Jatba 0183-5173 1988 Num 35 1 6692
Jatba 0183-5173 1988 Num 35 1 6692
Jatba 0183-5173 1988 Num 35 1 6692
et de botanique appliquée
Résumé
L'Antiquité a énormément valorisé le sel, mais différemment selon les cultures et les époques. Bien que nécessaire, le sel a
plusieurs significations, dont aucune n'est universelle. Le christianisme, à ses débuts peu préoccupé du sel, finit par l'introduire
dans son rituel du catéchuménat en Afrique du Nord, vers le IVe siècle. Les péripéties du catéchuménat et de l'acculturation du
christianisme au monde latin et germanique transformèrent ce sel en remède et en exorcisme jusqu'à sa récente disparition du
rituel catholique.
Abstract
Antiquity highly valorized sait, though in different ways according to various cultures and epoches. While an essential élément,
salt bore different significations, none of which were universal. Christianity took little interest in salt during its beginnings, but
ended up introducing sait into the catechumenal rites of North Africa around the fourth century. The peripeties of the
catechumenate and the acculturation of Christianity with Latin and German worlds transformed this salt into remedies and
exorcisms until its recent disappearance from Catholic rituals.
Tarot Camille. De l'Antiquité au monde Moderne : Le sel du baptême. Avatar d'un rite, complexité d'un symbole. In: Journal
d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 35ᵉ année,1988. pp. 281-302;
doi : https://doi.org/10.3406/jatba.1988.6692
https://www.persee.fr/doc/jatba_0183-5173_1988_num_35_1_6692
Camille TAROT
Résumé. - L'Antiquité a énormément valorisé le sel, mais différemment selon les cultures et
les époques. Bien que nécessaire, le sel a plusieurs significations, dont aucune n'est universelle.
Le christianisme, à ses débuts peu préoccupé du sel, finit par l'introduire dans son rituel du
catéchuménat en Afrique du Nord, vers le IVe siècle. Les péripéties du catéchuménat et de
l'acculturation du christianisme au monde latin et germanique transformèrent ce sel en remède et
en exorcisme jusqu'à sa récente disparition du rituel catholique.
Abstract. - Antiquity highly valorized sait, though in différent ways according to various cultures
and epoches. While an essential élément, sait bore différent significations, none of which were
universal. Christianity took little interest in sait during its beginnings, but ended up introducing
sait into the catechumenal rites of North Africa around the fourth century. The péripéties of the
catechumenate and the acculturation of Christianity with Latin and German worlds transformed
this sait into remédies and exorcisms until its récent disappearance from Catholic rituals.
II n'y a pas si longtemps encore que dans les pays de religion catholique
de rite latin, l'on pouvait voir la scène suivante : un prêtre revêtu d'un surplis et
d'une étole venait à la porte d'une église accueillir quelques personnes qui
entouraient un bébé. Ils se tenaient sur le seuil, ou dans nos pays humides au fond
de l'église : l'entrée dans l'église de pierre signifiait l'entrée dans l'Eglise-commu-
nauté et institution par le baptême. Après un échange de questions et de réponses
sur la nature de leur demande, le prêtre rappelait au parrain et à la marraine les
commandements et les exigences de la vie chrétienne, puis il soufflait sur l'enfant
en commandant à «l'esprit impur» d'en sortir, le marquait au front et à la poitrine
d'un signe de croix, implorait la bénédiction divine sur lui en étendant la main
sur sa tête et enfin lui mettait une pincée de sel dans la bouche. On se rendait
alors aux fonts baptismaux où se déroulait le baptême proprement dit.
Ce sel du baptême surprenait fréquemment les participants, il paraissait
cocasse, gênant ou distrayant, car bien souvent il faisait grimacer ou pleurer le bébé.
En tout cas, il ne passait pas inaperçu, il intriguait. Que voulait dire ce sel ou du
sel dans ce contexte ? Il se pose là une question de méthode : nous sommes en
présence d'une part, d'un symbole, le sel. De l'autre, ce sel est introduit au milieu
-282-
A - Le monde gréco-romain
(1) Un indice : On ne trouve pas d'article sur le sel dans le Supplément au dictionnaire
de la Bible ni dans le Dictionnaire théologique catholique, seulement une mention s.v.
Catéchuménat.
-283-
la viande en morceaux tandis qu'on prépare le feu. Quand «la flamme commence
à défaillir, Achille étale la braise; au-dessus il étend les broches qu'il soulève de
leurs supports, pour verser le sel divin» (Iliade IX : 209-214). Platon dans le Tintée
explique l'origine du sel qu'il qualifie de «corps aimé des dieux» (0eo(J>iXeç :
60 E). Les Grecs, qui donnaient au mot «divin» un sens aussi vaste que la
générosité avec laquelle ils l'attribuaient, ont donc fait du sel, sinon un dieu (Geoç)
du moins quelque chose de divin (Geîov). Isocrate (IVe siècle) nous indique que
des orateurs ne répugnaient pas à en faire l'éloge (ercaiveiv) et n'étaient pas à
cours d'arguments, même si lui n'y trouve pas un noble sujet (Eloge d'Hélène,
12). Mais que disaient ces orateurs ? Leur éloge du sel était-il sincère ou ironique,
univoque ou paradoxal comme ceux de la langue dont on disait alors, et dont on
sait encore, qu'elle est la meilleure et la pire des choses. N'était-ce pas de ces
dissoi logoi, ou discours double, où les sophistes se plaisaient à démontrer, à tout
propos, mais surtout à propos de la vieille religion, des traditions vénérables, des
valeurs communes, d'Homère et des poètes comme de leurs rivaux philosophes,
que pour chaque chose on peut dire tout et son contraire. Dans l'Athènes des
sophistes et des lumières des Ve et IVe siècles on commençait donc à questionner
cette «divination» et sans doute à s'en gausser.
Plusieurs siècles après, sous l'empire romain, Plutarque revient sur la
question (Propos de table V : 10). A l'occasion d'un banquet, le propos de table part
d'un proverbe sur le sel et s'élève au sérieux philosophique. C'est une recherche
(ÇrjTeaiç) menée méthodiquement avec l'appui de citations d'Homère et de Platon
qui ont appelé le sel divin. Pourquoi ? C'est l'aporie (arcôpia) initiale d'où l'on
part comme dans un dialogue platonicien, embarras accru par le fait que les prêtres
égyptiens s'abstiennent de sel «au point de manger leur pain sans sel». Pourquoi
donc, si le sel est divin et aimé des dieux ? Plutarque commence par montrer que
cette exception ne contredit pas le caractère divin du sel. Il expliquera ensuite
d'où lui vient ce caractère même. Les prêtres ont remarqué que le sel en échauffant
le corps pousse au commerce sexuel et qu'il vaut mieux délaisser une bonne chose
et rechercher la perfection qui se contente du nécessaire, la nourriture simple, et
délaisse l'agréable que le sel y ajoute comme condiment Cette recherche de la
perfection par le seul nécessaire n'empêche pas le sel d'être divin parce que les
hommes ont attribué un caractère divin à tout ce qui est universel et satisfait leurs
besoins comme l'eau, la terre, la lumière, les saisons. Le sel met aussi la nourriture
en accord avec l'appétit créant ainsi une «harmonie» qui pour un grec est toujours
une qualité divine. Surtout le sel conserve en empêchant la putréfaction du corps,
par quoi il est analogue à l'âme, ce qu'il y a de plus divin en l'homme, et même
au feu divin. En effet le corps des foudroyés résiste plus longtemps à la
décomposition que les autres cadavres. Le sel a le même effet que la foudre. Pour un Grec,
le divin c'est par excellence l'incorruptible. «Quoi d'étonnant si les Anciens ont
tenu le sel aussi pour divin...» Plutarque enfin fait poursuivre la démonstration
par Philinos qui développe - bien avant Jones ! - toute une argumentation sur le
sel et le sexualité. La fonction génératrice (tô yovi|j.ov) étant divine, le sel l'est
aussi puisqu'il a rapport avec elle à plus d'un titre. Il favorise la procréation comme
l'ont vu les Egyptiens, comme le savent les éleveurs de chiennes qui les stimulent
au coït par l'ingestion de viande salée. Mieux, la prolifération des rats sur les
bateaux chargés de sel donne à penser à certains que grâce à lui les souris peuvent
-284-
concevoir sans copuler. Philinos plus rationnel pense qu'il est «plus vraisemblable
que la salure provoque une démangeaison des parties génitales, poussant ainsi ces
animaux à l'accouplement». On dit aussi d'une femme pleine de charme et
provocante qu'elle est «piquante et pleine de sel». Dernier argument et non le
moindre : la mythologie. Aphrodite, déesse de l'amour et de la beauté physique est
dite «haligène» ce qu'il interprète non comme née de la mer, mais du sel «par
allusion au pouvoir générateur du sel». Enfin, les dieux marins, Poséidon et les
autres ainsi que les poissons ne sont-ils pas les plus prolifiques ?
Philosophe et mystique, rationnel et dévot, Plutarque en cherchant à sauver
le caractère divin du sel souligne deux séries d'arguments que nous retrouverons :
son rapport à la sexualité et sa position bien remarquable entre l'eau et la mer,
son origine, et le feu dont il partage quelques effets dont la conservation et la
chaleur, les deux se retrouvant dans la «chaleur» sexuelle. Si les développements
de cette sorte de phénoménologie à la Plutarque sont essentiels pour saisir les
connotations du sel et le sens du divin selon les Anciens, à un moment où ce
caractère n'était déjà plus une évidence pour beaucoup, ils ne satisfont pas
l'historien moderne des religions qui se demande encore pourquoi on a «divinisé» le
sel. On a avancé deux explications principales.
L'une, fréquente chez les historiens et philologues du début du siècle, est
que l'importance du sel serait une conséquence de l'alimentation essentiellement
céréalière des peuples agricoles (Encyclopedia Biblica, col. 4247). L'autre est
d'inspiration psychanalytique. Pour Jones, l'affect attaché au sel ne peut provenir
des qualités du sel lui-même, mais de ce que le sel renvoie à une autre idée, et
finalement à la semence humaine (1974 : 22-109).
On a abandonné aujourd'hui ces essais trop ambitieux de portée générale
qui amènent ce symbole à des interprétations utilitaristes. On suggérera tout de
même une hypothèse : là où le sel a été très valorisé, il semble qu'on y ait vu
aussi une marque de la culture ou de la civilisation.
Même si cette signification n'est pas universelle, Pline, dans son traité qui
est aussi un éloge, semble bien en avoir eu conscience, lorsqu'il s'exprime avec
le lyrisme d'un hymne sans arrière-pensée sur les bienfaits de la civilisation... et
du sel. «Sans le sel, ma foi, on ne peut mener de vie civilisée (humanior)» (2).
Saler, c'est non seulement raffiner les plaisirs, mais rendre plus humain. C'est
arracher à la nature, c'est-à-dire à l'insipide, à la corruption, à la pourriture.
L'emploi du sel, constant dans la cuisine, redoublerait, le sens de la cuisson des
aliments : en cuisant ou en salant, on arrache à la putréfaction. Le sel conserve les
(2) Pline op.cit. XXXI 88. Sur la difficulté textuelle de ce passage, voir la note de C.
Serbat éd. Budé note 88, 3 pp. 161. Sur ce sens de huma nus, humanitas, civilisé, civilisation
voir Tacite, Vie d'Agricola XXI. Tacite, plus réservé sur les bienfaits de la civilisation, déclare
à propos des (grands) Bretons qui la découvrent : «peu à peu, on se laisse séduire par nos vices,
par le goût des portiques, des bains et des festins raffinés. Dans leur inexpérience, ils appelaient
civilisation (humanitas), ce qui contribuait à leur asservissement». Nous croyons que c'est trop
peu dire que de constater que «Pline déclare le sel indispensable à toute vie civilisée, mais comme
condiment agréable plutôt que comme nécessité alimentaire». André J. L' alimentation et la cuisine
à Rome. Paris 1981 pp. 191. Que le sel soit nécessaire à la vie est une évidence qui ne distingue
pas l'homme de l'animal. L'humain, c'est que le sel paraisse nécessaire à la civilisation qui
elle-même paraît moins obéir au nécessaire qu'à l'agréable. C'est donc par ce qui va au-delà de
la nécessité alimentaire, par l'agrément, qui fait du sel un signe de civilisation.
-285-
chairs, même celles des cadavres. Il a le même effet que le feu, tous les feux
intimes, célestes, sexuels, culinaires. Il accroît le plaisir, ce surcroît que l'homme
cherche dans la civilisation, même si c'est au détriment de ses semblables, et
particulièrement de ceux qui, à certaines époques, travaillaient dans les atroces
mines de sel.
(3) Pour plus de détails, dans toute cette partie voir Daremberg et Saglio, op. cit.,
pp. 1009-1010. La source est évidemment Pline, op. cit., XXI 73 s.v.
-286-
Ainsi l'hospitalité était-elle un devoir religieux, elle créait des liens sacrés où se
retrouve le sel (4), signe de l'amitié, de la parole donnée, de l'hospitalité (Aris-
tote, Ethique à Nicotnaque VIII 3, 8; Cicêron, de l'Amitié, 19; Archiloque,
Fragments, 19). Il symbolise un lien social et la fidélité qui en découle. Mais c'est là
plutôt un usage grec (et oriental) que romain. Grecs et Romains, également
sensibles à la parole et au plaisir du verbe, ont vu dans le sel le symbole de la
jouissance intellectuelle, de l'esprit qui se diffuse dans la conversation (Pline XXI
88).
(4) On sait qu'en Inde, l'hospitalité est aussi comme un sacrifice offert à l'hôte, au moins
dans le brahmanisme orthodoxe. Si le monde gréco-latin n'a ni systématisé ni étendu le sacrifice
comme la pensée indienne, l'étroitesse du rapport religion-vie sociale y était analogue.
-287-
vation par opposition à pestis, pernicies (5). Salus, un mot, donc, attaché à
l'intégrité du corps, qui dans le latin d'Eglise deviendra le salut dont la préoccupation
ne cessera de croître dans le monde romain, surtout à partir du troisième siècle.
Mais d'où vient ce pouvoir salutaire du sel ?
Pline cite un proverbe «rien n'est plus utile que le sel et le soleil» (XXXI
102). Nos amateurs de bains de mer et de soleil pensent sans doute la même chose
mais peut-être pas pour la même raison. D'abord parce que le proverbe est construit
sur un jeu de mots évident en latin : Sal = sel, Sol = soleil, imperceptible en
français. Mais Pline reprend le proverbe parce qu'il y voit une vérité objective «le
sel a une nature en elle-même (per se) ignée» (XXXI 98), comme le soleil
évidemment. Voilà qui explique sa capacité de conserver en desséchant. Voilà qui
explique qu'on l'obtienne par dessiccation, évaporation à la chaleur naturelle ou
artificielle et que «plus un sel est sec, plus il est salé» (XXXI 85). Le sel échauffe,
chauffe, brûle. Mais en même temps, nous dit Pline, «le sel est ennemi du feu
qu'il fuit» (XXXI 98). Jeté sur le feu, le sel crépite, saute, certains sels refusent
de se consumer. C'est que le sel appartient aussi aux aquatilia, aux produits de
l'eau, comme les éponges (XXXI 72). Mais du fait de sa nature intrinsèquement
ignée, il est ennemi de l'eau; certains sels sautent à l'eau et si «l'on verse plus
d'un setier de sel dans quatre setiers d'eau, l'eau est vaincue et le sel ne se dissout
pas» (XXXI 67). Lorsque du sel reste à l'air libre, absorbant l'humidité, il fond,
perd son salé. Il est vaincu. Pour une chimie fondée sur l'observation des qualités
sensibles, le sel entre l'eau et le feu est un produit bien remarquable, reliant des
qualités logiquement contradictoires (le sec et l'humide), mais concrètement
réunies en lui. Il peut devenir pleinement un symbole puisque, comme l'inconscient,
le sel ignore la contradiction et prouve, étant donné avec la nature, que celle-ci
aussi fonctionne comme le souhaite spontanément notre esprit. D'où
l'anthropomorphisme de cette physique-chimie et son pouvoir d'apprivoiser les choses en
rendant le monde plus désirable à l'homme.
Parce qu'il se trouve dissous dans la mer où sa substance se perd dans celle
de l'eau, tout en gardant ses qualités, le sel n'est-il pas une preuve sensible de
l'existence des essences ? De même, enfoui dans les aliments, il se fait sentir. Il
demeure lui-même, sous la diversité de ses apparences. Comme l'essence, le sel
est caché, efficace, durable. Il suffit d'une dessication pour le retrouver dans sa
pureté. L'eau évaporée, il revient à lui, intact, imputrescible. De même mêlé aux
aliments «son goût spécifique est celui qu'on saisit parmi d'innombrables
assaisonnements» (Pline, XXXI 87). Or cette perception échappe aux autres sens que
le goût. Lui seul peut dégager la saveur cachée par le commerce intime de la
manducation. Ainsi l'activité gustative devient le symbole de la sagesse. Comme
le goûteur, le sage recueille l'essence cachée sous l'apparence. Sapio, c'est avoir
du goût, de la saveur (sapor), sapere, avoir du goût, du discernement, goûter, être
sage, d'où la sapientia qu'Ennius fut le premier à employer pour traduire le grec
et tyiXoGOtyia (Ernoult et Meillet s.v. sapio). Or Pline vient de nous dire
(5) Sur tout ceci, voir Ernoult & Meillet, op. cit., s.v. salvo. On peut se demander si
en XXXI 95 où Pline achevant de parler des goûts culinaires du siècle, remarque «on s'est mis
à faire putréfier le sel de mille façons». N'y a-t-il pas là une réprobation implicite pour des
pratiques culinaires par trop sophistiquées et de ce fait contre nature au point de vouloir dégrader
ce sel qui normalement empêche la pourriture ?
-288-
que ce qu'on cherche dans les mets c'est l'assaisonnement, le sel, comme on
cherche le sens et l'esprit dans un propos. Sans sel tout est insipide, sans saveur
(et ce qui a mauvais goût est malesapidus, d'où vient le français maussade !).
Ainsi est apparue l'association si forte du sel, de la saveur et de la sagesse dans
la culture latine, plus concrète à cet égard que chez les Grecs qui ont associé
davantage l'essence à l'eiôoç, la forme, la silhouette saisie par l'œil et qui par
abstraction devient l'idée (dans le monde juif, on dit parfois que Dieu est un ta'am,
une saveur). Culture latine plus sensorielle et sensuelle aussi, d'où une difficulté
à séparer la science de la sagesse pratique qui fait vivre. La sapientia est moins
ascétique que notre science moderne (6).
On voit mieux au terme de quel long parcours historique, la culture antique
et spécialement latine a fini par élaborer ces trois significations-clef du sel-san-
té-salut, du sel-chaleur-feu, et du sel-essence-sagesse. C'est chose faite à la fin
du premier siècle, quand le christianisme commence d'investir ce monde. C'est
avec ces significations que nous allons le voir s'expliquer pour construire sa propre
symbolique.
B - Le inonde biblique
à exempter les Juifs de l'impôt sur le sel pour se les concilier (Maccabées 1, 10,
29 et 11, 35).
Ce qui est remarquable dans le milieu palestinien comparé au monde
gréco-romain, c'est l'extrême abondance du sel et sa conséquence : la stérilité. Certes
Pline sait «que tout sol où l'on trouve du sel est stérile et ne produit rien» (XXXI),
qu'un peu de sel amende la terre, stimule la végétation, mais que trop l'interdit.
Cependant ce fait ne hante pas l'imaginaire romain. Les régions qui avoisinent la
Mer Morte, au contraire, ont toujours passé aux yeux des Hébreux pour le pays
de la stérilité et de la désolation associée au sel. D'où les nombreuses légendes,
dont celle de la femme de Loth et une sorte de crainte. Dieu a changé ce pays
fertile en plaine de sel (Psaumes 107, 34; Eccles, 39, 23), il a puni Sodome par
le feu, le soufre et le sel, Moab pourrait connaître le même sort (Sophonie II 9),
et même Israël s'il est infidèle (Deutéronome 29, 22). Le sel connote la désolation
et la stérilité elles-mêmes associées à l'idée de châtiment (Job 39, 6; Jérémie 17,
6). On connaît la coutume de semer du sel sur une ville prise. «Abimélek combattit
toute la journée contre la ville, puis il s'en empara et massacra toute la population
qui s'y trouvait, il démolit la ville et y sema du sel» (Juges 9, 45). Cette pratique,
qui heureusement n'était pas systématique, n'était pas propre aux Juifs et elle était
connue dans l'ancien Orient, spécialement des rois assyriens, grands preneurs de
villes. Nous ne trancherons pas le problème de savoir s'il faut rattacher cet usage
de semer du sel à la pratique sacrificielle (Encycl. Bibl. col. 4249-4250), la cité
bannie est déclarée herem, sacrée, intouchable, appartenant à la divinité, ou au
sel symbole de stérilité : que jamais la vie ne revienne sur ce lieu (Vigouroux
col. 1571. Note de la TOB à Juges 9, 45). Mais ce qui est certain c'est que la
Bible non seulement ne saurait diviniser le sel comme les Grecs de Plutarque, ni
même le célébrer comme Pline, mais qu'elle insiste sur cette image fondamentale
de la stérilité. La pensée juive biblique, beaucoup plus que les autres
gréco-romains, se montre ambivalente vis-à-vis du sel, parce qu'il lui paraît de signification
plus àmbigiie. Le sel y est pris dans une dialectique de la mort et de la vie plus
aiguë et plus tendue que dans la culture païenne.
Deux lignes de pensée rendent compte de cet usage abondant du sel, toutes
les deux attestées dans le Lévitique. D'une part, le prêtre, descendant d'Aaron
«peut manger de la nourriture de son Dieu» (7). Le sel transforme les aliments
en nourriture, en repas offert à la divinité. D'autre part «sur toute offrande que
tu présenteras, tu mettras du sel, tu n'omettras jamais le sel de l'alliance de ton
Dieu sur ton offrande; avec chacun de tes présents, tu présenteras du sel» (Lév.
2, 13). Dans le premier cas, grâce au sel, le sacrifice devient un repas, dans le
second, grâce au sel encore l'offrande de nourriture rappelle l'Alliance.
Le sel de l'Alliance renvoie d'abord à une notion très attestée dans le monde
sémitique, celle de l'alliance de sel, c'est-à-dire d'une alliance scellée par le
partage d'un repas, donc du sel consommé ensemble à cette occasion. Cette alliance
de sel implique l'idée de fidélité réciproque, de durabilité. Elle se retrouve dans
l'expression «manger le sel du palais», particulièrement pour les soldats nourris
par le prince qu'ils doivent servir (Esdras I 4, 14). L'alliance de sel est immuable
et indestructible «c'est pour toi et tes descendants une alliance consacrée par le
sel et immuable aux yeux du Seigneur» (Nombres 18, 22). Ou bien vis-à-vis de
la monarchie davidique «ne deviez-vous pas savoir que le Seigneur, le Dieu d'Israël
a donné la royauté à David sur Israël, pour toujours, à lui et à ses fils : c'est une
alliance indestructible» (Chroniques II 13, 5), littéralement une alliance de sel.
L'importance de cette alliance de sel, plus que du sel lui-même vient du
rôle absolument central de la notion d'alliance dans le judaïsme. Ce n'est pas
seulement le sel qui donne son sens de durabilité à l'alliance, mais le sens de
l'Alliance qui rejaillit sur celui du sel, tant le judaïsme s'est construit autour de
cette notion d'un contrat passé entre Dieu et les hommes, contrat garanti par la
loi.
Cette importance de l'alliance, dont il n'y a pas trace chez les Romains par
exemple, pose l'originalité du monde juif à cet égard. Et si les Grecs, avec leur
association du sel et de l'hospitalité, ne sont pas loin, comme tous les Orientaux,
d'associer sel et sociabilité, rien dans la religion grecque n'est analogue à l'alliance
de Dieu et de son peuple qui structure l'univers juif. Le testament chrétien qui
se dit nouveau, c'est-à-dire définitif, traduit d'abord cette notion d'alliance et
s'inscrit donc dans la continuité de la tradition et de l'héritage biblique, mais avec
des ruptures dont les Chrétiens pensent qu'elles valent épanouissement et
achèvement.
signifie assaisonner, relever. Ce n'est sans doute pas une allusion au sel assaisonné
des Romains, quoique connu en Palestine, mais au sel de la Mer Morte, mélangé
de gypse ou de terre et donc de mauvais goût (Pline XXXI 34). La phrase citée
par Luc renvoie sans doute à une idée de sel-sagesse qui peut se perdre ou se
corrompre, mais ses destinataires ne sont pas clairs : de qui voulait-on parler ?
des disciples, du peuple juif, de l'homme en général ? Marc connaît ce logion
dans une formulation proche de celle de Luc, sans application directe aux disciples,
primitivement. Mais comme une tradition l'a relié à d'autres logia rassemblés
autour du sel jouant comme mot-crochet, il s'adresse dans ce contexte aux Chrétiens.
«(Verset 47) Si ton œil entraîne ta chute, arrache-le; il vaut mieux que tu entres
borgne dans le royaume de Dieu que d'être jeté avec tes deux yeux dans la
géhenne, (V. 48) où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas. (V. 49) Car
chacun sera salé au feu. (V. 50) C'est une bonne chose que le sel, mais si le sel
perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et
soyez en paix les uns avec les autres». Les versets 49 et 50 sont propres à Marc,
mais ils ont été rassemblés à cause du sel. Le Verset 49 est difficile. On peut
traduire «chacun sera salé pour le feu ou par le feu». «On connaît une coutume
des Palestiniens qui utilisent dans leur four le sel comme catalyseur; celui-ci au
bout de quelques années perd ses propriétés chimiques et on le jette. Il est devenu
sans sel (Verset 50). Chacun doit être comme du sel pour le feu», commente la
traduction œcuménique de la Bible (note in loco). Mais une autre leçon dit «et
tout sacrifice sera salé de sel», ce qui évidemment fait allusion au texte de Lévi-
tique 2, 13 déjà cité. Dans ce cas, l'application du sel au disciple signifie le
transfert de la symbolique sacrificielle du Temple à la vie même du disciple qui doit
pouvoir être salé, comme l'étaient les victimes, prêt au sacrifice, au don de lui-
même. Chez Matthieu, l'assimilation du sel au disciple est drastique : «vous êtes
le sel de la terre». Mais s'agit-il d'une simple comparaison ? Vous êtes à la terre
ce que le sel est aux aliments par exemple, ce qui donne saveur, valeur ou sagesse.
Ou bien s'agit-il d'une allusion au sel du sacrifice ou au sel de l'alliance ? Vous
êtes vous-mêmes le sel de l'Alliance passée avec tous les hommes. Le sel
désignerait dès lors l'absolue fidélité que le disciple doit avoir vis-à-vis de Dieu et
au profit de tous les hommes.
Dans YEpître aux Colossiens, qui est au moins d'inspiration paulienne, on
se trouve dans un tout autre contexte. «Que vos propos soient toujours
bienveillants, relevés de sel, avec l'art de répondre à chacun comme il faut» (IV 6). Ce
sont des conseils relatifs à la conduite à tenir vis-à-vis de «ceux du dehors» (Verset
5), terme issu du judaïsme où il désigne, par opposition aux frères, ceux qui ne
sont pas juifs. Ici, il s'applique aux non-chrétiens, étrangers à la communauté,
vis-à-vis desquels il faut avoir les manières recommandées en pareil cas par le
judaïsme, c'est-à-dire une parole, littéralement «en grâce, relevée de sel» qui
conjugue l'amabilité à l'esprit (note de la TOB in loco).
Ce sont là tous les textes du Nouveau Testament où il est question du sel.
L'Epître aux Colossiens maintient l'emploi du sel comme métaphore de sagesse
dans un contexte de sociabilité. Comparaison assez commune à tout le monde
antique pour y être comprise, mais sans aucune originalité. Il est possible que le
logion évangélique sur le sel ait eu une valeur sapientielle assez générale, mais
la tradition l'a infléchi vers l'application au disciple, relevant et transformant ainsi
-292-
(8) Sur ce point capital, voir par exemple Meier J.B. et Brown R.E. Antioche et Rome,
berceaux du christianisme, Paris 1988.
-293-
(9) Le kashrut est le terme hébreu désignant les lois régissant l'alimentation chez les
Juifs.
-294-
Enfin, ce sel du catéchuménat qui est d'abord un rite prévu pour des adultes
et n'a guère de sens en dehors d'un adulte qui le consomme, on commence à
l'utiliser pour les enfants et même les nourrissons. Le témoignage d'Augustin sur
son propre cas nous garantit que c'est chose faite au milieu du IVe siècle (Augustin
est né en 354). Le baptême des enfants se répand de plus en plus dans une société
qui devient chrétienne. On va leur appliquer presque sans changement des rites
adaptés à des adultes, au risque d'en obscurcir encore plus le sens. Le sens du
sel du catéchuménat va être une des victimes de choix de ce processus qui
s'accélère au Haut-Moyen Âge, à Rome et en Gaule.
(10) Outre Chavasse, voir : Liber Sacramentorum Romance Ecclesiœ Ordinis Anni Circuli.
Herausgegeben von Léo C. Mohlberg. Rome 1960. Chapitres XXI-XXXII. Maertens op. cit.,
pp. 190, 191.
-297-
nouveau que pour trouver la tutelle d'un protecteur face à un monde dangereux.
Maints facteurs ont contribué à cette nouvelle configuration où s'insère désormais
le sel du baptême. Ne pouvant les analyser ici, on les citera pêle-mêle : le recul
de la grande culture écrite dans tout l'Occident romain, la montée d'un
fondamentalisme biblique nullement incompatible avec l'allégorie, une culture de
compilation qui cherche à sauver les débris du naufrage, la pratique elle-même du
baptême des enfants justifiée par l'universalité et la gravité du péché originel,
lui-même référé au Diable, les malheurs de la Romania, la désagrégation de l'Etat
impérial à la suite des invasions, le lent déclin de l'Italie et de la ville de Rome,
tête et cœur de la civilisation latine, déclin inexorable depuis le IIIe siècle. Tous
ces facteurs suffiraient à rendre compte de cette vision pessimiste de l'histoire et
de l'homme en marche vers une insurmontable décadence, n'était, seule surnageant,
l'Eglise Romaine devenue une forteresse contre les malheurs des temps.
Pratiques et textes romains vont gagner la chrétienté latine. En Gaule où la
manducation du sel était silencieuse, on s'aligne sur l'usage romain et au VIIe
siècle se retrouvent exsufflation, signation, bénédiction et manducation du sel
comprises comme à Rome. Charlemagne, désireux d'unifier la liturgie de son
empire, recevra du pape Hadrien (784-791) un manuscrit du sacramentaire grégorien
qui daterait du pape Honorius (625-638). De cette politique de Charlemagne, il
sortira, plusieurs siècles après, en milieu germanique, de nouvelles synthèses
liturgiques, fort expressives des mentalités, où notre sel trouve des usages accrus.
Paradoxes
«II est grotesque, concluait un spécialiste de la liturgie, de déposer un peu
de sel sur la langue d'un adulte. Pourquoi ne lui présenterait-on pas le récipient
de sel ?... On laisserait la prescription de mettre le sel sur la langue uniquement
au rituel des enfants, si du moins il faut maintenir le rite à ce niveau» (Maertens,
299). Dès 1962, le rituel du baptême des adultes dissociait le sel du rite d'entrée,
invitait l'adulte à se servir lui-même pour manger le sel éventuellement à
l'occasion d'une cérémonie à part. Mais le sel du baptême était menacé. Finalement, à
notre connaissance, il a disparu purement et simplement, sans trace et sans
remplaçant, aussi bien du rituel des adultes que de celui des enfants (11).
Certains ne manqueront pas d'attribuer ce fait, pour l'en louer ou l'en blâmer,
au grand vent de réformes qui a secoué tant de rites catholiques avant, pendant
et plus encore après le second concile du Vatican. Ceux qui voient les courants
plus profonds sous les vagues des événements estimeront que l'œcuménisme
chrétien du XXe siècle, succédant aux débats séculaires entre catholiques et protestants,
appelait, voire exigeait une sérieuse révision des rites et de celui-ci en particulier.
Même si l'on pouvait se mettre d'accord sur ce point, les jugements de valeurs
divergeraient cependant, car les uns verront dans la disparition du sel du rituel,
une purification, la fin d'une superstition ou d'un risque de superstition, ou encore
d'une étrangeté peu compréhensible, d'autres y verront encore en revanche la perte
d'une tradition plus que millénaire.
Notre propos étant simplement d'histoire, on se contentera de constater que
le symbole supprimé du sel n'a été remplacé par aucun autre. Il ne s'agit pas de
défendre le sel en soi. Aucun symbole du reste n'est défendable a priori puis-
qu'aucun n'est de valeur universelle. Mais il s'agirait de s'interroger sur le devenir
de la symbolisation dans notre société et notre culture modernes. Les sujets d'é-
tonnement ne manqueraient pas. Pourquoi le sel, qui avait été d'abord le sel du
catéchuménat, disparut-il précisément à l'occasion d'une réforme liturgique qui
(11) Voir Rituel de baptême des petits enfants. Madame Tardy 1969.
-301 -
BIBLIOGRAPHIE
Sources
Archiloque. - Fragments.
Aristote. - Histoire des animaux. Paris, Les Belles lettres. Ethique à Nicomaque. Paris.
Augustin d'HiPPONE. - Confessions (livres I-VII) Paris, Bibliothèque augustienne 13;
Augustin (I'Hippone. - De catechizandis rudibus. Paris, Bibliothèque augustienne 11. XXVI 50.
Augustin d'HiPPONE. - Des mérites des pécheurs II 26, 42.
Caton. - De re rustica.
Cicéron. - De l'amitié.
Columelle. - De re rustica.
Cyrille de Jérusalem. - Catéchèses mytagogiques. Sources Chrétiennes.
Égérie. - Journal de voyage. Paris 1982, Sources Chrétiennes.
Hyppolyte de Rome. - La Tradition Apostolique. Paris 1968, Sources Chrétiennes.
Irénée de Lyon. - Démonstration Apostolique. Sources Chrétiennes.
Isocrate. - Eloge d'Hélène.
Josèphe. - Antiquités juives III 9, 1.
Liber Sacrante ntorum Romanœ Ecclesice Ordinis Anni Circuli. Herausgegeben von Léo C. Mohl-
berg, éd. Rome 1960.
Plaute. - Amphytrion.
Pline Tancien. - Histoire Naturelle. Paris, Les Belles Lettres.
Plutarque. - Propos de table.
*
* *
Daremberg & Saglio, 1918. - Dictionnaire des Antiquités Grecque et Romaine. Tome IV s.v.
«sel».
Détienne M. & Vernant J.P., 1979 - La cuisine du sacrifice en pays grec. Paris.
Duchesne L., 1903. - Origines du culte chrétien. Paris. Encyclopedia Biblica, 1903. Londres.
Ernoult & Meillet, 1967. - Dictionnaire étymologique de la langue latine. Paris, s.v. «sal».
Feist S., 1939. - Vergleichendes Wôrterbuch der Gothischen Sprache. Leiden. s.v. «Sait».
Jones E., 1974. - The symbolic significance of sait in folklore and superstition, in Psychomyth-
Psychohistory. New- York, vol 2 : 22-109.
Kittel, 1933. - Theologisches Wôrterbuch zu Neuen Testament. Stuttgart. Band I s.v. «alas»
pp. 229.
Lavedan. - Dictionnaire illustré de la Mythologies et des Antiquités, s.v. «sel».
Maertens T., 1962. - Histoire et pastorale du rituel du catéchuménat et du baptême. Bruges.
Meyer Ph. - L'homme et le sel. Paris.
Rituale parvum ad usum diocesium gallicœ linguoe. 1956. Tours.
Rituel de baptême des petits enfants. Madame Tardy 1969.
Rituel du baptême des adultes par étapes. Paris, 1974.
ViGOUROUX, 1912. - Dictionnaire de la Bible. Paris s.v. «sel».
Vogel & Reinhardt E., 1962. - Le pontifical romano-germanique du 10e siècle. Cité du
Vatican.