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Sujet de dissertation 3 - corrigé D’une manière générale, un personnage
complexe est un être divisé. Des Grieux est un jeune
Selon vous, qu’est-ce qu’un personnage de roman noble qui se prépare à une existence digne de son rang : complexe ? Dans quelle mesure intrigue-t-il ou il possède des « principes d’honneur ». Mais la vie avec captive-t-il davantage ? Présentez votre réflexion Manon en fait un marginal déclassé, au ban de sa famille. dans un développement en trois parties dans lequel Prévost suscite, ainsi, le tragique en confrontant ce héros vous vous appuierez sur votre connaissance de à une réalité sordide où les valeurs aristocratiques ne Manon Lescaut et des œuvres étudiées dans le cadre peuvent plus s’incarner, si bien que prédomine chez Des du parcours « Personnages en marge, plaisirs du Grieux « un contraste perpétuel de bons sentiments et romanesque ». d’actions mauvaises » (« Avis de l’auteur »). Partagé entre lucidité et aveuglement, le chevalier est capable de Dans son essai L’Art du roman, publié en 1986, reconnaître la force aliénante de la passion et « Milan Kundera écrit : « L’esprit du roman est l’esprit de l’aveuglement d’un amour fatal, qui [lui] fai[t] violer complexité. Chaque roman dit au lecteur : "Les choses tous les devoirs ». Si le personnage paraît parfois perdre sont plus compliquées que tu ne le penses". » tout jugement moral et pactiser facilement avec sa La lecture des premières lignes du roman Manon conscience, il n’a rien d’un cynique qui professerait un Lescaut, notamment la promesse de raconter l’« exemple amoralisme absolu. À l’égard de Manon, le héros est terrible de la force des passions », invite certes à se poser constamment déchiré entre la méfiance et l’aveuglement la question de la viabilité romanesque de personnages sur sa fidélité, entre l’amour et le mépris pour « la plus dont l’individualité est difficile à cerner ou dont le volage et la plus perfide de toutes les créatures ». Mû par comportement tend à prendre ses distances avec les la seule volonté de garder Manon, Des Grieux normes sociales. lucidement s’inquiète, pourtant, des conséquences de ses Or, la complexité du personnage ne présente-telle décisions : « Je cédai à ses instances, malgré les que ces deux facettes ? Ne saurait-on également mouvements secrets de mon coeur, qui semblaient me interroger les techniques narratives employées par présager une catastrophe malheureuse. » l’auteur ? La réflexion qui suit se propose d’une part La notion de cohérence peut aussi être interrogée d’exposer ce qui rend compliquée notre perception des par qui cherche à comprendre les motivations d’un héros romanesques, d’autre part de juger leur aptitude à personnage de roman. En effet, quelles informations Des intriguer et captiver. Grieux donne-t-il sur lui-même, ou sur Manon ? Forment-elles un ensemble harmonieux propre à faciliter notre compréhension ? Le lecteur de Manon Lescaut est Nous pouvons tout d’abord constater que la invité à lire le récit comme une œuvre qui construit des complexité des personnages de roman se caractérise zones d’ombre, des jeux de pistes tortueux qui rendent souvent par un mystère psychologique que le narrateur compte de la complexité de l’existence. Un personnage cherche à mettre en relief. En effet, ils ont des désirs, contradictoire et paradoxal comme Manon remet en suivent des motivations, éprouvent des peurs et vivent cause les normes sociales et littéraires : la jeune femme des conflits internes qui façonnent leurs actions et n’a de cesse de prétendre aimer Des Grieux ; pourtant, définissent des routines comportementales. Ainsi la dès que leur situation financière se dégrade (« nos préoccupation narratrice pour les détails, que l’on perçoit résolutions ne durèrent guère plus d’un mois » : première dans l’incipit de L’Écume des jours (Vian, 1947), invite partie), Manon se fait courtisane afin de vivre dans le lecteur à se représenter Colin comme un personnage l’opulence auprès d’hommes riches et puissants. Il est sujet à une complexité intérieure, dont témoignent à la ainsi difficile de déterminer si l’amour qu’elle prétend fois la description minutieuse de sa toilette et le caractère vouer au chevalier est franc. Le personnage de Manon a mécanique et brutal de ses apprêts. Ces lignes en toujours séduit ou intrigué, au point de supplanter Des apparence insouciantes et légères semblent souligner les Grieux dans le titre du roman ; mais il est malaisé de traits énigmatiques de son visage, signes annonciateurs donner une interprétation univoque de cette « charmante d’une destinée dont le cours heureux sera brusquement et perfide créature ». D’une part le chevalier nous livre interrompu : « Colin reposa le peigne et, s’armant du une connaissance fragmentaire de sa belle : elle apparaît coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières à l’hôtellerie d’Amiens, en incarnation de la fatalité, mais mates, pour donner du mystère à son regard. » De cette le lecteur ne connaîtra rien de ses origines, ni de sa vie manière Boris Vian renouvelle le héros de roman à sa quand elle est séparée du héros. D’autre part, ce dernier manière, en imaginant un monde fantaisiste, mais réflexif n’a pas accès à son intériorité, si bien qu’il ne dispose et parfois inquiétant, où les humains semblent devenir d’aucun moyen de juger de ses motivations ou de sa des choses, et où les choses paraissent s’animer, ainsi que sincérité. Encore très jeune, Manon garde un côté très le suggèrent des propositions comme « d'une ample enfantin, facilement ébloui et insouciant, qui ne semble serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son avoir aucune conscience du bien et du mal, car le mal, à torse dépassaient », « il prit à l’étagère de verre » et « le ses yeux, est principalement ce qui porte atteinte à sa tapis se mit à baver en faisant des grappes de petites liberté et à son plaisir. Dès lors, elle assume l’objectif de bulles savonneuses ». dépouiller ses amants, et faire commerce de son corps ne lui pose aucun problème moral, car ce n’est, à ses yeux, qu’un marché : elle ne comprend pas les larmes de Des reçus et dans le fait que, complice reconnu de Manon, lui Grieux, puisqu’elle estime ne chercher qu’à le rendre « aille aux Amériques de son plein gré et non comme riche et heureux ». Ainsi, plutôt que de cynisme ou déporté. La complexité du jeune homme réside par d’immoralité consommée, Manon donne l’impression de ailleurs non dans le caractère illicite des relations qu’il faire preuve d’un amoralisme complet qui la laisse hors peut entretenir, mais plutôt dans ses opiniâtres récidives : d’atteinte de tout reproche moral. « mais que de reconnaître, comme je le faisais, que l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me Abordons à présent la seconde facette du rendre coupable et malheureux, et de continuer à me personnage complexe : une marginalité relative qui précipiter volontairement dans l’infortune et dans le maintient les héros à distance respectueuse des normes. crime, c’était une contradiction d’idées et de conduite qui Tout d’abord, un roman efficace et mémorable ne ne faisait pas honneur à ma raison ». Comme Tiberge, le repose pas nécessairement sur l’art de simplifier un père du héros pardonne effectivement tant et plus ses « héros, de l’unifier d’une façon plus ou moins arbitraire, débordements juvéniles », mais pourvu qu’ils soient afin de le rendre cohérent. Il s’agit surtout de mettre au momentanés. Les vices et duplicités de Manon sont, coeur d’aventures extraordinaires des êtres analogues à quant à eux, à peine esquissés : dans l’expression « son nous qui, par leurs actes et leurs émotions, nous délivrent penchant au plaisir », « penchant » signifie-t-il qu’elle a de ces mêmes actes et émotions inavouables dans notre d’autre désir que celui de se donner les moyens d’arriver propre existence. Le roman est un genre apte à nous à ses fins matérielles ? Manon est donc fascinante en tant libérer d’un monde inacessible au rêve. Par exemple, Des que transgressive sociale ; cependant elle expie sa Grieux et Manon vivent leur rêve, sont leur rêve et le transgression pour finir honorablement, et plus encore mènent jusqu’au bout d’une façon complète et cohérente, consensuellement clore le roman. Prévost brosse le ensemble, même après la mort de Synnelet (« Fuyons tableau d’une trajectoire rectifiée, dans la mesure où ensemble, me dit-elle, ne perdons pas un instant »), Manon, initialement vouée par ses parents à devenir ultime franchissement d’une barrière morale. Ainsi donc recluse à vie pour satisfaire à l’ordre et la morale publics, ils contribuent à nous plonger dans « cet état intérieur où incarne au départ le principe des « vocations forcées » toute émotion est décuplée », comme l’écrit Proust dans comme Marie-Suzanne dans La Religieuse- mais elle ne Du Côté de chez Swann. Ne manquent pas, dans la se contente pas de dire « non » lorsqu’elle entreprend de littérature universelle, les exemples de cet aveuglement dévoyer un fils de famille si bien disposé par ailleurs au qui heurte aisément les conventions sociales vu de son bon naturel et de son éducation. Mais, le élémentaires. Par exemple, dans le roman Thérèse moment de l’expiation venu pour la pécheresse, Manon Raquin d’Émile Zola, l’amant exprime clairement ses meurt en Amérique, âme enchaînée et chair meurtrie par intentions : « Laurent voulait Thérèse ; il la voulait à lui le vice, fiancée déportée et loqueteuse, dépendante et tout seul, toujours à portée de sa main. S’il ne faisait pas soumise, dépourvue de tout esprit d’initiative, graciée in disparaître le mari, la femme lui échappait. » Face à cette extremis par le cours du roman. abrupte déclaration, comment s’efforcer de s’identifier à C’est pourquoi un roman comme Manon Lescaut Laurent, non pas en s’imaginant commettre tel ou tel acte n’aurait pas rencontré un succès aussi durable si la innommable, mais en formulant, en la plaçant dans le narration avait maintenu de bout en bout ses personnages cadre neuf d’un terrible tableau, une question dans la recherche de la transgression. En effet, Manon et existentielle comme « Est-il légitime de souhaiter, voire Des Grieux transgressent les lois sociales (en escroquant, de favoriser la mort par amour ? » ? trichant, faisant évader et tuant) et religieuses (Manon est C’est qu’il s’agit d’éviter l’ennui dû à l’irruption arrachée au couvent et vit avec Des Grieux sans être des bons sentiments ; pour accéder au plaisir mariée ; Des Grieux défroque en s’enfuyant de romanesque, nous devons quitter le vertueux Tiberge ou SaintSulpice et se moque des conseils de vertu de le fade bouillon de sa sobre et indéfectible amitié, par Tiberge). Par conséquent les héros se retrouvent vite au définition toujours prévisible. Manon, à l’opposé, surgit ban de la société, souvent en fuite, afin d’échapper à la dans la cour de l’auberge comme l’incarnation du police, pour des délits et des crimes de plus en plus romanesque : l’imprévisible faite femme, dans tout ce graves : Des Grieux est renié par son père, tandis que qu’elle peut avoir de plus désirable et de plus aimable Manon est vouée à la déportation. Mais les héros ne sont quand elle suscite la passion amoureuse comme une pas des libertins obsédés par la corruption d’autrui ou la fatalité vouée à dévoyer l’ami du bon Tiberge. Manon recherche effrénée du plaisir ; au contraire ils expriment Lescaut, la fille du peuple mystérieuse et marginale : un désir de bonheur qui sert souvent de prétexte à leur pour échapper, dans un premier temps, au couvent, elle conduite, puisque Des Grieux incrimine le plus souvent s’en remet au premier « nigaud » un peu audacieux, leur jeunesse, la peur de la pauvreté, la corruption inventif et débrouillard venu, et dont on peut penser généralisée, la force de la passion ou les influences qu’elle l’aime en définitive sincèrement. Les deux néfastes de mauvais génies (comme le frère de Manon, personnages complexes révèlent vite leur proxénète et tricheur). Le héros veut donc montrer que sa complémentarité : Des Grieux est en effet de petite vie déréglée n’est pas un choix, mais une nécessité, au noblesse, tandis que Manon est socialement quantité nom d’une morale du sentiment, pour sauvegarder leur négligeable. Leur opposition se manifeste dans la amour menacé par des lois morales et sociales différence des lieux d’incarcération, dans les traitements inadaptées. Ainsi le roman n’omet à aucun moment l’intention morale affichée clairement par Renoncour, qui finalement le héros à sa perte, sur le front. Nous pouvons présente le récit comme une aspiration à la vie vertueuse, par ailleurs noter que le caractère complexe peut affecter qui échoue, malgré la rédemption finale. Enfin, le des êtres fictifs de second plan, tels les domestiques dans personnage peut, au fil du roman, perdre de sa Manon Lescaut, personnages dont la trahison signe un complexité, et permettre au narrateur de nous livrer un des passages les plus surprenants du récit de Des Grieux. message moral plus lisible. Dans Manon Lescaut, Le valet du chevalier et la femme de chambre de Manon, l’épisode américain semble révéler la véritable nature de jusqu’ici insoupçonnables, avaient tout simplement Manon et mettre sa conduite en accord avec ses profité de l’absence de leurs maîtres pour leur dérober sentiments. Elle n’est plus ce personnage ambivalent qui tous leurs biens. Ce coup admirablement orchestré et fait douter de sa sincérité envers Des Grieux. Délivrée de pourtant d’une invraisemblable simplicité cause la perte la carapace sociale qui l’enfermait dans son statut de fille des amants : « nous étions ruinés si absolument, qu’il ne entretenue, elle peut se recentrer sur son amour pour le nous restait pas une chemise ». D’une manière plus chevalier et montrer qu’elle n’agit plus seulement par générale, Manon Lescaut exploite les ingrédients intérêt. Certains lecteurs n’y ont vu que la volonté de romanesques traditionnels : deux enlèvements, deux Prévost de proposer une fin morale à son scandaleux évasions, un duel, où Prévost cultive dramatisation et récit, mais sans doute peut-on lire tout le roman comme suspense. L’auteur sait aussi ménager des pauses dans la un cheminement lent et ardu vers la conscience de soi : tension dramatique à travers de véritables scènes de alors qu’on la pensait simple objet de désir et corps sans comédie, dans lesquelles les personnages jouent de leur âme, elle se révêle être la « personne du premier rang » complexité, comme le dîner avec M. de G… M…, où entrevue par Renoncour. Des Grieux se fait passer pour le frère de Manon et Ainsi l’accent mis sur les contradictions d’un multiplie les phrases à double sens qui amusent le personnage n’a pas toujours vocation à égarer lecteur. l’entendement du lecteur. En effet, le genre romanesque Outre la surprise qui a de quoi intriguer, le n’a pas échappé, au XVIIIe siècle, à la mise en question lecteur peut être captivé par une situation vécue des jugements éternels portés sur l’homme au siècle ellemême comme complexe, insondable, par le héros. précédent : comme le dit Rousseau, « il vaut mieux être Nous sommes dans certains cas invités à interroger un un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés ». Dans personnage qui lui-même se cherche et se découvre. En La Religieuse de Diderot (1780, publié de manière effet, dans Manon Lescaut, un personnage essentiel tient posthume en 1796), l’auteur insinue une forme de lieu de point de vue, ce point de vue étant d’autant scepticisme philosophique en multipliant de petits faits meilleur que Des Grieux est au départ plus jeune et qui montrent le caractère dérisoire de l’éternité visée par ignorant, qu’il a tout à découvrir (« Ma belle inconnue une humanité en proie à la multiplicité psychologique. savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge », Marie-Suzanne Simonin apparaît comme une héroïne reconnaît Des Grieux au moment de la première complexe, dans la mesure où le récit détaille son libération de Manon). Le lecteur entre alors en conflit évolution, qui dévoile toutes les possibilités d’une vertu avec une narration à l’issue de laquelle il comprend primitive : elle-même, pourtant à l’origine très croyante, mieux la réalité que le personnage lui-même. De même ne parvient pas à dominer son libre-arbitre afin qu’Emma Bovary se tue parce qu’elle comprend mal le d’accepter la punition qu’a réservée l’institution monde, de même, à la fin de Manon Lescaut, Des Grieux religieuse aux erreurs passées de sa mère (« […] ne prend aucune décision importante, semblant ne pas promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? saisir le symbolisme des ultimes sacrifices de la venue de - Non, monsieur, non […] et je vous réponds que non »). Tiberge et de la mort de son père. Par conséquent, le Notons enfin que dans La Religieuse, d’autres héros complexe, susceptible de captiver le plus grand personnages révèlent une certaine ambivalence : les nombre, devrait assurément être le moins intelligent. sœurs, qui, pour persuader Marie-Suzanne, usent de Parmi eux, nul doute que nous y placerions ce fort flatterie en prétendant que ses habits de religieuse lui caractère qui tient tête à son père, jeune homme long à vont « à merveille » (« et vous êtes charmante ; sœur saisir les leçons de la vie, fils capable d’exprimer dans Suzanne est une très belle religieuse »). une même séquence narrative des jugements L’importance donnée à un personnage complexe contradictoires sur la figure paternelle (« Un coeur de confère de nombreux rebondissements à la narration. père est le chef-d’oeuvre de la nature […] » ; « Le mien, L’imprévisibilité des actions bouleverse le cours du récit qui était avec cela homme d’esprit et de goût [...] » ; « et intrigue le lecteur, qui peine à déceler un fil directeur adieu, père barbare et dénaturé »). Des Grieux incarne dans l’alternance des retournements de situation et des donc la recherche de l’absolu amoureux face à un monde révélations inattendues. Par exemple, dans le roman de dont les arcanes lui échappent. Romanesquement, ces Jean Cocteau Thomas l’imposteur, le personnage nommé personnages complexes -on pense aussi à Julien Sorel, Guillaume usurpe l’identité d’un certain Thomas de Emma Bovary, Frédéric Moreau ou Fabrice del Dongone Fontenoy. Son imposture est des plus crédibles (« sauraient comprendre vite, être des raisonneurs efficaces Guillaume dupait sans malice. La suite montrera qu’il qui tirent immédiatement les leçons des choses. D’où la était sa propre dupe. Il se croyait ce qu’il n’était pas [...] difficulté de tenir de bout en bout la visée d’un roman ») et repose sur un stratagème qui lui octroie de moral, comme le suggère Prévost dans l’« Avis de nombreuses faveurs, une ruse si efficace qu’elle conduit l’auteur » de Manon Lescaut : « [...] c’est que, tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues juge, pris entre le pour et le contre, le jugement à charge et généraux, il est très difficile d’en faire une application (Meursault est un assassin) ou à décharge (Meursault est particulière au détail des mœurs et des actions. Mettons orphelin), le lecteur du roman se trouve finalement, la chose dans un exemple. » Si au sortir de chaque « paradoxalement, contre toute une tradition littéraire, non application », de chaque expérience le personnage profite pas aidé mais bel et bien encombré par ce personnage trop bien, ou tient trop bien compte des avertissements, il dont on ne sait rien, et duquel on peine à savoir s’il est n’est plus question d’apprécier un quelconque effet humain plus que les autres, ou monstrueux, plus que les d’attente, la moindre fascination devant l’altérité autres. paradoxale du personnage de roman. Enfin, partant du principe que tout roman est un mensonge, une feinte (comme « fiction », du latin fictio : Les personnages complexes sont donc « formation », « création », « action de feindre », « susceptibles de nous intriguer, de nous captiver, voire de fiction »), qui nous présente comme étant arrivé un récit nous édifier par leur parcours discontinu. Peut-on inventé de toute pièce, pouvons-nous croire que cette affirmer qu’ils aident toujours le lecteur autant à fiction nous touche profondément et dévoile à l’homme comprendre l’humanité qu’à se connaître en tant des choses essentielles sur sa nature ? Certes non, si nous qu’individu ? nous bornons à considérer les romans idéalistes du XVII e Le rapport au monde ou l’exploration de l’âme siècle, dont les héros romanesques vivent des aventures humaine ne sont-ils pas dans les romans plus tortueux et extraordinaires, inspirées des romans courtois du Moyen incertains parfois que dans la vie ? Les chemins Âge, mais encadrées dans un monde antique ou persan empruntés par les personnages, les successions de tout à fait fantaisiste. Nous penserons par exemple au péripéties, les obstacles rencontrés par les héros, plus volumineux L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1628), qui nombreux, plus fréquents, plus corsés que les aléas de raconte l’histoire d’amour parfait des bergers foréziens ma propre vie humaine, permettent-ils un apprentissage Astrée et Céladon. Le thème le plus fréquent est celui des fiable ? Il ne me sera pas forcément donné de voyager couples séparés par des enlèvements ou des guerres et autant que Frédéric Moreau dans L’Éducation qui cherchent à se retrouver au prix de mille prouesses. sentimentale, de parcourir le monde comme Bardamu qui Sans doute tous ces personnages agissent-ils traverse, dans Voyage au bout de la nuit, trois continents conformément à l’idéal galant assez épuré que la en un roman. Qui a vécu autant de choses que préciosité tentait d’imposer à la société du temps ; il n’en Gargantua? Qui en sait autant que ce géant ? Qui est reste pas moins vrai que la vérité humaine y est fort aussi brave qu’érudit, aussi pragmatique qu’hyperactif ? malmenée. Cet homme total décrit par Rabelais est davantage l’homme que nous pourrions être dans une perspective humaniste idéale que l’homme qu’il est lui, ou que nous Le personnage romanesque est-il le produit du sommes nous. La littérature utopique ne parle ni de monde où il s’insère, ou domine-t-il un monde qu’il l’auteur, ni du lecteur, mais d’un horizon intellectuel et forme à ses désirs ? Le philosophe Alain, dans Système moral, qui élargit la vision de l’homme en lui faisant voir des Beaux-Arts, nous montre qu’il est jeté dans un tout ce qu’il pourrait être. Ai-je vraiment besoin de ces univers qu’il a à découvrir : tout roman ne serait donc romans, aux intrigues complexes (par exemple le roman qu’une « éducation sentimentale » offerte au personnage, épistolaire, Les Liaisons dangereuses de Laclos ou qui se ferme sur une compréhension plus ou moins Manon Lescaut de Prévost) ou hyperboliques et aboutie du monde. mélodramatiques, comme La Dame aux camélias de Si l’on compare à présent deux genres littéraires Dumas, pour me trouver et me définir ? Ne puis-je pas afin d’interroger de nouveau la notion de personnage, compter sur mes propres ressources pour me connaître ? pourrait-on affirmer qu’au théâtre le dramaturge fait M’en tenir là serait sans doute vaniteux, mais tout avant tout la « rencontre » de la pièce, puis crée ses accorder au roman relève de l’illusoire ; la connaissance personnages, tandis que chez le romancier la découverte de son individualité, la sagesse, le perfectionnement de de ces derniers précède la construction du roman ? soi ne sont pas réservés aux seuls littéraires chevronnés. Par ailleurs, devant un roman nous pouvons aussi être placé face au refus de l’écrivain de nous servir de guide, sans son « fil d’Ariane », si bien que le lecteur ne peut compter que sur lui-même, ou doit composer avec un personnage lacunaire, infréquentable dans un premier temps, puis placé dans la posture de la victime. Meursault, « héros » de L’Étranger, dont nous ne savons quasiment rien, excepté que sa mère est morte, qu’il a un travail, un ami nommé Georges et une fiancée nommée Marie. Le lecteur de Camus se trouve dès lors face à la difficulté de l’interprétation et de la connotation : placé tout au long du roman non pas dans la position (qui serait aisée finalement) de procureur ou avocat général mais de