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LUIGI DELIA
Lumières sur l’abolition
universelle de la peine de mort :
Derrida lecteur de Beccaria et de Kant
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Issu d’un séminaire qui s’est tenu à l’EHESS, deux années durant, entre 1999 et 2001, le double
volume posthume de Derrida, intitulé Séminaire. La peine de mort, est à la fois un écrit compact et
pluriel. On pourrait dire, en effet, qu’il y a plusieurs recherches en ces deux tomes, en tout cas
plusieurs interprétations d’un même problème suggérées par l’auteur, et qu’on peut dégager par
une petite expérience de pensée, en se demandant laquelle des vingt-deux séances qui
structurent au total le séminaire est la plus importante. Or il y a quasiment autant de réponses
possibles que de chapitres à la question suivante qui donne au séminaire sa profondeur :
Pourquoi l’abolitionnisme ou la condamnation de la peine de mort, dans son principe même, n’ont-ils à ce jour trouvé une
place proprement philosophique dans l’architectonique d’un grand discours philosophique ? […]. Qu’est-ce qui
condamne la philosophie en tant que telle, à ce jour, à se tenir en principe du côté de la condamnation à mort 2 ?
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Au moment où Derrida délivre les leçons de son Séminaire, les progrès vers l’abolition
universelle sont réels. Loin d’être une chimère, la cause abolitionniste est même en passe de
l’emporter. En témoignent les avancées normatives internationales en matière de droits de
l’homme, notamment grâce au deuxième Protocole facultatif au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques de 1966, qui est traduit en droit positif en 1989. Accepté et ratifié
par un nombre croissant de pays des cinq continents, ce protocole confère une nouvelle
impulsion à la tendance abolitionniste : plusieurs règles se généralisent, comme celles
interdisant l’application de la peine capitale aux mineurs au moment des faits, aux femmes
enceintes, aux handicapés psychiques.
part significative de l’opinion publique des démocraties libérales, notamment aux États-Unis
et au Japon, mais aussi en Europe, demeure récalcitrante à l’idée d’en finir absolument avec la
justice patibulaire. En France, où l’usage de la guillotine n’a été supprimé qu’en 1981, la peine
capitale continue d’être agitée comme un argument de campagne électorale par des
formations réactionnaires et nationalistes. Persuadé que les efforts pédagogiques ne doivent
pas faiblir et qu’il faut même redoubler d’effort pour écarter une fois pour toutes le dernier
supplice de l’arsenal des peines, Derrida s’attache à repenser les conditions théoriques de
l’abolition universelle du châtiment suprême. Or dans la compréhension du problème qui est
la sienne, c’est précisément la rationalité pénale des Lumières 9 qui joue un rôle de premier
plan : avec sa logique et sa rhétorique propres, cette rationalité se laisse déconstruire de leçon
en leçon, offrant aux lecteurs un fil conducteur pour parcourir le séminaire.
Certes, les très nombreuses sources que Derrida mobilise, les analyses minutieuses qui
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Reste que la réinterprétation proposée par Derrida des Lumières du droit pénal apparaît
centrale dans sa réflexion : une place privilégiée est logiquement ménagée au Traité des délits et
des peines de Beccaria, d’une part, et, d’autre part, à la Rechtslehre kantienne, la Doctrine du droit
inscrite dans la première partie de la Métaphysique des mœurs. En quoi la « déconstruction » de
la pensée pénale de Beccaria et de Kant peut-elle nourrir la réflexion contemporaine sur les
conditions de l’abolitionnisme universel ? La philosophie pénale du mouvement des Lumières
est-elle encore en mesure, selon Derrida, d’éclairer et de stimuler le mouvement
contemporain pour la disparition définitive de la mort comme sanction légale ?
Avant d’analyser les schèmes interprétatifs que Derrida déploie d’abord à propos de
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l’« abolitionnisme précaire » prôné par la philosophie utilitariste de Beccaria (II), et ensuite à
propos de la « folie incalculable de tuer » théorisée par la philosophie rétributionniste de Kant
(III), il est opportun de resituer brièvement le foisonnant matériel didactique du Séminaire
dans ses contextes (I): celui interne de son histoire éditoriale et celui externe de sa
participation au débat en cours sur la légitimité de la peine de mort.
mieux la puissance d’un État souverain que le droit de donner la vie ou la mort. Dans la
troisième séance du séminaire La Bête et le souverain, Derrida explique que ce qu’il cherche
est « une déconstruction prudente de cette logique et du concept dominant, classique de
souveraineté état-nationale (celui qui sert de référence à Schmitt) sans aboutir à une dé-
politisation, à une neutralisation du politique, mais à une autre politisation, à une re-
politisation 11 ». C’est par le biais de cette autre politisation qu’un pas crucial peut être fait
quant à la question de la mort comme peine.
Si, au niveau des enjeux épistémologiques, le cheminement intellectuel nous éclaire sur les
préoccupations philosophiques et politiques de Derrida avant et après son séminaire sur la
peine de mort, il convient également de rappeler, sur le plan de la pratique, l’engagement
militant qui fut le sien sur la scène publique. Auteur d’une préface pour le livre du condamné
à mort Mumia Abu Jamal, jeune Black Panther des années soixante-dix ; cosignataire d’une
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Or pendant la même période, la Cour suprême américaine fait tout le contraire. Elle
accorde un brevet de validité constitutionnelle à la peine de mort. Malgré le
8e amendement qui interdit les châtiments « cruels et inhabituels », elle prend en compte
une opinion qui lui est majoritairement favorable dans nombre d’États. Depuis lors, le
sillon s’est creusé entre un attachement américain à son maintien (une quarantaine d’États
sur cinquante) et le refus européen, de plus en plus marqué. Après un moratoire, une série
de décisions de la Cour suprême américaine autorisent depuis 1976 l’application de la
peine de mort en se fondant explicitement sur un principe de neutralité morale, c’est-à-
dire en refusant de trancher le débat philosophique sous-jacent.
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tant qu’on n’aura pas déconstruit […] un discours de type kantien, ou hégélien, qui prétend justifier la peine de
mort de façon principielle, sans souci d’intérêt, sans référence à la moindre utilité, on s’en tiendra à un discours
abolitionniste précaire, limité, conditionné par les données empiriques, et, par essence, provisoires d’un contexte, dans
une logique des fins et des moyens, en deçà d’une stricte rationalité juridique 13.
Dans cette perspective, le nouvel esprit abolitionniste qu’il appelle de ses vœux ne doit pas
renier les luttes entamées au siècle des Lumières, mais les reconsidérer pour rendre
possible un discours éthique et juridique anéconomique prônant l’abolition pour des
questions de principe, c’est-à-dire par devoir, au nom de la justice et de la dignité humaine.
Avant même d’engager une confrontation serrée avec Kant, Derrida se soucie alors de
montrer que l’approche utilitariste de Beccaria pose problème.
Le concept de « cruauté » offre à Derrida l’occasion d’exprimer une partie de ses réserves.
D’après lui, Beccaria en aurait fait un usage ambigu, voire aporétique. D’une part, note
Derrida, Beccaria déplore la cruauté de la peine de mort et des peines trop dures pour la
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qu’on fera plus souffrir et donc craindre le criminel virtuel en l’exposant aux travaux forcés à
perpétuité qu’en le menaçant de mort instantanée 18 ».
Dans le but d’illustrer ce qu’il nomme « l’hyperbole ou la surenchère de la cruauté », Derrida
rappelle ce passage des Délits et des peines :
L’intensité de la peine d’esclavage perpétuel substituée à la peine de mort a donc ce qui suffit pour détourner toute
âme déterminée ; j’ajoute qu’elle a quelque chose en plus : très nombreux sont ceux qui envisagent la mort d’un œil
tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d’autres par vanité, qui presque toujours accompagne l’homme au-delà du
tombeau, d’autres par désespoir et dans une ultime tentative soit de mettre fin à leurs jours soit de sortir de la misère ;
mais ni le fanatisme, ni la vanité ne subsistent dans les fers et dans les chaînes, sous le bâton, sous le joug, dans une
cage en fer, et les maux du désespéré ne prennent pas fin, mais ne font que commencer 19.
philosophie qui fait la part belle à la logique utilitaire de la prévention est-elle en mesure de
fournir des armes au combat éthique pour l’universalisation de l’abolition ?
Si les Lumières lombardes ne donnent pas pleine satisfaction à Derrida, celles françaises 24
s’avèrent encore plus décevantes. Le point de vue de Montesquieu 25, qui veut notamment
maintenir mais limiter l’application de la peine de mort aux crimes les plus graves contre la
sûreté, fera mouche chez les Constituants de la fin du XVIIIe siècle, majoritairement hostiles à
la suppression de l’institution de la peine de mort, jugée une mesure trop radicale et
potentiellement dangereuse pour l’ordre public. Finalement maintenue par la législation
révolutionnaire, cette peine sera toutefois « modérée » à l’aide de la technologie du degré
zéro de la souffrance mise en œuvre avec l’entrée en scène de la guillotine 26. Issue de la
culture juridique et humaniste des Lumières, cette machine judiciaire qui voudrait faire
mourir sans faire souffrir représente la voie française de la « douceur pénale » : elle intimide
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Si dans l’Italie et dans la France des Lumières un mouvement est en marche pour interdire ou
du moins limiter et « adoucir » le châtiment suprême, l’Aufklärung de Kant, et plus tard la
philosophie pénale de Hegel 27, opposent une vigoureuse fin de non recevoir au projet
abolitionniste de Beccaria.
l’homicide volontaire : si tu tues, tu dois être tué. Celui qui commet un meurtre doit
nécessairement être condamné à mort : « Il n’y a ici aucun substitut possible qui puisse
satisfaire la justice », écrit Kant, pour la raison qu’il n’existe « aucune commune mesure »
entre la vie, « si pénible qu’elle soit 30 », et la mort 31.
Or par son argumentaire, Kant se dresse sur le chemin de tout discours abolitionniste par
principe, tel que celui que cherche précisément à élaborer Derrida. Une déconstruction de la
Rechtslehre kantienne s’avère ainsi incontournable si l’on veut « investir, au sens proprement
stratégique du terme, la place forte de l’ennemi, à supposer qu’il y ait un tel centre,
justement, et à supposer aussi que nous accusions ici la peine de mort comme l’ennemi à
neutraliser, analyser, paralyser, désarmer, mettre en déroute 32 ». On remarquera, au passage,
l’usage persistant, sous la plume de Derrida, du vocabulaire de la guerre, avec ces métaphores
militaires.
La philosophie de Kant hante la réflexion de Derrida. La toute première phrase de la première
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justice publique : même si « la société civile se dissolvait […], le dernier meurtrier se trouvant
en prison devrait auparavant être exécuté 39 ». La punition, même capitale, ne sert à rien et
c’est justement ce qui confère à cet acte sa valeur : le dernier criminel ne représente aucun
danger pour la société, mais l’exécuter c’est s’acquitter d’une obligation en reconnaissant au
crime une signification morale et en reconnaissant le condamné comme sujet de droit, avec la
dignité que cela continue de supposer.
Naturellement, Derrida trouve plus que curieuse cette façon de rendre hommage à l’homme
en tant qu’être libre et responsable ! Le prix que l’homme doit payer pour que sa dignité soit
reconnue est, pour ainsi dire, moins élevé qu’exorbitant. Derrida parle de « folie incalculable
de Kant : tuer pour rien […]. C’est ça la justice. Là il n’y a plus de passions, de pulsions à
satisfaire. Pure justice 40 ». Il ne reste pas moins vrai, pour Derrida, que si un discours
abolitionniste doit à l’avenir se constituer, c’est l’argument kantien qu’il lui faut réfuter, celui
qui place le droit pénal et la peine de mort à la hauteur du principe et de l’impératif
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Conclusion
Conformément à sa stratégie déconstructrice (qui ne signifie pas destructrice), Derrida
s’attache à inquiéter la logique des théories de Beccaria et de Kant, en brouillant les
distinctions trop nettes qu’elles présentent, telles les couples conceptuelles « faire
mourir/laisser mourir », « rétribution/prévention », « justice/utilité », voire en dégageant
certains concepts dominants, comme celui de cruauté, qui le porte à se demander, de façon
provocatrice, lequel entre l’impératif catégorique de la justice qui tue chez Kant et
l’alternative pénale que propose Beccaria des travaux forcés à vie pour remplacer la peine de
mort, est le plus cruel.
Or dans quelle mesure cette déconstruction de la rationalité pénale des Lumières nous aide-t-
elle à penser les conditions d’un abolitionnisme de nouvelle génération, susceptible d’être
principiel sans plus s’avérer « problématique, limité et précaire » ?
L’un des mérites de ce séminaire foisonnant, dont il n’a été question de donner, ici, que des
aperçus schématiques, est d’avoir su reconnaître le statut à la fois paradigmatique et complexe
des positionnements critiques de Beccaria et de Kant à un moment crucial de l’histoire de la
peine de mort, tout au long de cet âge des « Lumières » dans lequel Derrida croit voir « le
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NOTES
12. Après quasi trente ans de prison, le 27 mars 2008, la condamnation à mort a été
commuée en prison à vie.
13. Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Éditions
Fayard/Galilée, 2001, p. 220.
14. SPM, t. 1, p. 143, note 1.
15. DP, § XXVIII, p. 231.
16. SPM, t. 1, p. 143.
17. SPM, t. II, p. 294.
18. SPM, t. I, p. 227, nous soulignons.
19. DP, p. 233.
20. SPM, t. I, p. 143, note 1.
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delitti e delle pene, éd. Franco Venturi, Turin, Einaudi, 1965, p.403-404). De son côté,
ce brillant divulgateur des idées de Beccaria que fut Voltaire, écrit dans le chapitre «
Du meurtre » de son opuscule Prix de la justice et de l’humanité de 1777 : « Il faut réparer
le dommage ; la mort ne répare rien. On vous dira peut-être : “M. Beccaria se trompe ; la
préférence qu’il donne à des travaux pénibles et utiles, qui dureront toute la vie, n’est
fondée que sur l’opinion que cette longue et ignominieuse peine est plus terrible que la
mort, qui ne se fait sentir qu’un moment. On vous soutiendra que, s’il a raison, c’est
lui qui est le cruel ; et que le juge qui condamne à la potence, à la roue, aux flammes,
est l’homme indulgent”. Vous répondrez, sans doute, qu’il ne s’agit pas ici de discuter
quelle est la punition la plus douce, mais la plus utile » (SPM, t. I, p. 228).
24. Derrida passe en revue les positionnements critiques de Montesquieu, Diderot,
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