Variation Phonique Et Compétence Globale BOUKOUS
Variation Phonique Et Compétence Globale BOUKOUS
Variation Phonique Et Compétence Globale BOUKOUS
https://revues.imist.ma/index.php/langues-litteratures
Ahmed Boukous
Variation phonique et
competence globale *
Le cas du parler amazigh d'Agadir
Ahmed BOUKOUS
Faculté des Lettres — Rabat
0. Introduction:
0.1. Position du problème:
Les postulats théoriques et méthodologiques de la linguistique structu-
relle (1) ont permis de produire un ensemble de travaux qui sont ala base de
(*) Certains aspects de ce travail ont été discutés avec les collégues du Groupe de Recherches
Linguistiques de Ia Faculté des Lettres de Rabat. Une premiere version a fait I'objet d'une
communication présentée aux Journées d'Etudes tenues a la Sorbonne les 29 et 30 avril
1982. Ces Journées ont été publiées en 1983 sous Ic titre Sociolinguistique du Maghreb (L.J.
Calvet, responsable). Le present papier constitue une refonte de cette communication. Je
voudrais remercier tous les collegues et amis qui m'ont aide par leurs critiques et leurs
suggestions, en particulier les lecteurs du Comité A. Benhallam et J. Sail,.
(1) Ces postulats sont pour les structuralistes (dc Saussure 1916, Bloomfield 1930): I'étude
exclusive de Ia structure immanente de Ia langue, la primautC de la synchronie et
l'évacuation du sens ; pour les générativistes cc sont : le primat de I'étude de Ia
competence, I'idèalisation du locuteur-auditeur et I'homogénéisation de la communauté
linguistique (cf. Chomsky 1965).
69
la reconnaissance de Ia linguistique en tant que science humaine modèle.
Néanmoins, nombre de chercheurs-venant d'ailleurs d'horizons divers
(sociolinguistes, ethnographes de la communication, théoriciens de l'énon-
ciation, philosophes du langage, pragmaticiens, etc.) — remettent en
question le réductionnisme de la linguistique structurelle. Leur point de
convergence fondamental est l'étude du langagê en contexte.
La présnte étude s'inscrit dans cette problematique générale. Son
orientation est sociolinguistique ; elle vise a (dé)montrer que les idéalisa-
tions de la linguistique structurelle peuvent être dialectiquement dépassées
par une approche qui étudie la structure et l'évOlution du langage au sein
du contexte social formé par la communauté linguistique> (Labov 1976, p.
258), laquelle communauté constitue un marché linguistique dans le cadre
duquel les langues coexistantes entretiennent des rapports de forces
symboliques déterminés par la structure des rapports entre les groupes
sociaux usagers de ces langues (Cf. Bourdieu 1982).
70
Nèanmoins, sous la pression de facteurs tant internes qu'externes, 1'hétèro-
généité de ce système tend a s'homogénéiser. Afin de rendre compte du
processus selon lequel s'opère cette homogénéisation, je commencerai par
faire la description des sous-systèmes consonantiques sous-jacents a la
diversitè phonique qui caractèrise le PAA ; ensuite je m'attacherai a
dègager les faits de divergence entre ces sous-systèmes ; puis j'aborderai la
question de 1'emprunt phonique a 1'arabe ; et enfin,je tenterai d'avancer des
hypotheses sur la representation de la competence du locuteur-auditeur du
PAA.
Le système de transcription adopté est grosso modo celui de l'Associa-
tion Phonètique Internationale (A.P.I.) ; pour des raisons de commodité et
de clartè, les amènagements suivants ont étè apportès a ce système
(i) 1'emphase et l'emphatisation sont rendues par un point souscrit a la
consonne : c
(ii) la labio-vèlarisation est rendue par w superscrit a la consonne : cw.
(iii) et sont respectivement mis pour $ et
(iv) ' est mis pour la constrictive mèdiane palatale sonore.
I — Hétérogénéité du consonantisme:
Le PAA est un parler composite ; en effet, das Ia diversitè phonique qui
le caractèrise, un locuteur-auditeur averti saura reconnaItre trois sous-
systèmes : <occlusif>>, <<fricatif> et <<sifflant >>(2). Ces systèmes appartien-
nent a des parlers relativement individualisès ; néanmoins Ic degré
d'intercomprèhension entre les locuteurs de ces parlers est tel que les parlers
en question forment une même entitè linguistique, i.e. le dialecte tacheihit, et
que leurs utilisateurs constituent une même communautè linguistique, i.e. la
communauté tacheihitophone. Dans cette section, je vais dècrire les
diffèrents systèmes consonantiques qui coexistent dans le PAA afin d'en
mesurer les convergences et les divergences.
(2) Les termes <<occiusif>>, fricatif>> et <<sifflant>> doivent être considérés comme des notions
phonétiques approximatives. L'occlusion caractérise l'articulation qui se produit par
l'arrêt momentané de l'air provoqué par le contact des articulateurs, Ia friction et Ic
sifflement caractérisent La nature du bruit que l'air produit au contact des organes
phonatoires. Ces appellations se justifient âmes yeux dans Ia mesure oCi les phénoménes
qu'elles dénotent constituent les marques des parlers en question. J'ai préféré <fricatif>> a
<<constrictif>> et <<sifflant>> a << spirant>> parce que < constrictif>> et <<spirant>> sont des
appellations dénommant des classes consonantiques moms restrictives que fricatif,> et
<siffiant >>. Dans certaines tribus de l'Anti-Atlas (Alt Souab et Ida Oubaqil), les occlusives
et d se réalisent comme des affriquées ts et dz (communication personnelle de F.
Mouhsine).
7
Lieu d'articulation
extra - bucca!es buccales extra - buccaics
alvéo- vélaires
alveolaires palatales
Iabio- denta!es
post-
thiales uvulaires pharyng. laryng. voix
dentales non- non- al,aires
emphat emphat
emphat emphat
t t k k" q 0
explosives
b d d g
gW
a
C
m n
Mode darticuji tlon
f s s ç cwxw x ti
C
a
cx
p V - gWyY 0 p
z z z g C h
Coflstrictives
C
Pc
• P
T T
P
§- C
I
a
- . P
on
positionapex I I I I I I I I I I I I
abio-
organe articulatoire abiales apicales radicales glottale
dorsales
(3) Appartiennent a La même série les phonemes caractérisés par le méme trait pertinent et
s'ordonnant Ic long du chenal expiratoire appartiennent au même ordre les phonemes
qui s'articulent au même point du chenal expiratoire et <au moyen du même jeu du même
organe>> (Martinet 1967, p. 74)
73
ordres
labiales apicaIc latérales vibrantes sifflantes chuintantes palatales vélaires
Series
sonores b d L r z I g y
non-emphat. sourdes f t s k x
nasales m n
relâchées
emphat. sonores d z
sourdes
non-emphat. sonores b: d: 1: r: z: z g:
sourdes t: s: . k: x:
nasales n:
tendues
emphat. sonores r:
sourdes
tendues sonores g:
sourdes x:
Iabia1isées
relâchées sonores g'
sourdes k' x''
(3)
d) Ia tension14
(4) b: b;f: '-.. f;m: - md: dt: t;n: n ;r: r;r: r;1: 1;
gW ;
z: z; s: - s ; z: ' z ; 1; ' ; g: ' g; k: k ; g: w
k:w kw x: x ; x:w X'<'.
e) La 1abia1isation 5
(5)
k:w k: ; x:w x.
(4) Sur le plan phonétique, mon intuition corrobore les résultats de l'étude instrumentale faite
par Chaker et exposée dans Chaker (1977), a savoir qu'il existe trois niveaux de tension
faible, moyenne et forte. C'est en particulier juste, dans le PAA, pour q. Quanta q : et t:, ce
sont les correspondants tendus de y de d. Cela conduit parfois a considérer q et y comme
ayant le même point d'articulation, i.e. uvulaire.
(5) Dans les descriptions de la phonologie du tamazight (Youssi 1972, El Moujahid 1979,
Chami 1979) la labialisation est distribuée en deux ordres (palatal et vélaire) ;j'estime pour
ma part que la labialisation est a considérer comme formant une série parce qu'elle
fonctionne comme marque de correlation (a la base de sept paires corrélatives) et répond
parfaitement a la défnition de Ia sCrie donnée en note (3).
(6) Les faisceaux de correlation sont ainsi définis par Troubetzkoy (1970, p. 90) : <(là oà un
phoneme participe a plusieurs correlations de la même classe de parenté, tous les
phonemes faisant partie des mêmes paires corrélatives se réunissent en faisceaux de
correlation a plusieurs termes >>.
75
ordre
labiales apicales latérales vibrantes sifflantes chuintantes palatales vélaires
series
non-emphat. sonores d 1 r z g y
sourdes f t s c x,
nasales m n
relâchées
emphat. sonores d r
sourdes
non-emphat sonores b: d: 1: r: z: g:
sourdes t: s: k: x:
nasales n:
tendues
emphat. sonores /
sourdes
c) I'emphase
(II) d d;r r;z z ; z: -. z: ; . '-. : ; r: r:
d) Ia tension:
(12) b: j3;(f) F; m: - m;d: d;t: t;n: - n ;r: r;r: r;l:
l;z: z;s: - s;z: - z ;: ;': ;g: g';k: - c;g:w gW ; k:w
çw y :W y W; x:w
; x: - x ; y: - y ; . Xw.
e) Ia labialisation
77
ordres
labiales apicales 1atéra1es vibrantes simantes chuintantes palatales vé1aires
series
sonores b I r z g y
non-emphat. sourdes f s k x
nasa1es m n
relâchées
emphat. sonores r
sourdes
sonores b: d: I: r: z: g:
non-emphat. sourdes s: k: x:
nasales m: n:
tendues
emphat. sonores r:
sourdes
I — 4. Sous-système <sifflant>>
Ii constitue la marque phonique du parler des locuteurs originaires de
certaines tribus du versant occidental de l'Anti-Atlas, en particulier Ida
Oultit, Ida Oubaaqil et Ida Ousemlal. Les ressortissants de ces tribus
installés Agadir — et
a travers le Maroc — se concentrent presque
a
e) Ia labialisation
(21) gb" — g ; kW k ; XW yW W g: ; k :W k: ; x:W - x.
x; , ;
g:
79
b) correlations a trois series (six termes)
(23) b m
b: m: 1:
II - Divergences structurales
Dans cette section, je vais m'attacher a expliciter les divergences qui
animent les trois sous-systèmes qui viennent d'être décrits, en considérant
l'occlusif comme sous-système de rêférence. Cette procedure trouve sa
justification dans les faits suivants
(i) les deux autres sous-systèmes sont percus par les locuteurs du PAA
comme appartenant a des parlers allogenes;
(ii) us sont intériorisés comme tels par les locuteurs mêmes de ces parlers.
II - 1. Occulsion vs constriction
La divergence fondamentale entre les trois sous-systêmes concerne
l'opposition occlusives vs constrictives. Les occiusives (orales) relâchêes
(non-tendues) du sous-système <occlusif>> se réalisent comme des constric-
tives mêdianes dans les deux autres sous-systèmes.
Le tableau suivant fait ressortir les correspondances entre les unites
phoniques des trois sous-systémes
(25) occiusif b t d k g
fricatif /3 t d ç
sifflant b s z k g
En prenant comme point de depart les consonnes du parler occiusif >> et
comme point d'arrivée le sous-système fricatif>. (26i) et le sous-système
< sifflant>> (26ii) ce tableau rend compte des changements suivants
80
Exemples : s. occiusif s. fricatif s. sifflant
(27) <<père> baba f3aja baba
<<colline>> talat talat salas
<<avec moi>> didi didi zizi
<<terre>> akal acal akal
(<en moi> gigi gigi
II — 2. Tension
Les occiusives tendues qui correspondent aux relâchées présentées dans
la figure précédente existent dans les trois sous-systèmes : b: ; t: ; d: ; k: ; g:.
La divergence ne concerne done que les relâchées.
Les fricatives vélaires sonores tendues (y: , y: w) constituent un cas de
divergence intéressant. D'une facon générale, en tamazight, lorsque y et yW
sont tendues, elles se réalisent respectivement q : et q:W comme on peut le
voir a travers les exemples suivants
aoriste aoriste intensif
(28) yr aq:ra <<lire>>
ny nq:a <<tuer>>
y wli aq:Wlaj <<monter>>
y Wj q:Waj <<prendre>>
81
En effet, sur le plan phonetique, la géminée : (y: w êtant exclue) est
<<rompue> par l'insertion de la voyelle pleine a entre y finale de radical et y
indice de personne.
Reprenons les exemples (26), ils se réalisent ainsi dans le parler
<<fricatif>
(7) J'ai tenté d'analyser le processus d'assibilation dans une communication au Colloque de
Linguistique et d Sémiotique tenu a Ia Faculté des Lettres de Rabat en ari1 1981.
L'analyse a éte faite d'abord dans le cadre segmental puis dans le cadre svllabique. Je ne
présente ici ce processus que de facon sommaire.
82
idi <di est couvert>>
utsi <<nourriture>
II — 4. Correlations
Les trois sous-systèmes se structurent selon cinq marques de correlation
le voisement, Ia nasalité, 1'emphase, la tension et la labialisation ; nèan-
moms ces marques sont inégalement productives dans les sous-systèmes.
La figure suivante donne pour chaque sous-système le nombre de paires
que génère chaque marque de correlation.
(34)
S/système
occiusif fricatif sifflant
marque--_.
voisement 14 16 13
nasalité 4 4 4
emphase 6 6 6
tension 20 22 18
labialisation 7 8 7
83
tamazighte ; or ii n'y a pas unanimité entre les chercheurs quant a la
pertinence d'une telle distinction. En effet, certains ont exclu de leur
description de la phonologie du tamazight les phonemes empruntés (t, s, q,
x, ti, e, h pour Basset 1946, 1952 et , s, ti, c, y pour SaIb 1976), tandis que
d'autres (Guerssel 1976, Chaker 1977) ont retenu dans leurs analyses les
unites phoniques véhiculées par les nombreux emprunts aux langues avec
lesquelles le tamazight a été, ou est encore, en situation de contact, en
particulier l'arabe dialectal. Lorsque des arguments sont fournis pour
justifier telle ou telle position, 1'argumentation me paraIt fondée.
SaIb (1976) considère que pour aboutir a la description et a 1'explication
des phénomènes morphonologiques du tamazight en gènéral (berbère), et
du parler Alt Ndhir en particulier, il s'avère nécessaire de faire le depart
entre les phonemes natifs et ceux qui sont empruntés. Ii avance trois
arguments pour étayer sa position
(i) les segments empruntés ne sont pas attestés dans les radicaux
verbaux
(ii) us n'entrent pas en opposition avec d'autres segments dans des
positions de pertinence dans le cadre de paires minimales natives
(iii) us sont absents en touareg, considéré comme l'un des principaux
poles de conservation en domaine tamazight (berbère).
L'attitude de Chaker (1977) est différente. 11 estime que Ia situation
sociolinguistique du tamazight en général, et du kabyle en particulier, est
caractérisée par les faits suivants
(i) le morcellement dialectal extreme
(ii) l'importation massive des emprunts internes et externes
(iii) la saturation des lacunes lexicales par les emprunts.
C'est pourquoi il est conduit a considérer les phonemes empruntés et
intégrés comme des phonemes a part entière du système phonologique du
kabyle. Ii justifie sa position dans les termes suivants
<<Contrairement a une conception fixiste, nous pensons que la
réalitè linguistique ne peut être appréhendée qu'en termes de
tendances. Une conception dynamique du système phonologique
est absolument imperative devant une situation linguistique
complexe et mouvante>> (1977, pp. 77-78).
84
contribution pour degager le statut phonologique de t, s, 1i, q, c et h soient
des emprunts a l'arabe, j'incline a les considérer comme des phonemes
appartenant au système phonologique du PAA.
A l'appui de cette these je fournirai les arguments suivants
(i) sur le plan lexical, lorsque l'on consulte les lexiques ou les glossaires
existants (par exemple Laoust 1920 ; Destaing 1920 ; Jordan 1938), et les
recueils de textes disponibles (Destaing 1940; Laoust 1949; Galand-
Pernet 1972, Boukous 1977), l'on se rend compte, d'une part, de l'importan-
ce numérique des lexèmes comprenant ces phonemes et, d'autre part, de
leur origine allogene, en particulier arabe. Enfin, la plupart de ces lexèmes
ne sont pas percus par le locuteur naïf (non linguiste) comme des emprunts
tant us sont intègrés au dialecte tacheihit sur le plan de Ia fréquence dans
l'usage et sur celui des structures morphematiques.
(ii) sur le plan phonologique, la naturalisation de ces phonemes ne crée
ni desequulibre ni telescopage dans le système phonologique de base du
PAA ; bien au contraire, elle permet d'y combler des cases vides — c'est le
cas de t ; d: ; s ; s: — et de crèer de nouveaux ordres : uvulaire avec q, et
pharyngal avec s et lEt ; seul h opère en phoneme hors-système.
(iii) Sur le plan théorique, il me semble que la question a dèbattre est
relative a la definition de l'ètat de langue sur lequel travaille l'analyste. Tout
structuraliste orthodoxe et consequent refuserait d'introduire des considé-
rations d'ordre diachronique dans l'examen du système phonologique
d'une langue en allèguant, après de Saussure (1965, pp. 141-192), qu'il n'y a
de système qu'en synchronie. Cependant, pour un certain nombre de
linguistes tout aussi convaincus de la justesse des postulats debase du
structuralisme — le primat accordè a la synchronie n'est q'un artifice
méthodologique permettant d'isoler des ètats de langue et partant de
neutraliser les effets de la variation.
Sur la base de ces considerations, je soutiens que le PAA constitue un
système dynamique ofl èlèments internes et apports externes sont en
interaction continue. C'est pourquoi ii convient de le saisir du point de vue
de la synchronie dynamique, i.e. <<oü l'attention se concentre, certes, sur un
seul et méme état, mais sans qu'on renoncejamais a y relever des variations
Ct a y èvaluer le caractère progressif ou rècessif de chaque trait>> (Martinet
1975, p. 9). Cette conception de la synchronie est susceptible, me semble-t-il,
de fournir du système phonologique du PAA l'image d'un système en
constante entropie, même s'il est considéré hic et nunc.
Aussi admettrai-je que les phonemes empruntés a l'arabe, i.e. /t ; d: ; s
s: ; q ; ; ; h/font partie intégrante du système phonologique du PAA, et
partant se retrouvent dans les trois sous-systèmes qui le composent.
85
IV — Representation de Ia competence
Dans cette dernière section, je vais tenter, d'une part, d'expliciter les
mécanismes d'imposition du sous-système occiusif en tant que système
central et, d'autre part, de formuler des hypotheses sur la representation de
la competence du locuteur — auditeur du PAA.
IV — 1. Norme legitime
Le marché linguistique global (marocain) est investi par des idiomes qui
ont des attributs, des fonctions et des domaines d'usage particuliers (voir
Boukous 1979). Il est structure de telle sorte que les idiomes qui procurent
des profits symboliques, i.e. l'arabe moderne et le francais, occupent une
position privilégiée dans les instances culturelles, sociales et économiques
au detriment des idiomes marginalisés, i.e. l'arabe dialectal et le tamazight.
Naturellement, d'un côté les idiomes valorisés et de l'autre ceux dévalorisés
forment des sous-marchés au sein desquels les idiomes en question sont en
situation de lutte symbolique (cf. Bourdieu 1982)
Le PAA offre, Iui-même, l'exemple d'un sous-marché linguistique
hiérarchisé lors même qu'il est surdominè dans le cadre du fonctionnement
des lois du marché linguistique global. En effet, la norme légitime
(dominante) y est reprèsentée, sur le plan phonique, par le sous-système
occlusif. Ii est reconnu comme composante dii tachelhit d'Agadir (ta1Iiit u
wgadir) et prise en tant que tel ; en revanche, les deux autres sous-systèmes
sont considérés comme des parlers ruraux, si bien que les variables qui en
constituent les marques — i.e. fi ç ' çW Ct gW pour le sous-système <.fricatif>>
et l'assibilation de t et d pour le parler <<sifflant>> — sont interprétées par Ia
population tachelhitophone d'Agadir comme des indices permettant de
localiser (geographiquement) leurs utilisateurs, i.e. le Haut-Atlas méridio-
nal pour les locuteurs du parler < fricatif > et l'Anti-Atlas occidental pour les
locuteurs du parler <<sifflant >>. En outre, ces variables fonctionnent comme
des idiosyncrasies linguistiques socialement pertinentes dans Ia mesure on
elles marquent des groupes socio-professionnels determines, i.e. les marins-
pêcheurs pour le parler <<fricatif>> et les commercants pour le parler
<<sifflant >>. De surcroit, a ces marques linguistiques sont associées des
valeurs sociales dans la mythologie populaire: a l'opposé des marins-
pêcheurs, les commerçants de l'Anti-Atlas sont percus comme des individus
occupant le haut du pave, âpres au gain et de mceurs austères.
La stigmatisation des systèmes péripheriques, et a travers eux les parlers
ruraux, exercent sur les locuteurs une pesanteur aussi forte qu'insidieuse les
poussant a pratiquer sur leur performance une auto-censure destinée a
86
series ordres labiales apicales latérales vibrantes sifflantes chuintantes palatales vélaires uvulaires plaryngales
non- sonores b d I r z I g y
emphat. sourdes f t s k x q t
nasales m n
relãchées
emphat. sonores d r z
sourdes t s
non- sonores b: d: 1: r: z: I: g:
emphat. sourdes f: t: s: k: x: q: Ii:
nasales n:
tendues
emphat. sonores
sourdes t: s:
(8) Parallélement a cette tendance qu'on pourrait dire victime de l'idéologie dominante, une
tendance opposée s'affirme. Elle considére que les parlers ruraux sont plus <purs >>, plus
<<authentiques >> et plus <(riches>) que les parlers urbains < corrompus >> par les emprunts et
véhiculant l'aliénation culturelle et linguistique.
88
En definitive, on admettra que le sous-systéme <<occlusif> élargi aux
phonemes empruntés a l'arabe constitue le système central et que sa
<<centralité >> est a base sociolinguistique. Le tableau 5 donne l'ensemble des
phonemes de ce système.
89
l'ensemble des unites phoniques en usage dans la communautè linguistique
.tachelhitophone d'Agadir, i.e. les segments des trois sous-systèmes décrits
dans les sections précédentes et classes dans le tableau 5. Concues en termes
de synchronie dynamique, ces unites évoluent dans leur structure interne et
dans leurs rapports mutuels sans cesser de garder leur systématicité. Le
système phonique sous-jacent comprend ainsi les segments communs aux
sous-systèmes <<occlusif, <fricatif>> et <sifflant> en sus des <<archiseg-
ments>> représentant les variantes <dectales>> (inter-parlers) c'est-à-dire /B,
T, D, K, G, Ku', Gw/. Dans le composant phonologique du PAA, ii y a deux
types de regles des régles phonologiques et des regles socio-linguistiques.
a) Les règles phonologiques convertissent les segments sous-jacents en
réalisations phonétiques, par exemple les <archisegments>> sont convertis
en occlusives, fricatives ou sifflantes, selon les parlers. Ces regle peuvent
être ainsi formulées
(37) S
B
T
D IA (b, t, d, k, g, kw, gW)
K -+ B (/3, t, d, ç ' çW W)
G (. C(b, s, z,k, g,kw,g )
ou S = archisegments du
système sous-jacent
A = sous-système <<occiusif>>
B = << sous-système>> <<fricatif>>
C = sous-système <<sifflant>>
Les < archisegments >> de S se définissent par les traits distinctifs suivants
(38) / B / : labial, sonore, non-nasal, non-tendu
/T/ : apical, sourd, non-tendu
/D/ : apical, sonore, non-tendu, non-nasal
/K/ palatal, sourd, non-tendu, non-labialisé
/G/ : palatal, sonore, non-tendu, non-labialisé
/ KW / : palatal, sourd, non-tendu, labialisé
/ GW / palatal, sonore, non-tendu, labialisé
En vertu des règles qui réécrivent S en A, B, C les <<archisegments>>
90
recoivent les traits phonétiques appropriés de la manière suivant&9 :
(i) dans le cadre du sous-système A, les archisegments reçoivent en
outre le trait [occiusif]
(ii) dans le cadre du sous-système B, les archisegments /B, K, G, Kw,
GW/ se définissent en outre par le trait [fricatif]
Ce qui peut être ainsi glosé: le locuteur opte pour les unites phoniques du
sous-système <<occiusif>> (A), <<fricatif>> (B) ou <<sifflant>> (C) selon que le
contexte de communication nécessite 1'emploi respectif de A, B ou C
Hypothèse (2)
Le système phonique sous-jacent correspond a celui du sous-systéme
<< occiusif>> (A), les sous-systèmes <fricatif>> (B) et <sifflant>> (C) en sont
dérivés. Ii revient alors aux regles phonologiques de convertir les occiusives
soit en <<fricatives>> soit en <<sifflantes >. L'option pour les unes ou pour les
autres est régie par des règles sociolinguistiques.
(9) JutiIise archisegment> dans le sens d'unité abstraite dont la base définitoire est
représentèe par Ia somme des traits communs aux segments en situation de neutralisation
au niveau du pan-système. Je distingue I'archisegment de 1'archiphonème, qui est
< l'ensemble des particularités distinctives qui sont communes aux deux phonemes (en
position de neutralisation dans le cadre d'un système phonologique)> Troubetzkoy 1970,
p. 81.
91
Ces regles sont ainsi formulêes
(i) règle phonologique
(41)
B(,t,d, c, g, cw,gw)
-.
g (b, 5, z, k, g, kw, gW)
kw
gW
(10) Martinet (1955) propose Ia notion de <<champ de dispersion> pour rendre compte des
variations de réalisation des phonemes ; chaque phoneme ayant son propre <<champ de
dispersion>> limité par celui des autres phonemes ; ii y a alors changement phonetique
<dès que le champ normal d'un phoneme (...) se déplace, si peu que ce soit, dans une
direction ou une autre de telle sorteque La marge de sécurité qui le sépare de ses voisin
croft ou décroIt >>. Pour cet auteur, Ia notion de <<champ de dispersion>> ne semble
s'appliquer qu'aux unites dont Ia réalisation est contextuelle, pour ma part,je l'applique
aux allophones quelle que soit leur nature. Cette facon de voir se rattacherait peut-étre
davantage a Ia notion de <<phonological space>> avancée par Moulton (1962).
92
(i) elle rend compte de l'héterogénéitè phonetique de A, B et C, en
même temps qu'elle postule un système sous-jacent commun.
(ii) elle fait intervenir les regles phonologiques avant les règles
sociolinguistiques, ce qui a <(retardé>> les faits de divergence.
(iii) elle peut être généralisée aux autres dialectes et parlers de la langue
tamazighte en postulant des <<archisegments>> sous-jacents aux
variantes dialectales et lectales.
Quant a l'hypothèse (2), elle semble avoir une portée plus réduite du fait
qu'elle postule, des la base, l'intériorisation par le locuteur d'une règle
sociolinguistique, i.e. l'imposition du système central. Les regles phonologi-
ques, convertissant les unites du système sous-jacent (central) en leurs
homologues dans les systèmes peripheriques, sont ordonnées après la régles
sociolinguistique de base. Les unites des systèmes périphèriques sont
conçues comme des variantes de surface resultant de la latitude articulatoi-
re des segments sous-jacents (occlusifs).
Dans la perspective de la théorie linguistique, il est lègitime de prèfèrer (1)
a (2) du fait du pouvoir gènéraliseur et explicatif plus puissant de (1).
Dans le cadre de l'hypothèse (1), un locuteur peut maItriser tous les sous-
systèmes, c'est-à-dire qu'il est capable de les produire et de les interpreter.
C'est là une (<assumption>> maximale car au niveau de la performance
effective, il peut exceptionnellement arriver qu'un locuteur ait une maItrise
ègale de tous les systèmes et qu'il soit apte a les utiliser dans les mêmes
conditions sociolinguistiques. Une situation encore moms plausible serait
celle oU le locuteur-auditeur maItrise un seul sous-système a l'exclusion des
deux autres, y compris au niveau de la comprehension. La situation la plus
vraisemblable est celle oü le locuteur pane (et comprend) un sous-système et
comprend (seulement) les deux autres. Thèoriquement, ies situations
concevables sont les suivantes
(i) parler (et comprendre) les trois sous-systèmes
(ii) parler (et comprendre) deux sous-systémes et comprendre le
troisième
(iii) parler (et comprendre) deux sous-systèmes
(iv) parler (et comprendre) un sous-système et comprendre les deux
autres.
(v) parler (et comprendre) un sous-système et comprendre l'un des
deux autres
(vi) parler (et comprendre) un seul sous-système.
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Ces différentes situations peuvent être ainsi forrnulées
(43) (a) Au Bu C
oü A : sous-système <<occiusif>>
B sous-système <<fricatif>>
C sous-système <<sifflant>>
u : conjonction
n : disjonction
dans (b) (d) (e) pane (et compris), le reste étant compris
seulement
L'échellede <<plausibilité>> des six situations est Ia suivante
(44) d e>b c>a>f
II faut préciser que là oii Ia théorie permet d'opter pour tel ou tel sous-
système, Ia réalité sociolinguistique impose un sous-système déterminé au
detriment de tel autre. En effet, dans (ii) et (iii) de (a), (b), (c) et (d) ou 1'un des
deux éléments de Ia disjonction est A (le sous-système occiusif), c'est cet
èlément qui est préféré a l'autre en vertu de Ia norme sociolinguistique (voir
IV. 1).
V — Conclusion
L'objet de cette étude était la description du consonantisme du parler
amazigh d'Agadir (PAA). Cette description m'a conduit a : (i) analyser les
aspects convergents et divergents des trois sous-systèmes qui composent le
consonantisme du FAA, i.e. <<occlusif>>, (<fricatif>> et <<sifflant>> ; (ii)
examiner les mécanismes sociolinguistiques de 1'homogénéisation phoni-
que par l'imposition d'une norme lègitime, i.e. celle du système central
(occlusif).
La contribution theorique de ce travail reside dans la postulation
d'hypothèses sur la representation de Ia competence du locuteur-auditeur
du PAA en tant que producteur-interprète d'un système phonique hètéro-
gene. Cette competence comprend des règles de nature linguistique, e.g.
celles régissant Ia combinatoire des traits en segments et des segments en
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morphèmes, et des règles de nature sociolinguistique, e.g. les règles
d'adéquation contextuelle des systèmes phoniques. Ces deux types de regles
interagissent pour permettre au locuteur-auditeur de réaliser et de
comprendre correctement les segments et les suites de segments (en
morphèrnes) dans des situations sociolinguistiques adequatest11 .
Cette perspective théorique me paraIt intéressante dans la mesure on elle
permet de poser un.système sous-jacent unique commun aux différents
dialectes et parlers du tamazight, dont les aspects idiosyncrasiques ne
seraient que des variantes dérivables des segments sous-jacents par des
règles phonologiques et socio-linguistiques. Ii va sans dire que beaucoup
d'études sectorielles satisfaisant a I'adéquation descriptive doivent être
réalisées avant d'atteindre cet objectif.
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Références
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