L3 Linguistique S5 2
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Après avoir étudié l’histoire externe de la langue espagnole, nous allons maintenant nous intéresser
aux changements qui l’ont affectée. Ce chapitre portera plus particulièrement sur les modifications du système
phonologique.
1- RAPPELS
Avant d’exposer l’essentiel des bouleversements qui ont conduit du système phonologique latin au
système phonologique espagnol, ancien, puis moderne, quelques rappels terminologiques et
conceptuels s’imposent. Vous trouverez ci-dessous les définitions des principales notions utilisées dans la suite
du chapitre. Vous avez également besoin de connaître la description phonétique de l’espagnol contemporain
ainsi que son système phonologique. Pour toutes ces questions, je vous renvoie à vos cours des années passées
ou, à défaut, au Manuel de linguistique espagnole de M. Bénaben et aux Principios de fonología y fonética
españolas de A. Quilis (voir Bibliographie).
1.1- Définitions
Allophone : On nomme allophones ou variantes combinatoires les différentes réalisations possibles d’un
phonème.
Archiphonème : Un archiphonème est le produit de la neutralisation d’une opposition ; il signale que, dans une
distribution donnée, une distinction entre deux phonèmes, efficace dans d’autres contextes pour distinguer
des mots, perd là son caractère distinctif.
Paires minimales : Les paires minimales sont des paires d’unités linguistiques de sens différents, qui ne
s’opposent que sur un trait pertinent.
Neutralisation : Lorsqu’une différence phonétique pertinente, phonologique (i.e. qui permet d’opposer des
signes entre eux) perd son caractère oppositif dans certains contextes, on dit qu’il y a neutralisation de
l’opposition. Le résultat de cette neutralisation est un archiphonème.
Phonème : Le phonème est la plus petite unité linguistique non porteuse de signification, susceptible de
produire un changement de sens par commutation, et constituée d’un ensemble de traits distinctifs (traits
pertinents).
Phonétique : La phonétique est une science qui s'attache à décrire la réalité matérielle sonore avec la plus
grande exactitude possible concrète, matérielle ; elle étudie les sons produits par la parole dans leur réalisation
concrète, physique. L’objectif de la phonétique est de décrire et classer les sons produits par la parole.
Phonologie : « La phonologie est la science qui étudie les sons du langage du point de vue de leur fonction dans
le système de communication linguistique » (J. Dubois, 1992, s.v. phonologie). Elle « s’intéresse à la manière
dont chaque langue sélectionne, dans l’éventail des sons qui sont à sa disposition, un certain nombre d’entre
eux, à partir desquels elle crée des phonèmes qui vont être pertinents dans son système » (G. Siouffi & D. van
Raemdonck, 1999 : 40).
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Espagnol – L3 – T2HF511 – Linguistique Chapitre 2
Signifiant : Le signifiant est l’image acoustique (et graphique) du signe ; il est la représentation que nous nous
faisons de la suite de sons qui le composent (mais aussi des symboles graphiques, pour les langues ayant une
écriture).
Signifié : Le signifié est le concept associé à la représentation acoustique qu’est le signifiant. Le signifié n’est
pas l’objet du monde réel mais un concept, c’est-à-dire une abstraction mentale.
Traits pertinents : Les traits pertinents sont les composantes phoniques minimales ayant une valeur
distinctive : l’absence ou la présence d’un trait pertinent dans la réalisation d'un phonème entraîne un
changement de sens de l'unité significative.
Pour faciliter votre lecture, je vous indique également quelques conventions de transcription.
Enfin, pour ceux d’entre vous qui n’ont pas étudié le latin, voici comment le lire :
Le système vocalique connaît peu de modifications. La principale différence est qu’en latin, les voyelles
se caractérisent par trois traits pertinents, alors qu’elles n’en comportent plus que deux en espagnol.
1) le degré d'ouverture (ou aperture) : ouvert (A), médian (E, O), fermé (I, U)
2) la zone d'articulation : si la partie pré-dorsale de la langue s’élève vers la partie antérieure du palais, les
voyelles sont dites antérieures (I, E), elles sont postérieures si la partie post-dorsale de la langue s’élève vers le
voile du palais (O, U) [la voyelle A est tantôt antérieure, tantôt postérieure]
3) la quantité : longue, brève (une voyelle longue dure plus longtemps qu’une voyelle brève). Les voyelles
longues sont notées Ā Ē Ī Ō Ū, les brèves Ă Ĕ Ĭ Ŏ Ŭ.
Pour diverses raisons, la quantité vocalique cesse d’être un trait pertinent et en espagnol on ne
distingue plus entre voyelles brèves et voyelles longues.
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Espagnol – L3 – T2HF511 – Linguistique Chapitre 2
2- LE SYSTÈME CONSONANTIQUE
Le système consonantique latin est riche en possibilités d'évolution, notamment parce qu’il n’y a pas
de palatales et que l’opposition sourde / sonore est limitée aux occlusives.
La simplicité du système est compensée par l’existence de nombreux contrastes entre consonne
simple et consonne géminée (une consonne géminée est une consonne double : TT, PP, etc.).
latérale /l/
vibrante /ɾ/
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occlusives
sourdes /p/ /t/ /k/
affriquées sourdes
/t͡s/ ͡
/tʃ/
affriquées sonores
/d͡z/
sonores
(mode non pertinent) /b/ /d/ /g/
fricatives
sourdes /f/ /s/ /ʃ/
fricatives /Ʒ/
sonores /z/ /ʝ/
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Le système consonantique présenté ci-dessus est celui qui a été exploité durant tout le Moyen Âge ;
comme vous l’avez observé, ce système est différent de celui de l’espagnol moderne : certains phonèmes qui
existaient au Moyen Âge n’existent plus aujourd’hui (/t͡s/ /d͡z/ /ʃ/ /Ʒ/ /z/) et, inversement, des phonèmes qui
existent aujourd’hui n’existaient pas au Moyen Âge (/θ/ /x/). Cela signifie que l’on ne prononçait pas l’espagnol
du Moyen Âge comme on prononce l’espagnol d’aujourd’hui.
Pour lire un texte médiéval avec la prononciation de l’époque (ce qu’on appelle la prononciation
restituée), vous devez savoir un certain nombre de choses, que je détaille ci-dessous. Les deux grandes
différences sont :
1) absence des phonèmes /θ/ et /x/, qui n’existent pas au Moyen Âge ;
Nous allons étudier ces différents phonèmes et voir comment ils étaient transcrits graphiquement.
Pour chacun d’entre eux, je vous indiquerai, en fonction de sa position dans le mot (début de mot = position
initiale ; après une consonne ; fin de syllabe ou de mot = position finale ; entre deux voyelles = position
intervocalique), quelle était sa réalisation phonétique (comment il était prononcé). Je vous indiquerai
également par quels graphèmes il était transcrit (les graphèmes sont notés entre ces deux signes < >). Et enfin,
je vous donnerai des exemples tirés des textes au programme.
L’opposition entre la fricative alvéolaire sourde /s/ et la fricative alvéolaire sonore /z/ ne fonctionne
qu'à l'intervocalique ; en position initiale et finale, il y a neutralisation de l'opposition, ce que l’on note par
l’archiphonème /S/.
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▪ en position intervocalique
– [z]
– [s]
<-s-> : – Apolonio : muriósele (4a), muriese (8b), fuese (13d), vieso (17c)
– Buen Amor : ese (55c), parase (62c)
– Lucanor : sopiésedes (12), así (27), fuese (31)
Vous constatez que le graphème <s> entre deux voyelles pose problème, car il doit se lire parfois [s],
comme dans muriósele, muriese ou vieso et parfois [z] comme dans cosas.
Pour nous, lecteurs modernes qui ne parlons pas l’espagnol médiéval, il nous faut regarder l’étymon
latin pour savoir quelle est la réalisation phonétique appropriée.
1) Il s’agit d’un mot composé et le <s> intervocalique est en réalité en position initiale d’un des éléments
intervenant dans la composition ; comme toujours en position initiale, sa réalisation est sourde : [s]. C’est le cas
de otrosí (otro sí) et de tous les cas d’enclise du pronom réfléchi se (muriósele = murió se le). Les exemples
d’enclise de se sont assez nombreux dans les textes du programme, car l’enclise est beaucoup plus fréquente
au Moyen Âge, notamment avec des verbes conjugués à une forme personnelle (nous étudierons ce
phénomène au 2e semestre).
2) Il s’agit d’un mot simple dont l’étymon latin comporte une consonne double (-SS-) ou un groupe
consonantique autre que -NS- ; le résultat de l’évolution phonétique est une sourde [s]. C’est le cas, par
exemple, de ese < IPSE, así < AD SATIS, vieso < VERSUS; cela vaut également pour tous les subjonctifs imparfaits
en -se, issus du latin -ISSEM (perdiese).
3) Il s’agit d’un mot simple dont l’étymon latin comporte une consonne simple -S- ou le groupe consonantique
-NS- ; le résultat de l’évolution phonétique est une fricative sonore [z] : casa < CASAM, pesar < PENSARE, seso <
SENSUM et tous les mots comportant le suffixe -oso < -OSUM (deleitoso, sabroso, fermoso, raposo, etc.).
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mot simple + étymon comportant mot simple + étymon comportant mot composé avec <s> initial
-S- ou -NS- -SS- ou -consonne+S- [s]
[z] [s]
CAUSAM > causa ['kau̯ za] AD-SATIS > asaz [a'sat͡s] otrosí = otro sí
MENSAM > mesa ['meza] POSSIDERE > poseer [pose'eɾ] quierese = quiere se
N.B. Le jour de l’examen, les étymons seront indiqués sur le sujet, sauf s’il s’agit d’un cas d’enclise ou d’un
subjonctif imparfait.
Comme pour le cas précédent, l’opposition entre l’affriquée alvéolaire sourde /t͡s/ et l’affriquée
alvéolaire sonore /dz͡ / ne fonctionne qu'à l'intervocalique ; en position initiale et finale, il y a neutralisation de
͡
l'opposition, ce que l’on note par l’archiphonème /ts/.
͡
▪ en position initiale ou après consonne : [ts]
En début de mot, ou à l’intérieur du mot après consonne, on entend toujours l’affriquée alvéolaire
͡ Elle est transcrite par <ç>, <c + e, i>, plus rarement <z> (voire <sc> ou <sç>, mais il n’y a pas
sourde : [ts].
d’exemples dans les textes du programme).
͡
▪ en position finale : [ts]
En fin de syllabe ou de mot, on entend toujours l’affriquée alvéolaire sourde : [t͡s]. Elle est transcrite
par <z>.
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Entre deux voyelles, l’opposition entre le phonème affriqué alvéolaire sourd et le phonème affriqué
͡
alvéolaire sonore est pertinente ; /detsiɾ/ (‘descendre’) s’oppose à /ded͡ziɾ/ (‘dire’).
– [dz͡ ]
– [t͡s]
<sc> : – La Celestina : offrescido (I, 7), acontescimiento (II, 1), nescios (III, 14)
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Vous aurez certainement noté que, comme pour les fricatives alvéolaires, la graphie pose problème : les
graphèmes <c+e,i> et <ç> entre deux voyelles transcrivent le plus souvent une affriquée alvéolaire sourde, comme
dans meció, braço ou neçio, mais aussi, plus rarement, une affriquée alvéolaire sonore, comme dans decir et acedas.
Comment savoir quelle est la prononciation de <ç> ou <c +e,i> ? Plusieurs cas sont à distinguer :
– Il s’agit d’un mot composé et le <ç> (ou <c+e,i>) intervocalique est en réalité en position initiale d’un des éléments
intervenant dans la composition ; comme toujours en position initiale, sa réalisation est sourde : [t͡s]. C’est le cas de
açiertas (Buen Amor, 68c), qui est composé de a + cierto, recelo (Celestina, I, 11) = re + celo, quiçá (Celestina, II, 8) <
qui sabe.
– Il s’agit d’un mot simple dont l’étymon latin comporte les séquences [t+e,i] ou [k+e,i] en position initiale ou après
consonne ; le résultat de l’évolution phonétique est une sourde [t͡s]. C’est le cas de caçar < CAPTIARE, neçio <
NESCIUM, braços < BRACCHIUM et de tous les verbes qui comportent le suffixe -ecer (parfois graphié -escer ou
-esçer) <-ESCERE, comme caeçí (Milagros, 2b), desfallecido (Amadís, 15), perecen (Amadís, 16) ou acaesçió (Ultramar,
9).
– Il s’agit d’un mot simple dont l’étymon latin comporte les séquences [t+e,i] ou [k+e,i] en position intervocalique ; le
résultat de l’évolution phonétique est une sonore [d͡z]. C’est le cas dans façer < FACERE, acedas < ACETUM, pedaço
(14) < PITTACIUM.
– Il s’agit d’un mot simple dont l’étymon latin comporte les séquences [t+e,i] ou [k+e,i] en position intervocalique
mais le mot est savant ou semi-savant (voir chapitre premier): le résultat est une sourde [t͡s]. Cela concerne des mots
comme precio < PRETIUM, espaçiando, dérivé de espacio < SPATIUM, disputaçión < DISPUTATIONEM, cobdiçia <
CUPIDITIAM, nodriçia < CUPIDITIAM.
– Il s’agit d’un mot d’origine non latine, et l’affriquée se prononce donc comme dans la langue de départ, i.e. [t͡s] :
albricias (Cid, 14) < arabe *bisra donc [al'brit͡sja] ; acequias [a'tsekja]
͡ (Tamorlán, 3) < ar. sâqiya ; moços (Celestina, III,
1).
Il y a aussi des mots, qui sont des exceptions, c’est-à-dire qui se prononcent avec une sourde, alors que
l’étymon comporte une consonne simple et qu’il ne s’agit pas de mots savants ou semi-savants. Par exemple,
coraçón (Buen Amor, Celestina) se prononce [koɾa't͡son], bien que l’étymon comporte une consonne simple
intervocalique ; cela concerne aussi cabeça (Cid, Apolonio, Buen Amor) qui se lit [ka'βet͡sa], alors que ce mot vient de
CAPITIAM.
Comme vous le constatez, la situation est un peu plus compliquée que dans le cas des fricatives. Ce que
vous devez donc retenir, c’est :
1) la règle générale : les graphèmes <c+e,i> et <ç> entre deux voyelles se lisent :
͡ si l’étymon comporte [t+e,i] ou [k+e,i] précédés d’une consonne,
– [ts]
– [dz͡ ] si les séquences [t+e,i] et [k+e,i] sont intervocaliques.
N.B. Le jour de l’examen, les étymons figureront sur le sujet, ainsi que le caractère savant ou semi-savant des mots
concernés.
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Pour les fricatives palatales, il n’y a pas de problème, la graphie n’est jamais ambiguë.
[Ʒ]
<i> : – Cid: oios (1, 18, 27), aguiiar (10) [aɣi'Ʒaɾ], aguiió (37), corneia (11), inoios (53)
N.B1 viega (Apolonio, 8c), qui est sans doute une erreur du copiste, se lit ['bieƷa].
N.B2 Parmi les mots qui comportent une fricative palatale sonore, on trouve le pronom personnel ge, qui
n’apparaît qu’en association avec un pronom personnel atone de 3 e personne: ge lo, ge la, ge los, ge las. Les
deux pronoms peuvent être graphiquement soudés (mostrógelo, Apolonio, 14d) ou non (ge las, Buen Amor,
58b). Le pronom ge est une ancienne forme de se. Nous l’étudierons au second semestre.
[ʃ]
Le système phonologique médiéval se distingue du système moderne par le nombre plus important
d'affriquées et de fricatives, en particulier en raison d'une exploitation plus grande de l’opposition sourde /
sonore :
Le passage du système médiéval au système moderne se caractérise par l’abandon de cette opposition
sourde / sonore et par une série de bouleversements dans la zone médiane.
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Les affriquées et fricatives sonores de l’espagnol médiéval ont progressivement été remplacées par
des affriquées et fricatives sourdes – ce phénomène est connu sous le nom d’assourdissement –, pour des
motifs à la fois internes et externes au système.
Tableau n° 3 : L’assourdissement
(en gras les phonèmes qui disparaissent)
affriquées sourdes
/t͡s/ ͡
/tʃ/
affriquées sonores
/d͡z/
fricatives
sourdes /f/ /s/ /ʃ/
fricatives
sonores /z/ /Ʒ/
affriquées /t͡s/ ͡
/tʃ/
fricatives
/f/ /s/ /ʃ/
➢ Facteur interne : La principale explication à cet assourdissement est que l'opposition de sonorité n'est que
partiellement exploitée dans le système ; elle est donc peu rentable. Voyons le détail :
͡ ni la fricative labiale /f/, toutes deux sourdes, n’ont de corrélat sonore (il n’existe
– Ni l'affriquée palatale /tʃ/
pas d’affriquée palatale sonore ni de fricative labiale sonore).
– Là où l’opposition sourde/sonore existe, son rendement est faible puisque, pour les alvéolaires, par exemple,
elle ne fonctionne qu’en position intervocalique : en position initiale ou après consonne, on ne peut trouver
que la sourde, en position finale, on ne peut trouver que la sourde (voir § 3.3). Il y a donc un déséquilibre très
net en faveur des sourdes.
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– Aucun autre mode d’articulation n’exploite le critère de sonorité (les nasales, latérales et vibrantes sont
phonétiquement sonores, mais n’ont pas de corrélats sourds, donc ce critère n'est pas pertinent).
En résumé, l’opposition sourde/sonore à l’intérieur d'un même mode d’articulation n’est exploitée
que pour les affriquées et les fricatives et elle n’est que partiellement réalisée : elle se caractérise par sa faible
rentabilité, ce qui permet de comprendre pourquoi elle a finalement été abandonnée.
Mais on peut se demander pourquoi l’assourdissement ne s’est produit qu’à à partir du XIVe siècle
pour trouver son aboutissement vers la fin du XVIe siècle. C’est là qu’intervient un important facteur externe.
➢ Facteur externe : Ce facteur externe est l’entrée en contact progressive, au rythme de la Reconquête, des
populations possédant le système phonologique précédemment décrit (système dans lequel il y a une
opposition sourde/sonore) avec des populations du nord de l'Espagne parlant le castillan cantabrique, système
qui ne connaissait pas les contrastes de sonorité ici en cause. Le parler des populations du Nord va peu à peu
influencer le parler des populations du Sud de la Péninsule, et cela d’autant plus facilement que, comme on l’a
vu précédemment, dans le système phonologique du Sud (que l’on désigne parfois sous l’appellation « norme
tolédane »), l’opposition sourde/sonore est peu rentable.
L’assourdissement se produit donc d’abord au Nord, puis s'étend peu à peu vers le Sud.
Ainsi, grâce à Fray Juan de Córdoba, on sait qu’en 1540, on dit açer ([a't͡seɾ]) à Burgos (ou même
[a'seɾ]) alors qu’on dit hazer ([ha'd͡zeɾ]) à Tolède.
Au XVIe siècle, la prononciation assourdie est tenue pour populaire, alors que la norme tolédane (qui
est celle de la cour) est considérée comme aristocratique et élégante. Mais, finalement, c’est la prononciation
assourdie qui s’impose à l’ensemble de la Péninsule à la fin du XVI e siècle.
Les changements ne s’arrêtent pas là et vont se poursuivre, en particulier dans ce qu’on appelle la
zone médiane.
On observe, au cours des XVe et XVIe siècles, dans toute la Romania (tous les territoires où l’on parle
une langue issue du latin), une tendance à laisser jouer la loi du moindre effort (relâchement articulatoire ou
lénition) et donc à éliminer les phonèmes affriqués au profit des fricatifs. Pour l'espagnol, cette tendance ne
s'exerce que partiellement et touche seulement les alvéolaires.
L’affriquée alvéolaire /t͡s/ n'est plus alors réalisée comme une affriquée mais comme une fricative (elle
perd son élément occlusif) au XVIe siècle : > /s/.
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affriquées
/t͡s/ ͡
/tʃ/
fricatives
/f/ /s/ /s/ /ʃ/
La nouvelle fricative alvéolaire (celle qui est issue de la « désaffrication » de l’affriquée) est prononcée avec le
dos de la langue vers les alvéoles (comme le [s] français), elle est donc dorso-alvéolaire, alors que la fricative
alvéolaire qui existait auparavant (et qui se maintient) est réalisé avec la pointe de la langue (l’apex) vers les
alvéoles (elle est donc apico-alvéolaire. Pour différencier ces deux consonnes, la première (dorso-alvéolaire) est
notée /s̪/et la seconde (apico-alvéolaire) est notée /s̺/. Attention, seule la notation change, cette consonne est
la même que celle qui existait auparavant et que l’on notait simplement /s/.
dorso-alvéolaire apico-alvéolaire
Du point de vue phonologique, ce système ne pose pas de problème puisque chaque phonème se
distingue de tous les autres par au moins un trait pertinent. En revanche, du point de vue de la réalisation
phonétique, il existe un risque de confusion. En effet, il est difficile de distinguer la fricative apico-alvéolaire de
la fricative dorso-alvéolaire.
Un système linguistique peut accepter de telles confusions et la disparition d'un phonème, cela revient
à accepter que des mots qui étaient auparavant distingués ne le soient plus et deviennent des homophones.
Mais si les homophones que la confusion risque d'engendrer s'avèrent trop nombreux, la confusion peut être
refusée. C’est ce qui s’est passé pour la fricative apico-alvéolaire et la fricative apico-palatale : le risque de
confusion entre les deux a dû être ressenti comme inacceptable. Dans tout le domaine hispanophone et en
moins d'un demi-siècle une solution phonétique a été apportée à ce problème : on a augmenté l'écart entre les
points d'articulation i.e. on a reculé le point d'articulation de la fricative apico-palatale jusqu'à la zone vélaire,
ce qui a donné naissance au phonème fricatif vélaire /x/, généralisé avant 1650. Cette solution est en outre
satisfaisante du point de vue du système, puisque s'établit alors une corrélation avec l'occlusive vélaire /k/ et
avec la sonore vélaire tantôt occlusive [g], tantôt fricative [ɣ].
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Celles-ci ont été acceptées par une partie des hispanophones : l’Andalousie et la majeure partie de
l'Amérique ont accepté cette confusion et simplifié leur système en retenant un phonème fricatif alvéolaire
(seseo) : il y a donc eu déphonologisation (mutation phonique qui a pour conséquence la disparition d'une
distinction entre deux phonèmes proches). Ce système est celui de l’espagnol atlantique (Amérique, Canaries +
espagnol péninsulaire méridional).
dorso-alvéolaire apico-alvéolaire
Pour l’Espagne (hormis l’Andalousie), c’est l’autre solution i.e. la distinction des deux phonèmes qui a
été retenue et qui s’est définitivement installée au début du XVIIIe siècle. Pour éviter le risque de confusion, on
a augmenté l’écart entre des points d’articulation trop proches ; l’articulation dorso-alvéolaire a été remplacée
par une articulation dentale (phonétiquement, c’est une interdentale). Est alors apparue une nouvelle
corrélation entre le nouveau phonème fricatif dental //, le phonème occlusif dental /t/ et la dentale sonore
/d/, réalisée tantôt occlusive [d], tantôt fricative [ð].
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dorso-alvéolaire apico-alvéolaire
sourdes affriquées ͡
/tʃ/
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sourdes affriquées ͡
/tʃ/
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EXERCICE DE LECTURE
Essayez d’abord de faire cet exercice sans aucune aide. Puis regardez les indications et explications ci-dessous.
Je vous recommande également de vous reporter au module vidéo mis en ligne sur CURSUS.
➢ Libro de Apolonio
En el rey Antioco vos quiero començar, començar : <ç> après une consonne se prononce toujours
[t͡s]
que pobló Antiocha en puerto de la mar; <ch> équivaut ici à <c> (voir chapitre 3) et se lit donc [k]
del su nombre mismo fízola titolar. fízola : <z> entre deux voyelles se prononce [d͡z] ou [t͡s] ; ici,
comme l’étymon du verbe fazer est FACERE, il se prononce
[d͡z].
Si estonçe fuesse muerto nol’ deuiera pesar: estonçe : <ç> après une consonne se prononce toujours [ts] ͡
deuiera : <u> ici a la même valeur que <v> : [deβjera]
pesar : <s> entre deux voyelles se prononce [z] ou [s] ; ici,
comme l’étymon de pesar est PENSARE, il se prononce [z]
ca muriósele la muger con qui casado era, muriósele = forme verbale murió + pronom réfléchi se +
pronom COI le : le <s> se lit [s]
muger : <g> devant <e, i> se lit toujours [Ʒ]
casado : vient de CASA, donc le <s> se lit [z]
dexóle una fija genta de grant manera; dexóle : <x> se lit toujours [ʃ]
fija : <j> se lit toujours [Ʒ]
genta : <g> devant <e, i> se lit toujours [Ʒ]
nol’ sabían en el mundo de beltat conpanyera,
non sabían en su cuerpo sennyal reprendedera.
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