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Dissert Manon Lescaut - Personnages en Marge

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Avec la mort de Louis XIV en 1715, les mœurs se libèrent après la fin d'un

règne austère. Cette nouvelle liberté se retrouve au sein des romans libertins des
mœurs où les personnages rompent avec les règles aristocrates pour agir comme
bon leur semble, guidés par la recherche du plaisir. Manon Lescaut, roman majeur
du XVIIIe siècle, s’inscrit bien dans ce genre. Publié en 1731 sous le titre de Histoire
du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, il est l'œuvre de l’Abbé Prévost,
prêtre, auteur et romancier français né en 1697. Manon Lescaut est en réalité le
septième tome de Mémoires et aventure d’un homme de qualité. Dans ce récit
enchassé, le chevalier Des Grieux, jeune noble, relate à Rennoncourt, ses aventures
et péripéties avec la jeune Manon Lescaut, femme séduisante mais manipulatrice.
Entraîné par l’amour irrésistible de Manon, le chevalier sombre peu à peu dans la
déchéance. Dérivé du latin “margo”, -inis, qui signifie bord, bordure, la marginalité
désigne le fait d’être à l’écart de la société par exemple en rejetant certaines de ses
règles ou en s’isolant. Un personnage en marge est alors un personnage qui ne
s’intègre pas dans la société. Le roman, genre narratif apparu au XIIe siècle, doit
être source de divertissement et de plaisir pour le lecteur en lui faisant ressentir des
émotions et en suscitant son intérêt à poursuivre sa lecture. Les personnages en
marge sont par conséquent des éléments propres au plaisir du romanesque. Dans
quelles mesures les personnages en marge constituent-t-ils une source de plaisir
romanesque ? Après avoir analysé les aventures pleines de rebondissement dont
les personnages en marge sont à l’origine, nous verrons comment la passion
amoureuse participe également au plaisir du romanesque puis enfin nous nous
pencherons sur la critique sociale dressée dans ce roman.

Les personnages en marge sont à l’origine de plusieurs aventures pleines de


rebondissement qui suscite un intérêt chez le lecteur.
Tout d’abord ces péripéties sont caractérisées par une rapidité étonnante.
Nous pouvons prendre l’exemple du coup de foudre instantané. Dès la première
rencontre à Amiens, lorsque le chevalier croise le regard de Manon sortant d’un
convoi de prostituées, il tombe amoureux “je me trouvai tout d’un coup enflammé
jusqu’au transport” “mon amour naissant”. Dès lors, les amants élaborent un plan
pour passer la nuit ensemble mais finissent par prendre la décision de fuir à
Saint-Denis. Manon Lescaut est une courtisane qui ne correspond pas à la pudeur
attendue d’une jeune fille à l’époque. Amoureuse des plaisirs matériels et des
divertissements, elle se plaît à élaborer des plans pour dépouiller ses soupirants.
Convaincue que seule la fidélité du cœur compte, elle trompe Des Grieux à plusieurs
reprises avec M. de B… ou encore avec M. de G…M… Ses infidélités sont multiples
et s’enchaînent. Elle est l’un des moteurs du roman puisque c’est pour satisfaire ses
envies que le Chevalier Des Grieux se lance dans des aventures risquées: “son
penchant au plaisir [...] qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens” .
C’est donc son amour pour Manon qui le marginalise. Sa marginalité est d’abord
intérieure, il est tiraillé entre la vertu et l'attrait pour le plaisir. Puis c’est une
marginalité solciale: il passe du statut d’un noble à celui d’un déclassé. Son père, qui
tente de le remettre sur le droit chemin, l’enlève et lui fait poursuivre ses études.
Cependant deux ans plus tard, lors d’une représentation publique que Des Grieux
fait à la Sorbonne, Manon vient à sa rencontre et il retombe dans ses bras. Les
péripéties reprennent alors: incendie à Chaillot, vol, emprisonements, déportation en
Amerique et même meurtre d’un gardien par le chevalier. Cet aspect de densité des
événements est accentué par la narration. En effet, dans ce roman enchâssé, le
narrateur s’attarde sur les moments marquants tels que la fuite en Amérique dans la
deuxième partie. En contrepartie, il accélère le rythme dans les passages moins
marquants comme les deux années passées au séminaire de Saint-Sulpice.
Ensuite, le plaisir du romanesque passe par les lieux que fréquentent les
personnages en marge. En suivant leurs aventures, le lecteur découvre un monde
dont il ne fait pas partie. Ces lieux sont divers et symbolisent différentes classes
sociales: Paris, Saint-Sulpice, la Louisiane… Avec Lescaut, le frère de Manon, nous
sommes confrontés à un univers marginal où le jeu et la tromperie règnent. Il est
prêt à tout pour s’enrichir, même à pousser sa petite soeur à la prostitution . Il réussit
à influencer et manipuler Des Grieux et à le pousser lui aussi au jeu.

Si les aventures pleines de rebondissements, dont les personnages en marge


sont à l’origine, constituent une source de plaisir romanesque, celui-ci repose
également sur la passion amoureuse des protagonistes.
La passion amoureuse est la force qui domine les protagonistes mais surtout
le Chevalier Des Grieux. Cette passion est assimilée au bonheur comme en
témoigne le champ lexical de la tendresse qui est omniprésent dans tout le récit:
“Manon était passionnée pour le plaisir, je l’étais pour elle” (Partie I). Le chevalier
présente un dévouement inconditionnel pour Manon qu’il désigne comme “la
maîtresse de mon cœur”. Il est prêt à tout pour elle, même à être déshonoré devant
la société et son père. Il la sauve du couvent dès leur rencontre, la suit en Louisiane,
et se bat en duel pour elle contre le neveu du chef en Amérique. Leur amour est plus
fort que tous les éléments qui leur font obstacle. Ainsi, lorsqu’un événement les
sépare, le destin les réunit de nouveau.
Cependant la passion amoureuse est également associée à la destruction et
la fatalité. En effet, elle agit comme un destin funeste dont le chevalier Des Grieux
n’arrive pas à se défaire: “L’amour est une passion innocente; comment s’est-il
changé, pour moi, en une source de misère et de désordre ?” (Partie I). Il développe
un sentiment profond et surdimensionné pour le personnage féminin, le poussant à
sa perte. Cette passion est pourvoyeuse d’illusion: le chevalier aveuglé par ses
sentiments, ne voit plus les infidélités de Manon. Le registre pathétique est alors
souvent utilisé afin de susciter le pathos, et la compassion du lecteur, créant ainsi un
contraste entre la gentillesse de Des Grieux et la fatalité. En effet ses larmes coulent
à flot durant tout le récit, “Ma consternation fut si grande, que je verser des larmes
en descendant l'escalier” “ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère
que j’en laissai échapper malgré moi quelques larmes” (Partie I), cela révèle la
tristesse qu’il ressent suite aux actions de sa bien-aimée qui le trahit. Cet aspect
tragique de la passion amoureuse persiste jusqu’à la fin de son récit puisque le
chevalier reste auprès de Manon jusqu’à sa mort. Durant toute son agonie, il est à
ses côtés, et s’occupe du processus de l’enterrement après son décès.

Ce roman est l’occasion pour l’auteur de dresser une critique de la société


sous la régence.
Durant leurs aventures, les personnages parcourent des milieux divers et
contrastés: auberges, hôtels particuliers, prison, colonie (Amérique)... Ils sont alors
confrontés à toutes les couches de la société. Il dénonce alors l’impossibilité de faire
ses propres choix de parcours et d’avenir. En effet, les enfants sont soumis sur tous
les points à l’autorité parentale. Des Grieux a l'interdiction d’épouser Manon en
raison de son statut social car cela constituerait un déshonneur pour sa famille
noble.
A travers la ville de Paris, l’auteur révèle de manière cynique les mensonges
et l'hypocrisie qui règne en France à cette époque. Dans ce récit, la capitale
parisienne est synonyme de plaisirs et de débauche. Manon est condamnée par la
société pour son comportement "immorale", alors que les hommes de la haute
société ont souvent le même type de comportement sans être jugés de la même
façon.En effet, cette société qui souhaite s’affranchir des règles aristocratiques, se
replie sur cette ville et utilise ses richesses afin de satisfaire tous ses plaisirs. Cela
constitue un des arguments présentés par Des Grieux à son père afin de se
défendre: “ À chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des
exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une maîtresse, lui
disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de... en entretien
deux, aux yeux de tout Paris; M. de... en a une depuis dix ans, [...] J'ai usé de
quelque supercherie au jeu: M. le marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres
revenus;[...]”.
Il dénonce de la même façon les valeurs de la société matérialiste. Tout au
long du roman, le personnage de Manon est constamment guidé par une soif de
luxe, de richesse et de confort matériel. Elle n'hésite pas à abandonner des Grieux,
son unique véritable amour, pour suivre d'autres hommes plus riches qui pourront
subvenir à ses besoins. Cette quête effrénée du paraître et des plaisirs mondains
contraste fortement avec la sincérité et la pureté des sentiments amoureux du
protagoniste des Grieux. Prévost montre ainsi que les valeurs de la haute société,
centrées sur l'argent, le statut social et les apparences, sont en décalage avec les
véritables aspirations humaines. La tragédie finale de Manon, condamnée pour ses
excès et déportée en Amérique, peut être interprétée comme une condamnation de
ces valeurs bourgeoises superficielles.

Manon Lescaut suscite chez le lecteur le plaisir du romanesque de plusieurs


manières différentes. D’abord grâce à la marginalité des protagonistes et des
personnages de second plan, comme le frère Lescaut, qui sont source d’aventures
et péripéties au rythme effréné. Mais aussi par la mise en avant de la bivalence de la
passion amoureuse: bonheur et malheur. Le mélange de plusieurs registres, lyrique,
pathétique et tragique participe de la même manière à ce plaisir. L'œuvre constitue
également une critique de la société française au début du XVIIIe siècle qui est
guidée par l’attrait pour les plaisirs et la luxure. Manon Lescaut est alors une œuvre
incontournable qui, malgré la censure lors de sa partition, connaît un grand succès
plusieurs siècles plus tard. Elle marque le monde de la littérature française par
diversité thématiques et sa façon de dépeindre la force de la passion amoureuse.
Son héritage est encore plus grand puisqu’elle a été adaptée plusieurs fois en opéra,
notamment par Jules Massenet (Manon, 1884) et Giacomo Puccini (Manon Lescaut,
1893).

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