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La Rebellion Positive

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© Éditions Albin Michel, 2012

ISBN 978-2-226-28050-3
Table

Introduction

1. « Je déteste cela mais suis obligé de le faire »

Les « habituels décalages »

Les habitudes familiales : on les déteste… et on les suit…

La culpabilité

2. De l’autorité à l’obéissance

L’autorité au travail : l’héritage du passé

De la soumission à l’autorité à l’obéissance affirmée

Quand désobéir ?

3. Comment créons-nous nos propres murs ?

La sécurité vient-elle de l’extérieur ou de l’intérieur ?

Sécurité n’est pas synonyme d’enfermement

Les injustices qui nous minent en silence

Liberté ou contrainte ? Ambivalence et engagement

4. « Le burn-out, nouvelle maladie professionnelle »

La « réalité » est-elle une croyance ?

Le burn-out banalisé
Les étapes du deuil

5. Ce qu’est la rébellion positive

Que veut dire « se rebeller » ?

La rébellion positive : l’effet miroir, une stratégie efficace

Le mensonge

La manipulation

Autonomie ou aliénation ?

6. Comment retrouver sa juste place ?

Faire face aux absurdités

Les paradoxes ou l’art de coincer toute rébellion

Le paradoxe de l’entretien annuel d’évaluation

Faire face aux manipulations

Sortir du rôle du spectateur

7. Se centrer sur soi et oser changer

Santé, croyances et émotions

S’autoriser à être important pour soi

Se recentrer sur soi et s’accepter pleinement

Développer son « sentiment d’auto-efficacité »

8. Donner du sens et élargir ses horizons

Être éthique

Quand s’opposer devient utile


Être un citoyen responsable… mais rebelle ?

9. L’audace de l’affrontement

Développer son sens de la repartie

L’improvisation au service de la rébellion positive

Conscience

Lâcher-prise

Vigilance émotionnelle

Oser créer de nouvelles réponses

Le perfectionniste

La procrastination

Le syndrome de l’imposteur

10. Et si je mettais ma vie à mon propre service ?

Se mettre à son compte et s’affranchir des autres

Prendre le volant et quitter le siège passager

Conduire notre vie loin de la « conformité ordinaire »

11. La rébellion positive se nourrit de « petits plaisirs » et de « graines


d’avenir »

Oser ses choix pour le futur

Décider pour soi et renforcer son autodétermination

De la rupture à l’équilibre sécurité-plaisir

La pleine conscience

Bibliographie
Introduction
Nombre de personnes ne se sentent plus respectées dans leur travail.
Pourquoi ne se donnent-elles pas la permission de se « rebeller » ou de
changer de cadre professionnel ? La sécurité (ou l’illusion de la sécurité ?)
que donne un emploi salarié a pour corollaire la peur de le perdre, et cela
exerce une force d’inertie importante sur ceux qui s’estiment malheureux,
certes, mais plus heureux malgré tout que s’ils perdaient leur poste.
Beaucoup de femmes se sentent bridées dans leur couple, emprisonnées
par les carcans du devoir et de la soumission aux règles, elles-mêmes
dépendant souvent des représentations collectives données par la société,
renforcées par la publicité : la « bonne mère », la « bonne épouse »… Ces
stéréotypes, entretenus par les discours familiaux (« Tu ne dois pas
divorcer… », « Tu dois être plus attentive… », « Il faudrait que tu… »),
rendent la décision de rompre un schéma de monotonie, ou même de
danger, impossible car impensable, inenvisageable, souvent par peur de ne
pas pouvoir y arriver seule, de ne pas pouvoir faire face aux dangers qui
guettent celles qui s’aventurent sur le chemin de l’autonomie.
Beaucoup d’entre nous n’aiment pas se voir imposer des règles injustes
ou absurdes, ni être bridés, écrasés, dévalorisés. Et pourtant, l’humiliation
est couramment subie par les êtres humains que nous sommes, à l’état
d’enfant comme à l’état d’adulte.
Le rabaissement et la dévalorisation générant souvent la honte de soi,
rongeant l’estime de soi, nous ressentons l’injustice sans pouvoir la
dénoncer, par manque de foi, d’énergie et de soutien. Souvent, les relations
familiales en sont le théâtre, et de plus en plus souvent, malheureusement,
la vie professionnelle. Les espaces où trouver de la bienveillance et de la
compréhension sont, pour beaucoup trop de personnes, rares, voire
inexistants. Dénoncer ce qui ne va pas revient à affronter le regard de
l’autre, différent, parfois malveillant, et d’être accusé alors que l’on ne
cherche qu’à se défendre. Se rebeller est vu encore comme un enfantillage,
un « caprice » et non comme un acte d’affirmation.
L’idée de ce livre est simple et part d’un constat : c’est en suivant
scrupuleusement les règles que l’on finit par s’éteindre. C’est en restant
dans le chemin tout tracé que l’on nous propose que nous passons à côté de
notre vie. Et si nous remettions en question les habitudes sociales, le
« politiquement correct », la « bonne éducation » ? Nous perdrions sans
doute des amis, sûrement un emploi ennuyeux, peut-être romprions-nous
notre couple mais nous gagnerions en liberté et en joie de vivre.
Qu’est-ce que la rébellion positive ? Que signifie l’association de ces
deux mots qui semblent s’opposer ? Se rebeller, c’est avant tout s’opposer,
mais contre qui, contre quoi et pour quelles raisons ? En quoi cela peut-il
être positif de se rebeller quand l’origine latine du mot fait référence à
« guerre », et quand nous nous représentons l’acte rebelle comme un acte
anarchique, sans motivation, isolé et mal venu ?
Il existe d’autres façons de gérer sa vie professionnelle, familiale ou de
couple lorsque la situation devient critique, que de la subir, tomber malade,
être écrasé de culpabilité et de honte, que de se sentir vide, sans valeur et
désespéré.
Souvent, le besoin de sécurité prend le pas sur tous les autres, si bien
que beaucoup d’entre nous préférons accepter de se faire humilier par
l’entreprise, la hiérarchie, un conjoint plutôt que de prendre le risque de
s’opposer, de faire valoir ses droits et sa dignité. Oser donner son avis sur
sa démotivation ou son mécontentement génère un risque que l’autorité
(c’est-à-dire ce que nous projetons sur l’autre, sur ce que représentent
l’entreprise, un chef, etc.) se fâche et sanctionne, et cela fait peur. C’est
d’ailleurs souvent le cas… et il faut l’avoir prévu, anticiper, absolument.
Souvent, comme l’indique Marie-France Hirigoyen dans ses livres
désormais célèbres sur le harcèlement moral en entreprise ou dans le
milieu privé, c’est l’accumulation de petites choses qui au départ semblent
insignifiantes et dénuées de logiques entre elles qui minent petit à petit,
puis détruisent la confiance en soi. Lorsque ces changements font partie
d’une stratégie managériale, d’emprise familiale ou conjugale, notamment
pour exercer une pression plus forte sur les personnes et les contraindre
davantage, la confusion et le mal-être s’installent profondément.
La rébellion positive est avant tout une approche positive d’affirmation
de soi. Elle n’est pas l’agression contre une autre personne, à l’instar de la
« désobéissance civile », marquée par le sceau de la non-violence. Elle est
une démarche active, cohérente, dictée par la foi en ses valeurs, enhardie
par les certitudes de ses ressentis. Albert Camus parlait déjà de l’aspect
positif de la valeur présumée pour toute révolte en la comparant à une
notion négative comme le ressentiment : « Le révolté défend ce qu’il
1
est . » L’action constructive et cohérente que représente la rébellion
positive est meilleure pour la santé que le ressassement incessant en son
for intérieur accompagné d’une sensation d’impuissance.
La rébellion positive a pour but de préserver l’intégrité de la personne
que nous sommes, et la remise en cause systématique de l’autorité (au sens
large, nous l’avons vu) n’en est donc pas le but principal ou ultime. Cela
suppose de reprendre possession d’une estime de soi mise à mal par des
injustices, des remarques blessantes, grâce à des petits changements
assurés progressivement dans le temps.
Il y a bien entendu plusieurs stades dans la rébellion positive qui
nécessitent une meilleure connaissance de soi, de ses besoins et de ceux
des autres. C’est un long chemin qui permet de se réapproprier la capacité
à décider pour soi et de s’affranchir progressivement de ceux en qui on a
misé toute sa confiance, et dont on ne se sent plus proches, voire qui nous
ont trahis.
La rébellion positive concerne le travail et aussi tous les aspects de notre
vie quotidienne, de la famille aux amis en passant par le voisinage, les
administrations, etc.
Si vous avez l’impression depuis plusieurs années de vous être investi
au travail conformément aux exigences de votre entreprise et aux attentes
de votre hiérarchie, d’avoir accepté des changements et d’en souffrir, il est
temps pour vous de revoir la manière dont vous vivez, communiquez et
d’oser vous donner d’autres perspectives pour rester en poste ou envisager
d’autres pistes. Si vous avez l’impression que dans votre famille vous avez
tout fait pour vous faire entendre et que personne n’accepte de compromis,
alors, n’hésitez plus, faites l’expérience de la rébellion positive pour vous
réaliser selon vos propres désirs, besoins et valeurs et non conformément à
ceux des autres, aussi précieux soient-ils.
Pourquoi êtes-vous en vie ? Pourquoi êtes-vous ici-bas ? Certainement
pas pour vous sentir sous-estimé, exploité, humilié et impuissant. Vous
êtes sur Terre pour vivre selon des valeurs justes, humaines, respectueuses
de votre intégrité et de votre dignité.
Et cela commence dans votre quotidien, avec votre conjoint, vos
enfants, vos amis, vos collègues, vos patrons… et repose sur vous-même,
sur votre socle intérieur, peut-être à construire, peut-être à définir, mais
indiscutablement boussole de vos actions. Ce socle, nous l’espérons, vous
l’aurez dessiné et bâti lorsque vous aurez terminé ce livre.
Note
1. Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951.
1

« Je déteste cela
mais suis obligé de le faire »
« Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester,
reste ;
Pars, s’il le faut. »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

Les « habituels décalages »

Qui n’a jamais ressenti ces « habituels décalages », ces sentiments


diffus, confus, teintés d’illégitimité, comme s’ils signifiaient que nous
sommes « à côté » de ce que nous serions en droit de penser, d’éprouver,
de dire… Ces « habituels décalages » nous renseignent pourtant sur le
fossé existant entre notre monde intérieur (nos émotions) et ce que l’on
perçoit de la réalité extérieure. Et, plutôt que de faire le grand écart, nous
choisissons le plus souvent de faire taire cette voix qui vient pointer ces
anomalies, pour faire « bonne figure » et laisser aux relations, aux
systèmes dans lesquels nous évoluons la possibilité de se perpétuer. Car de
ce maintien dépend notre sécurité, du moins le croyons-nous.

Françoise travaille à plein temps dans une société de services depuis


plusieurs années. Au sein du service ressources humaines, elle assure des
missions de formation et d’accompagnement auprès des cadres et des
équipes dans une imposante multinationale. Un jour, alors qu’elle parle
2
avec sa « n + 1 » , celle-ci lui fait remarquer qu’elle trouve son travail
un peu « léger »… Françoise est surprise : elle a d’excellentes
évaluations (données par cette n + 1 elle-même) et, en outre, a toujours
été félicitée pour son travail ! Peut-elle expliquer ce qu’elle veut dire ?
« Eh bien, tu n’approfondis pas… Ton travail reste superficiel… Je le
vois depuis que Christine est là, ce n’est pas la même qualité de travail
que je la vois fournir… Oui, c’est cela, c’est un peu… » Elle fait un
mouvement de la main qui fait mine de balayer une poussière, signifiant
clairement à Françoise la superficialité de son travail, et par là même,
son insuffisance professionnelle. « Je t’invite à formaliser davantage ta
pédagogie, ton processus d’accompagnement, tu y gagneras en visibilité,
parce que, tu sais, et je l’ai moi-même vécu, on est parfois dépassé, et on
ne s’en rend pas toujours compte… »
Françoise, pendant plusieurs jours, se sent de plus en plus mal, mais
sans en déterminer précisément la cause. Elle a bien conscience d’avoir
pris un coup psychologique, mais en minimise l’impact : sa « chef » est
en admiration devant Christine, cela passera… C’est vrai que Christine
est analytique, comme la « n +1 », Françoise est plus synthétique, mais
c’est justement ce qui génère la complémentarité… Pourtant, malgré
tous les stratagèmes, la jeune femme, au bout de plusieurs jours, a une
boule à l’estomac, se sent mal à l’aise, incomprise, n’a plus envie de
travailler… Mais comme elle se juge (« C’est idiot à mon âge de me
rendre ainsi malade », pense-t-elle), elle ne peut aller plus loin dans
l’analyse de ses ressentis et s’arrête à la porte d’entrée de ses émotions.

Les émotions sont non seulement la plupart du temps méconnues dans


les entreprises, mais aussi persona non grata. L’univers de l’entreprise est
« pragmatique », tout le monde est là pour « gagner sa vie » (entendez : de
l’argent), et, pour ce faire, il faut d’abord penser et ensuite agir. Un chef
3
d’entreprise était récemment filmé au « Journal de 20 heures » car il
venait de promouvoir une femme enceinte de six mois : « Je ne fais pas
cela par philanthropie, disait-il, l’air content, mais parce que entretenir la
motivation est l’assurance de la pérennité de mon entreprise. »
Il a raison, mais on voit bien dans son discours que l’aspect humain
n’est pas pris en compte au même titre que les profits de sa société, et,
même s’il traite bien ses employés, il n’exprime pas explicitement
l’importance qu’il leur accorde en tant qu’êtres humains, avec toutes les
conséquences que cela comporte. Ressentir n’est donc pas vraiment
permis, sauf lorsque c’est codifié (la joie pour un cocktail clients, la joie
mêlée à un peu de tristesse pour un départ à la retraite, la peur en cas de
« menace » de fusion ou de rachat, etc.) ou autorisé (joie d’avoir gagné un
nouveau marché, par exemple) : les émotions liées à la vie « ordinaire »
4
sont en décalage avec le monde « concret » de l’entreprise , elles n’y ont
donc pas leur place.
Arrêtons-nous quelques instants sur cette dernière phrase : les émotions
dans l’entreprise n’ont pas leur place. Quelque chose vous choque-t-il ?
Non ? Avez-vous déjà tenté de retenir votre joie lorsque vous allez
chercher un ami de longue date à l’aéroport ? Eh bien, nous vous invitons
à faire cette expérience. Vous verrez l’effort important, presque
surhumain, que cela vous occasionnera, et le stress également. C’est
exactement la même chose lorsque nous vivons une injustice en entreprise,
et que celle-ci n’est ni vue ni entendue et, donc, jamais reconnue. Pour
continuer malgré tout à faire partie du système, nous devons « jouer le
5
jeu », celui de l’indifférence, de la « lissitude ».
Dans une grande entreprise de crédit, une salariée nous confiait :
« Parfois, je suis obligée de relancer une personne pour lui vendre un
nouveau service, ou lui rappeler qu’elle a encore un crédit chez nous,
qu’elle peut dépenser x milliers d’euros. Or je sais qu’elle gagne peu
d’argent, qu’elle a déjà emprunté… mais je n’ai pas à avoir d’état d’âme ;
les gens sont responsables pour eux-mêmes ! Tout de même, parfois, je ne
me sens pas très bien de faire ça… mais je dois prendre sur moi, car si je
ne fais pas mon chiffre, c’est moi qui aurai des ennuis ! »
L’intégration dans un système est essentielle pour chacun d’entre nous :
tant que l’on se sent appartenir, on maintient l’illusion de la solidarité, du
lien social utile. Il suffit de percevoir un début de désintégration et c’est
l’angoisse, les idées fixes, la dévalorisation, et tout un cortège d’émotions
négatives, de phrases répétées à l’infini qui nous absorbent dans une
spirale abyssale. Au bout : le chômage, la solitude, l’incompréhension.
Pour lutter contre ce monstre, une option : feindre l’indifférence, user du
« politiquement correct », et du fameux « prendre sur soi ». Nous verrons
effectivement que « prendre sur soi » nous mène à des maladies,
somatisations diverses, jusqu’à l’infarctus. En attendant, pour « tenir »,
nous usons les médecins et les pharmacies…

Jacques est ingénieur et fidèle à son entreprise depuis vingt ans. La


quarantaine bien avancée, il est dynamique et dirige une équipe de six
personnes, des opérationnels qui ne comptent pas leurs heures. Jacques
est un bon manager, un bon collaborateur.
Seulement, il se sent de plus en plus freiné par son nouveau patron qui
non seulement ne l’augmente pas, mais ne prévoit aucune amélioration
possible de sa situation et de celle de son équipe. Jacques ne sait
comment annoncer la nouvelle à « ses gars », d’autant qu’ils ont donné
des week-ends entiers pour mettre au point un nouveau prototype qui est
maintenant à la pointe sur le marché. « Impossible, dit-on à Jacques,
l’entreprise ne peut se le permettre, tous les salaires sont gelés cette
année. »
Jacques est un peu surpris, tout de même : si ses gars n’avaient pas
tant mouillé leur chemise, l’entreprise aurait gagné moins d’argent ! Où
est la juste récompense ? « Soyez content que l’on maintienne tous les
postes cette année », lui répond-on. Jacques est consterné, furieux, et à
la fois impuissant, mal à l’aise, il ne sait pourquoi… Il devient de plus en
plus irritable chez lui. Lorsque sa femme lui suggère d’aller « râler »
encore une fois auprès de son responsable, Jacques se fâche vraiment.
C’est impossible, tout le monde subit la même chose, la même crise, ses
copains dans les autres boîtes, c’est pareil, il n’est pas une exception, il
ne peut rien faire de plus, c’est comme ça ! Le soir, dans son lit, il sent
son cœur battre plus vite, il transpire, il a mal au ventre. Il prend un
Spasfon, ça va mieux, il s’endort. Et retourne au travail le lendemain.
« Il faut que je tienne », se dit-il. Salarié modèle, respectueux depuis
toujours des règles, Jacques se demande comment exprimer son point de
vue et à qui ?

Serge Tisseron nous rappelle que « tuer les émotions favorise


6 7
l’obéissance ». À l’instar de cet auteur, Alice Miller a dénoncé dans ses
nombreux ouvrages l’impact négatif de l’éducation punitive (la
« pédagogie noire »), en ce qu’elle favorise la dissolution émotionnelle,
une sorte d’absence à soi-même qui amène l’adulte à se reconnaître
insensible à sa souffrance et à celle d’autrui. Tisseron ajoute que « battre,
mais surtout accabler de réprimandes, autrement dit humilier, tels étaient
les moyens universels de cette pédagogie. Leur but était de fabriquer des
adultes capables d’obéir à des ordres inhumains sans état d’âme (…). Mais
pourquoi l’humiliation ? Parce qu’en empêchant la victime d’exprimer sa
colère et son sentiment d’injustice, on l’oblige à se couper en deux. Elle ne
doit pas seulement apprendre à refouler des désirs dont l’expression lui est
interdite, mais aussi s’entraîner à ne rien ressentir de ce qui lui est
8
imposé ».
Dans une entreprise, une organisation humaine, où l’objectif est de faire
des profits, encore des profits et toujours des profits, il n’y a plus de prise
en compte sensible des vécus humains. « Avant, me confie Gérard,
directeur commercial, il y avait de la place pour une relation client de
qualité, le client était au centre, on se décarcassait pour lui. Maintenant,
d’abord on fait les comptes, on voit ce que cela rapporte, et ensuite on
s’occupe du client, et, parfois, on le laisse tomber car il ne rapporte plus
assez. Du coup, le métier de commercial perd de sa saveur et de sa
substance : l’humain n’est plus au centre, le commercial est d’abord
devenu un financier. Tout le monde s’aigrit et s’ennuie, mais fait semblant
d’y croire. » L’entreprise, de productive, est devenue gestionnaire et
nécessite, plus encore maintenant qu’il y a vingt ou trente ans, des
personnes capables d’exécuter une série d’actions tout en restant
déconnectées de l’impact émotionnel de celles-ci, sous peine de se sentir
mal ou contraintes de partir.

Solène était DRH dans une filiale d’une société de production


industrielle. C’est à elle qu’est revenue la tâche de structurer
l’entreprise sur le plan RH : recruter, organiser les plans de carrière,
rémunérer, étoffer son équipe… Pendant dix ans, elle a adoré son métier.
Puis le temps des « vaches maigres » est apparu, et l’entreprise a dû
licencier.
« Ce n’est pas cela qui m’a embêtée, car je suis consciente des revers
de mon rôle – je ne suis pas naïve, comme on a voulu me le faire croire
par la suite. Seulement, je n’étais pas d’accord avec la façon dont voulait
procéder l’entreprise qui était vraiment à court d’argent et souhaitait
pousser les collaborateurs à la faute ou à la démission (on ne me le
disait pas comme ça, mais, financièrement, il était évident qu’une telle
politique était préférable). J’avais un petit budget pour faire sortir une
poignée de collaborateurs, ai pu obtenir un peu plus et organiser des
licenciements “propres”. J’ai évité ainsi bien des procès aux
prud’hommes à l’entreprise ! J’arrivais plus ou moins à me sentir
honnête et “solide” en moi-même, car je conservais mon éthique
personnelle. Jusqu’au jour où, préparant une réunion du comité de
direction où j’étais naturellement conviée, j’ai ouvert une pièce jointe…
qui m’avait été envoyée “par erreur” (!) par la directrice financière :
j’étais la prochaine personne sur la liste. Ma part de “travail” étant
faite, on me remerciait purement et simplement, sans égard pour tout ce
que j’avais fait pour l’entreprise, ce travail difficile au quotidien de voir
pleurer les gens dans mon bureau sans pouvoir broncher, garder mon
rôle “lisse” de responsable et représentante de l’entreprise ! J’en parlai
en réunion, et l’on m’affirma que c’était une erreur d’interprétation de
ma part, juste une “simulation” chiffrée qui n’avait rien à voir avec moi,
que mon nom était mis là “par hasard”, qu’une autre personne du
comité de direction aurait pu être choisie mais que c’était tombé sur moi,
etc. La véhémence était telle que je me suis tue…
Trois jours plus tard, en me réveillant, j’étais couverte d’eczéma. Un
an plus tard, la directrice financière m’a avoué la vérité, et j’ai été
licenciée. Douze mois de mensonges, de faux-semblants, je devais tenir
pour me protéger (c’est paradoxal, n’est-ce pas ?), continuer à jouer
mon rôle de DRH et protéger les autres salariés. Je devais mettre de côté
tous mes ressentis, mes émotions, ne pas en parler (sinon j’allais craquer
pour de bon !), c’était insupportable. Depuis plusieurs mois que je ne
suis plus dans cette société, je n’arrive toujours pas à m’en remettre,
souffre d’insomnies et suis incapable de “me vendre” ailleurs. C’est
comme si quelque chose en moi était mort. »

Le récit de Solène est à la fois particulier, puisqu’il raconte son histoire,


et général, puisque nous avons pu entendre ce même récit des dizaines de
fois en écoutant des personnes en souffrance professionnelle. Ce genre de
comportement « obéissant » de « bon soldat » est valorisé par
l’environnement social : la famille tout d’abord, qui y voit peut-être un
prolongement de sa propre loi (celle de l’obéissance sans discuter voire
sans penser) et la garantie de sa « sécurité de cohésion ». La société
ensuite qui valorise les comportements « éthiquement responsables »,
c’est- à-dire vaillants et courageux, mais impliquant souvent la mise à
9
l’écart des impacts émotionnels . On ne peut qu’être admiratif devant le
courage de Solène, son abnégation. Mais tout de même… qui l’obligeait à
se sentir à ce point responsable des autres ? N’y avait-il pas d’autres
chemins ? Parfois, le rôle professionnel vient toucher de près la sphère
intime et personnelle, et le clivage (c’est-à-dire la séparation absolue entre
l’un et l’autre) est sans conteste un puissant mécanisme de défense… qui
peut favoriser des symptômes physiques : les fameux maux en absence de
mots…
Car Solène n’a rien dit de plus que son étonnement, lors de la réunion.
Elle a puissamment refoulé son sentiment d’injustice, d’effroi,
d’insécurité, de non-confiance, elle l’a « dépassé sur le moment » (croit-
elle, elle l’a en réalité juste « ravalé »). Cela fait sans doute écho à sa
10
propre histoire , mais s’inscrit également dans un contexte social. C’est là
où se trouve l’identité, au confluent du soi et du social, à l’articulation du
psychologique et du sociologique, et cela est fondamental pour
comprendre la confusion où nous nous trouvons parfois, dans l’incapacité
d’agir ou de comprendre certains de nos comportements. Si nous dévions
des normes, nous risquons de nous faire rejeter. Et pour prendre ce risque,
il faut que nous nous sentions suffisamment fort, en accord avec ce que
11
Tisseron nomme « notre partenaire intérieur » qui valide nos émotions et
perceptions. Sans ce compagnon, nous ne sommes pas capable de nous
opposer avec constance et logique, sans prendre le risque de nous
effondrer psychologiquement. Ce « partenaire intérieur », nous le
renforçons chaque fois que nous avons des interlocuteurs que nous sentons
en accord émotionnel, acquiesçant dans le partage de nos convictions les
plus intimes, contribuant à renforcer notre moi. Mais nous ne pouvons le
renforcer que s’il existe déjà, et, pour cela, notre propre histoire affective
doit avoir contribué à le créer et à le faire vivre.

Les habitudes familiales :


on les déteste… et on les suit…

Nous avons entendu beaucoup de personnes se plaindre d’habitudes


familiales qui ne sont remises en cause par aucun membre de la famille et
qui pourtant ennuient la majorité. Pourquoi y aller dans ce cas ? « Il faut
bien faire plaisir… », nous répond-on. La réalité est plus complexe :
derrière cet argument se cachent souvent la peur des conflits ouverts et,
avec eux, la dissolution d’une harmonie durement préservée. Si cette
« harmonie de surface » n’existe plus, c’est comme s’il n’y avait plus
d’illusions auxquelles se raccrocher, et tous les non-dits (notamment les
rancœurs, blessures ou déceptions) risquent de se dévoiler. C’est le spectre
de l’éclatement familial ou de son soubresaut.
En famille, par exemple, les fêtes de Noël sont parfois vécues
douloureusement et certains membres de la famille acceptent de se réunir
plus « par devoir » que par plaisir.

Chaque année, c’est pareil, Aurélie doit passer Noël chez sa mère et
son beau-père, qu’elle n’aime pas. Non qu’il soit mal aimable, mais il lui
fait toujours une remarque sur sa coiffure, son décolleté, son col roulé,
son maquillage… Aurélie n’aime pas cela. Elle s’en est ouverte à sa
mère, qui lui a répondu : « Oh ! ce n’est qu’une marque d’attention… Tu
prends tout de travers. Il est juste gentil, c’est tout… Préfères-tu
l’attitude de ton père qui ne demande jamais de tes nouvelles ? » Aurélie,
tout à coup, a honte : oui, c’est vrai, c’est peut-être parce qu’elle est
fatiguée, susceptible, célibataire encore à trente-trois ans… C’est vrai
que son père ignore jusqu’à ce qu’elle fait, sait-il seulement qu’elle a
déménagé il y a six mois ? Il ne l’appelle jamais. C’est peut-être parce
que son père lui manque qu’elle rejette son beau-père. Alors Aurélie
s’excuse, se sent gênée, et surtout, à cet instant, très mal, angoissée. Sa
mère la serre dans ses bras, Aurélie pleure, elle s’en veut de se sentir si
« petite fille », elle ne comprend pas son comportement.
Elle passera Noël en se sentant mal à l’aise, coupable, mais rira
quand même quand son petit neveu imitera Mimi le Chat. Au final, elle
dira : « Oui, ça s’est bien passé, comme d’habitude, rien de spécial. » Et
cela recommencera l’année suivante.

Ainsi, chacun fait semblant d’être content. Gare à celui qui ne vient pas
sans un « bon » prétexte ! Il s’expose au rejet, ou tout au moins aux
remontrances, aux remarques aigres-douces… Combien de fois avons-
nous entendu cela ! « Cela me stresse, je ne peux pas supporter ces fêtes,
ces réunions de famille », « Je déteste ma sœur et je dois faire semblant
que tout va bien pour ne pas froisser mes parents, ils sont vieux à
présent… », « Je sais que mon frère est homosexuel et qu’il vit avec son
ami depuis cinq ans mais il m’a interdit d’en parler à mes parents, et je me
trimballe avec ce secret qui fait que je me sens mal chaque fois qu’il est là
ou qu’on me parle de lui… Je n’en peux plus, mais je ne peux pas le
trahir… », « Il n’y en a que pour les enfants de ma sœur, les miens ont des
cadeaux minuscules, ils se sentent dévalorisés, me demandent pourquoi on
y va, je réponds : “Ce sont tes grands-parents…” Que faire, ma mère ne
veut pas comprendre ce que je lui dis… », « Cela fait dix ans que j’invite
mon père qui ramène chaque fois une nouvelle petite amie et qui me
“plante” régulièrement, soit en partant vers 21 heures, soit en ne venant
pas (ça lui est arrivé une fois !). Mais c’est seulement à cette occasion qu’il
vient, alors… C’est mon père, c’est tout… »
Le point commun de ces histoires semble être la culpabilité et une forme
12
de loyauté à la notion de « famille ». Le poids de celle-ci a l’air de rendre
toute autre attitude ou tout autre comportement impossible : « Je ne peux
pas faire autrement » (condamnation à reproduire une action déplaisante,
comme si on ne pouvait, lorsque l’on est adulte, décider d’agir autrement,
comme si on n’avait pas le choix), « C’est ma mère qui ne comprend pas »
(remise de la responsabilité sur l’autre et non sur soi), « Ce sont tes
grands-parents » (il est dit implicitement à l’enfant qu’un statut prévaut sur
tout le reste, y compris les injustices ; risque fort de reproduction d’une
« généralisation » de ce comportement à toutes les figures d’autorité, dont,
plus tard, le hiérarchique et le conjoint aussi sûrement), « C’est mon père »
(acceptation tacite de l’humiliation, régulièrement, tous les ans, pour les
mêmes raisons que précédemment : le statut permet d’écraser et
d’humilier). Toutes ces justifications, tous ces avis, sont de nature à
anéantir l’estime de soi tous les jours davantage, car ils permettent, au nom
d’une pseudo-hiérarchie, au nom de pseudo-valeurs, de se laisser
dévaloriser et maltraiter.
La pseudo-hiérarchie, c’est croire que le statut de quelqu’un lui donne le
droit de porter atteinte à votre dignité (« Quand mon père me traite de
gros, ou d’imbécile, je sais qu’il a raison… », ou « C’est de l’humour… »,
ou « Mais je sais qu’il m’aime, c’est sa façon de me le dire », ou « Oh, ce
n’est pas bien grave », etc.), à votre droit de réponse (« Je ne peux rien
dire, je n’ose pas »), à votre intégrité (« C’est ma mère, elle est chez elle,
elle fait ce qu’elle veut… »). Les pseudo-valeurs, c’est considérer que,
puisque la famille est importante, on doit la mettre au-dessus de tout le
reste, y compris de soi : elle transcende nos propres sentiments, opinions et
règles de vie, elle est toute-puissante et a le contrôle de notre vie, sans que
nous en soyons conscient.
En amitié, c’est la même chose : si votre meilleur ami arrive toujours
une heure en retard, il est normal pour lui que vous l’attendiez (vous l’avez
toujours fait). Vous avez usé de multiples stratégies pour anticiper : lui
donner rendez-vous une heure à l’avance, lui expliquer que cela vous
dérange, voire vous énerve, ou le supplier… Pouvez-vous imaginer qu’un
jour vous le fassiez attendre une heure, deux heures… ? Comment
évaluez-vous cette relation ? Êtes-vous sûr qu’il s’agisse d’une relation
équilibrée ? Quelle est votre conception de l’amitié ? Si vous continuez à
attendre, même si vous râlez, vous avez la réponse… Pour que cela puisse
13
être mis en place, il existe une émotion dite « mixte » : la culpabilité .
La culpabilité

La culpabilité recouvre un ensemble d’émotions : on dit que c’est une


émotion composite. Elle est également culturelle et dépend des valeurs que
nous avons. Nos enfants apprennent très tôt à la ressentir lorsqu’ils
prennent conscience de ce qui est bien et mal, et des valeurs familiales.
Cela a pour effet d’aider à leur socialisation, car ils mettent ainsi en
relation leur vécu intérieur (une colère par exemple) et son expression
(casser un jouet). En lui inculquant qu’une émotion, si légitime soit elle, ne
peut prendre de telles proportions comportementales face à autrui dans ce
contexte, le parent apprend non seulement à l’enfant à maîtriser ses
comportements mais aussi qu’une réparation peut être faite, l’aidant à
grandir et à devenir responsable.
La culpabilité est socialisante, acquise lors d’interactions précoces. Elle
est composée d’un ensemble d’émotions, et c’est pour cela qu’elle doit être
analysée finement pour savoir ce qu’elle cache et ce qu’elle signifie. En
effet, elle comprend peur, tristesse et colère mélangées, sentiments que
l’on éprouve souvent lors d’un deuil. Elle ressemble au regret.
La culpabilité saine est nécessaire pour pouvoir vivre avec les autres.
Elle est fondée sur l’empathie, en ce sens qu’elle nécessite un instant de se
mettre à la place d’autrui afin d’évaluer le préjudice causé par notre faute,
et que la culpabilité aidera à réparer par une action rétroactive adéquate.
Sans elle, deux personnes peuvent se brouiller, se fâcher, entretenir de la
rancœur.

Sylvie est la tante de deux charmantes petites filles de cinq ans


(Nadège) et sept ans (Pascale). Ce Noël, elle est très attendue par les
fillettes car elles savent que leur tante leur a réservé une surprise.
Lorsque vient l’heure du déballage des cadeaux, Sylvie se rend compte
que le cadeau de la plus jeune a été endommagé pendant le voyage, et la
petite Nadège, très déçue, se met à pleurer. Sylvie est désolée et lui
promet de lui renvoyer le même cadeau neuf par la poste, avec une autre
surprise… Au bout d’un moment, Nadège sèche ses larmes et lui
demande : « C’est quoi, l’autre cadeau ? » Ses yeux brillent de nouveau
de l’éclat de la curiosité.

Sylvie a bien géré sa culpabilité en prévoyant un petit cadeau


supplémentaire, bien qu’elle ne soit pas complètement ou directement
responsable des dégâts causés au cadeau de Nadège. En tant qu’adulte, elle
a assumé la responsabilité de tout ce qui était arrivé afin de protéger la
petite fille d’un chagrin trop grand par rapport à la réalité (puisque Nadège
est petite et qu’elle n’a pas encore bien acquis la notion du temps : deux
semaines de délai pour avoir son cadeau, c’est très long à cinq ans !). La
culpabilité saine assure donc une mission de réparation d’un dommage
causé et d’un mouvement positif vers celui qui a subi le préjudice. Dans ce
sens, elle est un soutien relationnel et rentre en compte dans la persistance
d’un lien humain fondé sur le plaisir de se rencontrer.
La culpabilité malsaine est un sentiment qui s’installe alors qu’il n’y a
rien à réparer objectivement. Elle est mise en place pour éviter d’être
responsable de ses comportements et neutraliser les réactions de l’autre
14
sous prétexte de « bons sentiments ». Michelle Larivey parle de
« culpabilité de dissimulation ». Pour cette psychologue, « la culpabilité de
dissimulation est une manière de déguiser son expérience pour la rendre
plus acceptable aux yeux des autres, et même aux siens. Elle est un refus
masqué d’assumer ses désirs, ses sentiments, ses choix, ses actes, voire ses
pensées ou fantasmes ». Ce sont, lors des premiers apprentissages de la
socialisation, des occasions pour les adultes de faire croire aux enfants
qu’un comportement naturellement positif est une faute alors qu’il n’en est
rien. L’enfant apprend alors à douter de ses besoins, et une zone de
confusion entre les besoins des autres et les siens propres se crée, rendant
difficile toute décision autonome et ouvrant une porte à la manipulation et
au mensonge.
Par exemple, Marion est culpabilisée par son père dès qu’elle a une note
qui est en dessous de 18 sur 20. Thierry se sent coupable à trente-trois ans,
dès qu’il oublie de téléphoner à sa mère le dimanche soir. Patrice ne peut
s’endormir tant qu’il n’a pas la réponse à une question que son supérieur
hiérarchique lui a posée, tant il se sent coupable de ne pas avoir pu
répondre immédiatement.
La culpabilité toxique occupe tout l’espace psychique alors qu’à la
place, il devrait y avoir, selon les cas, de la joie et de la fierté (Marion), un
simple constat d’une habitude peut-être à modifier, certainement signe
d’un attachement dépendant (Thierry), ou une série d’interrogations sur le
sens des questions posées systématiquement le vendredi soir pour une
réponse le lundi matin (Patrice). Elle est une façon pour les éducateurs
(parents, professeurs…) de « lier » un enfant, puis l’adulte devenu grand.
Car, même adulte, nous pouvons conserver ce genre d’attitude que nous
réprouvons (« Je sais que c’est idiot, mais… ») sans pour autant arriver à
nous en débarrasser. Ce type de culpabilité indique une difficulté à se
15
séparer, à faire le deuil d’une situation passée, d’une personne .
On voit bien que ce sentiment de culpabilité, qui nous tenaille dès que
nous nous éloignons de la norme, tient une place privilégiée dans la vie de
chacun et que, selon notre histoire, nous allons être plus ou moins capable
de l’éradiquer quand elle est inutile. La culpabilité est un frein puissant à la
rébellion positive, en ce sens qu’elle freine l’action au lieu de la pousser.
La culpabilité toxique produit de la peur, du mensonge, de la manipulation
(ce qui revient au même, car les relations sonnent faux) et du ressentiment.
Les problèmes ne peuvent pas être réellement traités.
Nous parlerons plus tard, au chapitre 6, de la culpabilité existentielle au
sens d’Irvin Yalom, qui intègre une dimension spirituelle et universelle à
cette émotion. Celle-là, en revanche, sert la rébellion positive, car elle
intègre l’éthique et l’action pour conduire sa vie, consolider son autonomie
et celle des autres.

Notes
2. « N+1 » signifiant « supérieur hiérarchique », « N-1 » représentant le subordonné.
Nous préférons ces dénominations à celles, très connotées, de « chef », « supérieur »,
« responsable », et nous en oublions…
3. France 2, le 2 février 2012.
4. Nous parlons bien sûr de l’entreprise au sens large, incluant les hôpitaux, les
institutions publiques, les associations…
5. Être lisse, constant. Nous venons d’inventer ce mot !
6. Serge Tisseron, Vérités et mensonges de nos émotions, Albin Michel, 2005.
7. Alice Miller, C’est pour ton bien, Aubier, 1985.
8. S. Tisseron, op. cit., p. 23.
9. Voir à ce sujet Robert Fischer, Le Chevalier à l’armure rouillée, Ambre, 2005.
10. Voir pour cela les précédents ouvrages d’Isabelle Méténier, dont Crise au travail et
souffrance personnelle, Albin Michel, 2010.
11. Ibid., p. 35.
12. Cette notion de « loyauté » a été traitée dans un ouvrage précédent paru chez Albin
Michel : Crise au travail et souffrance personnelle, op. cit.
13. Voir à ce sujet, Michèle Larivey, Les Émotions sources de vie, RED Editions, 2000.
14. La Puissance des émotions, Pocket, 2011, p. 129.
15. À moins qu’il ne s’agisse d’un « fantôme » : voir à ce sujet les ouvrages de Serge
Tisseron et de Boris Cyrulnik.
2

De l’autorité à l’obéissance
« La liberté est un présent du ciel, et chaque
individu de la même espèce a le droit d’en jouir
aussitôt qu’il jouit de la raison. »
Diderot

Outre la perte financière, se retrouver au chômage signifie pour


beaucoup de personnes l’isolement, l’échec, le temps vide et la culpabilité.
Il s’agit ici de culpabilité toxique si la personne n’arrive pas à se
ressourcer et s’épuise à rechercher activement un nouvel emploi sans
prendre le temps de se poser. Malheureusement, la société entretient et
même active ce sentiment de culpabilité. En effet, lorsqu’on se retrouve à
Pôle Emploi, ce n’est pas pour souffler, se confier, trouver une oreille
attentive pour le vécu passé en entreprise, mais au contraire pour rebondir,
recommencer, se battre. Or le paradoxe auquel nous assistons le plus
souvent, c’est que d’anciens salariés sont certes angoissés de ne plus
pouvoir travailler, mais dans le même temps soulagés de ne plus subir les
mêmes pressions, difficultés de tous ordres (avec leurs répercussions sur
l’humeur quotidienne et surtout la santé), mais ne peuvent le confier à
personne. Ce paradoxe ressemble à un secret, un tabou : perdre son
emploi, se retrouver au chômage, cela doit être vécu douloureusement (du
moins devant l’agent de Pôle Emploi), au risque d’être suspecté, inspecté
et… dénoncé, risquant de « tout perdre ». Tel semble être en tout cas le
fantasme présent, plus ou moins conscient, d’une personne quelconque
pointant nouvellement au chômage.

Monique, trente ans de banque : « Heureusement qu’ils ont fini par me


licencier ! Là, je reprends une année à l’université, incognito, je n’en ai
pas parlé à ma conseillère, j’aurais trop peur qu’elle me dise que je vais
perdre un peu d’allocations ou même pire, qu’elle refuse sous prétexte
que je dois chercher un emploi ! Ma chance, c’est qu’on est de plus en
plus nombreux, et donc, ils n’ont pas le temps de visiter tout le monde…
Je suis un cas je pense qui les tranquillise pas mal (je suis nouvellement
inscrite, j’ai eu un emploi stable pendant trente ans…), je suis loin d’être
sans compétences et sans ressources… »

La précarité, la peur de ne pas pouvoir faire face entraîne des difficultés


à se rebeller et, du coup, l’obéissance, même aux règles injustes d’une
entreprise, apparaît parfois comme la garantie d’un avenir sécurisant sur le
plan financier (qui est le nerf de la guerre…).

L’autorité au travail : l’héritage du passé

Nous entendons encore des gens nous parler d’un ancien emploi en ces
termes : « J’avais tel travail et x personnes sous mes ordres. » Diable !
Sommes-nous encore au début du XX siècle où humiliations, racismes et
e

châtiments corporels à but éducatif étaient légion ? Quelle est donc la


représentation du travail qu’ont ces personnes pour employer de telles
expressions ? Pensons aussi aux mots « chef », « insubordination »,
« vouloir la tête de Untel », et à certaines pratiques comme la
manipulation, les cris, les dévalorisations tacites ou flagrantes, et on en
passe… Nous pouvons entendre également : « Elle a de l’autorité !
Personne ne “moufte” avec elle ! » Quelles sont donc les connotations que
nous évoque ce mot ?
Faites un petit essai : écrivez sur une feuille tous les termes que vous
évoque le mot « autorité ». Que remarquez-vous ? Souvent, ce mot est
associé à « interdit », « normes », « sévérité ». Or auctoritas vient du verbe
latin augere qui signifie « accroître », « augmenter », « développer ».
L’autorité serait donc là pour « augmenter » quelque chose chez
quelqu’un : de quoi s’agit-il ?
La notion d’autorité est associée à celle de « hiérarchie » : elle suppose
une structure, une régulation des relations, visant à mettre de l’ordre, et en
ce sens elle est structurellement nécessaire à toute organisation humaine ou
animale. L’autorité permet un lien social et sert à relier les personnes selon
une logique organisationnelle cohérente.
Elle est aussi liée, indirectement, à l’inégalité : celle des statuts et des
rôles, des normes de comportements. Mais dès lors qu’elle est associée à
l’autorité, l’inégalité s’avère prendre une fonction vitale pour la survie du
groupe, et c’est parce qu’elle assure cela qu’elle doit être protégée et
perpétuée. Lorsque les normes doivent évoluer pour s’adapter au
changement social et environnemental, toute la dynamique est revue, les
positions revisitées, et c’est la crise interne, salutaire pour la mise en place
d’une structure nouvelle.

De la soumission à l’autorité
à l’obéissance affirmée

Lorsqu’on accepte d’obéir à quelqu’un, cela revient à offrir un certain


degré de sa liberté en contrepartie de la satisfaction de son besoin de
sécurité, à être intégré au sein d’un groupe humain, en espérant, pourquoi
pas, se réaliser au sein de ce groupe. Abraham Maslow a longuement
décrit ces besoins fondamentaux sous la forme d’une pyramide, d’où son
16
nom .
L’obéissance a lieu lorsqu’un individu modifie son comportement afin
17
de se soumettre à l’ordre direct d’une autorité légitime . Stanley Milgram
a réalisé une expérience célèbre concernant la soumission à l’autorité,
restée gravée dans nos mémoires grâce au film I comme Icare, tourné avec
Yves Montand en 1978.
Le protocole expérimental vise à déterminer dans quelles conditions une
personne infligerait des chocs électriques douloureux à un autre individu
après en avoir reçu l’ordre d’une autorité. Lorsqu’elle arrive au laboratoire,
la personne rencontre un individu d’âge mûr qui lui dit venir aussi pour
l’expérience, qui leur est présentée par un scientifique en blouse blanche
comme une recherche sur l’influence de la punition sur l’apprentissage. À
la suite d’un tirage au sort truqué, un « maître » et un « élève » sont
désignés. La personne dite « naïve » devra dire à l’autre (qui est la
personne d’âge mûr et en réalité un acteur payé pour la circonstance) des
couples de mots et vérifier que l’élève est bien capable de se les rappeler.
Lorsqu’il oublie, le « maître » infligera à l’« élève » une punition : un choc
électrique qui se fait par l’intermédiaire d’un générateur qui va de 15 volts
en 15 volts, jusqu’à 450 volts. Pendant le déroulement de l’expérience,
l’élève commet de nombreuses erreurs, si bien que le maître se sent
« obligé » de le punir. Lorsqu’il hésite, l’expérimentateur en blouse
blanche lui ordonne de continuer, avec quatre phrases choisies d’avance
qui vont de : « Continuez, je vous en prie » à « Vous ne pouvez faire
autrement, il faut que vous continuiez ».
Milgram avait introduit dans son protocole d’expérience quatre
variables : l’éloignement (le maître ne pouvait voir l’élève, surnommé
dans l’expérience « la victime »), la rétroaction (victime non visible mais
dont on peut entendre la voix), la proximité (victime dans la même pièce
que la personne étudiée) et la proximité tactile (la victime s’étant détachée,
le sujet était sommé par l’expérimentateur en blouse blanche d’aller la
rattacher). Milgram a pu constater que l’obéissance diminue à mesure que
la victime se rapproche de la personne étudiée (le sujet).
Le chercheur s’est également intéressé aux caractéristiques de l’autorité
réussissant à se faire obéir et a, pour cela, mis à l’épreuve plusieurs
variables. Il a trouvé entre autres que la proximité de l’autorité était
corrélée avec le fait d’obtenir de l’obéissance, et que, lorsqu’elle avait
promis au démarrage de l’expérience d’arrêter si l’élève le demandait, et
ne tenait pas cette promesse, 40 % des gens continuaient à obéir malgré ce
revirement.
Il est important de souligner que les personnes s’étant portées
volontaires pour ces expériences n’étaient pas plus sadiques que vous et
nous, et aucune n’y a pris plaisir. Au contraire, les gens montraient des
signes de tension physique (sudations, tremblements, rires nerveux). Pour
autant, ils voyaient bien que leur victime souffrait. Comment Milgram a
donc interprété ces résultats ?
Ce psychologue différencie l’état intérieur (ou « psychologique ») d’une
personne selon qu’elle est « autonome » (c’est-à-dire pleinement
responsable de ses actes) ou « agent » (c’est-à-dire se considérant comme
appartenant à une structure organisationnelle, et que par conséquent c’est
la hiérarchie qui est responsable in fine des actions commises et de leurs
conséquences). Le fait de passer de l’état « autonome » à l’état
« agentique » dépend de conditions préalables qui comprennent les
récompenses antérieures que la personne a reçues pour sa soumission à
l’autorité dans le cadre de la famille et de l’école, et aussi de la perception
qu’elle a de la légitimité de l’autorité à qui elle se soumet : à partir du
moment où elle lui donne une légitimité, la personne diminue son
sentiment de responsabilité à l’égard de ses actes, devient sensible aux
désirs de cette autorité, qu’elle considère comme souveraine. De plus, le
fait d’effectuer des actions séquentielles et de n’avoir aucune vue générale
de la situation est un facteur important l’empêchant de désobéir, ainsi que
la crainte de froisser l’autorité.
Arrêtons-nous quelques instants sur ces résultats : en quoi pouvons-nous
les rapprocher du travail et de notre quotidien en général ? Si nous
reprenons l’exemple de Solène au chapitre 1, nous constatons que celle-ci
a pu « slalomer » entre son éthique (licencier tout en respectant les
salariés) et les exigences de l’autorité (licencier sans dépasser le budget,
que Solène a par ailleurs réussi à augmenter). Mais dès lors qu’elle s’est
sentie trahie, elle a perdu pied. Le mensonge puis l’humiliation qui a suivi
ont craquelé son moi, déjà fragilisé par une fatigue accumulée (à force de
« slalomer », ce qui lui prenait beaucoup d’énergie sans qu’elle le
reconnaisse). En allant plus loin dans l’histoire de Solène, nous apprenons
qu’elle a toujours « bien obéi » dans l’enfance, avec une histoire familiale
marquée par les ruptures et la recomposition : n’ayant jamais accepté son
beau-père mais « obligée de faire avec », elle est sensible à la légitimité de
l’autorité. D’ailleurs, vivant elle-même un remariage, elle se dit
particulièrement attentive à cela avec ses enfants. Elle a donc rejoint les
rails du système hiérarchique où elle a « bien servi pendant des années,
respectant les règles, défendant les décisions patronales, protégeant les
équipes », parce qu’elle admirait son patron, « et cela me suffisait jusqu’à
présent ».
L’obéissance, nous l’avons vu, est donnée lorsque la légitimité de
l’autorité est validée, mais si elle ne l’est pas, d’autres moyens sont
possibles que ceux découlant du respect, du bien-être et des bonnes
relations entre les personnes. Ce sont principalement la peur (générer la
peur chez les autres) qui entraîne l’insécurité et la manipulation (dont les
mensonges visant à inciter quelqu’un à faire quelque chose que sa morale
réprouverait par exemple). Doit-on mettre tous les moyens pour qu’il y ait
toujours obéissance ? Jusqu’où et jusqu’à quelles conséquences ? Quelles
sont les limites entre le statut légitime conféré par l’autorité et le besoin de
dignité des personnes dirigées ?
C’est précisément sur ces questions éthiques que l’on commence à
parler de « désobéissance civile ». Le procès de Nuremberg a ni plus ni
moins condamné des dirigeants nazis qui avaient « seulement » obéi aux
ordres de leur gouvernement, par ailleurs légitime puisque
démocratiquement élu. Cette condamnation nous rappelle que certaines
limites ne peuvent être dépassées et que c’est chaque personne qui, en son
« âme et conscience », peut s’ordonner d’arrêter ou bien préférer se laisser
glisser dans la tiède chaleur de l’obéissance à tout prix. Dans la même
veine, le « viol conjugal » a été reconnu il y a quelques années, et l’inceste
se traite désormais au tribunal pénal. Cela signifie que face aux abus, aux
confusions des limites dans des sphères jusque-là protégées par la relation
d’intimité où l’État (et « autrui » d’une façon générale) n’avait pas accès
(les relations parents-enfants et l’éducation au sein de la famille, la
sexualité dans le couple), il y a possibilité aujourd’hui de dénoncer ce qui
se passe, de dire « non » et d’être entendu.
La désobéissance remet en cause la structure même de la pensée
dominante, et donc les dirigeants (ou la « société bien pensante »)
cautionnant et faisant vivre cette pensée ; cette remise en cause concerne
bien les idées et non les personnes, mais ce n’est pas si simple, parce que,
souvent, le système de valeurs est accolé aux idées défendues. Voilà
pourquoi, lorsqu’une personne est contestée dans son autorité, et donc dans
la domination qu’elle exerce sur autrui, elle est souvent tenue de partir, de
démissionner : l’incompréhension et la peur, la colère aussi, génèrent des
comportements défensifs qui freinent l’évolution et le changement.
Cela étant, aujourd’hui, parler ouvertement d’autorité dans l’entreprise
et de soumission ne semble-t-il pas un peu désuet ? On préfère prôner
l’« autonomie », la « responsabilisation » et, de ce fait, on engendre la
culpabilisation. « On leur fait comprendre que leurs difficultés ne viennent
que d’eux-mêmes et qu’ils sont responsables des ennuis qu’ils pourront
avoir s’ils ne sont pas conformes au système. (…) la peur contribue à
18
l’uniformisation et à une forme sournoise de mise au pas . » Nous entrons
dans le monde des émotions, de l’intériorité, qui vient faire écho aux
difficultés antérieures d’une personne ; sur ce terrain-là, il est beaucoup
plus difficile de se protéger, le terrain est plus glissant. Voilà certainement
aussi une raison supplémentaire qui fait que la vulnérabilité des personnes
augmente, car, jusqu’à présent, le travail n’était pas censé entrer dans la
sphère privée – entendons par là la sphère émotionnelle et affective. Or
nous ne sommes pas égaux devant nos vécus antérieurs. Subir sans rien
dire des humiliations pendant des jours, des semaines ou des mois n’est
jamais vécu avec joie et sérénité, au pire avec résignation ou… habitude.
Lorsqu’on a subi de telles violences dans l’enfance, ou même lorsqu’on
n’avait pas idée que cela puisse exister, on peut rester sans voix, tétanisé,
écrasé et, de ce fait, incapable de réagir.

Clélia arrive un soir dans un état de stress intense, et pleure en


racontant ce qui lui est arrivé. Embauchée dans une entreprise depuis
quelques mois en intérim, elle a été prise en contrat à durée
indéterminée. Responsable de deux personnes, elle a vu une de ses
subordonnées se faire licencier et doit depuis assumer son travail mais
aussi celui d’une autre employée (à la base, elle devait réaliser le travail
de deux personnes). Se retrouvant avec une charge de travail importante,
elle hiérarchise ses priorités sans pouvoir obtenir de directives claires de
son patron, qui la convoque ce jour-là et avec qui elle a de bons
rapports. Surprise : celui-ci l’« incendie » pendant deux heures,
l’accablant de tous les maux, et lui disant en substance qu’elle gère mal
son temps et qu’il ne pourra tolérer une telle incompétence. Clélia ne dit
rien, puis sort du bureau avec des idées de suicide. Elle pense lui
proposer le lendemain de la licencier.

Dire qu’une personne « aime ça », ou l’étiqueter comme « masochiste »


non seulement la stigmatise, sans permettre ni de la comprendre ni même
de l’entendre, mais de plus simplifie et accuse en favorisant l’ignorance.
Ce qui est ressenti au plus profond, et notamment ici dans le cas de Clélia,
est de l’ordre de la confusion et non du plaisir à se faire écraser. Dans son
cas, les amalgames entre son enfance (un père autoritaire qui lui faisait
peur) et la vie professionnelle (son patron qui crie comme son père) la
rendent incapable de voir clair dans un premier temps, et la violence de sa
peur intérieure la surprend et la paralyse.
Pour sortir de la confusion, il est nécessaire de pouvoir se livrer à une
personne de confiance pour retrouver une « légitimité émotionnelle ».
Ainsi pourra se construire une « force motrice fondamentale », qui ne peut
être obtenue qu’avec la constance d’un lien réparateur, une ou plusieurs
personnes bienveillantes, compréhensives et solides.

Quand désobéir ?

Toute société érige des normes. Celles-ci sont nécessaires non


seulement pour la cohésion sociale, mais aussi pour la paix sociale, car
elles permettent de prévoir les comportements et ainsi de les réguler avant
qu’ils ne « débordent », risquant de mettre en péril l’équilibre collectif.
Depuis les années 1950, où Kurt Lewin a publié ses premiers résultats,
les recherches sur les groupes humains n’ont cessé de se développer. Est
ainsi née la notion de « déviant » : « La déviance peut être définie comme
la transgression, socialement perçue, de règles, de normes en vigueur dans
un système social donné ; c’est un comportement remettant en cause à la
19
fois les normes sociales et la cohésion ou l’unité du système . » Des
20
chercheurs en psychologie sociale rapportent qu’une des façons de ruiner
la crédibilité des « déviants » est d’expliquer leur comportement (ou leurs
idées) par des caractéristiques biologiques (« C’est une femme… »),
psychologiques (« Il est égoïste… »), ou sociales (« Elle est de
gauche… »), qui amènent une diminution de l’influence exercée par ces
« déviants ».
Il faut cependant souligner que la déviance n’existe que s’il y a des
normes. Or plus ces dernières sont nombreuses, plus grand est le
phénomène de déviance, ce qui est logique. Autrement dit, plus une société
est normative, plus elle produira ce qu’elle ne veut pas. Vue sous cet angle,
la déviance serait inhérente à toute société structurée, dont la souplesse ou
la rigidité garantirait ou pas la résorption de cette déviance. Le paradoxe
aujourd’hui le plus criant est que la liberté donnée aux personnes dans le
travail (« Tu es autonome pour atteindre tes objectifs, je te laisse carte
blanche ») suppose plus de contrôle de la part des instances hiérarchiques
(« Il faut étudier la rentabilité, tu comprends… »).
D’autres chercheurs en sciences sociales comme Moscovici, Asch,
Festinger et Sherif ont montré l’influence du groupe sur l’opinion
individuelle, démontrant l’existence d’une pression à la conformité et
d’une tendance à rejeter les personnes dites « déviantes ». Pour autant, il
existe des observations sur les « minorités actives », c’est-à-dire sur
l’existence d’une « libre pensée » et d’une « libre action » provenant
d’individus rejetant les idées de la majorité. Ce sont ces minorités qui sont
capables d’innovation puisqu’elles produisent des idées nouvelles,
modifiant les idées reçues, les attitudes traditionnelles, les anciens modes
de pensée ou de comportement. Certaines caractéristiques leur sont malgré
tout nécessaires si elles veulent être considérées comme source potentielle
d’influence : disposer d’un point de vue cohérent (la déviance est donc
différente de l’anarchie ou de la marginalité), bien défini, se comporter de
manière consistante par rapport à ces nouvelles idées, qui sont forcément
en désaccord avec la norme dominante et visible par cette dernière. Voilà
pourquoi un individu seul doit savoir créer des alliances et se faire
reconnaître en accroissant sa visibilité, en s’exprimant avec assurance,
conviction, et en osant affronter le conflit avec la majorité. Ces qualités
d’affirmation de soi, nécessitent une cohérence et une consistance,
émotionnelle et comportementale, du moi.
Ces recherches sur l’obéissance, la conformité et les minorités actives
nous permettent de réfléchir, mais pas d’édicter des règles prônant la
supériorité de l’obéissance sur la désobéissance. Chaque cas, chaque
contexte est particulier, il nous faut donc penser de manière autonome et,
pour cela, nous ajuster à nos ressentis et ce que nous souhaitons pour nous-
même, les autres et le monde. Et il faut aussi accepter le conflit. Car la
principale raison du manque d’affirmation de soi est la difficulté à oser
« traverser » un affrontement.

Jacques est kinésithérapeute et a acheté un appartement sur plan, doté


d’une magnifique terrasse. Un an et plusieurs mois plus tard, il est tout
heureux d’emménager dans sa nouvelle demeure. Mais quelle n’est pas
sa surprise lorsqu’il constate qu’un gros tuyau court le long de sa
terrasse ! Atterré, il appelle la société qui a conçu l’immeuble, et obtient
finalement le secrétariat de l’architecte. La personne qui lui répond
prend un air à ses yeux un peu condescendant : « Mais, monsieur, oui,
nous avons mis ce tuyau, nous n’avons pas pu le mettre ailleurs, c’était
trop tard, nous allons voir pour vous faire une remise sur votre achat. »
Rien à faire, Jacques ne souhaite pas de remise, il ne veut pas voir ce
tuyau sur sa terrasse : c’est moche, ça casse son plaisir d’y être, il ne
veut pas. « Mais, monsieur, c’est comme ça et pas autrement, comprenez
bien : nous n’y pouvons rien ! » Jacques est excédé devant si peu de
considération face à son problème, qui retentit sur sa personne et son
quotidien. Il prévient que si sous huit jours personne n’est venu lui
proposer une solution, non pas pour le rembourser (« Je vous le répète,
madame, ce n’est pas ma demande ») mais pour proposer un autre lieu
pour ce gros tuyau, c’est très simple : « Je scierai ce tuyau. » La dame,
surprise, se met à rire : « Mais, monsieur, vous n’y pensez pas ! C’est
impossible, voyons ! Scier ce tuyau ! Mais ce serait catastrophique ! »
« Vous avez huit jours », répond Jacques. Les jours passent… sans qu’il
voie l’ombre d’un architecte. Alors, il rappelle la dame en question :
« Madame, personne n’est venu, je vous avais prévenue, je viens de scier
le tuyau. » L’après-midi même, toute une équipe débarque chez lui pour
étudier des solutions. Cela a coûté très cher à l’architecte, qui n’avait
pas prévu qu’un tel comportement d’opposition puisse exister !

Une telle réaction peut susciter une opposition, voire un désaccord (« Si


tout le monde faisait comme Jacques, ce serait l’anarchie ! »). Quid du
cabinet d’architecte ? Quelle est la « bonne réponse » ? Se laisser faire par
quelqu’un qui fait peu de cas de vous, et subir ainsi des humiliations
répétées de l’un, de l’autre, ou bien affirmer sa légitimité à être respecté,
entendu, en détruisant l’omnipotence d’une personne ou d’un groupe ?
Jacques a gagné du temps, de l’énergie et, surtout, il a fait respecter les
engagements promis à son endroit, il a le sentiment de s’être permis de se
faire entendre, il a conforté son estime et sa considération pour lui-même
en ne se laissant pas faire.
La clé de la pensée et de l’action originale, posée, sensible, repose sur
l’écoute de soi-même et sur la prise en compte des éléments de notre
environnement, sans leurre et sans complaisance. L’« action juste »,
comme disent les bouddhistes, est faite de ces microéléments qui n’ont
rien à voir avec des attitudes et comportements standardisés, usés dans le
« politiquement correct ». La rébellion positive s’appuie sur des éléments
factuels (ressentis, perceptions, mise en lien de microcomportements
possibles grâce à l’observation, etc.) pour proposer de nouveaux
comportements, originaux et novateurs parce que provenant du fond de
chaque personne.

Notes
16. Voir à ce sujet les ouvrages de Maslow, notamment sur « la pyramide des besoins ».
17. Psychologie sociale, sous la direction de Serge Moscovici, PUF, 1984.
18. Psychologie sociale, op. cit., p. 52.
19. Willem Doise, Jean-Claude Deschamps, Gabriel Mugny, Psychologie sociale
expérimentale, Armand Colin, 1978.
20. La psychologie sociale analyse et explique des phénomènes qui sont simultanément
psychologiques et sociaux, parmi eux notamment la communication, les questions
identitaires et d’influence sociale.
3

Comment créons-nous nos propres murs ?


« Accepter d’autrui qu’il subvienne à des
besoins nombreux et même superflus, et aussi
parfaitement que possible, finit par vous
réduire à un état de dépendance. »
Friedrich Nietzsche, Humain, trop
humain

Qu’est-ce que la sécurité ? Il y a une cinquantaine d’années, le mariage


assurait une « sécurité » aux conjoints, c’est-à-dire l’assurance pour la
femme d’être logée et nourrie tout le temps de son mariage sans avoir
l’obligation de travailler hors de chez elle, et pour l’homme d’avoir une
maison bien tenue, des enfants bien élevés et une femme s’occupant de lui
lorsqu’il le désirait. Le travail était, lui aussi, synonyme de « sécurité » :
on avait un emploi « à vie » pour peu que l’on soit sérieux et travailleur.
Le corollaire de tout ce système était l’absence de questionnement sur soi
et sur ces équilibres : il suffisait de suivre les rails sociaux et tout
« roulait » pour le mieux. « Sécurité » était synonyme de « certitude », et
c’est sur ce pilier que s’est érigée toute la société des années d’après-
guerre.

La sécurité vient-elle de l’extérieur ou de l’intérieur ?

Aujourd’hui, peut-on comparer cette sécurité avec celle de jadis ?


Nullement. Alors, que signifie la « sécurité de l’emploi » ? la « sécurité du
mariage » ? Pas grand-chose. La seule sécurité que nous ayons, c’est de
vivre toute notre vie avec nous-même. Cela signifie que nous devons
apprendre à savoir qui nous sommes, afin de vivre au plus près de notre
énergie, sans la perdre à se conformer pour ressembler à un modèle idéal.
C’est ainsi que Bernard sera malheureux s’il est fonctionnaire d’État et que
Patrice, au contraire, sera ravi. Nul n’est identique, et, aujourd’hui, il est
important d’en prendre conscience et de découvrir ce dont nous avons
besoin, nos aspirations, notre tempérament, nos forces et nos failles.
La culpabilité toxique empêche la remise en cause des rapports de place,
et la honte qui lui est généralement associée est inhibitrice de toute autre
émotion, annihilant de ce fait toute rébellion possible. Cette culpabilité
inappropriée fait porter seule une responsabilité qui pourtant n’incombe
pas toujours à la personne qui vit l’injustice.

Mathilde est assistante commerciale dans une agence de maintenance


de chauffage. Elles sont quatre à se répartir les mêmes tâches, chacune
dans un bureau différent, qu’elles partagent avec un technicien.
Mathilde, organisée et pragmatique, n’arrive pas à faire face à la somme
de travail de plus en plus grande que le responsable d’agence distribue
quotidiennement pour satisfaire aux demandes des clients. « Il faudrait
au moins deux autres personnes, je le lui ai dit, il m’a répondu que je
m’organisais mal, affirme Mathilde. C’est sa rengaine. Un problème ?
C’est une question d’organisation, il a un disque rayé dans la bouche. En
attendant, il n’écoute absolument pas ce que je dis, et me fait passer pour
quelqu’un qui n’aime pas travailler : un comble pour qui me connaît ! »
Elle rentre souvent tard chez elle, réalisant bien une journée de travail
en plus par semaine, soit une heure trente à deux heures par jour en plus,
pour arriver à tout faire. N’y tenant plus, elle demande à être payée en
heures supplémentaires, ce qui lui est refusé. Mathilde n’étant pas cadre,
« donc payée à l’heure », elle décide de partir à 16 heures, heure légale
à laquelle elle est censée partir tous les soirs, qu’elle ait ou pas terminé
son travail. « Du coup, tout le monde me regarde de travers : mon
directeur parce que je “donne le mauvais exemple” et mes collègues qui
restent par peur des représailles. L’une d’elles pleure tous les jours,
mais elle reste car son mari travaille dans notre agence (il est technicien
dans un autre bureau), ils viennent ensemble en voiture, et de loin, si
bien qu’elle ne peut de toute façon pas partir sans lui, elle est coincée.
Elle ne peut démissionner car ils doivent financer la maison qu’ils
viennent d’acheter. Moi, je suis célibataire sans enfants, ils ne
comprennent pas ma position, ils trouvent que je fais “ma chochotte”,
me culpabilisent (comme mon chef, qui n’a pas voulu m’augmenter sous
prétexte que je fais tout juste mes heures).
« Vous voyez, je tiens, mais c’est dur, les autres me reprochent que
c’est à eux que revient le travail que je ne fais pas, je suis maintenant
exclue de l’agence, je me sens fatiguée, déprimée moi aussi, même si je
fais des horaires normaux, ce qui est le comble ! Parfois, je me dis que si
je faisais mon travail comme tout le monde, au moins, je serais acceptée.
Mais je ne peux me résoudre à faire le jeu de la direction ! Je cherche un
autre emploi. »

Mathilde tient bon mais a du mal à résister à la pression du groupe :


chacun a ses excuses personnelles pour ne pas remettre en cause
l’hypocrisie du système mis en place par une hiérarchie « en col blanc »,
qui n’est pas sur le terrain, mais dont le discours est relayé par le directeur
de l’agence, qui accuse tout contrevenant de « mauvaise organisation ».
Malgré tout, Mathilde reconnaît que ce travail, c’est « la sécurité de
l’emploi », car ils ont vraiment besoin d’elle et ne la licencieront
« jamais ». « C’est à la fois un avantage et un inconvénient, reconnaît-elle.
En tout cas, ça a ce côté rassurant, il faut bien le reconnaître. »
Comme Mathilde, nombreuses sont les personnes qui ont cru un jour
que plus elles acceptent de l’entreprise des conditions de travail dégradées
(plus de pression, moins d’espace libre), plus elles seront comprises,
reconnues et récompensées. Nous pensons que cette façon de voir est,
entre autres, l’héritage du temps passé, où la reconnaissance était donnée
pour « le travail bien fait ». Or ce n’est plus cela qui est à l’œuvre
majoritairement dans les entreprises aujourd’hui. Des décalages se sont
accrus, d’un côté par les attentes des individus (« À quand ma
reconnaissance pour tout ce que je donne ? ») et de l’autre par la pression
exercée par le management (« Il faut plus de rentabilité sinon le travail
n’est pas valable »), et conduisent à des souffrances indicibles, nuisibles
pour la santé en général (physique, émotionnelle, psychologique), et donc
à terme pour toute la société. En effet, ces méprises entament peu à peu les
fondements de l’estime de soi pour faire progressivement douter de son
intelligence, sa capacité à réagir aux difficultés, à sortir d’une situation
difficile.
Ce processus amène à ne plus développer les bons réflexes de
protection, de pragmatisme et à ne plus être à même de réagir devant des
situations dangereuses pour son équilibre, sa santé ou son employabilité.
Le surmenage, la dépression, la démotivation, le burn-out sont autant
d’indicateurs : le temps de la « sécurité à tout prix » est révolu, et compter
sur soi quitte à sacrifier quelques avantages à court terme est peut-être plus
sûr aujourd’hui que de se laisser miner par des situations stagnantes,
minantes, qui usent le corps comme le moral.

Sécurité n’est pas synonyme d’enfermement

C’est aussi parce que le besoin de sécurité est devenu de plus en plus
important pour bon nombre de personnes, avec la crise et le chômage, que
les situations de souffrance se sont davantage révélées. La sécurité rejoint
le besoin d’appartenance à la société et permet également d’être
« renforcé » dans son identité professionnelle, pour peu que notre
sentiment de cohérence et d’efficience personnelles repose sur les
compétences au travail.

Yolaine, quarante-deux ans, assistante aux services généraux, souhaite


exercer une autre profession et obtenir un meilleur salaire. Elle a perdu
de la motivation mais précise que « tout se passe bien au bureau » et que
son désir de changer passe avant tout par un déménagement à moyen
terme en province. Elle souhaite une meilleure situation professionnelle
avec plus de responsabilités, soit en se perfectionnant dans sa fonction,
soit en changeant de métier. Elle explique qu’elle a besoin de s’affirmer
mais en même temps elle n’ose pas dire à son responsable qu’elle
souhaite une meilleure situation qui lui plaise davantage.
Yolaine a un très grand besoin de sécurité au travail. « Je n’ai jamais
été bonne pour les études, et c’est ce qui me freine actuellement. C’est
pour cela que je ne demande rien depuis des années et fais très bien mon
travail, afin de prouver ma valeur et d’être irréprochable. » Yolaine s’est
toujours laissé prendre en charge d’abord par sa famille, c’est-à-dire sa
mère qui la considère toujours comme une enfant incapable de prendre
une décision et son frère plutôt autoritaire qui cherche à contrôler ses
choix : « Tu devrais faire ceci… Mais non, tu as tort, il faut que tu fasses
comme cela… » Quand bien même Yolaine ne demande rien. Ensuite au
travail où elle est très docile et travaille plus que nécessaire pour
recevoir des compliments sur son investissement.
En effet, comme elle attend beaucoup des autres et dépend d’eux sur le
plan affectif, elle accepte les dévalorisations (« Tu es très lente », « Tu ne
comprends pas vite », « Tu n’es pas très créative »), les intégrant
naturellement comme faisant partie de son identité. À tel point qu’elle
anticipe parfois les réflexions qu’elle imagine que les autres vont lui
faire. Cela fait longtemps qu’elle évite toute prise de risque. Elle aime
faire plaisir et rendre service aux autres, ne sait pas dire non par peur de
recevoir une remarque désagréable et d’être rejetée. Un jour, le
directeur lui demande si elle a des projets. Elle répond par la négative.
« J’ai eu peur d’avoir l’air de “me la péter” : moi, des projets ? N’était-
ce pas prétentieux de parler de mon désir d’évoluer ? Mais le plus
surprenant, c’est qu’il m’a juste dit que c’était bien d’en avoir. J’aurais
bien aimé qu’il me dise ceux qu’il avait pour moi, je n’attendais que cela
depuis des années ! »

Ce que Yolaine ignorait, c’est que pour découvrir qui l’on est, ce que
l’on vaut et affirmer son identité, il faut d’abord commencer par se
débarrasser de tout ce qui n’est pas soi, de tout ce que l’on s’est approprié
des autres (par confort ou loyauté). Notamment toutes les injonctions du
type « tu ne réussiras pas », « tu es incapable de créer une entreprise » ou
« tu ne sais pas te vendre » sont à éliminer de ses pensées, pour mettre à la
place de nouvelles phrases parlant de ce que l’on sait faire et de son
potentiel.
Quelques semaines plus tard elle apprend qu’elle est licenciée, ce
qu’elle n’avait jamais imaginé comme étant possible.
Dans le cas de Yolaine, son manque d’autonomie vis-à-vis de sa famille
se reflète dans sa dépendance à ses collègues et sa hiérarchie : elle n’ose ni
dire ce qu’elle pense, ni ce qu’elle souhaite, et, alors qu’elle imagine que
cette soumission (qui lui est « favorable » dans sa famille) est utile pour se
faire aimer des autres, elle se retrouve licenciée sans autre forme de procès
pour avoir justement voulu taire ses souhaits… On comprend qu’elle se
sente déstabilisée. Pour autant, ce n’est pas à l’entreprise d’éclairer
Yolaine sur son attitude et ses attentes : c’est à elle de tirer les
conséquences de son comportement, mais le fera-t-elle ? La réponse lui
appartient. Dans tous les cas, ce besoin de sécurité, s’il n’est pas
accompagné de clairvoyance émotionnelle et contextuelle, peut enfermer
et poser des œillères, empêchant de clarifier une situation.

Les injustices qui nous minent en silence

Les gens souffrent d’abord en famille puis au travail. Et cette chaîne se


développe car à leur tour ils en font souffrir d’autres. En effet, non
seulement beaucoup acceptent de subir, mais ils contribuent également à
reproduire la même chose, à être un relais, un maillon d’une chaîne bien
huilée. Oubliant parfois à qui ils s’adressent, tellement ils ont intériorisé
les règles et la raison d’être de leur entreprise, ils montrent un masque
d’insensibilité froid, voire hostile. Ont-ils alors conscience qu’ils
découragent même les plus zélés ?

Stéfane revient d’un congé parental d’un an après son troisième


enfant. À trente-huit ans, elle est responsable d’un petit service dans un
groupe d’édition. Lorsqu’elle demande à sa responsable de passer aux
quatre cinquièmes pour mieux gérer l’organisation de sa vie, elle est
confiante quant à la réponse, d’autant que celle-ci a deux enfants en bas
âge. Quelle n’est pas sa surprise quand sa supérieure hiérarchique se
met à crier, lui disant qu’elle est « folle » et « sans scrupule » de
demander une telle chose, alors qu’une année de congé parental vient de
lui être accordée. Elle lui interdit de revenir sur le sujet à l’avenir car
ses « problèmes de môme » perturbent tout le monde, jusqu’au P-DG.
Stéfane, surprise et fragilisée, ne peut évoquer cette scène, un an plus
tard, qu’en pleurant, avec un sentiment de peur très présent. « J’étais en
bons termes avec elle, alors, j’y suis allée confiante. Son attitude m’a
totalement déstabilisée. Depuis, je ne dors plus la nuit. Cela fait onze ans
que je suis dans cette société, je ne vais pas démissionner, sinon je n’ai
pas droit au chômage, alors, je suis obligée de subir… Je me sens de plus
en plus vulnérable, je pleure tous les jours depuis plusieurs mois. J’ai
honte de me comporter ainsi, j’ai l’impression d’être faible et idiote. »

La responsable de Stéfane agit comme si elle n’avait plus sa sensibilité,


comme si elle avait en face d’elle une sorte d’esclave, de « sous-
personne », mais elle n’en a pas conscience et pense agir pour le bien de
l’entreprise. La personne chez qui la sensibilité émotionnelle a été brisée
se cantonne à des émotions de surface, ciblées : adhérer sans réserve aux
jugements de ceux dont on accepte l’autorité, rire de leurs blagues,
s’indigner de ce qui les scandalise, aimer un chef que tout le monde
critique et réprouve… Plus aucune voix personnelle et intérieure n’est
audible. En imposant, ici par la violence verbale et l’attitude, un sentiment
de honte, la responsable de Stéfane lui fait perdre ses repères pour la
rendre disponible aux siens (« être mère ou être professionnelle, il faut
choisir »).
Faire honte à quelqu’un de ses sentiments peut entraîner de
l’inaffectivité, Serge Tisseron dit que « la honte est une tueuse
21
d’émotions ». La responsable de Stéfane a dû certainement en passer par
là pour se faire accepter du système. En y adhérant, elle justifie ses choix
passés et préserve une certaine cohérence personnelle, fondée sur des faux-
semblants et une sensibilité brisée. De son côté, Stéfane a une zone
sombre, remplie de honte et de culpabilité, qui ne lui permet pas de faire
face, elle est au contraire comme « attrapée » par le discours de sa
responsable et s’y colle de manière durable, tel un parasite, qui s’en
nourrit.
Elle doit donc, dans sa quête d’elle-même, retrouver ce qui, dans son
histoire, son éducation, a été endommagé. Car elle a conscience que cette
scène a découragé toute velléité de rébellion, elle n’arrive pas à
comprendre pourquoi… Pire que de ne pas se sentir comprise, elle ne se
sent ni respectée ni entendue.
Souvent, les personnes disent vouloir être reconnues, appréciées. Or
l’amour signifie altruisme, rapprochement, lien, tandis que le respect
signifie vigilance, distanciation, attention. Les deux sont nécessaires en
famille, alors que seul le second peut être à l’œuvre dans la vie
professionnelle. Lors des « faux » rapprochements prétendument amicaux
au travail (notons qu’ils peuvent être sincères, bien sûr, mais nous parlons
des autres cas…), les bons sentiments sont brandis en étendard tandis que
le respect fond comme neige au soleil, au fur et à mesure du temps qui
passe. Voilà pourquoi la vigilance doit toujours prendre le pas sur une
relation professionnelle, surtout avec sa hiérarchie : les coups de théâtre
seront moins fréquents et moins difficiles à vivre. Stéfane, dans sa
confiance « naturelle » (une femme comme elle, une mère comme elle,
proche sur beaucoup de plans) avait confié à sa chef nombre de ses états
d’âme depuis des années qu’elle était dans l’entreprise. Cette « trahison »,
au retour de son congé parental, l’a profondément affectée, elle a
l’impression qu’elle ne fera plus confiance.
Vivre une injustice, dans un autre registre, c’est par exemple très bien
faire son travail mais ne pas avoir été augmenté depuis des années, sans
qu’aucune amélioration ne soit possible auprès de sa hiérarchie. Alors que
dans le même temps, les actionnaires font d’énormes bénéfices. On a du
potentiel, de bons résultats, on occupe son poste en attente d’une
promotion, on a déjà abordé le sujet lors d’un entretien mais on entend
inlassablement : « Dans deux ans, pas avant », ou bien : « Nous ne savons
pas, nous attendons la réorganisation… », ou encore : « C’était prévu, mais
c’est gelé pour l’instant… »
L’exemple de la mise au placard est particulièrement parlant. C’est une
pratique courante quand la relation est coupée avec la hiérarchie, du fait
d’un refus de se soumettre à une injustice, ou de celui d’une inaptitude
(celle-ci restant relative et à l’appréciation de l’organisation). Le prix de la
rupture étant trop élevé, l’entreprise peut jouer l’usure psychologique ou
attendre de trouver une raison de licencier. Le très beau livre de Delphine
22
de Vigan, Les Heures souterraines , évoque très bien ce processus.
Très rapidement, les anciens collègues avec qui tout se passait bien
acceptent la situation sans réagir. Et, au bout d’un certain temps, la
personne mise au placard n’a plus aucune relation, excepté des bonjours de
circonstance (et encore, parfois, elle est bel et bien ignorée, tout le monde
faisant comme si elle n’existait pas, elle passe, transparente, dans les
couloirs).
Comment en arrive-t-on là ? Anne Duriez, dans son livre Alerte à la
23
souffrance , précise qu’il est important de développer un « comportement
éthique », par exemple celui de refuser de ne pas parler à un ou une
collègue même lorsque cela est préconisé par un supérieur hiérarchique
(l’auteur cite de nombreux cas de ce type dans son livre). Nous
reviendrons sur l’éthique et la nécessité de nous confronter à notre
conscience personnelle. Par ailleurs, refuser de se laisser ainsi humilier
suppose d’avoir des réserves d’énergie, des ressources intérieures et
extérieures, et décider d’arrêter de ne déranger personne, de ne perturber
personne…
Au contraire, l’injustice devrait favoriser chez chacun une « pulsion de
visibilité », perturbatrice, visant le changement et non la stagnation de la
situation. C’est une stratégie que le rebelle positif peut s’autoriser, nous
verrons plus loin comment.
Quoi qu’il en soit, vivre des injustices, que ce soit au travail ou dans sa
vie privée, amène à un moment donné à un point d’ambivalence : faut-il
partir ? rester ? Forcément, les questionnements affluent, et les réponses ne
viennent pas toujours résoudre les problèmes.

Stéfane a bien essayé de trouver un autre travail. Elle en a même


trouvé un mieux payé, correspondant exactement à ce qu’elle souhaitait
(et réclamait dans sa société actuelle… en vain). « Pourtant, avoue-t-
elle, au dernier moment, j’ai dit non. Mon mari était scotché ! Mais j’ai
eu soudain de la nostalgie de quitter ainsi ma boîte, il me semblait
n’avoir pas été au bout… Et puis, je veux un quatrième enfant, est-ce que
cela se fait, de tomber enceinte alors qu’on vient de vous embaucher ?
Ah, ce n’est pas facile de décider ! »

L’ambivalence de Stéfane rend inconfortable une quelconque prise de


décision. Que revêt donc cette difficulté à faire un choix clair ?

Liberté ou contrainte ?
Ambivalence et engagement

Nous sommes constamment confrontés à la difficulté de trouver des


réponses à des messages qui s’opposent ou semblent contradictoires, l’un
qui est de l’ordre du devoir (qu’on pourrait rapprocher du « principe de
réalité ») et l’autre de l’ordre du plaisir (ce fameux « principe de plaisir »
cher à Sigmund Freud). Autrement dit : liberté ou contrainte ?
La difficulté à se décider entre deux choix possibles est ce qui
caractérise l’ambivalence. Comme l’indique son étymologie (du latin
ambo qui signifie « les deux »), l’ambivalence fait peser dans une balance
deux choix équivalents en termes d’importance. Du coup, on a du mal à se
décider. Que signifie cette difficulté soudaine ? Car nous n’avons pas
toujours du mal à prendre des décisions ; pourtant, dans certains cas, voire
certains domaines, c’est plus compliqué. Pouvons-nous nous interroger sur
le sens de ces difficultés ?
Il semble que ce qui provoque notre ambivalence est ce qu’elle implique
dans notre engagement face à la vie. En effet, si nous oscillons entre le
plaisir et la contrainte, c’est que nous savons que le plaisir immédiat nous
est facilement accessible, tandis que la contrainte implique une
construction à plus long terme dont nous ne pouvons mesurer exactement
ni la portée ni l’effort exact. En d’autres termes, nous pouvons aisément
deviner le résultat lié au plaisir, mais pas forcément celui de la contrainte.
Prenons l’exemple d’un étudiant qui, ayant un examen à préparer, est
invité à l’anniversaire de son meilleur ami : s’il travaille (principe de
réalité), il ne peut qu’espérer obtenir son examen, sans en être 100 %
certain ; et il sait fort bien ce qui l’attend : une soirée derrière son
ordinateur et ses livres. S’il sort (principe de plaisir), c’est l’inverse : il a
de fortes chances de passer une bonne soirée, mais il ne sait pas comment
elle va se dérouler pour lui : va-t-il ou pas faire une rencontre galante ?
Va-t-il se faire de nouveaux amis ?
Ainsi, faire un choix est dépendant du sens que l’on donne à sa vie :
qu’est-ce que je veux construire, réaliser dans ma vie ? Est-ce que le choix
qui s’offre à moi est en continuité directe avec mes choix de vie ? Est-ce
qu’il est prioritaire si je veux me réaliser ?
Le problème, c’est que nous pouvons nourrir l’illusion que nous
choisissons la contrainte « pour notre bien », parce que nous avons appris
que la récompense viendra « plus tard ». Mais si nous n’avons pas de but
précis et quantifiable, ce choix restera sans suite, un leurre qui n’aura
d’autre conséquence que celle de nous épuiser et de nous dévitaliser. Nous
avons besoin d’équilibre, d’une juste mesure entre plaisir et contrainte, et
nous devons visualiser nos buts de façon réaliste et claire.

Marion s’est installée en couple il y a vingt ans avec Étienne, qui


habite avec son frère depuis toujours dans sa maison familiale. Au début,
leur mère était là, mais elle est morte il y a une quinzaine d’années.
Étienne n’a jamais voulu quitter sa maison, tout d’abord pour « ne pas
faire souffrir ma mère », puis « pour ne pas laisser tomber mon frère ».
Marion a fini par accepter les contraintes imposées par Étienne « par
amour », persuadée que « cela s’arrangera » et qu’« un jour, tout sera
dans l’ordre ». Aujourd’hui, la situation est devenue si complexe avec
leurs deux enfants qu’elle ne peut faire autrement que de rester, au
détriment de sa liberté et de celle de ses enfants. Marion souhaite
développer son « affirmation de soi ».

Mais au-delà de sa demande, anecdotique au regard de ce qu’elle vit au


quotidien, la vraie question réside dans l’exploration de son choix initial :
pourquoi avoir accepté de venir vivre dans une famille afin de se mettre en
couple ? Pourquoi avoir privilégié cette installation dans la maison
d’Étienne alors que celui-ci montrait à l’évidence qu’il n’était pas
disponible pour une vie de couple normale ? Quelle était la nature de
l’ambivalence de Marion (car, en acceptant, elle montre naturellement son
manque de clairvoyance) ? Tant que ses questions sont sans réponses, il y
a des chances que Marion reste dans une superficialité et une
méconnaissance d’elle-même (« Je l’aimais et voulais vivre avec lui, je
suis entière et passionnée » sont pour l’instant ses seules explications), et
qu’elle continue à accuser Étienne de l’avoir emprisonnée, telle une
princesse dans le château d’un roi.
Comme Marion, nous pouvons nous leurrer en acceptant de travailler
trop dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance (illusoire !). Le problème,
c’est de mettre une limite à cet espoir en se fixant un but : jusqu’où suis-je
prêt à aller pour cette reconnaissance ? Les gens souffrant de burn-out
n’ont jamais mis de cadre à leur engagement, tout comme « ces femmes
24
qui aiment trop », ou ces hommes qui se marient avec des personnes
déséquilibrées dans l’espoir de les réparer. La souffrance quotidienne,
qu’elle soit au travail ou à la maison, doit être circonscrite dans le temps,
délimitée pour préserver l’intégrité physique et psychique. Pour cela, les
buts que nous donnons à notre vie demandent à être revisités, clarifiés, afin
que, si souffrance il y a, elle puisse être justifiée, dépassée et source de
plaisir a posteriori car source de dépassement de soi. Il ne sert à rien de
souffrir « dans le vide », bien au contraire. Souffrir longtemps signifie que
l’on ne tient pas compte de ses besoins et que l’on n’est pas conscient des
émotions qui nous habitent.
Souffrir longtemps revient à nous mettre « en résistance » face au stress
et à nous épuiser en vain. Vouloir « tenir » à tout prix en prenant des
médicaments, sans approfondir cette recherche sur nous-même, nous mène
sûrement au burn-out. Comme l’indique Michelle Larivey : « Ce qu’il faut,
ce n’est donc pas éliminer le stress ; c’est être en contact avec nos
émotions et nous servir de l’information qu’elles contiennent pour agir sur
le stress en tenant compte de nos besoins. La qualité de notre vie repose en
25
grande partie sur cette capacité . »
En quoi nos émotions sont-elles liées à nos besoins ? Et quel est le lien
avec les principes de plaisir, de réalité, nos buts dans la vie et notre
impression de nous réaliser ? Nos émotions sont les garantes du lien : lien
avec autrui, lien avec nous-même. Si nous ne sentons rien, nous ne
pouvons établir de contact avec les autres, et serons incapables de savoir
de quoi nous avons besoin. Nos émotions nous indiquent le chemin vers
notre intériorité. Ainsi, identifier nos buts, les visualiser, nous permet de
renforcer notre détermination, puisque l’effort supposé par la contrainte
aura un sens. Au contraire, un effort inutile nous permet d’accéder à
d’autres questionnements : pourquoi m’infliger tant de peine ? Quel est
mon besoin ?

Notes
21. Vérité et mensonges de nos émotions, op. cit., p. 41.
22. Lattès, 2009.
23. Balland, 2007.
24. Référence au livre de Robin Norwood, Ces femmes qui aiment trop, J’ai lu, 2003.
25. La Puissance des émotions, op. cit., p. 14.
4

« Le burn-out, nouvelle maladie


professionnelle »
« Celui qui se soumet comme un esclave ne tire
de l’expérience qu’un plus grand sentiment de
dépendance par rapport à l’autorité, tandis que
l’original se sent plus réel. »
Donald Winnicott, Conversations
ordinaires

L’autodétermination concerne notre capacité à contrôler notre vie, nos


besoins économiques, sociaux, culturels. C’est ce sentiment qui nous dit
que nous avons de l’impact sur notre destinée, que nous pouvons décider
pour nous-même. Ainsi, plus notre motivation est autodéterminée,
meilleure est notre satisfaction dans notre vie, et aussi dans notre travail.
Pour Will Schutz, psychologue et statisticien américain,
l’autodétermination est une composante du soi, et notre sentiment de
« piloter » notre vie est en lien avec elle. Certains d’entre nous, lors de leur
orientation scolaire, avaient des désirs contraires à ceux de leurs parents,
mais ont pu imposer de réaliser leur rêve soit en les convainquant, soit en
étant autonomes financièrement pour se donner le moyen d’étudier. Cela
relève du choix personnel, donc de l’autodétermination.

Christophe fait des études de linguistique mais, arrivé en deuxième


année, il se dit que finalement il n’est pas sûr de vouloir continuer dans
cette voie, et il souhaite s’orienter vers le cinéma. Son père y est opposé ;
aussi, Christophe a décidé d’arrêter ses études à la fin de l’année et de
travailler pour ensuite financer son école de cinéma. « Heureusement,
mes parents sont d’accord pour me garder à la maison sans rien me
demander en contrepartie, mais si cela avait été le cas, eh bien, cela
m’aurait pris plus de temps mais j’aurais été au bout, quitte à me nourrir
de pâtes tous les jours. »
À l’inverse, Richard a raté trois fois son bac et est découragé. Il ne se
sent pas capable de réussir ce qu’il souhaite. Embauché comme
manutentionnaire, il n’a aucune vision de son avenir, ne sait pas ce qu’il
veut faire (et ne cherche pas spécialement), et dérive peu à peu vers la
marginalité. Il n’est pas soutenu par ses parents qui exigent de lui qu’il
« s’accroche » tout en ne lui donnant pas les moyens de se battre en
cultivant son optimisme (qui sont des clés pour l’autodétermination). Ils
finissent par le mettre à la porte de chez eux. À vingt ans, l’avenir de ces
deux jeunes s’ouvre sur des promesses bien différentes.

Si nous nous croyons incapable d’effectuer quelque chose, notre


incapacité devient réelle puisque nous nous interdisons d’aller au-delà de
la limite que nous nous sommes imposée à nous-même. Si nous ne nous
sentons pas capable de changer quelque chose en nous-même, dans nos
relations, dans notre travail, alors, nous sentons que nous n’avons aucun
impact sur notre vie, et nous pouvons nous sentir écrasé par l’existence.
L’autodétermination implique que nos objectifs soient clairs et que nous
ignorions ce qui peut nous en distraire.
À l’inverse, dépasser en permanence nos possibilités en épuisant nos
ressources conduit sûrement au burn-out. Avoir des idéaux élevés est bon
pour soi si ceux-ci nous appartiennent et correspondent profondément à ce
que nous voulons pour nous. Hélas, trop souvent, nous nous lançons dans
la vie sans recul sur ce qui a fondé nos choix et nous nous retrouvons à
nager à contre-courant, obsédés par une performance factice. En d’autres
termes, nous croyons trop ce que nous avons appris, ce que nous lisons
dans les médias ; nous pouvons changer de paradigme, apprendre d’autres
choses, lire d’autres livres, journaux, découvrir de nouveaux sites
internet… !

La « réalité » est-elle une croyance ?

Tous les jours, lorsque nous écoutons la radio, lisons la presse,


regardons la télévision ou surfons sur le web, nous apprenons de nouvelles
catastrophes : le chômage qui grimpe, les dépressions au travail, les
couples en crise et l’augmentation des divorces… Ces informations
génèrent et entretiennent un sentiment de peur face à l’avenir qui semble
incertain sans que nous puissions avoir une prise sur lui. Pour conserver
notre autodétermination, nous devons écouter de façon sélective et limitée
ces messages pessimistes. Nous avons le choix : certains s’en servent pour
renforcer leurs croyances négatives et se persuader qu’ils ne peuvent rien
faire d’autre que se conformer et subir.

Yolaine se fait licencier de son entreprise après plusieurs années de


« placard » et souhaite ouvrir une boutique de meubles anciens dans son
village près d’Aix-en-Provence. Sans étudier la concurrence ni la
faisabilité de son commerce, elle se lance à corps perdu dans sa petite
affaire. Quelques mois plus tard, elle se plaint du manque de clientèle et
incrimine non pas son manque de prospection commerciale et sa
dispersion mais « la crise » et « le chômage dans le Sud, qui est bien
connu, et donc, cela entraîne que les gens ont moins d’argent ».

Irène est associée dans un cabinet d’avocats et subit depuis plusieurs


mois le nouvel associé majoritaire qui hurle et met une pression très
forte sur tous les associés par son exigence quasi pathologique. Elle
pense à se reconvertir comme responsable juridique dans une entreprise
mais a peur de se faire licencier avant les deux années qui lui
permettraient de toucher le chômage (auquel elle ne peut avoir droit tant
qu’elle est associée). Mettant en avant les difficultés sociétales (crise,
chômage massif…) sans regarder ni ses compétences ni la faisabilité de
son projet, Irène perdure dans son choix professionnel douloureux. Elle
développe des symptômes physiques divers (fatigue, culpabilité, troubles
de l’alimentation…) qu’elle impute au nouvel associé et à la mauvaise
ambiance, sans percevoir sa part de responsabilité.

Cette impuissance vécue permet subrepticement au burn-out de


s’installer, et lorsque les premiers symptômes apparaissent, ils sont
banalisés, sous couvert des croyances qui empêchent la clairvoyance sur
soi et ses actions. Or nous sommes obligatoirement acteur de ce qui nous
arrive, par le fait même que cela nous arrive ! Le fait de se sentir
autodéterminé permet de reprendre le contrôle de sa vie et notamment des
décisions bonnes pour soi, et non de s’accrocher à ce qui nous rend malade
ou au contraire décrocher brusquement sans analyser ce qui nous arrive.

Le burn-out banalisé
26
Selon Michel Delbrouck , le burn-out est un concept neuf qui peut
mener à la dépression. Il englobe, dépasse le stress et conduit à une perte
du sens du travail. Il est un malaise existentiel singulier et social, et pose la
question du sens de la vie.

Céline, trente-huit ans, est responsable du développement durable


dans une grande entreprise industrielle qui communique par ailleurs sur
des valeurs humaines telles que le respect, l’écoute, l’engagement pour
un monde plus équitable, etc. Au bout de plusieurs années de travail, elle
constate un jour que quelque chose à l’intérieur ne fonctionne plus,
l’empêchant d’avancer. En plein mois d’août, quand la ville se vide et
que le travail se met au ralenti, elle ressent une oppression, une
sensation d’étouffement qu’elle perçoit comme pouvant être grave pour
sa santé. Dès le premier pas pour aller travailler, elle a du mal à
respirer et ressent une forte angoisse à l’idée de retrouver son poste.
Consultant plusieurs médecins, elle n’arrive pas à obtenir un diagnostic
précis sur des symptômes d’asthme, et elle s’exprime ainsi sur cette
période : « Je me sentais parfois comme un beau papillon coincé dans sa
chrysalide qui ne s’ouvre pas et qui sait qu’il va en mourir. »
Un mois plus tard, cette sensation d’usure, d’atteindre ses limites
perdure et elle constate une aggravation de sa santé, une fragilité plus
grande la conduisant à s’effondrer en pleurs au bureau, sans raison
apparente. Tout cela est accompagné d’une importante sensation de
tristesse, d’une grande dévalorisation. Des symptômes dépressifs se
révèlent petit à petit.
Les conséquences au travail se précisent par une baisse de sa
productivité. En outre, la moindre remarque ou question de la part de ses
collègues ou de la hiérarchie est vécue comme une agression. Céline se
sent envahie dans son intimité, et ne sait plus qui elle est au plus profond
d’elle-même, étouffée par son travail et les tâches à faire, qu’elle exerce
à présent (et depuis longtemps !) sans aucune joie ni acceptation. Une
perte du sens total du travail.
« Je ne savais plus qui j’étais, ce que je faisais là et à quoi tout cela
servait. Petit à petit, j’ai commencé à regarder les rails du métro comme
une issue possible. En finir une bonne fois pour toutes avec cette
souffrance insupportable. Si je ne faisais rien, la machine allait
s’arrêter, d’elle-même. »
Comment Céline en est-elle arrivée à cette situation ?
Tout d’abord, le recrutement de nouvelles personnes à qui la hiérarchie
accorde son attention, les moyens pour garantir une bonne intégration, une
bonne mise à l’étrier, tout cela a été indirectement perçu par Céline comme
étant l’installation potentielle d’une nouvelle équipe. D’ailleurs, la
hiérarchie, sans informer Céline, lui retire des dossiers pour les confier aux
nouveaux arrivants. Elle vante en outre auprès de Céline leurs mérites et
insiste sur les bénéfices qu’elle aura à collaborer avec ces personnes dans
une relation constructive.
Pourquoi Céline ne réagit-elle que tardivement dans cet environnement
qui devient toxique, entame son estime d’elle-même et la fragilise dans son
identité professionnelle ?
Elle informe son responsable qu’elle est en arrêt maladie pendant trois
mois, afin de se reposer d’abord, de couper tout contact avec l’entreprise,
de se soigner ensuite pour retrouver un équilibre. Se reconstruire lui
prendra six mois supplémentaires. C’est à ce moment-là qu’elle commence
à comprendre les raisons de son épuisement professionnel. Un rythme
élevé, une pression forte depuis deux ans. Plus elle travaille, plus elle
s’éloigne de sa famille, des gens qu’elle aime, et plus elle se consacre, sans
en avoir conscience, par devoir ou par loyauté, à fond à son entreprise. À
son retour, au bout de plusieurs mois, elle retrouve un autre responsable
hiérarchique, son service supprimé, l’équipe dispersée dans d’autres
services et une nouvelle affectation, un nouveau poste, sans que rien n’ait
été dit, préparé.
Actuellement, pour faire face aux restructurations qui se succèdent, on
ne propose plus un travail, on recherche des personnes dont
l’« employabilité » est plus grande. Rendre le salarié plus mobile et plus
flexible est nécessaire pour augmenter la rentabilité des entreprises. S’il ne
suit pas, tant pis pour lui ! En France, notre système éducatif est conçu de
telle manière qu’il s’accorde avec ces hauts degrés de performance
attendus dans l’entreprise : plus de compétitivité, plus de bénéfices. Et
l’école génère aussi de plus en plus de pathologies liées à l’usure, à la
27
recherche de la perfection .
Dès lors les pressions sont constantes, sur l’entreprise puis sur les
salariés, entraînant une course au changement permanent pour une
meilleure adaptation à un environnement devenu très concurrentiel. Cela
se traduit par une dégradation des conditions de travail et une pénibilité qui
augmente car les rythmes sont plus importants et souvent inversement
proportionnels à la reconnaissance donnée. Comment s’étonner que les
comportements dépressifs se soient banalisés, et que se développent
actuellement, et à un rythme élevé, des burn-out qui touchent des
personnes à peine sorties de leur école ? Pour survivre, si l’on n’y prend
pas garde, on oublie ses besoins fondamentaux et on se met à courir,
comme les autres…
Est-ce par conformisme individuel ou social ainsi que par la nécessité de
ressembler à l’homme « normal » que le nombre de maladies dues au
stress et à la dépression augmente ? Y a-t-il dans toute dépression, comme
28
le suppose Winnicott , de la haine ? Et, si oui, comment l’accepter,
l’exprimer ? Faut-il la contrôler ?
Comment en arrive-t-on au burn-out et comment l’éviter ?
29
Pour Michel Delbrouck , il y a trois stades qui conduisent au burn-out,
lequel est vu comme une réponse à un stress émotionnel chronique et
répétitif.
Le premier stade est celui de l’épuisement émotionnel qui atteint autant
le physique que le psychique et se traduit par une grande fatigue, une
sensation de vide intérieur et donc une difficulté à être en relation avec les
autres car la personne veut rester forte et « sous contrôle ».
Le deuxième stade, qui se met en place progressivement et
insidieusement, est celui de la déshumanisation de la relation à l’autre, ce
qui peut s’apparenter à du cynisme car la personne se désengage
totalement.
Le troisième stade est le burn-out ou sentiment d’échec professionnel
qui se traduit par une perte d’efficacité au travail, un sentiment de
dévalorisation de soi et de grande culpabilité.
Les symptômes complets liés au burn-out sont décrits de manière
précise dans son livre.
30
Pour Christina Maslach , l’origine du burn-out est une inadéquation
entre la personne qui a des idéaux (trop) élevés et son contexte
organisationnel. Pour s’en protéger, il est important d’écouter son corps,
d’exprimer ses émotions et de prendre conscience de ses propres besoins
personnels pour ne pas se laisser déborder par les attentes ou exigences des
autres qui souvent, lorsque nous ne prenons pas assez de recul, deviennent
prioritaires.
Travailler la confiance en soi, notamment protéger l’estime de soi,
lorsqu’elle n’est pas entamée par les agressions, manipulations ou conflits,
est nécessaire. Cela exige de développer en parallèle son assertivité ou
affirmation de soi, meilleure réponse pour se confronter aux conflits, qui
lorsqu’ils sont traités tôt, sous forme de régulation, peuvent être résolus
plus facilement. Nous devons développer une grande vigilance pour
protéger notre estime de soi car, lorsqu’elle est profondément entamée, la
reconstruction peut prendre beaucoup de temps et nécessiter une
reconquête progressive par la mise en place d’un entourage positif et
bienveillant et par une exigence principale : se centrer sur soi et sur la
satisfaction de ses besoins personnels. « Il n’y a pas de solution durable, si
au plus profond de la démarche de la personne en burn-out, elle n’accepte
pas une remise en question et une réflexion philosophique, psychologique
31
et éthique de son mode de fonctionnement . »

Bernard est chef de projet dans une entreprise de nouvelles


technologies et consulte pour sortir d’une situation d’épuisement
professionnel. Il est sous antidépresseur et veut se libérer d’un cycle
infernal qu’il nomme « dissonance » car il se trouve en pleine
contradiction dans la gestion de sa vie privée et de sa vie
professionnelle.
Alors qu’il souhaite s’occuper de lui et de sa famille, son
investissement en entreprise est très important (plus de douze heures par
jour). Plus il souffre au travail, car il ne supporte plus son
environnement professionnel et les relations tendues qui y règnent, plus
sa famille lui manque. Et quand il est en famille, son seul désir est de…
continuer à avancer son travail d’informaticien.

Comment une personne peut-elle se retrouver dans une situation


professionnelle avec comme contexte et cadre de travail tout ce qu’elle
rejette ? Bernard est responsable d’une équipe qu’il doit manager mais il
n’aime pas gérer son temps et celui des autres, or un tiers de son travail
consiste à ne pas produire et à organiser son travail ainsi que celui des
autres.
Voilà une illustration de l’inadéquation entre ses désirs personnels et la
réalité organisationnelle, ces sables mouvants que l’on met en place et
dans lesquels on s’enfonce doucement et sûrement dans un mal-être
inévitable. Tout le paradoxe se trouve dans ces contradictions que l’on
laisse en place inconsciemment… par peur de dire « non », de s’affirmer,
de déroger, peut-être, aux règles familiales tacites que l’on a apprises
(« On ne refuse pas une promotion ! », « On ne dit pas “non” à l’autorité
sinon on se retrouve coincé ! »).
Une première phase d’analyse de la situation dans ses dimensions
professionnelle et personnelle permet à Bernard une prise de recul grâce au
regard extérieur sur ce qu’il vit. Puis la mise en place d’une méthode
structurante, centrée sur des actions concrètes, lui facilite l’accès à la
flamme qui l’anime et à son énergie vitale.
Vie personnelle et vie professionnelle sont intimement liées et agir sur
l’une affecte automatiquement l’autre. Faire vaciller cet édifice factice et
emmener la personne vers un équilibre plus satisfaisant, telle est la
démarche à réaliser pour se retrouver, se « re-brancher ». Pour cela, il nous
faut accepter… ce qui nous semble parfois inacceptable : une rupture ou
une séparation, un conflit, l’expression de ses émotions et/ou opinions…

Les étapes du deuil

Lorsqu’on nous parle de deuil, le mot même évoque une situation


difficile car associée à la perte, la mort, la fin, la tristesse. Ce sont des
sentiments que nous n’aimons pas éprouver, et nombre d’entre nous
passons une partie de notre énergie à les éviter, afin de nous soustraire à la
souffrance. Or c’est au contraire la confrontation à celle-ci qui nous
permettra de bien vivre, aussi paradoxal que cela puisse paraître, surtout
dans notre société aseptisée où tout doit être beau et parfait.
Le traitement du burn-out passe par les étapes de deuil élaborées par
Elisabeth Kübler-Ross. En effet, comme nous venons de le préciser, un
problème ne peut trouver de solution si nous passons notre temps à le nier
et à refuser de le voir ; au contraire, l’accepter peut être douloureux, certes,
mais reste la première étape dans un processus de guérison. C’est ce que
va permettre ce travail de deuil : une acceptation par la personne de ce
qu’elle vit et, ensuite, être d’accord pour partager ses sentiments et ses
émotions avec des proches ou des personnes vivant elles-mêmes un deuil.
Le déni ressemble à « Tout va bien, je n’ai pas de problème
particulier ». La banalisation rejoint le déni, ainsi que le refus de voir que
l’on va mal. Il faut y aller avec prudence : une confrontation trop précoce
peut renforcer les défenses au lieu de les ramollir.
La colère survient après le déni, lorsque la personne réalise qu’il n’y a
pas de retour en arrière possible ; elle accuse ou s’autoaccuse (et
culpabilise) et fait part de ses états d’âme, dont le sentiment d’impuissance
et de solitude qui résulte de cette colère. « Ils n’ont rien fait pour moi ! »
Le marchandage, qui n’est pas toujours présent, consiste à se dire : « Si
j’avais su, si on m’avait prévenue, si j’avais été écoutée… » pour éviter
d’abord sa part de responsabilité, trop douloureuse à reconnaître, à ce
stade, pour ensuite l’apprivoiser.
La tristesse survient lorsque la réalité rejoint la conscience : ce qui a été
n’est plus. C’est fini. Dans le cas du burn-out, une angoisse de l’avenir
doublée d’une honte de soi survient, qu’il faut accompagner aussi. Cette
phase peut durer assez longtemps, en fonction de ce que la situation a
32
touché au plus profond chez la personne . Elle peut entraîner une prise de
médicaments si la dépression qui survient est plus sévère – en tout cas, si
cette phase dure et que l’état général empire, mieux vaut consulter un
psychiatre.
L’acceptation permet de regarder en face ce qui n’est plus, de dire
« adieu » et de se tourner vers l’avenir de nouveau. Les forces vitales
reviennent et, avec elles, le sentiment d’autodétermination. Ici, la personne
mobilise des stratégies de « coping » ou d’ajustement permettant de
surmonter les épreuves. Si elle ne sait pas les mettre en place, elle doit
l’apprendre pour retrouver de l’espoir, de l’optimisme et de l’énergie pour
faire face.
Le burn-out devrait nous alerter sur nous-même et notre façon de
travailler, sur nos stratégies pour aller bien. Réagir plus tôt pour préserver
notre bien-être nécessite une démarche pour être plus conscient de nous-
même et de nos actions. S’il y a 10 % de chômeurs, il y a une autre vision
possible, qui indique qu’il y a 90 % d’actifs sur le marché du travail. Nous
pouvons apprendre à voir les choses qui nous donnent de l’énergie plutôt
que de nous « brûler » et de nous consumer.
Jacques Salomé, dans l’un de ses ouvrages, disait : « Savoir dire non
aux autres, c’est souvent dire oui à soi. » Belle définition ! Seulement,
nous n’osons pas nous affirmer par peur de blesser, remettre en cause ceux
qui nous ont élevé et à qui nous avons promis obéissance et fidélité. Par
peur d’être rejeté, nous acceptons de subir ce que, au fond de nous-même,
nous refusons d’accepter ou qui nous est intolérable. Dans un précédent
livre, nous avons démontré que le travail que nous effectuons, qui nous
déplaît et que nous avons du mal à quitter, vient d’injonctions familiales
inconscientes, de « fidélités » qui, avec le temps, produisent un décalage
intérieur insupportable. Suite à ce constat, il est essentiel de rechercher ses
véritables envies, le sens que l’on veut donner à sa vie pour enfin oser se
libérer de ses chaînes invisibles. La quête d’identité peut se comparer à un
rite de passage : séparation (d’avec son éducation, ses parents, sa famille),
initiation (impliquant doutes, peurs, incertitudes, solitude, périodes de
désespoir, absence de repères), intégration (de ses nouveaux repères, de
son nouveau moi, de ses relations nouvelles ou vécues autrement).

Notes
26. Médecin et auteur de Comment traiter le burn-out, De Boeck, 2011.
27. Une amie nous rapportait récemment qu’une élève de première, qui a pourtant deux
ans d’avance, n’avait pas eu les encouragements du conseil de classe, les professeurs
ayant constaté une « baisse » de ses résultats : de 16,5 à 15,5 de moyenne ! L’appréciation
du chef d’établissement au bas du bulletin était : « Doit se ressaisir »…
28. Conversations ordinaires, Folio essais, 2004, p. 106.
29. Op. cit.
30. Burn-out, le syndrome d’épuisement professionnel, Les Arènes, 2011. Cette auteure a
développé le MBI-GS (Maslach Burn-Out Inventory General Survey).
31. Michel Delbrouck, Comment traiter le burn-out, op. cit., p. 184.
32. Voir Crise au travail et souffrance personnelle, op. cit.
5

Ce qu’est la rébellion positive


« Non les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux […]
Tout le monde me montre du doigt
Sauf les manchots ça va de soi. »
Georges Brassens

Que veut dire « se rebeller » ?

Le mot rebelle vient du latin rebellis qui signifie « qui recommence la


guerre », bellum désignant la guerre. Se révolter, c’est se dresser contre
une autorité établie, et s’indigner, c’est être saisi d’un sentiment de colère
que soulève une action qui heurte la conscience morale. En italien, rivolta,
de ri, ou re, et volta, c’est l’action de faire volte-face, de tourner la face
contre. Quand on fait la liste des synonymes, voilà les mots que l’on peut
trouver dans un dictionnaire : contestataire, désobéissant, dissident,
factieux, frondeur, indiscipliné, insoumis, insubordonné, insurgé,
insurrectionnel, mutin, récalcitrant, réfractaire, résistant, rétif, révolté,
révolutionnaire. Ainsi, faire le rebelle indique que l’on ne « cède pas » ou
que l’on « résiste ».
Le rebelle est défini en analyse transactionnelle, théorie de la
personnalité et des relations sociales créée par le Dr Eric Berne, comme
une subdivision de l’état du moi enfant qui est une partie de notre
psychisme, défini par un « ensemble cohérent de pensées et de sentiments
associé à des comportements correspondants ». Voici une description des
33
« comportements typiques » que l’on peut lire dans un manuel classique :

« Maugréer dès qu’on nous demande quelque chose.


Dire non avant même de savoir si la proposition nous tente.
Faire de la provocation : choisir délibérément des vêtements qui ne
conviennent pas à notre milieu professionnel, qui vont choquer.
Saboter le travail qui nous est demandé.
Faire le contraire de ce qu’attend l’autre : s’il insiste sur l’importance
de la ponctualité, arriver en retard. »

Nous le voyons, ce qui est mis en avant est l’aspect négatif, c’est-à-dire
la partie de la personne qui s’oppose systématiquement aux idées ou aux
demandes des autres, d’une manière « automatique », visant avant tout à
attirer l’attention.
L’aspect rebelle est avant tout une adaptation et une réponse à
l’environnement. Les aspects positifs de l’enfant rebelle adapté sont
rarement abordés, et pourtant ils demandent à être connus et exploités : sa
capacité à s’adapter en réagissant, en donnant ses propres idées, en
s’opposant aux abus d’autorité. En cela, il est très utile de l’écouter
trépigner en nous-même, car il sait mieux que quiconque ce qui est juste et
injuste, et ce de manière immédiate, instinctive. Joueur et malicieux
lorsqu’il se sent en confiance, l’enfant rebelle peut utiliser son humour
pour recadrer des relations qui ont mal démarré en dédramatisant, en
prenant de la hauteur et en usant de sa créativité.
Nous avons tous été éduqués par des parents, des professeurs, des
hiérarchies diverses (policières, judiciaires, gouvernementales,
médicales…). Celui qui représente l’autorité est vu comme « supérieur »,
il incite à la soumission. C’est donc le regard que nous portons sur
l’autorité qui est à changer si nous voulons brancher notre côté « rebelle
positif », en nous autorisant à aller à son encontre.
Notre éducation nous apprend la soumission à l’autorité et l’importance
d’accepter des règles, d’intérioriser le réflexe d’obéissance, afin de
garantir l’équilibre de la société et le bon fonctionnement de nos familles,
entreprises et institutions. Certaines normes deviennent ainsi tellement
intégrées qu’elles conditionnent aussi nos pensées, nos actes quotidiens et
n’appellent jamais à la remise en cause, ou alors que très lentement.
La rébellion positive se différencie de la simple désobéissance par le fait
qu’elle s’inscrit dans un recadrage de la relation d’autorité, dès lors que
notre intégrité physique ou psychique est en danger. C’est une réaction
saine lorsqu’elle intervient tôt dans le processus relationnel pour éviter
toute dégradation de la situation qui pourrait alors engendrer de la
violence. Ainsi, une personne se rebellant dans cet esprit se préoccupe
avant tout de la justice la concernant, du niveau de reconnaissance qu’elle
reçoit et du respect qu’on lui accorde.
La rébellion positive se nourrit d’éthique, et en ce sens elle se distingue
de la simple réaction : derrière toute rébellion positive se cache un souci
d’intégrité, de vérité, d’engagement, de responsabilité vis-à-vis de soi, des
autres et du monde.

La rébellion positive : l’effet miroir,


une stratégie efficace

Face à des attaques répétées, injustes ou agressives, face à des insultes


ou des mensonges, se mettre en miroir peut se révéler efficace pour se
protéger ou se défendre. Cela peut choquer car cela va à l’encontre de ce
que nous avons appris : être toujours poli, gentil, intègre, etc. Mais si en
face de vous se tient quelqu’un qui aime donner des coups, que
comprendra-t-il si vous vous comportez comme face à quelqu’un de bon et
loyal ? Jusqu’où serez-vous capable d’encaisser ? Au bout de quelle limite
« à ne pas dépasser », serez-vous décidé à agir ? Vous risquez, avec ce
34
manque de discernement et de flexibilité , d’être rapidement écrasé et de
vous retrouver sans force le jour venu où, enfin, vous aurez décidé de
réagir.

Le mensonge

Le mensonge abordé ici l’est dans la perspective de rétablir une


communication fondée sur le respect mutuel, dans un contexte malsain.
Entendons par « respect » le fait de vous faire respecter, de poser vos
limites, et même de les imposer, afin de conserver votre intégrité. La
stratégie du mensonge n’est valable que dans un contexte de danger car
bien sûr, quand tout va bien, le mensonge est inutile. Mais pour éviter une
situation « pire » et/ou dangereuse pour soi, mentir peut être une option
pertinente.
35
Saint Augustin , dans son livre De mendacio, écrit en 395, que « le
mensonge dépend de l’intention de l’esprit et non de la vérité ou de la
36
fausseté des choses ». Selon Will Schutz , il y a deux types de
mensonges : le mensonge par rétention (je pense quelque chose mais je
n’ose pas le dire, j’ai peur et je me tais, même si j’ai quelque chose à dire)
et le « vrai » mensonge (je pense quelque chose mais je dis le contraire :
j’ai conscience de ne pas dire la vérité). Arthur Schopenhauer dans Le
Fondement de la morale considéra le premier le mensonge à l’intérieur de
la problématique de la légitime défense. Cet aspect nous intéresse ici
particulièrement.
Lorsque je suis devant quelqu’un adoptant une attitude méprisante à
mon endroit, répondre en le respectant est-il la meilleure option ? Essayer
de se défendre lorsque l’autre ment, utiliser de vrais arguments, en étant
sincère et honnête, c’est bâtir une relation sur du sable : un sentiment de
colère grandit, qui peut être nié… en se voulant justement honnête et
sincère !
Nous sommes de plus dans une illusion : celle que « la vérité
triomphera », dans une généralisation du type « il ne faut jamais mentir »,
sans réfléchir à la spécificité de la situation. Le risque est d’accumuler de
plus en plus de ressentiment : la relation fausse grandit avec la colère
rentrée. Peut-on alors vraiment dire que nous continuons de respecter
l’autre, dans ce cas ? C’est peut-être ce que nous voulons, mais, en réalité,
ce n’est pas ce que nous faisons. Et, comme cela nuit à la cohérence entre
nos actes et l’image que nous avons de nous, nous nous mettons à nier
l’évidence (« Non, je ne suis pas en colère, c’est toi qui m’y obliges ! »,
etc.), en nous mettant à accuser l’autre. Et voilà que nous nous
défendons… Et là, c’est fini, nous sommes entré dans le jeu de l’autre ! En
réalité, face à un pervers, un manipulateur, ou toute personne cautionnant
un système pervers, mensonger ou manipulateur, il est impossible de rester
honnête et intègre sous peine de se voir complètement déstabilisé, rabaissé,
honteux et impuissant.
Comment réagir si une personne vous ment et que ce mensonge vous
apparaît clairement comme une intention de nuire (« non bienveillante »,
dixit Schopenhauer) ? Vous référer à vos valeurs (dire la vérité pour rester
digne, par exemple), nous venons de le voir, risque davantage de vous
desservir que de vous servir.
C’est là où le mensonge peut être utile. Si l’autre l’utilise, le faire à
notre tour peut être une façon de l’affronter utilement. L’intention étant la
protection de soi, l’attitude apparemment négative (mentir) est en réalité
une position positive (protection), et celle qui semble positive (dire la
vérité) est en réalité une soumission à l’autre (peur de la confrontation).
De même, lorsqu’il y a une relation d’inégalité et que l’on cherche à
vous nuire (le patron vis-à-vis de l’employé, ou un conjoint vis-à-vis de
l’autre par exemple), la vérité montre parfois ses limites. Cela ne veut pas
dire que le mensonge doit être systématique, mais qu’il doit être vu ici
comme une option possible à la résolution de situations bloquées,
problématiques, malsaines. En ce sens, notre réponse dépend de notre
analyse de la situation grâce à notre intelligence et non notre seule morale.
Ainsi, nous avons la possibilité voire le droit de mentir grâce à notre
audace, dans un élan d’instinct de survie, et pouvons agir malgré la peur et
la culpabilité probables.
Voilà un exemple (simplifié !) que nous aimons bien partager dans les
stages que nous animons sur la confiance et l’estime de soi :

Estelle est cadre dans une entreprise qui, du fait de difficultés


financières, décide de licencier brutalement un certain nombre de
personnes. Le dialogue n’y est pas privilégié. Estelle reçoit une lettre
d’avertissement (premier pas vers un licenciement non négocié), dans
laquelle elle lit un mensonge, confirmé par un « témoin » qui renforce le
mensonge. Sa première réaction est de vouloir se défendre, et elle ressent
à la fois colère et peur. Sa deuxième réaction, à froid, est de ne pas
prendre cette lettre comme point de départ pour répondre, car, dans ce
cas, elle aurait réagi sur un mode défensif, peu efficace devant une telle
mauvaise foi et détermination de la direction.
Estelle choisit plutôt de mentir elle aussi, en osant dépasser ses peurs
et principes, et agir ainsi sur un mode offensif : elle change ainsi la
37
ponctuation de la relation et rétablit une relation égalitaire du point de
vue du processus relationnel, stoppant ainsi l’intimidation en intimidant
à son tour, signifiant qu’elle n’est pas dupe. La confrontation se fait au
niveau du processus : « Je sais que vous mentez, sachez que je peux
mentir aussi. » Et du coup, elle dit également en substance : « Je n’ai pas
peur de vous, j’irai au bout de votre logique. » Après quelques semaines
de joutes épistolaires, le directeur général l’appelle et la convoque dans
son bureau. Estelle est ressortie avec un chèque correspondant à toutes
ses commissions non payées depuis des mois, en plus de ses indemnités
de licenciement.

Cet épisode de la vie professionnelle d’Estelle n’est pas à lire comme


une recette, car il requiert une bonne confiance en soi (ou du soutien
extérieur) pour « tenir » ainsi dans un tel contexte. En même temps, il met
en exergue l’analyse objective d’une situation et une attitude souple qui
met la protection de la personne au premier plan. N’est-ce pas une autre
façon de s’affirmer dans une relation ? C’est celle de la rébellion positive.
Nous avons personnellement connu des personnes travaillant dans un
contexte mensonger et qui, sous prétexte de vouloir « rester positives et
respecter leurs valeurs », se sont fait dévaloriser, harceler et, au final, sont
tombées gravement malades, incapables de se défendre. Dans ce cas,
vouloir rester « positif », en restant sincère et honnête, peut relever de
l’erreur de jugement et d’un manque de discernement. Nous ne pouvons
agir de la même façon dans tous les contextes. Nous ne pouvons répondre
toujours de la même façon quelle que soit la personne qui nous parle, et
quelles que soient ses intentions. La rigidité n’est pas bonne conseillère, il
est nécessaire de savoir nous adapter au contexte et changer de point de
vue si nous voulons, en finalité, assurer notre protection et notre intégrité.
La confrontation par le mensonge est donc une option à étudier, quel
que soit notre système de valeurs.
Pour terminer sur ce point, voici une « vérité » issue de Mongolia de
Bernardo Carvalho, écrivain brésilien né en 1960 et grande figure de la
littérature sud-américaine : « Le mensonge des uns est l’antidote aux
mensonges des autres. »

La manipulation

Induire de la culpabilité chez autrui est facile surtout si autrui est fragile,
et cela fait partie du registre de la manipulation. Cette dernière est un
comportement que l’on subit : quelqu’un nous manipule. La culpabilité fait
partie de la gamme des sentiments que nous pouvons éprouver à ce
moment-là, mais il y en a d’autres : dégoût, colère, découragement… Plus
nous identifions nos émotions et plus nous pouvons sentir en nous-même
l’expérience que la manipulation suscite chez nous. C’est cette
clairvoyance qui nous aide à progresser et à nous affirmer d’une manière
adaptée.
Pour atteindre l’intégrité d’une personne, la manipulation psychologique
est au premier plan, car elle vise à obtenir quelque chose (un
comportement, une attitude) que l’autre ne veut pas donner. Cette situation
nous met en dissonance intérieure : nous ne voulons pas mais nous nous
sentons forcé. La baisse de l’estime de soi, la remise en cause de notre
identité et la perte de l’autonomie sont les conséquences que nous risquons
si nous cédons. Ce qui veut dire qu’à chaque fois qu’une décision ou
proposition risque de toucher un de ces éléments, nous devons être
vigilant.
38
Comme le souligne Michelle Larivey , deux complices sont nécessaires
pour qu’une manipulation réussisse : une personne qui manipule, une autre
qui cède à la manipulation. Autrement dit, que cette manipulation soit
consciente ou pas, y céder signifie en être acteur. Nous pouvons donc
étudier les façons de ne pas y succomber et ainsi apprendre à nous
protéger.
La connaissance de soi est un élément essentiel pour éviter de se laisser
manipuler, et c’est pour cela que les plus jeunes sont plus susceptibles que
les « vieux renards » de se laisser faire. Car le manipulateur, qu’il le
cherche sciemment ou pas (car la manipulation n’est pas toujours
39
consciente ), appuie toujours sur une faille personnelle. Nous cédons à la
manipulation pour ne pas rouvrir cette fragilité, car le ressenti qui en
résulte est désagréable et nous voulons l’éviter, comme la peur du rejet,
une conséquence déplaisante, la honte de soi, la culpabilité.

Frédérique vient d’accoucher de son premier bébé et l’allaitement se


passe bien. Elle est très heureuse et, lorsque le médecin vient lui rendre
visite, elle semble épanouie. À sa grande surprise, celui-ci lui prescrit
une ordonnance avec des compléments vitaminés à donner à son
nourrisson. Or Frédérique sait que, mis à part la vitamine D, aucune
carence n’est possible avec le lait maternel, et elle fait part de cette
réflexion au médecin. Celui-ci, certainement vexé, lui dit qu’elle doit
suivre son ordonnance.
La jeune mère se sent remise en cause dans sa capacité à nourrir son
enfant et insiste (forte aussi de ce qu’elle a entendu lors des séances de
préparation à l’accouchement et appris de ses nombreuses lectures),
finissant par dire qu’elle ne donnera que la vitamine D. Le médecin se
lève alors brusquement, jetant presque l’ordonnance sur le lit de
l’hôpital où est allongée Frédérique : « Bon, eh bien, si vous voulez
carencer votre enfant, libre à vous, après tout ! », et il part. Frédérique
se sent très coupable et se met à douter de ses opinions. Elle se demande
si, « pour avoir la paix » (entendez intérieure), elle ne va pas quand
même donner ces compléments vitaminés à son bébé.
Comment vérifier qu’il y a manipulation ? Car, enfin, on peut se dire
que le médecin n’a pas fait autre chose que de dire ce à quoi il croit
profondément, et c’est à Frédérique de savoir ce qu’elle veut faire ! Oui,
c’est vrai. Mais c’est la façon dont le médecin a parlé, renforcé par sa
position d’autorité et celle, vulnérable, de Frédérique, qui sont les premiers
points de vigilance. Ensuite, le point d’orgue, c’est que la jeune femme se
sent obligée, forcée à faire quelque chose qu’autrement elle ne ferait pas
(donner des compléments vitaminés). Devant la manipulation, nous ne
sommes pas impuissants, mais nous devons faire un choix : et le meilleur
40
choix est d’y résister . Pour pouvoir le faire, nous devons être capable de
résister à l’émotion qui s’ensuit et nous submerge (dans le cas de
Frédérique, la culpabilité).
Après, si nous sommes suffisamment fort, nous pouvons utiliser notre
sens de la repartie (voir chapitre 9 sur le sujet). Dans tous les cas, vu que
pour nous sommes toujours deux dans une manipulation, si l’un des deux
ne « joue » pas, l’autre partenaire cessera. Mais cela peut prendre du
temps, et tout le monde, il est vrai, n’a pas la résistance pour affronter,
quotidiennement, des comportements de manipulation. Dans ce cas, le
mieux est de se faire aider par un professionnel pour apprendre à résister et
à se rebeller.

Autonomie ou aliénation ?

L’autonomie « réelle » est la capacité à définir soi-même son propre


avenir – nous voyons que c’est un concept qui rejoint l’autodétermination.
Affirmer son autonomie dans l’espace, par rapport aux objets et aux
41
personnes est, pour Annick Sauvage et Sylvie Sauvage-Déprez , la
première compétence transversale évaluée à la maternelle pour des enfants
de trois à cinq ans. Un enfant est encouragé dans son autonomie si on lui
fixe à la fois un cadre et la possibilité de découvrir son territoire, son
environnement, le toucher, l’éprouver, le tester pour apprendre par les
sensations et le contact avec les objets et les personnes. L’autonomie
s’acquiert au quotidien en développant ses capacités à identifier ses
besoins et à trouver ses propres solutions, et ce avant de solliciter son
entourage. C’est important de comprendre que l’autonomie ne se donne
pas mais se conquiert. En effet, la mère qui dit à son enfant : « Donne-moi
la main pour traverser » pourra toujours dire un jour : « Tu peux traverser
tout seul », mais l’enfant pourra toujours avoir peur, lui demander de lui
donner la main. En réalité, le seul moment où il acquerra son autonomie
sera celui où il dira : « Non, maman, je ne te donne plus la main, je vais y
arriver seul. » Nous pouvons appliquer ce principe à n’importe quelle
étape de la vie. Cette démarche active permet de s’approprier ses capacités
et suppose le risque de faire face à ses propres difficultés, quitte à se
retrouver devant des situations anxiogènes (traverser la rue tout seul).
L’adulte, face à tout nouvel environnement (nouvelle vie de couple,
nouvelle vie en entreprise), se retrouve dans la même situation que
l’enfant, car il va être amené à prendre ses marques en découvrant
l’environnement et les règles qui s’y appliquent. Progressivement, comme
pour l’enfant, on va attendre de lui qu’il prenne plus de responsabilités,
d’initiatives dans un cadre défini par des procédures. Par exemple, s’il
téléphone à un client, il doit créer une fiche papier, remplir tous les
renseignements et intégrer ces données dans un logiciel. L’autonomie
s’acquiert progressivement jusqu’à ce que cela devienne un réflexe quand
les tâches sont maîtrisées. Car l’autonomie est proportionnelle au niveau
de confiance qu’on peut accorder à la personne et à la capacité à accepter
les erreurs.
Un deuxième sens serait l’autonomie « apprise », c’est- à-dire la
capacité à définir ses actions en conformité avec ce que l’autre attend. Elle
est aussi un nouveau mode de domination et de soumission au travail dont
le but est d’inculquer progressivement l’autocontrôle par la
42
responsabilisation. Rahel Jaeggi et Joseph Raz parlent de l’aliénation
comme étant un obstacle à l’autonomie : « L’aliénation est l’incapacité à
entrer en relation avec les autres hommes, avec les choses, avec les
institutions et avec soi-même. Un monde aliéné se présente à l’individu
comme dépourvu de sens et de signification. »
La personne aliénée a perdu de sa puissance et se sent dans l’incapacité
de gérer sa vie comme elle le souhaite. Elle devient dépendante des autres
et de son environnement, et moins elle va agir sur ce dont elle a besoin,
plus elle s’interrogera sur l’écart qu’il y a entre ce qu’elle fait et ce qu’elle
est, et ce manque de sens et de compréhension dans la manière dont elle
organise sa vie lui fera perdre tous ses repères. Pour Joseph Raz,
« l’autonomie s’oppose à une vie dépourvue de choix ou au fait de se
43
laisser aller à travers la vie sans exercer sa propre capacité à choisir ».
Derrière ce concept d’aliénation, on retrouve ce qu’Heidegger nomme le
« On » dans Être et Temps et qui représente la partie inauthentique d’une
personne. Cela signifie que nous perdons progressivement notre autonomie
au fur et à mesure que nous cessons d’exister par nous-même, que nous
nous éloignons de la satisfaction de nos besoins, que nous ne sommes plus
à l’écoute de nos motivations.

Sébastien vient chaque matin au travail avec la peur au ventre, rien


qu’à l’idée de retrouver son environnement professionnel. La vue d’une
personne de l’entreprise ou d’un symbole qui la lui rappelle peut
déclencher des angoisses et un mal-être.

Cette perte de valorisation et ce manque de reconnaissance, quand ils


perdurent, représentent des signaux d’alarme inquiétants. Alors pourquoi
rester dans une situation bloquée ? Pourquoi se plaindre toujours, tenter de
mettre des actions en place puis y renoncer ?
Afin de se libérer de l’aliénation et retrouver son autonomie, le but n’est
pas de faire le contraire de tout le monde mais une pause et de mettre à plat
sa situation. Chacun peut identifier la part personnelle dans les décisions
prises et la part d’influence qui provient de son entourage : qui dicte mes
choix, et comment me réapproprier la capacité à orienter ma vie en
fonction de mes valeurs et de mon originalité, de mes racines ? Lorsque
nous remarquons l’influence d’une personne (par exemple de ce frère qui
nous conseille systématiquement et dont on applique à la lettre les
recommandations car c’est un modèle), nous pouvons progressivement
nous libérer de son emprise et tenter de mettre en œuvre une solution plus
44
personnelle et conforme à nos aspirations . En bref : il s’agit de
reconquérir notre autonomie en nous libérant de certains liens affectifs qui
prennent trop de place.
Mais alors… l’autonomie se ferait-elle au détriment de la dépendance à
une sécurité ou une autorité ? Certainement. C’est là où elle rejoint la
rébellion positive : oser faire ses propres choix, même s’ils ne sont pas
« politiquement corrects », même s’ils dérangent, même s’ils ne vont pas
dans le sens de tout le monde. La rébellion positive, c’est s’affranchir
d’une dépendance, quelle qu’elle soit. C’est être un vrai humain, qui
pense, sent, agit, avec éthique et responsabilité, même si pour cela on doit
nager à contre-courant et perdre quelques « bons amis ».

Notes
33. France Brécard et Laurie Hawkes, Le Grand Livre de l’analyse transactionnelle,
Eyrolles, 2008, p. 54-55. Par ailleurs, excellent livre pour s’initier !
34. Contrairement aux idées reçues, être toujours poli et gentil est bien un manque de
flexibilité…
35. Philosophe et théologien chrétien (354-430).
36. Will Schutz (1925-2002), psychologue à l’université d’Harvard.
37. Cf. Paul Watzlawick, Une logique de la communication, Points, 1979.
38. La Puissance des émotions, op. cit., p. 328.
39. L’analyse transactionnelle fait bien cette différence en différenciant les « jeux
psychologiques », inconscients, des « jeux de pouvoir », conscients.
40. La Puissance des émotions, op. cit., p. 329.
41. Maternelles sous contrôle, Syros, 1998.
42. Comment penser l’autonomie, sous la direction de Marlène Jouan et Sandra Laugier,
PUF, 2009, p. 89.
43. Ibid., p. 101.
44. Cf. Crise au travail et souffrance personnelle, op. cit.
6

Comment retrouver sa juste place ?


« Alice jugea tout cela parfaitement absurde,
mais ils avaient l’air si sérieux qu’elle n’osa
pas rire ; comme elle ne trouvait rien à
répondre, elle se contenta de s’incliner et de
prendre le dé d’un air aussi grave que
possible. »
Lewis Carroll, Alice au Pays des
merveilles

Pourquoi s’empêcher de voir la réalité comme une opportunité pour se


renforcer et préférer se maintenir dans des situations critiques ? Plus tôt on
prépare une situation que l’on estime prévisible et mieux on peut
l’affronter. Le changement est rendu ardu si on s’est laissé enfermer dans
un cycle d’autodévalorisation… Mais comme c’est une situation que l’on
connaît bien, tout est sous contrôle. En d’autres termes, tout est figé, rien
ne bouge.
C’est notamment le cas lorsqu’on s’est laissé abuser, dévaloriser depuis
des années. Quel prétexte pouvons-nous donner, tout d’abord à nous-
même, pour sortir de ce cycle infernal ? Sur quelles ressources pourrons-
nous compter si celles-ci sont restées enfouies des années, à tel point que
nous n’avons jamais osé répliquer ? Telle est la lourde tâche à réaliser
lorsque l’on veut se rebeller contre les manipulateurs et les abus de toutes
sortes.

Faire face aux absurdités

Avant d’oser répondre à une agression verbale, un temps d’analyse et de


compréhension de nos relations semble être une étape indispensable. Les
situations les plus difficiles à vivre, dans une relation de couple, de famille
ou en entreprise, sont celles où l’absurdité et le paradoxe priment. Ces
pratiques courantes, véritables armes génératrices d’anxiété, sont
inaccessibles à la compréhension logique et simple. L’absurdité déstabilise
souvent, le paradoxe inhibe la pensée et tétanise l’action car deux
messages contradictoires sont adressés simultanément.
La personne ainsi traitée se remplit de défiance, son environnement se
délestant de sens et d’authenticité, elle sombre petit à petit dans la crainte,
devenant très vulnérable. À la fin, elle ne sait plus se fier à ses perceptions
et cela la conduit à ne plus s’apprécier, à se dévaloriser et à se rendre
incapable de la moindre décision. Répondre à une communication fondée
sur le paradoxe ou l’absurde n’est pas à la portée de tout le monde : il faut
en effet la décoder, prendre du recul, puis répliquer.
L’absurdité relève de « ce qui manque de logique », et vient du latin
absurdus, qui signifie : « son faux qui détonne, saugrenu ». Beaucoup
d’entre nous pensons que communiquer se fait uniquement sur la base des
mots, relevant de la joute oratoire. Nous estimons qu’avec l’aide de notre
logique, notre rationalité et avec la coopération de l’autre, nous arriverons
à aller sur un autre chemin possible : c’est le cas des discussions (même
enflammées) politiques, des débats d’opinion. Mais qu’en est-il des propos
absurdes ? Nous n’avons pas appris à gérer une communication fondée sur
l’absurdité, comme par exemple être débordé au travail et se voir proposer
de reprendre la charge d’une autre personne licenciée ou démissionnaire,
et accepter cette situation car elle est souvent présentée avec des
arguments rationnels et logiques (« Nous ne pouvons faire autrement car
l’entreprise n’a plus de trésorerie », « Nous connaissons ta compétence et,
le temps de former quelqu’un d’autre, ton collègue sera revenu », etc.).

C’est le cas de Livia qui travaille dans la publicité dans un


environnement très concurrentiel. Elle n’a plus d’augmentation depuis
plusieurs années, ni de reconnaissance. Pourtant, elle est devenue
indispensable pour l’entreprise qui voit ses effectifs baisser et la pression
augmenter. Ce qui nous semble absurde est de surcharger de travail
Livia (qui est au bord de l’implosion et de la dépression) et de continuer
à ne lui accorder aucune reconnaissance. Jusqu’où pourra-t-elle
accepter ou supporter cette situation ? Quant aux conséquences sur la
santé, l’absurdité vient du fait que l’entreprise aura autant à perdre que
Livia d’un burn-out ou d’un arrêt de travail. C’est le cas également de
Françoise qui se trouve dans une situation similaire et qui, pendant son
arrêt maladie, pour cause de surcharge de travail, continue à être
harcelée par sa hiérarchie pour, à distance, gérer des dossiers.

Ce qui est intéressant, et nous verrons cela au chapitre suivant, c’est que
ces situations absurdes, dramatiques, sont aussi le terreau des caricatures
dépeintes par les humoristes. L’humour se nourrit, entre autres, de la
grandiosité et de la démesure. En effet, l’exagération fait prendre
conscience à quel point la pensée est inappropriée et illogique. Nous
pouvons imaginer Livia en tenue de clown sur une scène de théâtre,
débordée de travail, avec un chef autoritaire qui l’arrose d’une pluie de
dossiers, lui ordonnant de travailler plus vite. Le désarroi visible de Livia
et la tyrannie du chef ne manqueront pas de faire rire le public, comme
Charlie Chaplin dans Les Temps modernes lorsqu’il se dépêche pour
resserrer à la chaîne des boulons ou lorsqu’il teste une nouvelle machine à
faire manger les ouvriers pour qu’ils perdent le moins de temps possible.
Nous reviendrons sur ces parallèles, car dans toute situation absurde se
trouve la repartie appropriée, pour peu que l’on s’autorise à regarder ce qui
se passe et à lâcher prise sur le fait d’« avoir raison ».

Les paradoxes ou l’art de coincer toute rébellion

De même, nous devons apprendre à gérer une situation qui repose sur un
paradoxe : ainsi, une direction autoritaire exigeant la mise en place d’un
management fondé sur le dialogue ou bien demandant plus d’autonomie à
ses employés.

C’est le cas de Karine dans l’aéronautique qui vient de prendre un


poste transversal avec l’objectif de dynamiser les projets et créer du lien
entre les services. Elle doit agir auprès de deux directions mais n’a
aucun poids hiérarchique. Toute la force du paradoxe est de conduire
Karine à une situation d’échec car si elle prend trop d’initiatives sur le
projet, on lui reprochera de vouloir prendre la place des autres, et si elle
laisse trop d’initiatives aux autres, on lui reprochera de ne pas faire le
travail demandé.

L’absurdité et le paradoxe sont les outils d’excellence de toute personne


se retrouvant en position de manipulateur, devenant du coup le maître
d’échecs des relations. Le harcèlement moral et la manipulation se sont
développés au détriment de l’autoritarisme et de la violence directe, ce qui
conduit à des abus de pouvoir. Le pire, ici, c’est que nombre de personnes
se retrouvent en position d’en manipuler d’autres sans s’en rendre compte,
parce que prisonnières elles-mêmes de l’absurdité d’un système qu’elles
45
ne détectent pas comme tel . Or une personne confrontée à l’absurdité et à
la manipulation finit par douter d’elle-même, de ses perceptions, de ses
sensations (« Suis-je fatiguée ? Non, je suis juste un peu surmenée. »).
Utiliser le paradoxe (ou encore ce que Gregory Bateson appelle la
« double contrainte ») c’est faire coexister deux propositions
contradictoires. Elles peuvent être contenues au niveau verbal, comme le
fameux « Il est interdit d’interdire » de mai 68. Ou encore reprocher à un
collaborateur son manque de motivation alors que l’on vient de lui
annoncer qu’il ne sera pas augmenté, quitte ensuite à ajouter : « J’espère
que vous ne travaillez pas que pour l’argent ! » Ce paradoxe peut
également se retrouver dans un décalage des niveaux verbaux et non
verbaux, comme par exemple annoncer à son conjoint qu’on va le quitter
en lui souriant. Enfin, il peut se retrouver dans des situations complexes,
comme celle de Karine décrite plus haut.
Dans chacun de ces exemples, et cela est propre aux paradoxes, quoi
que l’on réponde, on est pris en défaut : ainsi, aucune réponse n’est
appropriée, on perd à tous les coups. De quoi dégrader pour longtemps la
confiance en soi et en l’autre. C’est ce qui entraîne souvent des
malentendus et des conflits, car si nous obéissons à une proposition, nous
désobéissons à l’autre. En effet, pour y faire face, il faut souvent répondre
et satisfaire aux deux propositions en même temps, ce qui nécessite
d’acquérir une habileté. Ce genre de communication paradoxale laisse
toujours un espace pour pouvoir critiquer l’autre, notamment sur la
proposition non prise en compte dans la réponse ou dans l’action. Le
paradoxe place la personne dans l’indétermination et la confusion. C’est le
cas notamment quand le discours d’un dirigeant est en décalage avec son
intention. Le paradoxe génère souvent un conflit intérieur car il peut
révéler des sentiments ou motivations contraires.
Par exemple un manager dans une grande entreprise de communication
qui se trouve dans une double contrainte : obéir aux ordres de la direction
et tenir compte des attentes des équipes qu’il manage. Le discours du
dirigeant est de dire que tout est mis en œuvre pour gérer les risques
psycho-sociaux dans l’entreprise mais le sentiment du manager est que
rien ne va changer. Il va ressentir un malaise intérieur car il ne peut pas
valider ce qui a été dit et se trouve en porte-à-faux car il souhaite
réellement se sentir utile et participer à l’amélioration de la motivation de
ses équipes. Que faire ? Que dire ? Que décider ? Il ne sait pas.
Pour éviter la confusion, les réponses peuvent s’appuyer sur l’humour
(voir chapitre 9), l’absurdité et la confrontation directe. Par exemple : « Je
veux que tu travailles plus, mais je veux que cela vienne de toi. »
Questionner pour savoir quelle est la proposition la plus importante reste
une option valable : « Que préfères-tu ? Que je prenne des initiatives ou
que je travaille plus ? » Si l’autre répond : « Les deux », répliquer :
« Qu’attends-tu exactement de moi ? Je ne comprends pas bien. » En bref,
inciter l’autre à clarifier, à parler davantage, dire ce que l’on ressent est
une bonne façon de mettre de la distance, de se détacher émotionnellement
d’une telle situation.

Le paradoxe de l’entretien annuel d’évaluation

Dans la communication paradoxale, comme dans la négociation des


objectifs lors des entretiens annuels, notre responsabilité est engagée dès le
début de l’échange car nous sommes coresponsables de ce qui est accepté
ou validé. C’est indispensable pour être en position de négocier les
résultats en fin de période de l’action. C’est toujours sur l’anticipation des
résultats que nous devons nous positionner pour négocier des objectifs
concrets, réalistes, mesurables ou pour clarifier toute communication
paradoxale. Là encore, nous devons questionner, dans la mesure du
possible, tout ce qui manque de clarté, de concret et ce qui permet
d’analyser efficacement les résultats à l’issue des actions. L’« objectivité »
dans l’analyse des résultats, comme lors d’un entretien annuel, est d’autant
plus facile à mettre en place que nous nous sommes employé à vérifier dès
le début ce qui est réaliste avec des critères concrets pour valider ce qui est
attendu.
Car, souvent, c’est à celui qui n’atteint pas son objectif de faire son
autocritique, de se justifier. Comment faire autrement que de se dévaloriser
ou reprocher à sa hiérarchie un manque de moyens ou des objectifs
irréalistes ? Car progressivement peut s’installer un sentiment
d’inefficacité et de culpabilité quand nous nous sentons responsable de
l’échec d’une situation. Nous devenons alors incapable d’effectuer tout
changement ou de prendre toute décision.
Faire face aux manipulations

« Le rapport à l’autorité est difficile quand il faut chercher un équilibre


entre la réalisation de ce qui est demandé et la part d’initiative autorisée »,
46
dit Paul Guedj, qui parle du « rebelle fragile ».
La rébellion positive peut proposer, nous l’avons vu, de nous confronter
à l’interlocuteur, quel que soit son statut. C’est une vraie prise de risque
pour celui ou celle qui n’a appris qu’à s’adapter et à faire plaisir, sans oser
donner son point de vue. Mais, face à une situation de manipulation, nous
pouvons travailler sur nos émotions et nos croyances pour mieux gérer la
relation et diminuer l’impact qu’elle peut avoir sur nous.
D’abord, nous pouvons nous détacher émotionnellement de ce qui nous
touche. Trop d’empathie devient une faiblesse. Nous devons mettre un peu
de distance avec l’autre et prendre du recul, notamment en nous exprimant
par des phrases courtes et en posant des questions ouvertes, nous l’avons
vu. Nous devons éviter d’entrer dans le contenu de ce qui est dit, dans le
cadre de référence ou la vision du monde qui y correspond. Nous pouvons
apprendre à répondre par exemple : « C’est ton point de vue », ou :
« J’entends bien ce que tu dis. »
Quelqu’un qui manipule se nourrit de nos fragilités et de toutes les
informations que nous pouvons communiquer sur nous-même. Nous
devons nous libérer de l’impact qu’ont sur nous ses critiques. Pour cela,
nous pouvons le questionner davantage, l’interroger pour nous habituer à
en dire le moins possible sur nous. En effet, un déséquilibre dans la
relation s’instaure dès lors que nous disons tout sur nos projets alors que
l’autre ne donne aucune information sur lui.

C’est le cas de Muriel qui cherche à se protéger de son mari. Elle a


tout abandonné pour lui et l’a laissé installer son emprise totale sur elle.
Elle s’est toujours occupée de la maison et, pour se détacher
progressivement de son mari, elle a décidé depuis quelques années de se
remettre sur le marché du travail. Mais Muriel dit tout à son mari sur ses
projets professionnels, et continue sans en avoir conscience à se laisser
influencer dans ses choix.
Son mari la conseille, lui donne des idées et la convainc de mener telle
action plutôt qu’une autre. « C’est mieux pour toi d’être dans le social,
comme cela, tu peux continuer à t’occuper des enfants. Le temps partiel
est suffisant, je peux gagner plus d’argent si c’est nécessaire. » Elle
prend conscience qu’elle ne connaît rien des projets de son mari car il ne
parle jamais de ce qu’il fait et qu’elle a pris l’habitude de ne pas poser
de questions. Muriel a commencé à se fixer des objectifs pour en dire
moins sur ses projets, pour en définir elle-même le contenu et poser
plutôt des questions sur les projets de son mari.

Quand nous avons mis en place ce détachement émotionnel pour nous


défaire progressivement de l’emprise de l’autre et contrôler ce que nous
pouvons communiquer comme informations sur nos intentions – ce qui
suppose de nous libérer de certaines croyances comme « Il faut tout dire à
son mari ou à son chef », ou « Il faut toujours faire confiance » –, nous
pouvons alors apprendre à mieux observer comment fonctionne une
personne qui cherche à nous manipuler et déceler les paradoxes pour
ensuite adapter notre communication et faire face.

Sortir du rôle du spectateur

On entend souvent qu’être spectateur de sa vie, ce n’est pas vraiment


vivre. De même estimons-nous qu’être spectateur d’une situation d’abus
ou de maltraitance sous prétexte que « ce n’est pas à nous d’intervenir,
cela ne nous regarde pas » n’est pas vraiment éthique car nous sommes
loin d’une véritable présence à nos relations et à ce qui nous entoure. Ne
pas intervenir n’est pas non plus synonyme d’être un spectateur passif.
Petruska Clarkson, psychothérapeute américaine spécialisée en analyse
47
transactionnelle, a décrit le « rôle du spectateur » dans les relations
humaines. Nous avons élargi la définition en l’appliquant aussi à la gestion
de soi : le spectateur ne s’engage pas activement dans une situation où lui-
même ou quelqu’un d’autre a besoin d’une aide ou d’une action. Si une
personne peut modifier l’aboutissement d’une situation critique et qu’elle
ne le fait pas, elle est dans ce rôle de spectateur, que cette situation la
concerne elle ou quelqu’un d’autre. En n’intervenant pas dans les
situations de violence ou d’agression, le spectateur donne une permission
tacite à ceux qui abusent de leur pouvoir.
« Chacun de nous peut choisir, affirme Clarkson : ou bien être une partie
du problème, ou bien être une partie de la solution ; et ne pas choisir, c’est
encore choisir. »
Pour passer du rôle de spectateur à un engagement dans l’action, nous
distinguons trois étapes essentielles :
– percevoir que quelque chose ne va pas avec un besoin d’aide ou
d’action : Suis-je conscient de ce qui se passe dans mon entourage ? Une
aide est-elle nécessaire ? Est-ce opportun pour moi d’agir ? Dans cette
étape, un ennemi : le déni. Mécanisme de défense puissant, indétectable
pour soi, il empêche de constater l’existence d’un problème, ou son
caractère significatif. Le déni peut consister à ignorer le problème (« Tout
va bien ») ou bien à minimiser son impact (« Cela n’a aucune importance,
et cela ne me fait rien »). Pour en sortir, un travail thérapeutique
approfondi est nécessaire : si l’on vous dit souvent que « vous ne voyez
rien », alors peut-être pouvez-vous entamer un tel travail sur vous-même
afin d’être plus ouvert à ce qui se passe autour de vous ou en vous.
L’action vient lorsque l’on se sent capable d’intervenir pour :
– assumer sa responsabilité personnelle. Pour cela, nous devons nous
sentir concerné par ce qui se passe et estimer que nous pouvons agir sur la
situation. Notre responsabilité est-elle engagée ?
– mettre en œuvre une forme d’aide ou d’action : quelles sont les
options viables pour une action de changement ?
Par exemple, vous voyez que votre chef harcèle un collègue, pire : votre
chef vous demande de ne plus parler à ce collègue. Si vous l’acceptez,
vous êtes dans ce rôle de spectateur.

Jessica a été harcelée plusieurs mois par son P-DG, qui, par ses
brusques changements d’humeur, ses cris en plein comité de direction,
ses insultes et humiliations, terrorisait le personnel. Lorsqu’il l’a
licenciée, personne n’a voulu témoigner au procès qu’elle a intenté à la
société. Plusieurs années après, elle a reçu une lettre d’un des membres
du comité de direction : celui-ci, plein de remords, lui disait combien il
en avait fait des cauchemars, mais qu’il n’avait pas pu témoigner par
peur d’être licencié. Sa situation de famille (sa femme était au chômage,
il avait des enfants à élever) ne « le lui permettait pas ». Il reconnaissait
ce rôle de spectateur et tentait de s’en expliquer. Jessica n’en a été
nullement consolée, bien au contraire : du dégoût, du dépit, un sentiment
confus de gâchis prédominaient à la lecture de la lettre, qu’elle a fini par
jeter à la poubelle.

Arrêter d’être spectateur de situations malsaines revient à promouvoir


son éthique personnelle. En effet, non seulement intervenir peut éviter de
la culpabilité et du remords, mais également développer l’étendue, la
richesse, la variété et l’efficacité de nos réponses : celles-ci s’adaptent à
chaque cas, en fonction de nos perceptions, ressentis, valeurs. La rébellion
positive s’en nourrit : pas question d’accepter ce qui l’est
« habituellement ».
Ici, Clarkson fait référence à Irvin Yalom et parle de « culpabilité
existentielle », définie comme « une conscience profonde et personnelle de
la souffrance d’autrui, qui s’accompagne du choix d’utiliser différemment
sa vie et ses ressources. Elle n’empêche pas de fêter un événement
heureux. Elle amène la personne à des attitudes d’humilité, de
responsabilité et souvent de contact profond avec nos identités collectives.
Antidote du spectateur, elle nous aide à nous orienter vers un engagement
responsable ».
Ce parcours est aussi celui de la rébellion positive qui, pour chaque
étape, nécessite de déployer de l’énergie et d’affronter les obstacles pour
devenir un être digne et respectable.

Notes
45. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Pourtant, hier, les
choses se passaient normalement. Je me demande si on m’a changé pendant la nuit ?
Voyons, réfléchissons : est-ce que j’étais bien la même lorsque je me suis levée ce
matin ? » Lewis Carroll, Alice au Pays des merveilles.
46. Paul Guedj, La Perversité à l’œuvre, Larousse, 2007.
47. « Le rôle de spectateur dans les jeux psychologiques », Actualités en analyse
transactionnelle, no 59, juillet 1991.
7

Se centrer sur soi et oser changer


« Dès que quelqu’un comprend qu’il est
contraire à sa dignité d’homme d’obéir à des
lois injustes, aucune tyrannie ne peut
l’asservir. »
Gandhi

Nous avons des ressources que nous ignorons, parce que nous n’avons
pas appris à les considérer, à nous en souvenir, à les développer. À l’école,
nous sommes longuement rabroués lorsque nous faisons une faute, et
rapidement félicités (quand c’est le cas) lorsque nous réussissons. Il en est
de même dans la vie personnelle : en tant qu’épouse, mère, amant, fils,
nous culpabilisons plus facilement de ce que nous ne faisons pas bien
plutôt que de nous féliciter de ce que nous faisons bien : « J’aurais dû faire
ceci… », « Je ne sais pas faire cela… ». Ces attitudes nous handicapent et
ont tendance à annihiler toute action positive pour nous-même, qui nous
donnerait pourtant de la force en nous centrant sur nos ressources plutôt
que sur nos faiblesses.
C’est précisément l’objet de la psychologie positive, apparue à la fin du
XX siècle, et qui trouve ses racines dans la psychologie humaniste, dont
e

Maslow et Rogers sont les pionniers. La psychologie positive étudie la


créativité, le fonctionnement humain optimal, le bien-être subjectif, le
48
développement personnel … Ainsi, l’espoir, l’originalité, la foi, l’amour,
le courage sont des expériences positives dont n’importe qui peut faire
l’expérience et qui élargissent la compréhension de l’âme humaine. Cette
nouvelle façon de considérer les aspects d’une personnalité permet de
remettre le focus sur les forces plutôt que sur les fragilités et d’y arrimer de
nouveaux comportements. La rébellion positive se nourrit des ressources,
voilà pourquoi il est nécessaire de prendre conscience des siennes et de
s’entourer de personnes positives et valorisantes.
Pour autant, la psychologie positive n’est pas la méthode Coué ; c’est
important d’écouter aussi ses émotions négatives, ne pas occulter ses
expériences désagréables pour se mettre dans une perspective
d’apprentissage et d’acceptation de ce qu’est la vie : une succession de
bonheurs et de malheurs, gros et petits, qu’il nous faut apprendre à
traverser.

Santé, croyances et émotions

Dans l’affirmation de soi, il y a trois points clés que l’on retrouve dans
la rébellion positive : l’importance d’exprimer ses émotions, la nécessité
de penser solution plutôt que de chercher à accuser ou à identifier un
coupable et celle d’avoir un esprit positif et constructif.
Nos peurs sont des freins redoutables que l’on s’impose, inutilement, à
soi-même parce qu’on ne veut ni les affronter ni s’en libérer. C’est souvent
lorsqu’il est trop tard, lorsqu’on n’a plus le choix et que notre santé est
affectée que nous nous retrouvons face aux conséquences de décisions
fondées sur l’illusion d’une bonne santé immortelle – c’est le déni. La peur
figée dans le déni de la réalité anticipe toujours un échec. Aussi
contradictoire que cela puisse paraître, notre travail reste avant tout de
proposer aux personnes de retrouver l’audace de faire ce qu’elles n’osent
plus, et ce parfois depuis longtemps.
En effet, l’absence de maladie n’est pas un critère suffisant pour définir
la santé. Ce n’est pas parce que vous survivez dans votre couple que tout
va bien, ce n’est pas parce que vous ne vous faites pas licencier de votre
entreprise que vous avez de la chance. Dans cette même optique, s’arrêter
de fumer n’est pas suffisant, il faut avoir une ambition plus grande, qui
dépasse ce simple fait comme, par exemple, s’occuper de soi pour rester en
bonne santé longtemps, épanouir son organisme et le rendre fort. La pleine
conscience (mindfullness), c’est-à-dire le fait de vivre pleinement le
moment présent, peut aider à transformer une petite action, telle que
déguster une part de charlotte à l’ananas, en une expérience riche de
saveurs. Apprendre la musique, par exemple, développe l’ouïe et fait de
chaque expérience d’écoute musicale un moment rempli de stimulations
intéressantes, qui aide à vivre le moment présent. En réalité, il existe
beaucoup de moyens de s’épanouir et de développer sa personnalité.
Nos émotions sont le lien entre notre corps et notre pensée, et donc notre
conscience. Être à leur écoute nous donne un accès direct à nous-même et
à nos réactions face à une situation que notre mental estime banale. À leur
contact, nous pouvons découvrir qu’il n’en est rien, et s’ouvrir à notre
monde intérieur nous permet d’obtenir des clés de compréhension
inespérées. Non seulement les émotions nous guident dans nos
comportements pour nous montrer le meilleur chemin vers l’adaptation,
mais elles nous mènent vers une réelle connaissance et compréhension de
nous-même.
Dans notre éducation, on nous apprend souvent à les maîtriser en les
contrôlant, c’est-à-dire en les retenant. Or agir ainsi revient à brider un
mouvement de vie. Nous avons la conviction, à tort, que ressentir ne sert à
rien ou est dangereux, nous aimerions avoir des émotions uniquement
lorsque nous l’avons décidé, lorsque nous ne nous estimons pas menacé
par elles. Or que se passe-t-il lorsque nous vivons un événement qui en
suscite ? L’émotion se déclenche sans intervention de la pensée rationnelle
et agit directement sur notre corps en accélérant, par exemple, notre
rythme cardiaque, ou en sécrétant de l’adrénaline. Théoriquement, si nous
lui laissons continuer son parcours, elle générera un certain comportement
de notre part (fuite, rire), puis des pensées (évaluation des faits, de
l’intensité de l’événement, etc.), servant au final à l’identifier (« J’ai eu
bien peur ! », « Oh, la bonne blague ! »). Lorsque nous bloquons nos
émotions, lorsque nous avons appris à les retenir, notre corps continue à
réagir, mais cette fois en dehors de notre conscience puisque nous ne
laissons pas le mouvement se poursuivre. Ainsi, nous pouvons déclencher
des décharges d’adrénaline et ne pas réagir conformément à ce que nous
dit notre corps (changer notre attitude, ou bien décharger le « trop-plein »).
L’accumulation provoquée par ces modifications physiologiques finit, tôt
ou tard, par toucher un organe et notre santé tout entière peut s’en trouver
affectée.
Certains auteurs, telle Alice Miller, font directement le lien entre les
49
ressentis et la santé du corps. Dans Notre corps ne ment jamais , elle
affirme, parlant de Nietzsche :

« Il n’était encore qu’un petit garçon lorsqu’il fut atteint de


rhumatismes qui, de même que ses violents maux de tête, étaient
certainement imputables à la répression des émotions fortes. Il avait en
outre quantité d’autres problèmes de santé : il lui arrivait de tomber
malade jusqu’à, semble-t-il, une centaine de fois durant une même année
scolaire. Personne ne pouvait s’apercevoir qu’il souffrait, en réalité, de
la morale mensongère qui imprégnait sa vie quotidienne, puisque tout le
monde baignait dans la même atmosphère. Mais son organisme
ressentait ces mensonges avec plus d’acuité que celui des autres. Si
quelqu’un l’avait aidé à accepter le message de son corps, Nietzsche
n’aurait pas été condamné à “perdre la raison” afin de pouvoir jusqu’à
la fin de ses jours rester aveugle à sa propre vérité. »

Ainsi, être à l’écoute des messages du corps peut nous aider à décoder
nos émotions et à développer une plus grande conscience de nos besoins.
Ce chemin est parfois plus aisé car nombre d’entre nous, en se conformant
aux attitudes et comportements familiaux, ont appris des façons de réagir
stéréotypées, qui n’ont pas toujours de lien avec leurs vrais ressentis.
Prenons un exemple raconté récemment par une de nos consœurs
formatrice :

Pierre, acheteur, devait négocier un gros contrat auprès d’un client


important et il appréhendait la réunion où cette affaire serait peut-être
signée. Le soir, lorsqu’il rentre, sa femme lui demande timidement
comment cela s’est passé, car, à sa tête, elle devine qu’il a échoué. À sa
grande surprise, Pierre lui répond du bout des lèvres qu’il a signé son
contrat, puis il va directement se coucher. Surprise par son
comportement, elle le questionne jusqu’à ce qu’elle réalise que, depuis
tout jeune, il a appris à « cacher sa joie ».
Lorsque, à huit ans, il vivait chez son père, il allait voir une fois par
mois sa mère : sa belle-mère jetait systématiquement le cadeau qu’il
rapportait de chez elle. Mais s’il avait l’air triste en revenant, il pouvait
le conserver. Il a naturellement appris qu’être joyeux risquait de lui faire
perdre ce à quoi il tenait, et il a conservé cette croyance à l’âge adulte,
parce que c’est quelque chose qu’il n’a plus remis en question. C’est
grâce au questionnement de son épouse qu’il a commencé à s’en rendre
compte. Oui, il est convenu qu’en de telles circonstances il aurait dû
éprouver de la joie ; or il n’en n’éprouvait pas. Le plaisir est la seule
émotion appelée à durer lorsqu’on la partage. Pierre retenait ce
mouvement vital qui, ainsi réprimé, s’en trouvait ignoré. Il ne souriait
jamais, était toujours grave, sérieux.

Or les recherches actuelles montrent que les émotions positives telles


que la joie (et ses cousins que sont l’optimisme, l’espoir, l’humour, etc.)
sont à la source d’une meilleure résistance à la dépression et d’une
meilleure santé physique. « Les systèmes émotionnels libèrent un cocktail
de molécules biochimiques qui produisent des changements dans le
cerveau et tout le corps via le système nerveux automatique et le système
endocrinien (…) que les chercheurs ont commencé à identifier par le
50
moyen d’études d’imagerie neurale . »
Nos pensées, en outre, alimentent nos émotions et nos croyances sur
nous-même, dans un sens positif ou négatif. Ainsi, nous pouvons, en
agissant sur nos pensées, nos convictions au sujet de notre propre
personne, changer notre vision de nous-même et nous ouvrir à d’autres
formes d’expériences, positives et sources de changement pour notre vie.
La rébellion positive, en incitant à des actions inhabituelles, fondées sur un
respect de soi et une envie de donner du sens à sa vie, alimente ce circuit
vertueux.

S’autoriser à être important pour soi

Marie-Odile, quarante-deux ans, est technico-commerciale dans une


société de photogravure dont l’activité est en baisse. Ayant toujours bien
réalisé ce qu’elle avait à faire, elle prend conscience qu’elle se
surinvestit au détriment de sa santé. Elle souhaite prendre soin d’elle-
même pour ne pas retomber dans une boucle qu’elle a bien connue : cela
commence par une charge de travail qui augmente, le plaisir qui diminue
en parallèle, la santé qui se détériore et conduit à une dépression.
Prenant conscience de cette répétition, elle décide de faire le point et
accepte de considérer qu’elle n’est pas indispensable au travail et que sa
société peut survivre en son absence ou avec une présence limitée aux
seuls horaires légaux. Elle va alors voir son chef, qui est le directeur de
l’entreprise, et échange avec lui sur le fait qu’elle décide de s’occuper de
sa santé, le prévenant que, désormais, elle ne travaillera que le temps
prévu, guère plus.
La réaction positive de son patron la surprend ; celui-ci accepte en
effet de recruter une personne supplémentaire pour que sa charge de
travail devienne normale. Aujourd’hui Marie-Odile peut se consacrer à
ses plaisirs extraprofessionnels (jouer de la harpe, être bénévole dans
une association humanitaire pour aider les enfants malades, consolider
son couple). Elle a retrouvé un équilibre entre vie personnelle et vie
professionnelle en atteignant ses objectifs, à savoir se libérer du temps,
prendre du recul et s’occuper d’elle. Elle a constaté qu’elle travaillait
51
beaucoup pour cacher son complexe d’incompétence .

S’autoriser à être important pour soi, c’est d’abord décider de ses


propres priorités pour que la part de bien-être au quotidien soit la plus
importante possible. Cela veut dire obtenir un équilibre et ne pas se laisser
déborder par une emprise de l’entreprise qui peut être tentaculaire, c’est- à-
dire qui recherche chez l’individu une exclusivité sans limites
d’investissement et de disponibilité. L’entreprise ressemble alors à ces
pêcheurs alignés le long de la plage, cannes à pêche plantées dans le sable
et lignes lancées au loin, pour attraper les personnes errant sur le marché
de l’emploi. Après en avoir tiré toute leur substance, on les rejette à la mer.
S’autoriser à être important pour soi, c’est ensuite décider d’obtenir de
la reconnaissance légitime face aux efforts que l’on déploie, face aux idées
qu’on propose et qui souvent peuvent être reprises sans référence à ceux
qui les ont apportées, à la valeur ajoutée qui concrètement contribue aux
résultats de l’entreprise. C’est aussi assumer ses mérites et revendiquer son
niveau professionnel. Cela passe par la reconnaissance par les autres de la
richesse de son expérience.

Se recentrer sur soi et s’accepter pleinement

Face à une situation désagréable, généralement notre première réaction


est la suivante : « Je ne souhaite pas y penser », « Je préfère passer à autre
chose », « Ce n’est pas grave ». En bref, nous évitons d’affronter ce qui est
désagréable. Or notre réponse peut être différente, nous pouvons accepter
de vivre cette épreuve qui se présente à nous.
La psychiatre Yasmine Liénard, adepte de la méditation et des thérapies
52
de troisième génération , recommande de « s’asseoir un instant pour faire
face à son état émotionnel » : cela « revient à se mettre en rapport avec ce
qui se passe réellement, plus en profondeur. On ne peut être en rapport
avec la vérité que si on prend le temps de s’y confronter. Or, souvent,
lorsque c’est douloureux, nous cherchons à fuir et nous privons de la
possibilité d’accéder à nous-même (…). Les personnes qui passent leur
temps à se fuir ne se connaissent pas bien et ont du mal à prendre les
bonnes décisions. En général, elles font des choses impulsivement soit
parce qu’elles suivent leurs pensées, soit parce qu’elles font ce que les
autres leur suggèrent. »
Accepter de vivre et traverser ce qui se passe dans notre vie, sans
chercher à l’éviter, facilite l’accès à qui nous sommes et aux actions à
mener. Nous évitons de ce fait la confusion et le brouillard émotionnel.
Nous reviendrons plus loin sur la pleine conscience et les bienfaits de la
pensée bouddhiste sur notre quotidien.

Développer son « sentiment d’auto-efficacité »


53
Le psychologue canadien Albert Bandura a introduit ce terme il y a
une trentaine d’années. Pour lui, la perception qu’a un individu de ses
capacités influence et détermine largement son mode de pensée, son
niveau de motivation et son comportement. En d’autres termes, la manière
et les moyens utilisés par une personne pour accomplir une tâche
dépendent de la manière dont elle se sent capable de la réaliser.

Ainsi, Patrick, ancien directeur financier, s’est installé à son compte il


y a trois ans comme consultant indépendant. Il aide les start-up dans leur
gestion financière et a quelques clients. Mais il constate que, trois ans
après ses débuts, il éprouve toujours de l’inquiétude quant à sa capacité
à faire évoluer sa clientèle, car, pour lui, ce n’est que le hasard et la
chance qui lui apportent ses clients. Développer le sentiment d’efficacité
personnelle consiste, dans le cas de Patrick, à lui faire attribuer ses
réussites à ses propres efforts et capacités, plutôt qu’à la bonne fortune
et aux rencontres fortuites.

Si nous avons besoin d’augmenter le nombre d’expériences réussies,


nous devons également apprendre à interpréter nos succès comme faisant
partie de l’expression de nos compétences et à considérer que nous
sommes plus capable que nous ne le pensons. De telles pensées renforcent
notre envie d’agir et encouragent nos comportements « gagnants »,
augmentant du même coup notre sentiment d’auto-efficacité. Cela retentit
directement sur l’image de nous-même, qui s’en trouve améliorée.

Notes
48. Voir Fizoureh Mehran, Psychologie positive et personnalité, Masson, 2010.
49. Flammarion, 2004, p. 41.
50. Psychologie positive et personnalité, op.cit., p. 152.
51. « Le but poursuivi par les individus n’est pas l’immersion dans l’entreprise mais la
reconnaissance de leurs droits et leurs mérites, l’équilibre entre temps libre et temps de
travail, la conciliation entre épanouissement intime et épanouissement professionnel. »
Gilles Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir, Folio, p. 237.
52. Voir son ouvrage Pour une sagesse moderne, Odile Jacob, 2011, p. 166.
53. Albert Bandura, Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle, De Boeck,
nouv. édit., 2007.
8

Donner du sens et élargir ses horizons


« Trouver un sens à sa vie se réalise par la
satisfaction de quatre besoins : un grand projet,
des valeurs, le sentiment d’efficacité
personnelle et l’estime de soi. »
Jacques Lecomte, Donner un sens à sa
vie

Être éthique

Qu’est-ce que l’éthique ? L’éthique est un questionnement sur ce que


l’on fait. Une prise de distance entre l’être et le faire. À l’instar du respect
du règlement qui est de l’ordre de la déontologie, l’éthique a un rapport
avec les conséquences d’une action envisagée sur soi, les autres et
l’environnement.
Le mot éthique vient du grec ethos qui a deux sens se référant tous deux
à la morale mais menant vers deux conceptions différentes.
Dans la première, l’homme est engagé dans le choix de son destin. Son
être moral affirme son caractère propre et par là même est responsable de
son action. Il devient autonome en faisant appel au dépassement de lui-
même avec la possibilité de dépasser la norme ou de la contredire. C’est la
vision de Platon.
Dans la seconde, l’homme se conduit conformément aux normes
sociales par conviction ou habitude, en référence à ce qu’il est « normal de
faire ». C’est un être moral qui fait appel à la règle sans jamais la
contredire afin d’atteindre la stabilité et la pérennité des comportements.
L’éthique conduit donc le sujet à devenir auteur de sa propre action et
de ses propres choix, en allant soit vers plus d’autonomie soit vers plus de
conformité. Éduquer l’individu ou l’accompagner dans son développement
de citoyen pourrait se faire de deux manières : soit l’encourager à
développer son autonomie afin qu’il « s’autorise » à devenir son propre
auteur, soit le conditionner « fortement » pour qu’il intègre l’obéissance
comme préalable à tout bon fonctionnement de la relation à l’autre.
On peut alors considérer que l’éthique suscite une réflexion sur les
conséquences de notre action. « Jusqu’où s’engager dans une relation à
l’autre ? » Le rapport à l’autre, le don de soi doivent aussi permettre à
l’homme de devenir auteur de soi et de sa vie.
« Certes, la liberté comme définition de l’homme ne dépend pas
d’autrui ; mais dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même
temps que ma liberté la liberté des autres. Je ne puis prendre ma liberté
pour but que si je prends également celle des autres pour but », écrit Jean-
54
Paul Sartre .
Le droit à une bonne santé, le respect de l’humain et la reconnaissance
du travail effectué sont des valeurs de plus en plus rejetées en arrière-plan
de la performance, de la productivité ou de la pression pour atteindre des
objectifs. Les facteurs de souffrance se multiplient pour aboutir au suicide
55
ou au burn-out. Anne Duriez parle de « souffrance éthique » lorsqu’une
personne se met à obéir en contradiction avec ses propres valeurs ou
lorsqu’elle désobéit au risque d’être sanctionnée pour rester fidèle à ses
valeurs.
La question qui se pose dans une situation non éthique, c’est-à-dire
quand la personne ne se sent pas respectée ou reconnue, est de savoir si
elle doit obéir ou non et jusqu’à quel point.
Il est donc important de développer une vigilance quant au respect de
ses valeurs, en identifiant des « balises » éthiques dans la relation à l’autre,
le rapport d’autorité, de hiérarchie ou professionnel.
Dans l’entreprise publique, le fonctionnaire n’a pas d’autonomie. En
effet, il n’a pas le choix de s’interroger sur l’éthique d’une décision, il a
l’obligation d’obéir. Car dans le contrat qui le lie à son institution, comme
le précise Anne Duriez : « Le fonctionnaire doit se conformer aux
56
instructions de son supérieur hiérarchique » et « le refus d’obéissance
équivaut à une faute professionnelle ». La hiérarchie est seule détentrice
des valeurs éthiques et ses choix ne sont jamais contestables.

Quand s’opposer devient utile


Les recherches en psychologie sociale nous apprennent qu’une minorité
est capable d’exercer une influence sur la majorité, non pas en se
conformant et en acquiesçant, mais parce qu’elle s’oppose et se démarque
par un comportement particulier, c’est-à-dire avec consistance et
conviction. Une minorité augmente ses chances de convaincre la majorité
si ses idées correspondent à l’esprit du temps et si elle souhaite absolument
garantir son unité, notamment par le biais de son état d’esprit résolument
original et novateur. Gardons donc en tête qu’une majorité, même
écrasante sur le plan quantitatif, n’est pas certaine, loin s’en faut, de ne pas
se laisser influencer par un petit groupe minoritaire : elle est seulement
57
plus armée pour résister à cette influence, c’est tout .
Consistance et conviction, avons-nous précisé. Comment cultiver ces
58
qualités lorsqu’on se sent seul et peu soutenu ? Marie-France Hirigoyen
le souligne :

« Certes, aujourd’hui, il y a moins de conflits sociaux car on les


étouffe dans l’œuf, mais il y a plus de souffrance individuelle : stress,
fatigue, anxiété, dépression, harcèlement moral. Chacun souffre dans son
coin sans pouvoir partager ses difficultés avec un groupe solidaire. Les
salariés n’ont plus le sentiment d’appartenir à un collectif professionnel
qui pourrait permettre une recherche collective de reconnaissance. Les
conflictualités sociales qui sont porteuses de changement disparaissent
progressivement au profit de microconflictualités ou d’agressions
individuelles qui échappent aux techniques de régulation sociale ».

Dans le film Douze hommes en colère, Henry Fonda joue le rôle d’un
juré convaincu de l’innocence de l’accusé. Malgré une opinion hostile de
la part des autres membres du jury et leur souhait d’« en finir rapidement »
pour vaquer à leurs occupations, il réussit (et c’est l’objet du film) à
convaincre une par une chaque personne, et l’accusé est finalement
acquitté.
Ce film démontre, conformément d’ailleurs aux recherches en
psychologie sociale dont nous avons parlé plus haut, qu’une minorité peut
amener à faire changer d’opinion une majorité, et qu’il est donc possible
d’envisager une action collective, même avec peu de monde ; si la
conviction est forte ainsi que la cohérence interne des personnes, l’opinion
peut opérer un revirement, car, de petit groupe en petit groupe, une
minorité prend parfois de l’ampleur. Ne pas se mobiliser, rester passif tout
en se plaignant revient à une acceptation tacite de la situation. Hannah
59
Arendt a écrit sur les tortionnaires nazis, et Eichman en particulier,
montrant qu’ils banalisaient leurs actes en invoquant le fait qu’ils n’avaient
fait qu’obéir aux ordres.
60
Dans la même veine, le philosophe Jean-Marie Muller souhaiterait voir
créer une « clause de conscience du citoyen » l’autorisant à désobéir si
l’ordre reçu est injuste (« légal mais illégitime »), qui ferait partie de la
Constitution des démocraties en général :

« Il est de la responsabilité de chacun et de chacune d’entre nous


d’agir selon les exigences de sa conscience. Il peut peut-être se tromper,
bien sûr, mais il se trompera plus sûrement s’il n’obéit pas aux lois, aux
exigences de sa conscience et s’il se soumet passivement aux lois de
l’État. À chaque moment, le citoyen doit prendre ses responsabilités et
choisir quelle doit être son attitude par rapport à la loi (…).
C’est ici qu’il faut d’ailleurs bien distinguer ce qui relève de la
légitimité de ce qui relève de la légalité. La légalité c’est ce qui est en
effet imposé par la loi, ce qui est aussi interdit par la loi, mais le
fondement de la citoyenneté c’est de se conformer au droit, c’est-à-dire à
ce qui est légitime. Est-ce que finalement les démocraties peuvent
reconnaître le droit à la désobéissance ? Alors que justement la doctrine
étatique de la démocratie est fondée sur le devoir d’obéissance. Est-ce
que l’on peut concilier le devoir d’obéissance et le droit de
désobéissance ? Eh bien je crois qu’il faudrait oser. Dans cette clause de
conscience du citoyen, est-ce qu’on ne pourrait pas faire en sorte qu’il
ne puisse pas se dérober lorsqu’il est accusé d’avoir obéi à un ordre
légal mais illégitime ? Est-ce que cette clause de conscience du citoyen
qui reconnaît un droit de désobéissance ne serait pas nécessaire à la
respiration de la démocratie ?
La démocratie risque d’être étouffée justement par l’obéissance
passive des citoyens à des ordres injustes. Actuellement, dans la
déontologie des policiers, il est dit que le policier ne doit pas obéir à un
ordre illégal. Ce qui est un premier pas. Mais il faudrait dire qu’il doit
désobéir à un ordre illégitime. C’est-à-dire que lorsqu’il y a dans le
régime intérieur introduction d’un certain totalitarisme, d’un certain
fascisme (après tout nos démocraties sont fragiles, nous ne sommes pas,
au XXI siècle, à l’abri de tels régimes), il faudrait qu’il soit clair qu’il est
e
de la responsabilité des fonctionnaires, en tant que précisément
défenseurs du droit et de l’ordre républicain, de la République, de
désobéir à des ordres injustes. »

Ce qui est particulièrement intéressant dans les propos de Jean-Marie


Muller, outre l’originalité de sa proposition qui ne manquera pas d’en
surprendre plus d’un, c’est son propos sur la conscience personnelle, qu’on
avait perdu l’habitude, nous semble-t-il, de solliciter. Cette conscience
rejoint l’éthique personnelle, la cohérence, et redonne une véritable
structure aux comportements quotidiens. Dans notre monde d’aujourd’hui,
nous en manquons. Les mouvances sont permanentes, l’avancée
technologique est telle que nos enfants, férus de web, d’informatique et
usagers sans limites de téléphones portables, nous dépassent et
« filoutent » nos surveillances alors qu’ils ne vont même pas encore à
l’école.
Et cela, aucune société ne l’avait jamais vu. Les repères sont devenus
flous. D’aucuns incriminent le laxisme des parents, les autres l’école, les
troisièmes les fabricants de jeux vidéo, la télé… En réalité, nous vivons
tous dans le même monde, c’est donc à chacun d’entre nous d’agir.
L’éthique personnelle, la conscience, la responsabilité, l’éclairage de nos
émotions, c’est-à-dire la prise en compte de notre intériorité, peuvent et
doivent nous aider.
Pour cela, nul ne doit plus ignorer qui il est, dans son « centre », nous
devons apprendre à nous écouter, et pour cela, apprendre à faire silence en
nous-même et revisiter notre monde intérieur.
Daniel Vigne, philosophe et théologien, nous parle de ce centre lorsqu’il
évoque la rencontre de Jésus avec Pilate, pour qui la source, le centre, est
son Père. Quelqu’un d’autre que lui l’appellerait son intime conviction.
C’est-à-dire ce qu’il porte à l’intérieur de lui, ce qui coule à l’intérieur de
lui, son âme et conscience, sa voix intérieure.
À cela, chacun se doit d’être fidèle, c’est la condition pour pouvoir
rester debout, solide, entier. Mais ce n’est pas toujours facile : il nous faut
donc cultiver, chaque jour, cette écoute de nous-même, pour qu’un jour
elle puisse nous éclairer et nous accompagner.
Le rebelle positif a une éthique et des valeurs. Et cette éthique est
indispensable pour maintenir un cap, une cohérence dans nos
comportements et nos actions, car c’est la meilleure réponse lorsque l’on
vit dans des contextes où les règles, respectées par tous sauf par celui qui
les fixe, changent en permanence. Le besoin de reconnaissance à
conquérir, qui fait tellement défaut à nombre de personnes, est devenu une
quête essentielle car c’est ce qui maintient notre estime de nous-même.
Avant, on pouvait compter sur l’État pour nous aider, nous épauler, sans
61
nous assister. Aujourd’hui, on confond aide et assistanat non seulement
parce qu’on est de plus en plus dépourvu de sensibilité (on voit trop
d’injustices partout… et on ne peut rien faire, on ne comprend pas toujours
tout) et en plus notre société est mouvante, sans repères. La responsabilité
de l’État est de redonner de la force, de la fierté, de la dignité qui sont des
leviers pour se battre et utiles pour développer son « identité de
conscience », c’est-à-dire sa conscience d’être un être humain intégré dans
une société humaine partageant des valeurs qui font qu’on regarde tous
dans la même direction. Sans cette cohérence, nous nous perdons et nous
perdons nos enfants et le sens de leur éducation. Nous perdons aussi le
sens du travail, ce pour quoi nous sommes faits, ce pour quoi nous vivons,
en somme.
« Nous devons faire constamment les parts respectives de la réalité
extérieure et de la réalité intérieure pour rendre à chacune ce qui lui
appartient. Toute loi est portée par deux versants : d’un côté la sanction qui
pénalise ceux qui la transgressent dans la réalité extérieure ; et de l’autre
nos émotions et nos désirs auxquels elle fixe un cadre dans le monde
62
intérieur de chacun . »
Lutter contre l’anesthésie émotionnelle semble être un premier pas
essentiel à la réouverture à soi, pour mieux se connaître et savoir qui nous
sommes au fond, et ce que nous voulons pour notre vie.
Et si on écoute plus attentivement nos émotions et qu’on souhaite mettre
de l’ordre dans sa vie, ce royaume en construction, alors « le remède
dépend de vous ; restez tranquillement assis à votre place ; gardez-vous de
peur et de colères ; apaisez votre propre royaume. Le maître des tempêtes
63
humaines c’est vous, c’est moi, c’est qui voudra ».

Être un citoyen responsable… mais rebelle ?

Pour nombre d’entre nous les premiers axes qui motivent notre entrée
dans la vie professionnelle sont notre capacité à conquérir et à changer le
monde. Mais de plus en plus de jeunes décident de voir leur vie
différemment avec un sens de l’humain plus grand, un respect de la nature
qui pousse à privilégier le végétarisme ou à donner une vraie place à la
spiritualité.
Quels que soient les axes moteurs de développement, chacun de nous à
un moment de son existence, que tout se passe bien ou qu’il y ait ces
contraintes que la vie nous impose par des événements douloureux
(séparation dans le couple, perte d’un être cher, maladie grave), est amené
à se poser la question du sens de son travail, de ce qu’il apporte à son
entourage ou à la société. Ce métier exercé au quotidien, en dehors du fait
qu’il permet à l’entreprise de faire des bénéfices, que vous apporte-t-il ?
En quoi vous sentez-vous utile, en tant que personne contribuant au bien-
être des autres, de votre entourage ?
Autour de nous vivent ou ont vécu des personnes qui agissent selon
leurs valeurs, prennent des engagements de vie parfois à contre-courant
des idées de leur époque. Ce sont des personnes que nous qualifions de
« rebelles positifs », en ce que leurs comportements sont portés par leurs
idéaux et leurs décisions propres. Elles initient un nouveau mouvement
grâce au regard neuf qu’elles portent sur le monde, leur détermination est
visible. Ces personnes, par leur vie, peuvent nous montrer le chemin. Nous
allons prendre deux exemples : une femme et un homme, l’une médecin,
l’autre politicien.
Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre, professeur de médecine, écrivain, est
devenue célèbre en consacrant sa vie à l’accompagnement des mourants.
Son expérience s’est concrétisée dans des ouvrages qui ont fait le tour du
monde, comme Les Derniers Instants de la vie, La Mort, dernière étape de
la croissance, La mort est un nouveau soleil. Elle a conceptualisé et
formalisé les étapes du deuil, ce qui a permis de comprendre le vécu d’une
personne affrontant un événement douloureux.
« Durant toute ma vie, on m’a donné des conseils : de ne pas devenir
médecin, de ne pas converser avec les mourants, de ne pas créer un
dispensaire pour sidéens dans une prison. Chaque fois, j’ai fait avec
obstination ce que je croyais juste… tout le monde traverse des difficultés
64
dans la vie. Plus vous en aurez, et plus vous apprendrez et évoluerez . »
Enfant, Elisabeth Kübler-Ross, issue de triplés, est à sa naissance toute
petite, elle pesait un kilo. Elle montre une énergie considérable pour
survivre. Plus tard, lorsqu’elle a treize ans, son père veut qu’elle devienne
sa secrétaire. Son sens inné de la rébellion, non apprécié dans la famille, la
conduit sans hésiter à refuser et à s’opposer à son père qui a une fonction
65
importante. « Nous devrions toujours nous fixer les buts les plus élevés . »
Elle fait médecine tout en travaillant pour gagner sa vie, exploit
considérable, même à l’époque où les études étaient moins longues
qu’aujourd’hui.
À peine diplômée, elle rencontre un jeune interne américain, convoité
par beaucoup de jeunes femmes plus jolies qu’elle. Elle décide que cet
homme, Emmanuel Ross, sera son mari, ce qui se réalise un an plus tard.
Un jour, on lui propose d’animer une conférence pour remplacer au pied
levé le médecin chargé de cours auprès des étudiants. Elle décide de parler
de la mort, sujet tabou jamais abordé en médecine, et fait venir sur
l’estrade une adolescente en phase terminale de sa maladie qui relate son
vécu et son attente de la mort. Une grande émotion envahit la salle, suivie
d’applaudissements. Elle choque par son sujet, son approche et sa méthode
qui sont en opposition avec la médecine et la mentalité de l’époque. Mais
certains reconnaissent son audace qui la conduira à devenir la spécialiste
des malades en phase terminale.
Elle met en place une nouvelle approche pour que les soignants puissent
accompagner efficacement les personnes à l’approche de la mort. Pour
cela, ils doivent faire d’abord un travail personnel pour maîtriser leurs
propres peurs et faire face à leurs deuils non résolus (« unfinished
business »). Elle facilite chez les malades l’expression de leurs émotions :
colère, tristesse, peur et amour.
À la fin de sa vie, elle fait des expériences de mort imminente et
s’investit pour s’attaquer à toute forme de discrimination envers les
malades, notamment ceux atteints du sida. Après s’être rebellée contre son
père pour conserver son individualité et rester maîtresse de ses choix, elle
divorce de son mari qui lui a demandé de choisir entre son travail et lui.
Elisabeth Kübler-Ross détestait avant tout l’hypocrisie. Ses valeurs de
liberté, respect, non-jugement, compassion l’ont conduite à s’opposer à
tout ce qui n’allait pas dans le sens de la justice ou de l’équité. Elle a aidé
les gens à surmonter leurs peurs et à exprimer leurs émotions, dans le but
de leur procurer une vie meilleure. Sa vie a été un combat difficile mais
qui lui a permis de remporter de nombreuses victoires. « Au lieu de vivre
dans la peur, efforcez-vous de découvrir votre moi profond et de percevoir
la vie comme un combat où les choix les plus difficiles sont aussi les plus
66
élevés . »
La vie de Gandhi correspond également à l’image du « rebelle positif »
tel que nous l’entendons. « Qui était ce jeune homme paralysé de timidité
qui finit par incarner la conscience d’un siècle et conduisit l’Inde à la
liberté ? » Voilà comment le petit-fils de Gandhi le décrit dans la préface
67
de son livre Gandhi .
Dès son plus jeune âge, Gandhi a du mal à respecter les règles : il a des
contacts avec des « intouchables » ou des musulmans, mange de la
viande… Il prend des initiatives, désobéit et n’attend pas la permission de
ses parents quand il souhaite faire quelque chose, notamment lorsqu’il ne
comprend pas les habitudes de sa caste Vaishnava.
Jeune avocat d’affaires en Afrique du Sud, Gandhi y découvre les
conditions de vie difficiles de ses compatriotes indiens. Un jour qu’il est
installé en première classe dans un train, il se voit renvoyé en troisième
classe. Humilié par les autorités, il se lance dans un combat associant le
politique et le spirituel. De retour dans son pays, il mobilise la force des
Indiens pour s’opposer à la colonisation imposée par le Royaume-Uni et
résister à l’oppression grâce à la désobéissance civile de masse.
Désobéir ne saurait être une justification en soi de l’action : au contraire,
si elle en est une étape, elle n’a de valeur que par l’exemple d’obéissance
donné par ailleurs. Obéissance aux lois, quand celles-ci sont justes.
Obéissance aussi à l’esprit de l’Ahimsa, qui exige de supporter la violence
de toute répression consécutive aux manifestations. Gandhi aimait dire que
son cadavre pouvait appartenir à l’Empire britannique, mais pas son
obéissance.
Ce qui le résume, c’est sa détermination à obtenir la liberté de son
peuple et de son pays : « J’ai décidé de vivre gaiement malgré l’obscurité
et l’inhumanité qui règnent autour de nous. » Par sa clairvoyance et sa
capacité à s’opposer sans peur ni de la mort ni d’une attaque sur sa
personne, il résiste à l’autorité tout en se détachant du pouvoir dont il ne
réclame rien. Il agit pour faire changer la situation et accepte toutes les
conséquences de son opposition à l’injustice.
Elisabeth Kübler-Ross comme Gandhi nous indiquent les principes
68
directeurs d’une maîtrise des éléments de bien-être :
– acceptation : ceux qui acceptent ont une attitude positive envers eux-
mêmes ; ils connaissent et acceptent les multiples aspects de leur soi, à la
fois bons et mauvais. Ces personnes sont très empathiques et ont des
sentiments positifs à propos du passé. En d’autres termes, il ne sert à rien
de refuser ses fragilités. Plus nous acceptons qui nous sommes, plus nous
entrons en amour avec nous-même. Cet amour de soi nous permet de
constituer notre « bon partenaire intérieur », qui nous accompagne tout au
long de notre vie ;
– relations positives avec les autres : ceux qui ont des relations
chaleureuses et satisfaisantes avec les autres sont capables d’empathie,
d’affection et d’intimité et savent faire des concessions dans les relations
humaines. La souplesse est bien meilleure conseillère que la rigidité
relationnelle : développer l’ouverture à soi et aux autres facilite
l’adaptation sociale ;
– autonomie : ceux qui sont indépendants sont capables de résister aux
pressions sociales et de ne pas penser et agir d’une façon imposée ; ils
évaluent leur soi à partir de standards personnels. Penser par soi-même
permet de renforcer son autodétermination ;
– maîtrise de l’environnement : ceux qui ont un sens de la maîtrise et
des compétences dans la gestion de l’environnement utilisent les
opportunités environnementales ; ils sont capables de créer des contextes
adaptés à leurs valeurs et à leurs besoins personnels. Renforcer son
sentiment d’auto-efficacité est utile pour se sentir maître de sa vie et
pouvoir la conduire sans se laisser submerger par elle ;
– buts dans la vie : ceux qui ont des buts et trouvent un sens à la vie
présente et passée y trouvent aussi des objectifs de vie. Donner du sens aux
expériences vécues permet de s’acheminer vers une compréhension plus
large de ses actions, en les plaçant dans une perspective dépassant
largement sa propre personne. Les buts et le sens surviennent grâce à cette
compréhension ;
– développement personnel : ceux qui ont un sentiment de
développement personnel continu se perçoivent en évolution ; ils sont
ouverts aux nouvelles expériences, conscients de leur potentiel et
constatent une amélioration chez eux à travers les différentes périodes de
leur vie. Nous développer permet de grandir et de sentir que nous évoluons
en conformité avec nos buts.

Notes
54. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio, 1996, p. 70.
55. Alerte à la souffrance, op. cit., p. 126.
56. Article 28 de la loi no 83-634 du 13/07/1983. Voir www.fonction-publique.gouv.fr
57. Voir à ce sujet Machtold Doms et Serge Moscovici, « Innovation et influence des
minorités », in Psychologie sociale, op. cit., p. 51 à 89.
58. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle, Pocket,
2002, p. 31.
59. Hannah Arendt, Eichman à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), Folio
histoire, 2006.
60. Voir à ce sujet le documentaire de Louis Campana : La désobéissance civile,
disponible en DVD.
61. Une personne sans emploi n’est pas nécessairement une personne en demande
d’assistanat. Cette tentative d’assimilation est d’une part absurde et conduit d’autre part à
déshumaniser les relations entre citoyens et acteurs de la société active.
62. Serge Tisseron, op. cit., p. 153.
63. Alain, « Tempêtes humaines », Propos, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
p. 1025.
64. Elisabeth Kübler-Ross, Mémoires de vie, mémoires d’éternité, Pocket, 1998, p. 16.
65. Ibid., p. 23.
66. Ibid., p. 359.
67. Rajmohan Gandhi, Gandhi, Buchet-Chastel, 2008, p. 12.
68. Adapté de Ruff et Singer, cités par C.R. Snyder et Shane J. Lopez, Handbook of
Positive Psychology, Oxford University Press, 2005, p. 543 ; repris par F. Mehran dans
Psychologie positive et personnalité, op. cit., p. 9.
9

L’audace de l’affrontement
« Comment espères-tu vivre en ta propre
compagnie si tu n’as ni la volonté ni l’audace
de mettre à l’épreuve ta connaissance de toi-
même ? »
Robert Fischer, Le Chevalier à
l’armure rouillée

Pour accéder à la rébellion positive, la première étape du recentrement


sur soi est de renforcer son moi et de reconstruire ainsi les fondations de
son estime de soi. Celle-ci est le socle de notre identité, à côté de laquelle
se construit la confiance en soi.
La confiance en soi est la perception que nous avons de nos
compétences personnelles, une capacité à prendre des décisions et à initier
des projets. L’estime de soi est l’amour que nous avons de nous-même, la
représentation de notre propre valeur. L’affirmation de soi concerne nos
relations aux autres, c’est-à-dire l’énergie, la force, la capacité à nous faire
respecter d’autrui.

Développer son sens de la repartie

Avoir de la repartie, c’est « savoir répondre ». Certes ! Mais comment


faire ? Habituellement, les meilleures reparties suscitent l’admiration
devant l’intelligence du locuteur. « Quel esprit brillant ! Quel sens de l’à-
propos ! » C’est vrai. Cependant, nous pensons souvent que pour avoir « la
meilleure repartie », il faut forcer son esprit à « être prêt », ce qui est
impossible ! Notre créativité ne peut s’exprimer au contraire que dans le
lâcher-prise. Or, lorsque nous nous sentons attaqué, nous sommes tendu, et
notre esprit ne nous « obéit » plus de la même manière. Embué par les
émotions, nous nous défendons au lieu de surfer sur la vague, et devenons
agressif : réflexion aigre-douce, humour doucereux, rire jaune, scud
envoyé là où ça fait mal… Nous avons conscience que ce n’est pas notre
« vraie nature », ou bien que notre réflexion est trop dure par rapport à ce
qui a été envoyé par notre interlocuteur, mais c’est trop tard ! Nous nous
bornons à nous dire : « Il l’a bien mérité ! », suivi de : « Zut, eh bien
maintenant, que va-t-il arriver ? » et nous ne savons que penser. Alors,
comment faire et que répondre dans ce cas ?
Pendant longtemps, une amie pensait qu’étant dotée d’une « intelligence
commune » (entendez : ni plus brillante ni plus bête qu’un autre), elle ne
pouvait faire preuve de repartie. Elle était persuadée que seuls les acteurs,
69
les humoristes, les provocateurs, voire les polytechniciens pouvaient en
bénéficier. En réalité, le sens de la repartie peut s’apprendre. En famille
d’abord : un enfant vient se plaindre de son copain qui s’est moqué de lui,
nous pouvons mimer le copain et jouer avec l’enfant de mini-saynètes où il
se montrera loquace. Nous en profitons pour lui inculquer quelques règles
relatives à la « bonne repartie » : humour, lâcher-prise, créativité, non-
violence. Avoir de la repartie suppose en effet de laisser tomber la colère.
Nous y reviendrons.
Se défaire de son éducation est également une voie : vouloir faire plaisir
à tout prix, ne pas vouloir blesser empêche la rébellion positive de
s’exprimer. Car nous mêlons le devoir, la censure là où l’imagination a
besoin d’espace, d’air libre. Cela crée une opposition frontale qui bloque la
pensée. Laisser libre cours à la provocation « enchanteresse » est la seule
option possible : jouer pour ouvrir, et non jouer pour gagner.
Cela implique toujours d’utiliser son cerveau droit : solliciter son
imaginaire, retrouver l’enfant en soi pour oser aller vers la partie inconnue
de soi et apporter de la créativité dans la relation.
Les techniques de clown nous apprennent que, lors d’une improvisation,
il faut toujours aller dans le sens de l’autre, accepter de rentrer dans son
monde, afin de créer la connivence, la communication, et inventer
ensemble dans un univers commun. Ce dernier prend alors une extension,
une forme nouvelle à laquelle l’autre est obligé d’adhérer, puisqu’il l’a
initié ! Exemple célèbre : « Vous n’êtes qu’un vieil imbécile ! – Vous avez
raison, je ne suis plus très jeune. » En ne répondant pas sur le contenu
attendu, le deuxième larron signifie au premier plusieurs choses qui ont un
effet sidérant, car non prévu :
– je ne rentre pas dans votre logique ;
– je ne suis pas vexé et, même plus, j’en rajoute et je vous dis que vous
avez raison ;
– je ne me battrai pas avec vous ;
– je sais qui je suis, je suis stable en moi-même ;
– je suis prêt, je n’ai pas peur, mieux, je m’amuse sincèrement.
70
C’est toute la différence entre « collaborer » et « affronter » . Dans le
premier cas, il y a une nécessaire empathie, qui amène à l’écoute de
l’autre, de ses émotions, de son état. Imaginez que vous faites la queue au
supermarché et que quelqu’un arrive en portant ses courses dans ses bras,
et qu’au moment où il arrive à la caisse il fasse un faux pas et laisse tout
tomber. Vous allez naturellement grimacer, ne serait-ce qu’à l’intérieur de
vous, et ressentir, en partie du moins, le désarroi du malchanceux. S’il lève
la tête à ce moment précis, il verra votre disposition à son égard et vous en
sera reconnaissant, même s’il n’en dit rien.
Et rien qu’avec ces attitudes-là, vous créez ensemble une connivence
qui vous met dans une relation où un lien, aussi minimal soit-il, existe. La
principale qualité de l’empathie est de comprendre son interlocuteur en se
mettant à sa place, ce qui facilite l’assimilation de ce qu’il vit, sent, pense.
Un sérieux atout pour développer son sens de la repartie !
Lorsque l’on fait des stages d’initiation aux techniques d’improvisation
clown, il est étonnant de constater que, loin du joyeux brouhaha qu’évoque
ce genre de spectacle, des règles très strictes régissent les corps et les
communications des personnes en présence, dont le « regard-public ».
Vous dites quelque chose et, très vite, vous devez regarder furtivement le
public avant de continuer. Sans ce regard, vous perdez le contact avec lui
et ne pouvez plus être en pleine empathie avec ce qui se passe. Vous ne le
regardez cependant pas à n’importe quel moment : par exemple, lorsque
vous vous interrogez vous-même tout haut, ou bien après que vous avez
posé une question à votre partenaire de jeu, ou lorsque vous êtes empêtré
depuis un certain temps avec un objet, etc. Vous devez apprendre à
développer une « intelligence de jeu ».
Avoir de la repartie n’est pas synonyme de « répondre du tac au tac ».
La repartie, c’est à la fois une écoute et une prise de hauteur sur ce qui se
passe. Ce n’est pas non plus « œil pour œil, dent pour dent », comme on
l’entend trop souvent dans certaines émissions de radio, où l’art (si l’on
peut dire) consiste à neutraliser l’autre, à le mettre « en corner » afin qu’il
ne puisse plus répliquer. Pour un peu, on pourrait croire que le but de ces
émissions est de « donner la honte » aux personnes invitées.
L’improvisation au service de la rébellion positive

Séverine Denis, actrice d’improvisation théâtrale, nous parle de trois


piliers fondamentaux du sens de la repartie : conscience, lâcher-prise,
vigilance émotionnelle. Nous ne sommes pas loin des principes de la
méditation bouddhiste qui parle de trouver un état qui soit à la fois
« détente et vigilance ».

Conscience

Vous pouvez apprendre, à chaque moment, à savoir ce que vous


ressentez, quelles sensations physiques y sont associées, et vous interroger
sur ce qui a précisément provoqué ces émotions et sensations chez vous.
Plus vous ferez cet exercice, plus vous vous habituerez à être à votre
écoute et en contact avec votre monde intérieur, c’est essentiel pour
développer votre sens de la repartie !

Lâcher-prise

C’est lâcher le fait d’avoir raison et abandonner le terrain en renforçant


les arguments de votre interlocuteur. C’est difficile, mais efficace ! Dans le
très bon film Oui mais d’Yves Lavandier, Gérard Jugnot joue le rôle d’un
psy utilisant ces techniques avec sa jeune patiente merveilleusement jouée
par Émilie Dequenne. Celle-ci doit s’entraîner à mettre un peu d’humour
pour ne pas être vexée dès que son petit ami lui fait une remarque pour la
taquiner. Gérard Jugnot lui propose d’aller dans le même sens que l’autre,
et lui soumet pour cela un petit exercice « en live ».
« Eh bien dites donc, vous auriez pu venir me voir bien habillée quand
même ! Voyez, votre pull n’a aucune forme !
– Heu… Oh, c’est dur, ça !..
– Rappelez-vous les principes : “Oui, et même que…”
– Oui, et même que… mon pull… Et même que… on dirait un sac à
patates ! »
La jeune fille finit par s’amuser et développe une créativité sans
précédent. Elle réussit même à épater son petit copain qui du coup devient
fou amoureux d’elle alors qu’il était jusqu’à présent un peu lassé par son
sérieux de tous les instants.
Vigilance émotionnelle

Être conscient de ses émotions ne signifie pas être envahi par elles.
C’est au contraire s’en servir comme point d’appui, car c’est à cet endroit
que se trouve notre énergie. Souvent, lorsqu’on nous fait une remarque,
c’est l’agacement qui ressort le premier. Vous pouvez transformer cette
énergie en jeu ludique. C’est l’une des choses les plus difficiles, car elle
demande du lâcher-prise (on aime mieux dire par exemple : « Oh, vous
pourriez être plus aimable ! »). Vous pouvez vous entraîner tous les jours
chez votre boulanger ou aux caisses du supermarché du coin. Exemple :
cette amie qui était en panne de batterie en Alsace et avait attendu plus de
trois heures un dépanneur. Celui-ci regarde attentivement la voiture et
s’exclame, avec un fort accent alsacien : « Ah ! Mais, matame ! C’est la
pat’rie ! » Et elle répond immédiatement : « Quoi ? Elle est en danger ? »
Cette petite remarque l’a remise de bonne humeur ! Ainsi, tentez le plus
souvent possible de garder votre humour en gérant vos émotions.
Séverine Denis affirme qu’« entre deux individus qui ont de la repartie,
existe de fait une volonté de collaborer (…). Presque toutes les très bonnes
reparties sont des réponses en résonance avec la métaphore de la réplique
initiale. Il vous faut donc capter tout de suite l’univers métaphorique de
votre interlocuteur lorsqu’il vous adresse une remarque ». Elle cite un
extrait du film Mélodie en sous-sol :
« Ton père et moi, tu nous feras mourir de chagrin.
– Tant mieux, comme ça, on ne retrouvera pas l’arme du crime. »
Dans un autre style, dans La Grande Vadrouille de Gérard Oury,
découvrant un avion qui aurait dû leur permettre de s’évader, Bourvil dit à
Louis de Funès :
« Il n’y a pas d’hélice, hélas…
– C’est là qu’est l’os… »
Ici, l’amusement vient de ce que de Funès utilise les sons pour rebondir,
donnant ainsi à entendre une « mélodie » qu’il joue de concert avec son
partenaire. Ainsi, la repartie n’est pas « aller contre » mais « être avec », ce
qui change tout !
En politique, certaines reparties valent leur pesant comique, même si les
propos échangés recouvrent des règlements de comptes :
À l’Assemblée nationale, Ségolène Royal prend la parole. Au même
moment, un député lance : « Tiens, la vache folle ! » Réponse immédiate :
« C’est mieux qu’un vieux cochon ! »
Sortir de la compétition stérile et oser changer le point de vue : si
quelqu’un vous « agresse », vous pouvez vous positionner autrement que
l’interlocuteur a voulu le faire. Ce nouveau paradigme va certainement
désarçonner, et c’est un des buts recherchés ! Car vous pouvez alors
utiliser votre sens de l’humour, votre repartie pour injecter autre chose
dans la relation, et reprendre une part du contrôle que vous avez perdu…
Pour cela, le théâtre, le clown, la musique, toute forme artistique
impliquant du lâcher-prise et privilégiant le « cerveau droit » pourront
vous faire avancer sur ce nouveau chemin.

Oser créer de nouvelles réponses

Pour faire face à tout ce qui mine en profondeur notre intégrité, à savoir
l’agressivité ou les violences, ne pourrions-nous pas oser de nouvelles
réponses qui nous permettent de mieux utiliser nos ressources
personnelles ? Car adopter toujours les mêmes comportements face aux
mêmes situations ne conduit-il pas toujours aux mêmes résultats ?
Les comportements répétitifs sont devenus des automatismes, une
deuxième peau alors que nous avons la possibilité de mettre en place
d’autres stratégies adaptatives, pour multiplier les possibilités de solutions
et donc augmenter l’efficacité des résultats. Faut-il se contenter de rester
« hérisson » ou tenter de développer son côté « renard » ? « Le hérisson est
un petit mammifère recouvert de piquants ; lorsqu’il est attaqué, il se roule
en boule, les piquants hérissés. C’est son seul moyen de défense. Par
contre, un renard n’a pas recours à une stratégie unique quand il est
menacé. Il adapte plutôt sa stratégie en fonction de la situation particulière.
C’est également un chasseur rusé et, d’ailleurs, l’un des rares prédateurs
71
du hérisson . » Voyons, au travers de trois types de personnes
fréquemment rencontrées autour de nous, les stratégies utilisées par les
« hérissons ».

Le perfectionniste

Son travail à ses yeux n’est jamais suffisamment bon, parfait, et on peut
toujours l’améliorer.

Prenons l’exemple de Sylvain qui doit rencontrer un client. Il maîtrise


bien le sujet, est compétent. Juste avant l’entretien, il va envoyer un mail
à son responsable avec toute une liste de questions pour être sûr de tout
bien savoir afin de réussir parfaitement son rendez-vous. Les questions
sont du type : « Si le client signe le contrat, à quel moment dois-je le
préparer ? Quand pourrai-je te le montrer ? Seras-tu à ton bureau
pendant l’entretien ? Si j’ai besoin de te déranger, pourrai-je le faire ? »,
etc. Autant de questions inutiles… Mais, pour Sylvain, à toute action doit
correspondre une maîtrise totale du sujet. Son responsable devient (on le
comprend) de plus en plus impatient voire agressif avec lui. Le
perfectionniste ne comprend pas un tel comportement car il rend
toujours un travail impeccable, « parfait ».

Quelles nouvelles réponses Sylvain peut-il trouver ? Par exemple, aller à


l’entretien en faisant confiance à son niveau de compétence, se centrer sur
le client, noter toutes les questions de ce dernier lorsqu’il ne sait pas quoi
dire, et répondre autant qu’il le peut : lâcher prise sur la perfection, adopter
de la légèreté dans sa perception de la vie, lâcher les enjeux existentiels,
grandioses, qu’il se fixe lui-même. Le perfectionniste ne peut être attentif à
l’autre puisqu’il est constamment obnubilé par la possibilité, la probabilité
d’une défaillance intérieure. Il n’est donc concentré ni sur le présent ni sur
autrui.
Lâcher prise, créer de nouvelles réponses, ne se fait pas du jour au
lendemain. C’est, petit à petit, accepter de faire une erreur, puis pourquoi
pas plusieurs, et continuer à l’accepter tout en se reconnaissant compétent
malgré cela. Dès qu’elle le souhaite, la personne peut aussi remettre en
place ses mécanismes rigides ; au contraire, de nouvelles réponses
augmentent son panel de choix possibles.
Le perfectionnisme a pu être utile à un moment donné de la vie, ou peut-
être cela a permis d’être encore en lien avec certains préceptes familiaux.
On peut s’en libérer, mais par choix personnel. C’est une décision
consciente de changer d’attitude et de but.
Ce besoin de tout contrôler, d’être un « bon élève », un « bon salarié »
permet une emprise par l’autre qui peut utiliser cette faiblesse soit pour
faire travailler davantage, soit pour culpabiliser de ne pas en avoir fait
assez.
C’est un type de profil qui se repère facilement et rapidement, et vous-
même savez si vous faites partie de cette « famille » ou non.
La procrastination

C’est le fait de repousser au lendemain ce qui peut être fait le jour


même. Il s’agit des personnes qui ne terminent jamais leurs projets ou qui
ne se mettent jamais en action.

Kévin est depuis dix ans dans la même entreprise, il se sent très mal
dans son poste de responsable d’administration des ventes. Il n’a plus de
reconnaissance professionnelle, effectue un travail répétitif, sait que son
patron n’a plus d’estime pour lui. Dans sa journée type, il ne fait plus
que son travail, ne prend aucune initiative et aucun temps personnel et
relationnel (ne téléphone plus à ses enfants, ne va pas déjeuner avec ses
collègues…). Il envisage donc de changer de poste. Cette question, il se
la pose déjà depuis cinq ans. Chaque année, c’est le même cycle qui
recommence : il prospecte sur le marché pour identifier les postes qui
l’intéressent, et, pendant quelques mois, obtient des rendez-vous, qui
n’aboutissent pas. Il pourrait persévérer, se perfectionner dans la
rédaction de son CV ou dans la gestion de ses entretiens, mais il ne fait
rien de tout cela et, chaque année, relance ce même processus, bien qu’il
soit de plus en plus désabusé, non confiant et affaibli. Dans dix ans, on
peut prédire que la situation sera inchangée, sauf décision de rupture
prise par l’entreprise. En d’autres termes, Kévin donne tout le pouvoir
de la relation et toute décision à l’autre. Il ne fait que subir et attend le
couperet qui, soyons-en certains, tombera un jour. Mais quand ?

Créer de nouvelles réponses serait, dans le cas de Kévin, instaurer de


nouveaux comportements dans l’entreprise. Par exemple, prendre du temps
pour lui, pour se sentir mieux, aller vers les autres, prendre plus de place à
leurs yeux, oser prendre des initiatives même s’il doit se tromper…
Prendre le risque que les relations se transforment et qu’il en tire de
nouveaux bénéfices. Il peut aussi « attaquer » le marché différemment,
utiliser son réseau professionnel, personnel, demander de l’aide et se fixer
une échéance pour réussir à changer d’entreprise dans un temps qu’il
définit.
Procrastiner permet de ressasser sans relâche encore et toujours les
mêmes pensées négatives qui tournent en boucle dans la tête. L’esprit ainsi
surstimulé et occupé n’est plus capable de se reposer. La personne ne peut
penser à autre chose, ou par intermittence, elle est sans arrêt à s’empêcher
d’avoir des activités qui apportent du plaisir car sinon elle culpabilise,
sachant qu’elle a « ce gros projet à mener », qu’elle n’a toujours pas
commencé. Elle se rend prisonnière d’elle-même.

Le syndrome de l’imposteur

Ce sont des personnes qui estiment qu’elles ne méritent ni le poste


qu’elles occupent, ni la confiance de leur employeur, voire qu’elles sont
trop payées. Paradoxalement, elles sont souvent très appréciées dans
l’entreprise.

Ainsi, Cyril, autodidacte, réussit à exercer des fonctions de direction


opérationnelle avec d’excellents résultats depuis plusieurs années mais a
toujours le même malaise : il se sent illégitime. Il va chercher à faire
évoluer sa situation selon lui « trompeuse ». Comme il réussit toujours
ses entretiens brillamment, il va très facilement retrouver un nouvel
emploi quel que soit le secteur d’activité, va rapidement donner
satisfaction, mais constate néanmoins que son mal-être perdure. N’en
pouvant plus, il décide de se former justement pour répondre à son
besoin de se sentir plus compétent, mais quel que soit ce qu’il
entreprend, son sentiment d’imposture persiste. Que peut-il faire ?

Cyril fait « toujours plus de la même chose » : il reste convaincu qu’il


trouvera un jour ce qui lui manque, en faisant l’économie d’un travail
personnel et de connaissance de soi. Il doit changer la perception qu’il a de
lui, accepter les signes de reconnaissance positifs comme étant vrais et ne
pas mettre un filtre autodestructeur l’empêchant de s’épanouir. Mais cela,
il ne pourra l’obtenir qu’en acceptant d’ouvrir son monde intérieur qui
jusqu’à présent lui échappe : Cyril, au fond, ne sait pas qui il est.
Le point commun de ces trois profils, où se reconnaissent beaucoup de
personnes que nous rencontrons et qui adoptent le même comportement
quelles que soient les situations qui se répètent, c’est le besoin d’accroître
les enjeux des situations : travailler encore et encore plus, creuser toujours
plus le projet, repousser les délais pour s’épuiser dans ces attitudes. Lâcher
prise sur les enjeux, accepter de faire des erreurs, entendre les retours
positifs qu’on pourrait recevoir seraient les signes de leur changement. Ces
personnes ont du potentiel et ces nouvelles réponses les amèneront à
recevoir d’autres retours de leur environnement, point de départ d’une
nouvelle dynamique, positive. Leur rébellion positive se nourrira de ces
petits pas réalisés à l’encontre de ce qu’elles ont toujours appris :
s’appliquer, relire, revérifier, ne pas prendre de risques, se dire : « Ce
n’était pas mal mais tant que ce n’est pas parfait cela ne vaut rien », ou :
« J’aurais pu mieux faire. » La rébellion positive ne se nourrit pas de
perfectionnisme ni d’illusion.
La rébellion positive, c’est oser lâcher ses habitudes comportementales
et observer quelles nouvelles conséquences vont advenir. Souvent, c’est
une surprise, agréable, qu’il faut accueillir, et qui renvoie une image de soi
différente, changeant le contexte des actions à venir, modifiant les
réactions des personnes qui sont là. « Si je change, tout change. »

Notes
69. On raconte une repartie célèbre (vraie ou fausse ? rumeur ou vérité ?) d’un postulant
à l’oral de cette prestigieuse école. Comme il ne répondait pas correctement,
l’examinateur s’adresse à l’appariteur : « S’il vous plaît, apportez de l’avoine pour cet
âne ! » Le jeune homme, ne se démontant pas, répond du tac au tac : « Apportez deux
pitances, s’il vous plaît, nous sommes deux à table ! » Suite à cette repartie, il aurait été
reçu sur-le-champ.
70. Voir à ce propos l’ouvrage très pratique de Séverine Denis, Avoir de la repartie en
toutes circonstances, Eyrolles, 2008.
71. Isaiah Berlin, Les Penseurs russes, Albin Michel, 1984.
10

Et si je mettais ma vie à mon propre service ?


« Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en
toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes
pour y faire face. »
Épictète, Ce qui dépend de nous

Autant l’entreprise, pour garder sa compétitivité, se pose la question de


son métier pour se recentrer ou se diversifier, autant le salarié se pose la
question de ses compétences pour s’adapter et s’orienter. De la logique
organisationnelle découle une « démocratie » des compétences qui ne sont
plus seulement techniques mais aussi relationnelles et émotionnelles.
Même si le poids de la hiérarchie diminue progressivement dans
l’entreprise pour laisser place à une approche en mode projet, le monde
des indépendants et des entrepreneurs se développe de plus en plus. Ceux-
ci ont besoin de partager et d’échanger plus d’informations, de fonctionner
en réseau et de respecter davantage l’identité et l’originalité des personnes.

Se mettre à son compte et s’affranchir des autres

La plupart des universités, des centres de formation en apprentissage et


des grandes écoles ont intégré dans leur cursus des programmes pour
développer chez les jeunes leurs qualités d’entrepreneurs avant d’entrer
dans le monde du travail. La prise de risque, la capacité à se projeter dans
le futur sont nécessaires aujourd’hui pour se forger un avenir professionnel
serein. Notre capacité à imaginer des solutions reste la meilleure réponse
face aux incertitudes ou aux accidents de parcours professionnels que nous
pouvons rencontrer.
Quand vous venez de vous séparer d’un employeur pour la troisième
fois consécutive, pour la même fonction dans des secteurs d’activité
identiques ou différents et que vous avez le sentiment d’avoir exercé
correctement votre travail, d’avoir été respectueux des règles et loyal vis-
à-vis de votre hiérarchie, comment imaginez-vous la suite ?
Cette envie de créer sa propre activité concerne les personnes de tous
âges, tous les niveaux hiérarchiques et toutes les fonctions de l’entreprise.
Toute personne qui entre sur le marché du travail sait qu’elle va travailler
dans plusieurs sociétés différentes lors de son parcours et que
probablement pour elle se posera la question de rester salariée ou de créer
sa propre structure.
Comment faire donc quand on se retrouve après plusieurs expériences
professionnelles, tout à coup, à l’arrêt ? Le cycle d’enchaînement d’une
entreprise à une autre se bloque, et on voit s’échapper l’avantage d’un
salaire régulier et d’une appartenance à une équipe. Créer son entreprise se
révèle de plus en plus intéressant et, parfois, il n’y a plus d’autre choix. Se
mettre à son compte fait rêver, mais nous pouvons douter de nos qualités
d’entrepreneur. Les messages que nous entendons chaque jour sur les
échecs, la fermeture ou la délocalisation d’entreprises autour de nous
depuis des années, ne nous rassurent pas.

Julie a vécu deux licenciements douloureux et une période de chômage


extrêmement difficile. Elle retrouve à nouveau un poste en faisant un
sacrifice important sur son salaire. Deux ans plus tard, elle fait face aux
mêmes difficultés déjà rencontrées : une exigence de l’entreprise vers
plus de résultats, plus de rendement, plus de contradictions. Le cycle
infernal se remet en place. Il commence par une pression de plus en plus
grande et se poursuit vers des relations qui se dégradent. Le stress de
Julie augmente et l’oblige à préparer son futur en cherchant un autre
emploi pour éviter un licenciement et un chômage. Mais le mot
« chômage » la terrorise et elle ne veut plus en entendre parler ; or, dans
son secteur d’activité, il n’y a plus d’offres. Elle refuse de s’imaginer à
nouveau sans emploi : alors, elle s’accroche, fait des efforts, des
concessions, rognant petit à petit sur les exigences qu’elle s’était
préalablement fixées lors des premières semaines après son
licenciement. Son anxiété augmente, la pression s’accentue. Ce qu’elle
voulait éviter à tout prix se présente alors devant elle.
Lorsqu’on lui parle de l’opportunité de créer son activité, elle s’en
sent incapable et n’en envisage pas la possibilité. Julie fait partie de la
catégorie des seniors : en France, seulement 15 % de cette catégorie de
personnes a un emploi salarié (contre 60 % en Suède). Beaucoup
d’indices dans son parcours et son contexte professionnel lui indiquent
pourtant que créer son entreprise reste la solution la plus adaptée à sa
situation. Elle continue sa recherche d’emploi, envoie des CV, se rend à
des entretiens, entend les mêmes discours, les mêmes exigences et obtient
des réponses négatives. C’est au bout de plusieurs mois qu’elle
commence à timidement étudier la possibilité de se lancer en
indépendante pour faire ce métier qu’elle connaît très bien.

Comment mettre en place une activité d’indépendant ? Initier une telle


activité est-il compatible avec la recherche d’un nouvel emploi et le fait de
toucher ses indemnités de chômage ?
Julie, tardivement, a compris qu’elle ne pouvait plus faire l’économie de
s’installer à son compte. Son objectif principal reste un poste de salarié,
mais tant qu’il n’y a pas d’offre, s’investir dans une création d’activité lui
apporte, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de la sécurité. Pour une
reconquête de sa sérénité, s’inscrire à des cours de yoga lui permet d’abord
de diminuer son stress. Ensuite, accepter de se lancer dans une création
d’activité dans son métier et son secteur lui ouvre des perspectives. Car
elle peut consacrer, en parallèle à sa recherche de poste, du temps pour
réfléchir sur son identité professionnelle, définir une offre de service et
prospecter pour trouver des clients. Cette prise de conscience est vitale
pour elle car la voilà à présent transportée vers un futur qu’elle contribue à
se forger elle-même : nous voici revenus à l’autodétermination comme
nourriture essentielle pour agir sur sa vie !
Pour créer une entreprise, il y a bien entendu tout un parcours, et tout un
environnement institutionnel qui stimule cette prise de risque.
L’entrepreneuriat est un indicateur du dynamisme d’une population et il
est représentatif de la capacité d’innovation d’une culture. Le désir de se
mettre à son compte est dans l’air du temps, proportionnel à l’exigence
d’éthique et au besoin de se réaliser. Dans la plupart des questionnements
de reconversion ou de changement de trajectoire professionnelle, le projet
de devenir indépendant, de créer une structure ou d’ouvrir un commerce
est une piste abordée comme appartenant au souhaitable ou au possible.
On peut être parfois freiné par des conseillers qui n’ont jamais créé de
société et qui insistent tellement sur les risques d’échouer dans son projet
qu’ils n’entraînent que le renoncement.
C’est le cas de Jérémy ; décidé à se lancer dans un projet de service à
la personne, il choisit, après une heure passée avec un conseiller, de tout
abandonner. « Il m’a fait peur en me disant que pour chaque étape, c’était
difficile, compliqué et qu’il fallait beaucoup s’investir. »
« Et si je n’arrive pas à trouver de clients ? Et si mon produit ou service
ne se vend pas ? Est-ce que je gagnerai suffisamment d’argent pour
vivre ? » Et puis ces messages maintes fois entendus et répétés : « On m’a
dit que le marché est très difficile en ce moment, il y a trop
d’entrepreneurs et d’ailleurs j’en connais qui ont échoué. »

La précaution numéro un est de bien nous entourer, d’abord de


personnes positives et ensuite de personnes ressources. Pas de conseillers
inexpérimentés ou d’amis rongés par le pessimisme !
Ce qui semble le plus difficile est de se déshabituer du confort du
salariat, même s’il y a eu des aspects conflictuels à gérer, des pressions à
subir et des injustices à surmonter. La peur d’oser franchir le pas concerne
une majorité de personnes. Alors, nous vous proposons de descendre de
votre siège passager et de regarder le paysage et la route qui se trouvent
devant vous depuis le siège conducteur.

Prendre le volant et quitter le siège passager

Cette approche entrepreneuriale s’applique aussi à soi, car vivre sa vie


c’est avant tout être entrepreneur de soi. Quels risques suis-je prêt à
prendre ? Comment vais-je atteindre mes objectifs ? Comment bien me
connaître, identifier mes points forts ? Comment développer ma capacité à
prendre des risques ? Comment développer ma créativité ?
La manière de conduire sa vie peut nécessiter à tout moment de « passer
du siège passager au siège conducteur » ; réussir sa vie est lié à notre
capacité à être autonome, à construire notre chemin. Comment se donner
toutes les chances pour réussir son développement personnel et sa
croissance vers le but fixé ?
Quand nous avons passé notre vie personnelle ou professionnelle assis
sur le siège passager vient un jour le moment de le quitter du fait de
circonstances économiques, sociales ou personnelles. Souvent, cela génère
de la peur, celle du changement qui s’accompagne d’un niveau élevé de
stress. Lorsqu’on se maintient dans une situation remplie de souffrance,
acceptant même que cela peut empirer, c’est avant tout parce qu’on n’a pas
encore de perspectives pour le futur. Et c’est dans cette attente que le
temps passe sans prendre le recul nécessaire pour penser à insuffler du
changement. D’ailleurs, si ce n’est pas nous, qui le fera ?
Nous prenons conscience que les changements souhaités que nous avons
reportés et reportés, encore et encore, se présentent alors devant nous. Les
opportunités ont toujours existé, mais nous ne nous sommes pas autorisé à
les voir ou à les analyser comme étant potentiellement de bonnes réponses
à nos souhaits. Pour réussir ce changement, nous devons changer de place,
et prendre le volant pour avancer, trouver un chemin dans lequel
poursuivre, positivement, sa route à la bonne vitesse.
Mais comment faire ? Comment occuper le siège conducteur qui
nécessite une vision différente de la route à prendre, une ouverture pour
bénéficier d’un autre point de vue sur le paysage ?
Le confort change, car il passe d’une responsabilité laissée aux autres à
une prise d’autonomie plus grande et une appropriation des choix qui nous
correspondent. Nous restons toujours le meilleur professeur pour nous-
même, encore faut-il que nous acceptions de prendre conscience de nos
besoins, de nos émotions, et d’oser regarder les compétences et capacités
que nous avons développées durant toute notre expérience de vie.
Lorsqu’on pilote soi-même son activité, les responsabilités augmentent,
car nous décidons de les assumer. Nous prenons le risque que la conduite
soit sécurisante et agréable plutôt que de penser qu’un accident va arriver
au premier tournant. Notre concentration devient plus élevée et nous
devenons alors seuls responsables de notre sécurité et de la vitesse à
laquelle nous voulons avancer. Il n’est alors plus nécessaire de revivre des
conflits et de reporter la responsabilité de nos difficultés sur les autres.
Nous pouvons apprendre à tenir ce volant, à le maîtriser et à rendre notre
conduite de vie agréable. Pour cela, nous devons accepter l’idée que les
conséquences de nos actes peuvent être positives, que nos choix sont
compatibles avec notre potentiel et que les satisfactions seront
nombreuses. Nous devons accepter des erreurs de parcours ou de conduite
dès lors que nous saurons réagir à tout moment pour nous remettre dans le
bon mouvement.

Clara a mis en place toute une série d’actions pour s’autoriser à


préparer son avenir en dehors d’une relation avec Boris pour que la
situation s’améliore à court terme. Elle se place, progressivement, dans
une posture de rébellion positive pour reconstruire son estime d’elle-
même et se protéger dans un premier temps des agressions de son mari.
Elle augmente ainsi son autonomie dans la relation. Elle se prépare à
sortir du schéma parental dans lequel elle s’est fondue et qui l’a conduite
à être une bonne mère centrée sur les tâches du foyer, laissant à Boris
toutes les responsabilités financières et être ainsi seul maître des
décisions.
Après avoir suivi des formations pour se préparer à une activité
professionnelle, elle exerce un métier d’assistante sociale à mi-temps, ce
qui provoque chez Boris une grande angoisse car progressivement il doit
accepter un partage des responsabilités pour lequel il ne s’est pas
préparé et une perte de contrôle sur le temps que sa femme passe à
l’extérieur. Plus Clara montre sa détermination à changer la relation
par la mise en place d’actions concrètes et visibles pour garantir une
meilleure relation, plus Boris prend conscience de sa responsabilité dans
son mal-être, ce qui va l’autoriser à sortir du piège qu’il a construit pour
maintenir enfermée sa femme dans un schéma dépassé : il s’habitue à
vivre avec une femme indépendante, libre de ses choix et soucieuse
d’assumer ses qualités et ses compétences de femme autonome et
responsable.

Passer du siège passager au siège conducteur implique d’adapter nos


bonnes pratiques mises en place dans un domaine pour en tirer tous les
avantages ou bénéfices dans les autres aspects de sa vie. De plus en plus de
personnes de valeur qui quittent l’entreprise y voient l’occasion de créer
leur propre activité pour exprimer leur potentiel, qui n’était plus exploité ni
même valorisé parfois depuis longtemps.

Conduire notre vie loin de la « conformité ordinaire »

Apprendre à conduire notre vie de couple ou notre entreprise passe par


différentes phases. D’abord nous accepter inconditionnellement dans ce
que nous sommes, dans ce que nous avons de meilleur en décidant de nous
délester des charges que nous avons bien voulu porter pour le bien-être des
autres. Cela veut dire que nous sommes capables de réussir une vie de
couple même si nous sortons d’un échec et que peut succéder à une
« mauvaise » expérience professionnelle, une réussite salariale ou une
réussite dans une création d’activité.
Ensuite retrouver l’audace que nous avons su déployer à un moment de
notre existence pour remettre en cause nos croyances et nous débarrasser
de ces messages négatifs reçus de nos figures parentales ou hiérarchiques,
que nous nous sommes appropriés comme étant notre « réelle »
personnalité. Une vie créatrice, c’est « le fait de ne pas être tué ou annihilé
continuellement par soumission ou par réaction au monde qui empiète sur
72
nous. J’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf ».
Enfin, identifier nos peurs les plus grandes, les affronter par des actions
qui vont « accélérer » notre changement grâce à une vision positive du
chemin à parcourir. Prendre le risque que notre perception du futur et de
nos actions peut avoir un résultat positif. C’est parce que nous agissons
concrètement en dessinant un itinéraire et anticipons les obstacles que nous
pouvons « réellement » expérimenter notre capacité à les surmonter. Plus
nous avançons sur notre route, plus nous prenons confiance. Chemin
faisant, nous devons renforcer nos compétences dans la conduite et notre
sentiment d’efficacité personnelle pour piloter en tout temps et en toutes
circonstances.

Note
72. D. W. Winnicott, op. cit., p. 45.
11

La rébellion positive se nourrit de « petits


plaisirs » et de « graines d’avenir »
« Plus vous êtes vivant, moins vous êtes en
sécurité. »
Osho, Aimer vivre

Maintenant que nous avons appris à développer notre rébellion positive,


à nous autoriser à exprimer nos émotions et à libérer notre sensibilité pour
écouter et voir ce qui nous entoure, nous pouvons passer au stade suivant
pour changer concrètement notre vie. Il est possible désormais de nous
appuyer sur cette nouvelle ressource libérée reposant à la fois sur notre
puissance d’adaptation, de rébellion et d’action. Nous sommes prêts à
retrouver notre confiance en nos compétences et en nos possibilités et
pouvons décider de nous réapproprier notre autonomie. Ainsi libérés des
idées et des choix des autres, nous sommes capables d’oser affronter nos
propres peurs et surtout nos choix. Laisser de l’espace à notre intuition,
notre créativité et nous libérer de l’omnipotence de notre esprit cartésien,
obstacle potentiel à notre bien-être car trop empli de rationalité, devient
nécessaire, voire vital.
Plus nous prenons le risque de nous centrer sur le moment présent, plus
nous nous libérons à la fois des chaînes de notre passé mais aussi du poids
que représente parfois notre peur de l’avenir.

Oser ses choix pour le futur

Se rebeller peut être positif dans les situations absurdes que nous vivons
parfois, nous l’avons vu, pour pouvoir réintroduire de la confiance dans la
perception que nous avons de nous-même. La rébellion positive n’a pas
pour objectif de remettre en cause l’autre dans son autorité ou son pouvoir,
mais de préserver son intégrité pour s’épanouir au travail ou dans sa vie,
puis se défendre lorsque sa santé ou son espace vital est menacé. Une
personne usant de sa capacité à exprimer sa rébellion positive est avant
tout une personne qui se prend en charge et retrouve sa dignité pour
redéfinir une nouvelle relation plus équilibrée.

Didier, directeur d’une entreprise, s’est entouré d’une collaboratrice,


Hélène, qui s’occupe efficacement de toute la partie administrative et
financière. Elle connaît tout de l’entreprise et de ses clients, a un
excellent relationnel et a montré depuis une dizaine d’années sa fidélité à
l’entreprise et à son patron. Mais celui-ci recrute une jeune employée
qu’il rémunère mieux qu’Hélène, ce qui génère chez elle un sentiment de
frustration et de déception. Lentement, elle a l’idée de partir, de changer
d’entreprise, mais elle se sent perdue.
En creusant ses motivations, Hélène aimerait rester à son poste en
obtenant plus de reconnaissance, notamment salariale. Elle décide de
rencontrer le directeur pour lui demander une augmentation de salaire
en rappelant son niveau de responsabilité et son fort investissement dans
l’entreprise. Didier refuse net et montre avec fermeté qu’il continuera à
la gérer comme il l’a toujours fait. « Je sais ce qui est bon pour
l’entreprise, vous êtes très bien à votre poste, vous avez un bon salaire et
vous devez reprendre immédiatement votre travail. » Ce qui est absurde
dans cette situation, c’est que Didier est fortement dépendant du travail
d’Hélène dont le départ signifierait une perte de visibilité financière et
une obligation de se centrer sur les tâches quotidiennes au détriment
d’une vision de croissance pour le futur. Et pendant des années il a
réussi à lui faire croire le contraire.
Dans la négociation qui va durer plusieurs mois, Didier reste
inflexible et refuse de changer de position. Le projet d’Hélène étant clair,
plus le temps passe, plus son investissement à l’extérieur pour saisir une
nouvelle opportunité est visible car cela se fait au détriment de son
travail et sa complaisance pour le directeur diminue. Celui-ci finit, dans
une volte-face, par accorder à sa collaboratrice ce qu’elle demande et la
relation continue : Hélène retrouve sa dignité, Didier reprend sa place et
la vie de l’entreprise reprend son cours normal.

Oser, c’est, comme Hélène, se donner un objectif, faire des choix,


élaborer des plans d’action et souvent se faire accompagner pour réussir
une transformation intérieure. Pour remobiliser son potentiel, ses capacités
qui n’ont plus été utilisés depuis toutes ces années au même poste, dans la
même entreprise, dans le même environnement. C’est ce nouvel
apprentissage dont Hélène a bénéficié, après avoir affronté ses peurs. Face
à chacune de celles-ci, elle a positionné une décision, une argumentation,
une ressource ou une compétence. L’atteinte de ses objectifs lui donne
pour principal avantage de garder une capacité à se connecter au futur, à
envisager de nouvelles perspectives d’évolution en interne ou en externe.
Elle est prête si nécessaire à de futurs entretiens professionnels.
Bien entendu, quand le stress est là et que rien n’est mis en place pour le
diminuer, comment imaginer ce que sera le futur et pourquoi serait-il
meilleur ? Nos pensées sont souvent nos pires ennemies. Incessantes, elles
circulent sans relâche dans notre esprit et se heurtent en boucle à notre
besoin de contrôler notre avenir avec des certitudes : d’accord pour
changer d’entreprise mais le travail sera-t-il aussi intéressant ? D’accord
pour créer son entreprise mais les revenus seront-ils rapidement réguliers ?
Sinon, trop de risques, c’est trop de peur.
L’impermanence est présente dans chaque instant de notre vie : un
moment se crée, il s’éteint aussitôt. On ne peut pas être sûr que nos choix
aboutiront à ce que l’on souhaite, la certitude n’existe que dans
l’immobilité. Le mouvement implique toujours que l’on perde quelque
chose, et que l’on gagne autre chose, qu’on ne connaît pas encore.
L’impermanence se nourrit de l’incertitude, et nous devons l’accepter pour
oser bouger, oser vivre. La fixité et le contrôle sont au contraire liés à une
sécheresse intérieure, une terre qui n’est pas fertilisée.

Décider pour soi et renforcer son autodétermination

Épictète nous enseigne : « N’attends pas que les événements arrivent


comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras
73
heureux . »

Émilie, une amie consultante indépendante, se souciait de savoir


comment gagner davantage d’argent, car elle avait du mal à boucler ses
fins de mois. Alors qu’elle s’en ouvrait à son thérapeute, celui-ci
l’interrompit : « Combien veux-tu gagner par mois ? » lui demanda-t-il.
Incapable de répondre spontanément à cette question, elle commença à
lister toutes ses dépenses, justifiant par là le montant minimal de ses
honoraires. Le thérapeute répéta sa question, qu’elle finit par entendre,
pour se rendre compte qu’elle ne savait pas répondre… Dans son esprit,
tout s’embrouillait : ce qu’elle devait gagner, ce qu’elle désirait dans
l’absolu mais estimait impossible, ce qu’elle pensait être raisonnable
mais inférieur quand même à ses souhaits profonds, ce qu’elle pensait
être capable de gagner, et incapable aussi… Sa séance de thérapie
terminée, elle se retrouvait dans un état de perplexité intense. C’était le
début d’une lente découverte de sa capacité d’autodétermination.

Le temps est venu de s’interroger sur notre part de responsabilité dans la


situation que nous vivons au quotidien : Marié, suis-je heureux ?
Indépendant ? Salarié, suis-je heureux ? Malheureux ? Incapable de me
décider entre deux voies, deux options ? Pourquoi rester à ce poste qui ne
me convient plus, depuis plusieurs années ?

Charly est arrivé à un stade où plus rien ne le motive, son travail lui
pèse et sa vie de couple s’en ressent : il rapporte du travail chez lui tous
les soirs même si cela ne lui plaît pas. Charly semble inhibé et incapable
de bouger ou de sortir de cette impasse. La mise en place d’un
programme en trois phases l’a aidé, à sa grande surprise.
La première phase, c’est se donner des petits plaisirs quotidiens et les
vivre pleinement (« Petits plaisirs et grands moments »).
La deuxième phase (« Petits pas ») nécessite de se fixer des petits
objectifs immédiats pour améliorer son quotidien et contribuer à sa
transformation, même minime. Ces petites actions ont eu pour effet de
débloquer de l’énergie, chacune ayant pour objectif de générer du bien-
être, du plaisir ou de la satisfaction. Charly a commencé à être content
de ces petits buts quotidiens qui mettaient du piment dans sa journée. Sa
capacité à agir s’enclenchait !
La troisième phase (« Graines d’avenir ») s’enchaîne ensuite, une fois
l’énergie des deux premières phases accumulée, permettant d’amorcer
des changements fondamentaux concernant le long terme.

La première phase, « Petits plaisirs et grands moments », concerne la vie


personnelle et nécessite de se centrer sur le développement de ses
compétences émotionnelles. Nous nous enrichissons si nous acceptons
d’exprimer et de libérer nos émotions, en acceptant notre partie sensible. Il
s’agit, par exemple, d’identifier des actions ou activités utiles dans la vie
personnelle, susceptibles de générer du plaisir ou du bien-être.
Cette étape a pour objectif de diminuer le stress en augmentant l’accès
au plaisir. Les activités artistiques ou sportives peuvent faciliter l’accès à
nos émotions, augmenter notre satisfaction personnelle dans l’agir et
mobiliser concrètement d’autres capacités que celles utilisées
habituellement. Faire du yoga, de la sophrologie ou de la méditation sont
d’excellents remèdes contre le stress. La peinture, le théâtre, la sculpture,
la photographie mobilisent le cerveau droit, peu utilisé, car, dans notre
système éducatif et nos entreprises, nous valorisons surtout la logique et
les aspects analytiques relatifs au cerveau gauche. Sont utiles aussi toutes
ces petites choses qui émerveillent les enfants (« les grands moments ») et
que nous avons oubliées depuis longtemps (regarder une fourmi porter un
fardeau, écouter le bruit du vent dans les arbres, les oiseaux chanter le
matin…). Cette phase rejoint la « pleine conscience » dont nous parlerons
plus loin et la notion d’impermanence.

Émilie a choisi le karaté pour développer sa capacité à oser : en effet,


très empathique et plutôt effacée, elle relie ses problèmes d’argent avec
sa difficulté à prendre sa place dans la relation et à ne pas oser déranger
en demandant un prix correspondant à la valeur réelle de son travail. Le
karaté lui apprend, sur un mode ludique et physique, à laisser libre cours
à l’expression de son agressivité, qu’elle a découverte à cette occasion !

La deuxième phase, « Petits pas », concerne l’amélioration du cadre


personnel ou professionnel dans le court terme. Il s’agit d’accepter de
maintenir la situation même si elle est difficile, l’objectif étant
d’augmenter les moments de satisfaction dans l’exercice de ses fonctions
tout en respectant les objectifs à atteindre.

C’est le cas de Charly, pour qui tout pose problème, chez qui tout va
mal avec aucun contrôle sur ses activités et son travail. Les axes
identifiés partent de ce qu’il souhaite, à savoir améliorer son quotidien,
augmenter son niveau de motivation et ainsi son engagement. Charly
n’aime pas manager et a du mal à gérer les relations. Apprendre à
déléguer, et ainsi reconquérir un territoire « perdu » dans la relation aux
autres, développer son authenticité, notamment par une expression plus
grande de ses opinions sont pour lui des axes de développement
importants. L’idée est de le mobiliser sur un mieux-être possible, même
si l’environnement est hostile, car agir sur celui-ci nécessite des efforts
importants. Cela peut être aussi, tout simplement, prendre le temps de
déguster son déjeuner, arriver plus tôt pour profiter du calme ambiant
quand personne n’est encore là… Cette phase permet de rajouter du
bien-être, en complément de la première pour disposer de suffisamment
de confiance et de force pour se lancer dans la construction de son
avenir professionnel.

La troisième phase, « Graines d’avenir », va se structurer en prenant


appui sur les résultats des deux phases précédentes pour construire un
projet professionnel dans le long terme avec des changements importants,
que ce soit dans la vie privée ou professionnelle. C’est l’étape la plus
difficile car elle implique d’affronter ses peurs et de prendre des risques
pour se projeter vers une meilleure situation. Cela est difficile à percevoir
quand notre territoire est devenu si petit et quand on ne voit plus ce qu’il y
a au-delà des murs…
Cette phase consiste en l’élaboration d’un projet accompagné de plans
d’action précis ou de plusieurs projets qui peuvent être menés en parallèle.
« Les trois vies que vivent les gens sains : la vie dans le monde, avec les
relations interpersonnelles qui permettent aussi l’utilisation de
l’environnement non humain, la vie de la réalité psychique personnelle
(“intérieure”) dont font partie les rêves… et l’aire de l’expérience
culturelle qui commence avec le jeu, le sens de l’humour et conduit à tout
74
ce qui fait l’héritage de l’homme (arts, mythes…) . »
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise décision, il y a d’abord celle qui
consiste, face à soi-même, à savoir s’il est temps ou non de sortir d’une
situation difficile à vivre. Et cela nécessite souvent une aide extérieure.
Pour faire des choix ou prendre des décisions, autant privilégier une
perspective positive et utile pour son bien-être. La psychologie positive,
conçue par Martin Seligman, a pour finalité l’épanouissement ou le
fonctionnement optimal, nous l’avons vu. Il est essentiel de nous centrer
sur les activités ou actions que nous menons au présent et qui sont
génératrices de plaisir ou de bien-être et nous projeter dans le futur en
privilégiant tout ce qui favorise notre optimisme dans la réussite de nos
projets. Nos émotions positives améliorent notre santé, augmentent notre
autodétermination, nos capacités de résolution de problèmes et favorisent
notre capacité à créer des liens forts.
La rébellion positive est avant tout structurante et personnalisée. Elle
permet de nous réapproprier tous les aspects de notre vie, personnel,
social, professionnel en nous remettant en cause pour créer de nouvelles
relations, plus enrichissantes pour tous, avec notre entourage. Elle
nécessite un accompagnement vers une mise en action, des activités
sources de plaisir, donc de motivation et ensuite de bien-être. « Nous ne
devons pas délibérément subir des mots durs ni penser que nous n’avons
pas le droit de répondre avec force ou de quitter les lieux si c’est la
75
meilleure solution . » Nous pouvons changer notre regard sur nous-même
et sur le monde, nous recentrer sur ce que nous faisons d’utile et de positif
au présent, dans notre quotidien. Nous pouvons nous autoriser à faire des
choix, d’abord de petits choix pour, progressivement, nous projeter
positivement, dans le futur, en gardant notre cap : une vie remplie de
satisfactions et de capacités à surfer sur les difficultés.

De la rupture à l’équilibre sécurité-plaisir

Pour faire face aux situations les plus difficiles, la rébellion positive
propose comme initiative première l’acceptation qu’une rupture peut être
bénéfique, que ce soit dans la relation personnelle, pour quitter un conjoint
violent ou pervers, ou dans la relation professionnelle, pour se libérer d’un
patron manipulateur ou incapable de reconnaissance.
Ce passage vers la rupture est nécessaire quand nous sommes en relation
avec des personnes qui savent percevoir que nous avons peur de perdre la
relation et que nous ne sommes pas en capacité de vivre seul ou de changer
d’entreprise. C’est alors le moment de risquer notre avenir quand notre
santé ou notre sécurité est en jeu et quand le processus de séparation, ou
d’exclusion ou d’autodestruction se met en œuvre.
L’autre initiative est de nous projeter positivement dans le futur. Prendre
le risque de vivre une situation inconnue, qui n’existe pas encore, donne
l’occasion de nous remettre en mouvement, en conscience. Quand nous
décidons de faire circuler nos énergies positives, nous sommes à même de
retrouver l’expression de la confiance en nous-même.
C’est vrai, la rupture comporte un risque car elle implique d’aller
jusqu’au bout. Dire que nous allons rompre, sans convictions réelles et
sans préparation de ce que nous mettrons en place par la suite, n’a que peu
d’effet durable. L’idée de rupture est avant tout une décision qui repose sur
la foi en soi. Il faut se préparer en envisageant toutes les possibilités mais
aussi les conséquences des réactions qui peuvent se produire.
Il n’y a pas de rébellion positive sans confrontation avec l’autre.
Concilier sécurité et plaisir dans sa vie, intégrer la possibilité d’une rupture
quand tout va mal permet d’améliorer notre vie et de nous libérer de nos
contradictions, comme vouloir une chose et son contraire ou décider de
changer sans agir.

La pleine conscience
76
« Nous ne pouvons résoudre nos problèmes qu’en les résolvant . »
Lorsque nous nous sentons perdu, seul, à ne plus savoir quoi faire, quoi
décider, lorsque nous voulons fuir cette vie, nous fuir, c’est justement le
bon moment pour rentrer en soi-même. Parfois, nous vivons des choses
tellement désagréables, sources de souffrance, que nous voudrions être
demain. Sans nous en rendre compte, nous créons de ce fait notre
souffrance future, parce que nous fuyons le présent.
Souvent, nous imaginons des choses sans les vérifier, nous nous
montons des « films » dans notre tête, sans nous rendre compte que notre
esprit crée des illusions, que nous prenons pour des vérités. Nous sommes
prisonniers de nos peurs, de notre « mental », comme disent les
bouddhistes, et de notre refus de voir en face notre ignorance ce qui
renforce nos peurs et nos inhibitions.
Comme l’instant présent influence l’instant suivant, plus nous serons
présents à nous-même et à notre vécu intérieur, et plus nous pourrons
influencer positivement le moment suivant. Et où que nous allions, nous
sommes toujours avec nous-même. Nous ne pouvons pas nous fuir : nous
aveugler, nous leurrer et nous combattre est vain. Au contraire, nous
accepter, accueillir la réalité de ce qui est, accepter de vivre et traverser
cette vie avec nos émotions, nos sensations, est la meilleure des voies pour
ouvrir les yeux et savoir ce que nous avons à faire.
La pleine conscience, introduite en France par Thich Nhat Hanh et
77
connue du grand public par le livre de Jon Kabat-Zinn , est une ancienne
pratique bouddhiste qui nous amène à prendre conscience de qui nous
sommes, de notre place dans le monde. C’est être en contact avec notre
être profond, la conscience de notre nature et de notre lien avec l’univers.
Vivre la pleine conscience, notamment grâce à la pratique de la
méditation, permet de se détacher des pensées immédiates et matérialistes,
et d’agrandir sa vision de soi et du monde. Du coup, aussi paradoxal que
cela puisse paraître, nos décisions quotidiennes, comme les fondamentales,
s’en trouvent facilitées. Car porter attention au moment présent, à « ce qui
est », nous rend plus vivants. Cette « vivance », comme nous aimons à le
dire, nous rend plus « pétillants », plus « acceptants » et en contact plus
« plein » avec les êtres qui nous entourent, les événements, la vie. Dans cet
espace, il n’y a pas de jugement sur soi ni sur les autres, seulement une
conscience de ce qui se passe « ici et maintenant ». Cela signifie que les
bonnes et mauvaises réponses n’existent plus, qu’il n’y a qu’une réponse
possible : celle qui correspond à qui nous sommes et ce que nous voulons
pour nous, dans ce moment.
La pleine conscience a pour corollaire la discipline. Celle de s’asseoir
pour méditer, pour se poser, se connecter à sa respiration, être là, tout
simplement, malgré les centaines de choses que l’on a à faire. La discipline
de s’occuper de soi, de sa santé, de son corps, de tout ce qui nous rend
vivants.
C’est peut-être la seule chose, finalement, dont nous sommes certains en
ce monde : la seule chose que nous sommes sûrs d’avoir, c’est la vie.

Notes
73. Ce qui dépend de nous, Arléa, p. 18.
74. Conversations ordinaires, op. cit., p. 39.
75. Jack Kornfield, Bouddha mode d’emploi, Belfond, 2011, p. 306.
76. Scott Peck, Le Chemin le moins fréquenté, J’ai lu, 1990.
77. Où tu vas, tu es, J’ai lu, 2005.
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DES MÊMES AUTEURS

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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

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Béatrice Copper-Royer, Le jour où les enfants s’en vont
Pascal Couderc et Catherine Siguret, L’amour au coin de l’écran. Du
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