naturellement à Sam.

Une autre chose étrangement importante lui est arrivée au début de


sa première année. Tout à fait à l’improviste, Will Crouch8, un
professeur de philosophie de 25 ans de l’université d’Oxford, l’a
contacté et lui a demandé de le rencontrer. Sam n’a jamais su comment
ce type l’avait trouvé, probablement grâce aux articles qu’il écrivait
sur différents forums de discussion utilitariens. MacAskill appartenait
à un petit groupe d’Oxford qui avait adopté les idées lancées, il y a
longtemps, par un philosophe australien du nom de Peter Singer. Il
voulait que Sam se joigne à lui pour prendre un café, puis qu’il assiste
à une conférence qu’il s’apprêtait à donner à Harvard. À l’époque,
Sam était peut-être la personne la moins susceptible de Cambridge,
dans le Massachusetts, d’assister volontairement à une conférence
donnée par un universitaire quelconque. Mais le fait que ce professeur
l’ait sollicité (ce qui témoigne, selon Sam, d’un manque justifié de
suffisance), tout en mentionnant le nom de Peter Singer, a attiré son
attention. Peter Singer était au moins en partie responsable des idées
que Sam avait eues sur ce qu’il devait faire de sa vie.
Ces idées, dans leur incarnation moderne, remontaient à 1971, alors
que Singer était lui-même un maître de conférences en philosophie de
25 ans, à l’université d’Oxford. L’élément déclencheur a été
l’imminence d’une famine au Bangladesh. Voir des personnes mourant
de faim, qui auraient pu être sauvées si d’autres plus riches avaient
envoyé de la nourriture, dérangeait suffisamment Singer pour qu’il y
réfléchisse. Dans un essai intitulé Famine, Affluence, and Morality9, il
a cherché un moyen de mettre en scène la nature de cette défaillance
morale. « J’essayais de trouver un exemple où il serait mal de ne pas
aider quelqu’un, même si l’on n’est aucunement responsable du
problème », a-t-il expliqué. L’exemple qu’il a donné est celui d’une
personne qui se promène et qui tombe sur un enfant en train de se
noyer dans un étang. Que feriez-vous, a demandé Singer, dans une
telle situation ? Vous n’y réfléchiriez même pas. Vous sauteriez dans
l’étang pour sauver l’enfant, même si cela devait ruiner vos nouvelles
chaussures hors de prix. Alors pourquoi, a demandé Singer, avons-
nous été si lents à envoyer l’équivalent de ces nouvelles chaussures
pour sauver de la famine un enfant bengali ? « Notre façon d’envisager
les questions morales – notre schéma conceptuel moral – doit être
modifiée, et avec elle, le mode de vie que notre société a fini par
considérer comme acquis », a-t-il écrit dans cette première salve d’une
série qui s’étendra sur toute une vie. Nous devions faire bien plus que
ruiner nos nouvelles chaussures. Finalement, il en a conclu que nous
devions donner ce que nous avions jusqu’à ce que le coût qui nous est
imposé l’emporte sur les bienfaits qui leur sont destinés. Nous devions
cesser de considérer la charité comme une chose qu’il est agréable de
faire, mais dont il n’est pas grave de s’abstenir, et commencer à la
considérer comme notre devoir.
C’est ce qu’a lui-même fait Singer, qui a ensuite donné de plus en
plus de ses propres revenus. Naturellement, son essai a suscité mille
réfutations de la part d’autres philosophes. « Les autres enseignants le
distribuaient à leurs élèves en leur disant : “Votre tâche est de trouver
où l’argument est faux” », s’est souvenu Singer. Il y a eu de
nombreuses plaintes évidentes : son histoire concernait un seul enfant ;
sauver tous les enfants n’aurait pas été possible. Une fois que vous
commencez à donner tout ce dont vous n’avez pas absolument besoin
pour survivre, où se trouve la limite ? (« Sometimes There Is Nothing
Wrong with Letting a Child Drown10 » était le titre d’une réfutation.)
Une grande partie des critiques était due au sentiment que Singer
rendait la vie morale des personnes aisées et ordinaires trop difficile.
« Certains auteurs ont soutenu […] que nous devons avoir un code
moral de base qui ne dépasse pas trop les capacités de l’homme
ordinaire, faute de quoi il y aura un effondrement général du respect du
code moral, a écrit Singer, dans l’une de ses propres réfutations de
cette idée, dans son article d’origine. En termes simples, cet argument
suggère que si nous disons aux gens qu’ils doivent s’abstenir de tuer et
donner tout ce dont ils n’ont pas vraiment besoin pour lutter contre la
famine, ils ne feront ni l’un ni l’autre, alors que si nous leur disons
qu’ils doivent s’abstenir de tuer et qu’il est bon de donner pour lutter
contre la famine, mais pas mauvais de ne pas le faire, ils s’abstiendront
au moins de commettre un meurtre.
Le débat académique n’a pas eu beaucoup d’écho dans le monde
réel, car les personnes aisées et ordinaires ont tout simplement ignoré
Singer. Pendant près de quarante ans, chaque fois que ses idées étaient
évoquées, personne ne faisait grand-chose, si ce n’est se tortiller
d’inconfort. À Princeton, l’école regorgeant de personnes aisées et
ordinaires, où Singer a fini par enseigner, il n’a été autorisé à ajouter
un cours d’éthique pratique qu’après que les étudiants l’ont réclamé à
cor et à cri. Mais en 2009, un petit groupe de jeunes philosophes de
l’université d’Oxford a entrepris de mettre en pratique les idées de
Singer. Un étudiant diplômé et associé de recherche nommé Toby Ord
a donné le coup d’envoi en annonçant qu’il ferait don d’un tiers de son
salaire à des organisations caritatives dont l’efficacité avait été prouvée
dans les pays pauvres, puis a expliqué son raisonnement. (Sans grand
inconvénient pour lui, son argent permettrait de sauver, au cours de son
existence, 80 000 enfants africains de la cécité.) Will MacAskill a
ensuite lancé une offensive de charme pour recruter des jeunes sur les
campus universitaires afin qu’ils rejoignent la cause. « C’est là que
Toby et Will ont dit : “Non, nous pensons que l’argument est
valable.” », a raconté Singer. Ce nouveau mouvement social était
directement né de l’argument, vieux de quarante ans, de Singer. Les
philosophes d’Oxford ont appelé leur mouvement « l’altruisme
efficace », après avoir essayé, sans succès, de trouver un meilleur nom.
L’argument que MacAskill a présenté à Sam et à un petit groupe
d’étudiants de Harvard, à l’automne 2012, était à peu près le suivant :
vous, étudiant d’une université d’élite, passerez environ 80 000 heures
de votre vie à travailler. Si vous êtes le genre de personne qui veut
« faire le bien » dans le monde, quelle est la manière la plus efficace de
passer ces heures ? Cela semblait être une question à laquelle il n’y
avait que des réponses qualitatives, mais MacAskill l’a formulée en
termes quantitatifs. Il a suggéré aux étudiants de juger l’efficacité de
leur existence en comptant le nombre de vies qu’ils sauveraient au
cours de ces quatre-vingt mille heures. L’objectif était de maximiser ce
nombre.
Il a ensuite montré aux élèves une diapositive énumérant différents
types de carrières qu’ils pourraient poursuivre s’ils décidaient
d’utiliser leur temps de travail pour sauver des vies. Il les a regroupés
en quatre grandes catégories et a donné des exemples pour chacune
d’entre elles : bienfaiteur direct (médecin, travailleur dans une ONG),
profession lucrative (banquier, consultant industriel), chercheur
(recherche médicale, éthicien) et influenceur (politicien, enseignant).
« En fin de compte, a-t-il dit aux étudiants, vous devrez choisir le type
de carrière que vous souhaitez poursuivre. » L’ensemble des
propositions offrait la possibilité de sauver des vies, mais les calculs
étaient différents pour chacune d’entre elles – un peu comme ceux
préalables au choix d’un héros dans Storybook Brawl. Un chercheur
ou un influenceur a la possibilité de sauver un grand nombre de vies.
L’agronome Norman Borlaug (chercheur), par exemple, a inventé le
blé résistant aux maladies, qui a préservé environ 250 millions de
personnes de la famine. Les métiers de chercheur et d’influenceur sont
toutefois des choix de carrière délicats, car il est difficile de prédire qui
sera doué pour ce genre d’activités, et encore plus difficile de prévoir
leurs effets. La probabilité qu’un chercheur ou un influenceur sauve de
nombreuses vies était donc infiniment faible. Le choix le plus clair –
celui sur lequel MacAskill s’est attardé dans son exposé – était soit le
bienfaiteur direct, soit le détenteur d’une profession lucrative.
Autrement dit, en parlant plus franchement : faut-il faire le bien ou
gagner de l’argent et payer d’autres personnes pour le faire ? Est-il
préférable de devenir médecin ou banquier ? MacAskill a fait un calcul
approximatif du nombre de personnes sauvées par un médecin
travaillant dans un pays pauvre, où les vies coûtent le moins cher à
sauver. Il a ensuite posé une question : « Et si je devenais un banquier
altruiste, poursuivant une carrière lucrative afin de faire don de mes
gains ? » Même un mauvais banquier en investissement pourrait
espérer gagner suffi d’argent au cours de sa vie pour payer plusieurs
médecins en Afrique, et ainsi aider beaucoup plus de gens qu’un seul
médecin.
Il a ensuite poussé son raisonnement un peu plus loin, en direction
du banquier d’investissement. « Pour avoir de l’impact, il faut faire
quelque chose qui n’aurait pas été fait », a-t-il décrété. Si vous ne
devenez pas médecin, quelqu’un d’autre prendra votre place et créera
son propre cabinet. Bien sûr, si vous ne devenez pas banquier,
quelqu’un d’autre prendra votre place, mais cette personne dépensera
son argent dans des maisons, des voitures, des écoles privées pour ses
enfants et peut-être des dons à Yale qui n’auront rien de salvateur. Très
peu des revenus du banquier qui vous remplacerait parviendraient aux
médecins en Afrique. Toutes les personnes que vous auriez pu sauver
si vous étiez devenu banquier et si vous aviez donné votre argent
mourraient. Ainsi, toute personne ayant la possibilité de se rendre à
Wall Street et de gagner d’importantes sommes d’argent avait en
quelque sorte l’obligation morale de le faire, même si elle trouvait
Wall Street légèrement déplaisant. « De nombreuses carrières
lucratives sont en réalité assez inoffensives », a déduit MacAskill.
Gagner pour donner, telle était l’idée de MacAskill. Sa dernière
diapositive était une invitation : « Si vous êtes convaincu par les
arguments présentés ci-dessus, je vous invite à venir me parler après la
séance. » Avant même d’avoir terminé, il savait quel genre d’individus
viendraient lui parler : le genre d’étudiant qui avait obtenu un 800 au
SAT en mathématiques et compris que le test était trop rudimentaire
pour refléter toutes ses aptitudes. À l’instar de Jane Street Capital, le
mouvement de l’altruisme efficace s’était installé à Cambridge, dans le
Massachusetts, pour une raison bien précise. Environ trois personnes
sur quatre qui avaient abordé MacAskill, après l’une de ses
conférences, étaient des jeunes hommes ayant une formation en
mathématiques ou en sciences. « Les données démographiques
auxquelles cela s’adresse sont celles d’un programme de doctorat en
physique, a-t-il exposé. Les niveaux d’autisme sont dix fois supérieurs
à la moyenne. Il y a beaucoup de gens dans le spectre. »
Quelques jours plus tard, MacAskill a écrit un e-mail à un autre
nouvel altruiste efficace, qu’il espérait présenter à Sam.

J’ai rencontré Sam à Cambridge, dans le Massachusetts,


l’autre jour… il est physicien assistant au MIT. Bien
qu’il ait l’adresse e-mail la plus geek qui soit11, il m’a
beaucoup impressionné. Élevé comme un utilitariste par
ses parents, deux professeurs de Stanford, il est sérieux,
dévoué et engagé à faire le bien, et semble vraiment
intelligent et raisonnable (c’est-à-dire qu’il prend
certaines des idées les plus étranges au sérieux, mais
n’est pas fanatique à leur sujet). Il envisage de gagner
de l’argent pour le donner ou de se lancer dans la
politique.

Sam n’avait qu’un pas de retard sur les premiers à répondre à ce


nouvel appel aux armes. À l’automne 2012, un étudiant de Peter
Singer, à Princeton, venait de devenir le premier étudiant, à la
connaissance de Peter Singer, à accepter un emploi à Wall Street dans
le but exprès de gagner de l’argent à distribuer. Il s’appelait Matt Wage
et avait été engagé par Jane Street Capital.

En présence de nouvelles énigmes plus étranges les unes que les


autres, les processus cognitifs adaptés semblaient venir naturellement à
Sam. En présence de nouvelles personnes plus étranges les unes que
les autres, pas vraiment… bien qu’il ait fallu à Jane Street Capital un
peu plus de temps pour s’en rendre compte. C’est un aspect qu’ils
n’avaient pas testé lors des entretiens. Mais à la fin de l’été 2013, neuf
mois après l’avoir embauché, les cadres de Jane Street ont rencontré
Sam pour discuter de ses performances. Les points forts qu’il avait
révélés lors des évaluations demeuraient clairement des points forts. Il
avait été meilleur à tous les jeux de trading que la plupart des autres
stagiaires. Son esprit était manifestement adapté aux marchés
financiers modernes, à tel point que, quelques semaines après son
stage d’été, les dirigeants de Jane Street l’ont pris à part et lui ont
proposé un emploi à temps plein.
Les faiblesses de Sam étaient à la une. En vue de l’admission,
personne à Jane Street n’avait mesuré les capacités sociales de Sam.
Aucun de ses recruteurs ne s’était soucié de ses relations avec les
autres. Les cadres de Jane Street ont alors expliqué à Sam que
plusieurs personnes au sein de l’entreprise se posaient la question que
les gens avaient souvent posée à son sujet : Qui est ce type ? Ils avaient
établi ce qui s’apparentait à un casier judiciaire. Plusieurs événements
se sont produits, cet été-là, et ont amené les cadres de Jane Street à être
un peu moins sûrs de leurs sentiments à l’égard de Sam. Tous
impliquaient ses interactions sociales. Certains employés à temps plein
de Jane Street avaient trouvé agaçante l’agitation constante de la
nouvelle recrue, en particulier la façon dont il mélangeait
compulsivement les cartes à jouer. Un cadre supérieur de la société
avait été sérieusement offensé par la franchise avec laquelle Sam avait
révélé la stupidité d’une question que le supérieur avait posée à une
classe de stagiaires. Le plus inquiétant est peut-être que plus d’une
personne à Jane Street avait été troublée par l’indifférence de Sam à
l’égard des sentiments d’autrui. À titre d’exemple, les cadres de
l’agence ont cité ce que Sam avait fait à un autre stagiaire, appelé ici
Asher Mellman.
Les stagiaires de Jane Street avaient été encouragés à jouer entre
eux, comme avec les employés à temps plein. Tout l’été, ils s’étaient
multuellement lancé des paris, sur tout ce qui leur passait par la tête :
quelle équipe allait gagner un match, combien de bonbons un stagiaire
pouvait-il manger en quarante-cinq secondes, quels stagiaires allaient
recevoir une offre d’emploi à temps plein, etc. Pour éviter que la
situation ne dégénère, Jane Street a fixé une limite de perte de 100
dollars par jour et par stagiaire. Ce jeu était un outil pédagogique. Il
apprenait aux stagiaires à transformer des paris que la plupart des gens
ne feraient pas du tout, ou seulement au petit bonheur la chance, en
chiffres analysables. Il les obligeait à réfléchir quantitativement à des
choses qualitatives. Réfléchir rigoureusement à propos de tout, et
notamment au sujet d’un concours de mangeurs de bonbons. Après
tout, ce que Jane Street recherchait, c’étaient des traders capables de
penser plus vite et mieux que tous les autres sur les marchés financiers
mondiaux.
Ce jour-là, Sam n’avait pas cherché les ennuis. C’est Asher
Mellman qui l’avait abordé. Plutôt surprenant, car Sam ne supportait
pas Asher. Asher était arrivé à Jane Street après avoir étudié à Harvard,
et Sam avait décidé, assez rapidement, qu’il était « faux, coincé et
médiocre ». (« Il disait qu’il était possible qu’il assiste à un concert
avec Nate Silver et il s’est assuré que tout le monde le sache. ») Sam
s’est rendu compte que ses sentiments reflétaient davantage ses
propres goûts qu’une quelconque haine envers Asher. « Ce n’est pas
qu’il soit antipathique, en général, a dit Sam. Une grande partie du
monde l’apprécie. Mais si vous n’aimez pas Asher, alors vous n’aimez
vraiment pas Asher. » Sam n’appréciait surtout pas la façon dont Asher
essayait d’impressionner les autres, car ce qu’Asher trouvait
impressionnant chez lui-même était précisément les qualités que Sam
détestait le plus chez les autres. Asher avait des goûts culinaires
prétentieux, et faisait plus attention que la plupart des internes de Jane
Street aux vêtements qu’il portait. « Il avait des opinions tranchées sur
les pulls, ceux qui étaient beaux et ceux qui ne l’étaient pas. » Sam
savait que beaucoup de gens, y compris lui-même, étaient incapables
de distinguer leurs bêtes noires de critiques légitimes. « Il m’a
provoqué de manières spécifiques auxquelles je sais que je suis
sensible, s’est remémoré Sam. Une partie de moi s’est dit : “Bon sang,
Sam, pourquoi te soucies-tu de savoir quels pulls il porte ?” » Une plus
grande partie de lui s’en souciait.
Et Asher s’était approché de lui. Dans la salle de conférence, un
matin. Devant la classe de stagiaires de Jane Street.
« Faisons un pari », avait dit Asher.
« Sur quoi ? »
« Sur le montant qu’un stagiaire perdra en jouant aujourd’hui. »
Sam a d’abord pensé à la sélection adverse. La sélection adverse
était un sujet de prédilection à Jane Street. Dans ce contexte, cela
signifiait que la personne la plus désireuse de parier avec vous est celle
contre laquelle parier devrait vous inquiéter le plus. Lorsque les gens
voulaient parier – ou trader – avec vous, il y avait généralement une
raison : ils savaient quelque chose dont vous n’êtiez pas au courant.
(Comme, par exemple, qu’ils avaient un petit cousin ayant joué dans
les ligues mineures.) La première chose que vous faisiez lorsque
quelqu’un vous proposait un pari était de vous assurer que vous
n’ignoriez rien de ce qu’il pouvait savoir. Quelques informations. Un
angle d’attaque non évident du problème. Nombre de paris semblaient
stupides après coup parce que la personne qui les avait acceptés n’avait
pas réfléchi à la raison pour laquelle le défi avait été proposé au départ.
Jane Street vous martelait ce fait amer tous les jours, et ces jeux
d’argent en étaient l’outil.
Un trader à plein temps là-bas pouvait s’adresser à un groupe de
stagiaires et leur dire quelque chose du genre : « J’ai des dés dans ma
poche. Quelqu’un veut faire un marché ? Combien ? » Les stagiaires,
préparés à jouer, étaient également désireux d’impressionner les
employés. Ainsi, un stagiaire moins avisé pouvait le faire. Il y
réfléchissait et (parce qu’il avait lu le guide de Jane Street sur la façon
de faire des marchés) disait quelque chose comme « deux à cinq, un de
plus ». (C’est-à-dire qu’il « achetait » à deux dés ou « vendait » à cinq
dés.) Un autre stagiaire « vendant » au malheureux pariait que le trader
avait moins de deux dés en poche. Et le second stagiaire gagnait 1
dollar pour chaque dé de moins que deux, que le trader avait
réellement (« un de plus »). Si le trader n’avait aucun dé en poche, le
stagiaire qui avait fait le marché devait 2 dollars au second. Quiconque
« achetait » auprès du stagiaire à cinq pariait que le trader avait plus de
cinq dés en poche, et gagnait 1 dollar pour chaque dé supérieur à cinq.
Ainsi, si vous « achetiez » à cinq et que le trader n’avait que deux dés
en poche, vous deviez trois dollars au stagiaire. En revanche, si le
trader avait neuf dés en poche, le stagiaire vous devait 4 dollars.
Le trader à temps plein ne testait pas la capacité de faire des
suppositions intelligentes sur le plus grand et sur le plus petit nombre
de dés détenus par une personne se promenant avec des dés dans sa
poche. Il s’assurait que le stagiaire ait la capacité de poser des
questions de niveau méta : Pourquoi ce trader me demande-t-il
combien de dés il a dans sa poche ? Quel risque pourrait-il
dissimuler ? « Deux à cinq, un de plus », semblait raisonnable… si
vous ne posiez pas ces questions. Après tout, le trader avait
probablement quelques dés dans sa poche, sinon pourquoi poser la
question ? Et s’il avait plus de cinq dés dans sa poche, vous verriez
sûrement leur forme. Deux à cinq, un de plus n’était cependant pas
raisonnable. Deux à cinq, un de plus était tout ce qu’il vous fallait
entendre pour savoir que le stagiaire ne se verrait jamais offrir un
emploi à temps plein en tant que trader à Jane Street. Tout le monde
s’en est rendu compte lorsque le stagiaire a dit « Deux à cinq, un de
plus », et que l’autre, plus intelligent, a « acheté » à cinq. Et le trader a
sorti de sa poche des sacs contenant un total de 723 dés minuscules.
« Clarifions quelque chose, avait dit Sam à Asher Mellman. Cela ne
peut pas être supérieur à 10 ou inférieur à 0, n’est-ce pas ? » (En
d’autres termes, le maximum qu’un stagiaire pouvait perdre en une
journée était de 100 dollars, tandis que le minimum était de zéro.)
« C’est ça », a dit Asher.
« Tu veux vraiment parier contre moi ? », a demandé Sam.
« Oui. »
« Pourquoi ? »
« Ce serait amusant. »
« Tu es acheteur ou vendeur ? »
« Ça dépend du prix », a dit Asher.
Sam savait maintenant la plupart des choses qu’il avait besoin de
savoir : Asher n’avait pas assez réfléchi à ce pari qu’il avait imaginé.
« Si j’avais été plus mature, je n’aurais pas accepté le pari », a déclaré
Sam. Au lieu de cela, il a dit : « Je suis un acheteur… à 50. » (En tant
qu’« acheteur », Sam misait sur une perte interne de plus de 50 dollars
ce jour-là. Si le plus gros perdant de la journée ne se délestait que de
40 dollars, Sam en devrait 10 à Asher. S’il perdait 60 dollars, Asher en
devrait 10 à Sam.)
« OK pour 65 », a rétorqué Asher. Sam a rapidement accepté, puis
s’est tourné vers les autres stagiaires présents dans la salle et a crié :
« Qui veut jouer à pile ou face avec moi pour 98 dollars ? » La
conférence du jour n’avait pas encore commencé, mais la salle était
pleine. Un certain nombre de stagiaires étaient déjà là, à attendre. « Je
paierai 1 dollar à quiconque acceptera ! », s’est écrié Sam. (« À ce
moment-là, les stagiaires étaient tous accros aux jeux d’argent, et aux
jeux à valeur positive attendue, plus qu’à toute autre chose au
monde. ») Pour tous ceux familiers avec la culture Jane Street, Sam
offrait de l’argent gratuit. Un stagiaire de Jane Street avait ce qui
s’apparentait à une obligation professionnelle de prendre tout pari dont
la valeur attendue était positive. Le jeu de pile ou face lui-même était
une proposition 50/50, et la valeur attendue par la personne qui
acceptait le pari de Sam était donc de 1 dollar : (0,5 × 98 $) (0,5 × 98
$) + 1 $ = 1 $. La valeur attendue de la position de Sam était encore
meilleure, grâce à son pari parallèle avec Asher qui lui rapportait 1
dollar pour chaque dollar perdu par un stagiaire au-dessus d’une valeur
de 65, ce jour-là. Après le jeu de pile ou face, Sam ou un autre
stagiaire aurait perdu 98 dollars ; et gagnant ou perdant, Sam aurait
reçu 33 dollars de la part d’Asher (la différence entre 98 et 65).
Seul Asher avait une valeur attendue négative. Asher était perdant,
peu importe ce qui se passait. Et Asher était maintenant très
embarrassé.
Sam a gagné le premier pile ou face. Mais ce n’était qu’un début.
Pour maximiser la douleur d’Asher, un stagiaire devait perdre 100
dollars. « Je paierai 1 dollar à quiconque voudra jouer contre moi à
pile ou face pour 99 dollars », s’est écrié Sam.
Il disposait désormais d’une machine permettant de créer des paris
dans lesquels les deux parties bénéficiaient d’une valeur attendue
positive. Cette machine s’appelait Asher. Les stagiaires faisaient la
queue pour parier. « Les gens sont tellement obsédés par les gains
financiers gratuits, quand on leur explique correctement », a dit Sam. Il
était alors dans un état d’esprit obsessionnel, comme devant un jeu
vidéo. « Rien ne pouvait m’arrêter. Si j’avais passé le reste du stage à
jouer à pile ou face, j’aurais été satisfait. » Et pendant un moment, il a
semblé que c’était le cas, puisqu’il a également remporté le deuxième
tirage à pile ou face.
« Je paierai 1 dollar à quiconque voudra jouer contre moi à pile ou
face pour 99,50 dollars », s’est écrié Sam.
Les autres stagiaires se sentaient clairement obligés de parier, mais
l’ambiance dans la pièce était en train de changer en réponse aux
sentiments d’Asher. Par ailleurs, le trader de Jane Street qui devait
donner la conférence était arrivé et regardait tout ce qui se passait.
Mais Sam a également gagné le troisième pile ou face, et donc selon
lui, le jeu n’était pas encore terminé.
« Je paierai 1 dollar à quiconque voudra jouer contre moi à pile ou
face pour 99,75 dollars », a-t-il crié.
Ce n’est qu’au quatrième tour que Sam a perdu, et à ce moment-là,
tout le monde, sauf Sam, a été déstabilisé par l’humiliation d’Asher.
Pourtant, quelques semaines plus tard, le vainqueur a été légèrement
déconcerté lorsque ses supérieurs ont exprimé leur désarroi face à sa
prestation. « Ils m’ont dit que le deuxième pile ou face était déjà de
trop », a raconté Sam. Il n’a pas été surpris d’apprendre qu’Asher
Mellman s’était senti blessé. Ce qui l’a étonné, c’est que ses patrons
pensaient qu’il n’était pas conscient de l’effet qu’il avait sur les autres.
Il savait exactement ce qu’il faisait. Ce qu’il avait infligé à Asher
n’était rien de plus que ce que Jane Street infligeait chaque jour à ses
concurrents sur les marchés financiers. « Ce n’est pas comme si je
n’avais pas réalisé que je me foutais de la gueule d’Asher, a-t-il assuré.
Voilà ce qui comptait : dois-je donner la priorité au bien-être des
personnes qui m’entourent ou à mon point de vue que je souhaite
prouver ? » Sam pensait que ses supérieurs avaient mal interprété ses
problèmes sociaux. Ils croyaient qu’il devait apprendre à lire les
autres. Sam pensait le contraire. « Je lis les gens assez bien, a-t-il
affirmé. C’est eux qui ne savent pas me lire. »
CHAPITRE 4

LA MARCHE DU PROGRÈS

La salle des marchés de Jane Street n’était qu’une grande pièce où


l’on entendait des bruits bizarres. Les effets sonores étaient
sélectionnés pour avertir les traders qu’il y avait un problème ou une
question à régler. Le bruit d’un éclat de verre, par exemple, signifiait
aux traders que leurs machines avaient effectué un trade à un prix
étrangement bas. On pouvait y entendre le son « 1-Up » de Super
Mario Bros, Homer Simpson qui dit « D’oh ! », une voix du jeu Star-
Craft qui annonce : « Vous devez construire des pylônes
supplémentaires1 » – si vous ne saviez pas ce qui se passait là, vous
vous seriez cru dans une salle de jeux. Dans les moments les plus
animés, le vacarme atteignait un tel point qu’une candidate à un
emploi, interviewée par téléphone, s’est plainte que son interlocuteur
de Jane Street jouait à un jeu vidéo. Par la suite, la société a demandé à
ses traders d’expliquer, avant tout entretien téléphonique, qu’ils ne
jouaient pas à des jeux vidéo. « Le bruit rend certaines personnes
folles, a expliqué Sam. J’adorais ça. Tu es complètement immergé
dans le trading. »
Il y avait une sorte de danse entre les marchés financiers et les
personnes qui y travaillaient. Les gens façonnaient les marchés, mais
les marchés, à leur tour, façonnaient aussi les gens. Ceux qui étaient
sur le point de façonner Sam Bankman-Fried avaient eux-mêmes été
remodelés, au cours de la décennie précédente, d’une manière qui
réduisait la plupart du temps les sons qu’ils produisaient. La crise
financière de 2008 n’était pas exactement responsable de tout cela,
mais elle avait joué un rôle. Les banques d’investissement comme
Goldman Sachs et Morgan Stanley, qui prenaient autrefois les risques
les plus intéressants en matière de trading, sont devenues plus
exigeantes et plus réglementées. Elles reprenaient le rôle ennuyeux,
autrefois joué par les grandes banques. Le trading s’était déplacé vers
une nouvelle catégorie de sociétés privées, entourées de secrets. En
2014, lorsque Sam a commencé à travailler comme trader à temps
plein chez Jane Street Capital, les institutions financières au centre des
marchés – celles qui fixent les prix des actifs mondiaux – n’étaient pas
les anciennes banques d’investissement, mais des sociétés opaques de
trading à haute fréquence, comme Jane Street, dont pratiquement
personne n’avait jamais entendu parler. Les sommes d’argent gagnées
par les personnes qui dirigeaient ces établissements étaient de plusieurs
ordres de grandeur supérieurs à celles jamais gagnées par les
personnes à la tête des grandes banques d’investissement. En 2013, le
créateur de Virtu Financial, Vinnie Viola, a déboursé un quart de
milliard de dollars pour acheter l’équipe de hockey des Florida
Panthers. Le créateur de Citadel Securities, Ken Griffin, avait une
situation nette de 5,2 milliards de dollars, selon Forbes. Jane Street ne
divulguait pas ses bénéfices, même à ses employés, mais Sam pouvait
consulter l’historique complet de ses trades et deviner qu’au cours de
chacune des cinq années précédentes, l’entreprise avait probablement
réalisé des bénéfices d’au moins deux milliards de dollars pour sa
poignée de partenaires. « En 2014, il suffisait de regarder le QI moyen
des personnes fréquentant Morgan Stanley et Jane Street pour
comprendre ce qui se produisait », a témoigné Sam.
Les nouveaux marchés financiers présentaient des caractéristiques
particulières. Tout d’abord, ils étaient de plus en plus automatisés. Les
gens ne tradaient pas directement avec d’autres. Ils programmaient des
ordinateurs pour qu’ils puissent trader avec d’autres ordinateurs. La
mise à l’écart des êtres humains a permis aux transactions financières
d’être plus rapides et plus fréquentes que jamais. La vitesse est peut-
être devenue l’attribut le plus précieux d’un système de trading. Les
marchés se sont livrés à une sorte de défrichement de l’information ;
une tentative de réduire à zéro le temps nécessaire pour qu’une
information soit enregistrée dans le prix des actifs financiers. « C’est le
jeu le plus complexe et le plus efficace au monde, a décrété Sam. Plus
d’efforts ont été consacrés à l’optimisation de ce jeu qu’à toute autre
chose. » Au vu des sommes d’argent extraites – et de celles remises
par les sociétés de trading à haute fréquence aux plateformes
d’échange américaines pour obtenir un accès plus rapide à leurs
données –, il est évident qu’un avantage de quelques millisecondes
valait des milliards par an pour son détenteur. Savoir si la vitesse a
apporté de la valeur ajoutée à l’économie était une autre question : est-
il vraiment important que le prix des actifs s’ajuste aux nouvelles
informations en deux millisecondes plutôt qu’en une seconde ?
Probablement pas, mais la nouvelle technologie a certainement permis
au secteur financier d’augmenter les loyers qu’il facturait à l’économie
réelle.
Elle a également changé le type de personne qui percevait ces
loyers. Dès l’été 2014, on pouvait voir, en remarquant l’apparence
physique de chaque personne dans la salle des marchés de Jane Street,
les changements qui s’étaient produits sur les marchés financiers. Les
traders les plus âgés, c’est-à-dire ceux de plus de 30 ans, étaient bâtis
différemment des plus jeunes. Ils étaient plus grands. Leurs voix
étaient plus fortes. Les personnes qui ont fondé Jane Street, en 1999,
appartenaient à un groupe hétéroclite de Blancs venus d’un peu
partout. Ils avaient atteint l’âge adulte à une époque où le trading se
faisait encore d’homme à homme, en pleines salles des marchés. Dans
une telle foule, leur corps devait être vu et leur voix, entendue. Ils
étaient également moins doués sur le plan intellectuel. Ils ont tendance
à être rapides en calcul mental, mais moins bien lotis en matière de
réflexion analytique de haut niveau. Sur l’un des tableaux de la
« Marche du progrès » qui illustrent l’évolution du singe à l’homme,
ils représentaient peut-être l’avant-dernier stade de l’Homme
financier : une chevelure presque éteinte, un comportement presque
honnête, mais toujours équipé d’un club de golf sur l’épaule, qu’ils
utilisaient pour imposer un goût hiérarchique plus prononcé aux jeunes
traders plus égalitaires.
Leurs successeurs étaient des Homo sapiens accomplis. Ils avaient
été prélevés dans la minuscule tranche de la population qui est
rapidement identifiée comme ayant un don pour les raisonnements de
haut niveau. Beaucoup d’entre eux avaient participé à un camp de
maths, pendant le lycée. Presque tous avaient excellé en informatique
ou en mathématiques au MIT, à Harvard, à Princeton ou à Stanford. Ils
étaient moins à l’aise socialement que les traders plus âgés, parce
qu’ils pouvaient se le permettre. Maintenant que les trades se faisaient
entre machines, le talent de négociateur n’importait plus vraiment. Ce
qui comptait, c’était leur capacité à aider les machines à remplacer
l’Homme sur les marchés financiers, soit directement, en écrivant du
code, soit indirectement, en donnant des instructions susceptibles
d’être codifiées. Pour eux, il était stupide de ne pas laisser l’ordinateur
faire tout le calcul mental.
Mais il y avait tout de même des limites à la manière dont un trader
pouvait se montrer socialement désagréable à Jane Street. Sam les a
testées. Après son stage d’été, il avait entrepris de répondre aux
critiques de ses supérieurs. Il avait compris depuis longtemps que son
incapacité à transmettre ses émotions créait une distance entre lui et les
autres. Ce n’est pas parce qu’il ne ressentait pas l’émotion qu’il ne
pouvait pas la transmettre. Il avait commencé par ses expressions
faciales. Il s’était entraîné en forçant sa bouche et ses yeux à bouger
d’une manière qui n’était pas naturelle. « Faire semblant n’est pas
vraiment quelque chose d’anodin, a-t-il dit. C’était physiquement
douloureux. Ce n’était pas naturel. Et je n’étais pas doué pour cela. Ça
n’avait pas l’air normal. »
Au début, il n’était pas certain que ses efforts amélioreraient quoi
que ce soit, mais il se disait qu’ils ne pourraient pas aggraver la
situation. Être capable de sourire n’aurait pas changé la façon dont il
aurait traité Asher Mellman, mais cela aurait peut-être influé la
perception que les autres personnes en avaient eu. Être capable de faire
savoir à autrui ce qu’il pensait de ce qu’ils avaient dit ou fait
permettrait, au grand minimum, d’éviter bien des malentendus. Sans
plus attendre, il a commencé à voir la nature de ses relations avec les
autres s’adoucir. « Ce n’est qu’à partir de Jane Street que j’ai
commencé à avoir un niveau à peu près normal, a-t-il reconnu. C’est
devenu plus facile. Comme si mes muscles commençaient à se
relâcher. Et cela a permis aux gens de m’apprécier davantage. Cela
m’a aidé à mieux m’intégrer. »
Jane Street l’avait installé sur ce qui était alors le bureau le plus
rentable de la société, celui chargé de trader les ETF internationaux.
Les fonds tradés en bourse regroupaient les actifs (actions, obligations,
matières premières) que les investisseurs auraient du mal à acheter
seuls. Le premier ETF jamais coté aux États-Unis, élaboré en 1993,
était toujours le plus important : un fonds créé par l’American Stock
Exchange et les State Street Global Advisors qui contenait toutes les
actions du S&P 500. Puis, on s’est mis à voir naître des ETF pour tout.
Des ETF qui ne détenaient que des actions de petites entreprises
indiennes ou de grandes entreprises brésiliennes. Des ETF remplis
d’actions de l’industrie de la pêche, ou uniquement d’actions de
sociétés proposant des produits à base de marijuana, ou encore de
sociétés dans lesquelles Warren Buffett avait investi. Toute idée
d’investissement dont vous étiez en mesure de rêver pouvait se voir
exprimée sous la forme d’un ETF et vendue à un public
d’investisseurs. En 2021, quelqu’un a créé un ETF qui permettait
d’investir dans des entreprises dont les produits étaient appréciés par
les femmes américaines de classe moyenne supérieure. Sans jamais
faire appel à des capitaux extérieurs, Jane Street est passée d’un petit
groupe de traders disposant de quelques millions de dollars, en 1999, à
environ deux cents opérateurs travaillant avec plusieurs milliards de
dollars, en 2014. L’une des principales raisons en est que la valeur
globale des ETF est passée de moins de 100 milliards de dollars à 2,2
billions2 (non loin de dépasser les 10 billions3 de dollars en 2022).
Lorsque les ETF changeaient de mains, Jane Street était souvent
présente pour s’approprier une part infime de la transaction.
Le rôle du trader de Jane Street – l’une des plus grandes sources de
profits – était de maintenir les prix de tous ces ETF en phase avec les
actifs qu’ils contenaient. Le prix d’un ensemble d’actifs devait
toujours, en théorie, être égal à la somme des actifs qui le composaient.
Trader un ETF revenait à « négocier un sandwich jambon-fromage »,
comme l’a dit un employé de Jane Street. Si vous connaissez le prix
d’une tranche de jambon, d’une tranche de fromage et d’une tranche
de pain, vous savez quelle devrait être la valeur du sandwich : la
somme des ingrédients. Si le coût des ingrédients dépassait le prix du
sandwich, vous achetiez le sandwich et vendiez les ingrédients. Dans
le cas inverse, vous achetiez les ingrédients et vendiez le sandwich.
Sam consacrait une partie de sa journée à aligner le prix de
nombreux sandwichs jambon-fromage au coût de leurs composants. Il
passait les quatre-vingt-dix premières minutes de chaque journée de
trading à déterminer ce que contenait le sandwich, car du jour au
lendemain, le contenu précis des ETF changeait. La partie la moins
excitante de son travail était liée au fait que le jeu du sandwich avait
lui aussi ses moments. Les sociétés créatrices d’ETF exportaient
essentiellement le problème inhérent à la tarification de leurs créations
vers Jane Street et d’autres sociétés de trading à haute fréquence. Si un
investisseur se présentait et déclarait vouloir acheter, disons, 100
millions de dollars d’un ETF composé d’actions indiennes, il était
dirigé vers Sam, qui lui donnait un prix. Pour déterminer ce prix, Sam
ne pouvait se contenter d’un simple calcul à partir du montant actuel
des actions – une fois qu’il avait compris desquelles il s’agissait – au
sein de l’ETF. Il avait besoin d’acheter des actions individuelles, et sa
demande faisait augmenter leur valeur d’un montant difficile à
connaître. Il lui fallait également s’acquitter de la taxe indienne sur les
transactions financières ; un autre chiffre dont il devait tenir compte.
La Bourse de Bombay n’ouvrait ses portes qu’à 9 heures 15, heure
locale, soit 23 heures 45, heure de New York. Jusqu’à son ouverture,
Sam ne pouvait pas acheter d’actions indiennes et restait exposé à
toute nouvelle susceptible d’affecter le marché. Il devait aussi tenir
compte de l’identité de l’acheteur final, car certains acheteurs étaient
susceptibles d’être mieux informés que lui sur les actions indiennes. Il
devait également envisager la possibilité qu’une ou plusieurs autres
sociétés de trading à haute fréquence sollicitées pour offrir ces actions
soient sur le point de devancer l’opération et de faire grimper les prix
des actions indiennes. En plus de tout cela, il avait peut-être quinze
secondes pour trouver un prix – bien que, s’il était chanceux, il aurait
un peu d’avance et peut-être quelques heures pour y réfléchir. Quoi
qu’il en soit, il était toujours en concurrence avec d’autres traders
voulant effectuer la même opération. Sur un marché donné, il n’y avait
jamais beaucoup de gras.
Ces trades d’ETF n’étaient donc pas sans risque. En règle générale,
Sam choisissait toujours quelle pièce de monnaie lestée jouer à pile ou
face. Et le monde réel vous offrait rarement des pièces largement
lestées en votre faveur. Jouer avec une pièce atterrissant à 80 % du bon
côté, ça n’existait pas. Si vous aviez de la chance, votre pièce
réussissait à 60 %, mais il était plus probable que vous passiez la
majeure partie de votre journée à lancer une pièce réussissant à 53 %.
Bien entendu, même une pièce de monnaie lestée en votre faveur
pouvait tomber du mauvais côté. Ainsi, vous pouviez bien effectuer
votre travail et perdre de l’argent en même temps. L’idée au cœur de
l’activité de Jane Street était de s’assurer qu’aucun lancer de pièce, ou
qu’aucun lanceur, n’ait un tel impact. Les 200 traders de l’entreprise
avaient tous une aptitude inhabituelle à identifier les pièces lestées.
Collectivement, ils jouaient à pile ou face des millions de fois par jour.
La loi des moyennes finirait par s’imposer. Mais Jane Street
connaissait toujours des journées, des semaines et même, quoique
rarement, des mois avec des pertes4. « Le plus gros risque était de ne
pas trouver assez de pièces à jouer », a exposé Sam.
Comme tous les investisseurs de Jane Street, Sam a toujours cherché
à automatiser ses décisions de trading. Comme l’a dit l’écrivain Byrne
Hobart, les opérateurs de cette société étaient engagés « dans un
processus constant de recherche et d’extension de la frontière
finançière la plus efficace, là où les ordinateurs peuvent remplacer les
humains. » L’activité du trader de Jane Street ne consistait pas
seulement à optimiser les marchés financiers, mais aussi à s’optimiser
lui-même, en concentrant son attention sur la décision la plus rentable
qu’il pouvait prendre. Apprenez à la machine à prendre certaines
décisions et vous deveniez assez libre d’aller chercher de nouvelles
pièces lestées à jouer. Pour donner davantage de pouvoir à la machine,
il suffisait d’identifier les tendances des marchés et de les capturer au
sein d’un code informatique. Ainsi, lorsque des professionnels vous
demandaient d’investir 100 millions de dollars dans un ETF indien,
vous n’aviez pas besoin de vous asseoir et de calculer les taxes sur les
transactions financières que vous auriez à payer, le degré de toxicité de
l’acheteur, ou même de combien le prix des différentes actions
indiennes était susceptible d’augmenter à l’ouverture du marché. À la
place, il suffisait d’appuyer sur un bouton pour que la machine prenne
une décision et que le trade ait lieu ou non.
Bien sûr, il fallait toujours garder un œil dessus. Si, par exemple,
une bombe nucléaire avait explosé à Bombay après la clôture de la
Bourse locale, vous ne voudriez pas qu’une machine préprogrammée
achète et vende des actions. Le trader de Jane Street considérait les
machines comme des bras robotisés ; elles permettaient de faire
beaucoup plus de choses qu’avec ses propres bras, mais il fallait
toujours y insérer les siens pour qu’elles fonctionnent. La plupart du
temps, les décisions de trading des machines étaient bien meilleures
que celles de l’Homme, surtout lorsqu’il n’avait que quinze secondes
pour les prendre. « Je me sentais le plus utile lorsque j’identifiais les
domaines qui n’avaient pas été automatisés, mais qui pouvaient l’être,
a déduit Sam. C’était mieux que les gens, parce que les gens devaient
le faire très vite. »
Jane Street a gagné de l’argent dans le secteur des sandwichs. Jane
Street a également gagné de l’argent en découvrant des modèles
statistiques que les autres acteurs du marché n’avaient pas remarqués.
Bien entendu, les traders ont toujours cherché des modèles que les
marchés ignoraient, et ce depuis toujours. La différence entre ce qui
s’est passé à Jane Street et ce qui a eu lieu, par exemple, dans une salle
des marchés de Wall Street, dans les années 1980, était plutôt une
histoire de degré que de nature. Les données avaient totalement
remplacé les sentiments. La procédure standard de l’entreprise
consistait à ce que les traders surveillent les machines du coin de l’œil
pendant qu’ils menaient de petits projets de recherche. (Le trading
sollicitait à peu près autant l’attention de Sam que les jeux vidéo le
feraient plus tard.) Un trader de l’International ETF desk5, par
exemple, pouvait commencer par poser la question suivante : lorsque
le prix du pétrole fluctue pendant les heures d’ouverture des marchés
américains, que se passe-t-il pour les ETF remplis d’actions
d’entreprises implantées dans les grands pays producteurs de pétrole,
dont les marchés sont fermés ? Si le prix du pétrole augmente à l’heure
du déjeuner à New York, les actions des entreprises nigérianes, par
exemple, suivront probablement cette hausse, malgré le fait que le
marché boursier nigérian est fermé. Toutefois, les ETF composés
d’actions nigérianes sont actifs et tradés sur les marchés boursiers
américains. Peut-être que ces ETF cotés aux États-Unis n’ont pas réagi
aussi rapidement qu’ils auraient dû le faire aux fluctuations du prix du
pétrole ? Peut-être est-il possible d’anticiper la hausse qui frappera
inévitablement les actions nigérianes, à l’ouverture de la Bourse du
Nigéria, le lendemain ? Peut-être que d’autres n’y ont pas pensé ? Il
n’y avait aucun moyen de répondre à ces questions sans procéder à une
étude de l’évolution historique des prix. Les traders de Jane Street
consacraient une grande partie de leur temps à ces projets de recherche
financière.
Gagner de l’argent ne suffisait pas pour un trader. Vous deviez être
en mesure d’expliquer pourquoi vous aviez gagné de l’argent. À Jane
Street, un grand trader n’était pas un grand trader s’il ne pouvait pas
expliquer pourquoi il était un grand trader… et pourquoi il existait de
très bons trades. Comme l’a déclaré un ancien opérateur : « Le but,
c’était… Pourquoi êtes-vous si génial… et comment les autres
peuvent-ils vous imiter ? Et si vous ne pouviez pas répondre à cette
question, ils commençaient à douter de vous. » Cependant, ces petits
projets de recherche n’avaient pas besoin de commencer avec dignité
par une théorie sur les raisons de l’inefficacité d’un marché. Souvent,
ils étaient entamés à la suite d’un événement étrange observé par le
trader, au cours de son activité. Par exemple, vous pouviez remarquer,
comme Sam l’avait fait un jour, qu’exactement douze heures après la
hausse du prix de certaines actions sud-coréennes à la Bourse de
Séoul, le coût de certaines autres actions japonaises augmentait à la
Bourse de Tokyo. À première vue, vous pourriez vous dire qu’il s’agit
d’une simple coïncidence. Mais non, car cela continue à se produire.
Vous fouillez alors de vieilles données et constatez que la même chose
se produit avec les mêmes catégories d’actions, depuis plusieurs mois.
Votre prochaine décision logique serait donc d’acheter des actions
japonaises dès que les sud-coréennes augmentent. Vous pourriez même
gagner de l’argent.
Mais vous n’auriez pas satisfait le système Jane Street, car vous
n’auriez pas été capable d’expliquer pourquoi les actions japonaises
augmentaient douze heures après les sud-coréennes. Il vous fallait
donc approfondir vos recherches, comme l’a fait Sam. Et c’est là qu’il
a découvert que les prix des ETF sud-coréens et japonais étaient
déterminés par un seul trader utilisant une banque allemande. Tous les
deux ou trois jours, le trader en question avait tout un tas d’ordres à
acheter, tant en Corée du Sud qu’au Japon. Il effectuait ses achats en
Corée du Sud avant de s’arrêter en fin de journée, et transmettait les
informations concernant le Japon à ses collègues asiatiques, qui s’en
chargeaient à leur réveil à Tokyo. Le trader de Jane Street pouvait
désormais se réjouir de la hausse de l’ETF sud-coréen et acheter l’ETF
japonais jusqu’à ce que l’Allemand meure, prenne sa retraite ou se
rende compte du coût de sa paresse.
Sam a identifié de nombreux trades dont le succès reposait sur
l’idiotie d’un autre opérateur ou d’un algorithme de trading. Des trades
à la Asher, en gros. Pendant deux semaines, tous les matins, le
principal indice boursier du Canada se comportait étrangement, à
l’ouverture. À 9 heures 30, il montait ou descendait avec une volatilité
inhabituelle, puis, à 9 heures 31, il revenait à son niveau antérieur. Et
non, ce n’est pas le comportement habituel d’un marché face à une
nouvelle. Il se passait quelque chose d’autre. Sam a fait des recherches
et a découvert qu’un mois plus tôt, quelqu’un avait effectué un trade
colossal, de la taille d’un contrat de plusieurs milliards de dollars, sur
les options de l’indice boursier canadien. L’investisseur qui l’avait fait
devait couvrir sa position chaque fois que le prix de l’indice canadien
évoluait. Pour ce faire, il avait codé un robot qui, sans réfléchir,
achetait l’indice canadien lorsqu’il était à la hausse et le vendait
lorsqu’il était à la baisse, provoquant ainsi une hausse ou une baisse
plus importante qu’elle ne l’aurait été autrement. Les jours où le
marché boursier canadien ouvrait à un prix supérieur à celui de la
veille, le robot achetait l’indice, ce qui faisait grimper son prix et
obligeait le robot à acheter encore plus. Et celui-ci faisait exactement
l’opposé lorsque l’indice ouvrait à un prix inférieur à celui de la veille.
Pendant deux semaines, le bureau de Sam a gagné une petite fortune
en vendant l’indice canadien après que le robot l’a acheté, et en
achetant l’indice canadien après que le robot l’a vendu, jusqu’à ce que
le trader qui avait créé le robot se rende compte de la situation et le
désactive. « Il s’agissait essentiellement de faire la rétro-ingénierie
d’un algo en bois créé par quelqu’un d’autre », a résumé Sam.
La recherche constante de modèles statistiques a donné lieu à toutes
sortes de découvertes étranges. Chaque fois que le Brésil gagnait un
match de Coupe du monde, le marché boursier brésilien s’effondrait
par exemple, parce que les gens pensaient qu’une victoire
augmenterait les chances de réélection de la présidente brésilienne,
Dilma Rousseff, perçue comme corrompue. Une estimation plus rapide
et plus précise des chances de l’équipe brésilienne, pour son prochain
match, vous permettait de jouer sur le marché boursier brésilien avec
une pièce lestée en votre faveur. Fin octobre 2016 – pour prendre un
autre exemple –, les marchés boursiers mondiaux fluctuaient, plutôt
clairement, en réaction à toute nouvelle semblant altérer les chances
d’élection de Donald Trump. À ce moment-là, l’élection à venir
semblait être la plus importante des temps modernes pour les marchés
financiers mondiaux. Les traders de l’International ETF desk de Jane
Street échangeaient des idées sur la meilleure manière de trader. Et
quelqu’un a souligné la lenteur, selon les normes du trading à haute
fréquence, avec laquelle les résultats électoraux impactent les marchés
financiers.
Sam a alors pris la tête de ce projet de recherche. Il n’existait pas de
système national normalisé pour rendre compte du vote lors d’une
élection présidentielle américaine. Cinquante États décidaient quand et
comment publier leurs données électorales. Certains progressaient plus
lentement que d’autres. D’aucuns disposaient de sites web adaptés à
l’agrégation des totaux, tandis que d’autres, non. « La plupart des États
avaient environ 17 sites web différents », a témoigné Sam. Même s’ils
faisaient preuve d’une efficacité maximale en matière de collecte des
données, il semblait probable qu’il y ait un décalage avant que les
résultats n’affectent les marchés financiers. « À Jane Street, presque
tout le monde s’est intuitivement dit la même chose, a expliqué Sam.
Cela serait surprenant que l’on n’y arrive pas. »
En d’autres termes, il serait étonnant que Jane Street n’apprenne pas
les résultats de l’élection présidentielle avant tous les acteurs des
marchés financiers, voire avant le monde entier. Après tout, les
marchés continuaient à suivre l’actualité de la même manière que le
grand public, en regardant John King sur CNN. John King n’avait pas
pour objectif de maximiser les rendements des traders à haute
fréquence. « Il y avait des publicités pour que John King ne s’inquiète
pas d’un retard de deux minutes, a déclaré Sam. En plus, il lui fallait
quinze secondes pour traverser la pièce jusqu’à sa carte. » Les
employés de Jane Street s’étaient tellement habitués à obtenir des
informations plus rapidement que les autres acteurs des marchés
financiers qu’ils ont supposé pouvoir également le faire sur les
marchés politiques.
En peu de temps, ils ont construit un modèle – semblable à ceux
utilisés par les réseaux d’information et le site web de prévisions
politiques Five-Thirty-Eight – pour donner du sens aux informations
qu’ils étaient sur le point de recueillir plus rapidement que quiconque.
Sam a recruté de jeunes traders venant d’autres bureaux pour qu’ils
deviennent des experts en données électorales locales. Pour chaque
État, il en a chargé un opérateur de Jane Street de trouver la source la
plus rapide de ces données. L’un d’eux a choisi le Michigan, un autre,
la Floride. Et ainsi de suite. Obtenir les données de vote plus
rapidement que tout le monde, supposaient Sam et ses collègues
traders de Jane Street, était la partie la plus difficile de l’équation. La
stratégie de trading intelligente semblait si évidente qu’ils n’y ont
même pas réfléchi. Dans les semaines qui ont précédé l’élection, une
tendance est apparue : partout, les marchés boursiers s’effondraient en
cas de bonnes nouvelles pour Trump, et augmentaient en cas de bonnes
nouvelles pour Clinton. Les « bonnes nouvelles » pour Trump se
révélaient en être de mauvaises, en particulier dans les marchés
émergents, comme le Mexique. La stratégie de trading de Jane Street
n’était pas si compliquée que cela. Ils recevraient les résultats du vote
avant tout le monde, ces données modifieraient le résultat de l’élection
dans un sens ou dans l’autre, puis ils achèteraient ou vendraient, en
conséquence, des actions américaines et des actions des marchés
émergents.
Dans la nuit du 8 novembre 2016, la machine conçue et supervisée
par Sam a fonctionné à merveille. Les traders de Jane Street ont, en
effet, réussi à prendre de l’avance sur CNN, parfois de quelques
secondes, généralement de quelques minutes et parfois de quelques
heures. « Trump à la hausse ! », criait un trader de Jane Street, tandis
qu’un autre se mettait alors à vendre des actions. Cinq minutes plus
tard, John King confirmait l’information et le marché évoluait.
Jane Street craignait que d’autres sociétés de trading à haute
fréquence ne fassent la même chose, mais au fil de la soirée, ces
inquiétudes se sont apaisées. « Les marchés évoluaient en fonction de
CNN, et non en fonction de nos données, a expliqué Sam. Nous étions
convaincus d’avoir de meilleures informations que le marché. Nous
avions l’impression que si quelqu’un d’autre faisait cela, il était très
petit. » Sept fois durant cette soirée, les résultats du vote ont fait
pencher la balance de 5 % dans un sens ou dans l’autre, et sept fois
Jane Street a devancé l’évolution du marché. Les résultats obtenus
dans le corridor de Floride ont été les plus spectaculaires. Après le
dépouillement des premiers votes, Clinton semblait avoir remporté la
Floride, et donc probablement l’élection. La Floride était si importante,
et son corridor s’était tellement prononcé en faveur de Trump, que
dans le modèle de Jane Street, cette région faisait passer ses chances de
remporter la présidence de 5 % à 60 %. « Nous avons vu le corridor de
Floride avant que John King ne le voie, a dit Sam. Nous avons même
eu le temps de paniquer, de penser qu’il devait y avoir une faute de
frappe, de voir qu’il n’y avait pas de faute de frappe et de dire : “Et
puis merde, vendons !” »
Lorsqu’ils avaient terminé, Jane Street avait parié plusieurs milliards
de dollars contre le S&P 500 et un quart de milliard environ contre les
marchés boursiers d’autres pays, en particulier le Mexique, dont
l’économie était la plus susceptible d’être endommagée par l’élection
de Trump. Vers une heure du matin, après vingt-quatre heures
palpitantes et sans interruption, Sam a quitté son bureau de trading
pour dormir un peu. Les marchés semblaient avoir pleinement digéré
la nouvelle de la victoire de Trump. Jane Street contemplait alors ce
qui était peut-être le trade le plus rentable de son histoire. « Ça a été la
journée la plus exaltante que j’aie jamais vécue à Jane Street », a lancé
Sam.
Trois heures plus tard, il est revenu pour constater que les marchés
avaient changé d’avis sur les effets probables de Donald Trump vis-à-
vis des marchés boursiers mondiaux. « C’était censé être
l’Armageddon, a dit Sam. Et peut-être que ça l’a été. Mais pas pour les
marchés américains. » Ces derniers s’étaient en fait redressés et la
plupart des paris de Jane Street étaient dirigés contre le marché
boursier américain. « Ce que nous considérions comme un bénéfice de
300 millions de dollars pour Jane Street s’était maintenant transformé
en une perte de 300 millions de dollars, a signalé Sam. Ce trade est
passé de l’opération la plus rentable à la pire opération de l’histoire de
Jane Street. » Par ailleurs, Donald Trump était désormais président des
États-Unis, ce qui ne plaisait ni à Sam, ni à toutes les personnes qu’il
connaissait dans l’entreprise. « L’univers nous a fait une cruelle
plaisanterie », a-t-il conclu.
Il a ensuite été frappé par ce que Jane Street a fait : pas grand-chose.
Il n’y a eu aucune analyse à froid avec tous les membres de la société.
Personne n’a été puni, ni même interrogé. Sam, d’une part, admirait la
façon dont l’entreprise faisait la différence entre le processus et le
résultat. Un mauvais résultat, en soi, ne suggère pas que quelqu’un ait
fait quelque chose de mal, tout comme un bon résultat n’indique pas
nécessairement l’inverse. « À Jane Street, les gens n’aimaient pas
vraiment critiquer les autres, a décrit Sam. Ils se demandaient : “Est-ce
que quelqu’un a fait quelque chose de contraire à ce qu’on lui a dit de
faire ?” Dès que la réponse était négative, ils se disaient que le PDG
lui-même pouvait tout aussi bien être le responsable. »
D’autre part, cette société de trading, opaque et secrète, avait été en
possession des résultats, avant tout le monde, de l’élection
présidentielle peut-être la plus importante des temps modernes, et elle
avait perdu une fortune. Avec le recul, ils ont passé trop de temps à
obtenir leurs informations et pas assez à réfléchir à la manière de les
utiliser. Ils avaient simplement supposé qu’une victoire de Trump
serait un désastre financier mondial. Avec le recul, l’opération qu’ils
auraient dû faire était évidente (avec le recul, cela l’est toujours) :
parier sur le fait que les dommages causés aux petits marchés étrangers
seraient plus importants que ceux encaissés par les marchés
américains. Ils auraient dû acheter des parts du S&P 500 et vendre
davantage d’actions appartenant, par exemple, au marché boursier
mexicain. « Il y avait un très bon trade à faire, mais nous nous sommes
plantés, s’est désolé Sam. Selon moi, la conclusion de l’analyse à froid
aurait dû être : “On a presque réussi.” Tout ce à quoi nous avons
beaucoup réfléchi, nous l’avons très bien fait. »
Au lieu d’essayer de comprendre comment ils pourraient mieux
faire cette opération la prochaine fois, les patrons de Jane Street ont
décidé qu’ils avaient commis une erreur en essayant de la mener. « Ils
se disaient… Nous n’avons aucun talent pour ça, et donc nous ne le
ferons pas et nous ne parlerons plus d’opérations électorales pendant
un certain temps, jusqu’à ce que cela ne soit plus gravé dans nos
mémoires. » Un langage qui a gêné Sam. Il a alors commencé à se
demander si Jane Street était réellement conçue pour maximiser sa
valeur attendue.
Il est frappant de constater que peu de personnes ont quitté Jane
Street pour d’autres sociétés de Wall Street, ou même pour autre chose.
« Lorsqu’un des employés les plus expérimentés est parti chez un
concurrent, ils ont tous pleuré et bu des verres ensemble parce qu’ils
étaient tous traumatisés », a raconté Sam. L’entreprise attirait de jeunes
gens qui, à n’importe quel autre moment de l’histoire de l’humanité,
n’auraient probablement pas trouvé le chemin de Wall Street, et elle les
intéressait, les motivait et les payait suffisamment pour qu’ils ne
puissent pas s’imaginer faire autre chose de leur vie que de réaliser du
trading pour Jane Street. Ils ont transformé des matheux en geeks de la
finance, sans aucune perte évidente en matière de bonheur humain.
Même les employés qui n’étaient pas très bons dans leur travail
conservaient leur poste et avaient l’impression de faire partie de
l’entreprise. « Jane Street ne licenciait jamais personne, a indiqué Sam.
Il était moins coûteux de les payer à ne rien faire que de les laisser
partager nos secrets avec un concurrent. »
L’entreprise s’était pliée en quatre pour rendre Sam heureux. Ils
avaient interviewé ses deux amis les plus proches, qu’il s’était faits au
MIT, et avaient embauché l’un d’entre eux. Ils avaient même
embauché le jeune frère de Sam, Gabe, qui venait de commencer à
travailler dans la salle des marchés de Jane Street. Ils ont permis à Sam
de jouer un rôle central dans l’élaboration et la réalisation d’un trade –
celui lié à l’élection présidentielle de 2016 – qui a fait perdre à la
société plus d’argent que n’importe quelle autre opération qu’elle ait
entreprise, sans que personne ne lui dise un seul mot de travers. Lors
de ses évaluations annuelles, ses patrons lui faisaient savoir qu’ils
l’avaient placé en tête de sa promotion à Jane Street. Il n’était pas
l’employé le plus rentable de la société, mais il était encore jeune et se
débrouillait très bien. Ils l’avaient payé 300 000 dollars après sa
première année, 600 000 après sa deuxième année et, après la
troisième, alors qu’il avait 25 ans, ils étaient sur le point de lui
accorder un bonus d’un million de dollars. Dans ses évaluations, Sam
insistait auprès de ses patrons pour qu’ils lui brossent un tableau de
son avenir financier à Jane Street. Celui-ci dépendrait, bien sûr, des
performances globales de Jane Street, mais au bout de dix ans, s’il
continuait sur la même lancée, il gagnerait entre 15 et 75 millions de
dollars par an. « L’objectif de Jane Street était de rendre les gens si
heureux qu’ils ne partiraient pas », a dit un ancien trader.
Et pourtant, Sam n’était pas heureux. Son malheur n’était pas une
simple affaire. Il était malheureux de tant de façons qu’il lui aurait été
utile d’inventer de nouveaux mots pour décrire cette émotion, à l’instar
des Inuits qui sont supposés avoir créé toutes sortes de mots pour
désigner la glace. De temps en temps, généralement sous sa douche,
les pensées de Sam sur lui-même et sur sa situation se réunissaient et il
les écrivait. Le ton de ces écrits privés, dans lesquels il se présente en
quelque sorte à lui-même, était très différent de celui avec lequel il se
présentait aux autres. « Je ne ressens aucun plaisir, a-t-il écrit un jour, à
la fin de sa carrière à Jane Street. Je ne ressens aucun bonheur. Pour
une raison ou une autre, le circuit de récompense mis en place dans
mon cerveau n’a jamais fonctionné. Les moments les plus forts et les
plus fiers se succèdent, mais je ne ressens rien d’autre qu’un espace
vide douloureux, dans mon cerveau, où devrait se trouver le bonheur. »
Il était conscient qu’il devrait être reconnaissant envers Jane Street
pour avoir trouvé en lui un talent que personne d’autre n’avait identifié
auparavant, mais il savait aussi qu’il ne l’était pas vraiment. « Pour
être complètement reconnaissant, il faut le ressentir dans son cœur,
dans son estomac, dans sa tête – une poussée de plaisir, d’affinité, de
gratitude, a-t-il écrit. Et je ne ressens pas ces choses. Je ne ressens rien,
ou du moins rien de positif. Je ne ressens ni plaisir, ni amour, ni fierté,
ni dévouement. Je sens la gêne de l’instant s’emparer de moi. Je sens
une pression qui me pousse à réagir de manière appropriée, pour
montrer que je les aime aussi. Mais je ne le fais pas, parce que je ne
peux pas. »
Jane Street était la seule institution où Sam n’a jamais été
désapprouvé à quelque niveau que ce soit. Il était entouré toute la
journée de centaines de personnes unies par un objectif commun, celui
de jouer au meilleur jeu de société jamais créé. Et pourtant, il se sentait
toujours coupé des autres. Il avait appris à simuler des réponses à ce
que ses interlocuteurs venaient de faire ou de dire, afin qu’ils puissent
mieux le comprendre. Tout ce qu’il avait fait, c’était de créer un
meilleur masque. Un stratège apparemment utile, mais qui rendait
peut-être encore plus difficile, pour les autres, de savoir ce qui se
passait réellement en lui. « J’apprécie mes collègues, a-t-il écrit, mais
ils ne montrent aucun intérêt pour la personne que je suis vraiment,
pour les pensées que je retiens. Plus j’essaie de rendre nos amitiés
honnêtes, plus elles s’étiolent. Personne n’est curieux. Personne ne se
soucie, réellement, du Sam qui existe en moi. Ils s’intéressent au Sam
qu’ils voient et à ce qu’il représente pour eux. Mais ils ne semblent pas
comprendre qui est ce Sam… un produit cognitif que je les autorise à
voir et à entendre. Mon vrai compte Twitter. »
Il se considérait comme une machine à penser plutôt qu’à ressentir,
une personne qui réfléchissait pour ensuite agir. Sur ce point, il n’avait
pas tout à fait tort. Les grands changements qu’il a opérés dans sa vie
ont généralement eu lieu après qu’une autre personne lui a présenté un
argument qu’il ne pouvait pas réfuter. Quelques jours après son arrivée
au MIT, par exemple, il avait rencontré un autre étudiant de première
année, Adam Yedidia, l’ami que Jane Street a finalement embauché. Ils
en sont arrivés à une conversation sur l’utilitarisme. Sam soutenait que
c’était la seule philosophie sensée qui existait, et que la principale
raison pour laquelle les gens ne le voyaient pas était la peur de ce à
quoi cela les mènerait. (« Ce qui effraie le plus les gens à propos de
l’utilitarisme, c’est qu’il encourage l’altruisme. ») Adam avait écouté
Sam parler de ses croyances jusqu’à ce qu’il finisse par dire : « Si tu
croyais vraiment à tout cela, tu ne mangerais pas de viande. Peu
d’efforts pour toi, mais beaucoup de souffrances en moins. » Sam
souhaitait très sincèrement réduire la souffrance dans le monde. Sam
aimait aussi le poulet frit, mais ce n’était pas un argument possible.
« Ce qu’il m’a dit me trottait dans la tête, mais je l’évitais à cause
d’une pensée que je ne voulais pas avoir, a déclaré Sam. La pensée
était la suivante : Je passe trente minutes à déguster du poulet et le
poulet endure cinq semaines de torture. » Il n’y avait rien d’autre à
faire que de changer son alimentation, et c’est ce qu’il a fait. « Il y a
des végétariens qui font attention quand ils le veulent, et d’autres qui
sont très sérieux. Sam, lui, était un vrai de vrai, a témoigné Adam. Il
est rare de changer quelque chose aussi rapidement quand c’est
difficile. »
Un fait similaire était arrivé à Sam après sa rencontre avec Will
MacAskill. L’argument du philosophe d’Oxford apparaissait, selon
Sam, comme tout simplement le bon. Il avait déjà décidé depuis
longtemps qu’une personne devait juger sa vie selon ses conséquences.
MacAskill avait rendu ces conséquences à la fois dramatiques et
quantifiables : maximiser le nombre de vies que l’on peut sauver. Sam
avait immédiatement adhéré au projet. « Notre conversation a été très
rapide et très concrète, a indiqué Sam. Ce qu’il m’a dit m’a semblé
tout à fait juste. Cela m’a donné une nouvelle ligne de conduite. Il y a
des choses concrètes à faire. Que je peux faire. Que d’autres aussi
peuvent faire. » Trois ans après son début de carrière à Jane Street, il
était toujours aussi décidé à générer autant d’argent que possible et à le
canaliser vers des associations qui sauveraient le plus efficacement des
vies. Il avait donné la majeure partie de l’argent qu’il avait gagné dans
les salles de marchés à trois organisations caritatives identifiées par les
philosophes d’Oxford comme étant particulièrement efficaces. (Deux
de ces organisations caritatives – 80,000 Hours et Centre for Effective
Altruism – avaient été créées par les philosophes d’Oxford eux-
mêmes. La troisième était The Humane League.)
Et pourtant, d’une manière ou d’une autre, Sam avait consacré sa vie
à maximiser le bonheur d’autrui sans connaître le sien. Entre l’été
2014, date de ses débuts à Jane Street, et l’été 2017, il n’avait pris
aucune vacance. Il avait en fait travaillé dix jours lorsque les marchés
américains étaient fermés – les marchés étrangers étaient tout
particulièrement actifs lorsque les traders américains n’étaient pas
attentifs – et avait donc, selon les livres de Jane Street, un solde de
jours de congé négatif. Dans la salle des marchés, il s’était posé une
question : quelle est la probabilité pour que cet emploi que j’ai trouvé
par hasard me permette d’atteindre ma plus haute valeur ?
Invraisemblable, pensait-il, à première vue. Il avait même dressé une
liste de choses qu’il pourrait faire en dehors de trades pour Jane
Street : travailler dans la politique, écrire dans un journal, promouvoir
l’altruisme efficace, créer une sorte d’entreprise technologique (même
si je n’ai encore aucune idée), me lancer dans le trading à mon propre
compte. « Je m’étais trouvé une dizaine d’options, s’est souvenu Sam.
J’ai essayé d’estimer la valeur attendue de chacune d’entre elles, et
elles étaient toutes très similaires. Le choix entre Jane Street et
n’importe laquelle de ces options était serré, mais le choix entre Jane
Street et toutes ces options ne l’était pas. Je me demandais : “Quelle
est la probabilité pour que Jane Street soit la meilleure option ?”
Faible. Mais il était clair que je ne trouverais pas de solution en restant
à Jane Street. Le seul moyen d’y arriver était de tout essayer et de voir
par moi-même. »
À la fin de l’été 2017, il a finalement pris des vacances. Une fois
qu’il s’est retrouvé libre d’expérimenter, il lui a fallu peu de temps
pour voir que l’une des options de sa liste n’était pas comme les autres.
En 2017, les cryptomonnaies étaient passées du statut de loisir
bizarroïde pour lequel il n’avait aucun intérêt à celui de marché
financier semi-sérieux, entièrement séparé des autres. Cette année-là
seulement, la valeur de toutes les cryptomonnaies a explosé, passant de
15 à 760 milliards de dollars. Jane Street ne tradait pas de
cryptomonnaies. Et pour autant que Sam ait pu le constater, aucune
autre société de trading à haute fréquence ne le faisait non plus. Jane
Street était si méfiante à l’égard des cryptomonnaies qu’elle
n’autorisait même pas ses opérateurs à les trader sur leurs comptes
personnels. (Sam avait demandé.) Pourtant, chaque jour, environ 1
milliard de dollars en cryptomonnaies étaient tradées, d’une manière si
primitive que l’on aurait pu croire que le trading à haute fréquence
n’avait jamais été inventé.
Sam a donc réalisé un calcul de coin de table : s’il parvenait à
conquérir 5 % de l’ensemble du marché (un chiffre modeste, selon les
critères de Jane Street), il pourrait gagner 1 million de dollars par jour,
voire plus. Le marché n’étant jamais fermé, cela entraînerait des
bénéfices d’au moins 365 millions de dollars par an. « C’était mon
estimation approximative, a-t-il précisé. Cela semblait fou. Donc je l’ai
divisée par dix. Et je me suis arrêté à 30 millions par an. Mais j’étais
gêné de montrer ce chiffre aux autres. Ils m’auraient dit : “Va te faire
foutre, Sam.” »
Il ne se sentait pourtant pas si gêné que ça. Avant de retourner à Jane
Street pour quitter son emploi, il a parlé à son ami de l’université qui
l’avait incité à renoncer à la viande. « Sam ne ressemblait à personne
d’autre, car lorsqu’il exprimait son opinion, il le faisait exactement
avec son niveau de confiance en lui, qui était souvent très élevé, s’est
souvenu Adam Yedidia. Avant de quitter Jane Street, il a avancé avec
le même genre de confiance : “Je pourrais gagner 1 milliard de
dollars.” Et je lui ai répondu : “Tu ne vas pas gagner 1 milliard de
dollars.” »
ACTE II
CHAPITRE 5

QUE PENSER DE BOB

Il n’a fallu que quelques semaines de travail à Sam pour que


Caroline Ellison appelle sa mère et lui dise en sanglotant qu’elle venait
de faire la plus grosse erreur de sa vie. Elle avait rencontré Sam pour la
première fois à Jane Street, au cours de l’été précédant sa dernière
année à Stanford, après qu’il a été chargé d’enseigner à sa classe de
stagiaires comment trader. « J’étais en quelque sorte terrifiée par lui »,
a-t-elle confié. Comme Sam, elle était l’enfant d’universitaires – son
père, Glenn Ellison, avait dirigé le département d’économie du
MIT. Comme Sam, les mathématiques avaient joué un rôle important
dans sa vie – elle avait entendu parler de Jane Street pour la première
fois lors des concours de mathématiques que la société avait organisés
pour rencontrer des jeunes comme elle. À l’instar de Sam, elle avait
découvert l’altruisme efficace à l’université et y avait trouvé une raison
d’être intellectuellement cohérente. Peut-être encore plus que Sam, elle
avait laissé les mathématiques l’entraîner vers un lieu vertueux.
« J’étais attirée par les gens qui réfléchissaient à ce qu’il fallait faire
d’une manière quantitative et rigoureuse, a-t-elle présenté. Avant cela,
je ne pense pas que j’avais vraiment envie de faire du bien dans ce
monde. »
Et comme Sam, elle avait été engagée par Jane Street en tant que
trader à plein temps. Mais contrairement à lui, elle n’était pas sûre
d’elle et se laissait influencer par les opinions des autres, en particulier
des hommes qu’elle fréquentait. De même, elle voulait une vie
normale, avec des sentiments, des enfants et peut-être même un SUV
pour les balader. Après un an à Jane Street, elle sentait qu’elle était au
mieux « moyenne » dans son métier et que, de toute façon, elle ne
partageait ni le sentiment de Sam pour l’endroit, ni son fanatisme pour
le travail. « Je me suis sentie, comment dire, quelque peu insatisfaite,
a-t-elle témoigné. Il me manquait quelque chose. Je n’étais pas sûre de
faire tant de bien que cela. » Parallèlement, elle a commencé à nouer
des liens troublants, à la fois pleins de promesses et dépourvus
d’espoir, avec un autre trader de Jane Street, Eric Mannes. « Repenser
à ma relation avec Eric Mannes me met vraiment mal à l’aise », a-t-
elle écrit, plus tard, afin d’essayer d’expliquer son parcours
émotionnel, qu’elle a réduit à une série de puces parce qu’elle
s’adressait à Sam et à sa capacité d’attention toute particulière :

• Il m’a dit qu’il ne serait probablement jamais


amoureux de moi.
• Cela m’a rendu très triste et mal à l’aise.
• Je ne voulais pas qu’il sache à quel point je me
sentais mal, car je craignais qu’il ne rompe avec moi.
• J’ai donc caché mes sentiments et essayé de me
montrer joyeuse, détendue et tout.
• J’ai essayé d’éviter de parler ou de penser aux choses
qui me mettaient mal à l’aise.
• Par exemple, entendre parler de ses ex me rendait
jalouse et me faisait perdre confiance en moi, et donc,
je ne posais jamais de questions à leur sujet.

« Avec Eric, j’avais l’impression que s’il me connaissait vraiment, il


me quitterait, et j’avais donc besoin de me cacher », a-telle ajouté.
À l’automne 2017, Jane Street l’avait renvoyée à Stanford, pour
recruter, dans le milieu du trading à haute fréquence, les amis matheux
qu’elle avait laissés derrière elle. Dès son arrivée, elle avait appelé
Sam et demandé à le rencontrer. Autour d’un café à Berkeley1, Sam
n’a rien dit de ce qu’il avait l’intention de faire. « C’était du genre : “Je
travaille sur quelque chose de secret et je ne peux pas en parler”, s’est
souvenue Caroline. Il était inquiet à l’idée de recruter des traders de
Jane Street. Mais après avoir bavardé un petit moment, il m’a dit :
“Enfin, peut-être que je peux te le dire.” » À la fin de leur
conversation, Caroline a estimé qu’elle devrait peut-être quitter Jane
Street et rejoindre la société de trading de cryptomonnaies que Sam
était en train de créer secrètement. Le travail lui semblait familier,
puisque les recherches qu’elle faisait pour Jane Street, elle n’aurait
plus qu’à les faire pour le nouveau fonds quantique de Sam. Elle
poserait des questions telles que : le coût du bitcoin varie-t-il de
manière significative en fonction de l’heure de la journée ? Ou :
comment le prix du bitcoin évolue-t-il par rapport aux prix de tous les
autres coins ? Cependant, l’objectif sous-jacent du travail serait
entièrement différent, car elle ne traiterait qu’avec d’autres altruistes
efficaces. Jane Street, comme le disait Sam, était « juste un endroit où
les gens viennent travailler chaque jour pour jouer à des jeux et
augmenter le montant qui existe sur leur compte en banque, parce que,
putain de merde, que vont-ils bien foutre d’autre de leur vie ? »
Alameda Research, nom qu’il avait donné à sa nouvelle entreprise,
allait être différente : un navire conçu pour sauver un maximum de
vies.

Caroline a dit à Sam qu’elle devait y réfléchir. « Réfléchir »


impliquait de retourner à Jane Street et de demander une dernière fois
à Eric Mannes s’il l’aimait. Il s’est avéré qu’Eric Mannes ne l’aimait
pas, ce qui, malgré la tristesse de la chose, a permis à Caroline de
quitter Jane Street et de rejoindre Alameda Research.
Ce départ n’a pas été aussi facile que Caroline l’avait pensé. Les
traders de première année que la société venait de payer 200 000
dollars ne démissionnaient tout simplement pas, surtout pour rejoindre
une start-up de pacotille. Caroline a senti, à juste titre, que son départ
avait alerté Jane Street d’une nouvelle menace. Jane Street et les autres
sociétés de trading à haute fréquence avaient pêché des recrues dans
les mêmes étangs où Will MacAskill et les autres philosophes
d’Oxford avaient pêché des altruistes efficaces. Les personnes
capables de calculer la valeur attendue de paris financiers complexes
étaient les mêmes que celles qui croyaient pouvoir calculer la valeur
attendue de leur vie entière. Selon les critères de Wall Street, Jane
Street n’était pas un lieu où l’avidité régnait. Ses dirigeants ne faisaient
pas étalage de leur richesse comme aimaient le faire les fondateurs
d’autres sociétés de trading à haute fréquence. Ils n’achetaient pas
d’équipes de sport professionnel et ne jetaient pas leur argent aux
écoles de l’Ivy League pour que des bâtiments portent leur nom. Ils
n’étaient pas opposés à l’idée de sauver quelques vies. Mais Jane
Street demeurait toujours à Wall Street. Pour survivre, elle avait besoin
que ses employés soient attachés à leurs primes annuelles et
s’habituent à leurs appartements de cinq chambres à Manhattan et à
leurs maisons d’été tranquilles et discrètes dans les Hampton.
L’afflux d’altruistes efficaces dans la société était inquiétant. Ces
personnes sont arrivées avec leur propre système de valeurs. Elles
étaient profondément attachées à autre chose qu’à Jane Street. Elles
n’avaient pas la même relation avec l’argent que les gens de Wall
Street. Elles ne se souciaient pas de leurs primes comme les gens de
Wall Street étaient censés le faire. Sam Bankman-Fried avait pu quitter
son emploi lucratif à Jane Street pour un projet farfelu visant à gagner
encore plus d’argent par ses propres moyens, tout ça parce qu’il n’avait
pas d’attaches matérielles. « Cela n’allait pas affecter son style de vie,
car il n’avait pas de style de vie », a dit un ancien trader de Jane Street.
Caroline était la deuxième altruiste efficace à quitter le bureau new-
yorkais de Jane Street en l’espace de quelques mois, en leur disant
qu’elle partait pour maximiser sa valeur attendue. Cette fois-ci, ils
étaient prêts. Son supérieur, un associé de Jane Street, l’a convoquée
dans son bureau. « Il était furieux, a-t-elle décrit. Complètement
froid. » Il a ensuite commencé à remettre en question ses croyances les
plus profondes. « L’altruisme efficace n’a aucun sens », a-t-il nié,
avant d’exposer les nombreuses choses insensées qui le caractérisent :
(1) il n’existe aucun moyen précis de mesurer les conséquences dans
un avenir lointain de vos actions présentes ; (2) si une telle mesure
existait, elle serait probablement mieux utilisée par le marché ; (3)
personne ne vous paierait autant que Jane Street, ce qui signifie que
votre valeur la plus élevée se trouve chez Jane Street. Et ainsi de suite.
C’était une première : une société de trading de Wall Street dont
l’activité reposait sur sa capacité à recruter les esprits mathématiques
les plus brillants était désormais contrainte de présenter des arguments
sur les limites des mathématiques dans la vie. « J’ai eu une
conversation d’une heure avec l’associé qui essayait de me convaincre
de rester parce que l’utilitarisme était une philosophie défectueuse,
s’est souvenue Caroline. Je me suis dit : “Ce n’est pas quelque chose
que nous allons résoudre en une heure.” »
Elle a été surprise par le manque d’empathie de l’associé lorsque
son argument n’a pas eu l’effet qu’il imaginait. « Une fois qu’il a vu
que je n’allais pas changer d’avis sur l’utilitarisme, mes affaires se sont
retrouvées dans une boîte », s’est-elle remémorée. Personne dans la
salle des marchés ne lui a offert ne serait-ce qu’une accolade. Avec son
carton rempli d’objets, Caroline Ellison est sortie dans les rues du sud
de Manhattan. Une fois sur place et livrée à elle-même, sa première
pensée a été la suivante : Mon Dieu, quelle erreur j’ai faite !
Mais cette pensée est vite passée. En mars 2018, elle a déménagé
dans la région de la baie et a pris du temps pour elle avant de rejoindre
son nouveau poste. Sur son blog, elle a décrit son sentiment de
libération.

Moi, après avoir séjourné une semaine dans la région de


la baie : la monogamie est sans espoir et à l’agonie.
Autant m’offrir sur un plateau à des mâles alpha
pendant que je suis encore assez jeune/canon et que je
congèle mes ovules pour plus tard.

Fin mars, elle a commencé à travailler. La situation à l’intérieur


d’Alameda Research n’était pas du tout celle que Sam avait laissée
entendre. Il avait recruté une vingtaine d’altruistes efficaces, la plupart
âgés d’une vingtaine d’années, et tous, sauf un, sans expérience sur les
marchés financiers. La plupart d’entre eux ne connaissaient pas les
cryptomonnaies et ne s’en souciaient pas. Ils avaient simplement cru à
l’argument de Sam selon lequel il s’agissait d’un marché
incroyablement inefficace sur lequel ils pourraient utiliser son
approche du trading à la Jane Street pour gagner des milliards. Ils
vivaient désormais tous dans le monde de Sam et ne cachaient pas leur
malheur. « Il était exigeant et s’attendait à ce que tout le monde
travaille dix-huit heures par jour et renonce à toute vie normale, alors
qu’il ne venait pas aux réunions, ne prenait pas de douche pendant des
semaines, ne rangeait et ne jetait rien autour de lui, et s’endormait à
son bureau », a raconté Tara Mac Aulay, une jeune mathématicienne
australienne qui, en théorie, dirigeait l’entreprise avec Sam. « Il ne
faisait aucun effet de management et pensait que si les gens avaient des
questions, ils n’avaient qu’à les lui poser. Ensuite, lorsqu’il était en
tête-à-tête avec les gens, il jouait à des jeux vidéo. »
Les finances de l’entreprise étaient déjà en plein chaos. Ils avaient
commencé petit, quelques mois auparavant, avec le demi-million
restant après impôts du bonus de Sam à Jane Street, mais en ces
quelques mois, ils avaient persuadé d’autres altruistes efficaces, plus
riches, de leur prêter 170 millions de dollars pour trader des
cryptomonnaies. Ils avaient déjà perdu des millions, mais personne ne
pouvait dire combien avec certitude. En février, leur système de
trading perdait un demi-million de dollars par jour. En plus de ces
pertes, des millions supplémentaires se sont tout simplement
volatilisés. Personne ne semblait savoir où était passé l’argent, et les
employés étaient en pleine panique. « Ce n’est pas la quasi-totalité de
l’équipe dirigeante qui voulait partir, a déclaré Ben West, l’un de ses
cinq membres. C’était son intégralité. » Les quatre autres ont tenu une
série de réunions de plus en plus tendues avec Sam. Dans la première,
Ben a demandé à Sam quel était le rôle idéal qu’il souhaitait jouer dans
l’entreprise. « Il a répondu qu’il se voyait comme le centre cérébral,
l’araignée au cœur de la toile, s’est souvenu Ben. Les gens venaient lui
proposer des idées et il décidait si elles étaient bonnes ou non. » Sam
considérait que son travail consistait à écouter ce que les autres avaient
à dire, et pourtant, les membres de l’équipe dirigeante, ainsi que
presque tous les autres employés, avaient l’impression qu’il n’écoutait
pas un mot de ce qu’ils racontaient.
Au milieu de cette agitation, Sam vivait dans ce qui semblait être sa
propre réalité. Son attitude à l’égard de l’argent disparu était la
suivante : « Ma foi, on le retrouvera probablement quelque part. Alors,
mettons-nous à trader, putain ! » Son premier système de trading
automatisé perdait de l’argent à une vitesse alarmante, mais il en a créé
un autre, censé être meilleur. Modelbot, c’est ainsi qu’on l’appelait.
Modelbot avait été programmé pour parcourir les plateformes
d’échange de cryptomonnaies du monde entier à la recherche
d’inefficacités à exploiter. S’il était possible, ne serait-ce que pendant
quelques secondes, d’acheter des bitcoins sur une plateforme
d’échange singapourienne pour 7 900 dollars et de les vendre pour
7 920 sur une plateforme d’échange japonaise, Modelbot le faisait
encore et encore, des milliers de fois par seconde. Mais cet exemple
donne l’impression que Modelbot était plus simple qu’il ne l’était.
Modelbot était programmé pour trader environ 500 coins différents sur
une trentaine de plateformes d’échange de cryptomonnaies, la plupart
en Asie, et toutes non réglementées. L’explosion de la cryptomonnaie
au cours de l’année précédente, tel un bulbe de tulipe, avait encouragé
la création de centaines de nouveaux coins. Modelbot ne faisait pas de
distinction entre les cryptomonnaies les plus connues, comme le
bitcoin et l’éther, le token de la blockchain Ethereum, et les
cryptomonnaies dites de merde qui n’étaient pratiquement pas tradées,
comme Sexcoin, PUT-in-Coin et Hot Potato Coin2. Modelbot se
contentait de rechercher tous les coins qu’il pouvait acheter à un
certain prix, à un endroit, et vendre à un prix plus élevé, à un autre
endroit.
Modelbot était peut-être le principal point de désaccord entre Sam et
son équipe dirigeante. Le fantasme de Sam était d’appuyer sur un
bouton, comme s’il libérait le Kraken, et de laisser Modelbot tourner et
trier les marchés cryptographiques vingt quatre heures sur vingt-
quatre, et sept jours sur sept. Il n’avait pas pu laisser Modelbot se
déchaîner comme il l’aurait voulu, car presque tous les autres êtres
humains à l’intérieur d’Alameda Research faisaient tout ce qu’ils
pouvaient pour l’en empêcher. « Il était tout à fait possible de perdre
tout notre argent en une heure », a déclaré l’un d’entre eux. Cent
soixante-dix millions de dollars censés être consacrés à l’altruisme
efficace pouvaient tout simplement disparaître. Cette pensée terrifiait
les quatre autres personnes en charge d’Alameda Research. Un soir,
Tara s’est vivement disputée avec Sam jusqu’à ce qu’il cède et accepte
ce qu’elle considérait comme un compromis raisonnable : il pouvait
allumer Modelbot tant que lui et au moins une autre personne étaient
présents pour observer, et s’il promettait de l’éteindre quand la société
commençait à perdre de l’argent. « J’ai donc dit : “Parfait, je rentre
chez moi pour dormir un peu”, et dès que je suis partie, Sam l’a allumé
et s’est endormi », s’est souvenue Tara. À partir de ce moment, toute
l’équipe dirigeante a renoncé à faire confiance à Sam.
Dès ses débuts, Caroline a entendu les détails sanglants partagés par
les partenaires mécontents de Sam. « Ils m’ont dit : “Il faut que tu
saches, pour ton propre bien, qu’il y a des problèmes ici.” », s’est-elle
souvenue plus tard. À la fin de la deuxième semaine de Caroline,
l’équipe dirigeante a convoqué une réunion pour annoncer qu’ils
avaient persuadé les altruistes efficaces qui leur avaient prêté les 170
millions de dollars d’en exiger la restitution, ce qui signifiait que dans
quelques semaines, Alameda Research n’aurait plus d’argent avec
lequel trader. Caroline ne savait qui croire. Elle s’était sentie trompée
par les propos de Sam, qui ne l’avait pas avertie de la mauvaise
ambiance qui régnait à Alameda Research avant qu’elle ne quitte son
emploi à Jane Street. Et pourtant, elle ne connaissait aucune de ces
personnes. Elle croyait connaître Sam, mais elle pensait aussi que si
toute la direction parlait de démissionner en signe de protestation et
que les investisseurs récupéraient leur argent, quelqu’un devait savoir
des choses sur Sam qu’elle ignorait. C’est à ce moment-là que
Caroline a appelé sa mère et a pleuré.

La société n’était même pas l’idée de Sam, mais celle de Tara, qui
dirigeait le Centre for Effective Altruism, à Berkeley. Sam, lui, alors
qu’il travaillait encore à Jane Street, était devenu l’un de ses plus gros
donateurs. Tout au long du printemps et de l’été 2017, ils n’ont cessé
de se téléphoner. À un moment donné, Sam a révélé son intérêt
romantique pour elle ; à un autre, Tara a révélé qu’elle tradait des
cryptomonnaies sur son compte personnel. Tara ne ressemblait en rien
à un trader de cryptomonnaies. En effet, avant de diriger le Centre for
Effective Altruism, elle avait modélisé la demande de produits
pharmaceutiques pour la Croix-Rouge. Elle n’avait pas d’expérience
dans la finance et pas d’argent à proprement parler, et pourtant elle
générait des dizaines de milliers de dollars de bénéfice en tradant des
cryptomonnaies. Plus Sam parlait avec Tara, plus il s’intéressait, à elle
non plus par attrait romantique, mais pour ses talents dans le domaine
du trading. Tara ne se contentait pas d’acheter des bitcoins et de voir
leur taux grimper. Elle exploitait les mêmes types d’inefficace sur le
marché des cryptomonnaies qui, pour l’être sur d’autres marchés
financiers, nécessitaient le talent, la rapidité et l’expertise de Jane
Street.
Sam lui a envoyé un chèque de 50 000 dollars, sans condition, pour
qu’elle puisse augmenter le montant de ses mises. Elle ne l’a jamais
encaissé. L’argent la mettait mal à l’aise, mais pas parce qu’il venait de
Sam. « Je n’arrêtais pas de me dire : “Et si tout cela n’avait été que de
la chance ?” », s’est souvenue Tara. Sam a fini par la rassurer en
calculant à quel point il était statistiquement improbable que son taux
de réussite soit dû à la chance. Les trades de Tara étaient en quelque
sorte les mêmes que ceux de Jane Street, des paris sur les valeurs
relatives des différents coins. Son succès a conduit Sam à croire
secrètement qu’il pourrait gagner 1 milliard de dollars en créant un
fonds spéculatif pour trader des cryptomonnaies de la même manière
que Jane Street tradait tout le reste.
Mais il ne pouvait pas le faire seul. Le trading de cryptomonnaies ne
s’arrêtait jamais. Pour avoir deux personnes éveillées vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, il lui fallait embaucher au
moins cinq autres traders. Il aurait également besoin de programmeurs
pour transformer les idées des traders en code, afin d’automatiser et
d’accélérer leurs opérations. Tara avait jusque-là effectué une poignée
de trades par semaine sur son ordinateur portable ; ce que Sam avait en
tête, c’était une armée de robots effectuant 1 million de transactions
par jour. Il devrait embaucher des personnes à faible QI pour s’occuper
des tâches ennuyeuses, comme trouver des locaux commerciaux,
acheter de la nourriture pour les traders, payer les charges et
probablement beaucoup d’autres choses auxquelles il n’avait pas
encore pensé.
Son accès à un groupe d’altruistes efficaces et volontaires était son
arme secrète. Sam ne connaissait pratiquement rien à la
cryptomonnaie, mais il savait à quel point il était facile de la voler.
Toute personne qui créait une société de trading de cryptomonnaies
devait avoir une confiance absolue en ses employés, car n’importe
lequel d’entre eux pouvait appuyer sur un bouton et virer un montant
en crypto sur un compte personnel, sans que personne d’autre n’ait
jamais la moindre idée de ce qu’il s’était passé. Les sociétés de Wall
Street n’étaient pas capables de générer ce niveau de confiance, mais
l’altruisme efficace le pouvait.
Jusqu’à ce moment de sa vie, Sam n’avait pas dirigé grand-chose, ni
même été vaguement responsable d’autres personnes. Au lycée, il avait
organisé des chasses aux énigmes depuis la maison de ses parents. Il
avait passé un an en tant que « commandant » d’un groupe de 25
personnes au MIT. Maintenant qu’il démarrait sa propre entreprise, il
se disait qu’étudier le management serait une bonne chose. Mais
chaque fois qu’il feuilletait des livres ou des articles sur le
management ou le leadership, il avait à peu près la même réaction
qu’en cours d’anglais. Un expert disait X, et un autre disait le contraire
de X. « C’était que des conneries », a-t-il dit.
D’un autre côté, il avait un flair remarquable pour dénicher des
talents. Le jugement qu’il portait sur les autres était toujours beaucoup
plus aigu que celui qu’eux se faisaient sur lui. Son premier appel,
passé avant même qu’il ne quitte Jane Street, était adressé à Gary
Wang. Sam avait rencontré Gary lors d’un camp de maths au lycée,
mais n’avait vraiment appris à le connaître qu’à l’université. Né en
Chine, mais principalement élevé aux États-Unis, il avait un an de
retard sur Sam au MIT, et avait vécu dans la même maison de geeks.
Même là, il se distinguait : parmi les introvertis timides et socialement
maladroits, Gary était toujours le plus timide, le plus socialement
maladroit et le plus introverti. Il avait un visage clair et serein, un
sourire d’ange, mais… aucun mot n’en sortait. Les personnes qui ont
travaillé à ses côtés pendant des mois en sont ressorties convaincues
qu’il ne parlait tout simplement pas. Certains trouvaient ses silences
grossiers, mais ils se trompaient. Ils étaient inévitables. En réponse aux
tentatives de prises de contact des autres, un sourire embarrassé était le
mieux qu’il puisse faire. Sinon, il gardait le dos tourné aux autres et les
yeux fixés sur son écran d’ordinateur.
Avec Sam, pour une raison ou une autre, il a fait une exception. Sam
avait vu Gary gagner des concours de codage au MIT et avait écouté
des personnes, qui en savaient beaucoup plus que lui sur le sujet, parler
de l’ampleur du génie de Gary en la matière. Sam avait également
passé un nombre d’heures infini à jouer à des jeux de société avec
Gary. Les jeux de société s’avéraient être le seul moyen de connaître
Gary. « J’ai fini par le voir pour ce qu’il était et je ne l’ai pas rejeté,
contrairement à beaucoup d’autres, a expliqué Sam. Malgré son calme,
il n’avait pas l’air d’avoir peur des autres. Il était très intelligent. Il
était doué pour les jeux, et pouvait donc effectuer des tâches qui
n’étaient pas très littérales. »
Au bout d’un moment, alors qu’ils n’étaient plus que tous les deux,
Gary s’est adressé à Sam. Tout ce qui était sorti de sa bouche avait
suffisamment impressionné Sam pour qu’il s’a-t-elle à ce que Jane
Street l’engage. Gary avait cependant raté ses entretiens… en ne
parlant pas. Après avoir obtenu son diplôme au MIT, il est resté à
Boston, où il a travaillé comme programmeur pour Google Flights. Au
cours de ses dernières semaines à Jane Street, Sam s’y est rendu à son
tour pour faire part à Gary de son projet : gagner 1 milliard de dollars
en tradant des cryptomonnaies au nom de l’altruisme efficace. (Sam
avait converti Gary au mouvement.) « Il s’emmerdait grave chez
Google Flights, a indiqué Sam. Après quelques heures, il m’a dit qu’il
était partant. » Sam a alors appelé Tara et lui a dit qu’il avait trouvé
leur directeur technologique et qu’elle devait parler à Gary. Tara a
appelé Gary et… a vécu une expérience pour le moins étrange. Il était
difficile d’avoir une conversation téléphonique avec quelqu’un qui
gardait le silence. Tara l’a dit à Sam, qui lui a répondu : « Tu rates
quelque chose. Attends de le rencontrer en personne. »
C’est ce qui s’est passé en octobre 2017, lorsque Sam, Tara et Gary
se sont réunis dans une maison de Berkeley et ont utilisé le bonus de
Jane Street de Sam pour effectuer leurs premiers trades… pendant que
ce dernier faisait toute la conversation. À ce moment-là, la
communauté grandissante des altruistes efficaces s’est mise à parler de
cette drôle de nouvelle aventure. Toutes sortes de personnes n’ayant
aucune expérience dans le trading et ne s’intéressant pas
particulièrement à l’argent ont commencé à se présenter et à proposer
leurs services. Parmi les premiers, une autre personne qui allait finir
par jouer un rôle central dans l’univers de Sam : Nishad Singh.
Nishad avait 21 ans et venait d’obtenir son diplôme de l’université
de Californie, à Berkeley. Il était également le meilleur ami du jeune
frère de Sam, au lycée. Lorsqu’ils étaient camarades de classe à
Crystal Springs Uplands, Gabe et Nishad étaient devenus végétaliens
ensemble, puis, à l’université, ils s’étaient faits altruistes efficaces.
Après l’université, Nishad a poursuivi cette voie vendue par Will
MacAskill et a trouvé le travail le mieux rémunéré possible, afin d’être
en mesure de faire don de ses gains à des causes ayant pour but de
sauver des vies. Il avait commencé par toucher un salaire de 300 000
dollars par an chez Facebook lorsque, après seulement cinq mois, il
avait perdu le goût du travail. « Il y avait des trucs vraiment débiles »,
a-t-il dénoncé. Il a ensuite appris que Sam Bankman-Fried avait quitté
Jane Street afin de générer encore plus d’argent au nom de l’altruisme
efficace. Nishad était tout ouïe. Il a appelé Sam et lui a demandé ce
qu’il faisait. « Je me suis pointé à leur appartement, s’est souvenu
Nishad. Il n’y avait que Sam, Gary et Tara. Ils m’ont montré cette
chose. Sam m’a dit : “Regarde-moi trader.” Il a fait quelques clics et
ajouté : “Je viens de gagner 40 000 dollars.” Je me suis dit : “Putain
de merde ! C’est pas vrai ? !” »
Comme Gary, Nishad était un enfant d’immigrés. Ses parents
avaient quitté l’Inde pour la Silicon Valley avec peu de moyens,
s’étaient transformés en Américains de la classe moyenne supérieure et
n’avaient jamais cessé d’aller de l’avant. Nishad trouvait dérangeants
ces moments où ils retournaient en Inde pour une visite et ignoraient
les gens mourant de faim sur le bord de la route, et il le leur faisait
savoir. Nishad a été encore plus troublé en apprenant comment les
animaux étaient traités avant de devenir le repas de sa famille, et il le
leur a fait savoir. « On n’est pas blasé quand on est enfant. On peut
sentir à quel point tout cela est horrible. On peut pas contrôler grand-
chose quand on est petit, mais je pouvais contrôler ça. » Au lycée, il
lisait Peter Singer et entreprenait un voyage moral que ses parents
considéraient comme légèrement ridicule. « Mes parents me disaient :
“Personne ne s’intéresse à ces choses, cela doit signifier qu’elles n’ont
rien d’intéressant.” La réalité, c’est que j’ai cessé d’en parler, car ils
quittaient la table à manger. » Ils avaient été particulièrement troublés,
le jour où leur fils s’était orienté vers l’altruisme efficace à l’université.
« Ils pensaient que donner des choses était complètement fou », a
ajouté Nishad.
C’est peut-être pour cette raison que les parents de Gabe, Joe et
Barbara, étaient devenus importants pour Nishad. « Ils ont été les
premiers adultes à me prendre au sérieux, a-t-il dit. Et cela m’a permis
de me prendre au sérieux. » Le frère aîné de Gabe, quant à lui, aurait
tout aussi bien pu ne pas exister. Au lycée, Sam ne semblait pas avoir
grand-chose à faire avec Gabe ou qui que ce soit d’autre, puisqu’il
sortait rarement de sa chambre. « Je voyais Sam comme une sorte de
génie reclus, a raconté Nishad. C’est comme s’il n’appartenait pas à
l’enfance. »
Jeune adulte et face-à-face avec ce même génie reclus, Nishad se
posait désormais des questions. À commencer par : « Comment, bon
Dieu, est-ce que le marché des cryptos peut-il te laisser prendre 40 000
dollars, comme ça ? » Sam a d’abord expliqué comment Jane Street
gagnait de l’argent, puis a ajouté que les marchés des cryptomonnaies
étaient dominés par des traders de détail qui ne prêtaient pas beaucoup
d’attention aux écarts de prix d’une plateforme d’échange à l’autre.
Nishad a acquiescé puis répondu : « Pourquoi Jane Street ou une autre
société de trading à haute fréquence ne prendrait-elle pas le contrôle
des marchés de cryptomonnaies ? » Sam a ensuite expliqué que Jane
Street – et probablement d’autres – s’éveillaient bel et bien aux
cryptomonnaies, mais qu’il leur faudrait des mois pour ne plus
s’inquiéter en s’imaginant qu’il s’agit d’une vaste entreprise
criminelle. « Je suis un ingénieur, a dit Nishad. Je ne connais même
pas la différence entre une action et une obligation. Comment pourrais-
je être utile ? » « Ne t’inquiète pas, lui a dit Sam, ce n’est pas
important si tu n’as jamais tradé. Ce problème d’ingénierie-là n’a rien
d’anormal, et une fois que tu auras acquis ne serait-ce qu’un peu de
connaissances, tu seras en mesure de coder le système de trading.
« Quels sont les risques, alors ? », a demandé Nishad.
« Que l’on explose », a répondu Sam.
Ils n’ont pas explosé, pas au début, du moins. Les premières
semaines, ils n’ont pas gagné d’argent, mais ils n’avaient que quelques
personnes à payer et les primes de Sam pour amortir la situation. À la
fin du mois de décembre, ils avaient embauché un certain nombre de
personnes et levé 25 millions de dollars de capitaux. Gary,
pratiquement tout seul, avait écrit le code d’un système quantitatif
complet. Ce mois-là, ils ont réalisé plusieurs millions de dollars de
bénéfices. En janvier 2018, leurs profits ont atteint un demi-million de
dollars par jour, avec un capital de base de 40 millions, au moment où
un altruiste efficace nommé Jaan Tallinn, qui avait fait fortune avec
Skype, leur a remis 130 millions de dollars supplémentaires pour faire
joujou.
Dès le départ, le trading était chaotique. Une grande partie de
l’argent qu’ils avaient gagné au cours des deux premiers mois
provenait de seulement deux trades. La demande frénétique en bitcoins
créait d’étranges distorsions sur les marchés mondiaux des
cryptomonnaies. En décembre 2017, les spéculateurs de détail en
Corée du Sud ont fait grimper le bitcoin à un prix 20 % plus élevé,
voire plus, que sur les plateformes d’échange américaines. Toute
personne qui trouverait un moyen de vendre des cryptomonnaies en
Corée du Sud et de les acheter en dehors de ce pays pourrait réaliser
d’énormes profits. Ce n’était pourtant pas une mince affaire. Pour
ouvrir un compte cryptographique sur une plateforme d’échange sud-
coréenne, il fallait tout d’abord être Sud-Coréen. « Nous avons trouvé
un ami étudiant en Corée du Sud et avons effectué des trades en son
nom », s’est souvenu Nishad, qui comprenait maintenant pourquoi il
faudrait peut-être un certain temps à Jane Street pour exporter son
efficacité sur les marchés des cryptomonnaies. Jane Street aurait des
ennuis juridiques, et serait, au grand minimum, embarrassée si le New
York Times apprenait qu’elle avait engagé un étudiant sud-coréen pour
mener ses activités. « C’était à la limite de l’illégalité, mais en
pratique, qui est là pour vous poursuivre lorsque vous faites cela ? a
plus tard avancé Nishad. Personne. » C’est ainsi qu’a commencé
l’éducation financière de Nishad. Il y avait les lois qui, en théorie,
régissaient l’argent, et puis il y avait ce que les gens faisaient
réellement avec cet argent. « C’est là que j’ai appris ce qu’est la loi, a
indiqué Nishad. La loi, c’est ce qui se passe, pas ce qui est écrit. »
Faire semblant d’être Sud-Coréen était la partie la plus facile.
Il était illégal pour les locaux de vendre pour plus de 10 000 dollars
en won, sans l’autorisation de la banque centrale. Même si vous
pouviez dénicher un étudiant sud-coréen pour effectuer vos trades,
vous deviez toujours trouver un moyen de convertir les wons en
dollars. Sinon, vous vous retrouviez avec un tas de wons en Corée du
Sud (provenant des bitcoins vendus sur la plateforme d’échange sud-
coréenne) et un tas de bitcoins achetés sur une plateforme d’échange
de cryptomonnaies américaine. Vous ne pouviez pas conclure le trade.
Idéalement, vous vendriez le bitcoin en Corée du Sud pour des wons,
puis échangeriez les wons en dollars, et vous utiliseriez ces dollars
pour acheter du bitcoin (avec une réduction de 20 %) aux États-Unis,
et vous renverriez ces bitcoins en Corée du Sud, ce qui vous laisserait
sans bitcoin et avec un bénéfice de 20 % sur le trade. Seul problème, le
gouvernement sud-coréen ne vous laisserait pas vendre le won.
Ce n’était pas la première idée de Sam, mais il envisageait d’acheter
un jumbo jet et de le faire voler de Séoul, rempli de Sud-Coréens avec
des valises contenant chacune 10 000 dollars en won, jusqu’à une
petite île au large du Japon. « Le problème, c’est que cette solution
n’était pas extensible, a expliqué Sam. Pour que tout cela en vaille la
peine, nous avions besoin d’environ 10 000 Sud-Coréens par jour. Et
nous aurions probablement attiré tellement d’attention que les autorités
nous auraient interdit de trader. Lorsque la banque centrale sud-
coréenne vous voyait avec 10 000 Sud-Coréens portant chacun des
valises pleines de wons, elle se disait : « Quelque chose se mijote ici. »
Pourtant, il était tenté. À certains moments, le prix du bitcoin en
Corée du Sud était 50 % plus élevé que celui aux États-Unis. À ce
stade, vous n’aviez même plus besoin de devises. Il suffisait d’acheter
une grande quantité de quelque chose avec les wons et de tout
revendre ensuite, à l’extérieur de la Corée du Sud, pour un montant
élevé en dollars. Sam a brièvement envisagé de créer une société
d’import-export pour Tylenol. Acheter les pilules en wons, en Corée
du Sud, et les vendre en dollars, aux États-Unis.
Sam et ses collègues, en bons altruistes efficaces, ont eu une
douzaine d’idées de ce type avant d’opter pour Ripple. Ripple-Net était
une plateforme, créée en 2012 par des entrepreneurs en
cryptomonnaies, qui souhaitait, comme le Bitcoin était censé le faire,
jouer un rôle utile dans nos finances de tous les jours. Une grande
partie de l’attrait théorique du XRP, le coin de Ripple, était que,
contrairement au bitcoin, dont l’entretien nécessitait d’énormes
quantités d’énergie, il était neutre en carbone. Le véritable attrait de
Ripple était le même que celui de Bitcoin : le prix de son coin variait
beaucoup, et il était donc amusant de parier dessus. À la fin de l’année
2017, de nombreuses personnes ont tradé du XRP sur toutes les
principales plateformes d’échange de cryptomonnaies. Sur les
plateformes sud-coréennes, le XRP se tradait à un prix encore plus
élevé que le bitcoin sud-coréen ne l’était par rapport au bitcoin
américain.
Si un bitcoin coûtait 20 % de plus en Corée du Sud qu’aux États-
Unis, le coin de Ripple coûtait 25 % de plus. Ripple proposait un
moyen d’exploiter la folie des marchés sud-coréens : vendre du XRP
en Corée du Sud, utiliser les wons pour acheter du bitcoin, expédier le
bitcoin aux États-Unis, où il pourrait être vendu pour des dollars, et
utiliser les dollars pour acheter du XRP, que l’on pouvait ensuite
renvoyer en Corée du Sud. Le bitcoin coûtait encore 20 % de plus en
Corée du Sud qu’aux États-Unis, mais les gains de 25 % générés par
les tokens de ripple compensaient largement ce surcoût. Les 20 % que
vous auriez pu gagner sur chaque trade se réduisaient à 5 %, mais les
profits restaient scandaleux, même selon les critères de Jane Street. Le
seul risque était les cinq à trente secondes nécessaires pour effectuer
les trades.
C’est du moins ce qui semblait lorsqu’Alameda a procédé à la
première opération. Puis, un jour de février, quelqu’un – pas Sam, qui
tradait frénétiquement – a remarqué la disparition de Ripple. Quatre
millions de dollars s’étaient évaporés. En toute honnêteté, personne ne
savait alors que cette somme avait disparu pour toujours. Sam et ses
employés, qui utilisaient le système mis au point par Gary, réalisaient
250 000 trades par jour. Il y avait tellement de ripples et de bitcoins en
circulation, à tout moment, qu’il était possible que les ripples
manquants soient tout simplement en transit. Sam soupçonnait que les
4 millions de dollars avaient été envoyés depuis la plateforme
d’échange américaine (et débités du compte d’Alameda), puis qu’ils
étaient arrivés à la plateforme d’échange sud-coréenne, mais que celle-
ci tardait à les créditer sur le compte. Les autres membres de l’équipe
dirigeante n’étaient pas convaincus. Ils ont insisté pour que Sam arrête
les transactions afin qu’ils puissent comprendre où étaient passés leur
ripples.
Sam a fini par accepter. Il a cessé de trader pendant deux semaines.
Les autres membres de l’équipe dirigeante ont confirmé que des
millions de dollars en ripple avaient effectivement disparu. À ce
moment-là, tout le monde, sauf Sam et peut-être Gary, s’est mis en
colère. « Nous pensions qu’il fallait en informer les investisseurs et les
employés pour qu’ils puissent reconsidérer leurs options, mais Sam
était on ne peut plus contre », a témoigné l’un des responsables. Sam a
continué à insister sur le fait que la disparition des ripples n’était pas
grave. Il ne pensait pas que quelqu’un l’ait volé. Il ne croyait pas
vraiment, non plus, que l’argent était perdu, ni qu’il fallait le
comptabiliser comme tel. Il a dit à ses collègues dirigeants qu’il y avait
80 % de chances, selon lui, pour qu’on finisse par le retrouver. Ils
devraient donc se considérer, à 80 %, en possession de cette somme.
L’un de ses collègues dirigeants lui a alors répondu : « Après coup, si
nous ne récupérons jamais aucun ripple, personne ne dira que nous
étions raisonnables de nous estimer en possession de 80 % de cette
monnaie. Tout le monde va nous traiter de menteurs. Et nos
investisseurs nous accuseront de fraude. »
Voilà le genre d’argument qui faisait sortir Sam de ses gonds. Il
détestait cette façon d’interpréter, après coup, les situations
intrinsèquement probabilistes comme étant noires ou blanches, bonnes
ou mauvaises, justes ou fausses. Ce qui rendait son approche de la vie
différente de celle de la plupart des gens, c’était sa volonté d’établir
des probabilités et d’agir en conséquence, ainsi que son refus de se
laisser influencer par l’après-coup, une illusion selon laquelle le
monde était plus connaissable qu’il ne l’était en réalité. Les ripples
manquants lui rappelaient une de ses stratégies cognitives préférées.
« Imaginez que vous avez un ami proche qui s’appelle Bob, a-t-il
commencé. Il est génial. Et vous l’adorez. Bob est invité à une fête où
quelqu’un est assassiné. Personne ne sait qui est le meurtrier. Il y a 20
personnes. Aucun n’est un criminel. Mais, dans votre esprit, Bob est
moins susceptible que n’importe qui d’autre d’avoir tué quelqu’un.
Vous ne pouvez pourtant pas dire qu’il n’y a aucune chance que Bob a
commis un meurtre. Quelqu’un a été tué, et personne ne sait qui est le
coupable. Vous pensez donc maintenant qu’il y a 1 % de chance qu’il
s’agisse de Bob. Comment voyez-vous Bob, maintenant ? Qu’est-ce
que Bob représente pour vous ? Et vous n’avez aucune nouvelle
information sur Bob. »
L’une des réponses était qu’il ne fallait plus jamais s’approcher de
Bob. Il y a peut-être 99 % de chances que Bob soit le saint que vous
avez toujours pensé qu’il était, mais si vous vous trompez, vous êtes
mort. Évaluer le caractère de Bob comme une question de probabilité
semblait problématique. Soit Bob était un tueur de sang-froid, soit il ne
l’était pas. Quelle que soit la probabilité que vous avez attribuée avant
de découvrir la vérité sur Bob, elle vous semblera, après coup, injuste,
voire absurde. « Il n’existe pas de supposition qui ait une probabilité
écrasante d’être à peu près correcte, a déclaré Sam. Bob est soit
totalement irréprochable, soit carrément coupable. » Pourtant, attribuer
une probabilité au caractère de Bob était, selon Sam, la seule façon de
l’évaluer, lui, ou toute situation incertaine. « Il ne suffit pas de dire :
“Bob n’est pas le genre de gars que je veux côtoyer.” Quelle est donc
la probabilité à partir de laquelle vous vous diriez : “OK, je vais rester
à l’écart de Bob jusqu’à ce que le problème soit résolu” ? a questionné
Sam. C’est quand même hallucinant. Il n’y a aucune façon d’évaluer
Bob, en ce moment, qui soit juste. » Les incertitudes de la vie tournent
souvent en dérision les approches probabilistes, mais, selon Sam, il n’y
avait pas d’autre approche possible. « Beaucoup de choses sont comme
Bob, a terminé Sam. Je pensais que le ripple était comme Bob. Soit
nous le récupérions, soit non. »
Au début du mois d’avril, les autres dirigeants d’Alameda Research
ont cessé de s’intéresser aux expériences de Sam. « Après sa période
sans trading, je m’attendais à ce que Sam nous donne des nouvelles,
mais il ne l’a pas fait, a dit l’un d’entre eux. Quelque chose comme :
“Hé, nous avons un gros problème. Nous ne savons pas où se trouve
l’argent. Mais nous savons que nous n’avons pas autant que nous le
pensions.” » Ils s’étaient tous lassés de l’obstination de Sam à ne
vouloir diriger personne. Ils avaient tous appris à craindre à quel point
il ne se préoccupait pas de l’emplacement exact de leur argent. Ils
effectuaient 250 000 trades par jour et leur système avait, d’une
manière ou d’une autre, perdu ou omis d’enregistrer un grand nombre
d’entre eux. Parmi les nombreux problèmes causés par leur mauvaise
comptabilité, citons la difficulté à remplir une déclaration d’impôt
honnête. « Comment allons-nous passer un audit si nous omettons
10 % de nos transactions ? », a demandé Tara. La disparition des
ripples a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. « La possibilité
de perdre quelques centaines de millions de dollars qui auraient pu
servir à résoudre les grands problèmes de ce monde a été perçue
comme un véritable enjeu », a raconté Ben West. Dans ces
circonstances, ils pensaient qu’il était insensé de continuer à trader,
mais Sam a insisté. Les marchés en cryptomonnaies ne resteraient pas
longtemps inefficaces. Ils avaient besoin de faire du foin tant que le
soleil brillait.
Le soleil en a malheureusement profité pour se cacher derrière les
nuages. Après l’effondrement du prix des cryptomonnaies, en février,
la frénésie asiatique s’est calmée et les écarts entre les valeurs des
cryptomonnaies sur les plateformes d’échange asiatiques et
américaines ont disparu. Au moment même où le ripple a fait de
même, les bénéfices des trades se sont transformés en pertes. En
janvier, ils avaient réalisé un demi-million de dollars de bénéfices par
jour en tradant un capital de 40 millions de dollars ; et en février, avec
un capital quatre fois plus important, ils avaient perdu un demi-million
de dollars par jour. En dehors d’une inquiétude partagée face à sa
témérité, les membres de l’équipe dirigeante ne considéraient pas tous
Sam du même œil. Tara avait depuis longtemps décidé qu’il était
malhonnête et manipulateur. Ben le trouvait toujours bien intentionné,
mais très mauvais dans son travail. Cependant, tous avaient
l’impression d’être en pleine mission suicide. « J’ai eu une
conversation avec Tara et Peter [McIntyre, un autre supérieur], s’est
souvenu Ben, et nous parlions de la manière d’aider Sam, lorsque tout
à coup, la conversation a dérivé vers : “Comment est-ce qu’on peut se
débarrasser de Sam ?” »
Comme tout ce qui concernait Alameda Research, cette tentative de
la part des autres dirigeants – se débarrasser de leur patron – s’est
avérée compliquée. Tout d’abord, Sam était propriétaire de l’ensemble
de l’entreprise. Il l’avait structurée de manière à ce que personne
d’autre n’ait d’actions, mais seulement des promesses d’actions pour
l’avenir. Au cours d’une réunion tendue, les autres lui ont proposé de
racheter ces actions, mais à une fraction de la valeur calculée par Sam,
et avec un paquet de petits caractères en bas de page : Sam resterait
responsable de tous les impôts sur les bénéfices futurs d’Alameda. Au
moins un certain nombre de ses collègues altruistes efficaces avaient
pour objectif de ruiner Sam, presque comme un service rendu à
l’humanité, afin qu’il ne soit plus jamais autorisé à trader. « Il avait
l’air de s’apitoyer sur son sort, a écrit Ben à propos de Sam, après la
réunion. Je lui ai rappelé que tous les autres employés avaient fait
d’énormes sacrifices. »
Entrée en scène de Nishad. Dans sa façon de traiter les autres,
Nishad était presque douloureusement prévenant… le genre de
personne qui, après avoir émis une opinion, la qualifie de quatre façons
différentes pour s’assurer qu’elle n’a offensé personne. Il était capable
de comprendre les deux côtés d’un argument. Et, tout jeune qu’il était,
il jouait désormais le rôle difficile de tampon entre Sam et les
personnes qui ne le comprenaient peut-être pas tout à fait, c’est-à-dire
tout le monde sauf Gary. « Je pense que c’est parce que je donne la
priorité à la personne plutôt qu’au travail, et que Sam est exactement le
contraire de cela, a supposé Nishad. Malgré mon manque d’attention
émotionnelle, je suis beaucoup plus attentif aux émotions que Sam. »
Nishad aurait été le premier à admettre, à ce moment-là, qu’il ne savait
pas comment gérer les gens, en particulier ceux qui considèrent leur
carrière comme un outil permettant de maximiser la valeur attendue de
leur vie. « J’ai essayé de me demander comment jouer le rôle d’un bon
manager, a-t-il témoigné. Je pensais que cela impliquerait un entretien
individuel et hebdomadaire pour voir comment chacun va, leur donner
un bon feedback et d’autres choses du même genre. Mais Sam ne
répondait à aucun de ces critères. Les gens n’arrêtaient pas de se
plaindre de son tic, qui consiste à regarder son ordinateur pendant qu’il
vous parle et vous donne des demi-réponses. Et il ne supporte pas que
quelqu’un lui dise quelque chose qu’il ne sait pas. »
Alors que la dispute entre Sam et les autres dirigeants tournait au
vinaigre, Nishad a été amené à jouer le rôle de médiateur. « J’étais
d’accord pour dire que Sam était un très mauvais manager. Il était
vraiment un très mauvais manager. » Mais alors que Sam se montrait
morose et renfermé, les autres membres de l’équipe dirigeante étaient,
selon Nishad, excessivement indignés. « Les conversations que nous
avons eues étaient complètement dingues, s’est-il souvenu. Par
exemple : “Dans quelle mesure Sam devrait-il être excommunié pour
avoir trompé les altruistes efficaces et gaspillé leurs talents ?” Et
aussi : “Le seul moyen que Sam apprenne quelque chose, c’est de faire
faillite.” Ils ont dit à nos investisseurs qu’il faisait semblant d’être un
altruiste efficace, parce que c’était la chose la plus méchante à laquelle
ils pouvaient penser. » Ruiner Sam ne leur suffisait pas. Ils
s’attendaient à être payés à la sortie. « Ils voulaient des indemnités de
départ, alors qu’ils démissionnaient et qu’il s’agissait d’une opération
déficitaire dans laquelle ils n’avaient aucune participation, a déclaré
Nishad. Ils disaient que Sam devait les racheter et qu’ils valaient plus
de 100 % de la valeur de toute la société parce que Sam était un net
négatif. »
Nishad a alors trouvé que la relation de l’altruiste efficace à l’égard
de l’argent était plus qu’étrange. En fait, tous les employés et
investisseurs d’Alameda Research se sont engagés à donner tout leur
argent à plus ou moins les mêmes causes caritatives. Vous pouvez
supposer qu’ils ne se soucieraient guère de savoir à qui reviendrait
l’argent, puisqu’il servirait à sauver la vie de ces mêmes personnes
qu’aucun d’entre eux ne rencontrerait jamais. Vous auriez alors
sacrément tort, car, dans leurs relations financières, les uns avec les
autres, les altruistes efficaces étaient plus impitoyables que les
oligarques russes. Leurs investisseurs leur imposaient un taux d’intérêt
de 50 %. « Ce n’était pas un prêt normal, a précisé Nishad. C’était une
bande de requins qui faisait un prêt. » Dans ce qui était censé être une
entreprise collaborative, Sam avait refusé de partager la moindre
action avec qui que ce soit. Et maintenant, tous ces altruistes efficaces
et non rentables exigeaient des millions pour démissionner et faisaient
tout ce qu’ils pouvaient pour salir la réputation de Sam jusqu’à ce
qu’ils obtiennent leur argent. « C’était vraiment super bizarre, a
indiqué Nishad. Cela m’a véritablement troublé de voir l’argent être
l’objet de notre attention plutôt qu’autre chose. Je pensais que se
préoccuper de l’argent, c’était faire moralement faillite. »
En fin de compte, pour que Sam parte, il fallait qu’il le veuille, et
Sam ne voulait pas vraiment partir. C’est ainsi que le 9 avril 2018,
toute son équipe dirigeante, ainsi que la moitié de ses employés, ont
pris la porte, avec entre un et deux millions de dollars d’indemnités de
départ. À ce moment-là, les investisseurs extérieurs se sont retrouvés
dans la même situation instable que l’ami de Bob. Ils ont entendu deux
histoires radicalement différentes à propos de Sam, l’une de la part de
l’équipe dirigeante, l’autre émanant de Sam. Mais comme l’a dit l’un
d’entre eux : « Il n’y a rien eu de scandaleux. » Pas une seule chose
que Sam ait faite et pour laquelle ils pouvaient facilement le
condamner. C’était plutôt, comme l’a dit Tara « cent petites choses ».
Les investisseurs ne savaient pas vraiment qui ou quoi croire, ni même
comment savoir qui ou quoi croire. « Il y a peut-être des raisons pour
lesquelles je n’aurais pas dû faire confiance à Sam, mais c’était
nuancé », a rapporté l’un d’entre eux. Ils avaient tous gagné de l’argent
dans des start-ups et ils savaient tous que les start-ups sont des espaces
chaotiques. Maintenant, ils devaient prendre une décision. Sam était-il
un altruiste insouciant qui allait voler ou perdre tout leur argent, ou
était-ce ces autres personnes qui n’étaient tout simplement pas aptes à
travailler dans un fonds spéculatif en phase de démarrage ? C’était soit
l’un, soit l’autre, une question à laquelle ils répondaient de manière
probabiliste. Presque tous ont gardé de l’argent investi dans Alameda,
mais presque tous ont réduit le volume de leurs investissements. Le
capital dont disposait Sam est passé de 170 à 40 millions de dollars. Il
ne pourrait plus trader autant qu’avant, mais il ne lui serait pas
impossible de le faire.
Les employés qui étaient restés se trouvaient dans la même situation
que l’ami de Bob, c’est-à-dire que la plupart d’entre eux ne
comprenaient pas ce qui était arrivé. Sam avait parfaitement assimilé la
technique de management de Jane Street, qui consistait à ne laisser les
employés voir que leur petite pièce du puzzle et à se réserver la vue
d’ensemble pour soi-même. Gary avait fait quelque chose de similaire,
bien qu’involontairement, avec le code informatique, qui était
indéchiffrable pour tout le monde sauf lui. « Gary était la seule
personne à savoir comment coder, et il n’en parlait à personne », a
expliqué Nishad. La société était une sorte de boîte noire pour presque
toutes les personnes qui y travaillaient encore. Nishad a brièvement
hésité à rester, mais a décidé, malgré le manque flagrant de
compétences sociales de Sam, et l’incompréhension absolue régnant
autour de ce que Gary avait construit, de s’associer à ces deux hommes
pour voir ce qui se produirait. Il ferait de son mieux pour apprendre à
Sam à comprendre les sentiments des autres. « Une chose que, je
pense, tu pourrais faire lors des entretiens en face-à-face pour que les
gens se sentent entendus, a-t-il écrit à Sam, serait de les interroger sur
leur état émotionnel, en général, et de leur demander leur avis
personnel sur une question particulière. »
Ce qui s’est ensuivi, avec le recul, semble à peine croyable. Sans
plus aucune personne pour le contredire, Sam a activé Modelbot et l’a
laissé se déchaîner. « Nous l’avons mis en marche et il a
immédiatement commencé à nous faire gagner beaucoup d’argent », a
présenté Nishad. Et puis… ils ont finalement trouvé les quatre millions
de dollars de XRP manquants. Tout d’abord, ils se sont rendu compte
de son itinéraire : la somme avait été envoyée de Kraken, une
plateforme d’échange de cryptomonnaies américaine, à une plateforme
sud-coréenne appelée Bithumb. Ensuite, ils se sont aperçus que les
langages informatiques utilisés par les deux plateformes n’étaient pas
parfaitement compatibles. Bithumb a pu recevoir les XRP provenant
de Kraken, mais pas le nom du détenteur des tokens. La plateforme
d’échange sud-coréenne n’avait pas détecté le problème parce qu’il
était spécifique aux coins de Ripple – il ne se produisait avec aucune
autre cryptomonnaie – et il n’y avait qu’un seul grand acteur sur le
marché qui en expédiait des quantités massives de Kraken à Bithumb.
À l’intérieur de Bithumb, en Corée du Sud, les employés ont vu
d’énormes quantités de XRP s’empiler sans aucune indication sur le
nom du propriétaire. Une fois que Sam a compris où les XRP
manquants étaient censés se trouver, il a directement téléphoné à
Bithumb. L’appel a été transféré environ trois fois au sein de
l’entreprise avant qu’une voix ne décroche finalement et ne dise :
« Êtes-vous le cinglé qui nous a envoyé une vingtaine de millions de
tokens Ripple ? Pourquoi est-ce que vous nous appelez seulement
maintenant ? » En arrière-plan, Sam a entendu quelqu’un crier :
« Putain de merde, on les a trouvés ! »
Ils avaient même payé leurs impôts. (Sam avait fait appel à son père
pour l’aider.) Et ils ont recommencé à faire des millions de dollars de
bénéfices mensuels sur les marchés. Ils n’étaient cependant plus la
même compagnie. Ils n’étaient plus un assortiment aléatoire
d’altruistes efficaces. Désormais, ils constituaient une petite équipe qui
avait vécu un drame et qui faisait confiance à son patron. Il avait
raison depuis le début ! Pour ceux qui sont restés – et même pour
certains qui avaient abandonné –, Sam est passé du statut de personne
dont ils n’étaient pas tout à fait sûrs à celui de leader à suivre, même
s’ils ne comprenaient pas tout à fait ce qu’il faisait, ni pourquoi. (« Ex
post, j’avais tort et nous aurions dû avoir un appétit plus élevé pour le
risque », a plus tard admis l’un des dirigeants qui avaient quitté
l’entreprise.) Une société étrange dès ses débuts était devenue encore
plus étrange. Les personnes qui s’y trouvaient étaient celles qui étaient
le plus à même d’adapter leurs pensées et leurs sentiments à ceux de
son créateur.
« À Sam : désolée d’avoir écrit tout cela à la troisième personne, a
écrit Caroline, fin 2018. Je n’ai décidé de te l’envoyer qu’à la fin. » La
période avait été très stressante pour Caroline, mais elle avait quitté
son emploi à Jane Street et n’avait pas d’endroit évident où aller, et
donc, même si elle n’était pas sûre de savoir qui ou quoi croire, elle
avait tenu bon. La poussière était retombée sur ce que l’on appelait le
Schisme, et seul Sam réfléchissait encore à la signification de tout cela.
Alameda Research avait redressé la barre et accumulait désormais des
bénéfices réguliers. Cependant, tout n’allait pas bien pour Caroline.
C’est pourquoi elle écrivait maintenant à son patron.
Quel est le problème ? a-t-elle demandé, dans ce qui semblait être, à
première vue, une note de service.

J’ai des sentiments amoureux forts pour Sam.


Pas une note de service du tout ! Elle était simplement
rédigée de manière professionnelle.
Pourquoi est-ce un problème ?
Ces sentiments occupent une grande partie de ma
capacité cérébrale.
Cela me prend beaucoup de temps et m’empêche de
penser à d’autres choses importantes.
Ces sentiments peuvent souvent être positifs ou
agréables, mais ils sont en général tout l’inverse.
Ils affectent ma capacité à travailler.
– Principalement, en amplifiant les sentiments liés au
travail de manière inopportune, par exemple : « J’ai fait
du mauvais boulot sur ce projet » > « Maintenant, Sam
va me détester » > tristesse.

La note continue comme cela sur quatre pages. Elle voulait


manifestement être entendue et sentait tout aussi clairement que le
public auquel elle s’adressait était probablement en train de jouer à un
jeu vidéo, tout en l’écoutant à moitié. Elle a continué malgré tout,
paraissant logique, ou du moins raisonnable, face à ce qui n’était, au
fond, qu’un besoin émotionnel.

Je me sens gênée parce que la situation actuelle semble


être le résultat évident de tous mes choix. Je ne sais pas
quels choix j’aurais dû faire différemment. Il aurait
peut-être mieux valu que je ne travaille pas chez
Alameda dès le début, bien qu’à l’époque, je ne pensais
pas, honnêtement, que ce serait un souci (« plutôt attiré
par mon patron » était également un problème lorsque
je travaillais chez Turner et c’était un non-problème à
100 %.) Je n’aurais peut-être pas dû coucher avec Sam,
mais à ce moment-là, j’avais l’impression que les
sentiments/désirs s’aggraveraient avec le temps et
deviendraient insupportables si je ne faisais rien.

Pour le bien de Sam, elle s’est imaginée ce qu’il pouvait penser


d’elle. (« La dernière chose qu’il m’a dite, c’est qu’il se sentait “en
conflit”. J’imagine que les désirs conflictuels, dans ce cas précis, sont
de vouloir coucher avec moi, malgré d’éventuelles conséquences
professionnelles négatives. ») Elle a énuméré les choses que Sam avait
faites et qui l’avaient dérangée, notamment le fait de donner des
« signes contradictoires, par exemple, en me disant qu’il est en conflit
à l’idée d’avoir des relations sexuelles avec moi, puis en en ayant, puis
en m’ignorant pendant quelques mois. » Elle a tenté de procéder à une
analyse de la valeur attendue de leur relation secrète, telle qu’elle était,
en commençant par les désavantages :

• Un scandale, si cela s’apprend


• Un conflit d’intérêts, etc.
• Des tensions professionnelles

Elle a terminé en se demandant s’il ne valait pas mieux


démissionner de son poste à Alameda Research et couper tout contact
avec Sam. Cependant…
• L’idéal serait que Sam et moi puissions avoir une
discussion pour comprendre nos sentiments respectifs et
parvenir à une conclusion sur ce qu’il convient de faire.

L’idéal, peut-être. Mais, peu probable dans les meilleures


circonstances, et les circonstances n’ont pas tardé à empirer. Peu de
temps avant que Caroline ne rédige sa note de service et ne la partage
avec Sam, ce dernier était parti pour ce qui était censé être un bref
voyage à Hong Kong. Après avoir lu la confidence, il a appelé la
quinzaine de personnes qui travaillaient encore pour lui, dans le centre
de Berkeley, pour leur dire qu’il ne reviendrait pas.
CHAPITRE 6

AMOUR ARTIFICIEL

Fin octobre 2008, une personne se faisant appeler Satoshi


Nakamoto – et qui, à ce jour, a réussi l’exploit de garder sa véritable
identité secrète – a publié un article présentant l’idée de Bitcoin. Il
s’agissait principalement d’une description technique de ce qui allait
devenir la première cryptomonnaie au monde : (1) un bitcoin était une
« pièce électronique » ; (2) il existait sur un grand livre public appelé
chaîne de preuve de travail ; (3) chaque fois qu’un bitcoin était
transféré d’une personne à une autre, son authenticité était vérifié par
des programmeurs, qui ajoutaient la transaction au grand livre public ;
(4) ces programmeurs, qui seraient finalement connus sous le nom de
mineurs de bitcoins, étaient rémunérés pour leur travail en recevant de
nouveaux bitcoins ; (5) et ainsi de suite1. (Remarque intéressante : le
mot « blockchain » ne figure nulle part dans le document.) Le
fonctionnement de Bitcoin intéressait principalement les
technologues ; son utilisation, en revanche, intriguait un public
beaucoup plus large. Satoshi se proposait de permettre aux gens
ordinaires de sortir du système financier existant et de ne plus jamais
compter sur l’intégrité de leurs semblables. « Ce qu’il faut, c’est un
système de paiement électronique basé sur une preuve cryptographique
plutôt que sur la confiance », a-t-il écrit.
La confiance, ou le besoin d’avoir confiance dérangeait Satoshi,
quel qu’il soit. Son article ne mentionne pas la crise financière
mondiale de 2008, mais son invention était manifestement une réponse
à cet événement. Si le bitcoin s’imposait, les banques et les
gouvernements ne contrôleraient plus l’argent. Le bitcoin pourrait être
possédé et déplacé sans avoir besoin d’une banque. Et les
gouvernements ne pourraient pas éroder sa valeur. Il n’était pas
nécessaire de faire confiance à qui ou à quoi que ce soit, à l’exception,
bien sûr, de l’intégrité et de la conception du code informatique.
C’était à la fois un plaidoyer en faveur d’une monnaie saine et un
appel à la méfiance. Il s’agissait à la fois d’une innovation financière et
d’une protestation sociale. La crypto, c’était comme se faire un nouvel
ami… uniquement parce que l’on partage un même ennemi. Le type de
personne attiré par ce mouvement, du moins au début, était celui qui se
méfiait des grandes banques, des gouvernements et d’autres formes
d’autorité institutionnelle.
Zane Tackett était un très bon exemple de ce type de personnes, bien
que qualifier Zane de « type de » revienne à manquer à la fois sa joie
et son intérêt. « Le parrain », c’est souvent ainsi que les autres
désignaient Zane. En avril 2013, alors que le cours du bitcoin
avoisinait les 100 dollars, Zane, alors étudiant à l’université du
Colorado, était tombé sur un étrange article. L’auteur y annonçait qu’il
allait se cacher et offrir 10 000 dollar à quiconque le trouverait. Le prix
serait payé en bitcoins, un versement qui, explique l’auteur, a la vertu
d’être irréversible et non traçable2. Curieusement, l’article a incité
Zane, non pas à rechercher le journaliste, mais à savoir ce qu’était un
bitcoin. Il avait récemment été victime d’une escroquerie, après la
vente en ligne d’une carte Jersey Collection de Michael Jordan, à la
suite de laquelle l’acheteur avait inversé la transaction et gardé la carte
de Michael Jordan. Zane était scandalisé que le système financier ait
permis une telle chose. En même temps, il ne s’amusait pas tellement à
l’université, et était peut-être plus ouvert que la plupart des gens à ce
que certaines personnes lui disent quoi faire de sa vie, plutôt que de
rester à la fac. « Mon grand-père m’a dit qu’il fallait aller en Chine et
apprendre le chinois, parce qu’ils s’apprêtaient à conquérir le monde »,
a raconté Zane.
Il avait déjà suivi ce conseil une fois, en partant en Chine pendant
un an à la fin de ses études secondaires, juste avant ses premiers cours
à l’université du Colorado. Par la suite, il avait acheté des bitcoins,
abandonné ses études et s’était installé à Pékin, où il avait décroché un
emploi auprès d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies appelée
OKEx. Il était d’ailleurs le premier non-Chinois à y travailler. Les
entreprises chinoises étaient de véritables empires privés. Leurs
employés se voyaient davantage traités comme des vassaux que de
précieux actifs. « Les employés peuvent facilement se faire baiser, car
s’ils se font baiser, ben, ils ne peuvent pas dire grand-chose, a déclaré
Zane. Il n’y a aucune protection. » Son grand-père approuvait sa
maîtrise croissante du chinois, alors que ses parents s’inquiétaient de
plus en plus de le voir s’empêtrer dans un domaine qu’il aurait dû
éviter. Zane a poursuivi son acquisition de bitcoins. Leur prix a
continué à augmenter et, un jour, Zane est devenu riche. « J’ai gagné
de l’argent dont personne ne connaissait vraiment l’origine, puis j’ai
été cité dans le Wall Street Journal, et là, mes parents se sont dit que
tout devait bien aller pour moi », a déclaré Zane.
En 2016, le cours du bitcoin avait franchi la barre des 400 dollars, et
Zane était non seulement riche, mais aussi suffisamment respecté pour
conclure des accords avec des plateformes d’échange de
cryptomonnaies afin de pouvoir travailler depuis n’importe quel
endroit du monde. Tout le monde dans l’univers de la crypto
connaissait Zane, et tout le monde lui faisait confiance. Il avait un nom
digne d’un pistolero, dans un western, un physique maigrichon,
comme un cowboy, et il errait maintenant, sans attaches à quoi que ce
soit ou à qui que ce soit, d’un endroit à l’autre, comme les pistoleros
étaient censés le faire dans l’Ouest américain. Pendant un mois, il
pouvait être en Indonésie, et le mois suivant, se trouver en Argentine.
Zane, comme le bitcoin, était devenu impossible à tracer. Par principe,
il effectuait toutes ses dépenses quotidiennes en bitcoins. Il était payé
en bitcoins et payait les autres uniquement en bitcoins. Et il aimait
affirmer sa foi dans le mouvement qu’il avait rejoint. « Je voulais en
quelque sorte retirer le pouvoir de l’argent au gouvernement », a-t-il
dit. Zane, comme le Bitcoin, avait un code.
En 2017, l’esprit du mouvement qu’il avait rejoint avait changé. Les
partisans du bitcoin croyaient que Satoshi avait créé un substitut à la
monnaie garantie par l’État, mais celle-ci n’était pas ce que le bitcoin
remplaçait le plus facilement. Ce sont les jeux d’argent qui l’étaient.
La hausse vertigineuse du cours du bitcoin en 2017 a attiré une
génération de nouveaux spéculateurs. Ce n’était pas comme le marché
boursier : n’importe qui dans le monde sachant utiliser un ordinateur
pouvait trader des cryptomonnaies à n’importe quelle heure de
n’importe quel jour de la semaine. La nouvelle demande d’objets
spéculatifs a encouragé les gens à créer des centaines de nouvelles
cryptomonnaies. En règle générale, elles étaient promues aux
spéculateurs comme un investissement dans une nouvelle entreprise,
mais qui n’avait que rarement de la valeur. La vente initiale d’une
nouvelle cryptomonnaie, appelée EOS, a permis de récolter 4,4
milliards de dollars. N’ayant rien d’utile à faire de cet argent, les
fondateurs ont annoncé qu’il serait utilisé pour la « gestion d’actifs ».
Ce gain d’argent, sensiblement malhonnête, a quelque peu dérangé
Zane. « C’était du genre : “Hé, vous me dites que je peux raconter aux
gens mon intention de construire ce projet et qu’ils me donneront de
l’argent, et que je pourrai ensuite le garder même si je ne réalise pas
ledit projet ?” », a-t-il dit. Un tel gain d’argent aurait probablement
laissé Satoshi perplexe, tout comme l’aurait été, fort probablement,
l’idée même d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies.
L’argument de vente initial du bitcoin était qu’il éliminait le besoin
d’intermédiaires financiers. Vous pouviez trader vos bitcoins
directement et facilement avec d’autres personnes, alors que vous ne
pouviez pas trader des francs suisses, des actions Apple ou du bétail
vivant. Il s’est avéré que les personnes qui ont entrepris d’éliminer les
intermédiaires financiers en ont simplement créé de nouveaux, à
savoir, début 2019, 254 plateformes d’échange de cryptomonnaies.
Les premiers fondateurs de ces plateformes n’étaient généralement
pas des experts financiers. Il s’agissait d’un mélange de technologues,
de libertariens, d’idéalistes et de vagabonds des hautes plaines, comme
Zane. Plus encore que la Bourse de New York, par exemple, les
institutions qu’ils ont créées exigeaient que leurs clients leur fassent
confiance. La Bourse de New York avait des régulateurs. Si elle volait
votre argent, ses dirigeants seraient envoyés en prison. En tout état de
cause, la Bourse de New York aurait du mal à voler votre argent,
puisque vous ne le gardiez pas chez elle, mais sur un compte de
courtage, géré par une banque, elle-même surveillée par d’autres
autorités de régulation. Les nouvelles plateformes d’échange de
cryptomonnaies n’avaient pas de régulateurs. Elles agissaient à la fois
comme plateforme d’échange et comme dépositaire : elles ne vous
permettaient pas seulement d’acheter des bitcoins, mais hébergeaient
également ceux que vous aviez achetés.
L’ensemble était quelque peu paradoxal : ces personnes unies par
leur peur provoquée par le manque de confiance ont érigé un système
financier parallèle qui exigeait plus de confiance de la part de ses
utilisateurs que le système financier traditionnel. En marge de la loi, et
souvent hostiles à celle-ci, ils ont découvert de nombreuses façons de
l’enfreindre. Les plateformes d’échange de cryptomonnaies égaraient
ou perdaient régulièrement l’argent de leurs clients. Elles falsifiaient
régulièrement les données de trading pour faire croire qu’elles en
avaient effectué beaucoup plus qu’en réalité. Ces sites étaient la proie
de pirates informatiques ou de traders malhonnêtes qui manipulaient
les mesures de gestion des risques de ces plateformes.
Voici un exemple des jeux qui étaient joués : plusieurs plateformes
d’échange asiatiques proposaient un contrat bitcoin avec un effet de
levier de 100. De temps à autre, un trader comprenait qu’il pouvait
acheter pour 100 millions de dollars de bitcoins, tout en vendant à
découvert pour autant d’autres bitcoins, et en ne déboursant qu’un
million pour chaque trade. Quelle que soit l’évolution du cours de la
monnaie, l’un de ses trades était gagnant et l’autre perdant. Si le
bitcoin augmentait de 10 %, le trader malhonnête percevait 10 millions
de dollars sur sa position longue et disparaissait, laissant la plateforme
d’échange couvrir les 10 millions perdus sur sa position courte. Mais
ce n’était pas la plateforme d’échange qui couvrait la perte, car elle
n’avait pas le capital nécessaire pour cela. Les pertes étaient
socialisées. Les clients – généralement ceux du côté gagnant d’un
trade – les payaient. Et les pertes pouvaient être énormes. La
plateforme Huobi, fondée par des Chinois, a subi une perte si
importante qu’elle a réduit de moitié les gains de tous les traders ayant
réalisé des trades profitables.
Dans la finance traditionnelle, fondée sur des principes de
confiance, personne ne devait vraiment se fier à qui que ce soit. Dans
l’univers de la crypto, plutôt basé sur des principes de méfiance, les
gens se laissaient entraîner par de parfaits inconnus en leur confiant
d’importantes sommes d’argent. La situation était loin d’être idéale, et
c’est en août 2016 que Zane Tackett a compris à quel point. Ce mois-
là, la plateforme d’échange pour laquelle il travaillait alors, Bitfinex, a
perdu plus de 70 millions de dollars de bitcoins à cause de deux pirates
informatiques installés à New York. (Au moment de l’arrestation du
duo, le bitcoin valait 4,6 milliards de dollars.) Zane, qui vivait alors en
Thaïlande, s’est retrouvé à répondre aux messages de personnes dont
l’argent avait été perdu par Bitfinex. « J’ai reçu beaucoup de menaces
de mort et de lettres de suicide à cause de ça, a-t-il déploré. Les
menaces de mort semblaient vides, mais pas les notes de suicide.
C’était déchirant… J’avais placé chez vous l’argent pour notre
nouvelle maison, et maintenant, nous allons être sans abri. » Il
détestait cette situation. Parce qu’il était très fier d’être digne de la
confiance des autres utilisateurs de cryptomonnaies.
Après cela, Zane a trouvé un travail plus sûr dans une entreprise de
crypto d’un nouveau genre. L’entreprise était spécialisée dans le
trading de gré à gré, c’est-à-dire l’achat et la vente privés de gros blocs
de cryptomonnaies à des spéculateurs qui, pour diverses raisons,
souhaitaient éviter de dévoiler leur main sur les plateformes publiques.
Le fondateur de l’entreprise avait travaillé pour Goldman Sachs et
savait ce qu’il faisait. Pendant les dix-huit mois suivants, Zane gagnait
facilement de l’argent sur des marchés où le spread entre l’offre et la
demande était important, de l’ordre d’un point de pourcentage ou plus.
Vers la fin de l’année 2018, les marchés ont soudainement changé à
nouveau. Le spread s’est considérablement réduit, passant de 1 % à
0,07 %. Un énorme trader était entré sur le marché. Qui que ce soit, il
s’était plus ou moins instantanément imposé comme le maker officiel
du marché des cryptomonnaies. « Cela a été assez rapide, a signalé
Zane. Et je me suis dit : “Qu’est-ce qui vient de se passer ?” » La
société de trading de Zane se trouvait au cœur des marchés de
cryptomonnaies et, pendant longtemps, l’identité de ce nouvel acteur
lui est restée complètement inconnue. « Puis quelqu’un a dit : “C’est
une sorte de mec végétalien qui veut donner tout son argent à des
œuvres de charité”, a résumé Zane. Puis quelqu’un d’autre a dit que ce
même mec végétalien avait déménagé à Hong Kong et qu’il lançait sa
propre plateforme d’échange de cryptomonnaies. »
Zane est devenu curieux. Il a trouvé une copie du livre blanc que le
végétalien avait publié et qui proposait un nouveau type de plateforme
d’échange. Il était stupéfait. Et à sa grande surprise, il s’est rendu
compte qu’il avait très envie de travailler pour ce végétalien.
Plus tard, Sam ne se rappelait plus exactement pourquoi il avait
accepté de s’envoler pour l’Asie. Une chose est sûre, ce n’était pas
pour faire du tourisme à la con. Voyager en avion l’effrayait tellement
qu’avant le décollage, il prenait des médicaments et écoutait de la
musique relaxante. « Viscéralement, je n’ai jamais réussi à comprendre
comment un morceau de métal pouvait voler », a-t-il révélé. L’objectif
déclaré de son voyage était d’assister à une conférence sur les
cryptomonnaies à Macao, mais une fois sur place, il a découvert
d’autres raisons de rester. Pour la première fois depuis son accès au
marché, il s’est retrouvé dans la même pièce que tous les grands
acteurs – majoritairement Asiatiques – du monde de la crypto. Pour la
première fois également, il a fait savoir à des personnes extérieures à
son petit cercle d’altruistes efficaces qui il était et ce qu’il avait fait, ce
qui a eu un impact considérable.
Jusqu’à ce moment de la fin novembre 2018, Alameda Research
avait opéré dans l’ombre. Les trades de ses membres représentaient
plus de 5 % du volume total des marchés de crypto, mais la société
était toujours quasi secrète. Jane Street avait laissé à Sam l’impression
que la publicité ne présentait aucun avantage et que la meilleure chose
à faire était de l’éviter. Il avait tradé des milliards de dollars en
cryptomonnaies, mais jamais en son nom, ni celui d’Alameda
Research (dont le nom avait été partiellement choisi pour cacher le fait
que l’entreprise avait quelque chose à voir avec les cryptomonnaies).
Les plateformes asiatiques s’étaient tellement habituées à ce que leurs
clients veuillent rester anonymes que certaines d’entre elles vous
donnaient un pseudo dès que vous commenciez à trader avec elles.
L’une des plus grandes plateformes de l’époque, BitMEX, avait
attribué des noms fictifs aux comptes de trading d’Alameda Research,
chacun composé de trois mots, apparemment générés au hasard.
« Shell-Paper-Bird3 » en était un. « Hot-Relic-Fancier4 » en était un
autre… que les traders d’Alameda ont trouvé si marrant qu’ils ont
commandé une peinture d’un connaisseur de reliques canons. Dans le
classement BitMEX des traders de crypto les plus rentables de l’année,
Shell-Paper-Bird et Hot-Relic-Fancier figuraient tous deux parmi les
dix premiers. Personne ne savait qu’il s’agissait du même trader, ni
n’avait la moindre idée de l’identité de ce trader. Mais à Macao, tout a
changé.
« Je suis Hot-Relic-Fancier », disait Sam, à la conférence, lorsqu’on
lui présentait quelqu’un qu’il pensait pouvoir être important.
« Non, vous mentez », était la réaction typique.
Même Sam savait qu’il n’était pas crédible : un Blanc de 26 ans
avec une coiffure bordélique, vêtu d’un short cargo et d’un t-shirt
froissé. Il devait alors sortir son téléphone, ouvrir le compte de trading
et montrer son argent pour que ces personnes le croient. Après qu’il ait
fait ce manège plusieurs fois, beaucoup de gens ont voulu le
rencontrer. Il n’avait jamais aimé les tête-à-tête, mais il devait
maintenant admettre que leur impact était étonnant. Quelques semaines
avant qu’il ne s’envole pour l’Asie, l’une des plus grandes plateformes
chinoises avait gelé le compte d’Alameda, qui contenait une grande
quantité d’argent, sans raison apparente. Le service clientèle n’avait
pas répondu à leurs appels. Après avoir rencontré Sam en personne, les
patrons de la plateforme d’échange lui ont rendu son argent. « Tout à
coup, je me suis retrouvé dans une pièce où il y avait une personne
importante pour chaque entreprise de crypto, a témoigné Sam. Mon
agenda est rempli de réunions, toutes plus intéressantes que la plus
intéressante des réunions que je pourrais avoir dans la région de la
baie. » Le plus souvent, les personnes qu’il rencontrait ne savaient pas
quoi penser de lui, ni d’Alameda Research. « Il n’y avait personne
comme nous, là-bas », a précisé Sam.
À ce moment-là, Sam lui-même ne savait pas trop quoi penser de la
société de trading de cryptomonnaies qu’il avait créée. Il considérait la
guerre civile qui l’avait opposé à ses collègues, altruistes efficaces,
comme « la pire chose qui me soit arrivée dans ma vie ». Il avait réuni
un groupe de personnes qu’il admirait et qui partageaient ses valeurs,
et il était devenu un paria pour la moitié d’entre elles, qui continuaient
encore à le dénigrer auprès de leurs collègues, eux aussi altruistes
efficaces. « Cela m’a amené à me remettre en question, a-t-il rapporté.
C’était la première fois de ma vie que j’étais entouré de personnes que
je respectais et qui me disaient que j’avais tort et que j’étais fou. Je me
suis alors posé des questions sur ma santé mentale. » Lorsqu’il s’est
envolé pour l’Asie, il était encore en train d’écrire et de réécrire ce
qu’il avait vécu durant cet événement traumatisant. « J’ai causé du tort
à la communauté de l’altruisme efficace, a-t-il écrit. J’ai fait en sorte
que les gens se détestent un peu plus et se fassent un peu moins
confiance… et j’ai sérieusement réduit ma propre capacité à faire le
bien. Je suis presque sûr que mon impact net sur le monde a été,
jusqu’à présent, négatif, et voilà pourquoi. »
L’un des aspects les plus curieux au sujet des écrits de Sam, étant
donné qu’une grande partie d’entre eux n’était destinée qu’à sa propre
personne, était leur impartialité. Il s’apitoyait clairement sur son sort,
certes, tout en reconnaissant, cependant, que d’autres pouvaient
s’apitoyer encore plus sur le leur. Il n’aimait vraiment pas se blâmer
pour quoi que ce soit, mais il n’aimait pas non plus blâmer les autres.
« Je suis un utilitariste, a-t-il écrit. La faute n’est qu’une construction
de la société humaine. Elle sert des objectifs différents selon les
personnes. Il peut s’agir d’un outil pour décourager les mauvaises
actions, d’une tentative pour retrouver sa fierté face aux difficultés,
d’un exutoire pour expulser sa rage, et de bien d’autres choses encore.
Je pense que la définition la plus importante – pour moi en tout cas –
est la suivante : dans quelle mesure les actions de chacun influencent-
elles la distribution de probabilité de leur comportement futur ? »
Dans quelle mesure les actions de chacun influencent-elles la
distribution de probabilité de leur comportement futur ? Cette phrase
en dit long sur la façon dont Sam perçoit les autres, et peut-être aussi
lui-même. Non pas comme des personnages fixes – bons ou mauvais,
honnêtes ou faux, courageux ou lâches –, mais comme une distribution
de probabilité autour d’une certaine moyenne. Les gens ne sont ni la
pire ni la meilleure chose qu’ils ont jamais faite. « Je crois et agis
comme si les gens étaient des distributions de probabilités, et non leurs
moyennes, a-t-il écrit. Il est très important pour moi que les autres
s’engagent également à ce niveau. » Le comportement de ses
collègues, altruistes efficaces, l’a amené à actualiser sa compréhension
de leurs distributions de probabilités de telle sorte qu’il n’avait plus
trop envie d’embaucher des altruistes efficaces. Au départ, il pensait
que le fait de n’embaucher que ce type de personnes causerait un
avantage particulier : tous les membres de l’entreprise auraient
confiance les uns dans les autres, et personne n’aurait donc besoin de
perdre du temps et de l’énergie à faire les nombreuses choses que les
gens font pour inspirer confiance aux autres. Ils pourraient se passer de
réunions individuelles, de contact visuel, de poignées de main fermes
et, surtout, des querelles sur qui méritait d’être payé combien et
pourquoi. Il s’est avéré qu’ils n’ont pas pu s’en passer.
Après le départ de Tara et des autres, Alameda a recommencé à
réaliser des profits et n’a plus bougé. La société ne gagnait pas autant
d’argent qu’au tout début, mais elle a terminé l’année 2018 avec un
rendement annualisé de plus de 110 %. En voyant l’entreprise se
redresser, au moins quelques altruistes efficaces, y compris les
employés restants, se sont demandé si Sam n’avait pas su ce qu’il
faisait depuis le début. Quelques mois après le Schisme, une ancienne
employée a envoyé, à Sam, un message contenant une question :
Pourquoi pensez-vous que les gens se sont dit que vous aviez tort à
propos d’une certaine valeur attendue, alors que vous aviez finalement
raison mais qu’elles ne le savent/comprennent pas ? Sam lui a répondu
par le biais de trois messages brefs.

Parce que les gens ont décidé que Sam est mauvais, et
ont ensuite refusé de reconnaître toute preuve
contredisant cette affirmation.
Parce qu’ils étaient trop investis émotionnellement dans
cette croyance, en partie parce que c’était un moyen
pour eux d’éviter de s’attribuer une quelconque faute
ou une quelconque responsabilité.
Et aussi parce qu’essayer de détruire la vie de
quelqu’un est une sacrée déclaration sociale, et qu’il
est vraiment gênant d’admettre que l’on s’est trompé.

En d’autres termes, les gens l’avaient mal interprété, avaient décidé


qu’il n’était pas digne de confiance et avaient ensuite refusé de
changer d’avis à son sujet. Il lui fallait davantage aider les autres à
résoudre cette énigme. Les expressions faciales qu’il s’était donné tant
de mal à maîtriser n’étaient pas suffisantes : il devait être plus
explicite.
Parmi les pages qu’il a écrites sur la crise, on trouve de courts
documents adressés à ses employés, avec des titres tels que « quelques
remarques sur ce que c’est que de travailler avec moi » et « ce que cela
signifie lorsque Sam vous bloque ». Dans ses écrits, il donnait des
conseils aux employés, actuels et futurs, sur la manière de le
comprendre. « J’ai passé un certain temps pendant, au milieu, après et
bien après, à essayer de comprendre ce que je devais changer en moi,
a-t-il déclaré plus tard. Cela a été une expérience très frustrante. Ce qui
m’a fait réagir, c’est que les gens n’aimaient pas mon style de gestion
d’entreprise et me disaient que je devais apprendre des techniques de
management. » Il continuait à penser qu’il n’en existait aucune digne
d’être apprise, mais seulement un grand nombre d’absurdités
contradictoires à ce sujet. « C’est le borgne qui mène les aveugles, a-t-
il philosophé. Le seul moyen, c’est d’apprendre à voir. »
En fin de compte, il a décidé qu’il n’y avait qu’une seule chose à
changer en lui-même : devenir moins repoussant pour les autres.
Même les personnes qu’il approuvait le plus s’étaient plaintes,
avançant qu’il devait « être plus accessible », « donner des conseils
plus constructifs » et « être moins négatif ». Des critiques qui l’ont
sincèrement surpris. Il ne se considérait pas comme quelqu’un
d’effrayant. Il n’avait jamais eu l’intention d’intimider. Mais il n’allait
pas changer la nature humaine, et il a donc décidé qu’à l’avenir, il
enterrerait toutes éventuelles réactions négatives de sa part à l’égard de
tout ce que quelqu’un pourrait dire ou faire. Il donnerait aux êtres
humains avec lesquels il interagirait l’impression qu’il était bien plus
intéressé par ce qu’ils disaient ou faisaient qu’il ne l’était en réalité. Il
se montrerait d’accord avec eux, même s’il ne l’était pas, et, quelles
que soient les idioties qu’ils diraient, il y répondrait d’un joyeux
Ouaiiiiiiip ! « Cette solution a un coût, mais tout compte fait, cela en
vaut la peine, a-t-il conclu. Dans la plupart des cas, les gens vous
apprécient davantage si vous êtes d’accord avec eux. » Il est passé
d’une personne dont vous seriez surpris d’apprendre qu’elle vous
apprécie à une personne dont vous seriez surpris d’apprendre qu’en
fait, non, elle pense tout le contraire.
Sam n’avait toutefois pas autant besoin de changer, lui-même, que
de changer son entreprise. Début 2019, il y avait un fossé béant entre
l’objectif qu’il s’était fixé – générer des dollars destinés à des dons – et
le nombre de bénéfices qu’il était capable d’engranger en tant que
trader de cryptomonnaies. En 2018, en tradant 40 millions de dollars
de capital, Alameda Research avait généré 30 millions de bénéfices.
Les investisseurs altruistes efficaces ont pris la moitié, laissant derrière
eux 15 millions de dollars. Sur cette somme, cinq millions ont été
perdus en salaires et en indemnités de départ versées aux personnes qui
quittaient l’entreprise, et cinq autres millions l’ont été en dépenses. Sur
les cinq millions de dollars restants, ils ont payé des impôts et, en fin
de compte, ils n’ont donné à des causes altruistes efficaces que 1,5
million de dollars. Pour Sam, c’était clairement insuffisant. « Nous
devions obtenir beaucoup plus de capitaux, ou des capitaux beaucoup
moins chers, ou des rendements beaucoup plus élevés », a-t-il rapporté.
Mais à ce moment-là, sa réputation dans les cercles de l’altruisme
efficace était en lambeaux, et il n’était pas évident de savoir d’où
viendraient les nouveaux capitaux. Les marchés de cryptomonnaies
devenaient chaque jour plus efficaces. Les grandes sociétés de trading
à haute fréquence de Wall Street, telles que Tower Research Capital et
Jump Trading, et même Jane Street, sont entrées sur les marchés et se
sont livrées au même défrichement que celle qu’elles pratiquaient sur
d’autres marchés financiers. Même si Sam trouvait plus de capitaux,
d’une manière ou d’une autre, il y aurait moins d’argent à gagner.
Créer une plateforme d’échange de cryptomonnaies était une idée à
la fois évidente et invraisemblable. Évidente, car les plateformes
d’échange de ces monnaies étaient des machines à gagner de l’argent.
Il s’agissait de casinos installés au cœur d’une frénésie spéculative
mondialement historique et qui facturaient des frais pour chaque pari
placé. Les fondateurs de la demi-douzaine de plateformes les plus
importantes au monde étaient probablement tous déjà milliardaires,
même si les plateformes elles-mêmes perdaient régulièrement l’argent
de leurs clients. Invraisemblable en raison de la personnalité de Sam et
de ses relations avec les gens. Il n’avait aucune idée de la manière dont
il fallait communiquer avec les gens ordinaires, lorsque l’on dirigeait
une plateforme d’échange. Pour en créer une reconnue, il fallait attirer
la foule et créer des liens avec un public de masse. Vous aviez besoin
de clients. Et vous ne les obteniez que s’ils vous faisaient confiance.
Or, ils ne vous faisaient confiance que s’ils savaient qui vous étiez ou
s’ils pensaient le savoir. Sam n’était pas sûr que ses propres collègues
aient su qui il était, c’est pourquoi il l’expliquait en rédigeant des notes
de service.
Par ailleurs, il avait déjà essayé et n’y était pas parvenu. En mai
2018, à Berkeley, Sam avait demandé à Gary Wang d’écrire le code
d’une plateforme d’échange de bitcoins, ce que Gary avait bouclé en
moins d’un mois. « CryptonBTC », c’est ainsi qu’ils l’appelaient. Ils
ont créé un site web sans savoir comment attirer du trafic vers lui.
Personne ne s’est présenté pour trader. C’est comme si rien ne s’était
passé. Le code que Gary avait écrit, cependant, n’était pas inutile. Du
néant total que représentait CryptonBTC, Sam avait appris que s’il
demandait à Gary de créer une plateforme d’échange de
cryptomonnaies, il pourrait le faire en un mois, et la structure serait
plus fiable et moins risquée pour ses utilisateurs que n’importe quelle
autre plateforme existante. Gary était un génie.
À Hong Kong, Sam et sa petite équipe ont vendu aux milliardaires
fondateurs des plateformes existantes la possibilité de payer Alameda
Research (Gary) pour créer sa propre plateforme, différente à bien des
égards de toutes celles qui existaient déjà. Alameda fournirait la
technologie ; les plateformes d’échange existantes assureraient les
clients et la confiance. L’acheteur le plus probable, et la personne à qui
Sam lui-même a soumis l’idée, était CZ.
CZ était Changpeng Zhao, le PDG de la plateforme d’échange
Binance. Né dans la province de Jiangsu, il avait été élevé, depuis son
adolescence, au Canada, où il avait fait ses études avant de retourner
en Chine, avec la citoyenneté canadienne. Il avait occupé quelques
emplois ordinaires en marge de la haute finance, notamment un poste
de développeur chez Bloomberg, avant de devenir directeur
technologique chez OKCoin. Il avait quitté OKCoin en 2015 et créé
Binance en 2017. Deux ans plus tard, il était décrit dans les
publications sectorielles comme « l’homme le plus puissant du monde
de la crypto ». Ce n’était peut-être pas vrai à l’époque, mais c’était sur
le point de le devenir. À la mi-2019, Binance n’était encore qu’une
plateforme d’échange de cryptomonnaies de type Spot – elle ne
permettait pas de trader des contrats à terme en cryptomonnaies ou
d’autres produits dérivés –, pas plus importante que les autres, et
handicapée par son incapacité à offrir à la plupart de ses clients l’effet
de levier auquel ils aspiraient. (Les utilisateurs de ces plateformes
voulaient tous pouvoir parier plus que ce qu’ils avaient.) Les clients de
Binance pouvaient trader différentes cryptomonnaies, mais ne
pouvaient généralement pas emprunter d’argent à la plateforme pour le
faire. CZ préférait qu’il en reste ainsi. Et il se méfiait un peu de ce que
Sam présentait : une plateforme d’échange qui ne proposerait de trader
que des contrats à terme en cryptomonnaies.
Une plateforme d’échange de contrats à terme différait
considérablement d’une plateforme de type Spot. Sur une plateforme
d’échange de contrats à terme, les traders ne mettent en garantie
qu’une fraction des paris qu’ils ont faits. Dans le cas d’un trade
perdant de l’argent, la plateforme demandait généralement plus de
garanties en fin de journée. Si un trade tournait rapidement mal, il
pouvait liquider les garanties et laisser la plateforme d’échange sur le
carreau avec les pertes, ce après quoi elle se tournerait vers ses clients
pour couvrir les dommages, comme les plateformes d’échange de
cryptomonnaies l’avaient historiquement fait. Le design proposé par
FTX (Gary) permettait de résoudre ce problème avec élégance. Il
surveillait les positions des investisseurs non pas à la journée, mais à la
seconde. Dès qu’un trade entrait dans la zone rouge, il était liquidé.
Bien évidemment, cela a déplu à un grand nombre de clients. Mais il
promettait de supprimer les pertes socialisées, qui avaient affecté les
plateformes d’échange depuis leurs débuts. Les pertes qui s’y faisaient
n’auraient jamais besoin d’être socialisées, car la plateforme n’aurait
jamais de pertes.
Sam avait rencontré CZ pour la première fois, peu de temps après
son déménagement à Hong Kong, à la fin de l’année 2018. Binance
cherchait des entreprises de cryptomonnaies, prêtes à payer 150 000
dollars chacune pour sponsoriser sa conférence, début 2019, à
Singapour, et Sam s’est présenté avec l’argent. CZ l’avait récompensé
en l’invitant sur scène, avec lui. Après cela, Sam a toujours dit :
« C’est ce qui nous a rendus légitimes dans le monde de la crypto. »
Oui, il avait bien payé CZ pour qu’il soit son ami. Mais même à ce
moment-là, Sam savait en peu sur lui, si ce n’est qu’ils n’avaient pas
grand-chose en commun. Sam vivait dans sa tête et prenait ses
décisions après une longue suite de questions, ou du moins c’est ce
qu’il croyait. Si CZ avait une idée originale, il ne l’exprimait jamais, et
il semblait, à l’inverse, prendre ses décisions au feeling. Sam pensait à
la taille de la tarte, tandis que CZ se souciait davantage de la taille de
sa part. Sam visait à construire une plateforme d’échange pour les
grands traders institutionnels de cryptomonnaies, CZ, lui, s’adressait
aux particuliers et aux gens ordinaires. Sam détestait les conflits et
était donc bizarrement doué pour les oublier, mais CZ se nourrissait de
conflits et entretenait les émotions qui en découlaient. CZ disposait
d’un réseau complexe d’alliés et d’ennemis. Dans le manuel qu’il a
écrit pour le lancement de Binance, en 2017, une grande partie de ce
qu’il y énumère comme étant ses qualifications est, en fait, des
alliances sociales avec d’autres spécialistes en cryptomonnaies (dont
notamment Zane Tackett, que CZ décrit, dans une brève biographie, de
manière surprenante, en disant qu’il a joué le rôle de « mentor et de
bon ami ».). Sam n’avait aucune véritable alliance sociale. Lors de ses
interactions avec CZ, s’il n’avait pas sorti ses expressions faciales
travaillées, il aurait passé beaucoup de temps à regarder dans le vide
pendant que CZ parlait. « CZ se contente de dire les choses, a avancé
Sam. Rien d’idiot. Rien d’intelligent. Je ne savais pas trop quelle idée
me faire de lui jusqu’à ce qu’il ait à prendre des décisions. »
La première décision que CZ a dû prendre a été de savoir s’il fallait
payer à Sam les 40 millions de dollars qu’il demandait pour sa
plateforme d’échange de contrats à terme intelligemment conçue.
Après quelques semaines de réflexion en mars 2019, CZ a opté pour ne
pas le faire et a demandé à ses collaborateurs de créer eux-mêmes une
plateforme d’échange de contrats à terme. Une réponse qui a semblé,
selon Sam, à la fois parfaitement ordinaire et vaguement décevante.
« Ouais, c’est un con, mais pas plus qu’un con, a dit Sam. Il devrait
être quelqu’un de grand, mais ce n’est pas le cas. »
Ce n’est qu’après le refus de CZ que Sam a décidé de créer lui-
même sa plateforme. L’idée était simple : la première plateforme
d’échange de contrats à terme en cryptomonnaies suffisamment bien
conçue pour répondre aux besoins, non seulement des amateurs de
monnaies numériques, mais aussi des grands traders professionnels,
comme Jane Street. Un détail, pourtant, continuait à mettre Sam
profondément mal à l’aise. « Nous allions construire un produit
meilleur que tous ceux existants, a-t-il affirmé. Si ça marche, cela
vaudrait des milliards de dollars, mais je pensais qu’il y avait plus de
50 % de chances pour que ça ne marche pas. Je n’avais jamais fait de
marketing. Je n’avais jamais parlé aux médias. Je n’avais jamais eu de
clients. C’était tout simplement différent de tout ce que j’avais fait
auparavant. » C’est ainsi qu’il a commencé à recruter des personnes
susceptibles de se charger de ce qu’il ne maîtrisait pas. Des gens avec
qui il n’avait jamais travaillé, mais qui avaient des liens étroits avec
d’autres spécialistes en crypto. Il s’est donc emparé de Zane Tackett, et
avec Zane est arrivé un gros paquet de confiance pour tous les
amateurs de crypto. Avant même Zane Tackett, il a recruté Ryan
Salame.

Si le contraire d’un altruiste efficace existait, c’était bien Ryan.


Ryan était un républicain épris de liberté, qui détestait les impôts. Il
avait commencé sa carrière en tant que comptable fiscaliste chez Ernst
& Young et avait été libéré de la misère et de l’ennui lorsque la société
de trading de cryptomonnaies, Circle, l’avait engagé pour s’occuper de
sa comptabilité. Il avait fallu environ deux secondes à Ryan pour
comprendre que le trading de cryptomonnaies était plus amusant que la
comptabilité fiscale. Lorsque Sam l’a trouvé, Ryan travaillait comme
vendeur au bureau de Circle, à Hong Kong, et était devenu un panneau
publicitaire ambulant pour le plaisir de la population. Tous les
amateurs de crypto qui voulaient ce que cherche n’importe qui dans le
milieu trouvaient en Ryan un allié dans leur quête : Ryan était celui
que vous appeliez si vous aviez envie de vous marrer.
Ryan était beau. Ryan était aussi rusé. Lorsqu’Alameda Research a
intensifié ses activités de trading à Hong Kong, et réduit l’écart avec
tous les autres, Ryan a été frappé de voir à quel point cette société était
plus intelligente que le reste du marché. Il n’avait aucune idée de qui
était Sam Bankman-Fried, mais il avait remarqué que CZ semblait
tenir à le garder près de lui, allant même jusqu’à lui permettre
d’installer un stand pour Alameda Research à la conférence de
Binance. Ryan a également remarqué que Sam et ses traders n’avaient
pas les bonnes grâces sociales habituelles en matière de
cryptomonnaies. « Ils ne vous répondaient pas dans les chats, a déclaré
Ryan. Ils ne réagissaient pas à vos blagues. Ce n’était pas l’expérience
à laquelle vous étiez habitué dans le monde de la crypto. Sam ne faisait
pas partie de la foule. Personne ne l’avait vu où que ce soit. »
Ryan a fini par rendre visite à Sam, dans son nouveau bureau de
Hong Kong. « Vous parlez à Sam pendant cinq minutes et vous vous
rendez compte qu’il a quelque chose de différent », a-t-il dit. Le
désintérêt de Sam pour toutes interactions sociales ordinaires s’était
répercuté sur son entreprise de manière encore plus spectaculaire que
Ryan ne l’avait imaginé. « C’était juste un dortoir d’intellos assis
devant des écrans d’ordinateur, comme il l’a dit. Ils ne quittaient
jamais le bureau. » Ryan comprenait bien que Sam pouvait l’utiliser
pour établir des liens sociaux avec les amateurs de crypto, et pour
qu’ils apprennent à se sentir à l’aise avec lui, ce qui n’était absolument
pas le cas à ce moment-là. « Sam a oublié le nombre de personnes qui
l’ont d’abord pris pour un escroc, a signalé Ryan. Vous vous attendez à
tomber sur un Sam derrière n’importe quelle escroquerie. »
Sam avait cependant un avantage social, celui d’être en contact avec
d’autres initiés en crypto. Plus le prix des cryptomonnaies
augmentaient, plus la scène crypto était envahie de personnes sobres,
en costume, que des gens comme Zane trouvaient insupportables. Ryan
aurait pu être considéré comme l’une de ces personnes, mais vu qu’il
n’était pas du genre sobre, il a bénéficié d’un laissez-passer. Les gars
de Goldman, les sociétés de capital-risque et les avocats d’affaires
devenus « crypto bros » faisaient tous partie de cette invasion de gens
conventionnels qui voulaient gagner de l’argent rapidement, sans les
bizarreries qui avaient teinté le thème d’argent rapide. Les prétentieux
chercheraient un terrain d’entente avec les premiers croyants de la
crypto en montrant leur enthousiasme pour la technologie. La
blockchain ! « La blockchain va… tout changer », diraient-ils, en
espérant que cela suffise. Une religion fondée sur la haine des banques,
du gouvernement et de toute forme d’autorité institutionnelle… et c’est
généralement là que les prétentieux arrêtaient de se la jouer.
Les croyants de la crypto, ceux qui avaient été attirés par la cause
pour des raisons qui leur étaient propres, avaient, au mieux, des
sentiments mitigés à l’égard de ceux qui y étaient venus plus tard, et
uniquement pour l’argent. Ryan se disait qu’ils seraient peut-être un
peu plus enclins à ne pas juger Sam trop sévèrement. Sam partageait
un point commun important avec les croyants de la crypto : une
insatisfaction à l’égard du monde tel qu’il l’avait trouvé. Il n’était pas
particulièrement hostile à l’égard des gouvernements ou des banques.
Il pensait simplement que les adultes ne servaient à rien.
Ryan ressemblait moins à un adulte et davantage à la plus haute
expression d’une nouvelle espèce, le crypto bro, dont Sam sentait qu’il
avait besoin. Il a embauché Ryan sans être totalement sûr du travail
qu’il lui confierait. « La description du poste consistait en quelque
sorte à “améliorer la situation” », a expliqué Ryan.
Pour créer une plateforme d’échange de cryptomonnaies, Sam avait
besoin de personnes qui respiraient la crypto, mais aussi d’argent pour
les payer. Pour l’obtenir, normalement et traditionnellement, il faudrait
faire appel à la famille et aux amis, ou lever des fonds auprès de
sociétés de capital-risque. Sam n’avait pas d’amis disposant du type
d’argent dont il avait besoin, et il ne connaissait aucun investisseur en
capital-risque. Ce qu’il avait, en revanche, c’était un token. Il
appartenait à la même famille que les milliers d’autres coins créés
depuis 2017 et proposés au public. Le token de FTX a été appelé FTT.
La caractéristique la plus importante du FTT était que ses détenteurs
avaient collectivement droit à environ un tiers des revenus annuels de
la plateforme d’échange FTX. Sur le milliard de dollars de revenus
générés par la plateforme en 2021, par exemple, 333 millions de
dollars étaient mis de côté pour « racheter et brûler » du FTT. FTX
retirait les tokens de la circulation de la même manière qu’une société
publique rachetait ses actions, ce qui augmentait la valeur de toutes les
actions restantes. Le FTT n’était pas simplement l’équivalent d’une
action FTX, c’était bel et bien une action FTX – et il était même
assorti de droits de vote sur certaines décisions prises au sein de
l’entreprise. Comme il vous donnait une part de la valeur brute, plutôt
que de la valeur nette, il avait encore plus de valeur qu’une action.
« Les amateurs de crypto se disaient : “Pourquoi est-ce que je voudrais
de vos capitaux propres ? Je préfère acheter le token”, a dit Sam. Les
sociétés de capital-risque diraient : “C’est quoi, un token ?” »
L’un des inconvénients de ces tokens était que leur vente était
illégale aux États-Unis. L’explosion de nouveaux tokens a donné lieu à
un nouveau jeu du chat et de la souris entre les créateurs de tokens et
les autorités de régulation des valeurs mobilières. L’autorité la plus
agressive au monde, la Securities and Exchange Commission (SEC), a
consacré beaucoup d’énergie à affirmer que nombre de ces tokens
étaient des valeurs mobilières (ce qu’ils étaient de toute évidence),
qu’ils représentaient donc une menace pour les investisseurs
américains et qu’ils devaient être interdits aux États-Unis à moins
d’avoir obtenu l’approbation de la SEC (ce qui semblait très
improbable). Les plateformes d’échange de cryptomonnaies et les
créateurs de tokens qui voulaient vendre aux Américains ont insisté sur
le fait que ces tokens n’étaient pas des valeurs mobilières, mais plutôt
l’équivalent de points Starbucks Rewards, par exemple. Étant donné
que FTX était enregistrée à Antigua, qu’elle opérait à Hong Kong et
qu’elle ne permettait pas, en principe, aux investisseurs américains
d’effectuer des trades sur sa plateforme, et qu’elle ne vendait pas, en
principe, ses tokens aux Américains, elle se trouvait hors de portée de
la SEC.
En tout état de cause, les acheteurs de FTT seraient soit des
étrangers, soit des Américains vivant à l’étranger. Et maintenant,
c’étaient ces populations que Sam courtisait, avec sa maladresse
habituelle. Trois semaines avant de proposer le FTT au public, il s’est
rendu à une conférence à Taipei. Tous les grands acteurs du monde de
la crypto participaient à une fête organisée par l’une des plus grandes
plateformes d’échange. Tout comme, mécaniquement, Sam. « Ce soir,
il y avait de l’alcool, des femmes, des lasers et de la musique
tonitruante, a-t-il écrit dans son carnet, après la soirée, mais il y avait
un étrange microclimat qui semblait me suivre alors que je me
promenais entre les tables. Je n’ai commencé à le comprendre que
lorsque j’ai croisé CZ à plusieurs reprise et constaté que, chaque fois,
il cessait de regarder la personne peu excitante à laquelle il parlait pour
me féliciter : “Les gens pensent beaucoup à nous.” C’était la première
fois que CZ semblait plus intéressé par ma présence que je ne l’étais
par la sienne. »
FTX a forgé 350 millions de tokens FTT à partir de rien. Sam en a
offert une partie aux employés, à 5 centimes chacun, et une autre partie
à d’importantes personnes du monde de la crypto, comme CZ, en tant
qu’amis de la plateforme, à 10 centimes. CZ a d’abord refusé, tout
comme la plupart des employés de FTX – à l’exception de Ryan
Salame –, mais d’autres investisseurs extérieurs en ont acheté
suffisamment pour que Sam finisse par augmenter le prix, d’abord à 20
centimes, puis à 70. Le 29 juillet 2019, le FTT était coté sur le site de
FTX et donc proposé au grand public. (« Je n’avais jamais vu Sam
aussi nerveux », a affirmé Nishad.) Il s’est ouvert à 1 dollar et s’est
tradé jusqu’à 1,50 dollar. En l’espace de deux mois, Ryan Salame avait
gagné 30 fois son argent, et les acheteurs extérieurs, 15 fois. Sur les
350 millions de tokens initialement forgés, FTX en avait vendu
environ 60 millions à 1 dollar de moins que leur valeur du moment. En
l’espace d’une semaine environ, les doutes de Sam quant à sa capacité
à gagner la confiance d’un large public se sont transformés en regrets
d’avoir vendu le FTT à un prix beaucoup trop abordable. Cela est
devenu flagrant lorsque, quelques semaines plus tard, CZ a appelé Sam
et lui a proposé d’acheter une participation de 20 % dans FTX pour 80
millions de dollars.
C’est un peu comme si un paysan avait accidentellement construit sa
maison sur un gisement de pétrole. Sam n’avait jamais vraiment
envisagé de gérer une plateforme d’échange de cryptomonnaies. Il
avait construit un casino qui offrait aux joueurs la possibilité de faire
des paris plus importants que leur compte en banque ne le permettait,
sans risque apparent pour le casino ou pour les autres joueurs, et c’était
exactement ce que le monde des cryptomonnaies voulait. Son timing,
bien qu’accidentel, était parfait, car les grandes sociétés de trading,
comme Jane Street, faisaient leur entrée sur les marchés des
cryptomonnaies et avaient besoin d’une plateforme d’échange de
contrats à terme de qualité professionnelle. L’emplacement, accidentel
aussi, choisi par Sam, était également parfait. Hong Kong était peut-
être le seul endroit au monde où CZ et lui se sentaient à l’aise. Cette
région était comme un échiquier dans lequel une voix était intégrée
pour crier les changements de règles en milieu de partie. Les autorités
de régulation de Hong Kong autorisaient les plateformes d’échange de
cryptomonnaies à faire à peu près tout ce qu’elles voulaient, mais elles
modifiaient les règles assez souvent pour que le jeu reste intéressant.
En outre, Hong Kong, et l’Asie en général, regorgeaient de jeunes
gens ambitieux et sans qualifications particulières qui n’hésitaient pas
à abandonner leur emploi pour aller travailler dans une plateforme
d’échange de cryptomonnaies dirigée par une personne pratiquement
inconnaissable. Sam avait besoin de gens comme ça. Dès le départ,
FTX aurait dû apposer sur sa porte un panneau indiquant : « Aucune
expérience nécessaire. » Par exemple, Sam a embauché Natalie Tien,
qui n’avait que peu exercé dans le domaine des médias ou du
marketing, et l’a nommée responsable des relations publiques de
l’entreprise. Il a embauché une jeune vendeuse qui travaillait pour la
plateforme d’échange Huobi, Constance Wang, et l’a nommée
directrice des opérations. Face à un besoin, Sam en faisait une vertu.
« Ce n’est pas vraiment un bon signe si vous demandez à quelqu’un de
faire ce qu’il faisait déjà auparavant, a-t-il avancé. C’est une sélection
adverse d’un genre étrange. Du type : “Pourquoi viendraient-ils chez
nous ?” »

Le détail amusant avec Ramnik Arora, c’est que tout ce qu’il voulait
se limitait à pouvoir se rendre au travail à pied. Après avoir grandi en
Inde, il avait obtenu une maîtrise en informatique à Stanford, puis fait
un passage chez Goldman Sachs et il était maintenant marié et installé
dans l’est de la région de la baie. Pendant trois ans, il avait fait des
trajets pénibles entre Berkeley et son lieu de travail chez Facebook, à
Menlo Park. Il avait commencé dans une équipe qui travaillait sur les
enchères en temps réel de publicités en ligne – dans le but de montrer
la publicité parfaite à la personne parfaite au moment parfait –, puis
avait rejoint une autre équipe qui essayait de lancer Libra, la tentative
de cryptomonnaie vouée à l’échec de Facebook.
Quelque part entre Goldman Sachs et Facebook, Ramnik avait
renoncé à chercher la passion dans son travail. S’il semblait plus âgé
qu’il ne l’était, c’est parce qu’il avait abandonné l’une des choses qui
définissent la jeunesse : l’espoir. « Les esprits les plus intelligents de
notre génération achètent ou vendent des actions ou prédisent si vous
allez cliquer sur une publicité, a-t-il déclaré. C’est la tragédie de notre
génération. » Cette tragédie avait eu pour effet de réduire son
ambition. Il pensait de moins en moins à changer le monde et de plus
en plus à s’y installer confortablement avec sa femme. « J’avais lu une
étude selon laquelle le bonheur augmentait de 15 % en allant au travail
à pied », a-t-il témoigné.
C’est donc avec son bonheur personnel et familial en tête que, à la
fin du printemps 2020, il a tapé « crypto » et « Berkeley » sur
LinkedIn. Il n’a obtenu qu’un seul résultat : Alameda Research. Il n’en
avait jamais entendu parler. Il a envoyé son CV. Dans les minutes qui
ont suivi, il a reçu une invitation Zoom de Sam Bankman-Fried, qui
souhaitait lui parler, non pas d’Alameda, mais d’une nouvelle
plateforme d’échange de cryptomonnaies lancée par Alameda
Research, appelée FTX. Les chiffres qui sortaient de la bouche de Sam
via Zoom ont choqué Ramnik, tout comme la volonté de Sam de les
divulguer à un parfait inconnu. FTX existait alors depuis un peu plus
d’un an. Au cours des six derniers mois de 2019, elle avait généré
environ 10 millions de dollars de revenus. En 2020, ce chiffre devait
passer entre 80 et 100 millions de dollars.
À un moment donné de la conversation, Ramnik a compris que Sam
n’était pas à Berkeley, mais à Hong Kong, où il était 3 heures du
matin. Derrière Sam, les gens se bousculaient dans tous les sens, avec
la même agitation que des personnes travaillant en pleine journée.
Quoi que Sam ait dit lors de ce premier appel, Ramnik a entendu un
son qu’il avait presque oublié : le son de la passion.
Il a accepté un emploi chez FTX, avec une baisse salariale de 80 %
par rapport à ce qu’il gagnait chez Facebook (et de 95 % par rapport à
l’offre que lui faisait TikTok). Entre Alameda et FTX, il était le 50e
employé de Sam. Son titre était « chef de produit », ce qui était
incongru, puisque Ramnik ne connaissait rien au produit. Lors de
l’appel Zoom, Sam avait dit qu’il n’avait aucune idée de ce que
Ramnik pourrait faire pour FTX, mais qu’ils trouveraient quelque
chose.
Une fois que Ramnik a déménagé à Hong Kong, son absence de but
est devenue un problème. FTX n’avait manifestement pas besoin d’un
chef de produit. Ce poste n’existait pas. Gary avait écrit tout le code.
Un petit groupe de jeunes femmes chinoises et d’amateurs de crypto
était déjà en train d’évangéliser le produit et n’avait pas besoin de
l’aide de Ramnik. Nishad s’occupait essentiellement de diriger les
développeurs, qui réglaient les problèmes liés au produit, et de
répondre à tous ceux qui n’étaient pas satisfaits par leur travail ou par
le style de management de Sam.
Pendant ses vingt-et-un premiers jours de travail, qu’il a passés en
quarantaine dans une chambre d’hôtel lugubre de Hong Kong, Ramnik
n’était pas sûr de ce qu’il était censé faire. Il tripatouillait le code
informatique de la plateforme – alias le produit –, mais chaque fois
qu’il le faisait, il devait en informer Nishad. Il envoyait des notes à
Sam, mais ce dernier mettait deux jours à lui répondre. Sorti de sa
quarantaine, Ramnik a demandé à Nishad : « Qu’est-ce que je suis
pour l’entreprise ? Un net positif ou un net négatif ? » « Net négatif, a
répondu Nishad. Le temps que je passe à vérifier ton travail est
supérieur au temps qu’il me faudrait pour le faire moi-même. »
Ramnik a apprécié cette honnêteté. Et a donc décidé qu’il lui fallait
trouver autre chose à accomplir.
Très vite, il s’est retrouvé en train de jouer un rôle qui n’avait jamais
existé, ni dans l’entreprise, ni dans la vie de Sam. « Je suis rapidement
devenu la personne sur laquelle Sam s’appuyait pour toutes sortes de
choses aléatoires, a assuré Ramnik. La première tâche qu’il m’a
demandée a été de trouver un auditeur, car nous n’en avions pas. » Vu
que Sam ne se souciait pas des titres, celui de Ramnik n’a jamais
changé. Il était et resterait chef de produit, alors qu’il aurait été plus
juste de le décrire comme l’homme à tout faire de Sam. « C’était du
genre : “Il y a beaucoup de choses qui arrivent en même temps, et tu
devras gérer tout ça” », a dit Ramnik. Curieusement, la plupart des
questions soulevées concernaient, d’une manière ou d’une autre, la
confiance. En d’autres termes : comment FTX pouvait-elle gagner la
confiance des gens ?
Sam n’engageait pas de personnes mûres, mais il avait maintenant
Ramnik sous la main, et Ramnik avait à n’en pas douter des traits de
personnalité d’homme mûr. Il hésitait avant de parler. Il avait travaillé
pendant des années chez Goldman Sachs et Facebook. Il venait d’avoir
33 ans et pouvait facilement en paraître 35, et son genou ne
rebondissait pas lorsqu’il parlait. Il portait des pantalons longs. Il avait
une épouse et un point de vue presque wemmickien, que ne
partageaient ni Sam ni quiconque ayant réussi à survivre au style de
management de Sam, selon lequel la vie privée était une chose et la vie
professionnelle, une autre. Il avait la capacité d’imaginer ce que les
gens mûrs pourraient penser si, par exemple, ils vous trouvaient au lit
avec la mauvaise personne. C’est Ramnik qui est intervenu lorsque
Sam s’est lancé à corps perdu dans l’idée selon laquelle FTX serait la
première plateforme à coter les tokens d’une entreprise taïwanaise de
pornographie appelée Swag. Swag leur ferait un gros chèque en
échange de la création, par FTX, d’un marché pour les tokens Swag ;
FTX deviendrait ainsi le moteur financier d’un empire pornographique
taïwanais. « Je devais l’en dissuader, a dit Ramnik. En m’y essayant,
j’ai senti que nous atteignions une intersection. Il n’y a plus eu de
retour en arrière possible. Sam était bien décidé à le faire. Et je me suis
dit : “Hors de question qu’on le fasse.” »
Dans le monde de la crypto, aucune des qualités de Ramnik ne
faisait une grande différence ; elles auraient même pu constituer un
désavantage. En dehors de ce monde, elles étaient d’une valeur
inestimable.
Ramnik a fait remarquer que les gens ne s’identifiaient pas à des
entreprises, mais à des personnes. Ils ne feront peut-être jamais
confiance à cette nouvelle plateforme d’échange, mais ils pourraient
bien faire confiance à son fondateur, aussi étrange soit-il, s’ils
pensaient le connaître. « La première chose que nous avons demandée
a été si nous pouvions faire passer Sam à la télé, a exposé Ramnik.
Cela semblait peu probable. Mais Natalie, d’une manière ou d’une
autre, a réussi. » Pour l’aider dans son nouveau rôle, peu familier, de
responsable des relations publiques de FTX, Natalie a fait appel à une
société de relations publiques newyorkaise appelée M Group Strategic
Communications. Son directeur, Jay Morakis, s’est en premier lieu
montré méfiant. « Je me suis d’abord dit qu’il s’agissait d’un truc
chinois plutôt louche », a-t-il pronocé. Mais il a entendu le discours de
Sam et assisté à sa première grande apparition publique, sur
Bloomberg TV. « Quelle que soit la chose que l’on considère parmi
celles que j’ai connue dans mon expérience des relations publiques,
aucune ne se rapproche de cela, a-t-il affirmé. J’ai 50 ans. Je suis à la
tête de mon entreprise depuis vingt ans et je n’ai jamais rien vu de tel.
Tous mes hommes veulent rencontrer Sam. Des PDG m’appellent et
me demandent : “Pouvez-vous faire pour nous ce que vous avez fait
pour Sam ?” » Il avait dû expliquer qu’en 2021, il n’avait, en fait, rien
fait. Sam était juste arrivé… comme ça.
L’effet de ses apparitions dans les médias, à la fin de l’année 2021, a
dépassé toutes les attentes. Cette personne qui avait toujours tenu le
monde à distance, et dont le monde s’était le plus souvent tenu à
l’écart, avait, d’une manière ou d’une autre, par le biais des médias,
pris vie dans l’imagination des gens. À l’intérieur du milieu de la
crypto, Sam devenait célèbre ; à l’extérieur, il était encore inconnu et,
par conséquent, n’inspirait pas confiance.
Une partie de l’étrange nouveau job de Ramnik consistait à résoudre
ce problème. « Comment est-ce que l’on détermine si quelque chose
est crédible ? a-t-il demandé. C’est par association. La confiance naît
de relations préexistantes. » Sam n’avait pas de relations
préexistantes ; avant l’âge de 18 ans environ, il n’avait pratiquement
eu aucune relation ; depuis lors, il avait fait la connaissance d’un
groupe d’altruistes efficaces (dont beaucoup lui en voulaient pour
avoir créé une guerre civile au sein de leur mouvement) et d’un autre
groupe de traders à Jane Street (qui étaient extrêmement irrités contre
lui pour avoir quitté les locaux afin de créer une entreprise rivale, et
pour avoir débauché des traders de la société).
Avec Sam, Ramnik a donc entrepris de nouer de nouvelles relations,
en commençant par des sociétés de capital-risque. FTX n’avait pas
vraiment besoin de capitaux. Mais s’ils pouvaient trouver le bon
investisseur, cela pourrait les aider à se frayer un chemin dans l’esprit
d’autres personnes, en dehors du secteur des cryptomonnaies. « Nous
avons eu cette conversation sur la légitimité et la confiance, a soulevé
Ramnik. On voulait savoir : “Est-ce qu’on serait capable de lever des
fonds auprès d’un bon investisseur en capital-risque ?” En Chine,
aucune société en capital-risque n’attirait vraiment beaucoup
l’attention. Nous voulions être associés à des institutions
américaines. »
Les premières conversations entre les spécialistes en crypto et ceux
en capital-risque ont été un peu gênantes. « Ils voulaient des
échantillons de nos contrôles internes, a dit Ramnik. Nous n’en avions
pas. » Les sociétés de capital-risque pouvaient constater la rapidité de
la croissance de FTX – qu’ils étaient des « paysans assis sur un
gisement de pétrole » –, mais n’étaient pas sûres que leur production
soit plus proche du dernier gallon de pétrole que du premier.
S’agissait-il simplement d’une grosse opération qui disparaîtrait en
même temps que l’engouement pour les cryptomonnaies, ou Sam était-
il en train de construire quelque chose de durable ? Dans ce dernier
cas, il aurait besoin d’avoir accès aux investisseurs américains, et pour
cela FTX avait besoin de contrôles internes. La société devait
également être autorisée et réglementée.
C’est là que résidait le plus gros problème pour gagner la confiance
d’une société de capital-risque : il n’existait pas de licence mondiale
pour une plateforme d’échange de contrats à terme en cryptomonnaies.
Certains pays, comme Hong Kong, proposaient une licence pour une
plateforme d’échange de cryptomonnaies de type Spot et acceptaient
de fermer les yeux sur les contrats à terme. La plupart des pays,
comme les États-Unis, n’offraient aucune licence. Le gouvernement
des États-Unis ne savait même pas quel organisme devait réglementer
les cryptomonnaies – la Securities and Exchange Commission (SEC)
ou la Commodity Futures Trading Commission (CFTC). Savoir qui
réglemente un produit crypto, aux États-Unis, dépend de la défi du
produit, à savoir s’il s’agit d’une valeur mobilière ou d’une
marchandise. Le bitcoin a été défini très tôt, en 2015, comme une
marchandise ; il est donc réglementé par la CFTC. Le FTT – ou un
token bitcoin à effet de levier – serait probablement considéré comme
une valeur mobilière et relèverait donc de la compétence de la SEC.
À ce moment-là, au début de l’année 2021, les deux commissions
revendiquaient en quelque sorte leur autorité, mais aucune n’en faisait
grand-chose. En l’absence de règles, les personnes qui ont ouvert des
entreprises de cryptomonnaies aux États-Unis risquaient constamment
des poursuites et des amendes pour tout ce qu’elles n’étaient pas
explicitement autorisées à faire – ce qui, à part l’achat et la vente de
bitcoins, comprenait pratiquement tout. Les initiés en crypto
imploreraient les autorités de régulation pour obtenir la permission de
vendre un nouveau token, de faire payer des intérêts sur des dépôts en
crypto ou de créer un contrat à terme en crypto ; les régulateurs
s’agiteraient ; les initiés dans le domaine iraient de l’avant et feraient
quelque chose, et les régulateurs les sanctionneraient. « C’est un jeu de
20 questions qui nous oppose aux autorités de régulation, mais si vous
posez la mauvaise question, vous récoltez une amende », a expliqué
Sam.
Quant aux sociétés de capital-risque, Sam n’avait pas vraiment
d’expérience avec elles : il s’agissait d’un tout nouveau jeu. Ramnik
l’a regardé apprendre comment y jouer. Début 2021, Jump Trading –
qui n’était pas une société en capital-risque traditionnelle – a proposé
d’acquérir une participation dans FTX pour une valeur de 4 milliards
de dollars. « Sam a refusé, la collecte de fonds s’élève à 20 milliards »,
s’est souvenu Ramnik. Jump a répondu qu’elle serait intéressée à ce
prix si Sam pouvait trouver d’autres personnes qui l’étaient aussi – ce
qui vous montre que la valeur que les gens attribuaient aux nouvelles
entreprises était arbitraire.
Vendre une nouvelle entreprise à une société de capital-risque
ressemblait plus à la présentation d’un scénario de film qu’à la vente
d’un canapé. L’empressement des sociétés de capital-risque à acheter
dépendait davantage de l’enthousiasme que suscitait votre histoire que
de vos chiffres. C’est comme s’ils passaient leur journée à écouter des
histoires et à choisir leur préférée. Il n’y avait donc pas de logique ou
de raison à leurs évaluations : exactement comme en cours d’anglais.
Sam s’est rapidement rendu compte que la majorité des histoires
qu’avaient entendues ces personnes n’étaient pas très convaincantes.
« La plupart des gens racontent des histoires qu’il est facile de
falsifier », a-t-il déclaré. Celle que lui et Ramnik ont peinte n’était pas
de ce genre. Elle s’est déroulée à peu près comme suit :
Dans le monde, 600 milliards de dollars en actions sont tradés
chaque jour, ainsi que 200 milliards de dollars en cryptomonnaies, et
l’écart se resserre. En l’espace de dix-huit mois, FTX est passé de rien
à la cinquième plateforme d’échange de cryptomonnaies à l’échelle
internationale, et elle prenait quotidiennement des parts de marché à
ses concurrents. Il s’agissait désormais de la seule plateforme dont la
priorité était d’obtenir une licence et de devenir légale. C’était
également la seule qui n’avait pas, d’une manière ou d’une autre,
offensé les régulateurs financiers américains. Une fois autorisée aux
États-Unis, une plateforme comme FTX pourrait également trader des
actions ou tout autre produit que les gens voudraient exploiter, et
défier, par exemple, la Bourse de New York. Pour ce faire, Sam avait
déjà enregistré une entreprise appelée FTX US, tout en faisant
attention à ne pas permettre aux clients d’y effectuer des trades que la
SEC pourrait désapprouver. « L’argument était le suivant : “Regardez à
quelle vitesse nous évoluons, le marché est énorme… et c’est nous qui
allons devenir la seule plateforme crédible” », a lancé Ramnik.
Leur situation était comme un serpent qui se mangeait la queue.
Pour être crédibles, ils avaient besoin de l’argent d’une importante
société de capital-risque. Et pour obtenir l’argent d’une ou plusieurs
sociétés de capital-risque, ils devaient être crédibles. Cependant, tout
cela était plutôt vague. Après avoir écouté leur présentation, un fonds
leur a envoyé un term sheet en leur disant : « Nous vous aimons
tellement que vous n’avez qu’à indiquer un nombre. » Sam a donné le
nombre suivant : 20 milliards de dollars. Les responsables du fonds
sont restés silencieux pendant un certain temps, puis, lorsque Ramnik a
appelé, ils ont dit qu’ils avaient changé d’avis. Une société britannique
de capital-risque curieusement appelée Hedosophia a appelé, et
proposé de payer ce que Sam demandait, c’est-à-dire 100 millions de
dollars pour une participation de 0,05 % dans FTX. Ramnik, qui savait
à peine de qui il s’agissait, a pris rendez-vous avec eux. « C’était
bizarre, s’est-il remémoré. J’avais l’impression qu’ils n’en savaient pas
assez sur l’entreprise. Vraiment des trucs de base… par exemple, ils ne
savaient pas que FTX US existait. »
Malgré cela, les gens d’Hedosophia ont envoyé une proposition de
contrat à Ramnik, avant de changer d’avis et de la retirer après un
mini-krach du prix des cryptomonnaies. Un représentant de
Blackstone, la plus grande société d’investissement privé au monde, a
appelé Sam pour lui dire que, selon lui, une valorisation de 20
milliards de dollars était trop élevée et que Blackstone serait prêt à
investir à partir de 15 milliards. « Sam lui a dit : “Si vous pensez que
c’est trop élevé, je vous laisserai vendre à découvert 1 milliard de nos
actions, à une valorisation de 20 milliards”, s’est souvenu Ramnik. Le
type lui a dit : “On ne vend pas d’actions à découvert.” Et Sam a
enchaîné en disant que si vous travailliez chez Jane Street, vous seriez
licencié dès la première semaine5. »
Même si les investisseurs en capital-risque ne réalisaient pas tous
que Sam jouait à un jeu vidéo en même temps qu’il leur parlait, la
plupart d’entre eux sentaient qu’il ne se souciait pas vraiment de ce
qu’ils avaient à dire. Ramnik en est venu à penser que l’indifférence de
Sam à l’égard de leurs sentiments renforçait, en fait, leur intérêt pour
lui. Savoir que FTX était rentable, sans avoir vraiment besoin de cet
argent, a probablement aussi joué un rôle. Au final, entre l’été 2020 et
le printemps 2021, en quatre épisodes de levée de fonds, ils ont vendu
environ 6 % de l’entreprise pour 2,3 milliards de dollars. Environ 150
sociétés de capital-risque différentes ont investi. Toutes ont cédé au
refus de Sam de leur accorder un siège au conseil d’administration (il
n’en avait pas) ou toute autre forme de contrôle sur l’entreprise.
Et pourtant, FTX n’était qu’une pièce d’un puzzle beaucoup plus
vaste élaboré par Sam. Il possédait 90 % d’Alameda Research. Et la
nature d’Alameda Research était en train de changer. Il s’agissait
toujours d’une société de trading quantique, avec ses bons et ses
mauvais mois, mais ses opérateurs jouaient, d’une nouvelle manière,
avec des sommes d’argent de plus en plus importantes. Le monde de la
crypto avait créé ce qui était, en fait, de nouvelles banques non
réglementées. Les gens déposeraient leur crypto auprès, par exemple,
de banques comme Genesis Global Capital ou de Celsius Network, et
recevraient un certain taux d’intérêt, puis ces pseudo-banques
prêteraient à nouveau la crypto à des traders comme Alameda
Research. Au début de l’année 2018, de riches altruistes ont imposé à
Sam des taux d’intérêt de 50 % par an. Trois ans plus tard, Genesis et
Celsius étaient prêts à prêter des milliards à Alameda Research à des
taux d’intérêt allant de 6 à 20 %. Et il y avait d’autres milliards, encore
plus mystérieux, à l’intérieur d’Alameda, que personne ne connaissait.
« FTX est plus petite que les gens ne le pensent, mais Alameda est plus
grande, a déclaré Ramnik. Bien plus grande. »

La frontière entre Alameda Research et FTX n’a d’ailleurs jamais


été claire. Juridiquement distinctes, ces sociétés appartenaient toutes
deux à la même personne. Elles occupaient la même grande pièce au
26e étage d’un immeuble de bureaux. Elles partageaient la même vue
sur la forêt de gratte-ciel entourant le port de Victoria et, 30 kilomètres
plus loin, sur la Chine. Le bureau de Sam était situé à l’une des
extrémités des longs bureaux de trading identiques utilisés par
Alameda et FTX, avec une vue dégagée sur les deux. Personne ne
pensait qu’il y avait quelque chose d’étrange à ce qu’Alameda prenne
en charge les frais de démarrage de FTX, qui s’élevaient à un montant
entre 5 et 10 millions de dollars. Idem pour FTX qui vendait du FTT et
utilisait le capital, non pas pour développer FTX, mais pour trader avec
Alameda. Il semblait tout à fait naturel pour Alameda de contrôler
l’ensemble du FTT restant et de l’utiliser comme garantie dans le cadre
de ses activités de trading. Sam n’a même pas essayé de cacher ce
qu’il faisait. Le FTT « a résolu à lui seul le problème de capitaux
propres [d’Alameda] », a-t-il écrit dans une note de service adressée
aux employés. Il conservait 90 % d’Alameda Research, et Gary
détenait les 10 % restants. Même après avoir vendu des participations
dans FTX aux 150 sociétés de capital-risque, Sam jouissait encore de
plus de la moitié de l’entreprise. Le troisième actionnaire, Nishad, n’en
possédait que 5 %.
Sam dirigeait à la fois les deux et aucune des deux. Une grande
partie de ses journées était consacrée à la promotion de FTX et de lui-
même, auprès du monde extérieur. Et avec l’essor de FTX, il a eu plus
de mal à trouver des personnes qu’il approuvait afin de travailler pour
Alameda. Des gens qualifiées pourraient venir y chercher un emploi,
mais dès qu’elles verraient la croissance de FTX, elles diraient « non »
et préféreraient rejoindre FTX. « Il est devenu presque impossible de
trouver des personnes intelligentes voulant travailler à Alameda », a-t-
il décrété. Pour gérer le lieu, il s’est senti en quelque sorte coincé avec
les employés déjà présents.
Il n’était pas en mesure de gérer les activités de trading quotidiennes
d’Alameda et de jouer ce rôle, nouveau et peu familier, de visage de la
franchise FTX en pleine croissance. Voyant que nul au sein d’Alameda
n’était qualifié pour la diriger, Sam a confié ce travail à deux
personnes. La première était un trader intelligent, mais socialement
maladroit, Sam Trabucco, qu’il connaissait depuis le camp de maths du
lycée et qu’il avait embauché l’année précédente dans la société de
trading à haute fréquence, Susquehanna. D’emblée, Trabucco s’était
imposé comme la seule personne capable de rivaliser avec Sam
Bankman-Fried dans sa dévotion au trading de cryptomonnaies : il
pouvait passer des semaines sans jamais quitter le bureau de Hong
Kong. Mais dès que Sam l’a promu, son intérêt pour le travail s’est
envolé et il a découvert un nouveau goût pour les plaisirs de la vie. Le
bouleversement qui s’est opéré chez Sam Trabucco à la fin de l’été
2021 est difficile à expliquer, mais impossible à nier. « Dès qu’il est
devenu codirecteur d’Alameda, il s’est retiré », a rapporté un employé
d’Alameda.
Le fonds spéculatif privé de Sam est donc resté entre les mains de
l’autre coPDG, Caroline Ellison. Lorsqu’il l’a nommée à ce poste, Sam
imaginait que Caroline s’occuperait du personnel, tandis que Sam
Trabucco se chargerait des risques associés au trading. « Les gens
aimaient vraiment être dirigés par elle », a-t-il dit. À l’automne 2021,
Caroline gérait efficacement le personnel et les risques associés au
trading, alors qu’elle-même n’était gérée que par Sam. Cela a entraîné
quelques complications. Les deux menaient maintenant une vie
secrète, et cela dérangeait Caroline beaucoup plus que Sam. Elle
voulait améliorer et développer leur relation. Lui voulait… eh bien… il
ne voulait pas. Après son départ pour Hong Kong, Sam avait répondu
à la première note de service de Caroline avec une de son cru,
exposant les avantages et les inconvénients d’une relation sexuelle.
Cette note commençait par une liste assez impressionnante, intitulée :
« ARGUMENTS CONTRE : »

De plusieurs manières, je n’ai pas vraiment d’âme.


Cela est beaucoup plus évident dans certains contextes
que dans d’autres. Mais en fin de compte, il y a un
argument assez clair selon lequel mon empathie est
fausse, mes sentiments sont faux, mes expressions
faciales sont fausses. Je ne ressens aucun bonheur. Quel
est l’intérêt de sortir avec quelqu’un que l’on ne peut
pas rendre heureux physiquement ?

J’ai l’habitude de m’ennuyer et d’être claustrophobe. Il


y a tout lieu de penser que je suis moins inquiet que
d’habitude, mais mon niveau de base est suffisamment
élevé pour que rien d’autre n’ait d’importance. Je ne
sais pas ce que je veux. Parfois, j’ai vraiment envie
d’être avec toi. Parfois, j’ai envie de rester au travail
pendant soixante heures d’affilée et de ne penser à rien
d’autre.
L’impact éventuel de la dynamique qui existe entre nous
m’inquiète.

Alameda pourrait s’en voir détruit si cela se passe très


mal en matière de relations publiques.

Cela ne va pas du tout avec le cirque altruiste efficace à


la con que je suis censé, d’une certaine manière, juger.

Je rends les gens tristes. Même les personnes que


j’inspire ne sont pas vraiment heureuses. Et celles que
je fréquente… c’est vraiment pénible. C’est vraiment
chiant d’être avec quelqu’un (a) que tu ne peux pas
rendre heureux, (b) qui ne respecte pas vraiment les
autres, (c) qui pense constamment à des choses
vraiment offensantes,(d)qui n’a pas de temps pour toi,
et (e) qui veut être seul la moitié du temps.

Quand tu sors avec une employée, il y a vraiment un


paquet de choses qui peuvent tout niquer.

Cette liste était suivie d’une autre, plus brève, intitulée :


« ARGUMENTS POUR : »

Je te kiffe grave.

J’aime beaucoup parler avec toi. Je suis beaucoup


moins inquiet à l’idée de partager mes pensées les plus
préoccupantes avec toi qu’avec presque n’importe qui
d’autre.

Tu aimes les mêmes choses que moi. Tu es quelqu’un de


bien.
J’aime vraiment te faire l’amour.
Tu es intelligente et impressionnante.

Tu sais faire preuve de discernement et tu ne racontes


pas n’importe quoi.

Tu m’apprécies en grande partie pour ce que je suis.

Quels que soient la longueur et le contenu de ces listes, elle l’a tout
de même suivi à Hong Kong et a renoué avec lui. Deux ans plus tard,
leur relation n’avait pas changé. Sam était plus à même de voir les
raisons pour lesquelles il pouvait avoir des sentiments pour Caroline
que d’éprouver ces sentiments. Caroline voulait un amour
conventionnel avec un homme non conventionnel. Sam voulait faire ce
qui, à un moment donné, offrait la valeur attendue la plus élevée, et
son estimation de la valeur attendue de la jeune femme semblait
atteindre son maximum juste avant qu’ils ne fassent l’amour et
s’effondrer immédiatement après. Caroline n’aimait pas ça et le lui a
fait savoir dans une série de longues notes de service aux allures
professionnelles. « Il y a des choses que j’attends de notre relation et
qui, pour le moment, et selon moi, ne sont pas à la hauteur de mes
attentes », a-t-elle écrit, début juillet 2021. La liste de puces habituelle
a suivi :

• Communication à propos de nos sentiments et de nos


préférences
• Affirmation cohérente / Renforcement positif
• Affirmation sociale de notre relation dans au moins un
certain contexte

Sam avait en tête une liste de toutes les mauvaises choses qui
pourraient se produire si les gens apprenaient qu’ils couchaient
ensemble. Caroline pensait que la liste de Sam masquait ses véritables
motivations. « Je pense que ce qui me dérange le plus, c’est de sentir
que tu as honte de moi », a-t-elle ajouté, six jours plus tard, dans une
note de suivi, avant d’expliquer comment et pourquoi cela la
dérangeait.

• Je suis heureuse que les gens sachent que nous


sortons ensemble. Dans mes relations passées, je n’ai
pas toujours ressenti cela, et je me demandais si j’étais
gênée par cette personne ou si je craignais que les gens
finissent par mal me voir à cause de cette relation.
• Si j’avais l’impression que tu étais également
favorable à ce que les gens en soient au courant, mais
que tu pensais simplement que l’annoncer était une
mauvaise idée, je pense que cela ne me dérangerait pas
autant.
• Encore une fois, j’ai l’impression que si j’étais plus
belle/plus efficace/plus impressionnante, tu n’aurais
aucun problème à ce que les gens sachent que nous
sortons ensemble.

Leurs envies les plus profondes sont restées en disharmonie.


Caroline sentait que, même si Sam l’avait promue PDG d’Alameda
Research, il désapprouvait ses performances professionnelles… et elle
partageait son opinion. « J’ai l’impression de gérer Alameda d’une
manière bien pire que ce que tu ferais si tu y travaillais à plein temps »,
a-t-elle écrit, dans une lettre de suivi à la dernière note de suivi, « et je
vais faire capoter des choses importantes si tu n’interviens pas de
temps en temps. »
Dix-huit mois plus tôt, Alameda Research s’était débrouillé avec un
capital de 40 millions de dollars provenant d’une poignée d’amis
altruistes efficaces. La société disposait désormais de milliards, dont
une grande partie empruntée à des étrangers dans des pseudo-banques,
et issue d’un pactole de cryptomonnaies moins connues, comme le
FTT, d’une valeur comprise entre zéro et 80 milliards de dollars, selon
la personne responsable du décompte. Le boulot s’était ensuite
compliqué. Elle avait manifestement besoin d’aide. Une fois de plus,
elle réfléchissait à haute voix avec son patron à la possibilité de quitter
son emploi ou de rompre avec lui, voire les deux.
Avant qu’elle ne puisse faire l’un ou l’autre, Sam est reparti, en août
2021, pour un nouveau voyage aux Bahamas, afin de voir s’il était
possible d’y installer un bureau satellite ou un site de reprise après
sinistre si, par exemple, le gouvernement chinois fermait leur boutique.
Il a tellement aimé l’endroit qu’il a décidé, presque sur-le-champ, d’y
rester. Pour la deuxième fois en trois ans, il a envoyé un message au
groupe de personnes qu’il était censé diriger pour leur dire qu’il ne
reviendrait pas.
CHAPITRE 7

L’ORGANIGRAMME

Il n’était pas nécessaire d’avoir un psychiatre à disposition pour


voir un schéma dans la relation entre Sam et Caroline, mais il se trouve
qu’il y en avait un en plein milieu. Son nom était George Lerner et, à
la fin de l’année 2021, il était peut-être la plus grande autorité
mondiale en matière de vie intérieure des altruistes efficaces. Ce
curieux rôle s’était naturellement offert à lui, de la même manière qu’il
avait découvert la psychiatrie. Il avait été attiré par l’intimité
instantanée qu’elle lui permettait d’avoir avec les autres.
« Honnêtement, c’est assez incroyable d’écouter les histoires des
autres et d’être payé pour cela », s’est-il réjoui. Au cours de ses
premiers jours au Baylor College of Medicine, on avait demandé aux
étudiants de lever la main quand leur domaine de prédilection était
appelé. Lorsqu’ils ont demandé des chirurgiens, de nombreux étudiants
ont levé la main. Lorsqu’ils ont fait appel à des psychiatres, la main de
George a été la seule à se lever. Il a déménagé à San Francisco pour
son internat, à l’université de Californie, et y est resté pour enseigner
et ouvrir un cabinet.
George était né en Russie mais avait déménagé avec sa famille, en
Californie, à l’âge de 11 ans. Il était ressorti de cette expérience avec
une étrange combinaison des deux endroits. Ses yeux, ses cheveux, sa
pilosité immuable au niveau du menton : tout cela faisait partie du
même tableau, qui aurait pu être dessiné par Dostoïevski. Tout chez
George était sombre, à l’exception de son sourire. Alors que le reste de
son corps fronçait des sourcils, sa bouche exprimait la joie et même de
l’allégresse. C’était comme si la Californie s’était mise à travailler sur
lui pour le sortir d’un désespoir sans fond et qu’elle s’était arrêtée
avant d’avoir fini le travail. Ses patients pouvaient donc trouver dans
son comportement l’émotion dont ils avaient besoin à ce moment-là.
Le premier groupe était composé d’avocats. L’un d’eux s’était égaré
et l’avait recommandé à un autre, et avant que George ne s’en rende
compte, il passait toutes ses journées à écouter des problèmes
d’avocats. « Les avocats n’avaient pas beaucoup de secrets, a indiqué
George. Ils m’envoyaient tous leurs collègues. » Ils voulaient surtout
parler de leurs relations ratées, ce qui a vite fait de le lasser. Mais la
vague d’avocats a été suivie d’une deuxième, celle des responsables
d’entreprises technologiques, qui souhaitaient beaucoup plus que leurs
prédécesseurs s’entretenir au sujet de leur travail. « Les gens de la
technologie ne parlaient pas beaucoup de leurs relations, a expliqué
George. Ils voulaient que je les aide à devenir de meilleurs
ingénieurs. »
Les initiés en crypto ont commencé à se manifester vers 2017,
l’année où les cryptomonnaies ont connu un véritable boom. Ils se
déclinaient en deux saveurs de base. Les premiers à arriver étaient les
originaux, qui avaient été attirés par le Bitcoin à l’époque où il était
encore une ancienne religion. « Ce sont des sortes de libertariens qui
ont toujours travaillé seuls et qui ne s’intègrent pas bien aux grandes
entreprises en raison de leurs opinions, a résumé George. Ils se
plaignent souvent que leurs collègues les incitent à adopter des points
de vue pro-gouvernementaux. Ils sont un peu paranoïaques. Pour eux,
le monde est une sorte de conspiration géante. » George voyait
suffisamment de ces personnes pour réaliser que ce n’était pas un
hasard s’ils se retrouvaient dans l’univers de la crypto. « Il y avait un
sifflet pour chien provenant du bitcoin qui attirait ces personnes, a-t-il
déclaré. Elles travaillaient dans des entreprises ordinaires, mais à côté
de cela, ces patients avaient cet intérêt. Ils voulaient parler de leur peur
du gouvernement. Souvent, leur conjoint ou leur famille ne voulait
plus en entendre parler. »
Ils sont venus voir George parce que leur bitcoin n’avait pas
d’oreilles et qu’ils avaient besoin de quelqu’un pour les écouter.
George était fait pour ce rôle, jusqu’à un certain point. Il avait toujours
trouvé qu’il était étonnamment facile d’occuper le point de vue
intellectuel d’une autre personne. « D’une certaine manière, j’ai
vraiment été troublé lors de mon internat, car je ne pouvais pas repérer
les psychoses, a-t-il signalé. Je leur disais : “Je comprends tout à fait
pourquoi vous vous dites que vos employeurs vous écoutent au
téléphone.” »
La hausse du prix du bitcoin a fait entrer, dans sa salle d’attente, un
autre type d’amoureux de la crypto. « Le patient du deuxième type est
une personne jeune, branchée et qui veut gagner de l’argent », a dit
George. Cette autre catégorie était bien moins captivante pour le
psychiatre. Ces jeunes entrepreneurs craignaient simplement que le
gouvernement ne taxe leurs bénéfices.
C’est alors que les altruistes efficaces ont commencé à se manifester
et que George s’est pris à s’intéresser de plus près à ses patients. Gabe
Bankman-Fried, le jeune frère de Sam, a été le premier, suivi de près
par Caroline Ellison et d’autres membres d’Alameda Research.
Lorsque Sam est arrivé, un an plus tard, George traitait une vingtaine
d’altruistes efficaces. En tant que groupe, ils lui ont permis de ne plus
s’inquiéter au sujet des limites de son empathie. Lorsque des personnes
ordinaires venaient lui faire part de sentiments ordinaires, il se
retrouvait souvent à faire semblant de les comprendre. Les altruistes
efficaces n’avaient pas besoin de son empathie. Ils pensaient que
même eux ne devaient pas se préoccuper de leurs sentiments. Dans
leur quête obstinée visant à maximiser l’utilité de leur vie, ils
cherchaient à minimiser l’effet de leurs propres sentiments. « Ce que
j’ai compris, d’après leurs explications, c’est que leurs émotions les
empêchent de réduire leurs décisions à de simples chiffres, a expliqué
George. Ils me demandaient : “Dois-je avoir une liaison ?” Eh bien,
faisons une analyse coût-bénéfice. Les altruistes efficaces adorent cette
approche. » Cette méthode convenait également à George. Il n’était
pas en mesure de ressentir les sentiments de ses patients. Mais il
pouvait ressentir leurs pensées.
Il ne serait jamais l’un d’entre eux… lui-même n’était pas sûr que
l’altruisme et la nature humaine étaient compatibles. Mais il les
adorait. C’était amusant, tout d’abord, de voir à quel point ils étaient
tous jeunes… de simples enfants, en fait, qui commençaient leur vie.
« Au début, j’avais l’impression qu’ils jouaient à un jeu. Ils avaient
tous une intelligence et une manière de voir le monde très atypique. »
Très vite, George s’est aperçu que ce n’était pas un jeu. Ils étaient tous
complètement et totalement sincères. Ils jugeaient la moralité d’une
action en fonction de ses conséquences et vivaient leur vie de manière
à les maximiser. George a accepté leurs prémisses, comme il avait
accepté les prémisses des initiés en crypto qui pensaient que le
gouvernement les espionnait. « Ce n’était pas mon rôle de les défier, a-
t-il déclaré. Ils étaient intérieurement cohérents, et s’ils sont
intérieurement cohérents, alors ça me va. Et, vous savez, c’est une
façon d’être et de penser qui peut finir par aider le monde, même si
c’est une façon quelque peu bizarre. »
En tant que groupe, ils étaient aussi enclins à parler de leur
philosophie que de leurs problèmes personnels, et ces discussions
philosophiques étaient plus divertissantes pour George que les états
d’âmes de n’importe qui. Mais George, aussi, avait entendu parler de
ces problèmes, ce qui lui a permis de détecter des schémas dans le
comportement de ses nouveaux patients. Par exemple, ils professaient
tous se soucier de « l’humanité », tout en ayant plutôt du mal à aimer
les personnes réelles. « Il ne s’agit pas vraiment des gens, a indiqué
George. Il s’agit plutôt de souffrance. Prévenir la souffrance. Ils se
soucient des animaux de la même manière. Ils tiennent également à ce
que la terre ne soit pas détruite par un astéroïde. Mais ils n’éprouvent
pas vraiment un désir de connexion. »
Ils se souciaient également de la logique qui sous-tendait leur
comportement. Pour eux, la cohérence n’était pas le croquemitaine des
esprits étroits, mais plutôt des grands. Ils apportaient de la logique et
de la rigueur à leurs décisions les plus émotionnelles… comme le
choix d’avoir ou non des enfants. « Beaucoup d’altruistes efficaces ont
choisi de ne pas avoir d’enfants, a dit George. C’est à cause de
l’incidence que cela aurait sur leur propre vie. Ils pensent qu’avoir des
enfants les empêchera d’avoir un effet sur le monde. » Après tout, avec
le temps qu’il faut pour élever un enfant et lui apprendre à devenir un
altruiste efficace, vous pourriez persuader un nombre indéterminé de
personnes qui ne sont pas vos enfants de devenir des altruistes
efficaces. « Avoir un enfant, c’est égoïste, je trouve. L’argument des
altruistes efficaces en faveur de la vie parent est qu’un enfant est
synonyme de bonheur et que le bonheur est synonyme d’augmentation
de la productivité. S’ils parviennent à trouver une bonne raison dans
leur tête, ils auront peut-être un enfant. »
« Il y a deux aspects dans la personnalité d’un altruiste efficace, a
affirmé George. Le premier met l’accent sur les conséquences. Le
second, sur son propre sacrifice. » Concernant le premier, les altruistes
efficaces sont généralement d’accord. Lorsqu’il s’agit du second, de
sérieuses divergences apparaissent entre eux. Faire de beaux discours
était facile, mais jusqu’où seriez-vous prêt à aller, en pratique, pour
sauver la vie d’autres personnes ? Renonceriez-vous à vos enfants ?
Seriez-vous prêt à donner un rein ? Sam Bankman-Fried, selon
George, vivait à l’une des extrémités du spectre. Il avait une tolérance
presque étrangement faible à la douleur physique et a donc renoncé à
donner son rein. Sinon, en matière de sacrifice, Sam était tout à fait
d’accord.
Caroline Ellison, elle, n’était pas de ce genre. Elle manquait de
confiance en elle. « Elle empruntait son ego à Sam parce qu’elle n’en
avait pas, a avancé George. Sam lui donnait une véritable force
intérieure. » Dans la population de patients altruistes efficaces de
George, Caroline représentait l’autre extrémité du spectre décrivant la
volonté de se sacrifier pour ses principes. Lorsqu’elle est venue le voir
pour la première fois, en 2018, elle avait deux problèmes dont elle
voulait parler : son trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité
et son nouveau mode de vie polyamoureux, compliqué sur le plan
émotionnel. À chaque séance, excepté la première, Caroline est venue,
décidée à ne parler que d’un seul sujet : Sam. Elle était tombée
amoureuse de Sam, qui ne l’aimait pas en retour, ce qui la rendait
profondément malheureuse. « Je la considérais comme une exception,
a dit George. Je pensais qu’elle serait prête, en un instant et à
n’importe quel moment, à échanger son altruisme efficace contre un
amour réciproque. »
George ne considérait pas qu’il en allait de sa responsabilité
d’expliquer qui était Sam à Caroline ou de la dissuader de gagner son
amour. « Si j’étais son ami – et non son thérapeute –, je lui aurais dit :
“Tu n’obtiendras jamais ce que tu veux de ce type.” » Il était encore
douloureux d’écouter le battement de tambour régulier de son désir de
voir Sam reconnaître publiquement leur relation. Après près de deux
ans à Hong Kong, elle en avait fait part à quelques membres de leur
cercle restreint, des collègues altruistes efficaces. « Selon elle, c’est le
point culminant de leur relation, a assuré George. C’était une sacrée
demande de sa part, et cela semblait la satisfaire. Il s’agissait
d’affirmer leur relation et de montrer un certain niveau d’engagement.
Elle n’avait jamais rien reçu d’aussi important de sa part auparavant. »
Sam a ensuite pris un avion pour les Bahamas et n’est jamais revenu.
Quelques semaines plus tard, il a appelé George et lui a proposé de
quitter San Francisco pour les Bahamas afin de devenir le psychiatre
officiel de FTX.

Après le Schisme, et juste avant son départ pour Hong Kong, Sam
s’était mis en quête d’un nouveau thérapeute. Plusieurs de ses anciens
thérapeutes n’avaient pas été utiles, principalement parce qu’ils ne
pouvaient pas se résoudre à croire qu’il était ce qu’il était, et
insistaient, au contraire, pour qu’il soit quelqu’un d’autre. « Les autres
thérapeutes ne croyaient pas que certaines parties de ma personnalité
pouvaient exister », a-t-il déclaré. Il leur expliquait, par exemple, ce
qu’il considérait comme une décision parfaitement rationnelle, prise à
un âge étonnamment jeune, de ne jamais avoir d’enfants. Ou bien il
leur parlait de son absence de sentiment, ou de la façon dont il n’avait
jamais ressenti de plaisir. (Ils avaient un terme pour cela :
l’« anhédonie ».) Ils acquiesçaient vaguement, mais se méfiaient
ensuite de son autodiagnostic. « Je leur disais : “Qu’est-ce que vous
contestez à propos de moi ?”, a dit Sam. Il n’y avait aucun moyen de
les convaincre. Je sais qu’il y a des choses inhabituelles chez moi.
Mais ils n’arrivaient pas à les accepter et à passer à autre chose. »
Ajoutez ses thérapeutes à la liste des personnes qui n’ont pas su le
comprendre.
Ce qu’il aimait chez George, c’est qu’il le prenait tel qu’il était, et
qu’il ne semblait pas vraiment porté sur des conversations inutiles
concernant ses sentiments. Sam avait depuis longtemps décidé que
toute discussion sur sa vie intérieure et ses conséquences pour autrui
était futile. « Les questions sociales étaient pratiquement insolubles »,
a-t-il reconnu. Il n’avait pas besoin d’un thérapeute pour faire face à
ses problèmes… mais plutôt pour lui prescrire des médicaments. Les
problèmes qui intéressaient Sam étaient ceux des autres. Il s’est vite
rendu compte que George pouvait être extrêmement utile dans ce cas.
Lorsque, par exemple, deux employés se chamaillaient, George
pouvait l’aider à réfléchir aux moyens de résoudre leur différend. Pour
la plupart des autres, George était un psy. Pour Sam, il était devenu
comme un consultant en management. (« Sam ne voulait jamais parler
de lui-même, a dit George. Nous ne parlions que du travail. »)
L’insistance de Caroline à rendre publics les sentiments qu’elle et
Sam éprouvaient l’un pour l’autre n’aurait pas figuré sur une liste
officielle, ou consciente, de raisons pour lesquelles Sam se dirait qu’il
valait mieux rester aux Bahamas plutôt que de retourner à Hong Kong.
Dans son esprit, il n’y avait pas une raison de déménager, mais
plusieurs. L’imposition par le gouvernement de Hong Kong de
périodes de confinement de quatorze à vingt-et-un jours, pour toute
personne entrant dans le pays, avait rendu les voyages à l’étranger
pratiquement impossibles. L’habitude du gouvernement chinois
d’arrêter les responsables de toutes les plateformes d’échange de
cryptomonnaies sur lesquelles il pouvait mettre la main et de geler
arbitrairement leurs fonds a mis tout le monde à FTX sur les nerfs. Les
avocats, et quelques employés chinois, dérangeaient constamment Sam
pour lui rappeler l’existence de ce risque. Les employés de FTX
avaient mis au point un plan d’évasion pour Sam et Gary – dont Sam
n’avait pas conscience – qui devait être exécuté si la police chinoise
venait à les chercher. Ils l’avaient appelé le plan 007 : deux hommes
costauds en train de garder la porte d’entrée du bureau, une sortie par
l’arrière et un avion à réaction plein de carburant prêt à les emmener
en lieu sûr à tout moment. Pourtant, aussi effrayant que puissent être
les policiers chinois, ils étaient, pour Sam, moins inquiétants que
Caroline. « Ça me fait mal de te balancer tout ça maintenant », lui a-t-
il écrit, peu de temps avant de fuir Hong Kong. Il s’est ensuite
concentré sur la rédaction de sa propre note de service :

1. Je n’aime vraiment, vraiment pas que les gens


sachent que nous sortons ensemble. Les raisons sont
essentiellement les suivantes :
1. Il m’est très difficile de bien gérer mon travail, car je
crains qu’on me trouve impartial.
2. Potentiellement, c’est très mauvais pour les relations
publiques.
3. Cela me met vraiment mal à l’aise.
4. Cela rend mal à l’aise les gens qui t’entourent au
travail.
2. Je n’ai pas du tout aimé que la nouvelle s’ébruite au
bureau :
1. Je comprends que tu aimerais que cela se sache,
mais pas moi, et ce serait limite une raison de rompre à
mes yeux.
2. Je pense également que tu as tort de vouloir que le
bruit se répande ; je pense que tu oublies les effets de
second ordre.
3. . Cela se manifeste de multiples façons. En voici
quelques exemples :
1. Si je m’approche de toi, spécifiquement, pour te dire
au revoir lors d’un événement auquel nous participons
tous deux, ce n’est pas très subtil.
2. Manquer de discrétion au moment de trouver des
moyens de se rencontrer (là, c’est, au moins, autant ma
faute que la tienne).
3. Le dire aux gens.
4. Je me méfie pas mal des situations qui me font courir
le risque de me retrouver dans un piège où une relation
peut ruiner ma vie.
5. Enfin et surtout, je tiens vraiment à t’aider à devenir
plus forte, et je crains de faire le contraire, en partie.
1. Je crains que la volonté de m’impressionner ne soit
trop présente dans ton esprit.
1. Tu n’as pas à le faire ; tu le fais déjà.
2. Je crains que la peur de mon jugement ne t’oblige à
trouver certaines choses vraiment désagréables.
Il a terminé avec une seule ligne : « Je suis vraiment désolé que tu
sortes avec une personne aussi chiante. »
Quoi qu’il en soit, à la fin de l’été 2021, le plus dur n’était pas de
quitter Hong Kong, mais de savoir où aller. Il fallait que les
réglementations financières autorisent explicitement la création d’une
plateforme d’échange de contrats à terme en cryptomonnaies.
L’Europe et les États-Unis étaient donc exclus. Taïwan ne fonctionnait
pas non plus, car les Chinois risquaient de l’envahir à tout moment.
Antigua avait de bonnes lois, mais un mauvais Internet. L’Uruguay
semblait tout simplement bizarre. Dubaï aurait pu fonctionner, mais
cela aurait été difficile pour la population importante et croissante de
femmes chinoises employées par FTX, et Sam était réticent à l’idée
que le gouvernement impose un code vestimentaire aux gens.
Singapour, Gibraltar, Israël… cette liste d’endroits où FTX pourrait
opérer légalement a donné lieu à un tas d’autres noms qui ne
fonctionnaient pas pour diverses raisons. Curieusement, les Bahamas
ne figuraient même pas sur cette première liste. Seulement, Ryan
Salame s’y est rendu pour chercher une maison de vacances à acheter,
et a appris par hasard que la Commission des valeurs immobilières des
Bahamas mettait les dernières touches à de nouvelles réglementations
sur les cryptomonnaies1. Les Bahamas disposaient d’un excellent
réseau Internet, acheminé par câble sous-marin depuis la Floride. Ils
disposaient d’un système fiscal neutre qui vous permettait de bénéfier
d’un crédit pour les impôts payés dans d’autres pays, de bureaux vides
et d’un nombre vraiment incroyable d’appartements de luxe inhabités
qui attendaient d’être transformés en logements pour travailleurs. Et
les Bahaméens étaient suffisamment avides de bonnes affaires pour
que Sam, lorsqu’il s’est posé pour visiter l’endroit, se retrouve face à
face avec le Premier ministre nouvellement élu. « Sam, nous sommes
fauchés », avait-il avoué. Sam n’était pas fauché. À ce moment-là,
Sam était l’opposé de la faillite. Alameda Research ne payait plus de
taux d’intérêt usuriers pour emprunter des dizaines de millions de
dollars à des altruistes. Les nouveaux organismes prêteurs, tels que
Celsius et Genesis, étaient prêts à confier à Alameda Research entre 10
et 15 milliards de dollars à des taux aussi bas que 6 %. Le taux de
rendement d’Alameda était en baisse constante, mais grâce à l’accès à
de vastes quantités de capitaux bon marché, ses bénéfices bruts en
matière de trading n’ont cessé d’augmenter : de 50 millions de dollars
en 2018, à 100 millions de dollars en 2019, à 1 milliard de dollars en
2020, puis encore en 2021. Et il ne s’agissait là que des bénéfices en
trading ; ces chiffres n’incluent pas les gains non réalisés,
apparemment considérables, sur les réserves de tokens de Sam.
En mars 2020, un ingénieur de la Silicon Valley nommé Anatoly
Yakovenko a lancé une blockchain, nouvelle et supérieure, qui offrait
une solution à ce qui était peut-être la plus grande faiblesse du bitcoin
en tant que moyen d’échange : elle était beaucoup trop lente. Bitcoin
ne pouvait valider que sept transactions par seconde. Cette nouvelle
blockchain dénommée Solana promettait de traiter jusqu’à 65 000
transactions par seconde. Sam n’avait aucunement la capacité
individuelle d’évaluer l’affaire, mais il l’a demandé à des gens qui en
étaient capables et a rapidement décidé que Solana pourrait être la
crypto du futur. Même si ce n’était pas le cas, l’histoire de Solana était
suffisamment bonne pour que d’autres personnes la considèrent
comme telle et fassent grimper le prix du token. Dix-huit mois plus
tard, Alameda possédait environ 15 % de tous les tokens Solana,
achetés pour la plupart à 25 centimes l’unité. Le prix de Solana sur le
marché avait atteint 249 dollars, soit 1 000 fois plus que ce que Sam
avait payé pour les tokens, et la valeur nominale de l’ensemble du
stock de Sam s’élevait à environ 12 milliards de dollars. Il était
difficile de connaître la valeur de revente d’une telle participation.
Mais il existait un véritable marché pour les tokens Solana. Deux
milliards de dollars étaient tradés chaque jour. « J’ai regardé cela avec
émerveillement », a dit Sam.
Solana était un microcosme de tout ce que Sam touchait à ce
moment-là. Elle avait une histoire qu’il a amplifiée en l’adoptant.
« C’est la preuve la plus complète que nous ayons jamais trouvée de
l’hypothèse selon laquelle nous pourrions avoir un avantage
considérable sur ce genre de choses, a-t-il dit. Cela s’est réalisé tout
seul. Le fait que nous ayons pris une position importante a contribué à
l’augmentation du prix. »
Il y en avait d’autres de ce genre dans l’antre du dragon de Sam.
Alameda, par exemple, avait également récupéré environ la moitié des
tokens FTT existants, créant ainsi une deuxième participation dans
FTX pour Sam, avec des droits sur environ un sixième de tous les
revenus de FTX. Au cours des dix-huit derniers mois, le prix du FTT
est passé d’environ 3 dollars à près de 80 dollars. Là encore, il était
difficile de dire à quel prix Sam aurait pu se débarrasser des FTT, s’il
avait essayé de vendre sa participation en une seule fois. Mais les
prêteurs de cryptomonnaies étaient heureux de lui procurer des
milliards de dollars contre son FTT. Il n’avait pas besoin de les vendre
pour mettre la main sur des liquidités.
Ensuite, il y a eu la participation de Sam dans FTX, qui était bien
réelle. Un grand nombre de sociétés de capital-risque avait payé 2,3
milliards de dollars pour seulement 6 % de FTX. Sam avait de bonnes
raisons de croire qu’il pourrait maintenant vendre un morceau encore
plus petit pour plusieurs milliards de plus à un groupe encore plus
grand. FTX était à la base de son empire grandissant : une véritable
entreprise dont les revenus et les bénéfices étaient en plein essor. Elle
n’avait même pas besoin de capital-risque. (Comme pour illustrer ce
point, Sam, après avoir reçu 200 millions de dollars de Sequoia Capital
en échange d’une partie de FTX, s’est retourné et a investi 200
millions d’Alameda Research dans l’un des fonds de Sequoia.) FTX
était désormais la plateforme d’échange de cryptomonnaies à la
croissance la plus rapide au monde et le casino de choix des plus
grands traders professionnels. En moins de trois ans, elle était passée
de 0 à 10 % de l’ensemble des trades en cryptomonnaies. En 2021, elle
génèrerait 1 milliard de dollars de revenus.
Et pourtant, il était évident qu’elle pouvait encore largement croître.
Son plus grand rival, Binance, alimentait un volume de trades cinq fois
supérieur à celui de FTX, ce qui signifiait qu’elle avait probablement
cinq fois plus de revenus et cinq fois plus de valeur marchande que
FTX. Les experts qui ont tenté de déterminer la fortune actuelle des
riches de ce monde ont eu du mal à chiffrer celle de CZ. Personne
n’était sûr de la part de Binance que CZ possédait réellement. En 2021,
Forbes avait indiqué que la fortune de CZ était inférieure à celle de
Sam, mais ni Sam ni personne d’autre au sein de FTX n’y croyait. Sam
pensait que CZ était peut-être la personne la plus riche au monde. Et
CZ, pour les soutiens qui fournissaient des capitaux à Sam, semblait
vulnérable. Lorsque Forbes a examiné la fortune de Sam à l’automne
2021, le magazine a vu le jeune adulte de moins de 30 ans le plus riche
du monde. Lorsque les sociétés de capital-risque ont étudié le profil de
Sam, elles ont vu l’homme qui pourrait très bientôt remplacer CZ en
tant que première fortune mondiale, point final. Tout cela expliquait ce
que Sam était sur le point de faire en cet instant… et ce qui serait plus
tard beaucoup plus difficile à expliquer ou même à croire. Il s’est
engagé à faire de FTX la plateforme d’échange de cryptomonnaies la
plus réglementée, la plus respectueuse des lois et des règles. Acquérir
le plus grand nombre possible de licences lui permettait d’opérer
légalement et ouvertement dans le plus grand nombre de pays possible.
Parier sur l’État de droit pour façonner le marché anarchique des
cryptomonnaies. À la fin de l’année 2021, 16 % des Américains
déclaraient avoir touché aux cryptomonnaies. En Asie, les chiffres
étaient probablement plus élevés. Ce n’était qu’une question de temps,
pensait Sam, avant que les régulateurs ne s’intéressent aux
cryptomonnaies et ne bannissent les plateformes d’échange non
agréées.
Cette stratégie était en quelque sorte à l’opposé de celle de Binance.
Lors du lancement de FTX, en mai 2019, Binance n’était que l’une des
quelques plateformes ayant à peu près la même part de marché, soit
environ 10 %. L’une d’entre elles, BitMEX, a rapidement eu des
ennuis avec le département américain de la Justice, pour avoir
« délibérément omis d’établir, de mettre en œuvre et de maintenir un
programme de lutte contre le blanchiment d’argent », et ses fondateurs,
deux Américains et un Britannique, ont été condamnés à des amendes,
des mises à l’épreuve et à des assignations à résidence. Deux autres
plateformes d’échange, OKEx et Huobi, auraient vu leurs directeurs se
faire embarquer par la police chinoise, et leurs avoirs gelés. CZ avait
quitté la Chine trois ans plus tôt, à la fin de l’année 2017, avant la
répression gouvernementale de cette année-là, une des nombreuses
répressions ayant eu lieu avant et après. Il a d’abord atterri à
Singapour, puis s’est finalement installé à Dubaï qui, parmi ses
charmes, n’a pas de traité d’extradition avec les États-Unis. Ce qui
était utile, car la première réaction de CZ aux nouvelles règles et
réglementations était souvent de les ignorer et de compter sur le fait
que les régulateurs n’avaient pas le courage ou les ressources
nécessaires pour prendre des mesures.
C’était la chose la plus intelligente à faire, jusqu’à présent. En deux
ans, la part de Binance dans le trading de cryptomonnaies avait
explosé, passant de 10 % à 50 %. Elle proposait des produits financiers
que les régulateurs locaux avaient interdits ou n’avaient pas encore
approuvés, et les régulateurs ne semblaient pas vouloir faire grand-
chose à ce sujet. Le token d’échange de Binance, appelé BNB, en était
un exemple. BNB était pour Binance ce que FTT était pour FTX : une
créance sur les revenus de l’entreprise. Vous pourriez raisonnablement
avancer que le bitcoin n’était pas une valeur mobilière et que la
Commodity Futures Trading Commission en avait fait une
marchandise. Un tel argument n’existait pas pour le BNB ou le
FTT. Ils avaient été créés et vendus à des investisseurs afin de lever
des fonds pour des entreprises à but lucratif. Ils ont rapporté des
dividendes à leurs propriétaires, sous la forme de frais réduits sur la
plateforme d’échange et d’accords de rachat et de brûlage. Il n’y avait
aucune définition d’une valeur mobilière à laquelle ils ne répondaient
pas. Si vous essayiez de les vendre à des investisseurs américains à
l’intérieur des États-Unis, il était difficile d’imaginer la SEC fermer les
yeux. Pourtant, Binance vendait du BNB – et bien d’autres choses – à
des Américains sur le territoire des États-Unis. Selon les mots
immortels envoyés par le « responsable en conformité » de Binance à
un collègue, en 2018 : « Nous opérons comme une putain de
plateforme d’échange de valeurs mobilières sans licence aux États-
Unis, bro. » (Cette information et d’autres éléments similaires ont été
retrouvés dans un procès intenté par la SEC contre Binance, cinq ans
après les faits, en juin 2023.)
Dans leur volonté de s’attirer les foudres des régulateurs financiers
américains, les plateformes d’échange de cryptomonnaies se sont
classées dans au moins quatre catégories. Un petit groupe de
minuscules plateformes d’échange américaines ne listait que le bitcoin
et l’éther, les deux coins les plus anciens, reconnus par la SEC comme
des marchandises et ouvertement réglementés par la CFTC.
(Curieusement, plus le coin est ancien, plus les gens le considèrent
comme une marchandise.) La nouvelle plateforme d’échange
américaine de FTX listait ces deux coins, plus, peut-être, dix-huit
autres, davantage récents, dont aucun ne présentait les propriétés les
plus évidentes d’une valeur mobilière. Aucun d’entre eux ne
comportait de fonctions de rachat et de brûlage, par exemple, ou n’était
uniquement destiné à collecter des fonds pour une entreprise à but
lucratif. Coinbase, la plateforme d’échange qui servait le plus grand
nombre de clients américains, semblait prête à prendre plus de risques
réglementaires. Elle listait environ 500 coins, dont certains clairement
considérés par la SEC comme des valeurs mobilières, et son PDG,
Brian Armstrong, s’était rendu sur Twitter pour critiquer les
régulateurs et leur « comportement douteux ». Coinbase n’avait
cependant pas de token d’échange semblable au FTT. Sa plateforme
n’était donc pas dans la position la plus effrontée pour vendre ses
propres valeurs mobilières non réglementées à des investisseurs
américains. Seule Binance l’a fait, avec BNB.
En vendant ce qui était en fait des actions à des investisseurs de
détail américains sur sa propre et nouvelle plateforme d’échange de
cryptomonnaies américaine, Binance a fait le plus grand doigt
d’honneur aux régulateurs américains. Dans la foulée, la valeur du
BNB s’en est trouvée incroyablement augmentée. Lorsque Binance a
officiellement ouvert sa plateforme d’échange américaine, en
septembre 2019, la capitalisation boursière du BNB était légèrement
inférieure à 3 milliards de dollars. À l’automne 2021, elle dépassait les
100 milliards de dollars. Il était difficile de déterminer dans quelle
mesure cette hausse était due à la demande des investisseurs
américains, mais Sam l’a tout de même devinée : 20 milliards de
dollars. Le courroux des régulateurs américains semblait, en
comparaison, un petit prix à payer.

C’est pourquoi, lorsque Sam a pris connaissance de la situation, il a


décidé que la stratégie de Binance n’était pas viable. Que la chose la
plus intelligente à faire était d’être la plateforme d’échange la plus
respectueuse des lois et des régulateurs au monde. FTX pourrait
utiliser la loi, ainsi que les régulateurs, pour orienter les traders de
Binance vers FTX. Si les pays n’avaient pas encore de lois, une petite
armée de juristes de FTX les aiderait à les créer. Dans le pays qui
comptait le plus – celui dont les régulateurs financiers chassaient les
gens hors de leurs frontières et appliquaient leurs règles dans le monde
entier –, Sam prendrait personnellement la direction des opérations. Il
avait entrepris de persuader le gouvernement américain de réglementer
le secteur des cryptomonnaies et de punir ceux qui violaient les
nouvelles règles, laissant FTX seul comme une sorte de chouchou des
professeurs de cryptomonnaies. (Selon Sam, le meilleur atout des
Bahamas était peut-être leur proximité avec les États-Unis.)
Dans l’esprit de Sam, les États-Unis étaient désormais le saint Graal.
Ils disposaient d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies en
place, Coinbase. Mais le PDG de Coinbase avait insulté la SEC par
l’intermédiaire de tweets. Et ce concurrent, comparé à FTX, était un
casino ennuyeux et ballonné. Il comptait 15 fois plus d’employés que
FTX, mais ne représentait qu’un cinquième de son volume. Même en
facturant aux investisseurs de détail des frais de cinq à cinquante fois
supérieurs à ceux de FTX, Coinbase enregistrait de lourdes pertes.
Malgré cela, il s’agissait d’une entreprise publique, avec une
capitalisation boursière de plus de 75 milliards de dollars. Si FTX
obtenait une licence l’autorisant à proposer des contrats à terme en
cryptomonnaies aux États-Unis, et bénéficiait d’un accès total aux
investisseurs américains, elle pourrait s’emparer des clients de
Coinbase, ainsi que de sa capitalisation boursière. C’est du moins ce
que pensait Sam, et c’est pourquoi il pensait aussi que la licence
pourrait, du jour au lendemain, doubler, voire tripler la valeur de FTX.
Mais avant de pouvoir faire tout cela, il devait se débarrasser de CZ,
qui détenait toujours une participation dans FTX, achetée fin 2019,
pour 80 millions de dollars. Les relations entre Binance et FTX
s’étaient depuis lors détériorées et laissaient place à une rancœur
latente. Binance était la brute de la classe, FTX, l’intello, et chacun
prenait plaisir à utiliser ses pouvoirs magiques pour tourmenter l’autre.
Le lancement des contrats à terme de Binance en était un bon exemple.
Il a fallu trois mois de plus à son équipe interne pour élaborer sa
plateforme d’échange de contrats à terme en cryptomonnaies que ce
qu’il a fallu à Gary, travaillant seul, pour créer FTX. Une fois la
plateforme opérationnelle, elle n’a suscité que peu d’intérêt. Ou plutôt,
comme Sam l’a instantanément remarqué, les trades effectués sur la
nouvelle plateforme d’échange de contrats à terme de Binance étaient
douteux : au lieu de flux spasmodiques révélateurs de l’activité
naturelle du marché, il y avait un tic, tic, tic régulier de trades. Il
supposait que Binance avait mis au point des robots pour trader son
nouveau contrat avec elle-même, afin de créer l’illusion d’une activité.
Le « wash trading », comme on l’appelait, aurait été illégal sur une
plateforme d’échange américaine réglementée, même si la vue de cette
pratique ne dérangeait pas Sam outre mesure. Il trouvait amusant de
constater à quel point les plateformes d’échange asiatiques n’avaient
peur de rien. À l’été 2019, FTX a réalisé et publié une analyse
quotidienne de l’activité sur les autres plateformes d’échange. Elle
estimait que 80 % ou plus du volume des plateformes de deuxième et
troisième rangs, et 30 % de celui des quelques plateformes d’échange
les plus importantes, étaient faux. Peu après cette publication, une
plateforme a appelé FTX pour dire : « Nous renvoyons notre équipe de
wash trading. Donnez-nous une semaine et les volumes seront réels. »
Les principales plateformes d’échange ont exprimé leur soulagement
et leur gratitude pour cette analyse, car, jusqu’alors, la majorité des
gens pensaient que beaucoup plus de 30 % de leur volume était faux.
Sam a été moins surpris par la pratique du wash trading de Binance
que par la gravité de la situation. « Ils ont fait un travail de
manipulation du marché de qualité médiocre », a-t-il dit. Un robot
Binance créerait un marché de contrats à terme sur Bitcoin, et un autre
robot Binance entrerait sur le même marché et augmenterait son offre
la plus haute. Si, pour simplifier les chiffres, la juste valeur du bitcoin
était de 100 dollars, le premier robot Binance insérerait une offre à 98
dollars et une autre à 102. Aucun trader ordinaire ne prêterait attention
à l’une ou à l’autre. Pourquoi vendre pour 98 dollars ou acheter pour
102 sur Binance ce que vous pouvez acheter ou vendre sur une autre
plateforme pour 100 dollars ? Mais ensuite, le second robot Binance
entrait sur le marché, à intervalles réguliers et prévisibles, et achetait à
102 dollars. On aurait pu croire qu’une transaction avait eu lieu entre
deux parties différentes, mais ce n’était pas le cas. Il s’agissait
simplement de Binance qui achetait à Binance.
Sam adorait ce genre de choses : c’était du Jane Street tout craché.
En réponse, il a demandé à ses traders d’Alameda Research de
construire leurs propres robots, plus rapides. Les robots Alameda ont
inséré des offres un peu moins chères que celles de leurs homologues
Binance. Le robot Binance proposerait de vendre un contrat à terme en
bitcoin à 102 dollars et, quelques instants avant que le deuxième robot
Binance ne se présente pour l’acheter, le robot Alameda interviendrait
et le proposerait à 101,95 dollars. Au lieu de s’acheter des bitcoins à
un prix excessif, Binance les achetait à Alameda Research à un prix
presque aussi élevé.
Vendre aux robots Binance pour 101,95 dollars ce qu’ils pouvaient
acheter ailleurs à 100 dollars revenait pour Alameda à trouver de
l’argent par terre. Mais l’équipe Binance chargée des contrats à terme a
commencé à remarquer que ses opérations de wash trading causaient
des pertes d’argent et s’en est plaint à CZ. Le fait qu’ils n’aient pas
raconté toute l’histoire à CZ, ou qu’ils n’aient pas pleinement compris
ce qui s’était passé, était évident dans la réponse confuse de ce
dernier :
« C’était très chinois de leur part de ne pas m’appeler pour me dire :
“Hé, tu peux arrêter ?” », a balancé Sam. Il a ensuite contacté le
directeur financier de Binance, Wei Zhou. Cela a été une conversation
étrange. Le PDG d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies en
train de téléphoner au directeur financier d’une autre pour l’informer
que, s’il ne voulait pas perdre d’argent sur son nouveau contrat à
terme, il devait apprendre à mieux manipuler le marché. Wei Zhou a
parlé à CZ, qui a appelé Sam pour une brève discussion, non dénuée
d’amitié, à l’issue de laquelle Sam a conclu que CZ n’avait toujours
pas été informé par ses traders de ce qui s’était réellement passé. Ce
qu’on lui a dit l’a poussé à tweeter un démenti qui n’avait pas
beaucoup plus de sens que ce qu’il avait écrit à l’origine :

Au cours des dix-huit premiers mois d’existence de FTX, il y a eu


plusieurs autres accrochages de ce type avec Binance. CZ a développé
ce que trois de ses employés de l’époque ont décrit comme une
obsession pour son nouveau rival. Il demandait au personnel des
rapports réguliers sur FTX et parlait de FTX comme d’aucune autre
plateforme d’échange. « CZ est super intelligent, a affirmé l’un d’entre
eux. Il ne parle jamais des autres plateformes. Il trouve que c’est de la
publicité gratuite. Mais FTX l’inquiète. Depuis 2019, il ne parlait plus
que d’elle. Il pensait que FTX était sa seule véritable menace. » Une
menace dont il était, étrangement, le deuxième actionnaire, après Sam.
Au milieu de l’année 2021, Sam s’est rendu compte qu’il ne pouvait
pas parler gentiment aux régulateurs tout en ayant CZ comme un de
ses principaux investisseurs. Si vous vouliez être le chouchou du
professeur, vous ne pouviez pas vous asseoir au fond de la classe à
côté du dur à cuire en perfecto. La première chose que chaque
régulateur demandait était une liste de vos investisseurs, ainsi que des
renseignements personnels les concernant. « Ils demandaient à CZ
quelle était sa situation familiale et où il vivait, mais CZ ne voulait pas
le dire », a déclaré un ancien employé de Binance. Finalement, Sam a
dit à CZ qu’il voulait lui racheter ses actions FTX. Pour la
participation qu’il avait payée 80 millions de dollars, CZ exigeait 2,2
milliards de dollars. Sam a accepté de payer. Juste avant de signer, CZ
a insisté, sans raison particulière, pour obtenir 75 millions
supplémentaires. Sam a également accepté. Quelle que soit la gratitude
que CZ a ressenti à l’égard de cette manne de deux milliards de
dollars, il l’a bien cachée. « À partir de ce moment-là, ça a été la
guerre froide », a expliqué Sam.

Le rachat des actions de CZ a eu lieu dans un contexte


particulièrement agressif en matière de relations publiques. Sam était
désormais un habitué de la télé et avait fait la couverture de Forbes. Il
n’avait toujours aucune idée de la manière de créer une marque et,
comme toujours, il n’était pas intéressé par l’avis d’un expert sur la
façon de procéder. Il a donc décidé de partir de zéro, en discutant en
interne, en distribuant de l’argent et en voyant ce qui fonctionnait.
D’une main, il remettait 2,275 milliards de dollars à CZ ; de l’autre, il
rédigeait des notes de service à l’intention des employés de FTX, dans
lesquels il critiquait, comme le ferait un Martien, les raisons incitant
les Américains ordinaires à aimer un produit et faire confiance à son
fabricant. « Nous sommes actuellement en tête pour ce qui est de la
technologie et de la cote de popularité, mais en retard pour ce qui est
de la reconnaissance du nom, a-t-il écrit. Nous avons besoin de 50
millions d’utilisateurs peu engagés pour décider de passer de Coinbase
à FTX. Cela nécessitera un coup de coude assez énergique ! »
Il a commencé par noter que peu de campagnes de marketing
avaient eu l’effet qu’il espérait obtenir avec celles de FTX. Il n’en a
dénombré que trois :

1. « Yes we can » : Barack Obama


2. « Just do it » : Nike. Beaucoup d’athlètes, mais
seulement deux ont fait de la marque ce qu’elle est :
Michael Jordan et Tiger Woods
3. « Think different » : Apple. Albert Einstein, John
Lennon, MLK, Mohamed Ali, Rosa Parks, Gandhi,
Alfred Hitchcock, etc.

Le public des cryptomonnaies étant majoritairement jeune et


masculin, il semblait évident d’utiliser des célébrités du monde du
sport pour gagner leur amour et leur confiance. Mais même dans
l’univers étroit du sport, les choses auxquelles les gens prêtaient
attention semblaient, selon Sam, arbitraires. Par exemple, aux États-
Unis, tout le monde connaît et se soucie des noms d’entreprises
associés aux noms de stades, mais personne ne retient ceux cousus sur
les maillots des joueurs. Aucune règle comportementale humaine
n’explique cela. En Europe, c’est l’inverse. Chacun est attentif aux
noms figurant sur les maillots, mais pas aux entreprises ayant donné
leur nom aux stades. Il n’y a pas eu de moment où les Américains se
sont mis d’accord sur l’importance des sponsors d’un stade : cela s’est
produit comme ça, sans aucun élément déclencheur. « Et une fois que
tout le monde est d’accord sur ce qui est important, cela se répète », a
dit Sam.
La méfiance initiale associée aux cryptomonnaies a rendu l’achat
des droits de dénomination d’une enceinte sportive professionnelle un
peu plus délicat qu’il ne l’aurait été autrement. FTX a tenté en vain de
sponsoriser les stades des Kansas City Chiefs et des New Orleans
Saints. Aussi, lorsqu’un représentant des Miami Heat les a contactés
afin de leur proposer d’acheter leurs droits de dénomination, à 155
millions de dollars pour les dix-neuf prochaines années, Sam a sauté
sur l’occasion. Et en bonus, l’accord nécessitait l’approbation non
seulement de la NBA, mais aussi du Conseil des commissaires du
comté de Miami-Dade, un organe gouvernemental. Après cela, ils
pourraient dire que FTX avait été bénie par une entité
gouvernementale.
Une fois leur nom apposé sur un stade américain, plus personne n’a
refusé leur argent2. Ils ont déversé leur fortune sur la scène du sport
pro américain : Shohei Ohtani, Shaquille O’Neal et LeBron James sont
devenus des porte-parole. Ils ont payé 162,5 millions de dollars à la
MLB pour que le nom de l’entreprise figure sur l’uniforme de chaque
arbitre. Sam pensait qu’il était plus utile d’avoir le logo FTX sur les
uniformes des arbitres que sur ceux des joueurs. Dans pratiquement
tous les plans télévisés de chaque match de la MLB, le téléspectateur
voyait le patch FTX. « La NBA nous a fait passer un processus de
sélection, a témoigné l’avocat de FTX, Dan Friedberg. La MLB vient
de donner son accord ! »
Néanmoins, l’idée qu’une personne puisse trouver un produit plus
attirant simplement parce qu’une célébrité mentait en affirmant qu’elle
l’utilisait intriguait plutôt Sam. « Si vous achetez quelque chose, est-ce
que vous vous souciez vraiment de ce que pensent Baker Mayfield ou
Dak Prescott ? », a-t-il écrit à la collection aléatoire d’employés FTX
dépêchés pour l’aider à réfléchir sur le sujet, comme si personne n’y
avait jamais pensé auparavant. « Si je vous disais que Baker Mayfield
aimait beaucoup une compagnie d’assurance habitation, vous ne
changeriez probablement rien, non ? »
Le problème n’était pas que les célébrités ne faisaient aucune
différence, mais que leurs effets étaient imprévisibles : il existe une
interaction mystérieuse entre une personne et un produit qui, très
occasionnellement, pénètre l’imagination du public. « Kevin Durant
est un très bon joueur de basket, a écrit Sam. Mais vous ne vous
souciez probablement pas de la voiture qu’il conduit. Et si LeBron
James conduisait une Tesla ? D’accord, vous n’iriez probablement pas
chez le concessionnaire, maintenant, pour en acheter une, mais je dois
avouer que cela me donnerait légèrement plus envie de le faire. »
Pour certains produits, il a décidé qu’aucune célébrité ne pouvait
aider. (« Un contrat d’endossement pourrait-il vous inciter à acheter
une Nissan ? Je doute que quelque chose puisse me donner une telle
envie. ») Pour d’autres, il s’agissait de savoir qui, exactement,
signerait le contrat d’endossement. Il en est venu à considérer que le
défi était de trouver « l’une des rares personnes ou choses au monde
qui stimulent vraiment notre imagination. » Parmi toutes les actions
menées pour promouvoir la marque, seules trois choses comptaient
vraiment, pensait-il, et l’une d’entre elles était plus importante que
toutes les autres réunies : Tom Brady.
Vous pourriez vous dire – Sam se l’était dit, en premier – que si l’on
paie un quarterback de la NFL pour qu’il sourie et dise qu’il utilise
FTX, son nom, qu’il s’agisse de Tom Brady, d’Aaron Rodgers ou de
Dak Prescott, ne ferait guère de différence. Vous pourriez vous dire
que Brady serait un peu meilleur, mais que Rodgers vaudrait, disons, la
moitié de l’endossement de Brady. Néanmoins, partout où Sam est
allé, les gens ont dit qu’ils avaient entendu parler de FTX grâce à
Brady. Presque personne n’a mentionné les autres. « Les éléments qui
ont eu un effet et ceux qui n’en ont pas eu étaient très clairs, a formulé
Sam. Et pour l’amour de Dieu, je n’arrive pas à comprendre pourquoi.
Je ne sais toujours pas comment l’exprimer. » Le Martien avait
découvert un autre fait étrange, mais vrai, à propos de la vie humaine
moderne : à tout moment, il n’y a que quelques personnes dans
l’imagination collective. « Nul ne se soucie de savoir si Coinbase aura
Russell Wilson comme porte-parole après que nous avons obtenu
Brady », a écrit Sam dans une note de service adressée à son équipe3.
De l’extérieur, FTX semblait créer une marque autour d’un leader
étrangement charismatique et peut-être égocentrique. La vérité était
encore plus étrange. FTX dépensait une fortune pour apprendre à
commercialiser un produit à la volée, sans beaucoup d’aide de la part
de ceux qui l’avaient déjà fait. D’une part, l’approche a clairement
fonctionné : dans l’esprit du consommateur américain, FTX est devenu
de plus en plus connue, et Sam Bankman-Fried gagnait de même en
célébrité. D’autre part, cela n’avait guère de sens : FTX n’avait pas
encore beaucoup d’utilité pour le consommateur américain. Les
membres de l’équipe avaient ouvert une petite plateforme d’échange
aux États-Unis sur laquelle les investisseurs américains ne pouvaient
pas faire grand-chose. Les produits les plus importants de la
plateforme, les contrats à terme en cryptomonnaies, ne pouvaient pas
être vendus aux Américains. Ils dépensaient beaucoup d’argent pour
une activité qui avait la possibilité, ou non, de se concrétiser.

À l’exception du psychiatre et d’un ou deux avocats, personne au


sein de FTX n’avait encore beaucoup d’expérience dans ce qu’ils
faisaient, si ce n’est celles qu’ils acquéraient en le faisant pour
FTX. Personne ne voyait de raison de faire une exception pour les
architectes. Lors d’un voyage à vélo à travers les États-Unis pour
collecter des fonds dans le cadre d’une bonne cause, Ryan Salame a
rencontré une architecte d’une vingtaine d’années, Alfia White. De fil
en aiguille, Alfia s’est aperçue que Ryan lui demandait de concevoir
une maison de vacances pour lui à Bali. Après que Sam a surpris Ryan
en appelant toute la compagnie à le suivre aux Bahamas, ce dernier
s’est démené pour trouver un endroit approprié pour s’installer
définitivement. Face à son échec, il a engagé Alfia pour concevoir le
nouveau siège social de FTX. Alfia n’avait jamais rien fait de tel.
Elle a fait appel à un ami de l’école d’architecture, Ian Rosenfield,
pour l’aider. Ce qui est surprenant chez Ian, outre le fait qu’il n’avait
jamais conçu d’immeubles de bureaux, c’est qu’il avait été le
camarade de classe de Sam, au lycée. Il était choqué de découvrir que
non seulement Sam Bankman-Fried était devenu l’une des personnes
les plus riches au monde, mais qu’en plus, il travaillait avec d’autres
êtres humains, et qu’il les dirigeait. Ian avait encore en tête l’image de
cet intello que personne ne connaissait, qui marchait tout seul avec son
sac dont les roues cliquetaient sur les pavés de l’école Crystal Springs
Uplands.
Alfia et Ian se sont rendus aux Bahamas, se sont installés dans une
salle de conférence de FTX et ont essayé de trouver une solution. Sam
avait remis son chéquier à Ryan et lui avait dit d’acheter, aussi vite que
possible, des locaux professionnels et le plus grand nombre possible de
logements pour les employés, sans se soucier du coût. Personne n’était
aussi doué que Ryan lorsqu’il s’agissait de ne pas se préocupper du
coût. En quelques semaines, il avait mis la main sur 250 à 300 millions
de dollars de biens immobiliers, dont 153 millions de dollars
d’appartements dans une nouvelle station balnéaire coûteuse appelée
Albany. Pour servir de siège temporaire, il avait acquis un parc de
bureaux déprimant composé d’une douzaine de petits bâtiments. Ils
avaient été plantés sur six acres d’asphalte entourés d’un feuillage
dense qu’un scientifique ou un promoteur immobilier aurait qualifié de
forêt subtropicale, mais que toute personne coincée à l’intérieur de
celle-ci appelait une jungle4.
En cours de route, Ryan avait payé 4,5 millions de dollars pour
acquérir, en vue d’y installer un nouveau siège social, 4,95 acres de la
même jungle, sur une fine plage de la baie ouest. Il a remis le terrain et
un budget de plusieurs centaines de millions de dollars aux jeunes
architectes et leur a dit : « Allez, c’est parti ! » Un projet de cette
envergure nécessiterait normalement un chef de projet, un représentant
du propriétaire et d’autres adultes avisés, mais Ryan a laissé les deux
jeunes architectes se débrouiller seuls. « Nous devions concevoir une
mini-ville », a expliqué Ian.
Avant de pouvoir penser un espace pour accueillir FTX, il fallait
comprendre sa structure, ses rituels et ses habitudes. Pour être les
architectes de FTX, ils devaient également être ses anthropologues. Ian
ne fréquentait pas vraiment Sam, au lycée, et aujourd’hui, Alfia et lui
tentaient de comprendre l’entreprise qu’il avait créée. Sam lui-même,
ont-ils vite compris, ne serait d’aucune utilité pratique. « Sam n’a pas
le temps, a dit Ian. Il délègue tout ce genre de trucs à d’autres
personnes. Dès le début, nous avons essayé de l’impliquer, mais il n’a
pas participé. Il m’a dit : “Vous êtes les architectes, moi, je n’ai aucune
idée.” »
Les créateurs de la mini-ville avaient manifestement des questions
auxquelles il fallait répondre. Par exemple : « Combien de personnes
occuperont cette ville ? » Ou : « À quoi Sam veut-il que sa mini-ville
ressemble ? » Mais le PDG n’était pas intéressé par leurs questions, et
au moment où ils sont arrivés, Ryan ne l’était pas non plus. Celui-ci
était rentré aux États-Unis pour aider sa nouvelle petite amie à se
présenter aux élections législatives. Les architectes ont été confiés à la
petite amie de Nishad Singh, Claire Watanabe, qui a repris le rôle de
Ryan en tant que dépensière et responsable du personnel de soutien
aux Bahamas. « Nous avons dit : “Donnez-nous simplement la liste
des employés, donnez-nous n’importe quoi”, a déclaré Ian. Claire m’a
répondu : “Je sais que ça va vous paraître bizarre, mais nous n’avons
rien de tout ça, pas même le nombre d’employés.” »
En l’absence de directives venant du haut de la pyramide, les
architectes ont entrepris d’observer les employés de FTX dans les
huttes de fortune, en pleine jungle, qu’ils occupaient désormais. De
temps à autre, ils prenaient à part l’une de ces créatures indifférentes
pour lui demander comment elle avait utilisé ses anciens bureaux de
Hong Kong. « Ils n’arrêtaient pas de dire : “Vous n’avez pas besoin de
nous poser des questions, vous n’avez qu’à faire ce que vous
voulez” », a précisé Alfia. C’était évidemment une proposition stupide.
Même les gens qui disaient ne pas se soucier des espaces qu’ils
occuperaient finiraient par le faire, parfois même sans s’en rendre
compte. « Ils ne s’inquiètent pas de l’aspect des choses tant qu’ils ne
les ont pas vues », a décrété Alfia. À Hong Kong, dans l’ancien
bureau, il y avait eu une discussion à bâtons rompus sur l’emplacement
d’une seule porte, par exemple. « Une femme disait qu’il fallait
l’enlever pour préserver le feng shui de la pièce, tandis qu’un homme
disait qu’il la voulait là, et la dispute s’est envenimée », a raconté Ian.
Le retrait d’une porte dans un immeuble de bureaux de Hong Kong
pour satisfaire un employé, et l’ajout d’une autre porte pour en
contenter un autre, avaient coûté un million de dollars. « C’était la
porte à 1 million », a témoigné Ian.
Les architectes ont observé, écouté et appris. Ils ont pu constater que
les employés de FTX, à l’instar de leur chef, vivaient essentiellement
dans les locaux. Sam était connu pour dormir sur un pouf à côté de son
bureau à Hong Kong, mais Nishad, lui aussi, avait monté un lit sous
son bureau. Les employés ordinaires, qui pensaient que pour réussir
comme Sam, ils devaient vivre comme lui, se privaient de sommeil et
occupaient l’espace professionnel de manière malsaine. À Hong Kong,
un employé avait passé trente jours sans quitter le bureau. Le bureau
nécessitait des douches et des espaces de repos ; la nourriture, les
vêtements et les autres besoins matériels devaient être satisfaits aussi
efficacement que possible, afin de minimiser les interruptions. « Ils ont
tout ce qu’ils veulent, a affirmé Ian, mais tout est livré à leur bureau.
La pièce de stockage des colis Amazon n’est pratiquement pas
utilisée. » Il fallait prendre en compte le fait que la moitié des
employés venaient d’Asie de l’Est (attention au feng shui), mais le
facteur intello hors norme était encore plus important. « Ce qu’ils
veulent, ce sont des prises de courant un peu partout », a avancé Alfia.
Si le bâtiment possédait des fenêtres, il devait également être équipé de
stores de bonne qualité, afin d’éviter que les rayons du soleil ne se
reflète dans les écrans d’ordinateurs. « Ils adorent avoir les stores
baissés », a expliqué Ian. Ils étaient soit seuls à leur bureau, soit tous
ensemble, dans un grand espace, en train de s’adonner à des loisirs de
geek, et rarement quoi que ce soit entre les deux. Ils avaient besoin
d’un grand espace pour les jeux de rôle en direct, mais ils ont expliqué
aux architectes qu’ils pouvaient le placer n’importe où.
Et ils partageaient pratiquement tous, ou disaient partager,
l’indifférence totale de leur patron à l’égard de la grâce ou de la
beauté. « J’ai observé d’autres employés du secteur de la tech, et ces
personnes sont différentes, a assuré Ian. Elles se soucient encore moins
de l’esthétique et des équipements. » La seule vue que les employés de
FTX voulaient tous, c’était celle sur leur patron. Le statut dans
l’entreprise était proportionnel à la proximité avec Sam. Même depuis
leurs huttes dans la jungle, les gens se bousculaient pour l’apercevoir.
Les architectes ont alors conçu le bâtiment principal avec des murs en
verre et des mezzanines offrant des vues intérieures improbables de
Sam. « Cela vous permet d’apercevoir Sam, quel que soit l’endroit où
vous êtes assis », a relaté Ian.
Dans leur quête de compréhension de cette étrange nouvelle société,
les architectes ont harcelé suffisamment de personnes pour que
quelqu’un leur envoie finalement une note contenant ce qu’ils avaient
demandé en premier lieu : une liste de ce que Sam Bankman-Fried
voulait dans sa mini-ville. « Il n’y avait que trois choses dessus », a dit
Ian. Sam désirait que le bâtiment ait la forme d’un F, pour le plaisir des
passagers arrivant en avion à l’aéroport international Lynden Pindling.
Il réclamait que le côté du bâtiment évoque sa coupe de cheveux
indisciplinée. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Ian
pensait que cela était tout à fait possible, en utilisant de l’aluminium
découpé par machine-outil à commande numérique pour imiter de
manière abstraite ce qu’il appelait maintenant l’afro juive de Sam.
« Ce n’était pas une si mauvaise idée que ça, en fait », a conclu Ian.
Le troisième et dernier élément sur la liste était un cube de
tungstène. Ces cubes captivaient l’imagination des initiés en crypto du
monde entier. Le tungstène, ont appris les architectes, était le métal
dense le plus en vogue de la planète. Les spécialistes en crypto
évoquaient alors « l’intensité de la densité ». Une entreprise du
Midwest avait créé le plus grand cube de tungstène du globe. D’une
taille de 35 centimètres, il avait coûté un quart de million de dollars et
pesait plus de 900 kilos. Sam avait apparemment commandé un cube
de ce genre, qu’il voulait faire venir par avion jusqu’aux Bahamas et
exposer sur un socle dans sa mini-ville. Les architectes n’ont jamais pu
voir le cube dense et précieux de Sam, mais ils l’ont tout de même
intégré dans leurs dessins. « Nous avons conçu un espace pour cela »,
a précisé Ian. Cet espace était le grand atrium du bâtiment principal de
la ville. Le cube de tungstène serait la première chose que verrait un
visiteur de l’empire mondial de la crypto. Surgissant d’une mer
abstraite, l’objet le plus concret de la Terre.
En dehors de la liste de Sam, les architectes ne disposaient d’aucun
indice. Ils étaient perplexes, car leurs décisions seraient gravées dans
le marbre. Il s’agissait, en effet, de bâtiments. Une fois érigés, ils
seraient insensibles à toute nouvelle réflexion que Sam pourrait avoir
sur leur valeur attendue. Deux fois en l’espace de trois ans, il avait
déplacé toute son entreprise sur une distance de 9 000 kilomètres. Leur
mini-ville devait servir de siège à un empire financier international,
mais le moyen le plus probable pour FTX de devenir une telle
puissance était que les régulateurs américains lui donnent
l’autorisation de s’installer aux États-Unis. Dans ce cas, Sam ferait
presque certainement déménager l’entreprise sur place, et cette mini-
ville deviendrait, tout au plus, un bureau satellite. « Il faut que cet
endroit les mette à l’aise, que ce soit pour 600 personnes ou pour 10 »,
a indiqué Ian avec délicatesse.
Les architectes ont finalement reçu quelque chose, pas des réponses
pouvant les orienter, mais une date limite. Ils devaient préparer les 5
acres de jungle, ainsi qu’un diaporama de photos des bâtiments
imaginés, en vue d’une grande annonce publique. Étonnamment, ils
étaient prêts quand cela s’est produit, le 25 avril 2022. Ils avaient
défriché la jungle sans permis et dessiné leurs projets sans aide. À côté
des 5 acres de jungle fraîchement rasée, ils ont érigé un panneau
d’affichage, avec une photo de la mini-ville et le slogan « FTX :
croissance en cours5 ». Les médias bahaméens étaient réunis. Le
nouveau Premier ministre est arrivé, accompagné de son entourage. Un
grand groupe d’employés de FTX est apparu, portant des pelles,
probablement pour la première fois de leur vie, avec lesquelles ils ont
creusé le sol cérémoniel. Sam est sorti d’une voiture – dans laquelle se
trouvait également Constance Wang, directrice des opérations de
FTX – avec l’air d’être tombé d’une benne à ordures : short cargo, t-
shirt froissé, chaussettes blanches tombantes. « C’est le même », a
pensé Ian.
Depuis qu’il avait commencé à travailler sur le projet et à observer
Sam de loin, Ian s’était souvent fait la même réflexion : il est choquant
de voir à quel point Sam est toujours identique à celui qu’il était à
l’ecole. Lorsque l’énergumène de votre classe de lycée est devenu
l’une des personnes les plus riches au monde, vous supposez que
l’énergumène en question a évolué. Mais non, Sam n’avait pas changé
d’un brin. C’est le monde qui l’entourait qui avait changé.
Avant la cérémonie d’inauguration, Sam était supposé donner un
discours. Ian pensait qu’il pourrait avoir besoin d’aide et l’a donc pris
à part, avant le grand moment.
« Qu’as-tu vu du projet ? », a demandé Ian.
« Rien », a avoué Sam.
« As-tu au moins vu les plans ? »
« Non. »
« Euuuuuh », a pensé Ian. Comment Sam pourrait-il faire un
discours sur sa nouvelle mini-ville alors qu’il ne savait rien de sa
nouvelle mini-ville ?
« Qu’est-ce que tu vas dire ? »
« Je vais improviser », a répondu Sam.
Ce qu’il a fait. En changeant de sujet. Ce qu’il faisait souvent.
Lorsque quelqu’un lui posait une question à laquelle il ne voulait pas
ou ne savait pas répondre, Sam la transformait en une question à
laquelle il était heureux de répondre. La question à laquelle il voulait
répondre ce jour-là n’était pas : « Quelle est donc cette mini-ville ? Et
pourquoi a-t-elle été conçue ainsi ? » Mais plutôt : « Pourquoi êtes-
vous venu aux Bahamas ? »
À un moment donné, les architectes ont réalisé que Sam n’avait
aucune idée de ce qu’ils avaient conçu, ou qu’ils avaient conçu quoi
que ce soit. Qu’ils avaient pris toutes les décisions concernant le
nouveau siège de FTX, qui devait coûter des centaines de millions de
dollars, sans le moindre avis de la personne finançant l’opération. Ils
ont également appris que même la liste des désirs de Sam qu’on leur
avait donnée ne venait pas de Sam, et que Sam lui-même n’était pas
conscient d’avoir formulé des désirs. La liste avait été créée par
quelqu’un d’autre, au sein de FTX, qui avait essayé d’imaginer ce qu’il
souhaiterait peut-être lui-même dans ses nouveaux immeubles de
bureaux, s’il était Sam. Sam ne voulait pas que sa coupe de cheveux se
retrouve sur le côté du bâtiment. Cette autre personne avait simplement
imaginé qu’une « coupe de cheveux sur le côté du bâtiment » était le
genre de chose que Sam pourrait trouver amusant. Le cube de
tungstène était une bonne idée, mais, vraiment, quelles étaient les
chances que Sam ou quelqu’un d’autre achète et expédie un cube
d’une tonne, aux Bahamas ? Si le cube existait, pourquoi les
architectes ne l’avaient-ils jamais vu ? « Je ne sais même pas s’il a été
acheté », a admis Ian, à propos de cette chose sur laquelle reposait le
design du complexe. Une telle réalité serait déconcertante dans
n’importe quel contexte, sauf à FTX. « Tout le monde prenait toujours
des décisions pour Sam », a ajouté Ian.
À la fin de la cérémonie, Sam s’est un peu attardé. Ian a saisi ce
moment pour lui poser enfin directement la question qu’il essayait de
lui poser depuis des mois.
« Quelle est la seule chose que tu attendes de ces bâtiments, à part le
travail ? »
Pour la première fois, Sam y a réfléchi. « Des terrains de
badminton », a-t-il décrété.
Et voilà. Enfin, la réponse. C’était tout ce qu’il voulait. Des terrains
de badminton.
« Combien ? », a poursuivi Ian.
« Trois », a dit Sam, avant de s’éclipser.
« C’est la première et seule question que nous avons pu lui poser »,
a expliqué Ian.
Le travail de George Lerner consistait, bien entendu, à écouter les
problèmes des gens. Il a vraiment essayé. Au printemps 2022, il a
installé son petit bureau dans l’une des huttes de la jungle. Un bureau
des plus simples, un canapé rouge en face et, dans un coin, un pouf
bleu bébé, qui était, tout le monde l’avait compris, la place de Sam. La
porte de George était ouverte à tous ceux qui voulaient parler, mais il
n’a pas tardé à se lasser du nombre de personnes qui y frappaient, et
des raisons de leur venue. « Il y avait un tas de gens malheureux aux
Bahamas », a-t-il déclaré. Les mecs asiatiques voulaient plus de
femmes asiatiques à fréquenter. Les femmes asiatiques n’aimaient pas
les hommes asiatiques présents sur place. « Tout le monde se plaignait
du manque de personnes à fréquenter, a raconté George. Sauf les
altruistes efficaces. Les altruistes s’en moquaient. »
Les non-partisans du monvement pensaient que ceux-ci se croyaient
plus intelligents que les autres. Beaucoup de gens étaient frustrés par
l’approche radicalement non interventionniste de Sam en matière de
management. Les Asiatiques, en particulier, étaient déconcertés par
l’absence d’organigramme. Un nombre surprenant d’individus censés
rendre compte directement à Sam ont découvert à quel point le PDG
ne souhaitait pas qu’elles lui rendent de comptes. « Il y a beaucoup de
personnes que Sam évitait, a dit George. Les gens pensaient qu’ils
pouvaient m’utiliser pour l’atteindre. Certains venaient me parler parce
qu’ils ne pouvaient pas parler à Sam. C’était super ennuyeux. »
Les Bahamas n’avaient pas accordé de licence médicale à George.
Son titre était celui de « coach professionnel en chef ». C’est en fait le
rôle qu’il avait toujours joué pour Sam, lequel préférait inévitablement
parler de ses problèmes professionnels plutôt que de ses troubles
psychologiques, qu’il considérait comme insolubles et donc inutiles à
aborder. Désormais, aux Bahamas, George se concentrait sur son
nouveau rôle de consultant en management. Lors des séances de
thérapie des employés, il absorbait des informations sur l’entreprise
dont il conseillait le PDG. Les plaintes des employés suggéraient que
Sam ne dirigeait pas les personnes qu’il était censé diriger ou qu’il le
faisait si mal qu’il aurait pu tout aussi bien ne pas le faire. « J’avais
l’impression que beaucoup trop de personnes devaient rendre des
comptes à Sam », a témoigné George.
Quelques mois après son entrée en fonction, George avait déjà vu
100 des 300 employés de FTX. Il bénéficiait peut-être de la meilleure
vue sur l’architecture de l’entreprise, avec une clarté dont ne
disposaient ni ses investisseurs, ni ses clients, ni ses employés, ni,
peut-être, la personne qui l’avait mise au point. « Sam n’aimait pas les
descriptions de poste, a expliqué George. Tout le monde savait qu’il
détestait les organigrammes. » Tous savaient aussi que, même s’ils
souhaitaient avoir un titre important pour eux-mêmes, Sam détestait
aussi ce concept. Il avait rédigé une note de service pour en expliquer
les raisons. Il l’avait appelée « Réflexions sur les titres ». « Au cours
des dernières années, nous avons constaté que les titres peuvent
considérablement aggraver la situation des gens à FTX », introduisait
le document. Sam a ensuite énuméré quelques raisons pour lesquelles
il pourrait en être ainsi :
1. Avoir un titre rend les gens qui en ont un moins
enclins à suivre les conseils de ceux qui n’en ont pas.
2. Avoir un titre rend les gens moins enclins à faire
l’effort d’apprendre à bien faire le travail des
personnes qu’ils dirigent. Ils finissent par essayer de
commander à des personnes dont ils n’ont pas pu faire
le travail, et cela se passe toujours mal.
3. Avoir un titre peut créer un conflit important entre
votre ego et l’entreprise.
4. Avoir un titre peut énerver vos collègues.

Quoi qu’il en soit, George estimait qu’il devait savoir où se situaient


ses patients dans la pyramide de l’entreprise. « Je ne comprenais pas
les différentes relations, et j’en avais besoin, car de nombreuses
personnes venaient me voir pour parler de conflits, a-t-il exposé.
J’avais besoin de voir si ce que j’entendais avait un sens. » Sam avait
fait de son entreprise un puzzle que son psychiatre s’était donné pour
mission de résoudre.
En fin de compte, George a établi le seul organigramme jamais
réalisé de la création tentaculaire de Sam. À la fin de son travail, il
avait découvert de nombreuses choses intéressantes. Vingt quatre
personnes différentes pensaient qu’elles relevaient directement de
Sam, par exemple. Le groupe comprenait le père de Sam, Joe, et son
ami d’enfance, Matt Nass, le créateur du jeu Storybook Brawl, que
Sam avait acheté pour une raison inconnue. Ce groupe n’incluait pas
de directeur financier, car FTX n’en avait pas. Il n’y avait pas de
responsable des risques ni de responsable des ressources humaines.
« Cela ressemblait plus à un club-house qu’à une entreprise », a
reconnu George.
Il y avait cependant un directeur technologique, Gary Wang, mais ce
dernier était socialement isolé et n’avait personne sous ses ordres.
« Gary était dans sa propre petite boîte », a signalé George. Dans une
entreprise technologique ordinaire, un groupe de programmeurs
rendrait compte au directeur technologique. Au sein de FTX, ils
rendaient apparemment tous compte à Nishad Singh. Ryan Salame, qui
avait quitté les Bahamas en un clin d’œil et semblait à présent à peine
impliqué dans la vie de l’entreprise, était, en quelque sorte, le PDG de
toutes les activités internationales, avec 27 personnes sous ses ordres.
Ramnik Arora, dont le titre officiel était toujours « chef de produit »,
n’avait manifestement rien à voir avec le produit, mais était assis au
sommet d’un petit groupe de personnes chargées de lever et d’investir
d’énormes sommes d’argent. George l’a juste mis dans une petite boîte
marquée « Transactions ». Près de la moitié de l’entreprise rendait
compte aux deux premières jeunes femmes que Sam avait embauchées
à son arrivée à Hong Kong, Constance Wang et Jen Chan. La plupart
de ces personnes, a noté George, étaient des femmes d’Asie de l’Est.
Ensuite, il y a eu Caroline Ellison. Caroline était apparemment seule
en charge des 22 traders et développeurs travaillant au sein d’Alameda
Research, dont la moitié environ avait suivi Sam de Hong Kong aux
Bahamas. Cela a un peu surpris George. « Elle n’a jamais parlé
d’Alameda, a dit George. Sam non plus. Comme s’ils voulaient ne pas
y penser. »

Dans une note de service datée du 6 février 2022 et intitulée


« Réflexions », Caroline avait énuméré une demi-douzaine d’idées
pour améliorer sa relation avec Sam. « Thérapie de couple avec
Lerner » est arrivé en troisième position, entre « fixer une date future à
laquelle je déciderai si je veux rompre » et « mieux communiquer à
l’avenir ». Depuis son arrivée aux Bahamas, leur liaison était encore
plus bancale que d’habitude. Dans la nuit du 15 avril, dix jours avant la
pose de la première pierre du nouveau siège social, ils se sont assis
pour discuter de leur avenir. Le lendemain, Caroline a résumé leur
conversation dans une note de service adressée à Sam :

Plan de Caroline
• Quitter Alameda et retourner aux États-Unis. Plan de
SBF
• Rompre, rester amis, essayer de causer le moins de
problèmes possible.

Cette nuit-là, ils s’étaient disputés en se demandant à quel point il


était sage, pour elle, de continuer à diriger le fonds spéculatif privé de
Sam, au lieu de faire autre chose de sa vie. « Diriger Alameda ne me
semble pas être une activité pour laquelle je suis comparativement
avantagée ou bien adaptée, a-t-elle alors écrit. J’ai l’impression que je
dois faire une tonne de choses pour lesquelles je ne suis pas très
douée… Mais bon, c’est vrai, diriger Alameda est probablement très
élevé en matière de valeur attendue, bien plus élevé que ma meilleure
deuxième option. Je pense que je ne devrais pas envisager de quitter
Alameda avant d’avoir passé beaucoup de temps à réfléchir à d’autres
options et à leur valeur attendue. »
Ce que Caroline envisageait de faire, dès à présent, c’était de ne plus
coucher avec Sam. Elle ne voulait pas quitter leur chambre dans le
penthouse à 30 millions de dollars acheté par Ryan, qu’ils partageaient
désormais avec huit autres altruistes efficaces, dont Nishad et Gary.
C’est Sam qui devait déménager, furtivement, dans un appartement
moins grand du même complexe. Au sein de l’entreprise, presque
personne, à l’exception des quelques employés avec lesquels Caroline
avait partagé le secret de leur relation, ne savait que les PDG de FTX
et d’Alameda Research entretenaient une relation amoureuse. « Les
gens ne voient jamais ce qu’ils ne cherchent pas », a répété Sam. Ils
n’ont donc pas vu que l’histoire d’amour avait pris fin. Après avoir
caché sa relation, Sam cachait maintenant sa rupture, ainsi que son
déménagement dans un appartement différent de celui où tout le
monde pensait qu’il vivait. À ce moment-là, il faisait, d’une manière
amusante, une vérité de deux mensonges. Il se trouve que c’est à ce
moment-là que le prix des cryptomonnaies s’est effondré. Et aussi,
curieusement, celui où je suis arrivé sur place.
ACTE III
CHAPITRE 8

LE TRÉSOR DU DRAGON

L’une des premières choses que j’aie remarquées chez Sam


Bankman-Fried, c’est qu’il était facile de lui voler quelque chose. En
ce petit matin de la fin du mois d’avril 2022, n’importe qui aurait pu
entrer dans sa hutte, et prendre ce qu’il voulait. La cabine de garde
située devant le siège mondial temporaire de FTX n’était pas
surveillée. La barrière du parking s’étendait sur moins de la moitié de
la route et constituait donc plus un projet d’obstacle qu’un obstacle
réel. La porte de la hutte 27, où travaillait Sam, n’était pas verrouillée
et le bureau de la réceptionniste était vide. Je ferais bientôt avec
Nishad Singh le même exercice d’autopsie que je ferais avec d’autres
personnes se trouvant au sommet de l’organigramme de leur
psychiatre : « Imaginez que nous soyons dans le futur et que votre
entreprise se soit effondrée : dites-moi comment cela s’est passé. »
« Quelqu’un a kidnappé Sam », a répondu immédiatement Nishad,
avant de raconter son cauchemar récurrent où l’attitude laxiste de Sam
à l’égard de sa sécurité personnelle conduit à la destruction de leur
empire. À ce moment-là, il aurait semblé raisonnable qu’il se
préoccupe davantage de ce problème que d’autres risques. Sam était
une personne riche, célèbre et facile à suivre, qui se déplaçait sans
garde du corps et possédait des milliards de dollars en cryptomonnaies
diverses, qui, bien qu’elles ne soient pas toutes utiles comme moyen
d’échange, constituaient une excellente rançon. « Les personnes qui
ont accès aux cryptomonnaies sont des cibles privilégiées pour les
enlèvements, a expliqué Nishad. Je ne comprends pas pourquoi cela
n’arrive pas plus souvent. »
La seule difficulté aurait été de savoir dans quelle hutte se trouvait
Sam. Le siège de FTX se composait désormais d’une douzaine de
petits bâtiments identiques d’un seul étage, peints en beige, avec des
toits en métal terne, couleur chocolat au lait. Les personnes chargées
de leur construction avaient commencé par abandonner toute idée de
décoration ou de charme quelconque. Extérieurement parlant, aucun de
ces bâtiments n’indiquait où pourrait se trouver une personne à
kidnapper. Bien sûr, à cette heure-ci, soit 7 heures du matin, cela
n’aurait peut-être pas eu d’importance, car il y avait très peu de
monde. Il y avait de fortes chances que Sam soit le seul être humain
sur place, tous bâtiments confondus, et le prédateur n’aurait donc eu
qu’à aller de hutte en hutte jusqu’à ce qu’il trouve sa proie. Sam aurait
été impuissant. Il n’était pas fait pour échapper à une menace
physique, ni même pour la remarquer.
Cependant, il n’était pas là lorsque je suis arrivé. Nishad l’était,
même s’il a à peine levé les yeux lorsque je me suis assis à côté de lui,
au bureau de Sam. La petite montagne d’objets qui recouvrait le
bureau est tombée sur le pouf qui se trouvait à côté. Pendant que
Nishad tapait sur le clavier, j’ai fait l’inventaire des objets :

– Un bidon géant de sel de Morton


– Une boîte d’iPhone avec un nouveau téléphone à l’intérieur
– Un billet d’un dollar froissé
– Quatre toupies à main
– Un jeu de cartes
– Un oreiller et une couverture
– Deux grandes boîtes en carton à moitié ouvertes et remplies de
maillots des Miami Heat
– Un cutter
– Un flacon ouvert de répulsif anti-moustiques non parfumé, dans
un sac en plastique scellé
– Quatre dossiers manille contenant des documents confidentiels
que Sam devait signer
– Un ouvre-porte de garage automatique Lift-Master
– Une deuxième boîte d’iPhone neuve avec le téléphone à l’intérieur
– Une médaille de commémoration, remise à Sam Bankman-Fried
par Francis Suarez, maire de la ville de Miami
– Une douzaine de boîtes carrées en plastique dont l’objet n’était pas
clair et sur lesquelles était inscrit le message : « FTX : Bienvenue dans
le nouveau monde des paiements ».
– Trois paires de baguettes
– Une carte d’accès à une chambre d’un hôtel Ritz-Carlton
– Un mini-ventilateur Gaiatop à main
– Un Rubik’s Cube anormal, dont tous les carrés étaient peints en
blanc

J’étais à peu près à la moitié de la pile quand Sam est apparu. J’ai eu
la brève sensation d’être pris en flagrant délit par un adolescent, au
moment où j’observais le chaos qu’il avait créé dans sa chambre. S’il
se demandait comment j’étais entré dans son bureau, ou pourquoi
j’étais en train de fouiller dans ses affaires, il ne l’a pas montré. Il y
avait du nouveau.
S’il y a bien une règle qui régissait la vie de Sam, c’est qu’elle ne
pouvait jamais l’ennuyer. « Il est comme Kanye, a dit un observateur
qui avait également passé du temps avec Kanye West. Où qu’il aille, ce
genre de bordel le suit. » Ce jour-là – le matin où je me suis pointé à
son bureau et où j’ai fait cet inventaire –, un sacré bordel était en
préparation. Elon Musk était en train d’acheter Twitter et Sam était au
téléphone avec l’un des conseillers de Musk, Igor Kurganov. Kurganov
était un ancien joueur de poker professionnel d’origine russe à qui
Musk avait confié la tâche, selon les sources, de céder plus de 5
milliards de dollars de sa fortune. Il se décrivait également comme un
altruiste efficace, ce qui rendait l’intrigue encore plus intéressante.
Sam et lui venaient de parler de la possibilité que Sam participe à
l’achat de Twitter. Il s’est avéré qu’il avait déjà investi 100 millions de
dollars dans des actions Twitter et qu’il fantasmait sur le fait de trouver
un moyen d’acheter le reste. La plupart d’entre elles avaient été
obtenues à 33 dollars l’unité, soit 21,20 dollars de moins que ce que
Musk venait de consentir à payer pour l’ensemble de l’entreprise.
Lorsqu’il s’agissait d’acheter quelque chose de nouveau, Sam
trouvait souvent utile d’en parler avec Ramnik et Nishad. Tous deux
étaient intelligents, du moins selon la définition de Sam. Tous deux
avaient également la curieuse capacité à ne pas être d’accord avec Sam
sans en faire toute une histoire, ou sans l’obliger à écouter ce qu’ils
voulaient dire. Après leur avoir parlé, Sam pouvait se dire qu’il avait
confirmé son jugement sans pour autant l’avoir fait. Il les a saisis tous
les deux et les a entraînés dans une hutte voisine, qui passait alors pour
une salle de réunion. Il n’y avait qu’une chaise et un canapé, sur lequel
Sam s’est allongé, pieds nus, une toupie à main sur la poitrine. Ramnik
et Nishad se sont assis par terre, les jambes croisées. Tous trois
portaient des pantacourts, et dans la pièce, pendant un moment, on
aurait dit qu’il était l’heure de la sieste pour une petite classe d’élèves
de CP agités. Mais Sam a pris la parole et expliqué ce dont il voulait
parler : Elon Musk avait véritablement l’intention d’acheter Twitter,
mais il ne voulait pas nécessairement tout payer lui-même. Il cherchait
des alliés pour prendre en charge une partie des 44 milliards de dollars
que cela allait lui coûter. « Ils nous veulent parmi eux. Mais nous
n’avons que trois heures pour les rejoindre. »
« Qu’est-ce que tu en retires ? », a demandé Nishad, d’un ton
raisonnable.
« Il y a des trucs à faire », a répondu Sam, avant de préciser que le
plus important était de bâtir une nouvelle alliance avec Elon Musk. La
cryptomonnaie vivait sur Twitter, et Musk était la plus bruyante des
voix sur le réseau social. D’un simple tweet, il pouvait déclencher une
ruée de traders en cryptomonnaies de Coinbase à FTX, ou l’inverse. Il
contrôlait également la plus grande fortune privée du monde et, en
employant Igor Kurganov, il manifestait sa volonté d’en consacrer une
partie aux mêmes causes que les altruistes efficaces.
« À combien penses-tu ? », a demandé Ramnik.
« Peut-être 1 milliard », a répondu Sam. Un regard inquiet a traversé
le visage de Ramnik, puis a disparu.
« Mais peut-être seulement 250 millions », a ajouté Sam. Une
somme dérisoire, en quelque sorte. Un simple supplément de 150
millions en plus des 100 millions de dollars d’actions Twitter qu’ils
possédaient déjà et ils pourraient intégrer l’opération.
« On peut parler à Elon ? a demandé Nishad. Est-ce que l’argent ira
vraiment à des trucs d’altruistes efficaces ? »
« C’est un mec bizarre », a dit Sam. Il fixait le plafond. Une main
tripotant sa toupie, et l’autre faisant tournoyer un tube de baume à
lèvres. Le mur derrière lui consistait en une grande baie vitrée.
À l’extérieur, un petit palmier blanc se pliait au vent qui soufflait. Au-
delà, sur un champ d’asphalte, plusieurs jeunes ingénieurs faisaient les
cent pas. « S’il veut uniquement de l’argent, il y a beaucoup de gens
qui peuvent lui en donner, a indiqué Sam. Il pourrait réunir toute la
somme en une semaine. Ce n’est pas le montant qui compte. Mais
plutôt qui a été sympa avec lui et qui ne l’a pas été. »
Assis par terre, Nishad avait l’air dubitatif. Ramnik, à côté de lui,
était plus difficile à lire.
« Cela nous permettra de mieux nous faire connaître », a poursuivi
Sam.
« Est-il vraiment utile de mieux nous faire connaître en ce
moment ? », a demandé Nishad.
Sam le pensait absolument. Twitter le fascinait. Il s’était révélé le
meilleur moyen pour une personne comme lui de communiquer avec le
public. Sur Twitter, tous les problèmes qu’il avait avec les gens, en
tête-à-tête, s’évaporaient. « Cette plateforme fait bouger les marchés
cinq fois plus que n’importe quelle autre, a-t-il rapporté. C’est une
marque très spécifique. »
« Serait-il impoli de dire 75 millions ? », a demandé Nishad.
« Twitter compte 230 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, a
ajouté Ramnik. Si tu arrives à ce que 80 millions d’entre eux paient,
disons, 5 dollars par mois, cela représenterait 400 millions de revenus
mensuels. » Ramnik faisait cela parfois. Il proposait des idées pour
étayer les arguments que Sam voulait avancer, même si Ramnik lui-
même aurait préféré que Sam ne les avance pas.
« Vous trouvez pas ça hilarant ? », a interrogé Nishad, interrompant
le nouveau train de pensée. « Elon nous traite comme un véhicule
d’investissement proxy. »
Ils ont continué à partager leur point de vue, mais très brièvement.
L’ensemble de la discussion n’a pas duré plus d’un quart d’heure. À un
moment donné, Sam a simplement décidé qu’ils avaient passé assez de
temps à échanger toutes les idées utiles sur le sujet, et a demandé aux
deux autres de voter.
« Non », a dit Nishad.
« Non, ou “oui” pour un montant très faible », a déclaré Ramnik.
Sur ce, la réunion s’est achevée. Ce que je n’avais pas réalisé – mais
que Nishad et Ramnik considéraient désormais comme une évidence –,
c’est que Sam pouvait encore remettre une grosse somme d’argent à
Elon Musk. Il était parfaitement capable de demander un vote et d’en
ignorer le résultat. Sans surprise, Sam a rapidement contacté la banque
Morgan Stanley, qui conseillait et facilitait le financement de l’achat
de Twitter par Musk, pour savoir s’ils étaient prêts à lui prêter 1
milliard de dollars pour investir dans Twitter et en acceptant ses
actions FTX comme garantie. Il a également envoyé un message à l’un
des conseillers financiers de Musk pour lui dire qu’il était prêt à
investir 5 milliards de dollars si Musk s’engager à transférer Twitter
sur une blockchain. Twitter, comme d’autres réseaux sociaux, était sur
une île sans aucune connexion avec les autres ; si vous les placiez sur
des blockchains, elles pourraient toutes être reliées entre elles. Après
que Musk a finalement refusé, Sam s’est désintéressé de la question et
a décidé de ne rien investir du tout. Six mois plus tard, il ne savait
même pas s’il possédait encore ses actions Twitter ou si elles avaient
été vendues à Elon Musk.
Personne n’avait une vue d’ensemble du puzzle financier que Sam
avait formé. Ramnik avait probablement la vision la plus claire de la
situation, mais même la sienne était partielle. En l’espace de trois ans,
Sam avait déployé environ 5 milliards de dollars dans un portefeuille
composé de 300 investissements distincts, ce qui correspond à une
nouvelle décision d’investissement tous les trois jours environ. Si Sam
n’a passé qu’une vingtaine de minutes à décider s’il allait placer 1
milliard de dollars dans Twitter, c’est parce qu’il n’avait que vingt
minutes à sa disposition. Beaucoup d’autres décisions d’investissement
l’attendaient. Il avait investi dans de nouveaux tokens, comme Solana,
et dans d’anciennes entreprises, comme la société d’investissement
d’Anthony Scaramucci, Sky-Bridge. Il avait acquis des entreprises
clairement en rapport avec FTX – une plateforme d’échange de
cryptomonnaies japonaise appelée Liquid, par exemple – et des
entreprises sans aucun lien évident avec les cryptomonnaies, comme le
studio créateur de Storybook Brawl. L’argent provenait presque
toujours, non pas de FTX, mais d’Alameda Research, que Ramnik et
tous les autres considéraient comme le fonds privé de Sam. Souvent,
Ramnik était intimement impliqué dans un achat, mais presque aussi
souvent, il n’apprenait ce que Sam avait fait qu’après coup. Son patron
avait investi 500 millions de dollars dans une start-up spécialisée dans
l’intelligence artificielle. Anthropic, apparemment sans avoir soumis
l’idée à qui que ce soit d’autre. « J’ai dit à Sam, après qu’il l’a fait :
“On sait que dalle de cette entreprise.” », a déclaré Ramnik. À peu près
au même moment où il se demandait s’il fallait injecter plus d’argent
dans Twitter, Sam remettait 450 millions de dollars à une ancienne
tradeuse de Jane Street, Lily Zhang, pour créer un second fonds de
trading quantique en crypto basé aux Bahamas, appelé Modulo
Capital. D’après ce que Ramnik a pu constater, Sam n’en a parlé à
personne jusqu’à ce qu’il le fasse. En mars de la même année, Sam
avait promis d’investir 5 milliards de dollars auprès d’un agent
hollywoodien devenu gestionnaire d’investissement, Michael Kives,
sans consulter Ramnik ou qui que ce soit. Il n’avait rencontré Kives
que quelques semaines avant de s’engager. Il ne savait rien de lui, pas
même comment prononcer son nom. Lorsqu’ils ont appris que Sam
était sur le point de confier 5 milliards à un parfait inconnu, Ramnik et
d’autres membres de FTX se sont inquiétés. Avec l’aide des avocats de
FTX, Ramnik et Nishad ont fait en sorte que les 5 milliards de dollars
deviennent 500 millions – ou du moins c’est ce qu’ils pensaient que
Sam avait accepté. Bien plus tard, Ramnik a appris que le PDG,
comme d’habitude, n’en avait fait qu’à sa tête et qu’il s’était engagé à
placer 3 milliards de dollars dans divers fonds d’investissement gérés
par Kives. « Sam fait trop facilement confiance aux gens, a reproché
Ramnik. Trop confiance, et trop rapidement. »
Une grande partie de ce qui était fait dans le monde de Sam l’était
sans les contrôles et les bilans habituels. Les autres avaient du mal à se
plaindre ouvertement. Les transactions semblaient ne concerner que
l’argent de Sam : pourquoi Sam ne pourrait-il pas en faire ce qu’il
veut ? Pourtant, il ne doit pas y avoir beaucoup d’autres cas, dans
l’histoire de l’humanité, de personnes de son âge jetant des dollars
dans de telles proportions, sans la supervision d’adultes ou les
contraintes habituelles de la vie en entreprise. Un conseil
d’administration, par exemple. « Il n’est pas certain que nous soyons
obligés d’avoir un véritable conseil d’administration, a expliqué Sam,
mais nous recevons des regards suspicieux si nous n’en avons pas,
alors nous avons un conseil composé de trois personnes. » Lorsqu’il
m’a dit cela, juste après la réunion Twitter, il a admis qu’il ne se
souvenait pas des noms des deux autres membres. « Je savais qui elles
étaient, il y a trois mois, a-t-il témoigné. Il se peut qu’elles aient
changé. La principale exigence de ce poste, c’est de ne pas avoir de
problème à docusigner des documents à trois heures du matin.
Docusigner des papiers est la responsabilité numéro un. » Ensuite, il y
a eu le coup du directeur financier. Au cours des dix-huit derniers
mois, les différentes sociétés de capital-risque que Sam avait autorisées
à investir dans FTX lui avaient dit qu’il devait embaucher quelqu’un
de mûr et sérieux pour occuper le poste de directeur financier de la
société. « Il existe une religion fonctionnelle autour du directeur
financier, a expliqué Sam. Je leur ai demandé : “Pourquoi est-ce que
j’en ai besoin ?” Certaines personnes sont incapables de formuler une
seule chose que le directeur financier est censé faire. Ils diraient
“suivre les dépenses” ou “faire des projections”. J’avais envie de leur
dire : Qu’est-ce que tu crois qu’je branle toute la journée ? Tu crois
qu’je sais pas combien d’argent on a ? »
Quand il était à Hong Kong, avec le Schisme encore en tête, Sam
avait brièvement envisagé qu’il pourrait être utile d’avoir quelques
personnes plus âgées autour de lui. « Nous avons essayé de travailler
avec des adultes, mais ils n’ont rien fait, a-t-il affirmé. Cela était vrai
pour tous les employés de plus de 45 ans. Elles ne faisaient que
s’inquiéter. Voici un exemple classique : quelqu’un qui flippe sa race
en découvrant les mesures de répression du gouvernement chinois
contre les cryptomonnaies à Hong Kong. Leur boulot consistait à
prendre des problèmes au sérieux, même ceux qui ne l’étaient
aucunement. Et ils n’étaient pas en mesure d’identifier les problèmes
graves. Ils étaient terrifiés par les régulateurs. Ou les impôts ! Pas
parce qu’on ne pourrait pas les payer, mais parce qu’on en paierait
trop, et que nous serions en déficit l’année suivante, alors même que
nous avions déjà payé nos impôts ! » Ce n’est pas que Sam ne
craignait pas une visite du fisc ou des régulateurs, ou que les Chinois
l’attrapent et le jettent en prison. Mais les chances que ces mauvaises
choses se produisent étaient faibles, et tout le temps passé à y penser
était gaspillé. « Il s’agissait d’une série aléatoire d’inquiétudes
complètement dissociées, dont la plupart étaient vraiment exagérées et
exprimées avec beaucoup de force, a présenté Sam. Le seul moyen de
les calmer, c’était de parler d’un nouveau problème qui le détournerait
des autres. »
La vérité, c’est que les gens d’âge mur le saoulaient. Tout ce qu’ils
faisaient, c’était le ralentir.

Quelques mois plus tard, vers la fin du mois de juillet 2022, j’ai
rencontré Sam sur le tarmac d’un aérodrome privé, en Californie du
Nord. J’étais venu de chez moi. Lui rentrait d’une brève retraite avec
les leaders de l’altruisme efficace où l’on avait discuté de la manière
de Sam de dépenser l’argent. Comme d’habitude, il était en retard.
Lorsqu’il est enfin arrivé, il a davantage dégringolé que marché hors
de l’arrière d’une voiture noire. Au lieu d’une valise, il portait ce qui
semblait être une petite pile de vieux linge. Lorsqu’il s’est approché,
j’ai vu qu’il s’agissait d’un costume bleu et d’une chemise boutonnée
Brooks Brothers. « C’est mon costume pour Washington, a-t-il dit,
presque en s’excusant. Normalement, je le laisse à Washington. » Six
heures plus tard, il devait dîner avec le leader de la minorité au Sénat,
Mitch McConnell, qu’il n’avait jamais rencontré. Il avait été informé
que McConnell serait offensé s’il arrivait en short. « McConnell se
soucie vraiment de ce que vous portez », a dit Sam en montant les
marches de l’avion privé et en déposant son costume sur un siège libre.
« En plus, vous devez l’appeler “Leader”. Ou “Leader McConnell” ou
“Monsieur Leader”. J’ai répété pour être sûr de ne pas me manquer.
D’autant plus qu’il est très tentant de dire “Cher Leader”. »
Je regardais la boule de vêtements. Les plis n’étaient pas nouveaux
et superficiels, mais plutôt profonds et marqués, réversibles seulement
avec du temps et des efforts. Je voyais mal comment ces vêtements
pourraient lui être utiles dans cette situation.
« Tu as une ceinture ? », lui ai-je demandé.
« Non, je n’en ai pas », a-t-il répondu, tout en plongeant la main
dans un panier d’en-cas végétaliens, en attrapant un sac de pop-corn et
en s’asseyant sur son siège.
« Des chaussures ? »
« Euh, non plus », a-t-il dit.
C’est comme s’il n’avait reçu qu’une seule instruction – « Apportez
un costume » – et qu’il l’avait prise littéralement. L’expéditeur avait
omis d’ajouter : « Assurez-vous qu’il est mettable et que vous avez
tout ce qu’il faut pour satisfaire le besoin de Mitch McConnell de voir
ses compagnons de table habillés de manière formelle. » Sam n’avait
donc pas pris la peine de réfléchir à ce qu’il fallait ajouter à un
costume pour qu’il soit porté avec classe. Il faisait souvent ce genre de
choses. Sept mois plus tôt, il avait témoigné sur la réglementation des
cryptomonnaies devant le Comité des services financiers de la
Chambre des représentants. Quelqu’un a pris un gros plan de ses pieds
sous la table : les lacets de ses nouvelles chaussures de ville étaient
encore emmaillotés et rassemblés sur le côté, comme ils le sont dans
une boîte. Quelqu’un avait dû lui tendre les chaussures en ajoutant,
sans aucune autre directive : « Tu devrais les mettre. »
Quoi qu’il en soit, ce détail vestimentaire distinguait les voyages de
Sam à Washington, de tous les autres voyages qu’il effectuait. Il ne
portait un costume que pour Washington : l’enjeu justifiait le sacrifice.
Au cours des dernières décennies, les lois aux États-Unis s’étaient
assouplies, de sorte que des personnes et même des entreprises ont pu
donner des sommes illimitées à des campagnes politiques et à des
super PAC, sans que le public américain ne puisse savoir exactement
ce qu’elles faisaient, ni pourquoi elles le faisaient. Ce qui a surpris
Sam, une fois qu’il a lui-même disposé de sommes d’argent illimitées,
c’est la lenteur avec laquelle les riches et les entreprises se sont
adaptés à leur nouvel environnement politique. Le gouvernement
américain exerçait une influence massive sur pratiquement tout ce qui
se passait sous le soleil et peut-être même sur certaines choses au-
dessus. Au cours d’un seul mandat de quatre ans, un président, en
collaboration avec le Congrès, décidait d’environ 15 000 milliards de
dollars de dépenses. Et pourtant, en 2016, la somme totale des frais de
tous les candidats en course pour la présidence et une place au Congrès
s’élevait à seulement 6,5 milliards de dollars. « Il semble qu’il n’y ait
pas assez d’argent en politique, a déclaré Sam. Les gens n’en font pas
suffisamment. Ce qui est étrange, c’est que Warren Buffett ne donne
pas deux milliards de dollars par an. »
Dans le monde politique américain, Sam était en train de créer un
nouveau puzzle financier : même après avoir investi des milliards dans
divers investissements en capital-risque, il était prêt à dépenser des
centaines de millions supplémentaires pour influencer les politiques
publiques. Plus tard, toutes ses actions seraient réinterprétées avec
davantage de cynisme qu’en temps réel, cependant, même en temps
réel, beaucoup de gens se posaient des questions à son sujet, et
beaucoup de ces questions n’étaient pas pertinentes. Ses dépenses
politiques étaient réparties de manière peu rigoureuse en trois seaux.
Le premier, le plus petit, correspondait à ses intérêts professionnels :
quelques millions de dollars donnés à des politiciens et à des groupes
d’intérêt prêts à faire pression pour une législation qui permettrait aux
Américains de trader sur FTX, à l’intérieur des États-Unis, exactement
comme les étrangers le faisaient à l’extérieur. Il a également été frappé
par une autre caractéristique étrange et insensée du monde des adultes,
dans lequel les États-Unis – qui étaient disposés à soumettre leurs
citoyens les plus pauvres et les plus vulnérables à des loteries d’État, à
des casinos et à d’autres jeux de hasard dans lesquels les chances de
gagner étaient très faibles – faisaient une exception pour les valeurs
mobilières, ou tout ce qui pouvait être considéré comme tel. Ainsi se
présentaient les règles de ce nouveau jeu, mais Sam avait décidé,
malgré quelques doutes quant à leur flexibilité, d’essayer de les
changer – plutôt que de suivre l’exemple des autres plateformes
d’échange de cryptomonnaies, c’est-à-dire simplement les ignorer.
Curieusement, l’argent qu’il donnait aux gens pour pouvoir en gagner
davantage était le plus facile à voir pour les autres. Tout cela pouvait,
sans trop de difficultés, être attribué à Sam, à FTX ou à des groupes
intéressés par les cryptomonnaies. Ce sont les deux autres seaux –
l’argent qui n’avait pas grand-chose à voir avec ses propres intérêts
financiers – qui étaient opaques. Ses tentatives pour changer les
choses, conformément à sa vision d’un nouveau monde, n’avaient
guère de liens avec son entreprise. Mais par souci d’efficacité, il avait
dû cacher ce qu’il faisait, de peur que d’autres ne supposent que le but
de ses dons était de façonner la législation des cryptomonnaies. Pour
certains esprits non déraisonnables, ce n’était pas un hasard si
« crypto » commençait par la même syllabe que « criminel ». « Le
problème, si tout cela était divulgué, c’est que tout le monde
supposerait qu’il s’agissait d’argent crypto », a-t-il expliqué. Selon
Sam, cet argent était plus difficile à distribuer qu’il n’aurait dû l’être.
Les politiciens et les groupes d’intérêt n’étaient pas toujours très fiers
de l’accepter, même s’ils ne comprenaient pas vraiment pourquoi. « Il
n’y a rien de concret ici, a ajouté Sam. Ils sont juste mal à l’aise. »
Leur malaise pouvait entraîner des résultats inattendus. « Un groupe
nous a dit : “Vous savez, nous apprécions vraiment ce que vous faites,
mais il ne serait pas bon pour moi d’accepter l’argent de FTX, et donc
je ne peux pas… par ailleurs, j’ai trouvé une autre source de
financement” L’autre source de financement était Gabe, mon frère. »

Dans l’esprit de Sam, son argent n’était pas de l’argent crypto. Il


s’agissait d’un argent altruiste efficace qu’il avait obtenu par le biais
des cryptomonnaies. En collaboration avec son frère, Sam a regardé le
monde et décidé que deux causes liées à l’altruisme efficace méritaient
davantage l’attention de son argent. Et qu’une grande partie des dons
devait se faire en douce.
Leur première initiative, qui n’avait aucune raison d’être discrète,
concernait la prévention d’une pandémie. Sur la liste des risques
existentiels pour l’humanité, les pandémies occupent une place à part.
Contrairement, par exemple, à une collision avec un astéroïde, la
menace semblait réelle et les hommes politiques pouvaient être
persuadés de la prendre au sérieux. À l’inverse du changement
climatique, que personne ou presque n’aborde sérieusement afin de
trouver une solution, même après la mort d’un million d’Américains à
cause d’un nouvel agent pathogène. Contrairement à la prévention
d’une guerre opposant l’humanité à l’intelligence artificielle il y avait
des mesures évidentes, bien que coûteuses, à prendre pour atténuer le
risque. Par exemple, quelqu’un se devait de mener le processus de
création d’un système mondial de prévision des maladies, un peu
comme le système de prévision météorologique. Sam estimait qu’il
faudrait 100 milliards de dollars, ce qui mettait un tel projet hors de
portée. « S’il était dix fois plus petit, je pourrais peut-être le faire moi-
même, a-t-il dit. Si FTX devient six fois plus grand que nous ne le
sommes aujourd’hui, nous devrons recalculer tout ça. » Il n’avait peut-
être pas l’argent nécessaire pour s’en charger, mais il en avait
suffisamment pour convaincre le gouvernement américain de le faire.
Ce sujet était la raison officielle, quoique peut-être pas la plus
importante, de son dîner avec Mitch McConnell : discuter d’une
initiative visant à allouer 10 milliards de dollars, pour répondre à la
pandémie, à une entité au sein du département de la Santé et des
services sociaux, appelée Biomedical Advanced Research and
Development Authority1. McConnell était un républicain et, en théorie,
hostile aux grosses dépenses gouvernementales. Mais Sam avait déjà
décidé que ces politiciens étaient des personnages bien plus complexes
que leur identité tribale ne le laissait supposer. « Il a survécu à la polio,
a expliqué Sam. Et nous pensons qu’il est intéressé. »
Insister auprès des élus pour qu’ils finissent par se pencher sur les
pandémies était la première phase de la stratégie de Sam. La deuxième
consistait à faire élire au Congrès de nouveaux guerriers
antipandémies. L’équipe politique de Sam avait compris, ou pensait
avoir compris, qu’il était beaucoup plus judicieux de dépenser de
l’argent lors des élections primaires que lors des générales. Les
électeurs peuvent être influencés dans le cadre des primaires, mais pas
vraiment pour les suivantes. Au cours des primaires, le pouvoir de
persuasion reposait en grande partie sur la reconnaissance d’un nom,
que l’on pouvait acheter à l’aide de publicités. Ils avaient également
déjà compris – ou pensaient avoir compris – qu’un million de dollars
investi dans une primaire serrée au Congrès leur donnait une chance
sur cinq de faire basculer le résultat en faveur de leur candidat. Le
problème est qu’ils n’avaient aucun moyen de déterminer à l’avance
lequel des cinq ils pourraient influencer. Ils ont donc adopté une
stratégie consistant à trouver le plus grand nombre possible de
candidats au Congrès qui soutiendraient les dépenses de prévention
pandémique, et à financer massivement leurs élections, tout en faisant
de leur mieux pour dissimuler que les fonds employés avaient quelque
chose à voir avec les cryptomonnaies.
Bien sûr, gagner une course sur cinq au Congrès signifiait en perdre
quatre autres. Le portefeuille politique de Sam ressemblait à son
portefeuille de capital-risque : à la recherche de récompenses folles, il
a pris ce qui, après coup, a semblé être des risques insensés. En très
peu de temps, son argent a financé certains des échecs les plus
spectaculaires de l’histoire de la manipulation politique.
Carrick Flynn, par exemple. Lorsque Sam est tombé sur lui, Carrick
Flynn était un nouveau venu en politique élective. Il était le prototype
de l’expert en politique à Washington, l’un des serviteurs sans visage,
en costume bleu, qui s’assoient le long du mur, derrière les personnes
les plus importantes et qui, de temps en temps, se lèvent pour leur
chuchoter quelque chose à l’oreille. Selon Sam, la caractéristique la
plus importante de Carrick Flynn était sa maîtrise totale de la
prévention des pandémies et son engagement dans ce domaine. Son
deuxième atout majeur était son appartenance à la tribu des altruistes
efficaces. On pouvait compter sur lui pour suivre les chiffres plutôt que
les sentiments. Comme par hasard, il venait de quitter Washington
pour s’installer dans un nouveau district de gauche, près de Portland,
dans l’Oregon. Un siège au Congrès semblait tellement à portée de
main que 15 autres candidats se sont finalement lancés dans la course.
Flynn a demandé à certains de ses collègues altruistes ce qu’ils
pensaient de sa candidature au Congrès. En tant que prétendant
politique, il avait d’évidentes faiblesses : en plus d’être un initié de
Washington, parachuté de nulle part, il était terrifié à l’idée de parler
en public et sensible à la critique. Il se décrivait comme « très
introverti ». Et pourtant, aucun des altruistes efficaces ne voyait de
bonne raison pour qu’il ne se lance pas dans l’aventure. Il a donc jeté
son chapeau dans l’arène. Quelque part sur la piste de l’altruisme
efficace, il avait rencontré Sam. Il pensait que cet investisseur pourrait
le soutenir, mais n’avait aucune idée de ce que cela signifiait.
L’écrivain Dave Weigel a décrit le moment où il l’a appris, dans
l’introduction d’un article paru dans le Washington Post :

« Nous regardions une vidéo YouTube, ensemble, un


tutoriel sur quelque chose », a déclaré Flynn, assis avec
sa femme, Kathryn Mecrow-Flynn, après un petit-
déjeuner à la Chambre de commerce des États-Unis, la
semaine précédente, au cours duquel lui et d’autres
candidats démocrates au Congrès ont assisté à une
présentation sur la criminalité dans les banlieues.
« Tout à coup, nous avons entendu une voix dire
“CARRICK FLYNN” », s’est souvenue Mecrow-Flynn.
« Et j’avais un verre d’eau à la main », a ajouté Flynn.
« Du Mountain Dew », a corrigé Mecrow-Flynn.
« Je dirais plutôt du Diet Mountain Dew », a rectifié
Flynn, plus confiant.

Quoi qu’il ait bu, Flynn, au son de son propre nom dans une
publicité politique payée, s’est renversé son verre sur lui-même.
C’était le premier coup de feu de l’équivalent politique du
débarquement de Normandie. L’équipe politique de Sam a retiré dix
millions de dollars sur le compte du PDG, qu’elle a placés dans des
bazookas publicitaires, avant de tirer à volonté sur la banlieue de
Portland. Cette petite primaire est devenue la plus chère de l’histoire
de l’Oregon. Elle est ensuite devenue la troisième primaire démocrate
la plus chère de tout le pays. La tentative de Sam de faire de Carrick
Flynn un membre du Congrès était davantage une agression sensorielle
pour les locaux qu’une campagne politique. « J’ai vraiment eu
l’impression d’être dans un épisode de Veep, a relaté Tess Seger, qui
menait la campagne d’un démocrate rival. Les journalistes chargés de
suivre les Trail Blazers2 se plaignaient littéralement du nombre de
publicités pour Carrick Flynn. Le pire, c’est que tout a été fait de
manière un peu maladroite. »
En politique, les conséquences de la naïveté ne sont pas prévisibles,
mais ce qui s’est ensuivi était plutôt logique. Les gens ont compris
d’où venait l’argent qui finançait toutes ces publicités au nom de
Flynn. Les huit autres démocrates, candidats à la primaire, se sont
réunis pour dénoncer leur concurrent. L’un d’entre eux l’a appelé
Monsieur « Financement louche ». « C’est un milliardaire des
Bahamas qui tente d’acheter une circonscription du Congrès dans
l’Oregon », a indiqué un autre. Et c’était bien le cas ! Sam essayait
d’acheter un siège au Congrès afin qu’il puisse enfin commencer à
s’attaquer à un risque existentiel pour l’humanité. Non seulement les
habitants de l’Oregon n’ont pas apprécié l’effort, mais beaucoup
d’entre eux ont commencé à détester Carrick Flynn. Et ce dernier
n’avait pas l’ADN de quelqu’un conçu pour ignorer les sentiments des
autres. Lors d’un débat, critiqué à foison par les autres candidats, il
s’est simplement retiré en plein milieu. Ses déclarations publiques ont
commencé à être perçues comme incohérentes et imprudentes, même
par ses bailleurs de fonds. « Il a été très blessé lorsque les gens ont dit
des choses méchantes à son sujet, a expliqué Sam. Il a insulté les
chouettes à un moment donné, sans se rendre compte qu’il y a une
grande circonscription de chouettes dans l’Oregon3. »
Au final, le 17 mai 2022, Carrick Flynn a obtenu 19 % du vote
populaire et a terminé à une place respectable, mais distante, derrière
Andrea Salinas, qui a remporté le scrutin avec 37 % des voix. Pour
chaque voix gagnée par Carrick Flynn, Sam a dépensé un peu moins
de 1 000 dollars. Mais cela ne le dérangeait pas tant que ça. Il avait
appris une leçon : il y a des candidats politiques qu’aucune somme
d’argent ne peut faire élire. « Il y a des limites à ce que l’argent peut
acheter », a formulé Sam.
Quoi qu’il en soit, pour Sam, l’argent qu’il avait dépensé pour
Carrick Flynn n’était qu’une goutte d’eau dans son deuxième seau.
D’autres courses au Congrès avaient mieux fonctionné. Il disposait
également d’un autre seau, encore plus prometteur, destiné aux
dépenses politiques et dont la gestion était encore plus difficile à
comprendre que celle des deux premiers. Pour que les électeurs ne
sachent pas d’où vient l’argent, ce seau serait largement contrôlé par
Mitch McConnell, ou par des amis de Mitch McConnell. Pour que le
déguisement soit légal, Sam et McConnell ne parleraient pas de
l’utilisation du seau. Mais celui-ci était en fait l’objectif sous-entendu
du dîner auquel Sam se rendait, car en McConnell, Sam avait trouvé
quelqu’un qui s’intéressait autant que lui à une autre menace
existentielle pour l’humanité : Donald Trump. L’assaut de Trump
contre le gouvernement et l’intégrité des élections américaines étaient
à inscrire, selon la façon de penser de Sam, sur la même liste que les
pandémies, l’intelligence artificielle et le changement climatique. Dans
tout le pays, les primaires républicaines étaient émaillées de candidats
prêts à se comporter comme si l’élection présidentielle avait été volée
à Trump. Ils étaient confrontés à des candidats contraints de supporter
l’idée dans leurs discours. Les collaborateurs de McConnell avaient
déjà compris qui était qui, et McConnell avait l’intention de faire
échouer les premiers. « Il a déjà fait le travail », a dit Sam. Le travail,
a-t-il ajouté, consistait à distinguer « les personnes qui essaient
réellement de gouverner de celles qui veulent nuire au
gouvernement. »
À ce moment-là, Sam prévoyait de donner 15 à 30 millions de
dollars à McConnell pour qu’il batte les candidats les plus trumpistes
dans la course au Sénat américain. Il m’a également expliqué, au
moment où l’avion descendait sur Washington, qu’il étudiait s’il était
légal de payer Donald Trump pour qu’il ne se présente pas à l’élection
présidentielle. Son équipe avait, d’une manière ou d’une autre, créé un
accès aux activités de Trump et était revenue avec la nouvelle, pas
vraiment bouleversante, que ce candidat pouvait bien avoir son prix : 5
milliards de dollars. C’est du moins ce que Sam a appris de son équipe.
Il était intéressant, surtout avec le recul, de constater à quel point
l’esprit de Sam était adapté à comprendre Donald Trump. À ce
moment-là, son équipe utilisait sa mystérieuse ligne de communication
avec le camp Trump pour faire germer une idée dans l’esprit de ce
dernier. Dans le Missouri, un trumpiste enragé du nom d’Eric Greitens
était dans ce qui semblait être une course serrée avec un trumpiste
moins enthousiaste du nom d’Eric Schmitt. Schmitt voulait gouverner,
Greitens voulait démolir. Trump ne s’était pas encore prononcé sur la
course électorale, et l’on craignait que son soutien ne fasse basculer
l’élection en faveur de Greitens. L’équipe de Sam avait eu une idée
qui, selon lui, était en train de faire son chemin jusqu’à Trump lui-
même. L’idée était de le persuader de dire : « Je soutiens Eric ! », sans
préciser de quel Eric il s’agissait. Après tout, Trump ne se souciait pas
vraiment de savoir qui gagnerait. Tout ce qui lui importait, c’était de
montrer qu’il avait soutenu le vainqueur. S’il affirmait soutenir Eric, la
victoire d’Eric, quel qu’il soit, lui serait créditée. « Je soutiens Eric ! »
attirerait encore plus l’attention sur Trump qu’un soutien plus
spécifique, et l’attention était, en fin de compte, tout ce qui importait
au futur président. « C’est du Trump tout craché, a accusé Sam. Cela
deviendrait un mème sur Internet. »
En disant cela, il a soudainement jeté une poignée de pop-corn dans
sa bouche, comme s’il essayait maladroitement de réussir un double
pas au basket. Son adresse aux tirs était d’environ 60 % et le pop-corn
volait de partout. Il n’avait pas réussi à attraper un plat de noix
chaudes passé à toute vitesse devant lui, au moment du décollage, et
elles aussi étaient éparpillées autour de lui. En mettant mentalement de
l’ordre dans le monde politique, il avait créé davantage de chaos dans
l’espace qu’il habitait. Finalement, nous avons atterri et il a foncé
jusqu’au lieu de son dîner, laissant derrière lui le désordre que
quelqu’un d’autre nettoierait.

Nous avions convenu de nous retrouver le lendemain matin dans


une maison de la ville, située à l’arrière du Capitole, qui servait de
siège à Guarding Against Pandemics4, l’organisation que Sam finançait
et que Gabe dirigeait. Une fois de plus, il était en retard. Une fois de
plus, il a dégringolé de l’arrière d’une voiture, cette fois-ci un taxi
ordinaire. Une fois de plus, il tenait dans ses mains un costume en
boule, mais cette fois-ci, alors qu’il sortait de la voiture, une chaussure
de ville marron est tombée de la pile qu’il tenait dans ses mains et s’est
retrouvée sur la route. Alors qu’il s’apprêtait à la saisir, l’autre
chaussure est tombée, puis s’est fait écraser par le taxi. C’est alors que
j’ai remarqué le changement de la couleur du costume : quelqu’un
avait pris le costume froissé qu’il portait en arrivant et l’avait remplacé
par un autre, repassé, réduit maintenant à l’état de linge sale. J’ai
regardé Sam entrer dans la maison vide, ouvrir un placard et, sans
même jeter un coup d’œil à la rangée de cintres vides, jeter la boule de
vêtements au sol. Nous avons ensuite conduit ensemble jusqu’à
l’aéroport et sommes rentrés aux Bahamas.
Deux jours plus tard, Trump a annoncé, dans un message sur Truth
Social5, qu’il prévoyait de nommer son choix dans la course au Sénat
dans le Missouri. Il a ensuite publié une autre déclaration : « ERIC a
mon soutien total et entier6 ! » Le soleil se couchait sur la station
balnéaire d’Albany lorsque les altruistes efficaces se sont réunis pour
discuter de la manière dont ils pourraient donner leur argent. Tels des
gens riches habillés pour une occasion formelle, les bâtiments
entourant le port de plaisance resplendissaient davantage au moment
du crépuscule. Quelques heures plus tôt, sous le soleil de midi, ils
n’étaient que sept monstres de béton d’un blanc aveuglant, à peine
distinguables les uns des autres. Ce n’est qu’après le coucher du soleil,
lorsqu’ils étaient éclairés de façon anormale, que leurs noms prenaient
tous leur sens. La façade d’un bâtiment nommé Alvéole est devenue
un empilement d’hexagones de cire. Celui appelé Cube s’est révélé
être un enchevêtrement de rectangles d’une irrégularité séduisante.
« Orchidée » – le bâtiment le plus proche de l’océan, celui qui offrait
la plus belle vue – était plus subtil. Il ne ressemblait en rien à une
orchidée, quelle que soit la lumière, mais son extérieur était enveloppé
d’une gaine d’aluminium dont le motif était censé rappeler la fleur
tropicale – de la même manière que l’extérieur du nouveau siège de
FTX était supposé évoquer l’afro juive de Sam. La nuit, son penthouse
était éclairé en violet, ce qui lui donnait un air glamour et suscitait
l’envie, même chez ceux qui avaient l’habitude d’être enviés. C’est là
que vivaient les altruistes efficaces, du moins jusqu’à ce que Caroline
mette Sam à la porte. Gary, Nishad, Caroline et le meilleur ami de Sam
à l’université, Adam Yedidia, dormaient tous dans des chambres plus
ou moins identiques, avec leurs partenaires de vie, à l’exception de
Caroline.
L’intérieur du penthouse d’Orchidée contenait encore plus
d’équipement impressionnant, si vous êtes le genre de personne à se
laisser impressionner par des équipements. Plus de 1 000 mètres carrés
de sols en marbre avaient été aménagés avec suffisamment de luxe
pour persuader toute personne riche ordinaire, vivant à l’intérieur, que
le sacrifice qu’elle avait fait pour acquérir un tel luxe en valait
certainement la peine. Le problème, c’est que les riches qui s’y
trouvaient n’étaient pas ordinaires. Les altruistes efficaces avaient déjà
ruiné la moitié de la splendeur. L’un des murs était désormais masqué
par une rangée d’écrans dont les câbles serpentaient sur le marbre
comme des lianes tropicales. Une étagère bon marché de type Ikea
gémissait sous le poids des jeux de société préférés des altruistes
efficaces : Galaxy Trucker, Wingspan, 7 Wonders, et plusieurs jeux
d’échecs. Les meubles du salon avaient été abandonnés au profit d’un
énorme écran de jeu vidéo. Outre le bric-à-brac d’objets de cristal et
d’argent qui avaient, de toute évidence, été livrés avec le bâtiment, les
occupants avaient déposé, sans aucune raison, un vieux tas d’objets
hétéroclites qu’ils n’avaient pas eu l’énergie de balancer : des livres
que leurs auteurs avaient offerts à Sam et qu’il n’avait jamais lus, un
ballon de football américain que Shaquille O’Neal avait signé et lui
avait cédé, des accessoires et articles pour supporters envoyés par
différentes ligues de sport professionnel. En fait, ils avaient transformé
un immeuble à 30 millions de dollars en un asile de nuit. De leur
balcon enveloppant le sixième étage, ils avaient une vue à couper le
souffle, mais n’y jetaient que rarement un coup d’œil. Juste au-dessous
se trouvait une plage semi-privée, si proche que, depuis leur balcon,
Tom Brady aurait pu lancer un ballon à Shaq. Un an après le début de
sa nouvelle vie aux Bahamas, Nishad Singh n’avait mis les pieds sur
cette plage qu’une seule fois, et encore, à l’occasion de la visite de
proches. C’était une fois de plus que Sam, et probablement que Gary.
Caroline est apparue avec un verre de vin, ce qui, ici, était considéré
comme un acte hédonique, et la réunion a commencé. Représentant la
division FTX chargée d’engrenger des bénéfices, Caroline, Sam, Gary
et Nishad étaient présets, en plus de quatre employés issus de la
branche philanthropique de FTX. Tous partageaient la même habitude
que leur employeur, c’est-à-dire la capacité à transformer des calculs
de valeur attendue en décisions professionnelles et personnelles, et les
résultats de leurs calculs intérieurs étaient tout aussi surprenants les
uns que les autres. En 2020, Avital Balwit avait obtenu une bourse
Rhodes qu’elle avait refusée, d’abord pour diriger la campagne de
Carrick Flynn, puis pour distribuer l’argent de FTX. Leopold
Aschenbrenner, qui était entré à l’université de Columbia à l’âge de 15
ans et avait obtenu son diplôme quatre ans plus tard en tant que major
de sa promotion, venait de refuser une place à la faculté de droit de
Yale afin de travailler pour cette nouvelle branche philanthropique.
Leur patron, un ancien philosophe d’Oxford nommé Nick Beckstead,
était également présent, ainsi que leur gourou spirituel, Will
MacAskill – qui était bien sûr, d’une certaine manière, responsable de
la présence de tout le monde, y compris de Sam.
Depuis l’automne 2012, c’est-à-dire le premier jour où MacAskill
avait vendu à Sam l’idée de gagner pour donner, l’altruisme efficace
en tant que mouvement, avait manifestement changé. Il était devenu
beaucoup plus intéressé à l’idée de sauver la vie des êtres humains qui
n’étaient pas encore nés, plutôt que celle des vivants. Début 2020, le
cofondateur du mouvement, Toby Ord, a publié un livre, Th Precipice,
dans lequel il expose ce qu’il pensait (et ce que tout le monde dans le
penthouse pensait) depuis déjà un certain temps. Il y propose des
estimations approximatives de la probabilité de divers risques
existentiels pour l’humanité. Il estime, par exemple, la probabilité
d’une explosion stellaire à une sur 1 milliard ; celle d’une collision
avec un astéroïde à une sur 1 million. Les risques créés par l’Homme,
comme les bombes nucléaires et le changement climatique, ont 1
chance sur 1 000 d’anéantir l’ensemble de l’espèce. Un agent
pathogène né de la main de l’Homme – par opposition à une maladie
d’origine naturelle – a 1 chance sur 30. La menace la plus plausible
pour l’humanité, selon Ord, est l’intelligence artificielle devenue
incontrôlable. Il estime la possibilité que l’IA mette fin à la vie telle
que nous la connaissons à une sur dix. « Si cela se produit, nous serons
tous anéantis, a expliqué Sam. Alors qu’avec le risque biologique,
même si la situation est au plus mal, un virus n’aura pas l’intelligence
nécessaire pour éliminer les plus robustes comme le ferait l’IA. »
L’un des contre-arguments à ce type de calculs veut qu’il s’agisse
d’une sorte de science-fiction gonzo. Personne ne connaît réellement
les probabilités de l’un ou l’autre de ces événements, et votre volonté
d’inventer des chiffres devrait vous rendre moins crédible, et non pas
plus, sur le sujet. Et pourtant… il est clair qu’il existe une chance que
toutes ces choses terribles se produisent. Et s’il existe une chance,
comment ne pouvez-vous pas essayer de mieux comprendre l’ampleur
de cette chance ? Vous êtes libre d’ergoter sur les cotes. Une fois que
vous aurez pris part à une telle argumentation, il vous sera difficile
d’échapper à une certaine logique : la valeur attendue de la réduction,
même minime, d’une probabilité de menace existentielle pour tous les
êtres humains futurs est bien supérieure à la valeur attendue de tout ce
que vous pourriez faire pour sauver la vie des personnes qui se
trouvent actuellement sur cette Terre. « L’argument principal, c’était :
“Vous savez, l’avenir est vaste”, a déclaré Sam. On peut essayer de le
chiffrer, mais il est évident que tout ce qui s’y rattache aura un effet
multiplicateur tout aussi vaste. »
Un jour, un historien de l’altruisme efficace s’émerveillera de la
facilité avec laquelle le mouvement a évolué, tournant le dos à des
personnes vivantes, sans effusion de sang ni même, vraiment, sans
beaucoup de cris. Vous pourriez penser que les personnes qui avaient
sacrifié leur gloire et leur fortune pour sauver des enfants pauvres en
Afrique se rebelleraient à l’idée de passer d’une protection de ces
maleureux à celle d’enfants pas encore nés, d’une autre galaxie. Mais
non, ils ne l’ont pas fait, ce qui en dit long sur le rôle des sentiments
humains ordinaires dans le mouvement. Ce n’était pas important. Ce
qui comptait, c’étaient les calculs. L’altruisme efficace n’a jamais reçu
ses récompenses émotionnelles des cérémonies qui ont récompensé les
mouvements philanthropiques ordinaires. Elle a toujours été alimentée
par un désir glacial, en quête de la manière la plus logique de mener
une bonne vie.
En tout état de cause, les personnes assises dans le salon de Sam, et
qui se demandaient comment utiliser son argent, ne parlaient pas
d’acheter des moustiquaires pour les enfants d’Afrique, afin de
prévenir la malaria. Ils cherchaient des moyens astucieux de réduire les
risques existentiels. Les sommes qu’ils pouvaient distribuer étaient sur
le point d’augmenter de façon spectaculaire – c’est du moins ce qu’ils
imaginaient tous. Après avoir fourni 30 millions de dollars en 2021, ils
étaient en passe d’en distribuer 300 millions en 2022, puis 1 milliard
en 2023. Comme Nishad me l’avait dit peu de temps auparavant :
« Nous allons enfin arrêter de parler de faire le bien et commencer à le
faire. »
La liste des choses qu’ils venaient d’accomplie ou qu’ils
s’apprêtaient à faire était… eh bien, de toute façon, elle ne serait
bientôt plus du tout pertinente. Mais en y repensant, elle avait son
intérêt, quoique pour d’autres raisons. Ils ont parlé pendant un certain
temps des propositions qu’ils avaient reçues et qu’ils pourraient
financer. Par exemple, un économiste de Stanford espérait créer une
nouvelle université axée exclusivement sur l’intelligence artificielle et
la biotechnologie, et recruter dans sa population étudiante des jeunes
issus de familles à revenus faibles ou moyens, originaires de pays en
développement. Un ingénieur d’un groupe de réflexion spécialisé dans
le risque catastrophique voulait lancer un satellite de communication
qui servirait de canal de secours aux services d’urgence, en cas de
panne du 911. Une société appelée Apollo Academic Surveys, financée
par FTX, avait créé un mécanisme permettant de déterminer
rapidement le consensus d’experts sur n’importe quel sujet.
Curieusement, seule l’économie utilisait un tel outil. La première
question qu’ils lui ont posée concernait la probabilité que la Terre soit
détruite par un astéroïde. Il s’est avéré que cela était peu envisageable.
« Une chose de moins à craindre », a dit Avital.
Cela ne faisait qu’un an qu’ils travaillaient dans le domaine de la
philanthropie et on leur avait déjà proposé près de 2 000 projets de ce
type. Ils distribuaient de l’argent, mais ont fini par conclure que la
philanthropie conventionnelle était plutôt quelque chose de stupide. Le
simple fait de traiter les demandes entrantes – dont ils ne savaient
même pas comment évaluer la plupart – nécessiterait une équipe
nombreuse et beaucoup de dépenses. Une grande partie de leur argent
finirait dans les poches de fonctionnaires. C’est pourquoi ils avaient
récemment adopté une nouvelle approche : au lieu de donner eux-
mêmes de l’argent, ils parcouraient le monde à la recherche d’experts
susceptibles d’avoir de meilleures idées, qui permettraient de donner
l’argent de Sam plus efficacement. Au cours des six derniers mois, 100
personnes ayant une connaissance approfondie de la prévention des
pandémies et de l’intelligence artificielle ont reçu un e-mail de FTX
qui disait, en bref : « Hé, salut, vous ne nous connaissez pas, mais
voici 1 million de dollars, sans aucune condition. Votre mission
consiste à le distribuer le plus efficacement possible. » La Fondation
FTX, créée au début de l’année 2021, suivrait ce que ces personnes
faisaient de leur million, mais uniquement pour déterminer s’il fallait
leur en donner encore plus. « Nous essayons de ne pas porter de
jugement, une fois qu’ils ont l’argent, a précisé Sam. Mais peut-être
qu’on ne leur en donnera pas plus. » L’espoir était, d’une part, que ces
personnes sur le terrain sauraient mieux que quiconque quoi faire de
l’argent et, d’autre part, que certaines aient le génie de donner l’argent.
« On voulait essayer de faire sauter toutes leurs hésitations, a dit Sam.
La source de l’inaction. »
Les altruistes efficaces ont terminé leur première réunion à minuit,
puis sont revenus le lendemain soir et ont discuté jusqu’à une heure du
matin. Nishad et Sam ont parlé un peu, Caroline sirotait du vin et
parlait encore moins, tandis que Gary n’a rien dit du tout. Ils agissaient
rapidement, comme le faisait toujours Sam. « Si l’on gaspille un quart
de l’argent, c’est super triste, a-t-il déclaré à un moment donné, mais si
cela permet de tripler l’efficacité du reste, c’est une victoire. »
Encore un autre jeu. Le but, pour lui, Nishad, Gary et Caroline, était
de générer des centaines de milliards de dollars et de les utiliser pour
réduire la probabilité que l’expérience humaine prenne fin. Comme
tous les jeux que Sam aimait, celui-ci se jouait avec une horloge. Il
avait, Dieu seul sait comment, décidé qu’il existait peu de chances que
lui, ou même la plupart des gens, fassent quelque chose d’important
après l’âge de 40 ans environ. Telle était la raison pour laquelle il ne
dormait pas, ne faisait pas de sport, ne mangeait pas correctement et
préférait toujours l’action à l’inaction. Il devait agir vite. Il n’associait
pas beaucoup de valeur attendue aux années plus tardives de sa vie.
Pour faire leur travail et sauver l’espèce, il estimait qu’il leur restait
dix ou quinze ans.
La réalité ? Il leur restait cinq semaines.

Durant les derniers jours d’octobre 2022, vous auriez pu saccager


les huttes du coin jusqu’à être à bout de souffle, sans avoir la moindre
impression de déranger quelqu’un. En traversant les hectares
d’asphalte en direction de la hutte numéro 27, je suis tombé sur
Ramnik et sa femme, Mallika Chawla. Alors que le cours du bitcoin
était en chute libre, l’humeur de Ramnik atteignait chaque jour de
nouveaux sommets. En utilisant l’argent de Sam – ou ce qu’il croyait
être l’argent de Sam –, il jouait un rôle nouveau et curieux dans le
monde de la crypto. Entre le début du boom de 2017 et le mois de juin
2022, les cryptomonnaies avaient recréé les mêmes institutions que la
finance traditionnelle, sans les règles et réglementations, ni les
protections aux investisseurs qui existent dans la finance traditionnelle.
Elles avaient leurs propres courtiers. Elles possédaient également leurs
propres banques et pseudo-banques qui versaient des intérêts en crypto
sur des dépôts en crypto, mais sans offrir d’assurance sur ces dépôts.
Les banques prêtaient de nouveau cet argent, à des taux d’intérêt plus
élevés, à des fonds spéculatifs en cryptomonnaies, sans que personne
n’ait vraiment la moindre idée de ce que ces derniers faisaient avec cet
argent. Il y avait des plateformes d’échange qui ne se contentaient pas
de faciliter les échanges de cryptomonnaies, mais qui stockaient
également l’argent de leurs clients, sans qu’aucune autorité de
régulation n’accorde beaucoup d’attention à la manière dont elles
procédaient. Elles disposaient même de l’équivalent du dollar
américain, sous la forme de stable coins. Il s’agissait de monnaies
numériques sur une blockchain, comme le bitcoin, mais, contrairement
à ce dernier, elles étaient adossées à de véritables dollars. Pour chaque
valeur dollarisée d’un stable coin, il devait y avoir 1 dollar détenu
quelque part, dans une véritable banque assurée par la Federal Deposit
Insurance Corporation. Mais là encore, il n’y avait aucune preuve de
l’existence de ces dollars.
L’ensemble de l’édifice reposait sur une confiance extraordinaire.
À la fin du mois d’octobre, cette confiance a disparu et les
cryptomonnaies se sont retrouvées dans une version moderne d’une
bonne crise financière à l’ancienne. À la fin juin, le deuxième plus
grand fonds spéculatif après Alameda Research, Three Arrows Capital,
avait explosé. Les banques et pseudo-banques avaient subi une série de
fuites financières trop importantes et s’étaient effondrées.
Contrairement à une crise classique, il n’y a pas eu de gouvernement
pour intervenir et calmer tout le monde. La crise financière de 2008 ne
s’était apaisée que lorsque les gouvernements avaient accepté de
renflouer les banques. La crise des cryptomonnaies de 2022 ne
disposait pas de ce mécanisme. Au lieu d’un gouvernement, le monde
de la cryptomonnaie avait Sam. Ou plutôt, Ramnik, qui s’affairait à
évaluer quelles étaient les entreprises crypto en faillite à sauver et
celles à laisser mourir. Sam n’avait jamais été aussi important et, par
association, il en allait de même pour Ramnik. « C’est le reflet d’un
effondrement de la confiance, a affirmé un proche de l’entreprise.
Maintenant, il ne reste plus que la confiance en Sam. »
Faire confiance à Sam, c’était faire confiance à Ramnik, qui mettait
alors la dernière main à l’achat de deux banques cryptofriendly en
faillite, Voyager Digital et BlockFi. À leur apogée, elles avaient été
évaluées, ensemble, à environ 7 milliards de dollars. En ce jour,
Ramnik procédait à leur acquisition pour un montant ne dépassant pas
200 millions de dollars. Une somme dérisoire, en quelque sorte.
Ou du moins, c’est ce qui semblait. Ramnik avait récemment
demandé à Sam quel était le montant disponible pour d’éventuelles
acquisitions, et Sam lui a répondu : « Reviens me parler quand tu
arrives à 1 milliard. » Deux ans plus tôt, Ramnik n’était qu’un homme
qui espérait pouvoir se rendre à pied à son travail le matin. Il était
désormais le bras droit du J. P. Morgan de la crypto. En présence de sa
femme, il rayonnait de plaisir et de gloire.
« Ce que je ne comprends pas, c’est comment il sait faire tout ça »,
ai-je dit à sa femme, au moment où nous entrions dans la hutte numéro
27.
« N’est-ce pas ? a-t-elle dit avec éclat. « Je le lui demande tout le
temps. “Comment est-ce que tu fais pour savoir tout ça ?” Il le sait,
c’est tout. »
CHAPITRE 9

LA GRANDE DISPARITION

Je ne suis parti qu’une semaine environ. Lorsque je suis revenu,


Ramnik, ainsi que la quasi-totalité de l’organigramme de l’entreprise,
avait fui l’île. Un pourcentage significatif de la flotte automobile de
l’entreprise avait été abandonné, les clés encore à l’intérieur, sur le
terrain de l’aéroport des Bahamas. La scène était étrange : les
employés, en pleine panique, de FTX et d’Alameda Research luttaient
pour échapper à une marée de touristes inconscients en tongs et
chemises à fleurs. Lorsqu’ils se croisaient dans le terminal, les écrans
géants de l’aéroport, au-dessus de leurs têtes, diffusaient le message
suivant : « Des cryptomonnaies gratuites, à tout moment et en tout
lieu. Téléchargez l’appli FTX. » Le jour de mon atterrissage, le
vendredi 11 novembre, les panneaux sur les murs de l’aéroport
annonçaient encore joyeusement les possibilités qu’offraient les
cryptomonnaies, même si à 4 heures 30, ce matin-là, Sam avait
docusigné les documents officialisant le dépôt de bilan de FTX aux
États-Unis.
C’est en fin d’après-midi que Natalie est venue me chercher à
l’aéroport, dans l’une des rares voitures que les créanciers locaux
n’avaient pas retrouvées et saisies. La veille, elle avait démissionné de
son poste de responsable des relations publiques et de gestionnaire de
la vie de Sam. Elle prévoyait de partir le lendemain matin, sans la
plupart de ses biens ni une idée précise de ce qui s’était passé. Elle
savait ce que tout le monde savait désormais : au moins 8 milliards de
dollars appartenant à des traders de cryptomonnaies, et censés être en
sécurité chez FTX, s’étaient retrouvés chez Alameda Research. Ce
qu’il était advenu de ces 8 milliards de dollars n’était pas tout à fait
clair, mais une chose était sûre… ça ne sentait pas bon. Natalie avait
pleuré en apprenant, comme elle l’a dit, que « FTX était une bombe à
retardement. Alameda pouvait prendre tous les risques qu’elle
voulait. » Comme la plupart des employés de FTX, elle avait gardé son
argent sur la plateforme d’échange. Mais à cet instant, tout avait
disparu. Comme la plupart des employés de FTX, elle avait eu
l’impression de vivre un rêve. Malheureusement, le rêve devenait flou
et il fallait fournir un sacré effort pour s’en souvenir. Est-il possible
qu’elle ait vraiment été la voisine de Vince Carter ?
Entre le dimanche et le mercredi, le cercle restreint des altruistes
efficaces s’était retranché dans les quartiers de Sam, essayant de
sauver l’entreprise, et échouant. Natalie n’avait plus qu’une vague idée
de leurs déplacements et de leurs états d’esprit. Le mercredi, George
Lerner avait déterminé que Nishad risquait de se suicider et avait pris
des dispositions pour qu’il soit escorté hors du pays, jusqu’à ses
parents, à San Francisco. Lorsque la société a déposé le bilan, Caroline
voyageait en Asie, où elle était d’une humeur assez étrange. Son
psychiatre et d’autres personnes à qui elle avait parlé l’ont trouvée à
mi-chemin entre le soulagement et le bonheur. La rumeur disait qu’elle
était sur le point de retourner chez ses parents, dans la région de
Boston. Gary était toujours aussi silencieux et impossible à lire, mais il
était apparemment toujours là. Quant à Sam… eh bien, Natalie ne
savait pas ce que Sam ressentait, ni même où il se trouvait. Suivre
Sam, de toute façon, n’était plus son boulot.
La route qui menait de l’aéroport à la station balnéaire d’Albany
passait devant les bureaux de FTX. Natalie n’était pas rassurée par le
fait que j’essaie d’y entrer. Elle craignait qu’on y trouve les personnes
qui reprenaient possession des voitures de la société. Néanmoins, à
mesure que nous approchions, nous avons ralenti. La cabine du garde
était vide. La barrière était baissée, mais bloquait toujours aussi peu la
route. Il n’y avait aucun signe de vie sur le champ d’asphalte ; les
voitures avaient disparu ; les huttes semblaient entièrement
abandonnées. Puis, à l’autre bout du terrain, une silhouette faisant le
tour d’une hutte nous est apparue plus clairement. C’était Sam, tout
seul, vêtu d’un t-shirt rouge vif et d’un short. En train de tourner en
rond autour de son ancien empire. Même à distance, on pouvait
deviner qu’il avait besoin d’une douche et d’un rasoir. Il s’est approché
puis est monté en voiture, comme s’il nous attendait. Il avait besoin
d’être raccompagné, ce qui soulevait bien sûr la question de savoir
comment et pourquoi il s’était retrouvé là.
« Vous savez ce qui est bizarre avec le recul ? a-t-il dit, alors que
nous quittions le bureau. Samedi… Samedi, tout était normal. »

J’ai fait de mon mieux pour reconstituer ce qui s’était déroulé les
semaines précédentes, avant de reconsidérer l’ensemble des
événements. Il y avait eu un nouvel accrochage entre Sam et CZ qui,
au moment où il s’était produit, n’avait pas semblé très important. Fin
octobre, Sam s’était envolé pour le Moyen-Orient afin de collecter des
fonds et, dans la foulée, de trouver une deuxième maison, dans
l’hémisphère oriental, pour FTX. Le soir du 24 octobre 2022, il était
tombé sur CZ au milieu d’une conférence à Riyad. C’était la première
fois, depuis près de trois ans, qu’ils se retrouvaient dans la même
pièce. Ils avaient eu une brève discussion, maladroite, uniquement
parce que cela demandait moins d’efforts que de ne pas en avoir. « Une
conversation de cinq minutes au cours de laquelle aucune véritable
information n’a été échangée, a déploré Sam. C’était comme de la
fausse gentillesse. Nous nous sommes affranchis de notre obligation de
reconnaître que nous étions tous les deux présents. » Le lendemain,
Sam s’était envolé pour Dubaï afin d’y rencontrer les régulateurs
financiers. Les régulateurs d’alors espéraient que FTX ferait de Dubaï
son siège dans l’hémisphère oriental. Plus tard, Sam a rédigé le
message qu’il avait essayé de leur transmettre. J’adore Dubaï, a-t-il
commencé.

Mais nous ne pouvons pas nous installer au même


endroit que Binance… Et cela pour deux raisons :
d’une part, cette entreprise consacre constamment
d’importantes ressources à essayer de nous nuire et,
d’autre part, ils salissent la réputation de l’endroit où
ils se trouvent. Je n’insisterai jamais assez sur ce
point : en général, j’entends de bonnes choses de la
part d’autres juridictions/ régulateurs, etc., à propos de
Dubaï et des EAU [Émirats arabes unis]. Le problème,
c’est qu’il y a toujours le même refrain : C’est la
juridiction qui a accepté Binance, et nous n’avons donc
pas confiance en leurs normes.

Sam ne savait pas si, dans le cas où Dubaï déciderait de se


débarrasser de CZ et de sa plateforme, un pays dans lequel cet homme
serait disposé à vivre les accepterait. Dans cette forêt, CZ était le
grizzly dominant et Sam semblait faire des pieds et des mains pour
l’embêter. Dubaï était minuscule, une sorte de Houston avec des
cheikhs. La tentative de Sam de transformer son rival en fugitif, sans
domicile fixe, était sur le point de lui revenir en pleine figure. Et
pourtant, Sam ne s’est pas arrêté là. Le 30 octobre, à son retour aux
Bahamas, il a tweeté une blague sur l’incapacité de CZ à façonner les
réglementations américaines en matière de cryptomonnaies. « Euh, il
est toujours autorisé à aller à Washington, n’est-ce pas ? »
Trois jours plus tard, le 2 novembre, le site d’information sur les
cryptomonnaies, Coin-Desk, a publié un article à propos d’un curieux
document qui semblait avoir été divulgué par quelqu’un au sein
d’Alameda Research, ou peut-être par quelqu’un qui leur prêtait de
l’argent. Il ne s’agissait pas d’un bilan financier officiel. Rien
n’indiquait qu’il ait été audité, ou qu’il ait présenté la totalité des actifs
de la société, ni même qu’il ait été authentique. Ce document
mentionnait 14,6 milliards de dollars d’actifs et 8 milliards de dollars
de passifs supposés appartenir à Alameda Research, au 30 juin 2022.
Ce que l’article de Coin-Desk voulait souligner, c’est que plus d’un
tiers des actifs étaient des FTT, le token émis par FTX, trois ans plus
tôt.
En soi, l’article a été perçu par les employés de FTX comme n’ayant
rien de plus qu’un intérêt libidineux1. Tout le monde avait remarqué
que l’un de ses collaborateurs était l’actuelle petite amie d’Eric
Mannes, l’ex compagnon de Caroline Ellison à Jane Street. Le mois
précédent, le couple s’était rendu aux Bahamas et avait séjourné chez
des employés d’Alameda Research, à Albany. La fuite d’informations
avait-elle eu lieu à l’intérieur de l’entreprise ? Il y avait aussi le frisson
qui accompagnait le fait d’apercevoir ne serait-ce qu’un semblant du
trésor du dragon. Mais l’article n’a alarmé ni même surpris personne à
FTX. Le FTT était, en fait, une participation dans FTX, qui incluait un
droit sur le premier tiers des recettes de cette dernière. FTX avait
généré 1 milliard de dollars de revenus en 2021, et était, malgré
l’effondrement du prix des cryptomonnaies, sur le point de récidiver en
2022. Le plus grand regret de Sam, exprimé à maintes reprises depuis
le jour où le prix du FTT a grimpé en flèche, en 2019, était d’avoir
créé et vendu ce produit en premier lieu. Depuis, il l’avait aspiré autant
que possible à l’intérieur d’Alameda Research.
Le matin du dimanche 6 novembre, CZ a posté un tweet à ses 7,3
millions d’abonnés.

CZ détenait encore les quelques 500 millions de dollars de FTT


qu’il avait repris à la mi-2021, dans le cadre de son rachat pour 2,275
milliards de dollars. (La majeure partie du reste de son énorme
paiement a été reçu en bitcoins et en dollars, mais il a également
récupéré environ 400 millions de dollars en BNB, le token de Binance,
qu’il avait initialement utilisé pour acheter sa participation.) Sam n’a
pas beaucoup plus réfléchi au tweet qu’à l’article de Coin-Desk. Le
samedi 5 novembre, lui et son frère Gabe, ainsi que Ryan Salame,
avaient rencontré le gouverneur de Floride, Ron De Santis, à Palm
Beach. La réunion n’avait pas d’objectif particulier. Comme
pratiquement tout le monde dans la politique et la finance américaines,
DeSantis voulait rencontrer Sam, et Sam était curieux d’en savoir plus
sur cette personne qui pourrait bien un jour lui demander de l’argent.
« Le but était de déterminer où il se situait sur l’échelle qui va de la
personne raisonnable à Trump, a expliqué Sam. Mais je n’ai pas réussi
à le savoir. » Après la réunion, il devait s’envoler pour Tampa afin
d’assister, le lendemain, à la rencontre entre les Buccaneers de Tom
Brady et les Los Angeles Rams. Le match s’est avéré passionnant,
Brady menant une nouvelle fois son équipe vers un touch-down de
dernière minute pour emporter la victoire. Seuls Gabe et Ryan Salame
l’ont regardé, car Sam était déjà de retour aux Bahamas pour assister à
la fin d’un autre match.
La fuite des fonds de FTX était, elle aussi, spectaculaire. Les dépôts
de clients sur la plateforme d’échange, ou censés être sur la
plateforme, s’élevaient à 15 milliards de dollars. Ce montant était
détenu en monnaie fiduciaire, en bitcoins et en éthers. Au cours d’une
journée normale, environ 50 millions de dollars entraient ou sortaient
de la plateforme d’échange. Chaque jour, entre le 1er et le 5 novembre,
c’est 200 millions de dollars qui fuyaient. En fin de soirée, le
dimanche 6, 100 millions quittaient la plateforme toutes les heures.
Les clients de FTX ont retiré 2 milliards de dollars ce jour-là, puis ont
tenté d’en prélever 4 milliards supplémentaires le lundi. Le mardi
matin, 5 milliards étaient sortis, et la plateforme d’échange n’allait
manifestement pas être en mesure de trouver suffisamment de
liquidités pour payer le nombre croissant de clients voulant récupérer
leur argent. FTX n’a pas officiellement interrompu les retraits, mais
elle a plus ou moins cessé d’envoyer de l’argent aux investisseurs.
Plus intéressant encore que la rapidité de l’événement, sont les
incidents qui l’ont déclenché. Le tweet de CZ était évidemment le
premier, mais pas le dernier, ni même le plus important. Caroline avait
répondu à CZ le dimanche matin.
Le ton – la simplicité joyeuse qui masquait manifestement un autre
motif – ressemblait beaucoup à celui de Sam. C’est Caroline qui
l’avait écrit. Ni elle ni Sam ne s’attendaient à ce que CZ accepte
l’accord. CZ voulait maximiser les dommages causés à FTX, et donc
faire durer l’incertitude aussi longtemps que possible. L’espoir était
qu’une offre concrète d’achat à un certain prix le ferait taire et
calmerait le marché.
C’est le contraire qui s’est produit. Une société d’analyse des
risques appelée Gauntlet, qui étudiait les fluctuations de prix de
différents tokens, avait peut-être donné la meilleure image de ce qui
s’est produit ensuite. Dans les vingt secondes qui ont suivi le tweet de
Caroline, une horde de spéculateurs qui avaient emprunté de l’argent
pour acheter du FTT se sont précipités pour le vendre. La panique était
motivée par l’hypothèse suivante : si Alameda Research, le plus gros
propriétaire de FTT, faisait tout un plat pour acheter un énorme tas de
FTT pour 22 dollars, elle devait avoir besoin, pour une raison ou une
autre, de maintenir le prix du marché à 22 dollars. L’explication la plus
plausible était qu’Alameda Research utilisait le FTT comme garantie
pour emprunter des dollars ou des bitcoins à d’autres. « Vous ne
proposez pas un prix comme 22 dollars à moins d’être sûr que vous
avez besoin de ce prix », a assuré Tarun Chitra, PDG de Gauntlet, à
Bloomberg News. Lundi soir, le prix du FTT était passé de 22 à 7
dollars. Le demi-milliard que CZ avait choisi d’incinérer était, compte
tenu de tout, une somme si insignifiante que presque personne n’y a
prêté attention.
Mardi, le calcul nécessaire pour se faire une idée de la situation était
de niveau CM1. Avant la crise, FTX était censée détenir environ 15
milliards de dollars en dépôts de clients2. Cinq milliards avaient déjà
été versés aux clients, et donc, FTX aurait dû encore avoir environ 10
milliards de dollars. Perdu. Cet argent n’était plus là. Les seuls actifs
restants étaient ceux qui restait du trésor du dragon à l’intérieur
d’Alameda : un gros tas de FTT, un autre gros tas de tokens Solana, un
assortiment de tokens qui seraient encore plus difficile à vendre, 300
millions de dollars en biens immobiliers aux Bahamas, et un gros
paquet d’investissements en capital-risque appartenant à Sam… dont
la fameuse participation dans Twitter, qu’il n’avait jamais pris la peine
de vendre. Il restait peut-être jusqu’à 3 milliards de dollars en monnaie
forte et en bitcoins qu’ils n’avaient pas encore restitués aux clients,
mais la grande majorité du trésor caché n’avait pas de marché
immédiat. Une grande partie des discussions entre Caroline et Sam, au
cours des deux ou trois premiers jours suivant la fuite des dépôts sur
FTX, portait sur cela. Caroline, qui souriait alors à pleines dents depuis
le bureau de Hong Kong, apparaîtrait lors d’un appel vidéo. Sam
parcourrait la liste des nombreuses choses que l’un ou l’autre avait
achetées et demanderait : combien de temps te faudra-t-il pour vendre
ça ? La plupart du temps, la réponse était trop longue.

Dans la nuit du 6 novembre, Sam avait appelé Ramnik pour lui


demander de venir le voir, dans son appartement d’Albany, afin de
discuter de la manière dont ils pourraient trouver de l’argent. Sam
l’avait appelé deux fois en l’espace de vingt minutes, et Sam n’appelait
jamais deux fois. L’heure qui a suivi a laissé Ramnik triplement
confus. Il pensait que Sam était en Floride, en train de regarder Tom
Brady jouer au foot US. Il pensait que Sam vivait avec les autres
altruistes efficaces dans le penthouse d’Orchidée ; pas seul, au rez-de-
chaussée du bâtiment Gémeaux. (Comme presque tout le monde à
FTX, il ne savait toujours pas que Sam et Caroline avaient eu une
relation.) Enfin et par-dessus tout, Ramnik ne savait pas pourquoi Sam
avait un besoin si pressant d’argent. Ramnik remarquait bien que de
l’argent quittait FTX, mais il n’y voyait pas d’inconvénient. Les clients
pouvaient paniquer et retirer tout leur argent. Mais une fois qu’ils
comprendraient qu’il n’y avait pas lieu de paniquer, ils reviendraient,
et leur argent aussi.
Ramnik avait toujours voulu aller au travail à pied, et c’était
désormais possible. Il a quitté son logement (Cube 1B) et s’est
promené dans le port de plaisance d’Albany, devant les mégayachts
endormis. Ils avaient tous des noms ressemblants à des private jokes
ou à de mauvais jeux de mots : Special K, Pipe Dream, Fanta Sea. Il
était curieux de voir qu’il n’y avait jamais beaucoup de monde. Même
en journée, on y trouvait plus de bateaux que de personnes ; la nuit,
toute la station balnéaire donnait l’impression d’être vide. C’était un
endroit où les riches achetaient des maisons dont ils n’avaient pas
besoin parce que c’était ce que les riches étaient censés faire.
En entrant dans l’appartement de Sam, dans l’immeuble Gémeaux,
il n’a trouvé que des altruistes efficaces Nishad était dans le salon,
Caroline était sur un écran et Sam se rendait dans sa chambre pour
s’allonger. Il ne se montrait pas totalement incohérent, mais il était
difficile de lui parler. Nishad était agité d’une manière que Ramnik
n’avait jamais vue. À un moment donné, il s’est retourné contre Sam et
a gueulé : « Tu veux bien t’arrêter de jouer à Storybook Brawl, putain
de merde ? » Rien de ce qu’ils disaient n’avait de sens pour Ramnik.
Bien que Caroline soit responsable d’Alameda Research, elle semblait
ne pas savoir où se trouvait l’argent. Elle apparaissait à l’écran et
annonçait qu’elle avait trouvé 200 millions de dollars par-ci, 400
millions par-là, comme si elle venait de faire une découverte
scientifique. Un employé de Deltec, leur banque aux Bahamas, a
envoyé un message à Ramnik lui disant : « Au fait, vous avez 300
millions de dollars chez nous. » Ce qui a été une immense surprise
pour chacun d’entre eux !
Finalement, Ramnik s’est rendu compte qu’il fallait rassembler 7
milliards de dollars, et rapidement, pour combler ce qu’ils pensaient
être un déficit de 7 milliards de dollars. (Le nombre exact variait
beaucoup durant les premiers jours.) À sa question évidente : pourquoi
un tel déficit en premier lieu, Sam, Nishad et Caroline n’avaient que
des réponses floues. Gary restait tranquillement assis sur le côté.
Ramnik, lui, était installé au bureau, à côté de Gary, depuis six mois.
« Il arrivait, s’asseyait, commençait à bosser et travaillait pendant
douze heures d’affilée. Pas un bonjour, pas un au revoir », a déclaré
Ramnik. Gary n’arrivait généralement pas avant le début de l’après-
midi, mais un jour, alors qu’il s’était pointé à 11 heures, Ramnik en
avait profité pour essayer d’entamer une conversation.
« T’es en avance aujourd’hui, a dit Ramnik. Il est seulement
11 heures. »
« Du matin, en plus ! », a répondu Gary.
C’est le seul échange qu’ils ont eu, et Gary n’avait pas l’air d’en
espérer un autre. Comme d’habitude, c’est Sam qui parlait le plus. Si, à
ce moment-là, vous aviez demandé à Ramnik ce qu’il pensait que Sam
savait ou ne savait pas, il vous aurait répondu que Sam ignorait ce qui
s’était passé. Qu’il avait été pris par surprise. Il s’est demandé : « Si
ces personnes savaient qu’il y avait un risque qu’elles n’aient pas assez
d’argent, pourquoi n’ont-elles pas pris la peine de vérifier de combien
elles disposaient ? Elles n’avaient rien fait. »
Le lendemain, après le déjeuner, un avocat de FTX nommé Can Sun
s’est présenté. Sam avait convoqué Can pour la même raison qu’il
avait fait venir Ramnik : parler aux investisseurs et l’aider à lever 7
milliards de dollars. Can, lui aussi, était perplexe. « Ils n’ont pas voulu
répondre directement aux questions sur la destination de l’argent, a-t-il
précisé. Lorsque je suis entré dans la salle, personne n’a admis que les
fonds étaient mal gérés. Tout l’argent était là. Nous avions simplement
un problème de liquidité. » Sam, Can, Ramnik et d’autres ont appelé
toutes les personnes de la planète susceptibles de fournir rapidement 7
milliards de dollars : fonds souverains, fonds de capital-
investissement, plateformes d’échange de cryptomonnaies asiatiques.
Il s’est avéré qu’il n’était pas facile d’obtenir une telle somme sans
expliquer pourquoi vous en aviez besoin. Il était encore plus ardu de
convaincre les gens de vous donner 7 milliards de dollars si vous
disiez qu’il vous les fallait immédiatement. Beaucoup de gens étaient
prêts à parler à Sam, à Can et à Ramnik, mais tous avaient la même
question : Où sont passés les dépôts des clients ? Lorsque cette
question est restée sans réponse, tous ceux qui avaient 7 milliards de
dollars quelque part ne se sont plus intéressés à la conversation.
Dans l’univers des personnes disposant d’une telle somme d’argent,
une seule s’est manifestée pour dire qu’elle pourrait être disposée à
l’épargner : CZ. Pour des raisons évidentes, il était le dernier individu
que Sam voulait appeler pour lui demander de l’argent. Sam ne l’a pas
appelé avant le mardi. « J’ai appelé CZ et il était furieux, a raconté
Sam. J’ai donc commencé à ramper. Trois heures plus tard, nous
avions signé une lettre d’intention. » L’accord donnait à Binance la
totalité de la société, à l’exception de FTX US, en échange de la prise
en charge des passifs de FTX. Il donnait également à Binance le droit
d’inspecter les livres comptables de FTX et d’Alameda Research, tels
qu’ils étaient. CZ était ainsi la première personne sur Terre à pénétrer
dans l’antre du dragon et à savoir, ou à sembler savoir, exactement ce
qui s’était produit au sein de FTX et d’Alameda Research.
Le lendemain soir, le mercredi 9 novembre, CZ a déclaré que ce
qu’il avait vu l’avait fait changer d’avis. Sam a appris la nouvelle par
un tweet :

C’est alors que tous ceux qui ne s’étaient pas encore éclipsés se sont
précipités vers l’aéroport. Ils avaient tous leurs raisons pour justifier
l’urgence de leurs comportements. Nishad parlait plutôt de se suicider.
La femme de Can lui a dit que s’il ne partait pas tout de suite, elle
demanderait le divorce. Ramnik, qui se croyait en coulisses, tranquille,
invisible au monde extérieur, recevait des menaces de mort. Il était
soulagé de n’avoir jamais su que l’argent qui aurait dû se trouver chez
FTX se trouvait en fait chez Alameda. Il s’est alors dit que sa femme
l’avait sauvé, car tout le monde savait que le lui dire, c’était aussi le
dire à elle. Les altruistes efficaces auraient pu élargir leur cercle de
confiance d’une personne, pensait-il, mais pas de deux.
Le mercredi soir, la confiance s’est évanouie même dans le petit
cercle des altruistes efficaces. Caroline est restée presque optimiste et a
même essayé d’en expliquer la raison à Sam. « Je redoutais de plus en
plus ce jour, qui me pesait depuis longtemps. Et maintenant qu’il est
là, je suis soulagée de pouvoir en finir d’une manière ou d’une autre »,
lui avait-elle écrit le dimanche. Aux premières heures de mardi, heure
des Bahamas, elle a enchaîné avec un autre message : « Je me sens
bizarrement bien d’en avoir fini avec tout ça. J’appréhendais cela
depuis longtemps, c’est donc un grand poids en moins sur mes
épaules. » Le lendemain, quatre heures avant que CZ ne tweete son
changement d’avis sur l’achat de FTX, elle s’est adressée à ses
subordonnés du bureau de Hong Kong. « Je pense que je vais juste
commencer par dire quelques trucs, et n’hésitez pas à poser des
questions… », a-t-elle entamé avec un petit rire nerveux.
Les pensées de Caroline se terminaient par des points de suspension,
mais ses paroles, par des points d’interrogation ou d’exclamation. Elle
parlait en empruntant un ton constamment interrogatif et incertain
alors que son message était d’une simplicité brutale : ils étaient en
faillite. Elle n’a pas donné beaucoup de détails sur la manière dont cela
s’était produit, mais a tout de même indiqué qu’Alameda avait subi des
pertes en juin, lorsque les plus gros prêteurs de cryptomonnaies avaient
également demandé à être remboursés. À l’époque, Alameda avait fait
un « emprunt » à FTX pour rembourser ses prêteurs. Maintenant qu’ils
avaient vendu – d’après ce qu’elle savait – FTX à CZ, Alameda
cesserait probablement d’exister. « Tout d’abord, je tiens à dire que je
suis désolée, a-t-elle prononcé. Ça craint vraiment. C’est vraiment
injuste pour vous. » Elle se doutait que les gens ne voulaient pas rester
pour aider à nettoyer tout ce qui devait l’être, mais elle a ajouté :
« Pour ceux qui décident de rester, il est possible qu’il y ait quelque
chose à faire à l’avenir. » Elle a conclu sur une note d’espoir, en
mentionnant l’accord avec CZ. « Rembourser tous nos créanciers et
s’assurer qu’Alameda ne fasse pas faillite, c’est probablement une
bonne chose, non ? »
« Pouvez-vous dire quelle est l’ampleur du déficit ? », a demandé
l’un des traders présents.
Caroline a répondu qu’elle préférait ne pas le faire.
« Est-ce que c’est plus proche d’un milliard ou de six milliards ? »,
a-t-il insisté.
« Euh, le second… », a lâché Caroline.
Une fois son speech terminé, elle s’est approchée d’une employée et
lui a dit avec enthousiasme : « Si vous voulez rester pour m’aider, je
vous en serais très reconnaissante ! »
« Allez vous faire foutre », lui a balancé la femme.
Tandis que Caroline plaidait joyeusement coupable, Nishad
cherchait douloureusement les preuves de son innocence. Au début de
la crise, il semblait surtout préoccupé par le fait que le rêve de
l’altruisme efficace était mort, et que lui et tous ceux qui avaient
emprunté de l’argent à FTX seraient bientôt à sec, car ils n’avaient
aucun actif et devaient encore de l’argent à l’entreprise. Le lundi, à
quatre heures du matin, il avait envoyé un texto à Caroline : « Tout
cela donne une mauvaise image de moi et ça me rend triste. » Le
mercredi 9 novembre, il s’était mis à penser à ses problèmes
juridiques. « C’est profondément égoïste de ma part, mais il faut qu’ils
sachent que ce n’est pas une énorme masse de gens qui ont orchestré
cela », a-t-il envoyé à Sam, sans préciser qui étaient « ils » ou ce
qu’était « cela ». Il a enchaîné avec un deuxième message : « Peux-tu
faire en sorte que ce soit toi, ou toi et Gary, que les gens blâment ? »
Puis un troisième : « Je pense que je dois dire à Zane que je n’étais pas
au courant de toute ce qui se tramait. »
Ce soir-là, Nishad a convoqué une réunion, avec Gary et Sam
uniquement. Une fois que les trois personnes se sont retrouvées seules
dans une pièce, Nishad a demandé : « Que se passe-t-il si les forces de
l’ordre ou les autorités de régulation se manifestent ? »
« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? », a demandé Sam.
« Comment pouvons-nous nous assurer de coopérer en plein
dilemme du prisonnier ? Comment pouvons-nous tous nous assurer de
dire que les autres sont innocents ? »
« Je n’ai aucune raison de croire que l’un d’entre nous avait des
intentions criminelles », a rétorqué Sam.
« Non, a continué Nishad. C’est pas suffisant. Tu dois leur parler. Tu
dois leur dire que je n’en avais aucune idée. »
« Comment pourrais-je le savoir ? a argumenté Sam. T’es en train
de me suggérer de dire que tu ne savais rien de quelque chose dont
j’ignore tout moi-même. Comment serait-ce possible ? Ça tient pas
debout. »
« Mais je ne le savais pas », a affirmé Nishad.
« Alors, dis-le », a répondu Sam.
« Ça va pas suffire pour moi, a poursuivi Nishad. Parce qu’il existe
des preuves dans le code que j’ai créé3. »
Du début à la fin, Gary s’est contenté de regarder, comme il l’avait
fait toute la semaine. Il n’a jamais dit un mot. C’est comme s’il avait
calculé la valeur attendue de tout ce qu’il pourrait dire et qu’il avait
décidé que les mots n’arrangeraient rien à la situation.

Le vendredi, Nishad n’était plus là, et c’était tant mieux, car la


police des Bahamas s’apprêtait alors à arrêter tous les responsables
encore sur place. Cet après-midi-là, environ 450 millions de dollars en
cryptomonnaies ont disparu des portefeuilles de FTX. Personne ne
savait qui était le pirate informatique ; tout le monde supposait qu’il
s’agissait d’un travail en interne ; beaucoup de gens soupçonnaient
Sam et Gary. Ce soir-là, Sam a appelé Caroline, et elle n’a pas
décroché. Et ne le ferait plus jamais.
Au milieu de tout cela, la femme responsable de la présence aux
Bahamas de tous les personnages de ce drame est intervenue. Christina
Rolle, la régulatrice financière en chef des Bahamas, était
véritablement choquée par la rapidité avec laquelle l’écosystème
financier qui s’était développé autour de Sam, et qui s’était peuplé
d’opportunistes ayant très bien réussi grâce à lui, s’était effondré, mais
aussi par le fait que ceux-là mêmes qui avaient pris son argent se
retournaient maintenant contre lui sans savoir exactement ce qu’il avait
fait. Tant que Sam donnait de l’argent à tout le monde, les gens
l’aimaient et ne posaient pas trop de questions. Dès qu’il en perdait, ils
se retournaient contre lui et ne voulaient pas entendre ses réponses aux
demandes qu’ils lui servaient. Elle trouvait troublant que la police
arrête les gens avant même que l’on ait la moindre idée de ce qu’ils
avaient fait. Aucune autorité n’avait encore parlé à Sam, ni à aucun
autre responsable de FTX et d’Alameda. Tout ce que le reste de la
population savait, c’était ce qu’il lisait sur Twitter. On ne disposait
d’aucune preuve permettant d’inculper qui que ce soit. Aux Bahamas,
le terme « fraude » implique une intention, et ici, l’intention n’était pas
claire. En l’absence de charges explicites, toute personne arrêtée ne
pouvait être détenue que pour une durée limitée.
L’autre raison pour laquelle Caroline ne voulait pas que Sam et Gary
soient arrêtés était qu’elle avait besoin de leur aide pour comprendre ce
qui s’était passé. Sam ne l’avait pas rappelée de toute la semaine. Le
mercredi après-midi, elle avait finalement pu s’entretenir sur Zoom
avec Ryan Salame – qui, bien que co-PDG de FTX, était resté aux
États-Unis après le match de Tom Brady – et Ryne Miller, l’avocat des
activités américaines de FTX. Ils lui ont dit que de l’argent avait été
transféré de FTX à Alameda, mais qu’ils ne savaient pas comment ni
pourquoi. « J’ai trouvé drôle de voir un PDG être au courant de si peu
de choses », a dit Rolle.
C’était un moment étrange. Tous les employés de FTX semblaient
soudainement vouloir en dire moins qu’ils n’en savaient, et toutes les
personnes extérieures à l’entreprise pensaient en savoir plus qu’elles
n’en savaient réellement. Sur Twitter, un clin d’œil suffisait pour
qu’une rumeur devienne un fait, pour qu’un fait devienne une histoire,
et pour qu’une histoire devienne une explication : « Sam s’est enfui
avec des milliards », « Sam se trouve à Dubaï ou dans un autre endroit
où il n’existait pas de traité d’extradition avec les États-Unis »,
« Quelqu’un a publié des vidéos d’un homme présumé être Sam errant
dans les rues de Buenos Aires ». Christina Rolle ne pensait pas que
Sam s’enfuirait, ou qu’il cachait des milliards. Ce qui l’inquiétait le
plus, c’était que lorsqu’elle lui posait des questions, il ne lui donnait
pas de réponses claires. « Je ne pense pas qu’il sache pourquoi les gens
ne lui font pas confiance, a-t-elle supposé. Il n’est pas difficile de voir
qu’il se joue de vous, comme dans un jeu de société. »
Le jeudi, elle a gelé les actifs de FTX et mis l’entreprise en
liquidation, la version bahaméenne du dépôt de bilan. Le vendredi –
jour de mon arrivée –, Joe, le père de Sam, avait déposé son fils aux
anciens bureaux de FTX pour rencontrer les liquidateurs bahaméens.
Trois heures plus tard, ils en avaient terminé avec Sam pour la journée.
Rolle lui a demandé de la rencontrer le lendemain, au siège de la
police. Elle voulait aussi interroger Gary, mais les liquidateurs avaient
besoin de lui pour sécuriser les actifs de la plateforme d’échange, et
elle a donc remis cela au lundi suivant. Après avoir cuisiné Sam
pendant plusieurs heures, Rolle est montée dans une voiture avec son
assistante, qui avait observé la scène. L’assistante s’est mise à pleurer.
« Vous ne pouvez pas les laisser arrêter cet homme », avait-elle plaidé.
Rolle pensait la même chose, mais à la place, elle avait persuadé la
police de confisquer les passeports de Sam et de Gary. Et c’est
pourquoi, lorsque je suis arrivé sur le parking de FTX avec Natalie,
nous sommes tombés sur Sam, seul, mais toujours en liberté, en train
de tourner en rond.

Le vendredi soir, seules deux personnes attendaient encore de quitter


la scène et de laisser à d’autres le soin de trouver le sens de cette pièce
de théâtre. La première était Zane Tackett. J’avais entendu dire que
Zane était peut-être encore dans les parages et je l’ai trouvé le
lendemain, le samedi 12 novembre. Zane avait fait quelque chose que
personne d’autre n’avait osé : lorsque les affrontements avaient éclaté,
il s’était précipité au cœur de l’action plutôt que de s’en éloigner. Le
dimanche précédent, il avait participé à une conférence sur les
cryptomonnaies, à Lisbonne, d’où il s’apprêtait à partir pour Abu
Dhabi, où FTX sponsorisait un Grand Prix de Formule 1. Il marchait
maintenant de long en large sur les sols en marbre d’un appartement, à
Albany, entassant ses vêtements depuis un sèche-linge dans un sac, et
buvant une bouteille de rhum.
Dès le début, Zane était fasciné par Sam et par l’empire qu’il
pouvait créer. Mais il n’adhérait pas aveuglément à la cause. Avant de
rejoindre FTX, il s’était entretenu avec ses vieux amis du monde de la
crypto. CZ était l’un d’entre eux. « C’est CZ qui m’a parlé de lui,
s’est-il souvenu. Il m’a dit : “Je pense que ça serait une très bonne
option pour toi.” Beaucoup de gens m’ont demandé : “Comment es-tu
arrivé à faire autant confiance à Sam ?” C’est CZ qui a été le point de
départ. Et personne n’avait rien de mal à dire sur lui. » Zane était le
pistolero qui avait été convaincu de s’installer dans une ville
respectable aux côtés de personnes apparemment respectueuses de la
loi. Beaucoup de grands spéculateurs en crypto avaient confié leur
argent à FTX parce qu’ils faisaient confiance à Zane.
Ces personnes, bien sûr, avaient eu des doutes au cours des deux
dernières semaines. Eux aussi lisaient Twitter. Mais le dimanche, alors
que les choses avaient commencé à se gâter, Zane avait demandé des
ordres à Sam, qui lui avait dit de rassurer tout le monde. « J’ai contacté
Sam pour lui demander : “Tu veux que je limite les dégâts ?” “Ouaip”,
il m’a dit. » Zane a ensuite envoyé un message à Sam pour lui poser
trois questions : « (1) sommes-nous insolvables ? (2) avons-nous déjà
prêté les fonds de nos clients à Alameda ? et (3) y a-t-il quelque chose
que je n’aie pas demandé que j’ai besoin de savoir ? » Sam n’a pas
répondu, puis est devenu totalement silencieux à son égard. Il avait
disparu du radar de Zane de la même manière qu’il avait disparu de
l’horizon de Christina Rolle.
Pourtant, Zane se disait qu’il n’y avait aucune chance que FTX ait
de réels problèmes. Tout cela ne tenait pas debout. Le prix du FTT ne
devrait pas avoir d’effet sur la valeur de la plateforme d’échange, pas
plus que le prix de l’action Apple n’a d’effet sur les ventes d’iPhone.
C’était juste l’inverse : les revenus de la plateforme faisaient grimper
la valeur du FTT. « Le FTT peut tomber à zéro, ça ne changera rien »,
a assuré Zane. L’autre raison pour laquelle tout cela ne tenait pas
debout était que FTX avait été incroyablement rentable. « Je sais à
combien s’élevaient nos véritables revenus : deux bips [0,02 %] sur
250 milliards de dollars par mois, a confié Zane. J’me disais : “Mec,
t’étais assis sur une putain de presse à imprimer. Pourquoi est-ce que
t’as eu besoin de faire ça ?” »
Jusque tard dans la nuit du lundi au mardi, Zane avait continué à
dire à ses amis que tout allait bien. L’argent qui fuyait la plateforme
d’échange appartenait à ceux qui n’en avaient rien à faire ; l’argent qui
était resté, du moins une partie, appartenait à ceux qui partageaient la
même conviction que Zane selon laquelle il faut rester fidèle à ses
alliés contre vents et marées. « Quel enculé… comment est-ce qu’il a
pu me laisser dans le vide, comme ça, alors que je faisais tout pour le
défendre ? a interrogé Zane, répétant plus ou moins ce qu’il avait dit
directement à Sam. Tu m’as laissé passer pour un con en mentant pour
toi. Va te faire foutre ! »
Zane était si différent des altruistes efficaces. Contrairement à Sam,
« que penser de Bob » ne l’intéressait pas. Si Bob était le meilleur ami
de Zane et que Zane n’avait aucune preuve de la culpabilité de Bob,
Zane aurait continué à considérer Bob comme il l’avait toujours fait. Il
aurait fait tout ce qui était en son pouvoir pour soutenir Bob et l’aider à
mieux vivre ce qu’il lui était arrivé. Mais s’il était tombé sur Bob en
train d’enterrer un couteau ensanglanté dans son jardin, il l’aurait
abattu sur-le-champ, sans même prendre le temps de recalculer les
probabilités. Du moins, c’est ainsi que j’imagine encore Zane.
Il démissionnerait le mardi. Il était maintenant en route pour Miami,
ville à partir de laquelle il ne savait pas trop où aller. Quelle que soit la
piste qu’il emprunterait, il n’allait pas perdre son temps à essayer de
comprendre pourquoi Sam avait agi comme il l’avait fait. Pour Zane,
rien de cela n’était important. Il y avait cependant une question qui lui
trottait dans la tête : comment était-il possible que ni lui ni personne
d’autre n’aient rien vu venir ? Voilà son début de réponse. « C’est la
bizarrerie de Sam, a-t-il conclu. Sa bizarrerie, combinée à son
intelligence, permettait d’ignorer beaucoup d’inquiétudes. Plus
personne ne se demandait alors pourquoi ou comment. »

Une question restait en suspens : qui prononcerait un jugement à


l’encontre de Sam et des autres, et qui nettoierait leurs dégâts ? Les
Bahamas avaient demandé la mise en liquidation de FTX, la veille du
jour où Sam avait signé les documents déclarant la faillite de la société
aux États-Unis. Alameda Research et la petite plateforme d’échange
américaine étaient enregistrées dans le Delaware. La grande sœur, la
plateforme d’échange internationale de FTX, où la grande majorité des
échanges avaient eu lieu, avait été créée à Hong Kong. Enregistrée à
Antigua et désormais basée aux Bahamas, la principale plateforme
d’échange de cryptomonnaies interdisait aux citoyens américains de
l’utiliser et s’efforçait de les en empêcher. Tous les citoyens américains
qui l’utilisaient pour trader avaient menti dans le but d’y accéder. Il y
avait de bonnes raisons de penser que le jugement de Sam et la
liquidation de FTX devaient avoir lieu aux Bahamas. Un argument
moins honnête, avancé par des avocats américains spécialisés en droit
de la faillite – et qui étaient susceptibles de faire fortune grâce à
l’affaire –, consistait à dire que tous les actifs et toutes les personnes
qui étaient censées s’en occuper devaient être transférés aux États-
Unis. Il y avait aussi un troisième argument, celui de Sam, selon lequel
tout ce qui s’était produit devait se produire là où Gary se trouvait,
parce que Gary était le seul à pouvoir expliquer le code qui constituait
la base de l’entreprise. « En fin de compte, le facteur décisif dans ce
conflit de compétence, c’est Gary, a déclaré Sam, le soir du départ de
Zane, parce qu’il est le seul à savoir utiliser un ordinateur. » Gary a été
le dernier à partir. Il a pris Sam à part dans le penthouse d’Orchidée. Et
il a même pris la parole, quoique très brièvement.
« J’ai parlé à mon avocat et je vais partir », a-t-il commencé.
« Y a-t-il quelque chose à dire maintenant qui soit pertinent ? », a
demandé Sam.
« Mon avocat m’a dit de partir, et je dois partir », a terminé Gary4.

Et voilà. Gary n’a jamais dit quand ni comment il s’en irait, ce qui
posait un problème vu que les Bahamas avaient confisqué son
passeport. Le dimanche soir, il a quitté le penthouse d’Orchidée sans
prévenir, sans rien dire à personne. L’avocat qui l’avait motivé à faire
ses valises s’était arrangé avec les autorités américaines pour lui
fournir un second passeport, afin qu’elles puissent le faire rentrer
clandestinement aux États-Unis avant que le gouvernement des
Bahamas n’apprenne ce qui s’était produit. Christina Rolle n’a jamais
eu l’occasion de lui parler.
CHAPITRE 10

MANFRED

Une fois que tous ceux qui avaient besoin de fuir se sont enfuis, la
station balnéaire d’Albany me rappelait La Nouvelle-Orléans, une
semaine après le passage de l’ouragan Katrina. Pas de gens, mais
beaucoup de choses, et une tranquillité de surface qui masquait le
chaos plus profond. Vous pouviez entrer dans l’un des douze
appartements de luxe et y trouver non seulement un abri, mais aussi de
la nourriture et des vêtements. Les plus beaux appartements avec cinq
chambres à coucher, dans Alvéole ou Cube, étaient à votre disposition,
avec des montagnes de snacks chinois, des vêtements pour toutes les
occasions et assez d’alcool pour faire couler un bateau pirate. Les
parents de Sam avaient pris l’avion pour les Bahamas et resteraient
dans le penthouse d’Orchidée avec leur fils jusqu’à la fin, tout comme
son psychiatre. Seul un technologue de FTX, Dan Chapsky, était resté,
mais il s’agissait d’un cas particulier. Il portait le titre de « chercheur
de données en chef », mais Sam savait à peine qui il était, ce qu’il
faisait et pourquoi il était resté… et lui de même d’ailleurs. Le
vendredi de la faillite, il était sorti de son luxueux appartement avec le
même air qu’un homme traumatisé par un raid aérien et s’était mis à
chercher George Lerner.
« Pourquoi suis-je ici ? », avait-il demandé.
George l’avait regardé dans les yeux pendant un long moment avant
de lui dire : « Tu dois partir. »
Pour une raison quelconque, Dan n’était pas parti. Il serait bientôt
employé par les équipes de faillite des États-Unis et des Bahamas et,
tout de suite après, il serait pris dans la guerre les opposant pour le
contrôle des actifs restants. Tous deux avaient besoin de quelqu’un
pour les aider à comprendre le contenu de la base de données de
FTX. Dan était la seule personne encore présente à savoir utiliser un
ordinateur.
À son apogée, Albany avait hébergé jusqu’à 70 employés et invités
de FTX et d’Alameda Research. Le lundi 14 novembre, le seul autre
signe de vie de FTX à l’intérieur des murs de la station balnéaire
d’Albany provenait d’une maison située juste derrière celle de Sam,
dans Orchidée : la « Cabane à crustacés », comme ils l’appelaient. La
Cabane à crustacés était la plus belle acquisition de Ryan Salame : une
magnifique maison avec six chambres à coucher qui, contrairement au
style local, était proportionnée à son environnement. Ryan l’avait
achetée 15 millions de dollars et pensait que Sam y vivrait. Sam y
avait jeté un coup d’œil, vu que certaines chambres étaient plus
grandes que d’autres et avait plutôt choisi le penthouse d’Orchidée, où
lui et les autres altruistes efficaces pourraient vivre dans des conditions
pratiquement identiques.
La Cabane à crustacés avait alors été confiée à Constance Wang, la
plus ancienne employée de FTX aux Bahamas, en dehors du cercle
restreint d’altruistes efficaces de Sam. Embauchée le 1er avril 2019,
elle avait été la première Chinoise et la huitième employée de FTX. Au
moment de l’effondrement de la plateforme d’échange, elle portait
toujours le titre de directrice des opérations, auquel s’ajoutait celui de
PDG de FTX Digital Markets. Même après le départ de tous ses
collègues, Constance était restée à la Cabane à crustacés avec ses deux
chats. Les chats posaient problème. Leurs noms étaient Lucky et
Money. Il a fallu quelques semaines à Constance pour obtenir le
permis nécessaire en vue de les ramener en Chine, et même dans ce
cas, les compagnies aériennes ne l’autorisaient à rentrer chez elle
qu’avec un seul chat. Si elle avait dû choisir, elle aurait opté pour
Lucky, mais l’idée de laisser Money derrière elle était insupportable, et
Constance était soulagée de ne pas avoir à y penser. Sa bonne amie,
Quinn Li, était restée pour l’aider. Avec Natalie Tien et Zane Tackett,
Quinn était l’une des 48 personnes situées sous Constance dans
l’organigramme de George. « Elle est restée à cause de moi, a dit
Constance. J’ai besoin de son aide pour ramener mes chats à la
maison. »
Ce n’est pas la première fois que je voyais des gens tout risquer pour
un animal de compagnie. J’en avais également été témoin lors de
l’ouragan Katrina. Mais Lucky et Money n’étaient manifestement pas
la seule raison pour laquelle Constance était toujours dans les parages,
puisqu’elle était restée longtemps après avoir obtenu leurs documents
de voyage. Sam espérait encore pouvoir ressusciter la plateforme
d’échange. Et cela grâce à un milliardaire en cryptomonnaies d’origine
chinoise, Justin Sun, qui était venu voir Sam avec un plan. Sun,
fondateur de Tron, une blockchain, voulait distribuer sa propre
cryptomonnaie, Tronix, aux créanciers de FTX, en échange de leurs
droits sur les actifs restants. Voyant qu’il avait besoin de quelqu’un
sachant parler mandarin, Sam avait supplié Constance de rester. « Je
veux m’assurer que Sam ne se tue pas, a dit Constance, qui ne voyait
pas d’un bon œil le plan de Justin Sun. Même si j’ai parfois
l’impression que ce n’est pas ma responsabilité. »
Plus que tout, cependant, Constance voulait comprendre ce qui était
arrivé. C’était la principale raison pour laquelle la directrice des
opérations de FTX n’avait pas quitté les Bahamas et avait pris le risque
d’être arrêtée. Elle ne pouvait supporter de ne pas savoir comment
FTX avait fait son compte. « J’aime comprendre les choses, a-t-elle
expliqué. Si je n’arrive pas à comprendre quelque chose, cela me
dérange vraiment. »
Le lundi matin suivant l’effondrement, j’ai trouvé les deux jeunes
femmes chinoises dans la cuisine de la Cabane à crustacés. Constance
avait déjà mis la main sur une petite pile de ce qui s’apparentait à des
documents classifiés appartenant à FTX et à Alameda Research. Quinn
revenait d’une tentative infructueuse dont le but était de récupérer des
légumes frais dans les maisons et les appartements, autour de l’île,
précédemment occupés par les employés de FTX. (Les lieux étaient
déjà verrouillés et surveillés.) Les parents de chacune, situés en Chine,
n’en revenaient pas de voir leurs enfants continuer leur enquête plutôt
que de rentrer à la maison. Toute la situation avait été exacerbée par les
médias. Même en Chine, tout le monde ne parlait que de Sam et de
FTX. « FTX est devenu super célèbre, a raconté Constance. C’est
littéralement ce que FTX essayait de faire. Nous y sommes parvenus
en faisant faillite ! »
Les deux femmes ont donc utilisé différents stratagèmes pour que
leurs parents les laissent tranquilles. Quinn a dit à sa mère que les
parents de Sam étaient aux Bahamas, sans personne pour les consoler.
« J’ai dit à ma mère : “Ce sont deux personnes âgées et elles sont
seules”, a expliqué Quinn. Ma mère m’a dit : “Moi aussi, je suis une
personne âgée.” » Constance, finalement, n’a pu faire taire sa mère
qu’en lui disant que si elle continuait à l’appeler et à l’engueuler, sans
lui laisser l’espace nécessaire pour tourner la page sur ce chapitre de sa
vie, sa tristesse risquait de devenir incontrôlable et de déboucher sur
des émotions auxquelles elle ne pourrait pas survivre. Stupéfaite par le
succès de la stratégie de Constance, Quinn l’a essayée sur sa propre
mère. « J’ai dit à ma mère : “Je suis vraiment triste. Tu veux me rendre
encore plus triste ? Si tu me dis un truc de plus, je vais me tuer.” Et ça
n’a pas marché ! Elle m’a répondu : “J’ai eu assez pitié de toi. Tu
travailles tout le temps et tu n’as toujours pas de petit ami !” »
Constance a pris la tête de leur enquête, utilisant Quinn
principalement comme caisse de résonance. Plus perplexe, elle était
également plus motivée. Elle avait rencontré Sam avant qu’il ne crée
FTX, alors qu’il n’était encore qu’un trader en cryptomonnaies dont
personne en Asie n’avait jamais entendu parler. Fin 2018, elle
travaillait dans les bureaux de Huobi, à Singapour, lorsque la
plateforme d’échange avait gelé ou égaré une partie de l’argent
d’Alameda Research. « Ils ne parlent pas chinois et le service client ne
parle pas anglais, a rapporté Constance. Ils m’ont trouvé, et ils ont
trouvé la solution magique à leur problème. »
Lorsque Sam a décidé d’ouvrir sa propre plateforme d’échange de
cryptomonnaies, il a engagé Constance, qui travaillait chez Huobi. Elle
est devenue la personne qu’il emmenait à toutes les réunions où l’on
parlait mandarin. « Il n’était littéralement personne et personne ne le
prenait au sérieux », a indiqué Constance. Durant ces premières
rencontres, la jambe de Sam rebondissait si violemment que la table où
ils étaient assis rebondissait elle aussi, et Constance ressentait le besoin
de s’approcher et de poser sa main sur son genou, pour le calmer. Il la
regardait, hochait la tête, et sa jambe se détendait. Souvent, il la mettait
mal à l’aise en révélant un paquet d’informations à de parfaits
inconnus. « Il y a des fois, au début, où je lui disais : “Tu n’as pas
besoin d’être aussi honnête. En crypto, tout le monde bluffe.” Sam
disait toujours “Laissez-moi vous montrer ma dernière carte.” »
À l’époque, le monde de la crypto était encore très limité. « Il vous
suffisait d’assister à quelques conférences, d’organiser un événement
et vous connaissiez tout le monde, en gros », a résumé Constance. Pour
que les gens apprennent à connaître Sam, elle l’a donc emmené à une
soirée dansante (« Sam ne connaît qu’un seul mouvement, sauter de
haut en bas. ») et l’y a gardé jusqu’à 3 heures du matin. Ils avaient une
réunion prévue à 9 heures. Constance s’est réveillée à 6 heures, avec la
gueule de bois, et a envoyé un SMS à Sam pour lui demander de
reporter l’événement. Il a répondu immédiatement. « Il dort jamais, a-
t-elle dit. Un jour, je lui ai demandé comment il pouvait être heureux et
il m’a répondu : “Le bonheur n’a pas d’importance.” »
Quatre ans plus tard, dans la cuisine de la Cabane à crustacés, elle
feuilletait les documents privés qu’elle avait dénichés (je n’ai jamais
su comment) et qui décrivaient ce que Sam avait fait de son surplus
d’heures éveillé. La première était une feuille de calcul sur les
dépenses de FTX en matière de sponsoring. Dans l’organigramme de
George, Constance supervisait l’ensemble du marketing de
FTX. Jusqu’alors, elle n’avait jamais vu les plus importantes dépenses
en marketing de FTX. Les chiffres lui donnaient le vertige. Plusieurs
contrats de trois ans avaient été conclus avec le festival de musique
Coachella, Steph Curry et l’équipe Formule 1 de Mercedes pour 25
millions, 31,5 millions et 79 millions de dollars, respectivement. Un
contrat de cinq ans avec la MLB pour un montant de 162,5 millions de
dollars. Un contrat de sept ans avec le développeur de jeux vidéo Riot
Games pour 105 millions de dollars. (« Juste parce que Sam aime
League of Legends », a dit Constance.) Elle a continué à éplucher les
chiffres pendant très longtemps, jusqu’à tomber sur les plus petits
contrats, qui n’étaient pas si petits que ça : 15,7 millions de dollars
versés à Kevin O’Leary, de Shark Tank, par exemple, pour « Vingt
heures de service, vingt publications sur les réseaux sociaux, un
déjeuner virtuel et cinquante autographes ».
Un déjeuner virtuel ! Constance savait très bien que Sam avait géré
son argent à la légère. Elle avait juste supposé qu’il en avait tellement
que ce qu’il donnait à Kevin O’Leary n’avait pas d’importance. « J’ai
essayé de me poser des questions, a-t-elle exposé. Mais je pensais
qu’ils utilisaient les bénéfices d’Alameda. Ou que les investissements
de Sam rapportaient une tonne d’argent. »
Le document suivant de sa pile était un bilan approximatif
d’Alameda Research qui différait considérablement du bilan
approximatif ayant inspiré l’article de CoinDesk, aujourd’hui crédité
de l’effondrement de l’entreprise. Constance a eu l’impression qu’il
avait été concocté à la hâte par Sam ou Caroline, ou peut-être par les
deux. Constance l’avait découvert le mardi précédent, après que FTX a
cessé d’envoyer de l’argent à ses clients. « Lorsque j’ai vu ça, j’ai dit à
mon équipe de ne pas répondre aux parties externes parce que je ne
voulais pas qu’ils perdent leur bonne réputation », a-t-elle signalé. La
liste des actifs comprenait les détails de centaines d’investissements
privés que Sam avait effectués au cours des deux années précédentes,
pour un montant total, apparemment, de 4 717 030 200 dollars. Le
nombre de la ligne correspondant aux dettes était désormais plus
important que tous les autres combinés : 10 152 068 800 dollars en
dépôts de clients. Plus de 10 milliards de dollars, qui devaient être
conservés par FTX, se sont retrouvés, d’une manière ou d’une autre,
dans le fonds de trading privé de Sam. Le document ne mentionnait
que 3 milliards de dollars d’actifs liquides, c’est-à-dire des dollars
américains ou des cryptomonnaies en mesure d’être vendus
immédiatement en échange de dollars. « Je me suis dit : “Putain de
merde !”, a-t-elle témoigné. La question alors était : pourquoi ? » La
même question que Zane avait posée. « Nous avions une activité
tellement rentable, a ajouté Constance. Notre marge bénéficière était
de 40 à 50 %. Nous avions gagné 400 millions de dollars, l’année
dernière. »
Ces deux premiers documents lui ont permis de voir comment
l’argent avait été dépensé. Les autres révélaient qui, en fin de compte,
avait payé la note. Elle s’est ensuite tournée vers une liste des 50
principaux créanciers de FTX : les 50 comptes les plus importants dont
les propriétaires n’ont pas pu retirer leur argent de la plateforme,
classés en fonction de l’ampleur de leurs pertes. Au moment de son
effondrement, FTX comptait plus de dix millions de titulaires de
comptes, à qui elle devait 8,7 milliards de dollars. Près de la moitié de
ces pertes, soit 4 milliards de dollars, était concentrée sur ces 50
comptes. Les plus grands perdants, non employés par FTX ou par
Alameda, étaient les sociétés de trading à haute fréquence. Près du
sommet, on trouvait Jump Trading (206 160 600,00 dollars), et au bas
de l’échelle, Virtu Financial Singapore (10 095 336,83 dollars). Les
noms réels d’environ la moitié des clients figurant sur la liste étaient
dissimulés. L’entité répertoriée sous le nom de Tai Mo Shan Limited,
et affichant plus de 75 millions de dollars de pertes, était, en fait, une
autre filiale de Jump Trading. Un grand nombre de ces comptes
déguisés appartenaient à des employés de FTX. Constance elle-même
avait perdu environ 25 millions de dollars. Il lui restait 80 000 sur un
compte bancaire ordinaire qu’elle avait gardé de sa vie antérieure, mais
en ce qui concernait le reste, tout avait été perdu.
Étant donné qu’elle avait également supervisé l’équipe de vente, elle
connaissait la plupart des noms figurant sur la liste, en particulier ceux
des traders à haute fréquence. Elle savait que chacun d’entre eux
s’était montré très méfiant à l’égard de la relation entre FTX et
Alameda Research. « Tout le monde s’y intéressait, a rapporté
Constance. C’était littéralement la première chose que l’on me
demandait tous les jours. Alameda Research est-elle en train de nous
devancer ? Alameda Research a-t-elle accès aux trades des autres ?
Alameda bénéficie-t-elle d’un temps de latence inférieur ? » En
d’autres termes : Alameda bénéficiait-elle du même avantage déloyal
sur FTX que les traders à haute fréquence sur le Nasdaq et la Bourse
de New York ? Curieusement, ce n’était pas le cas. Au lieu de cela,
FTX avait simplement prêté à Alameda tous les dépôts des traders à
haute fréquence… gratuitement !
FTX avait également fait d’autres choses pour mettre en péril
l’argent des traders à haute fréquence, ainsi que celui de tous les
autres. Elle avait exempté Alameda des règles liées aux risques qui
régissent tous les autres traders. Les trades effectués par ces derniers
sur FTX étaient liquidés dès que leurs pertes dépassaient les garanties
qu’ils avaient déposées. C’est pourquoi FTX se sentait beaucoup plus
en sécurité que les autres plateformes d’échange de cryptomonnaies.
Aucun trader n’était autorisé à perdre tellement d’argent qu’il mettrait
en péril la plateforme d’échange et les investisseurs qui l’utilisaient.
Pour Alameda Research, cependant, une exception avait été faite. La
société de trading privée de Sam était autorisée à perdre une ides
dollars à l’infini avant que ses trades ne soient liquidés. « Personne ne
s’est jamais posé de questions sur la liquidation, a précisé Constance.
Et personne n’a jamais demandé : “Notre argent se trouve-t-il chez
Alameda ?” » Sam avait raison : les gens ne voient pas ce qu’ils ne
cherchent pas1.
Jusqu’à présent, Constance était restée calme et détachée. Comme si
elle avait été chargée d’inspecter les dossiers médicaux d’un parfait
inconnu pour déterminer la cause du décès. Lorsqu’elle est arrivée au
dernier document, son ton a changé. Elle avait découvert la liste
complète des actionnaires de FTX, avec le nombre d’actions détenues
par chacun. À la fin de chaque année, dans le cadre de son bonus, elle
était autorisée, comme d’autres employés de FTX, à acheter un certain
nombre d’actions FTX. Tout le monde s’accordait à dire que ces
actions constituaient le meilleur investissement possible. Jusqu’au tout
dernier moment, les plus célèbres sociétés de capital-risque du monde
s’empressaient de les acheter, à un prix plus élevé que celui demandé
aux employés. « C’est Sam qui décide du nombre d’actions que
chaque employé est autorisé à acheter, a expliqué Constance. Presque
tout le monde achetait le maximum. » Elle aussi avait suivi cette
tendance, mais elle n’avait jamais vraiment su ce que cela signifiait.
Lorsqu’elle est tombée sur ce document, ses yeux ont naturellement
cherché le numéro à côté de son propre nom : 0,04 %. Pas 4 %, pas
quatre dixièmes de 1 %, mais quatre centièmes de 1 %. Elle
connaissait bien sûr le nombre d’actions qu’elle avait été autorisée à
acheter à bas prix. Mais elle n’avait jamais pensé à calculer
exactement la part de l’entreprise qu’elle détenait, ni celle de
n’importe qui d’autre. Elle savait bien sûr que Sam possédait 60 % du
capital et que Gary et Nishad, les autres actionnaires les plus
importants, bénéficiaient à eux deux de 23 % supplémentaires, car ces
chiffres avaient été publiés. Forbes avait eu besoin de ces données pour
classer non seulement Sam, mais aussi Gary et Nishad, dans sa liste de
milliardaires.
Quant aux autres employés de FTX, y compris elle-même,
Constance était dans l’ignorance. Elle a ensuite comparé son chiffre au
pourcentage de certaines des personnes se trouvant au sommet de
l’organigramme de George. Ramnik possédait beaucoup plus d’actions
qu’elle, tout comme Brett Harrison, l’ancien PDG de FTX US, qui
n’avait rejoint l’entreprise qu’en mai 2021 (et qui a démissionné seize
mois plus tard). Comme… pratiquement tout le monde à son niveau.
Elle a repensé aux conversations échangées au cours des trois
dernières années avec des investisseurs potentiels. Plusieurs d’entre
eux lui avaient dit qu’ils avaient consulté la table de capitalisation de
FTX – la liste des actionnaires détenant des participations
significatives – et qu’ils avaient été surpris de ne pas voir son nom y
figurer. Elle n’y avait jamais beaucoup réfléchi. « J’ai toujours cru que
Sam me traitait de manière équitable », a-t-elle déclaré.
C’est à ce moment-là que les sentiments de Constance à l’égard de
Sam ont changé, lorsqu’elle a compris comment elle avait été traitée.
Jusque-là, elle avait seulement été triste. Le jeudi précédent, lors de
leur dernier jour dans la hutte 27, Quinn et elle étaient tombées dans
les bras l’une de l’autre et avaient pleuré. Elles avaient tout perdu,
mais se sentaient désespérées, pas aigries. Ce n’est que lorsque
Constance a constaté le peu que Sam lui avait donné, comparativement
aux autres, qu’elle a vu rouge. Furieuse, elle s’est rendue au penthouse
d’Orchidée et lui a dit ses quatre vérités. « “C’est pas possible”, il m’a
dit. “Je pensais que tu avais au moins 1 million d’actions.” » Elle en
avait moins du quart. « Sam m’a dit : “Je n’ai jamais voulu que cela
t’arrive.” Et je lui ai répondu : “Peu importe ce que tu as voulu !” »
Cette révélation allait donner le ton du mois suivant. Constance
resterait dans les parages et ferait mine d’aider Sam dans son plan
absurde de réanimation de FTX. Elle le verrait presque tous les jours,
répondrait à ses besoins linguistiques et lui préparerait même à dîner.
Mais ce qu’elle faisait réellement, c’était d’essayer de comprendre
exactement ce qu’il avait fait. Le département américain de la Justice
finirait par la retrouver et la faire accepter de servir de témoin dans le
procès qu’il intenterait contre Sam. Mais avant cela, elle comptait bien
poser quelques questions à son patron. Demander des explications.
Essayer de le piéger. L’amener à se confesser. Au minimum, elle
trouverait des failles et des contradictions dans son histoire.
L’histoire que Sam avait racontée à Constance était la suivante :
l’argent qui aurait dû être conservé chez FTX avait atterri de deux
manières dans les mains d’Alameda. La première était par le biais de
l’activité de trading habituelle de la société. Comme tous les autres
traders, Alameda pouvait emprunter à FTX en fournissant des
garanties. En guise de garantie, Alameda avait utilisé, entre autres, du
FTT – le token qui était, en fait, une participation dans FTX. Le prix
du FTT s’était effondré au même rythme que FTX. Les garanties ne
valaient désormais plus rien et certains prêts n’avaient pas été
remboursés. Lorsque l’on écoutait Sam, il y avait une raison
expliquant pourquoi Alameda avait été exemptée des règles régissant
tous les autres traders sur FTX, et avait liquidé les trades de ces
derniers lorsque leurs pertes dépassaient la valeur de leurs garanties.
En 2019, lors de la création de FTX, Alameda était de loin son plus
gros inestisseur. Au début, Alameda se trouvait de l’autre côté de la
plupart des trades qui se produisaient sur FTX. Le marché de la
plateforme d’échange fonctionnait mieux si Alameda subissait
occasionnellement quelques pertes – par exemple, si elle devait
intervenir et acquérir les positions perdantes d’un autre trader après
avoir été liquidées par FTX.
Selon Sam, FTX avait désactivé les limites de risque d’Alameda
pour la rendre plus attrayante. Les pertes causées par cette politique
déstabilisante étaient, dans tous les cas, insignifiantes. Les prêts de
trading ordinaires accordés par FTX à Alameda ne représentaient
qu’une petite fraction de celles subies par les clients. À eux seuls, ils
n’auraient pas posé de problème. La majeure partie de l’argent des
clients qui était chez Alameda au lieu d’être chez FTX – 8,8 milliards
de dollars, pour être exact – se trouvait sur un compte qu’Alameda
avait appelé fiat@.
Le compte fiat@ avait été créé en 2019 pour recevoir les dollars et
autres monnaies fiduciaires envoyés par les nouveaux clients de
FTX. Alameda Research n’avait créé le compte qu’après avoir constaté
l’incapacité de FTX à ouvrir ses propres comptes bancaires. En 2019,
aucune banque américaine n’était prête à proposer ses services à une
nouvelle plateforme internationale d’échange de cryptomonnaies. Les
entités du monde de la crypto que finançaient les banques, comme
Alameda Research, déguisaient généralement leur association avec ce
même univers. La plus grande plateforme américaine d’échange de
cryptomonnaies, Coinbase, avait par miracle persuadé la Silicon Valley
Bank de lui ouvrir un compte, c’est-à-dire un mécanisme permettant à
Coinbase de recevoir des dollars américains de la part de ses clients
traders de cryptomonnaies et de les leur en envoyer. Ce compte
bancaire américain constituait donc un sacré avantage, mais la façon
dont il avait été obtenu est une autre histoire. Ce qui nous occupe, en
ce jour, est de comprendre pourquoi FTX n’a pas réussi à trouver une
banque américaine désirant l’aider à envoyer et recevoir des dollars.
Depuis sa création au printemps 2019, et jusqu’en juillet 2021, date à
laquelle FTX a finalement convaincu une banque de San Diego,
Silvergate Capital2, d’ouvrir un compte à son nom, la société de Sam
n’avait aucun moyen direct d’accepter des dépôts en dollars.
Selon Sam, les dollars envoyés par les clients et accumulés au sein
d’Alameda Research n’avaient tout simplement jamais été déplacés.
Jusqu’en juillet 2021, il n’y avait aucun autre endroit où les placer, vu
que FTX n’avait pas de comptes bancaires en dollars américains. Les
dollars en question figuraient sur le tableau de bord des dépôts clients
de FTX, mais restaient sur les comptes bancaires d’Alameda. Sam a
également affirmé que ce fait, désormais considéré comme choquant
selon certains, n’avait pas attiré son attention jusqu’en juin 2022, au
moins. Ce n’est pas lui qui dirigeait Alameda Research, mais Caroline.
Vers la fin de l’année 2021, lorsque le flux de nouveaux dollars vers le
compte fiat@ a été réduit à néant – puisque les clients pouvaient
désormais déposer leurs dollars directement sur FTX, par
l’intermédiaire d’une banque américaine –, Alameda Research
affichait une valeur liquidative de 100 milliards de dollars. Ce chiffre
n’était, bien sûr, pas du tout fiable, car il s’agissait simplement de la
valeur marchande d’un grand nombre de cryptomonnaies dont le
marché pouvait disparaître si jamais Alameda essayait de vendre
quoique ce soit. Mais même si l’on évaluait le contenu d’Alameda de
manière plus rigoureuse, comme Sam le faisait parfois dans sa tête, on
pouvait facilement atteindre les 30 milliards de dollars. Les 8,8
milliards qui n’auraient pas dû se trouver chez Alameda ne résultaient
pas exactement d’une erreur d’arrondi. Mais ils n’étaient pas non plus
une raison suffisante de s’inquiéter. Comme l’a dit Sam : « Je n’ai pas
demandé : “Combien de dollars avons-nous ?” Nous avions
l’impression qu’Alameda disposait d’une infinité de dollars. »
Ce sentiment a changé à la fin du printemps 2022. Entre le début du
mois d’avril et la mi-juin, le prix du bitcoin est passé d’un peu plus de
45 000 dollars à moins de 19 000. Cet été-là, l’importance relative des
8,8 milliards de dollars placés chez Alameda est montée en flèche.
Encore une fois, ce n’était pas lui, disait-il, qui était responsable de
gérer le risque au sein d’Alameda Research, mais Caroline. Étant
donné que Caroline et lui se parlaient tout juste à ce moment-là, elle
n’avait pas pris la peine de lui faire part, ouvertement, des risques
qu’elle courait et des inquiétudes que cela engendrait.
Jusqu’en octobre 2022, selon Sam, il n’avait eu que deux contacts
avec cette énorme réserve inexpliquée d’argent qui s’était accumulée
chez Alameda, et dont Alameda dépendait de plus en plus. Le premier
contact avait été vraiment bizarre : à la mi-juin, Caroline s’était
inquiétée en découvrant que le solde du compte fiat@ était passé de
8,8 milliards à 16 milliards de dollars. Elle avait partagé ses
inquiétudes, non pas avec Sam, mais avec Nishad, qui, à son tour, avait
informé Sam et Gary, après quoi Gary avait découvert qu’il s’agissait
simplement d’un bug informatique. Le solde réel du compte fiat@
n’avait pas changé : il était toujours de 8,8 milliards de dollars.
Trois mois plus tard, en septembre, Caroline a pris Nishad à part et
lui a dit que l’exposition d’Alameda au marché la préoccupait de plus
en plus. Nishad avait emmené Sam sur le balcon du penthouse
d’Orchidée et lui avait transmis le message, mais sans mentionner
explicitement le compte fiat@. À ce moment-là, Sam s’est dit
qu’Alameda pouvait être en difficulté. Il a donc décidé de fouiller lui-
même dans les comptes afin de mieux comprendre le problème. En
octobre, il avait une vision plus claire de la situation. Ce n’est qu’à ce
moment-là qu’il a constaté qu’Alameda avait agi comme si les 8,8
milliards de dollars lui appartenaient. Il était alors trop tard pour faire
quoi que ce soit.
Constance a écouté Sam lui raconter son histoire. Tout en refusant
d’y croire. Elle le soupçonnait d’omettre un fait important – par
exemple, une perte soudaine chez Alameda Research qui l’aurait
poussé à s’emparer activement de l’argent des clients et à le transférer
chez Alameda. « C’est dingue, a-t-elle lancé. Il m’a fait croire qu’il
s’agissait d’une erreur comptable. » Elle ne savait pas comment ni
pourquoi il avait consciemment décidé de prendre l’argent des clients
et de l’utiliser comme sien, mais elle était sûre qu’il avait agi ainsi.
« Je suis toujours déçue que Sam n’ait pas encore avoué avoir déplacé
les fonds », a-t-elle reproché. Elle a décidé de découvrir elle-même ce
qu’il s’était passé, de la même manière qu’elle avait obtenu les
documents internes de l’entreprise. Elle a alors piégé et poussé Sam
dans ses retranchements alors qu’il n’était pas sur ses gardes. Elle s’est
cachée derrière l’épaule de Dan Chapsky pendant qu’il fouillait le code
informatique de FTX, à la recherche de données prouvant que Sam ne
lui racontait pas tout. Un mois plus tard, elle n’avait toujours rien
trouvé.
Une seule fois, elle a eu l’impression d’avoir réussi à obtenir une
confession de sa part. Elle lui avait parlé de la manière dont il pourrait
présenter sa mésaventure au public. « J’ai dit à Sam : “Tu dois
expliquer pourquoi tu as déplacé les fonds.” Et il n’a jamais nié. »
Pourtant, il n’a jamais dit, non plus, qu’il les avait déplacé. Son
histoire, aussi invraisemblable qu’elle puisse paraître, est restée
irritante et difficile à réfuter. L’expérience de Constance au sein de
FTX n’a pas aidé. Elle n’aurait pas été surprise, à l’époque,
d’apprendre, par exemple, que, pour maintenir les marchés sur la
plateforme d’échange, il avait fallu exempter les traders d’Alameda
des règles de gestion des risques de FTX. Elle avait vu dans quelle
mesure la volonté d’Alameda de trader n’importe quoi avec n’importe
qui et à n’importe quel moment avait été déterminante dans le succès
du lancement de FTX. Elle ne trouvait même pas louche qu’une
plateforme d’échange de cryptomonnaies dispose de sa propre équipe
de trading interne. « La plupart des plateformes d’échange faisaient
ça3, a-t-elle expliqué. Toutes les plateformes chinoises. Tout dépend de
la taille de l’équipe de trading et de ce qu’elle fait. » Elle n’a même
pas pu réfuter le récit rocambolesque de Sam à propos du compte
fiat@. Jusqu’à la fin de l’année 2021, période où elle avait transféré
ses propres dollars de son compte bancaire à FTX, elle avait dû les
virer non pas directement sur FTX, mais sur différents comptes
appartenant à Alameda Research. Certains des dollars contenus dans
fiat@ lui appartenaient.
Pendant la majeure partie du mois, j’ai regardé Constance revenir de
ses rencontres avec Sam. « J’essaie de le faire parler, et chaque fois, il
en dit un peu plus », a-t-elle confié. Mais aucun des propos de Sam ne
lui donnait l’impression que sa situation était désormais clarifiée. Un
soir du début du mois de décembre, elle s’est retrouvée avec Quinn,
dans sa cuisine, et a réfléchi à ce qu’elle avait appris sur Sam
Bankman-Fried au cours du mois écoulé. Selon elle, il n’y avait eu
qu’une seule révélation sérieuse. Encore et encore, elle avait confronté
Sam en lui décrivant la souffrance qu’il avait infligée aux personnes
qui lui avaient été les plus loyales. Une très courte liste de personnes,
avec, en tête, CZ et quelques anciens cadres de FTX, avaient quitté la
société en meilleure posture qu’ils ne l’avaient été à leur arrivée. La
plupart des employés avaient perdu toutes leurs économies. Certains
avaient perdu leur conjoint(e), leur maison, leurs amis et leur
réputation. Plusieurs employés taïwanais de FTX se trouvaient encore
à Hong Kong et n’avaient pas les moyens d’acheter un billet d’avion
pour rentrer chez eux. « J’ai demandé à Sam : “Lorsque tu étais en
train de faire tout ça, t’est-il arrivé de penser à l’ampleur du préjudice
que cet événement causerait, et l’as-tu pris en compte dans ton calcul
initial de la valeur attendue ?” »
Même ici, cependant, elle s’est surprise à parler à la place de Sam,
qui, dans son récit, ne s’était pas rendu compte des risques qu’il avait
fait courir, sans leur permission, aux autres personnes. Constance a
néanmoins senti qu’il ne se rendait pas vraiment compte, comme elle
aurait pu le faire, des dommages qu’il avait causés aux autres. « Il n’a
absolument aucune empathie, a-t-elle affirmé. Voilà ce que j’ai appris
de nouveau. Il ne ressent rien. »
Le matin suivant, je suis retourné à la cuisine de la Cabane à
crustacés et j’ai trouvé une note écrite à la main. « Pourquoi Sam est-il
incapable d’aimer ? pouvait-on lire. Par Quinn. »
J’avais une autre question. Elle me préoccupait depuis le début de
l’effondrement : où était passé l’argent ? La réponse n’était pas
évidente. Et il serait difficile de comprendre pourquoi les altruistes
efficaces avaient fait ce qu’ils avaient fait avec l’argent de leurs
clients, sans savoir combien ils en avaient perdu ni comment ils
l’avaient perdu. Dans les jours qui ont suivi l’effondrement, j’ai créé
ce qui aurait pu être l’état financier le plus grossier du monde. Il
traitait FTX et Alameda Research comme une seule entité : le Monde
de Sam. Une première colonne répertoriait tous les fonds entrant dans
ce monde, depuis sa création, en avril 2019 ; une seconde colonne
listait tous les fonds sortant. Chacune omettait les dix-huit mois
d’existence d’Alameda avant la création de FTX, car les chiffres en
question se révélaient relativement faibles. Tous étaient évidemment
des estimations très approximatives. Certains provenaient de Sam,
mais l’intégralité a été confirmée par d’anciens initiés qui n’avaient
aucune raison de me mentir. Quoi qu’il en soit, lorsque j’ai eu terminé,
mon relevé extrêmement naïf ressemblait à ceci :

FONDS ENTRANT (en dollars américains) :


Dépôts nets des clients : 15 milliards
Investissements de sociétés en capital-risque : 2,3
milliards
Bénéfices d’Alameda en matière de trading : 2,5
milliards
Recettes de la plateforme d’échange FTX : 2 milliards
Prêts nets en suspens accordés par les prêteurs de
cryptomonnaies (principalement Genesis et BlockFi) :
1,5 milliard
Vente initiale de FTT : 35 millions
Total : 23 milliards et 335 millions de dollars
FONDS SORTANT (en dollars américains) :
Renvoyés aux clients durant la fuite du mois de
novembre : 5 milliards
Montant versé à CZ : 1,4 milliard (uniquement la partie
en espèces. Je ne tiens pas compte des 500 millions de
dollars en FTT que Sam lui a également versés, car il
les a forgés gratuitement. Je ne tiens également pas
compte des 80 millions de dollars de tokens BNB que
CZ avait utilisés pour payer sa participation initiale et
qui valaient 400 millions de dollars au moment où Sam
les a restitués dans le cadre de son rachat de la
participation de CZ.) Investissements privés de Sam :
4,4 milliards (le portefeuille total s’élevait à 4,7
milliards de dollars, mais au moins un investissement,
d’une valeur de 300 millions, avait été payé par Sam
avec des actions FTX. Il en a probablement fait de
même avec d’autres, et ce chiffre est donc certainement
plus élevé qu’il ne l’était en réalité.) Prêts à Sam : 1
milliard (utilisé pour des dons politiques et des dons
aux causes altruistes efficaces). (Car ses avocats lui ont
expliqué qu’il était plus intelligent de contracter des
emprunts que de se verser un dividende en actions, car
il devrait payer des impôts sur les dividendes.)
Prêts à Nishad pour les mêmes raisons : 543 millions
Contrats d’endossement : 500 millions (ce montant est
probablement exagéré, car dans certains cas – Tom
Brady, par exemple –, FTX payait en actions FTX et
non en dollars.) Achat et brûlage de leur token
d’échange, FTT : 600 millions
Dépenses professionnelles (salaires, déjeuners, biens
immobiliers aux Bahamas) : 1 milliard

Total : 14 milliards et 443 millions de dollars

Évidemment, ce n’est pas ainsi qu’Ernst & Young4 l’aurait établi,


même si la liste que j’ai dressée n’était pas très différentedes tentatives
de Sam et Caroline visant à résumer leurs affaires. Au cours des trois
années et demie précédentes, près de 9 milliards de dollars de plus
étaient entrés dans le Monde de Sam qu’il n’en était sorti. Lorsque
FTX a cessé de restituer des fonds à ses clients, le mardi 8 novembre,
elle disposait encore de 3 milliards de dollars. La somme manquante
ne serait donc plus que de 6 milliards. (Les quelque 450 millions de
dollars volés lors du piratage informatique, trois jours plus tard, ne
sont pas pris en compte dans ce calcul.)
Il existait plusieurs explications possibles à la disparition de
l’argent. Mais plus on y réfléchissait, moins elles étaient
convaincantes. Par exemple, les traders d’Alameda auraient pu obtenir
perdu ces 6 milliards en pariant. Mais si c’était le cas, pourquoi
s’étaient-ils tous crus si rentables, jusqu’à la fin ? Je m’étais entretenu
avec plusieurs d’entre eux. Un certain nombre étaient d’anciens de
Jane Street. Ils n’étaient pas stupides. Ils étaient tous joyeux,
optimistes, et même un peu vantards en racontant que chaque trader
gagnait bien plus d’argent à Alameda qu’a Jane Street. Alameda avait
peut-être perdu beaucoup en tradant, mais personne ne comprenait
bien d’où de telles pertes pouvaient venir. L’histoire la plus répandue à
l’époque voulait que l’effondrement du prix des cryptomonnaies ait en
quelque sorte aspiré tout l’argent du Monde de Sam. Et il était vrai que
les énormes positions de Sam en Solana et en FTT, ainsi que d’autres
tokens d’une valeur encore plus douteuse, s’étaient effondrées. Elles
étaient passées d’une valeur théorique de 100 milliards de dollars, fin
2021, à une valeur pratiquement nulle, en novembre 2022. Mais Sam
n’avait pratiquement rien payé pour ces tokens. Ils avaient toujours été
davantage considérés comme de l’argent trouvé que comme un
investissement pour lequel il aurait déboursé de véritables dollars. Il
avait lui-même forgé le FTT, gratuitement. Pour l’ensemble de son
butin en tokens Solana, il n’avait pas payé plus de 100 millions de
dollars. La pseudo fortune s’était évaporée, mais cela n’expliquait
toujours pas où étaient passés ces dollars.
Je l’ai trouvé seul, ce soir du 14 novembre, dans le penthouse
d’Orchidée : la maison du « polycule », le nom que le New York Post a
donné à son club d’altruistes efficaces. Le monde extérieur nourrissait
alors les fantasmes les plus fous sur le cercle restreint de Sam.
Inévitablement, la nouvelle selon laquelle les altruistes efficaces
s’opposaient à la monogamie s’était répandue. Par la suite, une autre
rumeur indiquant qu’ils passaient la moitié de leur temps, dans le
penthouse d’Orchidée, à trouver de nouvelles façons de faire l’amour
les uns avec les autres s’est propagée. La plupart du temps, voilà à
quoi ils s’occupaient : jouer à des jeux de société. Dans le feu de
l’action d’une partie d’échecs, ils exploraient toutes les combinaisons
et positions possibles, mais à part cela, pas grand-chose. Néanmoins, la
confusion était compréhensible. Ils s’étaient octroyé des permis de
chasse sans jamais vouloir apprendre à manier une arme à feu. À quoi
bon ?
Dans les semaines qui ont suivi l’effondrement, le penthouse
d’Orchidée n’a jamais perdu l’image d’une scène de cambriolage où
l’on casse et s’empare, sans réfléchir, de tout ce que l’on peut. Chaque
chambre était restée telle qu’elle se présentait au moment du départ de
son occupant. Elles ne contenaient pas seulement leurs biens, mais
aussi leurs états d’esprit. La chambre de Caroline abritait toujours le
même désordre étourdissant qu’elle avait laissé lorsqu’elle était partie
en vacances avec un nouveau petit ami : les tenues qu’elle avait décidé
de ne pas emporter étaient toujours sur son lit. La chambre de Nishad
était parfaitement propre. Il avait fallu le convaincre de quitter les
Bahamas et il avait pris le temps de faire en sorte que son espace
ressemble à une chambre d’hôtel attendant le client suivant.
La chambre de Gary, dans laquelle Sam avait emménagé, racontait
sa propre histoire, plus compliquée. Trois sacs emballés restaient dans
un coin : Gary avait décidé de faire ses valises, puis les avait laissées
derrière lui. Pourtant, il n’avait pas tout emballé : ses vêtements sales
étaient encore éparpillés dans sa chambre. Sur son bureau, il restait une
boîte de nouilles à moitié mangée. Sa brosse à dents était toujours sur
l’étagère de la salle de bains. Il semblait s’être préparé à partir, mais
avait changé d’avis, puis était resté quelques jours en vivant comme
s’il avait l’intention de plus s’en aller, et avait une nouvelle fois changé
d’avis… après quoi, il était parti aussi vite qu’il l’avait pu. « C’est ce
que font les gens lorsqu’ils ont peur, a dit Sam, pendant que je fouillais
parmi les objets abandonnés. Cela en dit long sur la façon dont ils sont
partis et sur les raisons qui les ont poussés à le faire. Et s’ils avaient
pris une heure de plus pour faire leurs valises ? Il est resté plusieurs
jours. Pourquoi ne pas rester plusieurs jours et une heure de plus ? Ce
n’est pas comme s’il s’était dit : “J’ai 106 heures à passer ici”, puis
était parti une fois arrivé à 106. » Il a fait une pause, puis a ajouté. « Je
suppose que ses avocats lui ont dit qu’il risquait des poursuites pénales
s’il ne décampait pas. »
La liste de questions que j’avais, chaque fois que je rencontrais Sam,
ressemblait à l’un de ces verres qui se remplissent d’eux-mêmes
chaque fois que l’on boit une gorgée. Ses réponses entraînaient
toujours d’autres questions. « Qu’est-il advenu de ces six milliards de
dollars ? » aurait dû figurer en tête de ma liste actuelle. Les documents
de Constance avaient cependant soulevé beaucoup d’autres questions,
évidemment moins importantes, mais l’une d’entre elles me rongeait
de l’intérieur et il fallait que je la pose.
« Tu as payé Kevin O’Leary pour un déjeuner virtuel ? lui ai-je
demandé. Sérieusement ? »
« C’était pas grand-chose », a dit Sam en s’étirant sur le lit de Gary,
qui, maintenant qu’il n’avait plus les moyens de payer la femme de
ménage, restait défait. La station balnéaire d’Albany prévoyait de leur
couper l’eau et l’électricité. « Cela revenait à environ deux millions
par an. »
« Cinq millions par an, pendant trois ans », ai-je dit. Pour quelques
tweets et autographes. De la part d’une personne de Shark Tank. Et ce
n’est même pas la personne la plus célèbre de l’émission. Peut-être
même pas la deuxième personne la plus célèbre.
« Écoute, a dit Sam. Imagine un type de produit comme le
shampooing. Le shampooing fonctionne de la manière suivante : tu
veux du shampooing, tu vas en acheter. Tu parles pas de shampooing
sur Twitter. Les produits financiers, c’est différent. Pourquoi est-ce que
tu trades sur Robinhood ? Parce que tes amis tradent sur Robinhood.
C’est une décision consciente. »
Il était entré dans le mode qui lui était peut-être le plus naturel.
J’appelais cela : Sam en mode “j’explique patiemment quelque chose à
un idiot”. Il aurait été un excellent professeur de physique au lycée.
« Tu as accepté de payer 15 millions de dollars à Kevin O’Leary »,
ai-je dit.
« Comment fais-tu pour que les gens s’inscrivent sur FTX ? a-t-il
poursuivi, en m’ignorant. L’investissement, c’est comme un réseau
social. C’est pas logique, mais c’est comme ça. Et Kevin O’Leary est
un influenceur. Et quand on regarde qui a de l’influence dans ce réseau
social, il n’y a pas grand monde. »
Il a ensuite commencé à dresser la liste des personnes susceptibles
d’être considérées comme des influenceurs dans le domaine de la
finance. Kevin O’Leary n’était même pas en tête de liste. Sam avait
essayé en vain de faire signer un contrat à Jim Cramer, le présentateur
de Mad Money5.
« C’est Kevin O’Leary ! », étais-je quasiment en train de crier.
« Qui l’écoute ? », a dit Sam, toujours d’un ton éducatif. Il avait
pensé à Kevin O’Leary de la même manière qu’il avait pensé à tous les
autres. « La réponse n’est pas “personne”. Il a 1 million de followers.
Et ils le suivent pour bénéficier de ses conseils financiers. C’est
choquant. Mais c’est vrai. Tout ce que tu peux faire pour développer ce
réseau est utile. Je ne peux pas prétendre que Kevin O’Leary est
l’influenceur dont j’ai le plus besoin. Mais je ne sais pas qui l’est, non
plus. Combien de personnes censées donner des conseils financiers ont
1 million de followers sur Twitter ? Ils ne sont pas très nombreux. Il y
en a 30. Vingt d’entre eux nous diront “non” pour divers facteurs. Lui
a répondu “oui”. C’est ma première raison. »
« Quelle est la seconde ? », lui ai-je demandé.
« La seconde, c’est qu’il est venu nous voir. »
Finalement, nous sommes arrivés à la question dont la réponse
pourrait fournir des indices aux autres énigmes : où était passé
l’argent ? Une question que je ne poserais pas pour la dernière fois.
Tout comme Constance, j’avais cherché à savoir ce qu’il en était et
revenait toujours avec l’impression d’en apprendre moins que ce que
je devais savoir. Mais ce soir-là, Sam a ajouté une pièce à ce puzzle :
FTX avait perdu beaucoup d’argent à cause de pirates informatiques.
Pour éviter d’en encourager d’autres, ils n’ont rien dit. Les plus gros
piratages avaient eu lieu en mars et avril 2021. Un trader isolé avait
ouvert un compte sur FTX et s’était accaparé le marché de deux tokens
peu tradés, BitMax et MobileCoin. Ses achats avaient fait grimper en
flèche le prix des deux tokens : le prix du MobileCoin était passé de
2,50 dollars à 54 dollars en quelques semaines. Ce trader, qui semblait
opérer depuis la Turquie, avait agi, non pas par amour particulier pour
MobileCoin, mais parce qu’il avait trouvé une faille dans le logiciel de
gestion des risques de FTX. La plateforme permettait aux traders
d’emprunter des bitcoins et d’autres cryptomonnaies facilement
vendables contre la valeur de leurs positions en MobileCoin et en
BitMax. Le trader avait gonflé celle du MobileCoin et du BitMax afin
de pouvoir emprunter à FTX des cryptomonnaies d’une valeur réelle.
Une fois en main, il a disparu, laissant FTX avec une pile de tokens en
train de fondre et une perte de 600 millions de dollars en
cryptomonnaies.
L’ampleur de ce piratage était une exception, a dot Sam. L’ensemble
des pertes dues s’élevaient à un peu plus d’un milliard de dollars. Dans
tous les cas, Gary avait tranquillement réglé le problème, ils étaient
tous passés à autre chose et avaient permis aux voleurs de garder leur
butin. « Des gens qui jouent le jeu », les a décrits Sam. (Il était
vraiment facile à voler.)
Ces piratages réduisaient à 5 milliards de dollars le nombre de
dollars manquants inexpliqués. Sam n’a pas été d’une grande aide pour
ce faire. Soit il ne savait pas où était passé l’argent, soit il ne voulait
pas le dire. Il a écarté l’explication la plus évidente : Alameda avait
subi de lourdes pertes lors du grand krach des cryptos de 2022.
L’effondrement de FTX ressemblait un peu à l’affaire des ripples
disparus, mais à une échelle bien plus grande. Cette fois, la réponse à
la question que tout le monde se posait prendrait plus de temps à voir
le jour, et la personne la plus qualifiée pour y répondre n’était plus là.

C’était un lundi soir, le 12 décembre, et Constance et Quinn


venaient de regarder une vidéo YouTube amusante sur du tofu puant.
Elles effectuaient leur courte randonnée nocturne vers Orchidée pour
aider à préparer le dîner lorsqu’elles ont aperçu, juste devant elles, des
hommes en uniforme. On se serait cru dans un épisode des Experts.
Elles ont alors couru jusqu’au trottoir opposé, juste devant l’immeuble
de Sam, pour rattraper les hommes et leur demander ce qu’ils faisaient
là. Les deux inconnus n’ont rien voulu dévoiler. Au lieu de cela, ils ont
dit : « Vous êtes invitées à monter et à vous en rendre compte par vous-
mêmes. » Quelque chose que ce genre de types vous invitent rarement
à faire. Cela dit, elles sont montées.
Quelques instants plus tôt, un petit groupe – composé d’agents
locaux ressemblant à des membres de la police scientifique, un policier
bahaméen de très grande taille – était descendu de l’ascenseur et avait
pénétré dans le penthouse. Il y avait un long couloir entre l’ascenseur
et le salon. En descendant, le grand policier a demandé : « Monsieur
Sam Bankman-Fried est-il ici ? » Il lisait un document qu’il tenait à la
main, apparemment un mandat. Lorsque George s’est levé de sa
chaise, dans le salon, le policier s’est approché et lui a demandé :
« Êtes-vous Sam Bankman-Fried ? »
Au début, personne ne savait où était Sam. Il s’est avéré qu’il se
trouvait dans la salle de bain de Gary, en train de pianoter sur son
téléphone. Moins d’une heure auparavant, ses avocats l’avaient appelé
pour lui dire que le gouvernement américain lui donnait une heure
pour décider s’il voulait retourner aux États-Unis ou être arrêté aux
Bahamas. Il s’était alors empressé d’envoyer son témoignage écrit au
Comité des services financiers de la Chambre des représentants, qui
était sur le point de mener une enquête sur l’effondrement de
FTX. Sam avait espéré conclure un accord qui lui permettrait de se
présenter en personne, sans être détenu par les autorités américaines,
mais sa tentative n’a manifestement pas abouti. Avant d’appuyer sur
« Envoyer », il s’est retrouvé en pleine dispute avec sa mère à propos
de ce qu’il allait dire. Son témoignage démarrait avec la phrase : « J’ai
merdé. » « Tu peux pas dire “merde” au Comité du Congrès
américain », lui a dit Barbara. Ce point semblait de toute façon inutile6,
puisque le policier bahaméen lui a passé les menottes avant qu’il n’ait
le temps de terminer ce qu’il était en train de faire. Barbara a cessé de
discuter avec Sam de ce qu’il pourrait dire au Congrès et a commencé
à le conseiller sur ce qu’il devrait porter en prison. Elle voulait qu’il
mette un pantalon long. Sam insistait pour conserver son short cargo.
Pendant que la police expliquait les chefs d’accusation et détaillait
le contenu du mandat, Constance et Quinn sont entrées et ont essayé de
se rendre utiles. Au désordre laissé par Gary, Sam avait ajouté sa
propre couche sédimentaire de linge. Elles y cherchaient des vêtements
que Sam pourrait emporter avec lui en prison. « Il a besoin de
chaussettes, s’est dit Quinn, alors que le policier conduisait Sam hors
de la pièce. Il aime vraiment changer de chaussettes. Vous ne pouvez
pas encore l’emmener, car je n’ai pas fini de ramasser ses
chaussettes. » George, aussi, était maintenant dans la chambre,
cherchant des choses qui pourraient être nécessaires à Sam. Il est
tombé sur une boîte à souvenirs. Cela l’a surpris. Il ne savait pas que
Sam pouvait être si sentimental. Il l’a ouvert. Il n’y avait pas grand-
chose à l’intérieur. Quelques médailles obtenues lors de concours de
mathématiques, au lycée. Un exemplaire du magazine Forbes, avec le
visage de Sam en couverture. Et une boîte de cartes de visite, datant de
l’époque où il travaillait pour Jane Street Capital.
C’est Manfred qui a attiré l’attention de Constance. Manfred était
l’animal en peluche de Sam. Il l’avait depuis sa naissance et refusait de
le remplacer. Manfred allait donc avoir 31 ans. Elle avait vu Manfred
pour la première fois à Hong Kong. Sam l’avait apporté de Berkeley.
Même à cette époque, Manfred était si vieux et si usé qu’il était
difficile de déterminer son espèce. Peut-être qu’il s’agissait d’un chien,
voire d’un ours. Manfred avait fait le voyage de Hong Kong aux
Bahamas et pourrait bientôt, selon Constance, aller en prison. Sam
aimait que Manfred soit là. Constance et Quinn n’avaient cessé de
poser des questions sur la signification de l’ami d’enfance de Sam.
Sam ne s’intéressait pas aux vrais animaux. C’était un calcul de valeur
attendue, plutôt qu’une émotion, qui l’avait conduit à devenir
végétalien. Quinn pensait que Sam gardait Manfred près de lui parce
qu’il n’avait « pas besoin de le partager avec qui que ce soit. »
Constance voyait Manfred sous un nouveau jour. « Je pense qu’il est
très, très important pour lui d’avoir un attachement émotionnel », a-t-
elle avancé.
CHAPITRE 11

LE SÉRUM DE VÉRITÉ

Lorsque l’avocat de Sullivan & Cromwell lui a envoyé un


message lui demandant de ne pas bouger parce que quelque chose
d’important se profilait à l’horizon, John Ray n’avait aucune idée de ce
dont il parlait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il allait se retrouver avec
un cadavre sur les bras. Il ne savait rien de la cryptomonnaie ni de sa
culture. Il n’aurait même pas voulu être capable de définir le concept
de Bitcoin. Il ne savait certainement rien de FTX, et lorsque l’avocat a
mentionné « SBF », il ne savait pas de qui ou de quoi il parlait. « Je
pensais que ça pouvait vouloir dire : “sale boîte Ford” », a dit Ray.
Après un appel téléphonique dans la nuit du mardi 8 novembre,
l’avocat de Sullivan & Cromwell l’avait laissé en plan. Finalement, le
mercredi en fin de matinée, Ray a reçu un message : « C’est
complètement dingue. Je te recontacte plus tard. » Puis que dalle
jusqu’à 0 heures 33, le vendredi 11 novembre. À cette heure
improbable, le gars de Sullivan & Cromwell a envoyé un message à
John Ray : « Ils sont encore en train d’examiner si vous êtes le bon
candidat pour le job. » Deux heures plus tard, il a envoyé un autre
texto : « SBF a disparu. » John Ray pensait qu’il était devenu trop
vieux pour ce jeu.
Le jeu avait cependant encore besoin de John Ray. Le monde
sauvage et merveilleux de la faillite était de plus en plus dominé par
les grands cabinets d’avocats, mais il existait encore quelques
solitaires, comme Ray, qui jouait le rôle « d’exploitant de forage de
prospection ». Les cabinets d’avocats faisaient appel à ce genre de
personnage pour prendre la direction de l’entreprise en faillite, et
l’exploitant, à son tour, embauchait les cabinets d’avocats. Sur le plan
juridique, c’est le vendredi 11 novembre 2022, à 4 heures 30, que Sam
Bankman-Fried a docusigné le dépôt de bilan de FTX et nommé John
Ray comme nouveau PDG de FTX. En pratique, Sullivan & Cromwell
préparait John Ray pour remplacer Sam en tant que PDG de FTX, puis
John Ray engageait Sullivan & Cromwell comme avocats pour gérer la
faillite1.
Sullivan & Cromwell n’était présent sur la scène que parce que le
cabinet avait fait un tas de travaux pour Sam, à l’époque où tout le
monde l’aimait. Ils avaient été les avocats de FTX lorsque la
plateforme d’échange s’était présentée devant les autorités de
régulation américaines pour répondre à des questions telles que :
existe-t-il des conflits d’intérêts entre FTX et Alameda Research ?
Sam n’avait jamais entendu parler de John Ray, et n’avait pas voulu
signer les papiers officialisant la faillite. Ou plutôt, il y avait eu une
période d’environ deux heures, le matin du 11 novembre, pendant
laquelle il avait accepté de signer. Jusqu’à ce moment, il avait écouté
les avocats de Sullivan & Cromwell, et son propre père, avec un
mélange de désintérêt et de scepticisme poli qu’il réservait aux adultes
lui disant simplement de faire ce que les adultes font normalement. Ils
annonçaient tous que s’il ne signait pas les documents, plusieurs pays
barbares mettraient sa société en faillite. Lui et FTX seraient dans de
meilleures mains aux États-Unis que dans d’autres juridictions. Sam
n’en était pas sûr.
Pendant que Sam ruminait, John Ray s’est renseigné sur lui et sur
l’entreprise qu’il avait créée. « J’me disais : “C’est quoi ce truc ?”, a
raconté Ray. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un gros échec, mais
auparavant, c’était quand même une sorte d’entreprise. Qu’est-ce que
vous faisiez ? Quelle était la situation ? Pourquoi le dépôt de bilan a-t-
il été si soudain ? » Il a brièvement envisagé leur innocence : « Peut-
être ont-ils été piratés. » « Ensuite, on a commencé à s’intéresser au
jeune », a dit Ray ; le « jeune » étant Sam. « J’ai regardé sa photo et je
me suis dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez lui. » Ray
était fier de ses jugements éclairs. Il pouvait regarder une personne et,
en dix minutes, savoir qui elle était, sans jamais avoir à reconsidérer
son opinion. Il avait tendance à classer les hommes qu’il évaluait dans
l’une des trois catégories suivantes : « bon gars », « naïf » et
« escroc ». Sam n’était manifestement pas un bon gars. Et il ne
semblait clairement pas naïf.
Sam avait été amené à croire que celui qui lui succéderait au poste
de PDG l’emploierait au moins comme ressource, pour l’aider à
trouver l’argent manquant. Cela n’est jamais arrivé. À ses débuts dans
le droit de la faillite, dans les années 1990, John Ray avait appris une
leçon à la dure. L’un des escrocs qu’il avait remplacés avait demandé à
lui parler, puis lui avait menti. Lors des premiers jours qui avaient
suivi la cession de l’entreprise à Ray, Sam lui avait envoyé une longue
série d’e-mails pitoyables. « Hé, John, j’aimerais vraiment vous
parler. » Ray avait parcouru les messages et s’était dit : « Jamais d’la
vie. »
En refusant d’interagir de quelque manière que ce soit avec Sam,
comprendre ce que Sam avait fait, ou pourquoi il l’avait fait, était, bien
évidemment, devenu plus difficile. « C’est littéralement comme si
vous sortiez un puzzle, mais avec certaines pièces manquantes, et que
vous ne pouviez pas parler à la personne qui a créé le puzzle », a
expliqué Ray. Il avait, toutefois, échangé suffisamment longtemps avec
les autres membres du cercle restreint de Sam pour les voir tels qu’ils
étaient. Nishad Singh lui paraissait un naïf. « Il est étroit d’esprit, a dit
Ray. Avec lui, c’est tech, tech, tech. Il n’y a jamais de problème qu’il
ne puisse résoudre. Il ne va pas voler d’argent. Il ne fera rien de mal.
Mais il n’a aucune idée de ce qui se passe autour de lui. Vous lui
demandez un steak et il le cherchera dans le cul du taureau. » L’équipe
chargée de la faillite avait joint Caroline Ellison par téléphone, le
samedi suivant l’arrivée de Ray à la tête de FTX. Elle, au moins, avait
pu expliquer où étaient cachés certains des portefeuilles contenant les
cryptomonnaies. À part cela, elle n’a pas été très utile. « Elle est aussi
froide que de la glace, a dit Ray. Il fallait lui acheter les mots à la
voyelle. Une véritable tarée. »
Pendant que Caroline parlait, Ray essayait de comprendre où elle se
trouvait. Elle prétendait être à Boston, mais Ray savait que ce n’était
pas vrai. Il lui posait des questions qui semblaient plus innocentes
qu’elles ne l’étaient. Le vol depuis Hong Kong a été long ? Quel temps
fait-il chez vous ? Le FBI était à la recherche de Caroline, et il
comptait bien les aider à la retrouver2. Sa mission était claire et
précise : trouver le plus d’argent possible et le restituer aux créanciers.
Dès sa nomination au poste de PDG de FTX, il s’est vu confier une
deuxième mission, beaucoup plus vague : aider les procureurs
américains à monter leur dossier contre Sam BankmanFried. « Il y a
des gens qui naissent criminels et d’autres qui le deviennent, a décrété
Ray. Lui, selon moi, est devenu un criminel. Je ne sais pas comment ni
pourquoi. Peut-être qu’il faut d’abord comprendre cet enfant et ses
parents. »

Puis le chaos a frappé. Sam a signé les papiers et annoncé, huit


minutes plus tard, qu’il avait changé d’avis, mais Sullivan & Cromwell
l’a informé qu’il n’était pas possible de modifier un dossier après avoir
déclaré faillite. Tout cela a permis à Ray d’en savoir plus sur FTX. Il a
alors appris que FTX possédait 30 plateformes d’échange de
cryptomonnaies différentes, non seulement aux Bahamas et aux États-
Unis, mais aussi en Turquie et au Japon, et dans bien d’autres endroits.
Partout où il était possible de trader des cryptomonnaies, FTX avait
enregistré une plateforme d’échange et demandé une licence
gouvernementale. Chaque plateforme avait de l’argent et des clients
qui, en théorie, pouvaient se connecter et retirer leurs dépôts. Aussi
loin que Ray pouvait voir, ce qui n’était pas très loin, pas un centime
n’avait bougé. « Il n’y avait aucune feuille de papier contenant des
informations sur les comptes bancaires », a-t-il rapporté. À l’intérieur
de dizaines de petites banques et de plateformes d’échange éloignées,
FTX ou Alameda ou l’une des plus de 100 autres entités qu’ils
contrôlaient, détenaient de nombreux dollars et monnaies financières.
Il y avait également, sur certains serveurs d’Amazon, des mots de
passe qui vous permettaient d’accéder à des portefeuilles virtuels
contenant des cryptomonnaies. « Les portefeuilles étaient dans le
cloud, a témoigné Ray. Tu perdais les mots de passe, tu perdais
l’argent. »
Si l’argent était difficile à trouver, c’est en partie parce qu’il n’y
avait personne au sein de FTX – du moins personne avec qui Ray était
disposé à parler – chargé de savoir où il se trouvait. « Il n’y avait
aucune structure, a confié Ray. Pas de liste des employés3. Pas
d’organigramme. » Six jours après avoir pris ses nouvelles fonctions,
Ray a déposé un rapport auprès du tribunal des faillites du district du
Delaware. « Jamais, au cours de ma carrière, je n’ai été témoin d’une
défaillance aussi complète des principaux actionnaires et d’une
absence aussi totale d’informations financières fiables que ce qui s’est
produit ici », a-t-il écrit.
Au lieu d’interroger les personnes à l’origine du chaos, Ray a
engagé des équipes d’enquêteurs au caractère bien trempé, dont
beaucoup avaient déjà travaillé avec lui. Des « adultes sérieux »,
comme il les appelait. Le cabinet Nardello, par exemple, était composé
d’un grand nombre d’anciens du FBI. (Devise de l’entreprise : We find
out4.) Chainalysis, le cabinet d’analyse en cryptomonnaies, était
nouveau pour lui. Ray a dit à ses collaborateurs : « Faites un entretien
sur Zoom avec chaque employé de FTX. Et s’ils ne vous contactent
pas pour convenir d’un rendez-vous, ils sont renvoyés. » Quatre-vingts
employés, peut-être, ont été licenciés de cette manière. Presque tous
les autres l’ont été après leur entretien virtuel. Même si vous sortiez
des bois les mains en l’air, on vous tirait dessus. « Il agissait comme si
chaque personne qui n’était pas aux États-Unis faisait partie du crime,
alors qu’il ne savait pas de quel crime il s’agissait », s’est remémoré
un employé de FTX. Lors d’une visio en groupe pour parler du
mystérieux piratage d’environ 450 millions de dollars qui s’était
produit le jour de l’effondrement, Sam lui-même est apparu. « Hé, Sam
ici ! a dit Ray, imitant le ton enjoué de Sam, qui n’était lui-même
qu’une imitation. « Nous essayons de comprendre dans quel bordel
nous sommes et quel est l’enfoiré qui nous a piratés, Il ne sait rien du
piratage. Il n’arrête pas de répéter : “Vous devriez demander à Gary.” Il
réapparaît plus tard et balance : “J’ai besoin de mes mots de passe pour
accéder au système.” Tu peux te gratter, j’me suis dit. »
En l’espace de quelques semaines, Ray avait licencié pratiquement
tous ceux qui avaient une connaissance approfondie de ce qui s’était
passé au sein de FTX et d’Alameda Research. Il n’y avait qu’une seule
exception. « Je pense qu’ils paient encore le psychiatre », a supposé
Ray.
C’était au début de l’année 2023. À la fin du mois d’avril, John Ray
était constamment sur le qui-vive. « On se croirait dans un film
d’action ! a-t-il lancé. Il y a toujours quelque chose de nouveau. » Un
jour, une plateforme d’échange de cryptomonnaies quelconque a
appelé pour dire : « Nous avons 170 millions de dollars sur un de vos
comptes : voulez-vous les récupérer ? » Un autre jour, un employé de
FTX les a appelés à l’improviste pour leur dire qu’il avait emprunté
deux millions de dollars à l’entreprise et qu’il voulait rembourser le
prêt (dont il n’existait, selon Ray, aucune trace). Bien évidemment,
entendre parler de ce prêt signifiait se poser tout un tas de questions
sur le nombre de prêts similaires cachés sous la surface. La recherche
d’argent dans le Monde de Sam rappelait à Ray la chasse aux œufs de
Pâques qu’il venait d’organiser pour ses petits-enfants. « À la fin, ils
comptent tous, a-t-il déclaré. Il en manque encore cinq. Ils sortent et
partent à leur recherche. Puis, ils reviennent avec six. » L’œuf
supplémentaire était une relique jaunâtre qui n’avait pas été découverte
l’année précédente. Son petit-fils adolescent lui avait dit : « C’est
comme ton nouveau travail ! » Et il avait raison ! John Ray participait
aussi à une drôle de chasse aux œufs, sauf que personne n’avait
préalablement compté les œufs. N’ayant aucune idée du nombre
d’œufs qu’il cherchait, Ray ne saurait jamais quand mettre fin à sa
recherche.
Après plusieurs mois de chasse, ses limiers avaient découvert que
« quelqu’un avait volé 450 millions à la plateforme d’échange » Ils
étaient tombés non pas sur le simple piratage de novembre 2022, mais
sur les hackings compliqués de BitMax et de MobileCoin de 600
millions de dollars, datant du printemps 2021. (Le montant variait en
fonction des fluctuations du prix de la cryptomonnaie volée.) Ils
avaient localisé le pirate non pas en Turquie, mais à l’île Maurice.
« Nous avons une photo de lui, entrant et sortant de sa maison », a
rapporté Ray. Il était à peu près sûr qu’il allait récupérer la plus grande
partie de cet argent. « Nous pensons qu’il y en a beaucoup d’autres,
comme lui », a déduit Ray. Finalement, me disais-je, il finirait par
trouver le milliard de dollars perdu à cause de piratages dont Sam lui
aurait simplement parlé, s’il avait accepté de le voir5.

Il était vrai, comme le disait Sam, que les gens ne voient pas ce
qu’ils ne cherchent pas. Il était également vrai que les gens ont le don
de voir ce qu’ils s’attendent à voir. John Ray s’attendait à voir les
preuves d’un crime. Lors de nos réunions, il apportait toujours de
nouvelles pièces apparemment accablantes. Une fois, il a par exemple
trouvé les formulaires fiscaux américains d’Alameda Research datant
de 2021. Alameda y avait annoncé une perte de plus de 3 milliards de
dollars. Si les chiffres et les faits étaient corrects, cela contribuerait à
expliquer le trou dans le bilan que j’avais dressé moi-même, mais ce
n’était en fait qu’une pièce d’un puzzle plus grand et plus compliqué.
Cette année-là, Alameda Research avait vendu du FTT à découvert au
moment où une entité sous son contrôle avait acheté la même quantité
de FTT. Le prix du token avait beaucoup augmenté. Alameda Research
avait alors subi une perte de plusieurs milliards, tandis que la seconde
entité avait réalisé un gain de plusieurs milliards, correspondant
exactement. Les règles comptables d’Alameda Research lui
permettaient de déclarer les pertes non réalisées comme des pertes
fiscales. Celles de l’autre entité n’exigeaient pas qu’elle fasse l’inverse
avec ses gains. Les avocats fiscalistes d’Alameda, dont faisait partie le
père de Sam, avaient plaidé en faveur de l’utilisation de la perte
fiscale, qui pouvait être compensée par des gains courants. Il s’agirait
alors, comme l’a dit l’un des avocats, d’une « fausse perte ».
En juin 2022, Nishad Singh m’avait fait part des nombreux moyens
détournés mis en œuvre pour extorquer de l’argent à FTX. Plusieurs
employés avaient rejoint l’entreprise, puis été jugés comme
insuffisants dans leur travail et avaient été licenciés… avant de se
tourner vers l’un des nombreux cabinets juridiques connus pour leur
spécialisation dans le démantèlement de sociétés en cryptomonnaies6.
Nishad avait été scandalisé, pas seulement à cause des différentes
accusations portées par les employés licenciés, qui n’étaient que de
pures inventions, mais surtout parce que toutes les personnes
impliquées savaient que FTX préférait payer plusieurs millions de
dollars plutôt que d’avoir à supporter le coût d’une fausse accusation.
« C’est la faute des employés américains, a-t-il avancé. Les employés
chinois font pas ça. » FTX a finalement mis au point une stratégie
appelée opération « Couette chaude ». L’opération Couette chaude
permettait d’identifier les cabinets d’avocats qui s’étaient livrés aux
différents démantèlements et de leur confier des tâches juridiques, afin
qu’ils ne puissent pas poursuivre FTX. À l’époque, cela semblait
judicieux… puis, beaucoup moins, deux ans plus tard, lorsque John
Ray a brandi des documents en affirmant que Sam avait versé des pots-
de-vin pour régler les plaintes des dénonciateurs.
Pour John Ray, tout cela ressemblait à une chasse aux œufs de
Pâques. Personnellement, j’avais davantage l’impression de voir un
archéologue amateur, qui était tombé par hasard sur une civilisation
inconnue. Incapable d’apprendre quoi que ce soit sur ses coutumes ou
sur sa langue, il a commencé à creuser. Les artefacts mis au jour par
les fouilles se prêtaient à une interprétation qui aurait laissé perplexes
les aborigènes qui les avaient créés et utilisés. Mais le plaisir que Ray
montrait et partageait, chaque fois qu’il découvrait quelque chose, était
si contagieux que, souvent, je n’avais pas la force de lui dire : « Tu
sais, je suis pas tout à fait sûr que tu aies trouvé exactement ce que tu
penses avoir trouvé » ou « je sais ce que c’est, et ce n’est pas ce que tu
crois ». À un moment donné, par exemple, son équipe a découvert
qu’une filiale d’Alameda Research, située à Hong Kong et nommée
« Cottonwood Grove », avait acheté de grandes quantités de FTT. Pour
l’archéologue innocent, il s’agissait d’une preuve que le Monde de
Sam avait artificiellement augmenté la valeur du FTT. Ray ne savait
pas que FTX avait été obligée de dépenser environ un tiers de ses
revenus pour racheter et brûler ses tokens, et que Cottonwood Grove
était l’entité qui l’avait fait.
Du haut de mon perchoir, il m’arrivait de crier au responsable des
fouilles mon opinion sur les dernières découvertes, mais il se
contentait de me regarder avec pitié. J’étais clairement un naïf. Lors
d’une de nos réunions, Ray a demandé : « As-tu déjà entendu parler de
ce type, Zane Hacket ? » Il avait confondu « Hacket » et « Tackett »,
mais avait découvert que Zane avait retiré plusieurs milliers de dollars
en cryptomonnaies de la plateforme d’échange, dans les semaines
précédant l’effondrement. Et c’était la pure vérité ! Pendant cette
période, Zane avait acheté quelques trucs. Mais il avait également
déposé 1 million et demi de dollars en cryptomonnaies sur la
plateforme, le dimanche de la chute. Ray avait les reçus pour le
prouver : lorsque FTX a disparu, une grande partie de la fortune de
Zane s’est évaporée. Le problème de Zane n’était pas qu’il était un
escroc, mais qu’il faisait trop confiance. Le même constat était vrai
pour la quasi-totalité des employés de FTX, dont une majorité avait
tout perdu. La construction de leur civilisation révolue ne s’était pas
appuyée sur le cynisme, mais sur la confiance.
Quelque chose de difficile à voir pour l’archéologue débarquant
sans connaissances préalables. La première impression que Ray s’est
faite de Sam et de son cercle restreint a été le point de départ d’un récit
qui pourrait être imposé à presque tous les fragments restants du
Monde de Sam. Les centaines d’investissements privés réalisés par
Alameda Research, par exemple. Lorsque nous nous sommes
rencontrés pour la première fois, au début de l’année 2023, Ray m’a
rabâché à quel point tout cela était louche. Il avait une théorie qui
expliquait pourquoi Sam avait jeté tant d’argent par les fenêtres :
l’investisseur voulait s’acheter des amis. « Pour la première fois de sa
vie, personne ne le regarde en se disant qu’il est tout simplement
taré », a dit Ray. À titre d’exemple, il a cité les dollars investis par Sam
dans des entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle « Il a
donné 500 millions à cette boîte appelée Anthropic, a expliqué Ray.
C’est juste un groupe de personnes avec une idée. Rien d’autre. »
Quelques semaines plus tard, Google, Stark Capital et quelques autres
entreprises ont investi 450 millions de dollars dans Anthropic. Les
conditions ont permis de réévaluer la participation que Sam avait
achetée pour 500 millions à 800 millions de dollars. Je connaissais au
moins un investisseur qui pensait que si cette participation était divisée
en petits morceaux et vendue lentement, elle pourrait facilement
rapporter 1 milliard.

Une fois les calculs terminés, les limiers de Ray ont conclu que FTX
devait encore 8,6 milliards de dollars à ses clients. Il y avait au moins
trois façons de trouver l’argent pour les rembourser. La première était
la chasse aux œufs de Pâques, la recherche de fonds qui pourraient
encore être cachés dans des banques et des plateformes d’échange de
cryptomonnaies. La deuxième consistait à vendre tout ce qui restait
dans l’antre du dragon, non seulement la participation dans Anthropic,
mais aussi les centaines d’autres investissements privés et la vaste pile
de cryptomonnaies moins connues. La troisième se résumait à
récupérer de l’argent aux personnes que Sam avait payées pour être ses
amis ; ses investissements dans les fonds d’autres personnes, ses dons
politiques et même ses dons philanthropiques.
Pour arracher cet argent aux personnes auxquelles Sam l’avait jeté,
John Ray devait prouver deux choses. La première était que FTX
n’avait pas reçu un service d’une valeur équivalente à son
investissement. Vous ne pouviez pas récupérer l’argent d’un plombier
qui avait été payé pour déboucher une canalisation chez FTX. En
revanche, vous pouviez retrouver celui d’un chercheur à qui FTX avait
accordé une subvention pour inventer des canalisations qui ne se
bouchaient jamais. Cependant, une simple inadéquation en termes de
valeur n’a pas suffi pour que Ray récupère les fonds. Il devait
également prouver que l’argent que Sam avait donné, au moment où il
l’avait donné, n’était tout simplement pas son argent. Et le seul moyen
pour que celui-ci ne soit pas celui de Sam était que FTX, au moment
où Sam l’avait fourni, ait été insolvable, ou presque. Les nombreuses
tentatives de Ray pour parvenir à ses fins ont soulevé une question
intéressante, à laquelle son équipe n’avait pas encore répondu de
manière intelligible : à quel moment y a-t-il eu moins d’argent dans le
Monde de Sam que ce qu’il était censé y avoir chez FTX ? Quand,
exactement, FTX a-telle fait faillite ?
Au lieu de répondre à la question, Ray a lancé une campagne éclair
de poursuites judiciaires contre différentes personnes à qui Sam avait
remis de l’argent. C’était très amusant à lire. Il s’agissait toujours de
textes juridiques, mais ils avaient tous des sous-textes. Qui plus est,
Ray écrivait avec un style particulièrement efficace pour attirer
l’attention des médias. « Il faut raconter une histoire, a expliqué Ray.
Personne n’a envie de lire : X dollars transférés à Y, bla, bla, bla. Il
faut avoir l’imagination d’un enfant pour écrire ce genre de choses. »
Au cours des huit premiers mois et demi, il a intenté neuf de ces
actions afin de récupérer l’argent. Ray visait principalement les
initiés – Sam, les parents de Sam, Caroline, Nishad, etc. – ou les
personnes à qui Sam avait confié des sommes considérables pour
qu’elles investissent en son nom7.
Sa cible la plus révélatrice, du moins à mes yeux, était l’avocat de
FTX, Dan Friedberg.
Dans le Monde de Sam, Dan Friedberg – qui avait une cinquantaine
d’années – était le seul adulte qui comptait. À la demande du père de
Sam, il avait quitté un emploi où il était rémunéré plusieurs millions
par an chez Fenwick & West pour courir après Sam, où qu’il aille. Il
était le directeur juridique de FTX. Mais également le baby-sitter…
d’un bébé qui terrifie ses parents et mène la barque. Il avait suivi Sam
à Hong Kong, puis avait déménagé aux Bahamas, où il passait
beaucoup de temps en bermuda à avoir l’air hors de son élément.
Friedberg était la personne à laquelle Sam pensait généralement
lorsqu’il se plaignait des choses inutiles dont les adultes lui
demandaient de s’inquiéter. Même lorsque tout allait bien, il était
évident que Friedberg n’avait qu’une influence limitée sur Sam ou sur
les activités de FTX, même si son nom figurait sur de nombreux
documents officiels. Il avait facilité l’ouverture des comptes bancaires
qui recevaient les dépôts des clients de FTX. Il avait participé à
l’exécution de l’opération Couette chaude. Mais dans la semaine qui a
suivi l’effondrement de FTX, il a été le premier employé à abandonner
le navire et s’est immédiatement adressé aux autorités de régulation
financière américaine et au FBI. Même à l’époque, il ne savait pas
exactement ce qui se tramait entre FTX et Alameda, mais il savait que
cela était louche. Et il était complètement, totalement effondré. Il
s’était, en quelque sorte, laissé emporter par l’enthousiasme des
altruistes efficaces « Je voulais qu’il y ait un Sam », comme il l’a dit.
L’infraction la plus grave de Friedberg avait été, comme je m’en
doutais, commise après l’effondrement. Après avoir rejoint FTX, il
avait transféré environ 1 million de dollars en cryptomonnaies depuis
son compte sur Coinbase vers FTX US. Il avait tenté, en vain, de
s’associer à un procès intenté par d’autres créanciers pour empêcher
Sullivan & Cromwell de contrôler la faillite, et donc toutes les preuves
de ce qui s’était passé. Personne n’avait demandé à Dan Friedberg de
s’adresser au juge des faillites. Il venait lui-même de déposer une
déclaration auprès du tribunal des faillites du Delaware. L’énergie
littéraire de ce texte dépassait même celle de John Ray. Le document
expliquait que, fin 2020, Friedberg avait engagé un associé chez
Sullivan & Cromwell nommé Ryne Miller pour devenir le directeur
juridique de FTX US. Le texte indique ensuite que Miller avait alors
dit à Friedberg qu’il espérait retourner chez Sullivan & Cromwell, et
qu’il devait donc orienter le plus possible de travail juridique de FTX
vers son futur employeur. FTX avait ensuite payé entre 10 et 20
millions de dollars d’honoraires à Sullivan & Cromwell. Dans un cas,
selon Friedberg, Sullivan & Cromwell avait facturé 6,5 millions de
dollars à FTX pour un travail qui n’aurait dû coûter qu’une fraction de
ce montant.
Quoi qu’il en soit, dans la semaine de l’effondrement, lorsqu’il est
devenu clair que FTX était en faillite, les avocats se sont disputés sur
ce qu’il fallait faire. Friedberg, comme tous les autres avocats, avait
démissionné. Seul Miller était resté et avait fait pression pour que Sam
signe les documents et pour que Sullivan & Cromwell dirige la
procédure de faillite. C’est également Miller, écrit Friedberg, qui a fait
pression pour que FTX US soit incluse dans la faillite, même si FTX
US était une entité entièrement distincte et apparemment solvable8.
Friedberg a affirmé que Miller avait agi de la sorte pour deux raisons.
La première consistait à renforcer les arguments en faveur d’une
faillite lucrative aux États-Unis, plutôt qu’aux Bahamas, par exemple.
La seconde était que FTX US contrôlait une cagnotte de 200 millions
de dollars qui pouvait être utilisée pour payer Sullivan & Cromwell.
À la fin de sa déclaration, Friedberg a écrit : « Je ne suis pas le seul ex-
employé de FTX à ne pas avoir confiance en S&C. Les employés,
anciens comme actuels, ont peur de soulever ces questions parce que
S&C pourrait prendre des mesures défavorables à leur encontre. »
Dans le système américain des faillites, il existait un personnage
frustrant et souvent frustré : le fidéicommissaire. Employé par le
département américain de la Justice, il était censé contrôler les initiés
qui profitaient de la faillite. (Et qui contrôlaient les preuves existantes
en cas d’affaires pénales.) Mais le seul pouvoir que la loi conférait au
fidéicommissaire était celui de se plaindre auprès du juge, qui, lui-
même, était généralement un ancien avocat spécialisé en droit de la
faillite. Le fidéicommissaire américain chargé de l’affaire FTX,
Andrew Vara, avait écrit une lettre très fermement formulée au juge,
John T. Dorsey, demandant que Sullivan & Cromwell ne soit pas
autorisé à gérer la faillite et qu’un examinateur indépendant soit chargé
d’en assurer la surveillance. Dorsey avait rejeté la demande. Il a fait de
même avec celle de Dan Friedberg. Lors de l’audience visant à
déterminer si Sullivan & Cromwell pouvait gérer l’affaire, les témoins
ont été autorisés à comparaître en personne ou par Zoom. Friedberg
s’était présenté par fenêtre Zoom interposée, sans être invité, et a
proposé de témoigner sous serment. Dorsey a une nouvelle fois refusé.

À l’extérieur de la salle d’audience, Friedberg avait l’un des


meilleurs points de vue sur ce qui s’était passé à l’intérieur du Monde
de Sam, et peut-être aussi sur le rôle que Sullivan & Cromwell avait
joué dans cette affaire. À l’intérieur, l’expérience de Dan Friedberg
était jugée non pertinente. Et c’était, semblait-il, la fin de l’histoire.
Les juges américains disposent de pouvoirs sensationnels pour
déterminer quelles preuves admettre dans le cadre d’une affaire.
Mais à la fin du mois de juin, John Ray a redonné de l’importance à
Dan Friedberg en le poursuivant devant le tribunal des faillites. Ray
avait sa propre réponse au conflit entre Ryne Miller et Dan Friedberg.
Il considérait Miller comme « un mec naïf ». Et pensait que Friedberg
était un « criminel né ».
Dan Friedberg n’avait pas été accusé de crime. Il coopérait avec les
officiels du département de la Justice dans le cadre de leur enquête.
Ray n’avait pas le pouvoir d’accuser Friedberg de crime. Dans son
procès, qui visait à récupérer tout l’argent que FTX avait versé à Dan
Friedberg, Ray a énuméré toutes les mauvaises choses que, selon lui,
Friedberg avait commises. Il a également indiqué les sommes qu’il
souhaitait voir restituer par Friedberg. La majeure partie de l’argent se
trouvait sur une seule ligne. « En juillet 2020, a écrit Ray, le Groupe
FTX a fait en sorte que Friedberg reçoive 102 321 128 tokens Serum,
une monnaie numérique lancée par la Fondation Solana, en 2020… Au
moment du dépôt de bilan du Plaignant, la valeur du Serum était
estimée à 0,33 dollar par token. Les positions en Serum de Friedberg
valaient donc 33 765 972,20 dollars. »
Avant de lire cette phrase, je n’avais jamais entendu Ray qualifier
Serum (et Solana et FTT) autrement que par « coins de Sam » ou
« coins de merde ». Son point de vue sur les cryptomonnaies était un
peu comme son point de vue sur les gens. Il y avait les « bons coins de
merde » et les « mauvais coins de merde ». (Mais pas de coins de
merde naïfs.) Je n’avais jamais essayé de le contredire, en partie parce
que je pensais qu’il avait en quelque sorte raison. Pourtant, il y a des
distinctions qui méritent d’être faites et qu’il n’a pas pris la peine
d’établir. Le FTT constituait un véritable flux de trésorerie – les
fameux revenus de FTX – et s’apparentait donc davantage à des
capitaux propres. Solana, parce qu’elle pouvait traiter des dizaines de
milliers de trades par seconde de plus que Bitcoin, était peut-être
mieux conçue que Bitcoin pour réaliser la vision originale de Satoshi
et devenir un véritable moyen d’échange. Quoiqu’il en soit, et vu
qu’un nombre suffisant de personnes avait fini par croire à cette
histoire, il existait un véritable marché pour les tokens Solana, et la
pile que Sam avait accumulée avait encore de la valeur.
Serum, en comparaison, était une proposition douteuse. Serum
ressemblait davantage à la devise utilisée dans le jeu de société privé
que Sam ne cessait de mener dans sa tête.
Serum était le pari de Sam selon lequel les blockchains
remplaceraient, disons, la Bourse de New York ou, d’ailleurs,
FTX. Les blockchains n’étaient que des registres indiquant qui
possédait quoi et quand. Elles pouvaient garder une trace de toute
transaction. Il était au moins théoriquement possible qu’elles gardent
une trace de toutes les transactions financières. Les tokens Serum
payés à Friedberg donnaient à leur propriétaire des remises sur trades,
des droits de vote et une part des minuscules frais facturés pour toute
transaction financière effectuée sur la blockchain Solana. Ce qui
semblait très bien. Le problème était qu’il y avait relativement peu de
transactions financières sur ladite blockchain. Sam avait simplement
mijoté l’idée avec les fondateurs de Solana, forgé dix milliards de
tokens Serum, gardé la plupart d’entre eux pour lui, mais en avait
donné quelques-uns à ses employés, en guise de salaire.
Les tokens Serum que Sam avait donnés à des employés comme
Friedberg semblaient valoir 0,33 dollars au moment du dépôt de bilan.
Mais leur valeur réelle n’était pas aussi claire. Les Serum des
employés de FTX étaient « bloqués », ce qui signifiait qu’il était
interdit aux employés de les vendre jusqu’à ce qu’ils soient débloqués.
La personne chargée du déblocage était Sam. Initialement, les tokens
devaient être débloqués après une période de sept ans, à partir de la fin
de la première année. Les employés pouvaient vendre un septième de
leur Serum à la fin de la première année, puis un autre septième à la fin
de chacune des années suivantes, jusqu’à ce qu’ils aient tout vendu.
Peu après la création de Serum, son prix a grimpé en flèche. Sam
n’avait manifestement pas prévu cela. Il avait maintenant des
employés qui se sentaient ridiculement riches. (En théorie, du moins,
la valeur du magot en Serum de Dan Friedberg a culminé, en
septembre 2021, à plus d’un milliard de dollars.) Selon Sam, tout le
monde a soudainement perdu l’envie de travailler quatorze heures par
jour. Il a donc fait quelque chose de très Sam : il a modifié les
conditions du token des employés. Dans les petits caractères de leur
contrat Serum, il s’était réservé le droit de prolonger la durée de
blocage du Serum, et l’a utilisé pour bloquer le Serum de chacun
d’entre eux, pendant sept ans. Les salariés de Sam avaient toujours su
qu’il préférait les jeux dont les règles pouvaient changer en cours de
route. Ils comprenaient maintenant que s’il était capable de modifier
les règles une fois, il pouvait le faire à nouveau. Ils sont donc devenus
moins enthousiastes à l’égard de leur Serum. « Il était très difficile de
savoir si vous en aviez ou non », a indiqué Ramnik, qui avait observé,
avec irritation, Sam bloquer un tas de tokens qu’il avait achetés avec
son propre argent sur le marché libre, avant de rejoindre FTX. « Je
suppose qu’on ne le saura que dans sept ans. »
Le marché, même pour les tokens Serum ordinaires, n’était pas
flamboyant. Il n’y avait aucune chance que Dan Friedberg ait pu
vendre 102 millions de Serum au prix indiqué par le marché. Du
Serum que vous ne posséderez pas avant sept ans et peut-être même
pas alors… qui aurait le courage de deviner ce que cela vaut ? Zéro,
peut-être ? C’est ce qu’avait conclu Forbes, alors même que le prix du
token atteignait des sommets, lorsque les experts du magazine ont
évalué les positions de Sam. Ils avaient classé ses tokens Serum
bloqués comme s’ils n’existaient pas.
Et pourtant, dans le guide du parfait archéologue de John Ray, le
Serum bloqué était un bon coin de merde. Une cryptomonnaie du
meilleur cru dont s’imprégnaient tous les gentlemen de bon goût. Et
qui sait ? Peut-être qu’un jour, elle le sera. Mais si Serum était un
token à prendre au sérieux, Sam Bankman-Fried et le monde qu’il
avait créé devaient être vus sous un autre angle. Au prix maximum du
Serum, la valeur marchande du magot de Sam était de 67 milliards de
dollars. Le 7 novembre 2022, la pile de Serum de Sam, qui était en
grande partie bloquée, « valait » encore des milliards de dollars. Si
même le Serum bloqué avait une telle valeur, FTX était solvable
jusqu’au moment où elle s’est effondrée. Et John Ray n’aurait eu
aucune raison de réclamer de l’argent à l’un des nombreux chanceux à
qui Sam Bankman-Fried en avait fait profiter.
Six mois après le début de la chasse aux œufs, on pouvait
raisonnablement affirmer que FTX était solvable jusqu’au moment où
elle s’est effondrée, même si le Serum de Sam ne valait rien. La chasse
s’était mieux déroulée que n’importe qui, sans une connaissance
approfondie des motivations et des méthodes de Sam, n’aurait pu
l’espérer. À la fin du mois de juin 2023, John Ray a déposé un rapport
sur ses différents effets de collecte. « À ce jour, les Débiteurs ont
récupéré environ 7 milliards de dollars de liquidités, a-t-il écrit, et ils
prévoient d’en récupérer davantage. » Sept virgule trois milliards, pour
être exact. Cette somme n’incluait pas le Serum, ni les sommes
récupérées correspondant aux dons variés de Sam, ni l’argent volé par
le gars de l’île Maurice, ni la participation dans Anthropic, ni la
plupart des autres investissements privés. Un investisseur qui espérait
faire une offre pour le portefeuille restant m’a dit que, s’il était vendu
intelligemment, il devrait l’être pour au moins 2 milliards de dollars.
Cela porterait le montant collecté à 9,3 milliards, avant même que l’on
demande à CZ les 2,275 milliards de dollars qu’il a reçus de FTX. Ray
était sur le point de répondre à la question que je posais depuis le jour
de l’effondrement : où était passé tout cet argent ? La réponse : nulle
part. Il était encore là.

Caroline avait été la première à plaider coupable et à accepter le


marché implicitement proposé par les procureurs. Gary et Nishad ont
rapidement suivi. Toutes sortes de personnes qui n’avaient aucune idée
de ce qui s’était passé à l’intérieur du Monde de Sam pensaient
désormais savoir tout ce qu’il y avait à savoir. Un nombre surprenant
d’entre eux pensaient que le crime aurait dû être évident depuis le
début. Ce n’était pas le cas. Les gestionnaires de fonds spéculatifs qui
avaient vendu à découvert les actions des banques américaines
soutenant les cryptomonnaies répandaient régulièrement de sales
rumeurs sur les clients de ces banques, comme FTX, dans le but de
nuire à ces dernières. Si l’une de ces personnes avait connu la vérité
sur FTX, elle l’aurait certainement dit. Mais elles ne l’ont pas fait.
Même celles qui avaient exprimé des soupçons à l’égard de Sam ou de
FTX n’ont jamais dit le truc tout simple que vous auriez révélé si vous
connaissiez le secret qu’ils cachaient : Les dépôts des clients qui sont
censés être gardés chez FTX se trouvent, en fait, chez Alameda
Research.
Les autorités bahaméennes avaient emprisonné Sam puis l’avaient,
après un bon paquet de complications qu’il avait provoquées comme à
son habitude, extradé vers les États-Unis. Dans un acte d’accusation
déposé par le bureau du procureur pour le district sud de New York, le
département américain de la Justice a accusé Sam de crimes variés et
l’a autorisé à verser une caution de 250 millions de dollars. Sam
n’avait pas les 250 millions de dollars. Ce sont ses parents qui ont payé
sa caution en mettant leur maison comme garantie et en assumant le
risque qu’il ne comparaisse pas au tribunal, auquel cas ils devraient, en
théorie, 250 millions de dollars au gouvernement américain. Ils
n’avaient pas 250 millions de dollars. Les procureurs s’en moquaient.
Ils semblaient seulement s’intéresser au fait que, selon les médias, Sam
Bankman-Fried était toujours en possession d’au moins cette somme.
Une fois que cela s’est produit, de nombreuses personnes qui auraient
dû être plus avisées, mais qui avaient pris l’habitude de parler sans
réfléchir se sont rendues sur Twitter pour dire que la culpabilité de
Sam, étant donné sa capacité à trouver 250 millions de dollars, ne
faisait plus l’ombre d’un doute. Mais la plupart des gens n’ont même
pas attendu si longtemps. « Votre fils est un sale rat, un pourri de juif,
un criminel au nez crochu, un égoïste », avait écrit J. Revick à Joe
Bankman, le jour du dépôt de bilan de FTX. Tous les Bankman-Fried
ont reçu des messages de ce type. Joe avait répondu : « Revick n’est-il
pas un nom juif ? »
Les foules se sont rassemblées et les sentiments se sont endurcis
plus rapidement que jamais. De loin, il est vite devenu facile de se
faire une opinion sur ce qui avait eu lieu dans le Monde de Sam, avant
même que ce dernier ne soit entendu par le tribunal. De loin, il était
devenu presque interdit de mettre en doute la culpabilité de Sam9. De
près, il était difficile de ne pas avoir de tels doutes. Plus une personne
était proche de lui et de la société, plus elle avait de questions à ce
sujet. Zane Tackett, par exemple, ne comprenait pas pourquoi, vers la
fin de l’année 2021, Sam n’avait pas simplement remplacé les dépôts
des clients chez Alameda Research par des prêts accordés par les
banques crypto-friendly. À l’époque, Alameda aurait pu emprunter 25
à 30 milliards de dollars sans trop de difficultés. Pourquoi ne pas
emprunter cet argent et transférer les 8,8 milliards de dollars d’argent
appartenant aux clients chez FTX, de sorte que si Alameda explosait,
elle emporterait les banques crypto-friendly, plutôt que FTX, avec
elle ? Ramnik avait une autre question. Sam et lui avaient investi des
milliards de dollars appartenant à Alameda. Pourtant, il n’avait jamais
vu Sam prêter attention aux risques encourus par cette dernière.
L’attention de Sam semblait toujours ailleurs. La question que Ramnik
voulait poser à Sam était la suivante :
« Pourquoi, putain d’merde, est-ce que t’as passé toute l’année
dernière à jouer à Storybook Brawl ? »
J’avais mes propres questions, bien sûr. La première concernait les
incitations financières. Aucun des personnages de ce drame financier
ne s’était comporté comme des professionnels de la finance le
devraient. Gary possédait une partie d’Alameda Research, mais sa
participation dans FTX était bien plus précieuse. Nishad possédait une
grande partie de FTX et aucune d’Alameda Research. Il en était de
même pour Caroline, qui dirigeait la société, mais qui ne possédait que
des actions FTX. Aucun de ces personnages n’avait intérêt à transférer
de l’argent de FTX vers Alameda Research d’une manière qui mette
FTX en péril. C’est même tout l’opposé, puisque c’était leur argent qui
était déplacé. Et pourtant, au moins jusqu’à la fin du printemps 2022,
lorsque les prix des cryptomonnaies ont commencé à chuter, et peut-
être bien plus tard, aucun d’entre eux n’a exprimé sa désapprobation
quant au risque pris avec leur fortune. Pourquoi donc ?
Et bien sûr, il y avait la question qui serait la pièce centrale du
procès de Sam, si jamais il y a en un. Quatre-vingt-dix pour cent des
personnes accusées de crimes par le gouvernement américain, en 2022,
ont accepté un accord et plaidé coupable. Moins de 0,5 % ont été
acquittées. Aller au procès contre le gouvernement, c’était un peu
comme jouer un match à l’extérieur contre un adversaire qui part avec
d’énormes avantages matériels et psychologiques. Sam était bien
décidé à aller au procès… et à affirmer qu’il était innocent de toute
intention frauduleuse. Pour persuader quiconque de son innocence,
cependant, il devrait expliquer pourquoi ses trois collègues les plus
proches étaient maintenant prêts à plaider coupables. Pourquoi
quelqu’un dirait-il avoir commis un crime s’il n’en est rien ? Pourquoi
donnaient-ils l’impression de croire qu’ils avaient commis un crime ?
Sam avait maintenant beaucoup de temps devant lui pour réfléchir,
et il passait justement une bonne partie de ce temps à penser à tout
cela. La nature humaine avait toujours été une sorte d’énigme pour lui,
mais l’avantage des énigmes, c’est qu’elles peuvent être résolues. Il
s’est assis pour rédiger une note de service, très semblable à celles
qu’il avait écrites en réponse à Caroline. Il était à quelques jours d’une
obligation de silence imposée par le juge qui présidait son affaire,
Lewis A. Kaplan, en réponse à une demande des procureurs fédéraux.
Mais pour l’instant, il était encore autorisé à partager ses pensées.
« Les gens semblent avoir beaucoup de mal à avoir des pensées qui
sortent du cadre de la société, a-t-il écrit, même s’ils n’ont jamais à en
parler ». Faisant suite à cette curieuse logique, il a continué à écrire
avec son style habituel, celui réservé aux notes de service :

1. Il est presque toujours facile de critiquer, même si


l’on parle de quelque chose de populaire. Rien n’est
parfait et personne n’est jamais vraiment puni pour
avoir souligné les mauvais côtés des choses qui sont,
par ailleurs, plutôt bonnes.
2. Et il est facile d’encenser ce que la société encense
également.
3. Mais ce qui semble vraiment effrayer les gens – plus
encore que la possibilité d’aller en prison –, c’est
d’admettre intérieurement, pour eux-mêmes
uniquement, qu’ils sont un exemple du type de personne
que la société condamne.
Ce à quoi il a ajouté : « Il est parfois plus facile pour les gens d’être
méchant aux yeux du monde que d’avoir, en privé, des pensées
qu’autrui critiquerait si elles étaient partagées en public… En d’autres
termes : avoir le courage de penser est parfois plus difficile que d’avoir
le courage d’agir. » Lorsque la pression sociale atteint un certain
niveau, il est davantage aisé pour les gens de s’y soumettre que de
préserver leur véritable identité.
Au moment où il écrivait ces lignes, il était assis seul, dans une
pièce de sa maison d’enfance. La boucle était bouclée. Il était revenu à
son point de départ, mais il portait désormais un bracelet électronique
à la cheville et se voyait surveillé par un berger allemand. N’ayant pas
les moyens de payer un garde du corps, ses parents avaient acheté un
chien de très grande taille, nommé Sandor. Sandor avait été transporté
par avion depuis l’Allemagne, où il avait été dressé pour tuer sur ordre.
Les ordres devaient être donnés en allemand, et si les parents de Sam
les avaient appris, ce n’était pas le cas de leur fils.
Le chien était là pour protéger Sam, et pourtant Sam n’arrivait pas à
générer le moindre intérêt pour le chien. Joe avait acheté et lu un livre
intitulé Dans la peau d’un chien. Son fils, cependant, continuait à
penser que les livres étaient une perte de temps et qu’il valait mieux les
réduire à des articles de blog, et de toute façon, il se foutait de ce qui
se passerait s’il se mettait dans la peau de Sandor. Ainsi, lorsque Sam
se trouvait dans une pièce avec le chien, on avait toujours l’impression
qu’un accident était sur le point de se produire. Un terrible
malentendu, à l’image des malentendus que Sam avait eus avec tant
d’autres personnes. Les probabilités d’un tel accident étaient
évidemment difficiles à estimer. Moins élevées qu’une collision avec
un astéroïde, mais certainement plus que le soulèvement de machines
dotées d’une intelligence artificielle qui élimineraient les humains de
la surface de la Terre. Cela dit, « mangé par son propre chien de
garde » aurait été une fin digne de Sam Bankman-Fried.
ÉPILOGUE

À la fin de la semaine de l’effondrement et après que tout le


monde s’est enfui, George Lerner était allé au bureau. Se baladant, il
est enfin arrivé à la hutte numéro 27 et au bureau de Sam. C’est alors
qu’il a vu un roi renversé. Quelqu’un avait pris la pièce d’un échiquier
et l’avait placée, de travers, sur le clavier de Sam. George l’avait
enlevée, mais à part ça, il n’avait rien touché.
Six mois plus tard, la hutte était quasiment dans le même état. Les
liquidateurs bahaméens l’avaient reprise et utilisée comme bureau
jusqu’à ce qu’ils soient à court d’argent, mais c’était comme si leurs
employés avaient reçu l’ordre de préserver l’endroit à la manière d’une
sépulture sacrée. Le maillot de Steph Curry encadré était restés
accroché au mur. Les bibelots, les tasses à café et même les lunettes
des anciens occupants étaient encore sur les bureaux, exactement à
l’endroit où ils se trouvaient lorsque le volcan était entré en éruption.
Les étagères étaient toujours remplies de mauvais snacks végétaliens et
la bière FTX toujours empilée dans les réfrigérateurs. « Brassée par
des pirates pour des pirates », pouvait-on lire sur le côté de la canette.
Pour beaucoup d’anciens habitants, tout cela commençait à
ressembler à un rêve. Leur expérience avait été si différente de celles
qu’ils avaient vécues, auparavant dans leur vie, qu’il était de plus en
plus difficile de croire que tout cela s’était réellement produit. Ils
étaient tous en train de se réveiller et de redevenir ceux qu’ils étaient
avant de s’endormir. Vous pouviez voir cela en temps réel. Avant
même de quitter l’île magique, Constance Wang avait commencé à
synchroniser son avenir avec la vie qu’elle menait avant le rêve. « Est-
ce que j’ai besoin d’avoir un but ? m’avait-elle demandé. Sam me
donnait le sentiment d’en avoir un. Aujourd’hui, je ne sais pas si j’ai
besoin d’en avoir un. Ou même quel but pourrais être le mien. »
Je suis revenu après leur départ pour chercher quelque chose. Après
avoir fouillé les huttes, j’étais prêt à rejoindre l’avis des autres et à me
dire que tout cela n’avait été que le fruit de mon imagination. Mais il
restait un dernier endroit à vérifier, une vieille unité de stockage que
personne n’avait pris la peine de fouiller. L’unité se trouvait juste à
côté de la route que Sam empruntait tous les jours, entre la station
balnéaire d’Albany et les huttes de la jungle. À l’œil nu, ce n’était pas
le genre d’endroit où quiconque conserverait des objets de valeur, juste
un bâtiment de plus, à l’aspect fatigué et aux façades en tôle ondulée,
en pleine jungle. Mais c’est là que j’ai trouvé ce que je cherchais. Il se
situait juste à l’intérieur de l’un des dix hangars non marqués
appartenant à FTX. La caisse en bois avait été adressée à Ryan Salame.
Elle devait être beaucoup trop lourde pour être déplacée plus loin dans
l’unité, alors ils l’ont posée juste devant.
Son contenu ? Le cube de tungstène.
REMERCIEMENTS

Elizabeth Riley et Jacob Weisberg ont lu et commenté certaines


parties de ce livre. Will Bennettet Christina Ferguson ont fait des
recherches sur les cryptomonnaies et d’autres questions, tout en
m’aidant à comprendre mon sujet mieux que je n’aurais jamais pu le
faire seul. Pamela Bain et Valdez Russell n’arrêtaient pas de me
donner envie de faire un nouveau voyage aux Bahamas. Nick Yee m’a
appris tout ce qu’il savait sur les jeux, et David Chee m’a enseigné
l’art de jouer à Storybook Brawl. Janet Byrne est toujours considérée
comme ma correctrice, mais à chaque livre, son influence s’étend vers
des domaines que les correctrices et correcteurs traditionnels
n’atteignent jamais. Et je dois beaucoup plus que je ne peux l’exprimer
ici à mes éditeurs, Tom Penn et, bien sûr, Starling Lawrence.
ÉGALEMENT CHEZ TALENT
ÉDITIONS
1. NDT : Un trillionnaire serait quelqu’un possédant 1 000 milliards. À l’heure de l’écriture
de ces lignes, fin 2023, l’homme le plus riche du monde est Elon Musk avec un peu plus de 250
milliards.
1. NDT : « Crypto Wunderkind » dans le texte original.
2. NDT : Storybook Brawl est un jeu disponible uniquement en anglais. Les noms originaux
des personnages indiqués dans ce livre sont : « Hoard Dragon » (Dragon au butin), « Wonder
Waddle » (Dandineur dodu), « Crafty » (Rusé), « Lonely Prince » (Prince isolé), « Sleeping
Princess » (Princesse endormie) et « Labyrinth Minotaur » (Minotaure du labyrinthe).
1. NDA : Argument tiré d’un article de blog écrit par Sam alors qu’il était en deuxième année
d’université, mais qu’il avait déjà avancé lors de sa première année de lycée.
2. NDA : Matt a grandi puis est finalement devenu inventeur de jeux. C’est lui qui a créé
Storybook Brawl.
3. NDA : Ces événements étaient très majoritairement masculins. Peuplés par un certain type
de personnes. Voici une information qui en dit long sur la culture entourant Magic : les tournois
ont fini par inclure des règles d’hygiène personnelle, après que des joueurs ont commencé à
utiliser leur odeur corporelle comme une arme.
4. NDA : Issu du même article de blog rédigé en deuxième année universitaire. Dans ce cas,
le raisonnement remonte à la cinquième.
5. NDT : Pour celles et ceux désirant résoudre cette énigme, les termes ont été laissés en
anglais.
1. NDA : Jane Street Capital, comme les autres sociétés de trading à haute fréquence, était
convaincue qu’il valait mieux que le public ne sache pas ce qu’elle faisait. « La première fois
qu’un article du New York Times a été publié à leur sujet, il y a eu comme une explosion
nucléaire », s’est souvenu un ancien employé de Jane Street qui, à l’instar des dix autres, actuels
et anciens, m’ayant aidé à comprendre ce qui s’y passait, a préféré rester anonyme.
2. NDT : Traduisible par « Du parfum dans ta messagerie ».
3. NDT : Traduisible par « Senteur envoyée ».
4. NDT : Traduisible par « Britney Spears ne travaille plus ».
5. NDT : Traduisible par « Idole oisive ».
6. NDT : Traduisible par « Un analyste de Goldman Sachs découvre un type de flux de
trésorerie qui prédit l’avenir. »
7. NDT : Traduisible par « Prophète du profit ».
8. NDA : Il a plus tard changé de nom et choisi « Will MacAskill », ce que je vais donc faire
à partir d’ici.
9. NDT : Traduisible par « Famine, abondance et moralité ».
10. NDT : Traduisible par « Parfois, il n’y a rien de mal à laisser un enfant se noyer ».
11. NDA : L’adresse e-mail de Sam était une séquence de Fibonacci, un ensemble de
nombres dont chacun, à partir du troisième, est la somme des deux précédents : 0 1 1 2 3 5 8 13,
et ainsi de suite.
1. NDT : Dans le texte original, « You Must Construct Additional Pylons ».
2. NDT : 2 200 milliards.
3. NDT : 10 000 milliards.
4. NDA : Un détail qui en disait long sur Jane Street. En 2014, l’année où Sam a rejoint Jane
Street, Virtu Financial a déposé une demande auprès de la SEC pour vendre des actions au
public. Son prospectus révélait qu’en 1 238 jours d’activité, elle n’avait connu qu’un seul jour
de perte. Elle venait de terminer une année au cours de laquelle elle avait gagné de l’argent en
tradant quotidiennement sur le marché boursier. « Comment une entreprise peut-elle réussir
ça ? », pourrait se demander un lecteur avec un brin de jugeote. La réponse n’y est pas exposée,
mais elle est en partie abordée dans un livre que j’ai écrit en 2014, intitulé Flash Boys. Ce qu’il
faut retenir, c’est que si les sociétés de trading à haute fréquence semblaient d’une certaine
manière interchangeables – leurs opérations de trading étaient automatisées, et elles agissaient
toutes en tant qu’intermédiaires sur les marchés financiers –, elles différaient dans leur manière
de gagner de l’argent. Plusieurs sociétés comme Virtu et Citadel payaient les plateformes
d’échange américaines pour obtenir des avantages qui les rendaient plus rapides et qui leur
permettaient de trader avec très peu de risques, ce qui expliquait pourquoi elles ne perdaient
jamais d’argent. Elles terminaient chaque journée de trading sans aucune position sur le marché.
Leur compétence reine consistait à se faire une idée du marché boursier plus rapidement que les
autres. C’est pourquoi leurs efforts de recrutement étaient davantage orientés vers des
programmeurs capables d’accélérer leurs machines, plutôt que vers des traders capables de
prendre des décisions justes en matière de risque. Jane Street ne s’était jamais sérieusement
impliquée dans les jeux de vitesse du marché boursier américain, et le regrettait peut-être. Sa
force relative s’était toujours manifestée sur des marchés sans doute plus équitables, où ils ne
pouvaient pas simplement acheter les avantages offerts aux traders à haute fréquence par la
Bourse de New York, par exemple. Si des entreprises comme Virtu et Citadel misaient tout sur
la vitesse, d’autres comme Jane Street misaient sur leurs cerveaux.
5. NDT : Une division de Jane Street.
1. NDA : Fin 2017, Berkeley avait remplacé Oxford en tant que capitale financière de
l’altruisme efficace. L’une des raisons était que le cofondateur de Facebook, Dustin Moskovitz,
et sa femme, Cari Tuna, avaient fait part de leur intention de donner la majeure partie de leur
fortune de plusieurs milliards de dollars à des causes altruistes efficaces. Oxford restait le centre
intellectuel du mouvement, mais la région de la baie de San Francisco était devenue l’endroit le
plus propice à la collecte des fonds nécessaires pour lancer ce qui s’apparentait à un fonds
spéculatif altruiste efficace.
2. NDA : Selon Coin-Market-Cap, 2 177 coins différents étaient en circulation fin 2018. Leur
valeur allait du bitcoin, avec une capitalisation boursière d’environ 60 milliards de dollars, à un
token appelé SHADE, avec une capitalisation légèrement inférieure à 20 dollars. Les différents
coins prétendaient au moins servir un objectif ou un projet particulier, puisque leurs créateurs
publiaient généralement ce qui s’apparentait à une déclaration de mission. Sexcoin, par
exemple, prétendait faciliter l’achat de sextoys. PUT-in-Coin déclarait qu’il soutenait
l’économie russe et qu’il avait été « créé pour rendre hommage au peuple russe et à son
président. » Hot Potato était le meilleur coin et, d’une certaine manière, le plus honnête. Jeu
d’argent le plus pur qui soit, il s’est autodétruit en trente jours.
1. NDA : C’est à peu près tout ce que Sam Bankman-Fried savait sur les cryptomonnaies, ou
même ce qu’il avait besoin de savoir, pour trader des milliards de dollars par ce moyen. Qui plus
est, tant d’auteurs avaient déjà tenté de clarifier la définition d’un bitcoin à un public non initié
qu’il était difficile de trouver l’intérêt de recommencer. Voir, par exemple, l’excellent article de
40 000 mots de Matt Levine dans Bloomberg Businessweek, intitulé « The Crypto Story ». Ce
qui est curieux, c’est de voir à quel point le bitcoin est difficile à comprendre. Il est souvent
expliqué, mais, d’une manière ou d’une autre, nécessite toujours de nouvelles explications. Vous
acquiescez et pensez avoir compris, mais vous vous réveillez le lendemain matin en ayant
besoin de réentendre l’explication.
2. NDA : C’était vrai à l’époque. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai, car les fins limiers
de la crypto ont mis au point des outils permettant d’exploiter le fait que chaque transaction en
bitcoins est conservée à tout jamais dans la blockchain.
3. NDT : Traduisible par « Coquille-Papier-Oiseau ».
4. NDT : Traduisible par « Canon-Relique-Connaisseur ».
5. NDA : Il y avait, bien sûr, un autre point de vue à prendre en compte, à savoir comment
ces sociétés de capital-risque considéraient cet étrange nouvel entrepreneur en cryptomonnaies.
« Je l’ai appelé au téléphone », s’est souvenu Nick Shalek, de Ribbit Capital. « Je lui ai posé une
question. Et il a parlé pendant une heure. Je lui ai posé une deuxième question et il a parlé
pendant encore une heure. » Shalek a été frappé, comme beaucoup d’investisseurs en capital-
risque, par l’apparente naïveté de Sam. « Il dit que s’il a une décision à prendre et que cette
décision vaut 1 million de dollars, il la prendra en cinq secondes. S’il s’agit d’une décision qui
vaut dix millions de dollars, il prendra quelques minutes, et l’enjeu est de ’’’100 millions, il y
consacrera quelques heures. Et le pire, c’est qu’il est sérieux ! Je me disais : “Mon Dieu, tu peux
pas dire ça à un régulateur, à un journaliste… ou à n’importe qui d’autre.” » Ce naïf d’ergomane
complotait pour s’emparer du monde de la finance, et avait une histoire tellement plausible qu’il
était convaincu de pouvoir y arriver. « Pour qu’il puisse créer l’entreprise qu’il décrivait, il
faudrait qu’elle devienne la plus grande plateforme d’échange de cryptomonnaies du monde et
qu’elle aille plus loin encore, en devenant la plus grande institution financière au monde », a
déclaré Shalek. Comme tout un chacun, il a rapidement constaté que Sam ne ressemblait pas à la
plupart des entrepreneurs auxquels il avait eu affaire. « Ce n’est pas un showman. Ce n’est pas
un vendeur. Il a une façon non conventionnelle d’envisager la mise en place de son entreprise.
Tout n’est que probabilités, et il tire ces probabilités du néant. Puis il pourrait les changer. Il dort
sur un pouf. Il fait tout cela tout seul. Et il ne semble pas particulièrement intéressé par notre
avis sur quoi que ce soit. Ce qui est très bien. Mais nous nous sommes dit : “Ce gars, il est pas
comme les autres.” Nous devons passer du temps avec lui en personne. » Mais ils n’ont pas pu
le rencontrer. Le gouvernement de Hong Kong a réagi à la pandémie mondiale en exigeant que
toute personne entrant dans le pays soit mise en quarantaine, dans un hôtel, pendant quatorze
jours. Sam était compris et interprété par ses premiers investisseurs, principalement par le biais
de Zoom, et au milieu de l’un des plus grands booms en capital-risque de l’Histoire.
1. NDA : Il s’agit bien ici d’une note de bas de page. Ainsi, elle donnera la même impression
sur cette page qu’elle a donné, à l’époque, dans la vie réelle : une distraction par rapport à
l’histoire. Mais il y a une autre histoire et un autre personnage à connaître pour saisir l’esprit de
l’entreprise et comprendre ce qui va suivre. Dans les années 1970, les Bahamas ont tardé à
mettre en place une réglementation pour le secteur de l’assurance et ont perdu une opportunité
économique potentielle considérable lorsque le secteur de la réassurance, en plein essor, s’est
installé aux Bermudes, dont les autorités de régulation avaient agi plus vite. En restant
entièrement dépendants du tourisme de croisière, les Bahamas ont payé un prix et couru un
risque, qui s’est concrétisé lorsque la COVID a arrêté tous les navires de croisière et torpillé
l’économie. En 2015, une femme nommée Christina Rolle a pris le poste de régulatrice
financière en chef : directrice générale de la Commission des valeurs immobilières des
Bahamas. L’un de ses principaux traits de caractère était son manque de suffisance. Elle était
calme, réfléchie, curieuse, et consciente que les services financiers offraient aux Bahamas l’un
des rares moyens de développer sa classe moyenne. Fin 2018, elle avait assisté à suffisamment
de présentations PowerPoint, données par d’autres régulateurs financiers, lors de conférences
internationales, pour se rendre compte que tout le monde évitait les cryptomonnaies. Elle
entreprenait de faire ce que les régulateurs américains n’avaient pas encore fait jusqu’à présent :
s’asseoir autour d’une table et rédiger les règlements qui légaliseraient une grande partie des
opérations financières à base de cryptomonnaies. « La technologie n’est pas prête de disparaître,
a-t-elle signalé. Et ce qui va se passer va perturber les services financiers d’une manière que
nous ne pouvons pas imaginer. » Elle était consciente du risque : on rédige un règlement pour
autoriser une activité financière, mais on ne sait jamais qui va s’installer ni ce qu’il va faire.
« Nous n’avions personne en tête, a-t-elle raconté. Nous ne savions pas qui allait venir. Et je me
suis d’abord dit que les Bahamas étaient si petits, que personne ne reconnaîtrait notre travail tout
de suite, mais qu’au moins nous serions un acteur sur le marché. » Puis, à la fin de l’été 2021, le
fondateur de la plateforme d’échange de cryptomonnaies la plus populaire au monde s’est
présenté et a fait passer Christina Rolle pour un génie. Elle est restée méfiante. « Ma crainte est
de me réveiller un matin et de faire les gros titres, sans l’avoir vu venir, a-t-elle expliqué, au
début de l’année 2022. Parce qu’il y a tellement de gens qui vous regardent depuis les coulisses
et qui n’attendent qu’une chose… pouvoir vous dire : “Je te l’avais dit.” » Dans le monde de la
crypto, les sceptiques sont nombreux. » Retenez bien ça.
2. NDA : Steph Curry a d’abord refusé, puis changé d’avis. Bien plus tard, les médias ont
rapporté que Taylor Swift avait refusé l’argent de FTX. Ce n’était pas tout à fait vrai. FTX avait
conclu un accord avec Swift pour lui verser entre 25 et 30 millions de dollars par an, mais Sam a
traîné les pieds pour conclure l’accord. « Elle voulait le faire, a déclaré Natalie Tien, mais Sam
ne cessait de reporter le moment de répondre à son équipe. » Une autre personne intimement
impliquée dans les négociations entre Swift et FTX a précisé : « Taylor n’a pas refusé. Son
équipe attendait juste que Sam signe, et il ne l’a pas fait. »
3. NDA : Faire signer Tom Brady a eu un prix, en plus des 55 millions de dollars initialement
versés, mais qui, à l’époque, semblait insignifiant : un accord groupé de 19,8 millions avec
Gisele Bündchen. Grâce à Gisele, c’est une campagne de célébrités qui a vu le jour, par le biais
d’une conseillère en marketing de la mode, laquelle a rapidement lancé ses propres idées sans
beaucoup de supervision. C’est par l’intermédiaire de cette consultante que Sam, sans qu’il
comprenne vraiment comment ni pourquoi, s’est retrouvé sur Zoom avec Anna Wintour, a
essayé de savoir dans quel Met se trouvait le gala. Rapidement, son visage s’est vu placardé sur
les magazines de mode et les arrêts de bus de tout le pays, après quoi il a renvoyé la consultante.
« Cela faisait partie du contrat de Gisele, a raconté Natalie Tien, qui s’occupait alors de la vie
médiatique de Sam. Plutôt embarrassant. Personne chez FTX n’aimait l’idée, pas même Sam. »
4. NDA : FTX s’est également offert une flotte d’une soixantaine de véhicules. « J’avais
acheté une BMW pour Sam », a dit Ryan. « Il m’a obligé à la rendre. Je lui ai dit : “Sam, tu vaux
40 milliards de dollars. Et les routes sont plutôt cahoteuses.” Mais peu importe. »
5. NDT : Dans le texte original, « growth in progress ».
1. NDT : Traduisible par « Autorité pour la recherche et le développement biomédicaux
avancés ».
2. NDT : Nom de l’équipe de basket de Portland.
3. NDA : Dans un podcast, Flynn a pris le parti d’un groupe d’extrême droite appelé Timber
Unity, qui se plaignait de ce qu’il considérait comme des restrictions excessives aux activités
économiques dans l’habitat d’une espèce menacée, la chouette tachetée du Nord. « Il y a des
gens en ville qui disent : “Oh, regardez ! Il y a une chouette. C’est cool, non ? », a déclaré
Flynn. « Nous allons détruire tous les moyens de subsistance de votre communauté parce que
nous aimons cette chouette”… C’est comme s’il disait : “Oh, j’aime cette exposition au zoo plus
que toutes les personnes que vous connaissez.” » Un grand nombre de ces personnes se sont
avérées être ses électeurs.
4. NDT : Traduisible par « Protection contre les pandémies ».
5. NDT : Plateforme de réseaux sociaux lancée par Trump en 2021, après qu’il ait été été
banni de Facebook et de Twitter.
6. NDA : Eric Greitens et Eric Schmitt ont immédiatement prétendu avoir l’aval de Trump,
ce qui a neutralisé l’influence de ce dernier. Eric Schmitt a remporté les élections primaires et
générales, et siège aujourd’hui au Sénat américain.
1. NDA : Même les personnes extérieures les mieux informées n’étaient pas surprises. Steve
Ehrlich, le journaliste de Forbes qui avait été chargé de déterminer la fortune de Sam, a déclaré
qu’il s’était dit, en voyant l’article : « Félicitations ! Vous avez appris quelque chose que l’on
savait il y a deux ans. »
2. NDA : Je simplifie tout cela, mais à peine. FTX était une plateforme d’échange de contrats
à terme et prêtait donc de l’argent à ses clients pour qu’ils puissent faire des paris. À tout
moment, personne ne se serait attendu à ce qu’elle dispose immédiatement de tout l’argent de
ses clients. Mais son principal argument de vente, en 2019, était qu’elle avait trouvé un meilleur
moyen d’évaluer les paris des clients auxquels elle prêtait de l’argent, et c’était bien ce qu’elle
faisait. Elle n’aurait donc pas dû être exposée à des pertes liées à ses prêts.
3. NDA : Le lecteur a raison de se demander comment je sais tout cela. Ou, comme le dirait
Sam : « Quelle est la probabilité pour que tout cela soit vrai ? » La conversation a été partagée
par Sam, peu de temps après. Le reste du récit a été confirmé par d’autres personnes présentes
dans les chambres de Sam. Je ne sais pas comment cela affecte les différents calculs de
probabilité, mais tout ce que je n’ai pas inclus correspond à ce qui, selon moi, n’est pas arrivé.
Ce que tout cela signifie est une autre question.
4. NDA : J’ai été témoin de cette scène, de loin. Cela ressemblait à une sorte de miracle.
1. NDA : Sam m’avait, plus ou moins, dit la même chose. « Personne n’a jamais posé de
questions sur le moteur de gestion des risques », a-t-il déclaré. « Je ne sais pas ce que j’aurais
fait si on me l’avait demandé. J’aurais fait l’une des deux choses suivantes. Soit j’aurais répondu
à une autre question, soit j’aurais fait une salade de mots. »
2. NDA : Les institutions qui ont fini par devenir crypto-friendly ont eu à payer un lourd
tribut. Sur les quatre banques régionales américaines qui se sont effondrées au printemps 2023,
trois avaient été les premières à soutenir des plateformes d’échange de cryptomonnaies : Silicon
Valley Bank, Silvergate Capital et Signature Bank. La quatrième, First Republic Bank, n’était
pas si importante dans l’écosystème financier des cryptomonnaies, mais possédait un compte
avec 200 000 dollars au nom de Sam Bankman-Fried.
3. NDA : La plainte déposée contre Binance par la SEC affirme, entre autres, que la plus
grande plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde a utilisé une équipe de trading
interne pour manipuler son volume et a retiré des milliards de dollars en dépôts de clients pour
les envoyer à une société de trading, appartenant à CZ, et appelée « Merit Peak Limited ».
4. NDT : Cabinet d’audit financier.
5. NDT : J’ai regardé un épisode pour voir qui était Jim Cramer et à quoi rimait Mad Money,
et c’est quelque chose !
6. NDA : Il ne l’était pas. Le document est tombé entre les mains de journalistes, qui l’ont
transmis au Comité. Les membres du Comité ont pris connaissance du document de Sam. Et ils
étaient d’accord avec sa mère.
1. NDA : Rien qu’au cours des sept premiers mois, les honoraires professionnels atteindraient
200 millions de dollars, Sullivan & Cromwell étant le plus gros bénéficiaire, et ils venaient à
peine de commencer. Une étude réalisée par un créancier prévoyait qu’à l’issue de la procédure,
les différents conseillers en matière de faillite auraient récolté 1 milliard de dollars.
2. NDA : Ils l’ont trouvée lors d’une descente dans la maison de vacances de ses parents,
dans le New Hampshire. Elle avait déménagé de Nassau à Nashua.
3. NDA : Il y en avait une, mais elle était aussi insaisissable que l’organigramme de George.
Natalie me l’avait donnée, mais avec un murmure qui aurait pu accompagner le partage d’un
document classifié.
4. NDT : Traduisible par « Nous trouvons ».
5. NDA : Les anciens employés de FTX étaient plus sceptiques à l’encontre des limiers de
Ray. Le Monde de Sam contrôlait un grand nombre de portefeuilles virtuels et vous deviez
d’abord savoir ce que vous cherchiez pour espérer le trouver. « Ils n’ont aucune idée du contenu
de ces portefeuilles », a déclaré un ancien employé. « Même dans cinq ans, ils ne le sauront
pas. » À titre d’exemple, il a mentionné une collection de 101 tokens non fongibles (NFT) du
Bored Ape Yacht Club, que Sam avait achetée aux enchères pour 24,4 millions de dollars, en
septembre 2021. Ils ne figuraient pas sur la liste des biens récupérés de Ray. L’ancien personnel
de Hong Kong pensait qu’il y avait beaucoup d’histoires semblables.
6. NDA : L’un des avocats responsables d’au moins un des raids sur FTX, Kyle Roche, a été
licencié par son cabinet après avoir réalisé une vidéo expliquant comment il avait démantelé des
sociétés de cryptomonnaies qui n’avaient, en fait, rien fait de mal. Il a prétendu avoir été drogué
et poussé à dire ce qu’il avait dit. Une autre histoire pour un autre jour.
7. NDA : Dans le cadre d’un procès intenté à Michael Kives pour la restitution des 700
millions de dollars que Sam avait investis dans son fonds K5, Ray a évoqué un dîner organisé
par Kives, le 11 février 2022, auquel Sam avait assisté. « Fidèle à la réputation de Kives en tant
que “pro du networking” », a-t-il écrit, « la liste des invités au dîner comptait un ancien candidat
à la présidence, des acteurs et des musiciens de premier plan, des stars de la télé-réalité et de
nombreux milliardaires. » Il a ensuite cité le contenu d’une note de service qu’il avait trouvée,
rédigée par Sam, qui décrivait Kives comme un « guichet unique permettant de tisser les
relations que nous devrions utiliser » et un fournisseur aux « connexions infinies ». En fait,
j’étais allée à ce dîner avec Sam. Ni nous, ni aucun des collègues de Sam, n’avions la moindre
idée de qui était Kives. L’invitation à dîner était arrivée plus ou moins à l’improviste,
accompagnée d’un indice sur la liste des invités. Sam devait de toute façon se rendre à Los
Angeles, et il a donc décidé à la dernière minute (comme toujours) de voir si c’était vrai. Il
craignait de ne pas savoir comment prononcer le nom de son hôte. (Il avait parié sur KAY-ves,
mais il s’est avéré que c’était KI-vus.) Ses employés craignaient que l’invitation ne soit une ruse
pour attirer Sam dans une maison de Beverly Hills et le kidnapper. Adam Jacobs nous suivait en
voiture, avec une petite équipe, et était prêt à se précipiter dans la maison pour sauver Sam, s’il
criait à l’aide. C’est dans cet esprit, et bien sûr en short cargo, que Sam est entré dans la maison
d’un parfait inconnu, avant d’être conduit sur la pelouse, à l’arrière, où une soixantaine d’invités
s’étaient déjà rassemblés. Parmi eux : Hillary Clinton, Leonardo Di Caprio, Chris Rock, Katy
Perry, Kate Hudson, Orlando Bloom, Jeff Bezos, Doug Emhoff et au moins quatre Kardashian.
Pendant un moment, on aurait dit un coup monté par Fox News pour dramatiser l’un de leurs
arguments sur la guerre culturelle, mais on a ensuite repéré le propriétaire des Dallas Cowboys,
Jerry Jones, un vrai républicain, et le propriétaire des Los Angeles Rams, « Silent Stan »
Kroenke, qui avait fait don d’un million de dollars pour contribuer à l’investiture de Trump.
Sam a alors sorti son téléphone et envoyé le SMS suivant à Jacobs : « C’est pour de vrai. »
8. NDA : John Ray m’a dit que ce n’était pas le cas, mais sans fournir de preuves. Un
employé de FTX US, qui faisait partie d’une petite équipe chargée d’étudier la question, au
début du mois de novembre 2022, m’a dit : « Lorsque nous avons effectué le calcul sur le bilan
financier américain, l’entité était solvable. »
9. NDA : À une fabuleuse exception près : Kevin O’Leary. On peut dire ce que l’on veut de
ses talents en tant qu’influenceur, mais il a un sacré culot.

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