Système Dissipationnel
Système Dissipationnel
Système Dissipationnel
de son ambition de créer une fresque littéraire peignant la société de son époque : « La
comédie humaine ». Cet ensemble constitué de quelques quatre-vingt-dix romans porte
l'ambition de l'auteur d'analyser des milliers de caractères humains à travers des milliers de
personnages.
La Peau de chagrin, publiée en 1831, s'inscrit dans ce projet. Ce roman porte à réfléchir sur la
création et la destruction, sur la fuite de l'énergie vitale lié à la poursuite effrénée des désirs.
Raphaël, le personnage principal de ce roman, illustre par son comportement et son destin,
l'énergie destructrice du désir. Mais La Peau de chagrin constitue aussi un roman à part dans
la littérature balzacienne en raison de sa tonalité fortement fantastique.
Le passage étudié se situe dans la deuxième partie du roman intitulée « La Femme sans
cœur ». Cette partie peut se lire comme une analepse, un récit rétrospectif fait à la première
personne par Raphaël qui, lors du banquet, raconte sa vie à son ami Émile, de ses dix-huit ans
à ses vingt-cinq ans, jusqu’à cette dernière pièce d’or jouée. Dans le texte étudié, Raphaël
nous montre comment Rastignac et son « système dissipationnel » ont fini par le détruire.
Le texte peut se découper en deux mouvements. Dans le 1er mouvement, Rastignac tente
de faire renoncer Raphaël de Valentin à son mode de vie (« Rastignac me fit mourir à
l’hôpital » à « je fais des dettes, on les paie »). Dans le 2ème mouvement, Rastignac expose
sa théorie (« la dissipation, mon cher » à « tous les jours dans le monde ? »).
Premier mouvement : Rastignac tente de faire renoncer Raphaël de Valentin à son mode
de vie (« Rastignac me fit mourir à l’hôpital » à « je fais des dettes, on les paie »)
Dès la première phrase du texte, on peut voir que Rastignac domine Raphaël. Cette
domination s’exprime sur le plan syntaxique par le fait que c’est Rastignac le sujet de la
phrase et Raphaël le COD : « Rastignac me fit mourir », « conduisit mon propre convoi »,
« me jeta dans le trou ». Réduit à un être un complément d’objet, Raphaël est passif alors que
Rastignac est actif.
À ce sujet, le passé simple « conduisit » est intéressant. En effet, il suggère que Raphaël n’est
désormais rien d’autre que la marionnette, le pantin de Rastignac. Ce verbe « conduire » est à
mettre en relation avec l’adjectif « séduisant » quelques lignes plus loin. Le verbe « séduire
», du latin « se-ducere », est formé sur le radical de « duco » qui signifie « je conduis ». Ainsi,
Raphaël a été littéralement « séduit » par Rastignac qui l’a conduit sur le mauvais chemin.
Même si elle est hyperbolique, la métaphore filée de la mort « me fit mourir à l’hôpital (…)
conduisit mon propre convoi (…) me jeta dans le trou des pauvres » est une façon pour
Raphaël de montrer que Rastignac l’a vidé de toute son énergie. Certes, il n’est pas encore
mort physiquement mais à cause de Rastignac, il est comme mort moralement. Si l’on se
rattache au parcours de lecture « création et destruction », Rastignac semble avoir détruit
Raphaël.
Le polyptote « charlatanisme »/ « charlatans » insiste sur le fait que Rastignac exerce une
mauvaise influence sur Raphaël puisque c’est un imposteur qui exploite la crédulité publique.
Et Raphaël fait justement partie de ces êtres naïfs qui se font manipulés par Rastignac.
L’antithèse entre l’adjectif « seul » et les groupes nominaux « le monde », « les gens » met
en avant le fait que Rastignac pousse Raphaël à quitter sa vie solitaire et monacale pour
rejoindre la vie mondaine avec tous ses excès et toute sa débauche. Il faut dire que Raphaël,
depuis longtemps, a pris l’habitude de vivre seul, observant le monde de loin depuis sa
mansarde.
La référence à la « rue des Cordiers » va dans ce sens. Il s’agit de l’adresse à laquelle habite
Raphaël, celle de l’hôtel Saint-Quentin tenue par Madame Gaudin. Pour Rastignac,
s’enfermer dans sa chambre pour écrire une comédie et une théorie de la volonté ne relève pas
du génie mais de l’échec, de la mort. Pour Rastignac, cette mansarde est une prison qui
étouffe Raphaël.
Les expressions péjoratives « les imbéciles » et « les gens à morale » indiquent que Raphaël
s’en prend à tous ceux qui sont dans le savoir et qui refusent le pouvoir et le vouloir. Raphaël
va ici à l’encontre de l’Antiquaire qui avait plutôt tendance à penser que les imbéciles sont
plutôt ceux qui gaspillent toute leur énergie à force d’être dans le vouloir et le pouvoir.
Pour se moquer de ces êtres qui incarnent la morale commune, Rastignac emploie leurs
propres expressions : « intriguer » et « vie dissipée ». Rastignac se moque ici de tous ces
moralisateurs qui s’offusquent à chaque fois que quelqu’un décide de vivre, comme lui,
comme un hédoniste.
L’injonction « ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats » invite Raphaël
à ne jamais suivre les donneurs de leçon qui sont dans le savoir car souvent leur système de
pensée est juste théorique contrairement à son système de pensée fait pour la vie pratique.
Peut-être que sa vision du monde est immorale mais au moins elle permet de bien vivre en
société.
L’interrogation rhétorique « toi, tu travailles ? » est une façon pour Rastignac de tourner en
dérision Raphaël qui passe son temps à travailler pour simplement se détruire. Pour Rastignac,
le travail mérite tout à fait son étymologie. En effet, le mot « travail » vient du latin
« tripalium » qui signifie « instrument de torture ». Aux yeux de Rastignac, travailler torture
l’esprit et ne mène à rien, c’est ce que confirme la négation partielle « tu ne feras jamais
rien ». Le futur à valeur de certitude « feras » ne laisse aucune chance à Raphaël de réussir
grâce à son travail.
La formule antithétique « moi, je suis propre à tout et bon à rien » ainsi que la comparaison
animalisante « paresseux comme un homard » prouve que Rastignac fait l’éloge de l’oisiveté.
Pour lui, la vie n’est pas faite pour le travail mais pour le loisir, le plaisir et surtout, la
débauche. À ses yeux, cette éternelle paresse peut aider à s’élever socialement : « j’arriverai
à tout ».
Le 2ème mouvement s’ouvre sur une phrase au présent de vérité générale : « la dissipation,
mon cher, est un système politique ». Rastignac érige ici la dissipation d’énergie en véritable
système. C’est ce qu’on appelle le « système dissipationnel ». Pour Rastignac, à l’heure du
« mal du siècle » qui touche la génération romantique, mieux vaut gaspiller son énergie. Pour
Rastignac, il faut brûler sa vie avant qu’elle nous brûle. Pour cela, il faut se débaucher.
Pour Rastignac, il n’y a rien de pire que le « négociant », c’est-à-dire ceux qui travaillent
toute leur pour acquérir une petite fortune dont ils ne profiteront pas. Les négations totales « il
ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse » insiste sur le fait que l’économie est du côté de la
destruction.
Les métaphores animales « il couve son million », « il le fait trotter par toute l’Europe » est
une façon pour Rastignac d’encore une fois renverser les valeurs. Selon lui, ce ne sont pas les
débauchés qui s’animalisent mais ceux qui économisent, ceux qui épargnent, qui capitalisent.
Rastignac se moque du fait que ces économes finissent souvent par tout perdre comme
l’indique le terme « liquidation » et la triple négation lexicale « sans un sou, sans un nom,
sans un ami ». Pour Rastignac, les économes se trompent car ils misent sur l’avenir qui est
incertain. Au contraire, il faut suivre les dissipateurs qui misent sur le présent qui s’offre à
eux.
La métaphore « il se donne à tous les démons » indique aux lecteurs que Rastignac va loin
dans le renversement. Il suggère ici que ce sont les sages qui vendent leur âme au diable. Ce
qui est provocateur car, comme on le sait, ce sont plutôt les débauchés qui pactisent avec le
diable.
L’antithèse entre « s’ennuie » et « s’amuse » montre que la vie de ceux qui sont dans le
savoir est insipide alors que la vie de ceux qui sont dans le vouloir et le pouvoir est excitante
et plaisante. Pour Rastignac, mieux vaut être un gigantesque tonneau percé qu’un petit
tonneau bien rempli. Pendant que l’économe stagne dans sa vie, le débauché parvient à
« courir ».
La métaphore « les ressorts du monde » qui compare la société à une machine souligne le
fait que le dissipateur réussira toujours car il connaît par cœur les rouages de la vie sociale.
Le texte s’achève sur une seconde question rhétorique : « N'est-ce pas là la moralité de la
comédie qui se joue tous les jours dans le monde ? » dans laquelle se trouve une métaphore
qui compare le monde à une « comédie ». On retrouve ici le thème baroque du « theatrum
mundi ». Pour Rastignac, le monde est un théâtre, alors mieux faut faire l’acteur hypocrite si
l’on veut réussir dans la société. Pour Rastignac, la société est un jeu de masques dans
laquelle il faut tromper l’autre pour réussir.
Conclusion
Au terme de cette analyse, il semble qu’en présentant à Raphaël son système dissipationnel,
Raphaël agit comme un premier Méphistophélès pour le héros. En effet, avant même que
Raphaël ne rencontre l’Antiquaire et accepte la peau de chagrin, ce dernier a déjà été détruit
par Rastignac qui l’a poussé à la débauche. C’est en suivant les conseils de Rastignac, que
Raphaël a commencé à gaspiller son énergie. C’est d’ailleurs à cause de lui qu’il a rencontré
Foedora qui lui a brisé le cœur. Il semble enfin intéressant de faire un parallèle entre la
trajectoire de Raphaël de Valentin et celle de Lucien de Rubempré dans les Illusions Perdues.
En effet, dans ce roman de Balzac, Lucien de Rubempré est un jeune poète provincial qui
arrive à Paris. À cause de mauvaises fréquentations, il finira par dissiper son énergie jusqu’à
se détruire.