Crise Ivoirienne
Crise Ivoirienne
Crise Ivoirienne
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Contents:
Retrospective view of the Ivorian crises from 1993 to 2011. At the independence,
Ivory Coast is led by Felix Houphouët Boigny with a system of single party, the
PDCI-RDA. The country enjoys political stability which is about the "Ivorian
miracle". The economic upturn that knows a halt in 1979 led to social unrest,
which later lead the President to re-establish a multiparty system in 1990. Even
relative, peace has been preserved. The death of the father of the nation at
December 7 of the year 1993 marks the beginning of a turbulent period
characterized among other things by the division of the "heirs" meeting within the
PDCI-RDA, the coup of 1999 and the bursting of the socio-political military crisis in
2002. The 2010 elections considered like the end of the long crisis will cause over
3,000 deaths due to severe post-electoral crisis that followed. What can we read
today of these successive crises? What are the main factors and actors that have
characterized the last twenty years of crisis? How are they structured the
country? Our approach is backward looking. It is to see through a systematic
analysis of past and present how Ivory Coast reached the current situation in
order to draw lessons for the future.
Keywords: Ivory Coast, crisis, democracy, retrospective, prospective.
Regard retro-prospectif sur les crises ivoiriennes de 1993 a 2011. La Côte d’Ivoire
indépendante est dirigée par Félix Houphouët Boigny avec un système de parti
unique, le PDCI-RDA. Le pays connaît une stabilité politique qui fait parler du
« miracle ivoirien ». Cette embellie économique qui connaît un coup d’arrêt en
1979 conduit à des remous sociaux qui amènent plus tard le Président à
ré-instituer le multipartisme en 1990. Même relative, la paix a su être préservée.
La mort du père de la nation le 07 Décembre 1993 marque le départ d’une
période tumultueuse caractérisée entre autres par la division des « héritiers »
réunis au sein du PDCI-RDA, le coup d’Etat de 1999 et l’éclatement de la crise
socio-politique armée en 2002. Les élections de 2010 dites de sortie de crise vont
causer plus de 3.000 morts suite à la grave crise post-électorale qui s’ensuit.
Quelle lecture pouvons-nous faire aujourd’hui de ces crises successives ? Quels
sont les principaux facteurs et acteurs qui ont caractérisé ces vingt dernières
années de crises ? Comment ces dernières ont-elles structuré le territoire
national ? Notre approche est rétro-prospective. Il s’agit de voir à travers une
analyse systémique du passé et du présent comment la Côte d’Ivoire est
parvenue à la situation actuelle afin d’en tirer des leçons pour l’avenir.
Mots-clés : Côte d’Ivoire, crise, démocratie, rétrospective, prospective.
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K.S. KOUASSI
1. INTRODUCTION
L’année 1960 est considérée par nombre d’observateurs comme « l’année de
l’Afrique » car 18 colonies de l’Europe accédaient en quelques mois { la souveraineté et {
la reconnaissance internationale en tant qu’États [1]. Cette accession { l’indépendance a
constitué pour les nationaux la fin de l’oppression coloniale et l’entrée triomphale dans
une ère de prospérité économique et de paix sociale. Les jeunes États et leurs dirigeants
étaient amenés { répondre aux immenses aspirations de leurs populations. Au nombre
des enjeux de l’après-indépendance, figuraient en bonnes places les questions
économiques et politiques notamment celles relatives { la paix et { la sécurité dans ces
pays [2]. L’optimisme des premières années se heurta { nombre de difficultés, aussi bien
politique (coups d’État, guerres civiles), économique et sociale (endettement, pauvreté,
chômage). Les nouveaux gouvernants ont majoritairement déçu par l’application d’une
politique sociale et économique déconnectée des attentes de populations assoiffées de
stabilité, de sécurité et de prospérité. L’allusion constante aux complots dans les jeunes
Etats par « les pères de l’indépendance » a été un prétexte couramment utilisé par ceux-
ci pour diriger le peuple avec autorité et donc justifier leurs pratiques musclées.
Les résultats n’ont pas tardé et { Yves Lacoste d’observer que « lorsque les médias
évoquent l’Afrique, c’est traditionnellement { propos de sa pauvreté chronique, de la
famine qui frappe certaines régions et menace beaucoup d’autres. Depuis une dizaine
d’années, surtout depuis le génocide perpétré en 1991 au Rwanda, c’est en raison de la
multiplication de « conflits ethniques » (Soudan, Congo, Liberia, Sierra Leone) qui se
transforment en atrocités spectaculaires faisant des centaines de milliers de victimes que
l’Afrique fait hélas partie de « l’actualité ». (…) Ces représentations ne sont
malheureusement pas sans rapport avec les réalités. L’Afrique au sud du Sahara est la
partie du tiers-monde dont les progrès depuis la décolonisation ont été les plus faibles et
dont l’évolution est somme toute négative (…)» [1].
La plupart des pays africains étaient, { la fin des années 1980, dans cette
situation alarmante en dépit des importantes sommes reçues des partenaires
internationaux notamment la France dans le cadre de l’aide au développement. Ce
décalage entre les ressources disponibles et les résultats obtenus va conduire ces
acteurs économiques { recadrer leur politique d’appui; la démocratie devient la
condition sine qua non pour bénéficier des soutiens financiers dont sont désormais liés
ombilicalement les pays africains. Le discours de François Mitterrand au sommet de La
Baule en 1990 a ouvert l’ère de la conditionnalité de l’aide extérieure. Plusieurs pays
africains se sont alors engagés dans la voie de la transition démocratique, en accédant au
multipartisme, en accordant des garanties au citoyen face au pouvoir, et en rééquilibrant
le pouvoir entre législatif et exécutif, et entre le chef de l’Etat et le Premier ministre. La
démocratie est alors perçue comme le passage obligé pour rentrer dans la félicité, la
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quiétude sociale généralement admise comme « norme » dans les pays d’anciennes
démocraties. Mais, cette nouvelle ère de démocratisation { laquelle n’étaient
suffisamment pas préparés ces jeunes Etats sera marquée par de nombreuses crises
socio-politiques qui vont davantage les fragiliser. En effet, l’application du discours de la
Baule butait sur des habitudes de gouvernance de trente années de système
monopartite, le faible niveau d’alphabétisation des populations et la crise économique
qui perdurait dans ces Etats. En fin de compte, la tentative de démocratisation a plutôt
crée de nouveaux problèmes de développement { ces pays d’Afrique francophone.
En Côte d’Ivoire, les trois premières décennies de la phase nationale ont été
caractérisées par un climat de paix et de stabilité garanti par une gestion quasiment
autocratique du pouvoir par le Président Félix Houphouët Boigny. Ce qui a facilité sa
prospérité économique pour en faire l’eldorado de la sous-région ouest africaine. Mais
face au discours de la Baule auquel on peut associer la crise économique lancinante qui
secoue le pays depuis bientôt une décennie, la tentative d’application des exigences de
cette « démocratie imposée » a donné le ton d’une ère marquée par des crises qui
s’accélèrent depuis la mort du « père fondateur » de la nation ivoirienne, en 1993.
Durant ces deux dernières décennies de turbulences, les légères accalmies constatées, le
temps d’une nouvelle crise, ont fait croire { plus d’un observateurs que cela n’était point
une menace pour la paix et que cette période de perturbation était juste un faux pas sur
le chemin de notre destin de pays de paix, « pays béni de Dieu ». Les constants
arrangements politiques pour traiter ces crises ont fait perdre de vue la nature
conflictuelle qui était en train de s’installer de façon structurelle dans le tissu social et
politique de la société ivoirienne.
Ainsi, après la meurtrière querelle post-électorale qui était censée marquer la fin
d’une décennie de crise, l’accalmie actuelle ne doit pas constituer un appât qui nous
conduise { nous installer dans le conformisme habituel. Elle doit être plutôt porteuse de
réflexions sur cette période tumultueuse de l’histoire commune de la Côte d’Ivoire afin
de déceler les facteurs ou les déterminants de ces crises successives. D’où l’intérêt de
cette étude rétrospective sur ces crises qui ont secoué le pays depuis la mort du
président Félix Houphouët Boigny. La problématique de cet article s’articule autour de la
question principale de recherche suivante :
Comment la démocratie, vantée par les occidentaux comme la « norme » d’accès
au développement, peut-elle être source d’instabilité politique dans nos Etats africains
encore peu préparés { ce nouveau mode de gouvernance ?
Les questions secondaires qui découlent de cette préoccupation fondamentale
sont :
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partie dicté par le passé et le présent. C’est pourquoi, l’approche prospective par l’entrée
de la rétrospective est appropriée pour analyser les crises répétitives qui ont secoué
pendant près de deux décennies la Côte d’Ivoire afin d’en tirer des leçons pour l’avenir.
La troisième entrée interroge les théories contemporaines de la démocratie et
notamment la théorie normative de la démocratie [6]. C’est l’approche d’Axel Honneth
appliquée aux conflits sociaux qui est sollicitée pour analyser les « vingt tumultueuses »
de l’histoire ivoirienne. En effet, l’approche Honnethienne montre que tout conflit social
trouve son originalité dans une lutte sociale nourrie par l’expérience d’une situation
vécue comme injuste. Celle-ci s’exprime dans une revendication sociale dans la mesure
où elle se réfère { des attentes normatives non satisfaites. Cela survient lorsqu’un
groupe occupant une position particulière dans la structure sociale s’estime dominé et
s’inscrit dans une action transformatrice. La pertinence de cette approche ici se justifie
par les résultats des nombreuses études qui ont porté sur l’analyse des crises
ivoiriennes qui trouvent leur explication dans des motivations identitaires ou d’injustice
sociale [7, 8, 9, 10]. Cette approche sera donc utile pour mieux comprendre et décrypter
les raisons profondes des crises ivoiriennes.
Au niveau méthodologique, cette étude privilégie l’approche qualitativiste en
analysant le processus de déroulement de ces crises pour en connaître les facteurs et
acteurs structurants. Pour la réalisation de ce travail, nous avons analysé d’une part les
faits observés durant les différentes crises étudiées. D’autre part, nous nous sommes
inspirés des résultats de travaux scientifiques existants sur ces crises, d’articles de
presse et de discours d’acteurs de ces bifurcations sociales. Ces différentes techniques
de collecte de données ont permis de procéder { des recoupements de récits relatifs {
ces crises qui ont émaillé le parcours de la Côte d’Ivoire depuis la mort de son « père
fondateur » en 1993.
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L’amélioration des conditions de vie des populations qui s’ensuit sera sapée par la crise
financière des années 1980.
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Mondiale a appuyé les efforts de réformes du gouvernement { travers six prêts et crédits
d’ajustement structurel. En dépit de ces accords, la crise financière a dominé le début
des années 1990. A la lumière des déséquilibres structurels causés par les chocs
extérieurs et les politiques internes, il apparaissait que les efforts d’ajustement étaient
insuffisants. Ils semblaient également tardifs { cause de leurs coûts politiques et sociaux.
Du point de vue politique, l’année 1990 marque la rupture du consensus socio-politique
avec la ré-institution du multipartisme suite aux difficultés économiques qui induisent
des remous sociaux et politiques. De nombreux partis politiques comme le FPI, l’USD, le
PIT voient le jour. Aux élections présidentielles de 1990, le « père fondateur » a eu {
faire face, pour la première fois, { un concurrent qui est Laurent Gbagbo. Le pays connaît
un renouveau démocratique : la société civile s’organise, les partis politiques, la presse
libre, les syndicats comme la puissante Fédération Estudiantine Scolaire de Côte d’Ivoire
(FESCI) et celui des enseignants du supérieur (SYNARES) ainsi que les organisations
professionnelles se multiplient et se développent en vue de marquer le nouveau paysage
socio-politique. Avec le multipartisme, des changements constitutionnels créent un
poste de Premier Ministre qui propulse au devant de la scène politique, Alassane
Dramane Ouattara, gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest
(BCEAO). Par ses réformes, il a empêché l’effondrement de l’économie et du régime. En
effet, le dialogue avec les institutions de Bretton-Woods a été facilité par cet acteur
habitué aux arcannes de la finance internationale et dont la volonté de réforme donnait
confiance [8]. Il dirige le pays jusqu’au décès du Président Houphouët Boigny en
décembre 1993 dans un environnement marqué par le pluralisme politique, une grave
crise économique que le pays n’arrive pas { juguler depuis plus d’une décennie. Celle-ci
est alimentée par les remous sociaux nés des effets impopulaires de la mise en œuvre
des politiques d’ajustement structurel initiées par les institutions de Bretton-Woods.
C’est le point de départ d’une longue période de tension dans la société.
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ceux qui avaient cru acheter leurs terres. Un grand nombre de conflits, souvent
meurtriers, entre autochtones et non-autochtones, c’est-{-dire étrangers ou migrants
ivoiriens s’ensuivirent [10].
A l’approche des nouvelles élections présidentielles de 2000, Bédié continue de
manier le bâton contre Ouattara et son parti. Le feuilleton politico-judiciaire autour de la
nationalité de l’ancien Premier ministre – avec comme point d’orgue, le mandat d’arrêt
lancé contre celui-ci pour « usage de faux » – s’est conjugué avec l’arrestation, le
27 octobre 1999, des principaux dirigeants du RDR. Ouattara contraint { l’exil, ses
principaux collaborateurs en prison ; Bédié croyait bien s’être prémuni contre tout risque
de candidature du président du RDR. Mais ce qu’il a omis, c’est que ces pratiques
répressives et le recours { des subterfuges politiques contribuaient { enfoncer un peu
plus la Côte d’Ivoire dans la crise, les partisans de Ouattara se sentant de plus en plus
exclus de la communauté nationale. Autant dire que tous les ingrédients d’une
déstabilisation du pays étaient réunis. L’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Francis
Lott, en observateur averti écrivait ainsi, en juillet 1999, dans une analyse d’une grande
lucidité que « le débat politique dérape et menace les fondements de la stabilité de l’État »
[13]. Sauf le Président Bédié qui faisait toujours preuve d’une myopie politique. Bertrand
de Jouvenel ne disait-il pas { raison que « l’avenir est caché { celui qui refuse de voir le
présent » [14]. Le discours politique musclé qu’il prononce, le 22 Décembre 1999 { deux
jours du coup d’Etat, devant l’Assemblée nationale en est la parfaite illustration. Alors
qu’on s’attendait { ce que le chef de l’État choisisse la voie de l’apaisement, en annonçant,
par exemple, la libération des responsables du RDR, il a privilégié la logique de la
confrontation, aggravant un peu plus le climat de tension dans le pays. Cette situation
constituait un terreau propice au conflit social dont l’approche Honnethienne confirme
l’existence quand « un groupe social occupant une position particulière dans la structure
sociale s’estime dominé et revendique une action transformatrice » [6]. Cette sensation de
frustration qui animait les étudiants, les partis d’opposition notamment le RDR, les
communautés ivoiriennes musulmanes et les immigrés ouest-africains et enfin les
militaires qui exigeaient le rétablissement de leurs droits, appelait inéluctablement
cette « action transformatrice ». D’où le déclenchement des événements qui ont entraîné
la chute du régime Bédié le 24 décembre 1999.
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victorieux, Laurent Gbagbo fut finalement déclaré élu au premier tour avec 59,3% des
voix, contre 32,7% { Robert Guéï qui fut contraint { la fuite [10].
Cette élection qui fut considérée de « calamiteuse » par le nouveau Président
Laurent Gbagbo contribua { affaiblir davantage les fondements déj{ vacillants de l’Etat.
Par ailleurs, elle renforça le sentiment d’exclusion dont s’estimait une bonne frange de la
population ivoirienne.
rétablissement de leurs droits est { la base de cette nouvelle tentative de coup d’Etat
lancée du nord du pays dans la journée du 19 septembre 2002 qui secoua la Côte
d’Ivoire.
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sont pas traités de façon durable, ils se dresseront { coup sûr sur le chemin de la
cohésion nationale et de la paix.
Derrière ces facteurs structurants, se trouvent des acteurs qui impulsent une
dynamique { ces processus. Mais de tous ceux l{, nous voulons mettre l’accent sur deux
(02) d’entre eux : la jeunesse et l’armée dans le champ politique.
Le premier s’est positionné comme un acteur central de notre système social en
1990, { l’avènement du multipartisme avec la naissance de la FESCI. De 1990 { 1993, elle
va se dresser constamment contre le pouvoir du duo Houphouët-Alassane { travers de
longues grèves. Le moyen utilisé est paradoxalement, celui de la violence avec
l’assassinat en juin 1991 de l’étudiant Thierry Zébié par des membres de la FESCI qui lui
reprochaient d’être { la solde du pouvoir. Elle s’associe dans ce combat au SYNARES et
au principal parti d’opposition, le FPI de Laurent Gbagbo. En effet, suite { l’assassinat {
coups de gourdin de Thierry Zébié, huit étudiants furent arrêtés et le Premier ministre
d’alors, annonça la dissolution immédiate de la FESCI. Laurent Gbagbo, alors dirigeant
du FPI et membre du SYNARES, marqua publiquement son soutien au mouvement en
déclarant que la FESCI n’avait pas commis de crime [19]. Les six ans de règne du
Président Bédié vont être des années de tensions constantes entre le pouvoir et la FESCI.
Les deux secrétaires généraux du syndicat { cette période, c’est-{-dire Soro Guillaume et
Blé Goudé, ont fait l’expérience de la prison sous le régime. Ce qui a été { la base de
multiples et interminables grèves dans l’école quelquefois sanctionnées par des « années
blanches » ou des années invalidées. La FESCI, par sa capacité de nuisance du parti au
pouvoir va constituer un enjeu de stratégie politique. Lors de son congrès de 1998, deux
groupes se forment. D’un côté, les partisans du FPI et de l’autre, ceux du RDR. Les
universités ivoiriennes sont devenues des lieux de recrutement de militants pour qui
veut contrôler la jeunesse. On y voit transparaître les stratégies des différents partis
politiques pour en avoir le contrôle { travers la création des mouvements estudiantins
FPI, PDCI, RDR et autres sur les campus [20]. A la survenue de la crise socio-politique en
2002, la FESCI « prend le pouvoir » avec ses deux illustres secrétaires généraux, Soro
Guillaume et Blé Goudé, qui dirigent respectivement les forces rebelles du nord et les
jeunes patriotes de Laurent Gbagbo. La FESCI implantée en zone gouvernementale est
affiliée aux jeunes patriotes de Blé Goudé. Soro Guillaume dévient entre temps, le
premier ministre de Gbagbo. Pour les élections présidentielles de 2010, le mouvement
estudiantin a déj{ choisi son camp. Son secrétaire général d’alors, Mian Augustin, qui
recevait le chef de l’Etat Laurent Gbagbo le 24 septembre 2010 au campus de l’université
de Cocody { l’occasion de la commémoration des 20 ans de la FESCI tenait ces propos
devant ses camarades : « Je sais que vous aspirez { une école digne. Je sais que vous aspirez
{ une école libre et responsable. C’est pourquoi, { la veille des élections présidentielles, du
haut de cette tribune, je voudrais vous exhorter, je voudrais vous inviter, je voudrais vous
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engager { opérer un choix responsable, { faire le choix de l’avenir, le choix qui sauvera {
jamais l’école ivoirienne. C’est-{-dire, voter massivement le 31 octobre 2010 le candidat des
élèves et étudiants de Côte d’Ivoire, le candidat de l’espoir, de l’espérance, de la Côte
d’Ivoire, le candidat Laurent Gbagbo » [21]. Durant la crise née des résultats contestés de
ces élections, la jeunesse a été très active dans chaque camp. Soro Guillaume qui refuse
de cautionner le hold-up électoral de Gbagbo se range aux côtés de Ouattara qui le
nomme comme son premier ministre quand Blé Goudé est nommé ministre dans le
nouveau gouvernement de Gbagbo. En mars 2011, c’est encore l’ancien secrétaire
général de la FESCI, Soro Guillaume, qui au devant de ses troupes rebelles occupent
quasiment tout le pays avant la bataille d’Abidjan qui a abouti { la capture de Laurent
Gbagbo le 11 avril 2011.
En somme, depuis leur avènement sur la scène politique en 1990, la FESCI a
toujours été un acteur central des différentes crises qu’a connues la Côte d’Ivoire. Tous
les secrétaires généraux de la FESCI ont été des acteurs de premier plan de la scène
politique en Côte d’Ivoire. La FESCI a été un champ d’expérimentation des stratégies
politiques des partis, de la violence politique et finalement de la violence armée avec
Soro Guillaume, chef de la rébellion qui a divisé le pays en deux. La FESCI a vu son
pouvoir être fortement réduit avec l’avènement du régime Ouattara et le débat qui a eu
cours entre temps, sur sa dissolution. L’espace universitaire devrait retrouver sa
fonction première qui est de former les cadres, l’élite de demain pour assurer le
développement de la Côte d’Ivoire au lieu d’être cet espace fortement politisé où
cohabitent études et violence. Mais la tentative de lynchage du Ministre de
l’Enseignement supérieur Ibrahima Cissé Bacongo le 13 Mai 2013, et le retour progressif
de la violence sur les campus ces derniers mois est l{ pour nous rappeler que cet acteur
structurant de l’espace universitaire et de la scène politique est aux aguets et qu’il
pourrait toujours jouer ce rôle perturbateur du système comme l’a fait l’armée.
Muette depuis l’accession de la Côte d’Ivoire { l’indépendance, ce qui nous a valu
toute la prospérité économique et la stabilité politique que nous enviaient nos voisins
longtemps abonnés aux coups d’Etat, l’armée ivoirienne a parlé depuis le 24 décembre
1999 et elle ne s’est plus tue. Intruse dans le jeu politique { la faveur de la mutinerie
rapidement transformée en coup d’Etat qui a eu raison du Président Bédié, l’armée s’est
incrustée dans le système Côte d’Ivoire. L’étude prospective Côte d’Ivoire 2025 réalisée
en 1993-1994, annonçait un coup d’Etat militaire avec le scénario nommé « le suicide du
scorpion » si les tendances du moment qui portaient entre autres sur la faiblesse
démocratique et la gestion patrimoniale du pouvoir se poursuivaient. Les gouvernants
amusés par l’histoire n’ont pas pris la bonne mesure de ce futur-ible qui se réalisa en
1999 avec le putsch du général Robert Guéï. La transition militaire a par ailleurs été
marquée par de nombreuses tentatives de coups d’Etat nées de la division des auteurs
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anarchique des ordures, sans grands soucis d’hygiène. Avant la crise militaro-politique
de 2002, le taux de collecte des déchets avoisinait 60% et le total collecté pour Abidjan
s’élevait { 683 000 tonnes [18]. Mais ce taux a fortement diminué durant la décennie de
crise avec la venue d’environ 1 million de déplacés dans la capitale économique
ivoirienne. L’environnement naturel n’est pas resté en marge des impacts territoriaux
des crises successives. Et dans ce domaine, les éléments de la biodiversité ont été
sérieusement affectés par l’absence de l’Etat ou tout au moins, la perte de son autorité.
En dépit de la crise économique qui perdure, le pays connaît un glissement de sa
population des zones nord et centre auxquels s’ajoutent des migrants externes vers le
sud forestier. Cette situation entraîne une extrême pression sur le patrimoine foncier,
principal facteur de production agricole. La lutte pour l'appropriation des terres
agricoles brise la confiance et la paix au niveau de la société avec la naissance de
nombreux conflits très souvent meurtriers constatés majoritairement dans le sud-ouest
(zone de Tabou) et l’Ouest (zone de Duékoué) du pays faisant de ces régions, de
véritables territoires de violence.
Par ailleurs, la guerre a favorisé l’exploitation frauduleuse des ressources
forestières. 113 forêts classées, couvrant plus de 2 millions d’hectares, et 3 parcs, dont
deux tiers du Parc National de la Comoé se sont retrouvés en zone occupée, sans
surveillance. Selon des informations concordantes (dont une enquête de la SODEFOR),
des filières d’achat du teck étaient basées dans les pays limitrophes. D’autres filières,
bien implantées en zone gouvernementale, se livraient également { un pillage
systématique des forêts en zone occupée, et ce, avec la complicité de quelques chefs de
guerre et de certains agents des forces loyalistes. Devant la recrudescence des saisies de
grumes/billes en provenance des zones occupées, le gouvernement a décidé
l’interdiction du transport de billes dans des conteneurs et autres enceintes fermées par
arrêté ministériel n° 529 du 28 Octobre 2003. La SODEFOR et la Direction de la
Protection de la Nature ont estimé les pertes subies en 2002 et 2003 { environ 1,5
milliards de FCFA de pertes en matériel et 8,3 milliards FCFA en recettes de bois des
reboisements et de bois d’œuvre [18]. Ce massacre des écosystèmes forestiers
s’accompagne aussi de la disparition de la faune caractéristique de cette zone
biogéographique. Aujourd’hui, les dégâts sont immenses pour la Côte d’Ivoire qui est un
pays { vocation agricole donc tributaire de la forêt. En outre, au regard des exigences
internationales en matière de couverture forestière, chaque pays a le devoir de
reconstituer une couverture forestière d’au moins 20% de son territoire national. En
1995, ce taux était { 18%. Mais la destruction effrénée du couvert forestier durant les
années qui ont suivi donne actuellement au pays environ 10% de préservation [22]. Les
impacts sur le climat sont notables avec une accentuation de la déréglementation du
cycle des saisons, ce qui n’est pas sans répercussions sur les milieux de vie, l’économie
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nationale, les habitudes des populations ; en d’autres termes, sur la société ivoirienne
entière.
Les cadres de vie et les patrimoines naturels ont payé un lourd tribut durant les
crises successives qui ont secoué le pays. Le territoire national porte encore les signes
au sol de ces ruptures sociales. Tous ces phénomènes d’entropie spatiale constatés
s’expliquent généralement par une absence totale de régulation et donc de gouvernance,
en somme par la crise de l’Etat qui a caractérisé ces années de crise.
7. CONCLUSION
Quelles leçons tirer après deux décennies de crise qui ont affecté toutes les
composantes du système Côte d’Ivoire pour construire un avenir souhaité par tous ?
C’est tout l’intérêt de cet article qui s’est attachée { la rétrospective des « vingt
tumultueuses ». En effet, l’accalmie actuelle ne doit pas fait perdre de vue que l’avenir du
pays est encore chargée d’incertitudes car les tendances et les germes de changement
qui ont présidé aux crises antérieures sont toujours d’actualité. Il s’agit de la pauvreté
encore lancinante, le non règlement des épineuses questions de la nationalité et du
foncier et la présence d’une armée non républicaine. Par ailleurs, suite { la crise post-
électorale, de nombreux militaires et cadres du régime déchu sont encore en exil. Le tout
corroboré par un processus de réconciliation nationale totalement en panne. Bertrand
de Jouvenel, l’un des pères de la prospective, indiquait en homme averti que « l’avenir est
caché { celui qui refuse de voir le présent » [14] car ces signaux-faibles et forts- sont l{
pour nous alerter et nous emmener { prendre les bonnes décisions qui vaillent dans le
sens de la préservation de cette paix, même précaire. C’est toute la valeur de la
prospective, cet outil d’aide { la prise de décision dans un environnement marqué par
l’accélération du changement et surtout la turbulence. Nos jeunes Etats qui ont été peu
préparés { la démocratie qui semble être source de difficultés contrairement { ce qui a
été annoncé, gagneraient { s’approprier cette démarche qui a fait ses preuves dans les
pays du nord dits avancés pour voir loin et large afin d’éviter la dictature de la fatalité et
la gestion des urgences, véritable obstacle au développement.
8. RÉFÉRENCES
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K.S. KOUASSI
[3] ROSNAY JD. Le macroscope, vers une vision globale. Le Seuil, rééd. Points essais, n°
80, 1975.
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[5] GODET M. Prospective stratégique : Problèmes et méthodes. Cahier n°20 du LIPSOR,
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[6] LEYDET D, POURTOIS H. Pluralisme et conflit dans les théories contemporaines de la
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[8] KONÉ I. Politiques socio-économiques, processus de règlement des conflits. In Le
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[9] BABO A. Perceptions du fonctionnement des institutions et démocratie en Côte
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