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Monceaux. Saint Cyprien, Évêque de Carthage, 210-258. 1914.

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lit?

U dVof OT AUA

39003000183091
Saint Cyprien
((
LES SAINTS"
Collection publiée sous la direction de M. Henki JOLY, ch? l'Institut.

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Avec reliure spéciale. . 3 fr.
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Typographie Firmin-Didot et C'^ — Paris.


LES SAINTS' 4' p r

Saint Cyprien
Évêque de Carthage
(210-258

par

PAUL MONCEAUX
MEMBRE DE l'inSTITUT, PROFESSEUR A.U COLLÈGE DE FRANCE

rs>^
0. M.
DEUXIEME EDITIOItl

PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
J. GABALDA, Éditeur
RUE BONAPARTE, 90
I 9 1^
A Monseigneur BALDRILLART
RECTEUR DE l'iNSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS

Hommage d'une vieille et respectueuse amitié


^w:

M. Paul Monceaux, de TAcadémie des Inscrip-


tions et Belles- Lettres, professeur de littérature la-
tine au Collège de France, avait publié, il y a quel-
ques années, sur l'Eglise d'Afrique, des travaux où
saint Cyprien tenait une place justement remarquée.
jMalheureusemenl les deux premiers volumes étaient
épuisés. Il a semblé qu'alors on pouvait très utile-
ment en reproduire séparément la partie consacrée
à l'illustre apôtre martyr. Bien des raisons mili-
taient en faveur de cette réédition : le mérite litté-

raire comme scientifique de M. Paul Monceaux, la

compétence universellement reconnue, qui, dans


ces mêmes études africaines, a décidé de ses succès
académiques, l'importance du sujet traité, et enfin ce

renouveau de popularité que vaut à nos monuments


religieux des premiers siècles l'affermissement de
la puissance française au sud de la Méditerranée.
Le soin le plus scrupuleux a été apporté à la

revision de ces belles pages, consacrées à une époque


où allait achever de se répandre, de s'éclairer, de
se préciser, la grande tradition catholique.

Henri Joly.
SAINT CYPRIEN

CHAPITRE PREMIER

la vie de saint cyprien l

l'homme, l'évêque, le martyr,

Sources de la biographie de saint Cyprien. —


Son éducation. Le —
rhéteur de Carthage. —
Conversion. —
Le prêtre. —
Élection à
l'épiscopat.

Saint Cyprien a joué un dans


rôle considérable
l'histoire de l'Eglise latine et pensée chrétienne
de la
au iii^ siècle 1. En Afrique, surtout, son action a été

I . Bibliographie i*^ Manuscrits.


: —
Ils sont fort nombreux.
Les principaux sont, pour les traités, le Codex Seguierianus
(vi"-viie siècles. —
A la Bibliothèque Nationale de Paris,
n° 10692 —
supplcm. lat. 71a), les fragments du Codex Tauri-
nensis (vi*^ siècle) et du Codex Aurelianensis (vue siècle), le
Codex Feromnsis^ aujourd'hui perdu, mais connu par les an-
ciennes éditions; pour les lettres, presque toujours jointes
aux traités, le Codex Bobiensis (vie siècle), et une foule de
manuscrits plus récents, où l'on distingue trois familles. Cf. —
Hartel,/)rae/«^, de son édition, p. ii-lviii; Harnack, Gesch. der
altchrist. Litter.^ I, p. 697 et suiv.
2" Editions. —
Éd. princeps par Andréas (Rome, 147 1).
Nombreuses éditions aux siècles suivants, notamment celles
d'Erasme (Baie, 1620 et i53oj Cologne, i544), de Rigaut
saint cyprien. 1
2 SAINT CYPRIEX.

vraimentsouveraine. Comme évêqiie, il a marqué de


son empreinte l'Église locale, dont il a été l'âme, et
dont il est resté longtemps le modèle. Comme écri-
vain et comme orateur, il domine de haut la litté-
rature de son temps. Dans tous les domaines, on
saisit la trace de son influence, ou l'on entend l'écho
de sa voix. Il a été, dans toute la force du terme, le
grand homme de cette génération d'Africains; et sa
puissante personnalité s'y dessine avec un singulier
relief.

Pour l'histoire de son œuvre, qui est toute d'ac-


tion, la biographie est le plus sûr des guides. Heu-
reusement, nous possédons un riche ensemble de

(Paris, 1648), de Fell et Peaison (Oxford, 1682), de Baluze


(Paris, 1726). —Éditions critiques de Krabinger (Tubingen.
1853-1859), et de Harlel Vienne, 1868-1871. —Vol. lll du
Corpus sciiptor. eccles. Nous suivons le texte deHartel.
lat,).
Une édition nouvelle est en préparation à Berlin.
3* Etudes (l'ensemble. —
Pearson, annales Cyprianici (Ox-
ford, 168-2); Retlberg, Cyprianus, Bischof oon Carthago [GœX-
tingenj i83i); Fabre, Saint Cyprien et l'Eglise de Cartkage
(Paris, 1848); Blampignon, De S. Cypriano (Paris, 1862);
Bœhringer, Cyprianus [S\.\\\\^^y\, 1864; 2^ ^j .^ 1873); Frep-
Tpè\^SaintCyprienet V Eglise d'Afrique au lll^ siècle (Paris, i865 ;

3« éd.; 1890); Peters, Der hl. Cyprian von Kartliago (Kegens-


burg, 1877); Fechtrup. Cyprian\'i Leben und Lehre (Munster.
1878); Ritschl, Cyprian und die Ferfassung der Kirche (Gœt-
lingen, i885); E. Havet, Cyprien^ évéque de Carthage.^ dans la
Revue des Deux-Mondes de i885; Le Provost, Etule sur saint
Cyprien (Paris, 1889)-, White Benson, art. Cyprianus dans le
Dictionary of Christian Biography de Smitli, tom. I, p. 739 et
suiv.-, Cyprian^ his life^ his time.^ his work (London, 1897) ; Au-
dollent, Car/Afl^e /omtfiwe (Paris, 1901); P. Monceaux, Histoire
de l'Afrique chrétienne., tome II (Paris, 190a) ; L Ba yard
litte'raire
Le Latin de Saint Cyprien (Paris, 1902). — En outre, des
études plus ou moins importantes ont été consacrées à saint
Cyprien dans toutes les histoires de l'Église et dans tous les
manuels de littérature, chrétienne ou de littérature latine,
depuis les Mémoires de Tillemont jusqu'aux récents ouvrages
de Bardenhewer, de Harnack, de Schatiz et de Jordan,
SA ME ET SON ROLE. :H

renseignements, presque tous de première main :

d'abord, quelques indications fournies par Lac-


tance, saint Augustin ou saint Jérôme; puis, deux
^c^a proconsulariti el\a VitaGyptiani^
relations, les
toutes deux rédigées par des contemporains et des
témoins oculaires; enfin, les traités de Cyprien,
surtout sa correspondance, si riche de faits. Grâce
à tous ces moyens d'information, nous connaissons
avec une précision rare la vie de Cyprien, pendant
les dix dernières années (249-258). Malheureuse-
ment, nous savons peu de chose sur la période qui
a précédé son épiscopat.
Il s'appelait, non point, comme on l'a toujours ré-
pété jusqu'ici, Thascius Caecilius CypriamiSy mais
Caecilius Cyprianus qui et Thascius (dit Thascius). Il

porte seulement les deux premiers noms {Caecilius


Cyprianwi) dans les manuscrits de ses ouvrages; et
dans une pièce officielle,
c'est ainsi qu'il était désigné
l'arrêt de confiscation qui le frappa en 25o pendant
la persécution de Dèce. Mais il était connu aussi, au

moins des païens et de la foule, sous le nom de


Thascius, qui était un sobriquet. Ainsi l'appelle le
diacre Ponlius dans un passage de la biographie qui
fait allusion à des rumeurs populaires. L'évêque de
Carthage est dénommé Thascius Cyprianus dans le
procès-verbal de son interrogatoire et de sa con-
damnation par le proconsul Galerius Maximus en
258 et il s'appelle lui-même Cyprianus qui et Thas-
;

cius dans l'en-iète de sa lettre à Puppianus. On ne


peut donc douter que son nom complet ait été Caeci-
lius Cyprianus qui et Thascius.
Cyprien naquit probablement à Carthage vers
l'année 210. D'après saint Jérôme, il était « Afri-
cain )), c'est-à-dire qu'il était né en Proconsulaire.
4 SAINT CYPRIEX.

Il semble avoir toujours vécu à Carlhage, où il


exerça son métier de rhéteur, et où il possédait
une villa; tout parait indiquer qu'il était Carthagi-
nois. On ignore la date exacte de sa naissance; et
saint Augustin l'ignorait comme nous. On ne peut
déterminer approximativement cette date que par
des raisonnements fondés sur la vraisemblance.
Comme Cyprlen était déjà célèbre lors de sa conver-
sion, aux environs de l'année 245, on suppose gé-
néralement qu'il avait alors dépassé la quarantaine,
et on le fait naître vers 200. Nous y voyons pourtant
une difficulté. Il ne paraît pas avoir connu person-
nellement Tertullien, quoiqu'il le considérât comme
son maître, et quoique tous deux aient Vécu à Car-
thage dans le même monde. Or nous ne perdons la
trace de Tertullien que vers l'année 220. Tout s'ex-
plique naturellement, si l'on place la naissance de
Cvprien vers 210. Encore enfant au moment où dis-
paraît Tertullien, il aurait eu à peu près trente-cinq
ans lors de sa conversion et, à cet âge, il pouvait
;

être déjà célèbre comme rhéteur.


Il devait appartenir à la haute bourgeoisie locale.
En tout cas, il possédait une assez grande fortune
personnelle. Il reçut une éducation complète, à la
mode du temps; et son style est d'un homme qui
avait été initié de bonne heure à toutes les finesses
du beau langage. Comme tant d'autres lettrés, il

suivit la voie qui menait alors à la gloire et aux hon-


neurs. Il se fit rhéteur et professa l'éloquence à
Carthage avec beaucoup d'éclat. Il paraît avoir
exercé en même temps le métier d'avocat. Nous
n'avons rien des discours ou des autres ouvrages
qu'il put composer pendant cette période. Mais on
imagine aisément ce qu'était son éloquence. Nous
SA VIE ET SON ROLE. ^ '5

pouvons en juger, d'ailleurs, par le premier livre


qu'il écrivit après sa conversion. Il se représente dans
ses jardins, avec un ami, pendant les vacances des
tribunaux; journée se passe en doctes entretiens.
la
Il décrit avec complaisance le paysage il se prépare ;

à parler de sa conversion avec une émotion et une


ardeur communicatives, mais aussi avec toutes les
élégances et les grâces des orateurs à la mode. Il

gardera toujours quelque chose de son éducation


première, de son métier de rhéteur et d'avocat.
C'était aussi un mondain. Il était lié avec des
païens de haut rang, dont l'amitié devait lui rester
fidèle jusqu'au bout, jusqu'au jour de son martyre.
De là,en partie, cette déférence très marquée que
lui témoigneront les proconsuls et leurs officiers,
même en l'arrêtant, en le condamnant à l'exil ou
à mort. Il ne dédaignait alors aucun des avantages
de la fortune, ni le luxe, ni la bonne chère, ni les
honneurs, ni aucune sorte de plaisirs. Païen de
naissance, il semble avoir été dans sa jeunesse un
païen militant; d'après saint Jérôme, il avait été
d'abord un « défenseur de l'idolâtrie ». Dans ce bril-
lant rhéteur, qui menait à Carthage la vie élégante,
rien ne faisait prévoir la révolution morale d'où
allait sortir un homme nouveau. Cyprien lui-même

partagea l'étonnement de ses contemporains. Il écri-


vait quelques mois après sa conversion « J'errais à :

l'aveugle dans les ténèbres de la nuit, ballotté au


hasard sur la mer agitée du monde, je flottais à la
dérive, ignorant de ma vie, étranger à la vérité et à
la lumière. Étant donné mes mœurs d'alors, je
croyais difficile et malaisé ce que me promettait
pour mon salut la bonté divine. Comment un homme
pouvait-il renaître pour une vie nouvelle par le bap-
(. SAINT CYPRIEX.

tême de l'eau salutaire, être régénéré, dépouiller ce


qu'il avait été, et, sanschanger de corps, changer
d'âme et d'esprit? Comment était possible, disais-je.
une telle conversion?... Voila ce que je me deman-
dais souvent. Car, moi-même aussi, j'étais pris et
retenu dans de ma vie passée je
les mille erreurs ;

ne croyais point pouvoir m'en débarrasser, tant


j'étais l'esclave des vices atlachés h moi, tant je dé-
sespéraisdu mieux, tant j'avais de complaisance
pour mes maux, devenus comme des compagnons fa-
miliers ». De son propre aveu, Cyprien était enchaîné
au monde par tant de liens, qu'il ne pouvait s'affran-
chir à moins d'un miracle.
Le miracle s'accomplit. Nous savons peu de chose
sur les circonstances de la conversion. Cyprien nous
apprend seulement qu'il fut baptisé à Carthage.
?HOUs verrons qu'il fut élu évêque en 249, étant
encore néophyte, ce qui parut extraordinaire. Mais,
à ce moment, il était déjà prêtre; ce qui suppose,
malgré tout, un intervalle de quelques années. C'est
donc probablement vers 245 ou 246 qu'eut lieu le
baptême.
Comme on le pense bien, cette conversion fut un
gros événement dans Carthage, presque un scan-
dale aux yeux des païens, une surprise même pour
les chrétiens. On ne saurait donner une explication
entièrement rationnelle de ce brusque revirement,
où Cyprien lui-même voyait un coup de la grâce. On
peut seulement recueillir quelques indices sur l'état
d'esprit du rhéteur dans les derniers temps de sa vie
mondaine. D'après son biographe Ponlius, il subit
alors l'influence d'un vénérable prêtre nommé Gaeci-
lianus, qui « de l'erreur profane l'avait amené à la
connaissance de la vraie divinité ». Et l'on nous dit
SA VIE ET SON ROLE. 7

que plus tard il eut toujours de grands égards pour


Caecilianus, même de la vénération; le il considérait
« non plus comme un ami de son âme et un égal,
mais comme le père de sa vie nouvelle ». De son côté,
Caeciiianus avait tant d'affection pour Cyprien, qu'à
sa mort il le chargea de veiller sur sa femme et ses
enfants. D'après ce témoignage précis d'un com-
pagnon de l'évéque, on ne peut douter que Caeci-
iianus ait joué un rôle dans la conversion. D'autre
part, Pontius semble dire que la lecture des livres
saints y fut pour quelque chose « Il apprit à con- :

naître aussi les Saintes Ecritures: il vit se dissiper


le nuage du monde, émergea à la lumière de la
et il

sagesse spirituelle ». Mais les lectures et les conver-


sations avec le prêtre ne pouvaient agir que sur un
esprit déjà ébranlé. Chez Cyprien, comme chez tant
d'autres lettrés que séduisit le christianisme, il est
probable que la cause profonde -de la conversion doit
être cherchée dans le dégoût des vanités mondaines,
surtout dans le besoin de certitude. Caeciiianus s'a-
perçut sans doute de la crise morale que traversait
son ami ; il lui parla de sa religion, lui fit lire la Bible.

La grâce fit le reste.

Jamais la grâce n'agit plus vite et ne métamorphosa


plus complètement un homme. Cyprien a décrit lui-
même la fit en
merveilleuse transformation qui se
lui : L'eau régénératrice lava en moi les taches de
«
ma vie antérieure; dans mon cœur purifié de ses
souillures, une lumière venue d'en haut se répandit;
l'Esprit descendu du ciel me changea en un homme
nouveau par une seconde naissance. Aussitôt, d'une
façon merveilleuse, je vis la certitude succéder au
doute, je vis s'ouvrir les portes fermées, et briller
les ténèbres; je trouvai facile ce qui auparavant
8 SAINT CYPRIEN.

semblait possible ce que j'avais cru impos-


difficile, et

sible... Tu assurément et tu reconnais avec moi


sais
ce que m'a enlevé et ce que m'a apporté cette mort
des crimes, cette résurrection des vertus. Tu le sais
toi-même, et je ne me vante pas. Se louer soi-même
est une odieuse jactance. Et pourtant, ce pourrait
être, non pas jactance, mais reconnaissance, de
rappeler ce qu'on attribue non à la vertu de l'homme,
mais au bienfait de Dieu ne plus pécher est le
:

premier effet de la foi, et les péchés passés étaient


l'effet de l'erreur humaine. De Dieu, dis-je, de Dieu,
vient toute notre vertu. De Dieu vient notre vie, notre
force ». L'ancien rhéteur se sentait régénéré par le
baptême; il le prouva aussitôt par ses actes
Ce fut un changement complet de vie. A peine
converti, il était déjà si profondément chrétien, qu'il
s'imposa la stricte observance des deux grandes
vertus révélées au monde, ou popularisées, par le
christianisme : la charité et la chasteté. Même avant
son baptême, il vœu de
continence, ce qui sur-
fit

prit beaucoup les Carthaginois « Qui jamais vit un


:

si grand miracle? » s'écrie le naïf biographe. Puis


Cyprien vendit ses biens pour faire l'aumône. D'après
saint Jérôme, il aurait alors tout donné aux pauvres.
Suivant Pontius, il donna seulement « presque tout »
C'est évidemment Pontius qui a raison. En effet,
pendant la persécution de Dèce, nous voyons l'évêque
de Carthage secourir les indigents et les malades sur
sa « fortune personnelle » et, vers le même temps,
;

les autoritéspaïennes frappaient de confiscation « les


biens de Caecilius Cyprianus, évêque des chrétiens )>.
Enfin, jusqu'à sa mort, Cyprien conserva la propriété
d'une maison avec jardins, qui était située à Carthage,
et où il habitait. Au témoignage du diacre Pontius,
SA VIE ET SON ROLE. 9

celte villa, vendue par lui au moment de


sa conver-
sion, lui avait été « restituée par labonté de Dieu » ;

c'est-a-dire, sans doute, qu'elle avait été rachetée en


son nom par ses amis, ou sur le produit d'une sous-
cription. —
Ces petits détails matériels ont leur im-
portance. Ils prouvent que Cyprien, dès ses premières
aumônes, sut concilier une vertu et une qualité qui ne
l'ont jamais abandonné la charité chrétienne, qui
:

est prête à tout donner, et la prévoyance de l'homme


qui sait conserver quelque chose, pour être en état
de donner encore.
Il fit un autre sacrifice, qui probablement lui coûta

davantage il renonça aux lettres profanes. Il s'im-


:

posa de rompre avec ses vieux maîtres, les classiques


grecs et romains. Trait significatif dans son œuvre
:

qui est si considérable, on ne relève pas une seule


citation d'un auteur païen; il ne nomme ni un poète
ni un orateur. Il y a là un parti pris évident, et très
surprenant. La plupart des autres écrivains chrétiens,
et, parmi eux, les plus grands, Tertullien, Lactance,

Augustin, ont au contraire usé et abusé des citations,


des souvenirs profanes. Cyprien se les est interdits,
par un raffinement d'ascétisme intellectuel. Du jour
où il eut reçu le baptême, il affecta d'ignorer toute
la littérature entachée d'idolâtrie, la poésie, l'élo-
quence, même la rhétorique qui l'avait illustré dans
le monde. Nous verrons que la rhétorique a pris sa
revanche; pensée de l'évêque lui échappait, mais
la
non le style. —
Désormais, Cyprien ne nourrit plus
son esprit que de deux lectures la Bible, où il chercha
:

toujours des règles de conduite, et dont toute la


substance est passée dans ses ouvrages,- Tertullien,
dont il relisait chaque jour quelques pages, et dont
le souvenir finit par devenir en lui une obsession.

1.
m SAINT CYPRIEN.

Par ses austérités et ses aumônes, que rehaussaient


encore l'éclat de son talent et la renommée persis-
tante de ses succès profanes, il conquit vite une
grande autorité morale dans la communauté de Car-
tilage. Peu de temps après son baptême, il fut ap-
pelé au sacerdoce. Puis, l'évêque Donatus étant
venu à mourir, Cvprien fut désigné pour le rem-
placer par le jugement de Dieu et la faveur du
((

peuple )). Lui-même, indirectement, nous fait con-


naître la date de cette élection. Dans une lettre au
pape Cornélius, écrite en ^52, après les ides de mai,
il déclare qu'il est « approuvé de son peuple de-

puis quatre ans que dure son épiscopat ». Etant


donné la façon de compter des Romains, ces mots
signifieni qu'il est alors dans la quatrième année de
ses fonctions. Il a donc été élu dans les premiers
mois de 249-
En dépit de sa popularité, l'élection n'alla pas sans
difficultés. D'après son biographe, il se déroba
d'abord « par humilité, cédant la place à de plus
anciens, et se jugeant indigne d'un si grand hon-
neur ». En même temps se formait contre lui une
cabale, ourdie par les cinq prêtres qui devaient lui
faire plus tardune si vive opposition. Pontius l'avoue,
malgré son parti pris d'admiration :« Je le dis
malgré moi, mais je dois le dire certains îe com-
:

battirent, comme pour lui donner l'occasion de


vaincre ». Cyprien lui-même, deux ans plus tard,
parlait de « la malignité et la perfidie de certains
prêtres », qui avaient formé contre lui une a conju-
ration », qui l'avaient poursuivi de leurs traits
((empoisonnés », et qui sans cesse renouvelaient
contre lui « leurs attaques et leurs machinations
sacrilèges avec leurs embûches accoutumées ». Ces
SA VIE ET SON ROLE. H
intrigues eurent probablement pour premier résultat
de vaincre la modestie de Cvprien, en lui montrant
un devoir à remplir. D'ailleurs, le peuple s'était
entêté dans son choix : « Les portes de sa maison,
nous dit Pontius, étaient assiégées par de nombreux
frères, et toutes les issues en étaient surveillées avec
une affection inquiète... On pouvait voir tous les
autres en suspens, dans l'anxiété de l'attente; et, à
son arrivée, on l'accueillit avec enthousiasme ».
II

Cyprien évêque. — Son attitude pendant la persécution de Dèce. —


Son activité dans l'intervalle des deux persécutions. —Sa politique
dans l'affaire des lapsi. —Lutte contre les schismatiques. — Charité
de Cyprien au temps delà peste.

Aussitôt élu, Cvprien se consacra tout entier à ses


nouveaux devoirs. Et, dès le premier joiir, on recon-
nut en lui un vrai chef. Il commença par oublier
les injures faites au candidat. Pontius prétend que
l'évêque traita ses adversaires « comme ses meilleurs
amis àTétonnement de bien des gens ».
et ses intimes,
Cyprien nous dit plus simplement qu'il « pardonna
et se tut ». Mais il ne permit à personne de mécon-
naître son autorité, fondée sur la volonté divine et le
suffrage du peuple entier. Il s'attacha d'abord à réta-

mais en agissant surtout parla per-


blir la discipline,
suasion, résolu, dit-il, à ne rien faire sans l'avis du
clergé et l'assentiment du peuple. Les réformes qu'il
accomplit alors à Carthage durent avoir du retentis-
sement dans toute l'Afrique chrétienne car, dès les ;

premiers mois de son épiscopat, il fut consulté par


des évêques ou des Églises de la région sur des
affaires de discipline. De cette époque datent pro-
bablement les quatre premières lettres de sa corres-
pondance, qui contiennent des réponses à diverses
questions. Aux prêtres, diacres et fidèles de Furni, il
rappelait une décision d'un ancien concile africain,
SA VIE ET SOX ROLE. 13

qui dérendait d'imposer par testament à un clerc la


charge de tuteur ou de curateur. A l'évêque de The-
nae, Eucratius, il expliquait pourquoi un acteur
devenu chrétien ne pouvait continuer à exercer sa
profession, ni même former des élèves pour le théâtre.
Il engageait son collègue Rogatianus, sans doute

l'évêque de Nova, à sévir contre un diacre mutin.


Enfin il guidaitPomponius, évêque de Dionysiana,
dans les mesures à prendre contre certaines vierges,
soi-disant consacrées à Dieu, mais de très mauvaise
conduite. Ces différentes lettres, qui attestent une vue
claire des choses, un mélange de modération et de
fermeté, sont déjà d'un homme de gouvernement,
qui sait ce qu'il veut et où il va.
Cyprien était évêque depuis quelques mois, un an
au plus, quand fut promulgué l'édit de Dèce, au début
de 230. Ce fut le signal d'une vraie déroute dans
l'Eglise d'Afrique. Au Capitole de Carthage, les ma-
gistrats ne suffisaient point à enregistrer les aposta-
même y montaient pour renier leur
sies; des prêtres
Dieu. Beaucoup de païens s'acharnaient contre l'évê-
que; aux jours de fête, l'amphithéâtre retentissait
de clameurs menaçantes où dominait le cri : « Cy-
prien au lion! ». Mais, dès le commencement de la
persécution, l'évêque avait quitté Carthage, suivi dans
sa retraite par un groupe de clercs et de fidèles. Un
arrêt de proscription fut lancé contre lui, et l'on
ordonna la confiscation de ses biens. Nous ne savons
où il se réfugia, probablement aux environs de Car-
thage; mais les agents du proconsul ne paraissent
pas l'avoir cherché bien sérieusement.
La nouvelle de celte retraite provoqua dans l'Afri-
que chrétienne, et jusqu'à Rome, des commentaires
malveillants. Le pauvre Pontius en souffrait, et il
Il SAINT CYPRIEN.

s'évertuait à justifier la conduite de son maître en


cette circonstance. Cyprien, dit-il, obéit alors à la
volonlé de Dieu ; il devait se réserver pour l'avenir;
s'il s'était exposé au martyre, son œuvre eut été
incomplète, et personne n'eût été là pour réparer les
maux de la persécution. Pontius conclut sur le ton
lyrique : « A merveille ! à merveille! ce fut alors une
véritable inspiration de l'Esprit,un grand bonheur,
qu'un homme nécessaire pour tant de choses utiles
ait pu ajourner son martyre. Voulez-vous la preuve

que cette retraite n'a pas été motivée par la crainte?


Pour laisser de côté toute autre excuse, lui-même a
souffert plus tard : ce martyre, il l'eût fui toujours
suivant sa coutume, s'il l'avait fui déjà auparavant.
Ce fut véritablement de la crainte, mais une crainte
légitime, la crainte qui redoutait d'offenser le Sei-
gneur, la crainte d'un homme qui préférait obéir aux
préceptes de Dieu, plutôt que d'être couronné indû-
ment. En effet, une âme vouée à Dieu en toute chose,
et ainsi esclave des avertissements divins, a cru que,
si elle ordonnant alors la re-
n'obéissait pas à Dieu
traite, elle martyre même ».
pécherait par le
L'attitude de Cyprien n'en fut pas moins jugée
alors sévèrement par bien des chrétiens. Ce qui le
prouve, c'est l'insistance qu'il a mise lui-même à se
justifier dans ses lettres à son clergé ou au clergé de
Rome. De sa fuite, il donne diverses raisons. D'abord
l'ordre de Dieu, transmis sans doute par des visions.
Puis, l'avis de plusieurs clercs, notamment d'un cer-
tain Tertullus, qui était peut-être un évêque du voi-
sinage. Ensuite, une règle de conduite fixée par
l'Ecriture on a le droit et même le devoir de fuir
:

les persécuteurs, à la condition de ne se souiller


d'aucun acte d'idolâtrie. Cvprien a développé cette
SA VIE ET SON ROLE. i!,

raison dans un de ses traités,approuve ceux qui,


où il

comme lui, avaient fui dans la persécution « Qui- :

conque, dit-il, se retire quelque temps, en restant


fidèle au Christ, ne renie pas sa foi, mais attend son
heure ». La raison la plus sérieuse semble avoir été
la raison politique. Par sa présence à Carthag^e,

l'évêque risquait de redoubler les violences des


bourreaux, et d'entraîner des maux plus grands pour
l'Eglise. Il écrivait à son clergé « Nous devons veil-
:

ler à la paix commune, et nous résigner quelque


temps, malgré mes regrets, k vous manquer. Par
notre présence, nous pourrions provoquer la haine et
la ^aolence des Gentils; nous pourrions causer la

rupture de la paix, nous qui, bien plutôt, devons


assurer la tranquillité de tous ». Et, un peu plus tard,
au clergé de Rome « Dès le début, dès que les pre-
:

miers troubles ont éclaté, alors que les clameurs


populaires se déchaînaient souvent contre moi,
songeant moins à mon salut qu'à la tranquillité
publique de nos frères, je me suis provisoirement
retiré, dans la crainte que notre présence ne parût
déplacée et que la sédition déjà commencée n'en fût
excitée davantage ». C'est pour le même motif qu'il
ajourna longtemps son retour à Carthage. Il avait
déclaré d'abord qu'il suivrait là-dessus l'avis de ses
clercs restés à leur poste « Quand vous m'aurez écrit
:

que la paix est rétablie et que je dois rentrer, ou si


auparavant le Seigneur daigne me l'ordonner, alors
je reviendrai vers vous ». Cependant les mois pas-
saient, la persécution semblait se ralentir, les clercs
le rappelaient : au début de Tété de aSo, il déclarait
ne pas vouloir rentrer encore. Il craignait toujours
de réveiller la haine des païens, et par la nouvelle
de son retour, et par les querelles intestines dont ce
16 SAINT CYPRIEN.

retour pouvait être le signal. Au commencement de


o5i, il écrivait aux fidèles : « Ce qui augmente mon
chagrin et me cause une douleur plus grande, c'est
que, malgré cette inquiétude et cette nécessité, je ne
puis me rendre en personne auprès de vous. En rai-
son des menaces et des embûches des perfides, nous
voulons éviter que notre arrivée n'excite la-bas un
plus grand tumulte. L'évêque, qui doit en toute chose
veiller surlapaix et la tranquillité, ne doit pas risquer
de paraître avoir lui-même fourni matière au désordre
et déchaîné de nouveau la persécution ».
Toutes ces raisons ne paraissent peut-être pas
également bonnes. Mais un fait semble hors de
doute, c'est que Cyprien ne s'est pas alors dérobé
par crainte l'héroïsme qu'il a montré dans la per-
:

sécution de Valérien en est la preuve. Nous n'irons


pas jusqu'à dire avec le diacre Pontius « Cette :

retraite n'a pas été déterminée par la faiblesse de


l'homme, mais, comme c'est la vérité, par la volonté
divine ». Nous dirons seulement Cyprien s'est ca-
:

ché en 2 5o, parce qu'il a cru, à tort ou à raison,


que tel était alors son devoir d'évêque.
Pendant toute la durée de son absence, il n'a
cessé de surveiller et d'administrer de loin son
Eglise. 11 l'affirme dans une lettre au clergé romain :

((J'étais absent de corps, dit-il, mais ni mon esprit,


ni mes actes, ni mes conseils n'ont manqué aux fi-
dèles. Suivant les préceptes du Seigneur, j'ai veillé
sur nos frères en tout ce que j'ai pu, dans la mesure
de mes faibles forces ». Son activité est d'ailleurs
attestée par sa correspondance. A cette période se
rapportent une vingtaine de lettres, écrites par lui
aux confesseurs ou aux clercs, soit de Rome, soit de
Carthage. Ce sont, par exemple, des lettres de félici-
SA VIE ET SON ROLE. 17

talions aux chrétiens de la capitale, ou des échanges


d'explications; d'éloquentes exhortations aux con-
fesseurs de Carthage; ou bien, des réprimandes h
l'adresse de ces mêmes confesseurs, dont il blâme
l'orgueil, l'indiscipline, les querelles ouïes désordres
de tout genre. Aux clercs de Carthage, il recom-
mande avec fermeté le maintien de la discipline. Il
les prie instamment de veiller sur les fidèles empri-
sonnés, qu'on ne doit laisser manquer de rien. Il
entre à ce propos dans les détails les plus minutieux,
et conseille la prudence on ne doit pas se rendre
:

en foule à la prison, de peur d'irriter les païens et


de les amener à en fermer les portes; on n'enverra
auprès des confesseurs qu'un prêtre et un diacre,
qu'on remplacera souvent. « En toute chose, ajoute-
t-il, nous devons être doux et humbles, comme il

convient à des serviteurs de Dieu; nous devons nous


prêter aux circonstances, assurer la tranquillité,
veiller sur le peuple )>. Il n'oublie pas non plus les
pauvres, les malades, les veuves, les orphelins, les
étrangers de passage. Pour toutes ces œuvres de
bienfaisance, il veut qu'on ne ménage point l'argent
de l'Eglise. 11 met à la disposition du clergé sa for-
tune personnelle, d'abord tout ce qu'il avait laissé
en dépôt entre les mains du prêtre Rogatianus,
puis d'autres sommes encore qu'il envoie par un
clerc.
Pour l'administration de son Eglise, il s'en rap-
porta, durant les premiers mois de son absence, à
l'assemblée des prêtres et des diacres, surtout à Ro-
gatianus, qui était son homme de confiance. Mais il

s'aperçut qu'on n'exécutait pas toujours ses ordres,


soit que Rogatianus manquât de l'autorité néces-
saire, soit que le conseil des clercs fut divisé. Il se
1S5 SAINT CYPRIEN.

plaignait même qu'on ne répondit pas à ses lettres.


L'indiscipline augmentant a cause des prétentions
des apostats et de la complicité d'une partie du
clergé, il se décida à conBer le gouvernement de son
Église à une commission spéciale, composée de deux
évèques, Caldonius et Herculanus, etdedeux prêtres,
Rogatianus et Numidicus. Dès lors, c'est par leur
intermédiaire, qu'il transmit ses instructions. Au
milieu de ces préoccupations diverses, il songeait à
combler les vides faits par la persécution dans le

clergé de Carthage. Il nomma plusieurs clercs et


avisa de sa décision la communauté. C'est ainsi qu'il
conféra le grade de lecteur à Saturus, Aurelius et
Celerinus, le sous-diaconat a Optatus, là prêtrise h
Xumidicus. —Tous ces faits attestent qu'il remplit
pendant la persécution ses devoirs d'évêque. Il avait
le droit d'écrire au clergé romain, auprès de qui on
l'avait calomnié « Ce que j'ai fait, mes lettres vous
:

le disent, ces lettres que j'ai envoyées, suivant les


circonstances, au nombre de treize, et que je vous ai
communiquées. On y voit que mes conseils n'ont pas
manqué au clergé, ni aux confesseurs mes exhorta-
tions, ni aux égarés, quand il l'a fallu, mes repro-
ches, ni a toute la communauté, pour implorer la
miséricorde de Dieu, mes allocutions persuasives. »
Et, à l'appui de cette affirmation, il pouvait alléguer
la série de ses actes.
Son absence durait depuis quinze mois. La persé-
cution avait cessé en Afrique, mais le désordre aug-
mentait dans communauté. L'évêque crut le mo-
la

ment venu de rentrer. Dans une lettre aux fidèles,


il annonçait qu'il reviendrait après Pâques. Les
événements qui suivirent prouvent qu'il était en effet
à Carthage au printemps de 26 1. A peine de retour,
SA VIE ET SON ROI.E. 10

il V convoqua et y présida le premier concile. Avec


le concours de ses collègues africains, il se mit ré-
solument h l'oeuvre pour rétablir la paix de l'Église,
profondément troublée par les prétentions des rené-
gats et par les menaces des schismatiques.
Avant tout, l'on devait trancher la question des
lapsi. D'innombrables chrétiens avaient trahi leur
foi pendant la persécution; le danger passé, ils de-

mandaient à rentrer dans l'Eglise. D'abord timides


et honteux, ils s'étaient vite enhardis, depuis la té-
méraire intervention de certains confesseurs, qui, les
yeux fermés, délivraient des billets d'indulgence.
Bien des clercs, pour des raisons diverses, étaient
disposés au pardon. Les cinq prêtres, qui, depuis son
élection, étaient systématiquement hostiles à Cyprien,
avaient profité de l'occasion pour exciter les con-
fesseurs et les clercs contre leur évêque. Beaucoup
d'apostats refusaient nettement de faire pénitence;
en plusieurs circonstances, ils n'avaient pas craint
de recourir à l'intimidation, même à la violence. La
situation était grave pour les chefs de communautés;
il fallait sauver la discipline sans pousser à la révolte.

Cyprien, malgré son long exil, ne s'était pas


laissé surprendre par les événements. Il avait pns
nettement position dès le milieu de sSo, aux pre-
mières nouvelles venues de Carthage. Il s'était tracé
aussitôt des règles de conduite, dont il était résolu
à ne point s'écarter. Il prétendait d'abord ajourner
toute solution jusqu'à la fin de la persécution. Il
croyait, de plus, à la nécessité d'une entente avec
les autres Eglises d'Afrique. Et, aussi, d'une entente
avec Rome. Dans les premiers temps de sa retraite,
une partie du clergé romain, sollicité sans doute
par des clercs et des confesseurs carthaginois, avait
20 SAINT CYPRIEN.

essayé de traiter la question directement, sans con-


sulter l'évêque exilé, avec le clergé de Carthage.
C'était l'objet d'une curieuse lettre qui nous est
parvenue : écrite dans un latin barbare, et
lettre
malveillante pour Cyprien, qui en eut connaissance,
et qui affecta d'abord de la considérer comme apo-
cryphe ou altérée. Afin de déjouer ces intrigues, il

voulut s'entendre lui-même avec l'Église de Rome,


alors sans évêque : d'où la correspondance assez
active qu'il entretint, dans la seconde moitié de
2DOy soit avec le clergé soit avec les confesseurs
,

de Rome. Cette tactique réussit; et l'on se mit


d'accord pour laisser l'affaire en suspens jusqu'au
rétablissement de la paix religieuse. En attendant
la décision qui serait prise en commun, Cyprien
était résolu à n'accorder aucun pardon, à maintenir
pour tous les apostats la nécessité de la pénitence.
C'est sur ces principes qu'il régla sa conduite
jusqu'à la réunion du concile. Il montra dans l'ap-
plication autant d'habileté que de fermeté. Il usa
d'abord de douceur, s'en tenant aux avertissements,
aux légères réprimandes. Il prodigua aux confes-
seurs de Carthage les félicitations enthousiastes,
pour leur héroïsme dans les tortures ;
puis, au nom
de leur dignité même, il les mit en garde contre les
suggestions de l'orgueil, contre les dangers de l'in-

discipline et du désordre. Ensuite, il leur reprocha


l'excès de leurs prétentions, leur recommandant au
moins de ne pas délivrer à la légère leurs billets
d'indulgence. Aux fidèles, il prêchait la patience et
le respect de l'autorité. Mais, au fond, il était tout

près d'excuser l'erreur des fidèles et l'imprudence


des confesseurs , même les vives sollicitations des
apostats. Ce qui l'étonnait surtout, ce qui l'indi-
SA VIE ET SON ROLE. 21

il^nait, c'était la complicité ou la faiblesse d'une partie


du clergé. Il écrit aux confesseurs : « J'avais cru
que du moins les prêtres et les diacres présents Ik-

bas vous avertissaient, vous instruisaient pleinement


de la loi évangélique, comme cela s'est fait toujours
dans le passé, sous nos prédécesseurs. Les diacres
qui se rendaient à la prison auraient dû gouverner
les vœux des martyrs par leurs conseils et les pré-
ceptes de Mais maintenant j'apprends
l'Ecriture.
avec une grande douleur, non seulement qu'on ne
vous rappelle point là-bas les divins préceptes, mais
encore, bien plutôt, qu'on vous en détourne ». Il
ne craint pas de préciser ses griefs, même quand il
s'adresse au peuple « J'apprends, lui dit-il, que
:

certains parmi les prêtres, oubliant l'Evangile, ou-


bliant ce que nous ont écrit les martyrs, mécon-
naissant les droits de leur évêque et de sa chaire
sacerdotale, sont déjà entrés en communion avec
les lapsi, qu'ils offrent pour eux le saint sacrifice et
leur donnent l'eucharistie, alors qu'il faudrait arri-
ver à cela par degrés ». Dans plusieurs de ses pre-
mières lettres au clergé, ilmêle à ses instructions
un blâme discret. Il conte des visions, dont il dégage
une leçon à l'adresse des clercs. Peu à peu, il élève
le ton « Longtemps, dit-il, je me suis montré
:

patient, mes très chers frères, dans la pensée que


ma réserve et mon silence contribueraient à la paix.
Mais puisque certaines gens, dans le dérèglement
et la brusquerie de leur présomption téméraire,
s'efforcent de troubler l'honneur des martyrs, la
conscience des confesseurs etla tranquillité du peuple
entier, je ne dois pas me taire davantage, de peur
que le danger du peuple et le nôtre ne grandisse
par un trop long silence ».
SAINT CYPRIEN.

Une mis d'accord avec l'Église de


fois qu'il s'est
Rome et avec évèques africains, il n'admet
les autres

plus que Ton discute h Garthage ses instructions il ;

parle sur un ton où se marque l'autorité de l'évè-


que. Désormais, dans ses lettres au clergé, il se con-
tente de rappeler qu'il a obtenu l'assentiment des
clercs et confesseurs romains il envoie copie de
;

ce dossier, ordonne que toutes ces pièces soient


communiquées à l'assemblée des fidèles, et même
à tout évèque ou clerc d'une autre Eglise, qui en
exprimera le désir. Pour plus de sûreté, il avise di-
rectement de ses résolutions le peuple de Carthage :

((Voici la décision prise une fois pour toutes par


nous, par les confesseurs et les clercs de la capitale,
et, de même, par tous les évèques soit de notre

province, soit d'outre-mer il ne sera rien changé


:

au sort des lapsiy avant que nous nous soyons tous


réunis, et que, d'un commun accord, sans sacrifier
ni la discipline ni les droits de la pitié, nous ayons
pris une détermination définitive )>. Dans ces—
conditions, Cyprien ne pouvait tenir aucun compte
de communication des confesseurs, annonçant
la

le pardon accordé à tous les apostats. Au reçu de


ce billet impertinent, il affirma seulement, une fois
de plus, que la question serait tranchée par un con-
cile après le rétablissement de la paix. Mais il
avait menacé d'anathème les clercs qui donneraient
l'absolution aux lapsi; et, en effet, il excommunia
ceux qui avaient désobéi.
Cependant, la fermeté n'allait point chez lui jus-
qu'à l'intransigeance. Au milieu même de ces vifs
démêlés, où il maintenu ses principes avec
avait
tant d'énergie, il avait su faire à propos quelques
concessions. Sur la proposition du clergé romain, il
SA VIE ET SON ROLE. -SA

avait permis de donner l'absolution aux renégats en


danger de mort qui auraient fait pénitence. Il avait
aussi mis hors de cause ceux d'entre eux qui avaient
racheté leur faute en affrontant avec courage de
nouvelles épreuves. Enfin, il admettait que l'on
distinguât entre les chutes il ne confondait point
:

les sacrificati et les libellatici, ceux qui s'étaient tirés


d'affaire par un certificat, et ceux qui avaient réel-
lement sacrifié. Par ces adroites concessions, il
avait prévenu toute objection sérieuse contre la sé-
vérité du principe.
A peine rentré à Carthage, suivant sa promesse,
il soumit la question à l'assemblée des évêques

africains. Il y fit d'ailleurs prévaloir ses idées. Le


concile de aSi accorda l'absolution aux Hhellatici,
mais imposa une pénitence aux sacrificati, sauf les
cas de maladie mortelle. Le concile de 2 52 étendit
le pardon à tous les renégats, en leur interdisant
seulement le sacerdoce. Dès lors, Cyprien eut pour
unique règle de conduite le respect des décisions
synodales. L'observance de cette règle lui était
d'autant plus facile, que ses collègues avaient adopté
précisément sa manière de voir. En vertu de ce
principe, au concile de 253, il fit infliger un blâme
à Therapius, évêque de BuUa, coupable d'avoir par-
donné trop vite à un prêtre renégat et il invita ;

les fidèles d' Assuras à repousser leur évêque, qui


avait faibli dans la persécution. Telle fut aussi son
attitude en 254, dans l'affaire des évêques espa-
gnols.
Par même fermeté, mêlée de modération, il
la
vint àbout du redoutable schisme qui menaça
quelque temps l'unité de l'Église d'Afrique. Au mi-
lieu de la persécution, s'était dessiné, dans la com-
24 SAINT CYPRIEN.

munaulé de Carlha^e, un parti hostile à Tévèquc.


Les chefs de ce parti étaient les cinq prêtres qui
l'avaient toujours combattu; et, à leur tête, Nova-
tus, qui bientôt s'adjoignit le diacre Felicissimus.
Ceux-ci n'avaient pas manqué d'exciter les confes-
seurs et les clercs; pour faire pièce à l'évêque ab-
sent, ils s'étaient empressés d'accueillir et d'appuyer
lesréclamations des lapsi. Fidèle à sa méthode de
gouvernement, Cvprien s'était montré d'abord assez
patient; il s'était contenté de multiplier les avertis-
sements dans ses lettres au clergé ou au peuple.
Mais l'audace de Novatus, de Felicissimus et de
leurs partisans croissait de jour en jour; le mauvais
vouloir et l'intrigue aboutirent à une' rébellion ou-
verte. Dès lors, Cvprien n'hésita plus. Du fond de
sa retraite, par l'entremise de ses commissaires, il
lança une excommunication contre les révoltés. Il
menaça également d'anathème quiconque suivrait
Felicissimus, et il en avertit les fidèles a Si quel-
:

qu'un, leur écnvait-il, dans son refus de faire pé-


nitence et de donner satisfaction à Dieu, passe au
parti de Felicissimus et de ses satellites, s'il se joint à
la faction hérétique, il est prévenu qu'il ne pourra
ensuite revenir à l'Eglise, ni rentrer en communion
avec les évêques et le peuple du Christ ». Peu de
temps après, Cvprien fit confirmer ces excommuni-
cations par le concile de 201.
Ses adversaires n'en montrèrent que plus d'au-
dace. Ils fondèrent une Eglise rivale. A Cvprien ils
osèrent opposer un des leurs, Fortunatus, qu'ils
firent consacrer évêque de Carthage. Ils entreprirent
une active propagande dans l'intérieur du pays et ;

Felicissimus se rendit à Rome, pour tenter d'y égarer


l'opinion. Malgré tout, Cyprien ne s'émut guère. Il
SA VIE ET SON ROLE. 25

affecta de mépriser la petite Eglise schismatique,


comptant sur temps pour lui enlever le gros de ses
le

prosélytes. Il eut soin seulement d'avertir le pape


Cornélius et de le tenir au courant, pour le mettre
en garde contre les intrigues. Il avait désormais le
droit pour lui, la décision du concile de Carthage qui
avait excommunié Felicissimus et les autres rebelles.
D'ailleurs, il était prêt à pardonner aux transfuges,
mais à la condition expresse qu'ils reviendraient
humblement à l'Eglise et se soumettraient à la dis-
cipline de la pénitence : « S'il y a des gens, écrivait-
il, qui croient pouvoir rentrer dans l'Église, non par
des prières, mais par des menaces, s'ils pensent se
faire ouvrir la porte, non par des lamentations et des
réparations, mais par la terreur, ces gens-là peuvent
être sûrs qu'à leurs pareils est fermée l'Église du
Seigneur. Le camp du Christ, inaccessible, fortifié
et défendu par le Seigneur lui-même, ne cède point
aux menaces. Le prêtre de Dieu, tenant l'Évangile
et gardant les préceptes du Christ, peut être tué, il
ne peut être vaincu ». —
En fait, cette ferme attitude
imposa vite aux fidèles égarés, qui bientôt revinrent
en foule solliciter leur pardon.
Au moment où Cyprien rentrait à Carthage après
son long exil, au printemps de 20 1 un autre schisme,

éclatait en Italie, qui allait s'étendre à l'Afrique.


L'Église de Rome, depuis longtemps sans chef, avait
voulu élire un évêque; et, comme on n'avait pu
s'entendre, elle en avait élu deux. Aussitôt, chacun
des deux rivaux avait envoyé des députés à Carthage,
dans l'espoir de s'y faire reconnaître.
En cette circonstance, Cyprien procéda avec sa
prudence ordinaire. Il refusa de se prononcer entre
Cornélius et Novatianus, avant d'être exactement
jj SAINT CYPRIEN.

renseigné ; et il eut soin de marcher toujours d'accord


avec le concile qui siégeait alors à Carthage. Sur le
rapport des commissaires envoyés à Rome, il se
décida pour Cornélius, Il le fit reconnaître d'abord
par ses collègues présents au synode, puis par tous
les évêques africains, auxquels on adressa une lettre
circulaire. Non content de lui avoir gagné l'appui
de toute l'Afrique chrétienne, Cyprien fit campagne
en Italie pour le nouveau pape; et il réussit à lui
ramener les confesseurs romains. Les Novaiianistes.
pour se venger, redoublèrent d'activité en Afrique.
Ils envoyèrent au moins deux missions et leur pro-
;

pagande y fut encore secondée par des lettres de


Vovatiauus à tel ou tel évèque. Eux aussi, ils vou-
lurent avoir dans la capitale du pavs un représentant
autorisé de leur parti, et ils consacrèrent Maximus
comme évèque de Carthage. Fort de son droit, Cyprien
ne s'effraya pas plus de la rivalité de Maximus que
de celle de Fortunatus; à l'occasion, il raillait les
leux aventuriers qui avaient usurpé son titre. D'ail-
leurs, il combattit le nouveau schisme avec la même
liabileté et le même succès. Il resserra son alliance
avec Cornélius et les Catholiques romains en Afrique, ;

il ramena les évêques hésitants, comme le numide

Antonianus. —
Traqué de toute part, le Novatia-
nisme fut promptement réduit à l'impuissance, au
moins en Afrique; s'il y survécut quelque temps,
ce fut h l'état de secte obscure. Pour assurer sa vic-
toire, Cyprien le poursuivit jusqu'en Europe, notam-
ment dans le midi de la Gaule à la demande de
:

Faustinus, évèque de Lyon, il engagea le pape Ste-


phanus à intervenir pour faire déposer le Novatia-
iiiste Marcianus, évèque d'Arles.

Ainsi, tout en achevant de régler la question des


s

SA VIE ET SON ROLE. -27

lapsiy Cyprien avait triomphé de deux schismes. Sa


politique, dans ces trois affairessi étroitement liées

l'une à l'autre, ne fut pas approuvée de tout le


monde. Nous ne parlons pas, bien entendu, des
intéressés, schismaliques ou renégats. Mais, en Afri-
que comme à Rome, des chrétiens qui n'avaient
pactisé ni avec Tidolâtrie ni avec le schisme, ne se
gênaient pas pour blâmer la conduite de Tévêque de
Carthage. Dans l'affaire des lapsi, on l'accusait
d'avoir montré soit trop d'indulgence, soit trop de
sévérité, ou même d'avoir péché successivement par
excès de sévérité et par excès d'indulgence. Dans la
lutte contre les schismatiques africains, on insinuait
que, par son orgueil et son intransigeance, il avait
poussé ses adversaires à la révolte. Enfin, dans
l'afFaire du Novatianisme, on lui reprocha tour h

tour ses tergiversations et sa promptitude à lancer


l'an a thème.
11 s'est justifié lui-même à diverses reprises dès :

25o, dans des lettres au clergé romain plus tard,


;

dans des lettres à Cornélius, à l'évêque numide Anto-


nianus, et à son ennemi Ptippianus; ou encore, plus
ou moins directement, dans ses traités De laps i
et De unitate Ecclesiae. Inutile d'analyser ici ces do-
cuments divei's ils ne nous apprendraient rien que
:

nous ne sachions déjà, carCyprien se justifie toujours


par les faits. Il dit, au début d'une de ses lettres aux
clercs de Rome : « Je me suis aperçu, mes très chers
frères,qu'on vous racontait avec peu de sincérité et
peu de fidélité ce qu'ici nous avons fait et faisons.
J'ai cru nécessaire de vous adresser cette lettre,

pour vous rendre compte de nos actes, de nos déci-


sions et de notre activité ». Aux calomnies, il op-
pose simplement les faits ses instructions aux con-
:
28 SAINT CYPRIEN.

fesseurs, aux clercs et aux fidèles de Carthage, ses


concessions, ses efforts pour concilier le respect de

la discipline avec les nécessités du moment. Quelque


temps après, nouvel exposé de la situation, des me-
sures prises; et, à l'appui, envoi d'une copie des
pièces authentiques. Dans la lettre à Antonianus,
Cyprien explique d'ensemble toute l'affaire des lapsi.
D'abord, dit-il, « puisque tu parais ému de mes
actes mêmes, je dois défendre auprès de toi ma per-
sonne et ma cause; je ne veux pas laisser croire que
j'aie pu à la légère m'écarter de mon dessein ». Et,
après un résumé de sa politique, aussi sobre que
lumineux, il conclut qu'il « n'a rien fait à la légère ».
Même méthode pour l'affaire du Nôvatianisme :

pièces en main, il prouve à Cornélius que la pru-


dence était nécessaire lors de la double élection ro-
maine, et il démontre à Antonianus que Novatianus
s'est mis lui-même hors de l'Église. Cyprien explique
également son attitude en face des schismatiques
africains. Il a usé de douceur et de persuasion, tant
qu'il l'a pu. Il est prêt encore à pardonner « Ici, :

dit-il, l'Eglise n'est fermée à personne, et l'évêque

ne se dérobe devant personne ». Mais il a dû frapper


les coupables, du jour où ils se sont mis en rébellion
ouverte, et le peuple est plus sévère encore que
l'évêque.
Si l'on apprécie en elle-même cette politique, on
ne peut que donner raison à Cyprien. Les reproches
opposés qu'on lui adressait prouvent assez qu'il était
dans le vrai. Comme il le remarque lui-même, il
avait adopté une solution moyenne dans l'affaire
des lapsi; et telle a été aussi sa tactique en face des
schismes. Implacable pour les chefs, il était presque
indulgent pour les chrétiens égarés à leur suite.
SA VIE ET SON ROLE. J'J

Pendant ces années si remplies d'événements, et si


dramatiques pour l'Eglise, il a su concilier, ou dé-
ployer tour h tour, des qualités qui se rencontrent
rarement chez un même homme la fidélité aux prin-
:

cipes; la prudence, une réserve systématique, tant


que la question n'a pas été réglée la fermeté dans
;

l'application, dès qu'a été prise une décision; mais


une fermeté sans intransigeance, prête aux conces-
sions nécessaires; de la modération, et du tact, dans
l'énergie un beau sang'froid au milieu de dangers
;

multiples, en face d'une violente persécution, puis


en face de deux schismes, quand les partis hostiles,
pour faire pièce au chef légitime, consacraient deux
pseudo-évêques de Carthage. —
Malgré toute l'ha-
bileté qu'il déployait alors, Cyprien n'en était pas
moins critiqué, et assez vivement, même par quel-
ques-uns de ses partisans ou de ses alliés. Il a eu le
sort des politiques avisés, qui voient juste et se préoc-
cupent des choses plus que des mots sur le moment,
:

il a mécontenté les exagérés de droite et de gauche,

mais il a fini par avoir raison contre tous.


Pendant les quatre ou cinq années qui suivirent
la persécution de Dèce, le souci principal de Cyprien
fut de rétablir la paix dans son Église. Mais son
activité s'exerçait alors en tous sens. A Carthage, il
cherchait à affermir la discipline; il y travaillait de
toute façon, par ses actes, par son éloquence, par
ses traités, dont la plupart datent de cette période.
Il songeait à fixer la liturgie. Par exemple, il faisait

décider parle concile de 253 qu'on pouvait baptiser


les enfants dès leur naissance. Vers le même temps
a été écrite probablement sa longue lettre à Caecilius
sur le sacrement de l'Eucharistie; il y combattait
l'emploi de l'eau au lieu du vin pour la consécration,
3" SAINT CYPRIE.X.

et montrait que cette pratique, en usage dans quel-


ques communautés alricaines, était contraire aax
prescriptions du Nouveau Testament. Sur la demande
de collègues, ou de sa propre initiative, il interve-
nait dans les affaires d'autres communautés africaines,
surtout pour faire respecter les décisions des con-
ciles. Au printemps de 25 1, il se rendait à Hadru-
mète; et en l'absence de l'évêque de cette ville, son
ami Polycarpus, il donnait des conseils aux clercs.
L'année suivante, il écrivait à un groupe de six évê-
ques, réunis à Capsa pour une ordination, qui lui
avaient soumis le cas de plusieurs lapsi. 11 adressait
une autre lettre aux fidèles de Thibaris, qui à plu-
sieurs reprises l'avaient prié de les visiter; ii s'excu-
sait de ne pouvoir encore tenir sa promesse, mais
il leur envoyait son avis sur diverses règles de con-

duite. Il devenait de plus en plus le conseiller et le


guide de l'Afrique chrétienne.
Au milieu de ces négociations, de ces réformes
et de ces luttes, une inquiétude le hantait, non pour
lui, mais pour son Église la crainte d'une nouvelle
:

persécution. Et cette crainte était fondée, comme le


prouva bientôt Tédit de Gallus, qui, vers le milieu de
232, ordonna des sacrifices publics dans tout l'Em-
pire, peut-être pour conjurer l'épidémie de peste.
Cyprien avec anxiété les événements de
suivait
Rome. Il félicitait Cornélius à l'occasion de son exil.
Un peu plus tard, au nom du concile de 253, il en-
voyait successivement deux lettres au nouveau pape
Lucius, la première lors de son exil, la seconde lors
de son rappel. Il s'attendait d'un jour à l'autre à
voir la persécution gagner l'Afrique. Pour éviter les
surprises et les scandales qu'avait causés l'édit de
Dèce, il préparait aux futures épreuves la commu-
SA VIE ET SON KOLE. 'il

nauté de Cartha£;e et d'autres Eglises voisines. Lui-


même, en ces jours d'alleiite, était directement me-
nacé. Il voyait se réveiller contre lui les haines du
vulgaire; et de nouveau, retentissait au cirque le
cri farouche « Cyprien au lion ». Cette fois, le re-
: !

frain de mort n'eut pas d'écho et l'évêque de Car-


;

tilage put continuer en paix son œuvre de répara-


tion et d'organisation.
D'ailleurs, en ces années-là, d'autres fléaux mirent
à l'épreuve son courage et sa charité. Une partie de
la Numidie fut désolée par une invasion de barbares;
de nombreux chrétiens, hommes et femmes, furent
emmenés en captivité. Une demande de secours, pour
le rachat des prisonniers, fut adressée à l'Eglise de

Carthage par huit évêques de Numidie. 11 était dans


les traditions de la Carthage chrétienne de venir en
aide aux autres communautés moins riches. Dès le

début de son épiscopat, Cvprien avait offert à son


collègue Eucratius, évêque de Thenae, de prendre à
sa charge un vieil acteur converti, désormais sans
ressources, réduit à se contenter des aumônes de
IÉglise. Pendant la persécution de Dèce, il avait
secouru, sur sa fortune personnelle, les étrangers
indigents. Il n'hésita donc pas, quand il reçut la

lettre des Numides. Ilouvrit une souscription à


Carthage clercs et laïques apportèrent leur obole,
:

même des évêques de cités voisines qui se trouvaient


alors dans la capitale. On recueillit ainsi cent mille
sesterces. Cyprien envoya cette somme d'argent aux
huit évêques Numides, en y joignant la liste des
souscriptions, et en demandant des prières pour les
donateurs.
Pendant la terrible pestequi décima Carthage
vers le même temps, entre 252 et 254, Cyprien
3-2 SAINT CYPRIEN.

donna à tous l'exemple de la bravoure et de la cha-


Le diacre Pontius a peint avec complaisance les
rité.

progrès de l'épidémie, la consternation et la lâcheté


des païens : « un effroyable
Bientôt, dit-il, éclata
fléau, un mal abominable qui dévastait tout. Il em-
portaitchaque jour d'innombrables victimes, et atta-
quait brusquement chacun dans son logis. L'une
après l'autre, à la suite, il envahissait les maisons du
vulgaire tremblant. Alors, pris d'horreur, tous de
s'enfuir, d'éviter la contagion, de jeter indignement
à la voirie leurs parents : comme si, avec le moribond
atteint de la peste, on pouvait aussi mettre à la porte
la mort elle-même. Et par toute la ville, dans les
rues, gisaient, non plus des corps, mais des cadavres
innombrables de malheureux, qui imploraient la pitié
des passants en contemplant mutuellement leur in-
fortune. Personne ne se retournait, si ce n'est pour
s'enrichir par la cruauté. Personne ne s'empressait,
a la pensée qu'un malheur semblable le menaçait.
Personne ne faisait pour autrui ce qu'il eût voulu
qu'on fît pour lui. » A cet horrible tableau s'ajou-
tent quelques traits saisissants, fournis par Cyprien
lui-même : on dépouillait les morts, on organisait
la chasse à l'héritage, on assassinait, il n'y avait plus
ni police, ni tribunaux. Beaucoup de chrétiens étaient
entraînés par la folie commune. Ils croyaient la fin
du monde arrivée. Atteints par le découragement
général, ils s'étonnaient seulement que Dieu frappât
les siens comme ennemis. Au milieu de cet
ses
affolement de toute une population, Cyprien ne
perdit rien de son sang-froid. 11 exhortait fréquem-
ment les fidèles, et, pour rassurer ceux qui n'a-
vaient point entendu ses sermons, il publiait son
traité De mortalitate. ^\insi, par son éloquence et
SA VIE ET SON ROLE. aS

par son exemple, il ralliait les chrétiens. En même


temps, il organisait les secours : « Aussitôt, dit

Pontius, on assigna à chacun son rôle, selon la


qualité des gens et leur rang. Beaucoup de fidèles,
qui, en raison de leur pauvreté, ne pouvaient donner
d'argent, donnaient plus que de l'argent. Ils appor-
taient leur travail personnel, plus précieux que toutes
les richesses. Et qui donc, sous la direction d'un si
grand docteur, ne se serait pas hâté de trouver son
rang dans une telle milice, pour plaire à Dieu le
Père, et au Christ le Juge, et, en attendant, à son
évêque? Aussi, grâce à la merveilleuse abondance
des œuvres, on pouvait faire ce qui était utile à tous,
et pas seulement aux fidèles ». Le dernier trait est
à noter, et il n'y a aucune raison de le tenir pour
suspect, comme on l'a parfois prétendu. Pontius
nous dit plus haut que l'évêque, dans ses sermons,
recommandait de secourir les malades sans distinction
de religion. Cette charité largement humaine était
d'autant plus méritoire, que les païens rendaient les
chrétiens responsables du fléau et poursuivaient
l'évêque de leurs cris haineux.

^^

•*<<t^.'r
m
Atlitude de Cyprien dans l'affaire du baptême des hérétiques. — >> n
rôle dans les conciles de Cartliage.

En 255, Cyprien put croire que le temps des


épreuves et des luttes était passé. La peste avait dis-
paru, au moins en Afrique les craintes de persécu-
;

tion étaient écartées; la plupart des apostats avaien'


fait leur soumissionles fauteurs de schisme-
;

n'étaient plus guère que des chefs sans soldats. Lr;


paix semblait renaître dans la communauté et autour
d'elle. Mais, à ce moment, l'évêque de Carthage eut
à prendre parti dans de nouvelles polémiques, qui
peu à peu s'envenimèrent, et qui finirent par mettre
en péril, non plus seulement l'unité de l'Afrique
chrétienne, mais Tunilé catholique.
Dans les premiers mois de cette année 255, Cyprien
reçut une lettre d'un certain Magnus qui lui posait
cette question : « Entre autres hérétiques, il en est
qui nous viennent de Novatianus après avoir reçu
son baptême profane faut-il les baptiser eux aussi,
:

et les sanctifier dans l'Eglise catholique, par le


baptême légitime, véritable, et unique, de l'Eglise? »
De cette phrase allait sortir l'orage qui troubla, p'^n-
dant deux années au moins, l'horizon du mond
chrétien
Cyprien n'hésita pas un instant. Depuis longtemps.
SA VIE ET SON ROLE, 35

était la coutume eu Afrique de tenir pour


nul le
ôaptéme conféré par n'importe quelle secte héréti-
que. En conséquence, l'on y baptisait tous les trans-
fuges qui sollicitaient leur pardon;ceux-là seulsétaieni
réconciliés par la simple pénitence suivie de l'impo-
sition des mains, qui, avant de tomber dans
l'hérésie
avaient été déjà baptisés par l'Église. Il n'y avait
point de raison pour accorder un traitement de
faveur aux Novatianistes. L'évèque de Cartha^e
répondit donc à Magnus « Nous déclarons que tous
:

les hérétiques et schismatiques, tous, sans


exception,
n'ont aucun pouvoir et aucun droit. C'est pourquoi
Novatianus ne doit ni ne peut être excepté. Lui aussi,
il est hors de l'Eglise, combat la paix et la charité
il

du Christ : il doit donc compté au nombre des


être
adversaires et des antichrists w, —
C'était pour
Cyprien un point de doctrine, et de discipline, nette-
ment arrêté. Sans prétendre imposer son opinion ni
la pratique africaine aux Églises du dehors, il
était
fermement résolu pour son compte à ne pas céder.
En fait, au milieu des polémiques qui suivirent il
n'a jamais varié; il s'est efforcé seulement de
motiver
de plus en plus son opinion. Dans sa longue lettre
à
Magnus, il contenté de citer et de commenter
s'était
les passages de l'Écriture. Plus tard, tout
en allé-
guant encore les mêmes textes ou d'autres, il a aussi
invoqué la tradition africaine, même la raison, et
l'intérêt de Mais ces considérants divers
l'Église.
avaient toujours pour objet de fortifier la conclusion
première.
Cependant, la question soulevée par Magnus préoc-
cupait bien des gens en Afrique, à un moment

les schismatiques d'occasion revenaient en
masse à
l'Église. Dans beaucoup de communautés,
tout en se
3G SAINT CYPRIEX.

conformant à l'usage local, on s'inquiétait un peu de


se savoir, sur ce point, en désaccord avec Rome.
Qu'ils connussent ou non la réponse de Cyprien à
Magnus, dix-huit évêques de Xumidie voulurent faire
trancher la question par le concile africain ; et ils
adressèrent une lettre collective, sur ce sujet, à l'as-
semblée de 255. La décision du concile fut entière-
ment conforme à l'opinion de Cvprien. Nul doute
que cette décision ait été, sinon dictée, du moins
inspirée par lui. Des évoques de régions lointaines,
sans doute malrenseignés, hésitaient encore. Quintus,
un évêque de Maurétanie, demanda des explications
à son collègue de Carthage, qui s'empressa de le
mettre au courant, et qui lui envoya une copie de
la lettre synodale aux Numides, en le priant de la
communiquer à ses voisins. Au printemps de 206,
Cyprien fit confirmer l'arrêté précédent par un nou-
veau concile de soixante et onze évêques, qui en a\isa
officiellement le pape Stephanus.
L'Église de Rome, qui pour la réconciliation des
hérétiques s'en tenait à la pénitence et à l'imposition
des mains, ne pouvait être de l'avis des Africains; et
Cyprien, assurément, s'y attendait. Ce qu'il ne pou-
vait prévoir, c'était le ton de la réponse de Stephanus.

Non seulement le pape proclamait qu'il observait


pour son compte la coutume romaine mais encore il ;

entendait imposer cette coutume à tous, aux Afri-


cains comme aux Orientaux. Il allait jusqu'à menacer
de mettre hors l'Église tous ceux qui ne s'y confor-
meraient pas.
Cyprien se préoccupa de mettre de son côté, avec ce
qu'il considérait comme le droit, toutes les apparences
de la légalité. Il chargea l'un de ses diacres, Roga-
lianus, d'aller exposer la situation aux Églises d'Asie
.

SA VIE ET SON ROLE. :]?

Miaeure, dont la tradition était, sur ce point, con-


forme à celle de l'Afrique. Et, en Afrique, il s'efforça
d'obtenir pour sa décision, devenue celle des conciles,
l'approbation unanime des évoques. Il avait déjà pour
lui, semble-t-il, presque toute la Proconsulaire et la
Numidie, très largement représentées aux synodes
précédents il rallia les hésitants, surtout en Mauré-
;

tanie et en Tripolitaine, par ses lettres à Jubaïanus et


à Pompeius. Puis il convoqua une assemblée plé-
nière des chefs de communautés. De tous les coins
des trois provinces africaines, on répondit à son
appel; et, le premier septembre 256, au concile des
quatre-vingt-sept évêques, il obtint l'unanimité.
On s'est demandé souvent s'il avait été réellement
excommunié par Stephanus, soit avant, soit après le
grand concile du premier septembre. A vrai dire,
nous n'en savons rien. Il est certain que Stephanus
a nettement menacé d'excommunier les opposants.
D'autre part, ce pape refusa de recevoir une députation
d'évêques africains. Mais ce procédé ne suppose pas
nécessairement une rupture complète. Les savants
qui croient à un décret formel d'excommunication
peuvent alléguer sans doute les invectives de Firmi-
lien, qui apostrophe ainsi Stephanus « Combien de
:

querelles et de dissensions tu as soulevées dans les


Églises du monde entier Et quel grand péché tu as
!

commis, quand tu t'es séparé de tant de troupeaux !

C'est toi-même, en effet, que tu as retranché de


l'Eglise, ne t'y trompe pas car celui-là est vraiment
:

schismatique, qui, en s'écartant de la communion de


l'unité ecclésiastique, s'est fait apostat. Tu crois que
tous peuvent être excommuniés par toi; et c'est toi
seul,en te séparant de tous, que tu as excommunié »
Mais cette apostrophe de Firmilien peut s'expliquer
SAINT CYPRIEN. 3
38 SAINT CYPRIEN.

encore par de simples menaces non suivies d'effet:


on peut y voir le langage d'un homme qui suppose

le fait accompli pour en mieux montrer les suites. —


D'ailleurs, que l'excommunication ait été ou non pro-
noncée, la brouille de l'Eglise romaine avec les Eglises
d'Afrique et d'Asie Mineure n'eut point de graves
conséquences, et ne dura guère, grâce peut-être à la

persécution de Valérien et à la mort soudaine du


pape. Cyprien lui-même semble avoir été en bons
termes avec le successeur de Stephanus, avec le pape
Xystus, que Pontius appelle un évêque « bon et pa-
cifique ».
Plus qu'aucune des polémiques précédentes, l'af-
fairedu baptême des hérétiques avait montré l'im-
portance de l'Eglise de Carthage et de son évèque.
D'année en année, depuis la persécution de Dèce, le
rôle de Cyprien n'avait cessé de grandir. C'est tou-
jours lui qui convoque et préside les conciles. Il y
fait ordinairement prévaloir ses idées ; il dirige la
rédaction des lettres synodales et les signe le premier.
Il est toujours en scène; quoiqu'il ne contraigne
personne, et quoiqu'il respecte scrupuleusement les
droits de tous ses collègues, il est toujours l'inspira-
teur, l'àme de ces assemblées. Son dernier et son
plus grand triomphe est cette séance du premier
septembre 256, où les représentants de toutes les
communautés africaines, sans aucune protestation,
sans aucune abstention, se groupent autour de lui,
ratifient tous ses actes, et de sa cause font celle de
donne
l'Afrique entière. Cette primatie de fait lui
beaucoup d'autorité pour intervenir non seulement
dans les affaires des autres chrétientés locales, mais
encore dans les affaires d'Eglises étrangères, en
Espagne, en Gaule, même à Rome. Son prestige
wm
SA VIE ET SOX ROLE. y.)

tient d'abord h Tiraportance de l'Église de Carthage,


foyer de la prédication chrétienne dans l'Afrique
romaine; mais il tient peut-être plus encore à sa
personne. Cyprien a exercé alors une double auto-
rité, hiérarchique et personnelle, qui a fait de lui

le chef respecté du christianisme africain.


IV

La dernière année de Cyprien.— Son exil à Curubis. — Son martyre.


Son caractère et son tour d'esprit.

L'évêque de Carthage fui le premier chrétien


qu'atteignit en Afrique la persécution de Valérien.
Après avoir de sa politique, il nous
suivi les succès
reste à marquer de son martyre.
les étapes
Au mois d'août 207 fut promulgué le premier édit
de Valérien, qui interdisait aux chrétiens toutes
réunions, et qui, sous peine d'exil, ordonnait aux
évêques, aux prêtres et aux diacres, de participer
au culte officiel. Le 3o août, en vertu des instruc-
tions qu'il avait reçues par lettre impériale, le pro-
consul Paierous manda dans son cabinet l'évêque
de Carlhage. Au cours de l'interrogatoire, et en
réponse aux sommations d'usage, Cyprien dé-
clara nettement qu'il ne pouvait obéir; et il refusa
également de livrer les noms des prêtres. Les ordres
venus de Rome étaient formels le proconsul pro-
:

nonça la sentence d'exil. Mais, par égard pour le


rang et la personne du condamné, il lui assigna
comme résidence la cité voisine de Curubis.
C'était une petite ville située au Sud-Est de Car-
thage, de l'autre côté du golfe, sur la côte orientale
de la presqu'île du cap Bon. A vrai dire, cet exil
n'avait rien de bien effrayant. D'abord, l'évêque
SA VIE ET SON ROLE. 41

avait pu emmener avec de fidèles compagnons,


lui

dont le la ville de Curubîs of-


diacre Pontius. Puis,
frait bien des consolations et des ressources. Pontius
fait de ce séjour une description presque enthou-

siaste :« Je ne veux pas maintenant, dit-il, décrire


l'agrément du lieu, et je passe sous silence l'abon-
dance de toutes les délices... Répétons-le avec des
actions de grâces, la Providence divine a voulu que
cette résidence fût en rapport avec l'âme d'un si grand
homme un lieu bien ensoleillé et commode, une
:

retraite tranquille à souhait, et toutes les joies pro-


mises à ceux qui cherchent le royaume et la justice
de Dieu. Je ne veux point parler des fréquentes vi-
sites de nos frères, ni de l'affection des citoyens de
là-bas, empressés à lui offrir tout ce dont il semblait
privé. Mais je ne passerai point sous silence, une
merveilleuse visite de Dieu... )>. Et le bon biographe
conte une singulière vision qu'eut son évêque, le
jour même de l'arrivée à Curubis. Cyprien vit lui
apparaître un jeune homme d'une taille extraordi-
naire, qui le conduisit au tribunal du proconsul. Le
magistrat regarda l'accusé, puis, sans lui rien dire,
se mit à rédiger son arrêt. Le jeune homme, qui se
tenait debout derrière le juge, et qui sans façon lisait
sur les tablettes, fit comprendre au prévenu, par ges-
tes, qu'on venait de signer son arrêt de mort. Cyprien
demanda avec insistance un délai d'un jour, afin de
pouvoir régler ses affaires. Le magistrat, toujours
muet, ajouta quelque chose sur ses tablettes; et, par
de nouveaux signes de son indiscret et mystérieux
ami, l'évêque apprit que le délai était accordé. —
Tel est l'étrange récit que Cyprien fit à ses compa-
gnons, et où l'on reconnut l'annonce du martyre,
mais d'un martyre encore lointain. Pontius s'évertue
12 ^Al.M Lll'KlEN.

à démontrer que la vision s'est réalisée de point en


point; car le mot Jour désignait ici une année, et
l'évêque de Carthage est mort juste un an après cet
avertissement.
Cyprien vécut à Curubis dans la pensée et l'attente
du martyre. Il se hâtait de régler les affaires de son

Église, et prenait ses mesures pour léguer aux pau-


vres ce qui lui restait de sa fortune. Il s'efforçait
aussi de venir en aide à d'autres communautés afri-
caines, cruellement éprouvées par la persécution.
Grâce à la charité de son ami Quirinus, il put en-
voyer des secours de tout genre aux forçats chrétiens
des mines de Sigus, en Numidie. Il aurait voulu, dit-
il, les visiter lui-même mais il ne le pouvait, étant
;

lui-même « relégué pour avoir confessé le nom


chrétien, et enfermé dans les limites d'un lieu
déterminé ». Il chargea quatre clercs, le sous-
diacre Herennianus, les acolythesLucanus, Maximus
et Amantius, d'aller distribuer les secours; et il leur
remit une lettre éloquente, où il .félicitait les con-
fesseurs de leur héroïsme. Il en fut récompensé
par les trois réponses très louchantes qu'il reçut de
Sigus.
L'exildurait depuis près d'un an. La nouvelle
s'était répandue que les empereurs Valérien et Gai-
lien allaient prendre des mesures encore plus sévères
contre les chrétiens. Cyprien fit partir pour Rome
quelques-uns de ses gens, en quête de renseigne-
ments certains. Bientôt, il fut lui-même rappelé à Car-
thagepar le nouveau proconsul, Galerius Maximus.
Il s'installa tranquillement dans sa villa, s'attendant

chaque jour à être arrêté. Il apprit alors, par le rap-


port de ses émissaires, que Valérien, dans un rescrit
adressé au sénat, avait ordonné de mettre à mort les
.^A VIE ET :50N UOLE. -j:3

évéques, les prêtres et les diacres, et que le pape


Xystus, surpris dans un cimetière, avait été mar-
tyrisé le 6 août. Des lettres impériales, expédiées
aux gouverneurs des diverses provinces, devaient
V donner le signal des exécutions. Cyprien com-
prit que son heure était proche. Il se hâta de pré-
venir du danger imminent ses collègues africains, no-
tamment l'évêque Successus, qu'il pria de transmettre
les nouvelles aux autres communautés. 11 reçut à ce
moment de plusieurs grands personnages,
la visite

des chevaliers, des sénateurs, de vieux amis restés


païens, qui l'engageaient à fuir, et qui même lui of-
fraient une retraite sûre. Il refusa, parce que Dieu,
disait-il, ne lui ordonnait pas de se dérober. En at-
tendant, il remplissait avec plus de zèle que jamais
son devoir d'évèque. Il saisissait toutes les occasions
d'exhorter les fidèles : « Il aimait tant prêcher, nous
ditPonlius, qu'il désirait obtenir en prêchant le mar-
tyre souhaité; il aurait voulu être tué en parlant de
Dieu, au milieu d'un sermon ».

Sur ces entrefaites, le proconsul Galerius Maxi-^


mus, alors à Utique, manda l'évêque de Carthage
auprès de lui. Pour la première fois, Cyprien déso-
béit h un magistrat. Il estimait qu'un évêque devait
être martyrisé au milieu des siens, dans sa ville
épiscopale. Il quitta donc sa maison, résolu à rester
caché jusqu'au retour du proconsul. Et, de sa re-
traite, il adressa a aux prêtres, aux diacres et à tout

le peuple » de Carthage, cette admirable lettre :

((J'ai appris, mes très chers frères, que l'ordre avait

été envoyé de me conduire à Utique. Mes amis les


plus chers m'ont conseillé et persuadé de quitter
quelque temps nos jardins. J'y ai consenti pour une
raison légitime il convient qu'un évêque confesse
:
U SAINT CYPRIEN.

le Seigneur dans la cité où il préside à l'Église du


Seigneur, et qu'il illustre le peuple entier par le
spectacle du martyre de son chef. En effet, tout ce
que dit un évêque confesseur au moment même de
sa confession,il le dit inspiré par Dieu et pour
tous. Je ne veux pas non plus mutiler l'honneur de
notre Eglise si glorieuse. Je ne veux pas, moi, évêque
et chef d'une autre Église, confesser Dieu et enten-
dre prononcer ma sentence à Utique, puis y être
martyrisé et partir de là vers le Seigneur. C'est de-
vant vous que, pour vous et pour moi, je veux con-
fesser Dieu; c'est ici que je veux souffrir, d'ici que
je veux partir vers le Seigneur, comme je le demande
sans cesse dans mes prières, comme je le souhaite de
tous mes vœux, comme je le dois. Donc, nous atten-
dons ici, dans une retraite sûre, l'arrivée du pro-
consul et son retour à Carthage. iSous apprendrons
de lui ce que les empereurs lui ont mandé au sujet
des chrétiens, laïques et évêques; et nous dirons ce
que sur l'heure Dieu voudra nous faire dire ». Il ter-
minait cette lettre éloquente en invitant les fidèles à
se tenir tranquilles. Chacun devait être prêt à con-
fesser sa foi; mais personne ne devait courir au-
devant du martyre.
Enfin, le i3 septembre, deux officiers de Fétat-
major du proconsul, avec une escorte de soldats, se
présentèrent à la villa de Cyprien. Ils y trouvèrent
l'évêque, qui était rentré chez lui dès le retour de
Galerius Maximus, et qui les accueillit le visage sou-
monter en voilure avec eux, et le
riant. Ils le firent
conduisirent à VJger Se.rti, où le gouverneur était
en villégiature. Galerius Maximus, alors malade,
renvoya l'affaire au lendemain. Cyprien passa la
nuit chez un des au Ficus Satiinù; il v fut
officiers,
.

SA VIE ET SON ROLE. 45

traité avec beaucoup d'égards, prit son dernier repas


avec quelques-uns de ses amis, dont le diacre Pontius
A la nouvelle de l'arrestation de leur évoque, tous
les chrétiens de la ville étaient accourus. Ils veillèrent
toute la nuit devant la porte. Cyprien n'intervint
que pour recommander aux clercs de protéger les

vierges.
Le lendemain, dès l'aube, sous un ciel radieux,
la foule encombrait les abords de V^ge?- Sexti. Mais
le proconsul ordonna d'amener le prisonnier à
V Atrium Saucioliim, où devait avoir lieu l'interro-
gatoire. Pendant le trajet, nous dit Pontius, l'évê-
que de Carthage « était pressé de tous côtés parles
rangs serrés d'une multitude mêlée; a son cortège
s'était jointe une armée innombrable, comme si l'on
marchait à l'assaut de la mort ». En attendant l'au-
dience du proconsul, on fit entrer le prisonnier dans
une sorte d'antichambre, où il put se reposer des
fatigues de la route. Ses vêtements étaient trempés
de sueur. Un officier qui se trouvait là, et qui avait
été chrétien, lui proposa des effets secs, avec l'ar-
rière-pensée qu'il pourrait ainsi garder pour lui les
reliques du martyr. Cyprien refusa en disant « Nous :

voulons guérir des maux qui peut-être auront disparu


aujourd'hui ». Puis on l'introduisit dans la salle

d'audience. Auxquestions et sommations d'usage,


il répondit brièvement, avec une fermeté simple, en

refusant de sacrifier et en invitant le magistrat à faire


son devoir. Le proconsul consulta ses assesseurs,
puis, à regret, prononça la sentence de mort. —
« Grâces à Dieu! » dit Cvprien. Mais beaucoup de
chrétiens s'écriaient qu'ils voulaient mourir avec lui.
Aussitôt l'on se mit en route pour le lieu du sup-
plice. Le condamné s'avançait au milieu d'un impo-
3, .
Uj SAINT CYPRIEN.

sant cortège aux soldats, que conduisaient des


;

centurions et des tribuns, s'étaient joints tous les


chrétiens de Carthage et beaucoup de païens. On
arriva à VAger Sexti, et l'on s'arrêta dans un vallon
entouré d'épais ombrages. Des curieux grimpèrent
dans les arbres pour mieux voir. Cyprien se dépouilla
de son manteau, puis de sa dalmatique, qu'il remit
aux diacres; il ne garda que la tunique de lin. On
le vit alors s'agenouiller et prier en silence. Il

n'ouvrit la bouche que pour ordonner aux siens de


remettre au bourreau vingt-cinq pièces d'or. Déjà
des fidèles étendaient autour de lui des linges pour
recueillir son sang. Il noua lui-même le bandeau
autour de ses yeux il se fit lier les mains par un
;

prêtre et un diacre. Puis il pressa le bourreau de


irapper, et reçut enfin le coup de mort. Les chré-
tiens déposèrent immédiatement son corps, tout
près de là, dans une tombe provisoire, pour le sous-
traire à la curiosité des profanes. La nuit venue, à la
lueur des flambeaux et des torches, en procession
solennelle, on le transporta aux areae du procura-
teur Macrobius Candidianus, situées sur la f^ia Map<-
paliensis, près des Piscines.
Cyprien avait été martyrisé le i8 des calendes
d'octobre, sous le consulat de Tuscus et de Bassus
(i4 septembre 258). Avec lui disparaissait l'une des
plus belles figures d'évêque que présente l'histoire
du christianisme.
Ce qui frappe d'abord dans cette existence si
pleine, c'est le grand empire de l'homme sur lui-.
même. A force de volonté, il a maîtrisé ses pas-
sions et comme transformé sa nature. Avant sa con-
version, il avait aimé le monde, le luxe, la bonne
chère, les voluptés et les ambitions profanes; du
SA VIE ET SON KOLE. 47

jour où il fut chrétien, il régla strictement sa vie


sur ses convictions. Il renonça à tous les plaisirs, et
distribua aux pauvres la plus grande partie de ses
biens. Il donna l'exemple de toutes les vertus chré-
tiennes, de la piété, de la charité, même de la vertu
qui semble avoir été la plus contraire à sa nature,
l'humilité.
Devenu évêque, il fut simple sans affectation,
dans son genre de vie comme dans sa mise. Il s'im-
posait aussitôt par un mais en même
air d'autorité ;

temps, il cœurs par sa bonté,


attirait et retenait les
par un mélange de sérieux et de gaîté. « Tant de
sainteté, nous dit-on, et tant de grâce brillait sur son
visage, qu'il troublait l'esprit de ceux qui le regar-
daient. Sa physionomie était grave et souriante. Rien
de triste dans sa sévérité, point d'excès dans son
affabilité mais un mélange de l'un et de l'autre, dans
;

une juste proportion. On se serait demandé s'il mé-


ritait d'être révéré ou d'être aimé, s'il n'eût mérité
d'être à la fois révéré et aimé ». Il mit tous ces dons
personnels au service de son Eglise, et se consacra
tout entier à sa tâche d'évêque. Il considéra toujours
la charité comme
premier de ses devoirs; il se
le
fit le patron des pauvres et de tous ceux qui souf-

fraient, des confesseurs pendant les persécutions,


des malades pendant la peste. Durant tout son épis-
copat, il déploya une activité extraordinaire, menant
de front plusieurs grandes affaires sans négliger pour
cela les détails d'administration, réformant la dis-
cipline ou la liturgie, instruisant les fidèles, tenant
tête aux schismatiques et aux autres ennemis de
l'Église.
Homme d'action avant tout, il avait une vue claire
des choses, beaucoup de suite dans les idées, de la
4s SAINT CYPKIEN.

décision et de la prudence, un sang-froid impertur-


bable. A-vec cela, une loyauté à toute épreuve. Il allait
toujours droit devant lui on a pu lui reprocher
:

d'avoir quelquefois frappé fort, jamais d'avoir frappé


par derrière. Ce goût de l'action s'observe jusque dans
son mysticisme. Car il était mystique à sa façon. Sa
foi au surnaturel était vive et facile. Il parle souvent
de ses visions ou des visions d'autres fidèles; il croyait
aux révélations des enfants extatiques il était fer-
;

mement convaincu que la fin du monde était proche ;

il attendait l'Antéchrist, puis le retour triomphant

du Christ, et ces rêves le rendaient sévère pour son


temps, l'inclinaient même au pessimisme. Mais tout
cela encore le poussait à l'action; dans ses visions,
dans les inspirations de son mysticisme, il ne trouvait
que de nouvelles raisons d'agir. Toujours à son poste,
administrateur diligent et ferme dans le train ordi-
naire des choses, il s'élevait sans eflPort au niveau
des événements et grandissait en face du danger. Il
montrait alors un courage inébranlable, mais sans
entraînement le courage raisonné d'un vrai chef,
:

qui ne s'expose pas hors de propos, mais qui sait


regarder froidement la mort, ayant d'avance sacrifié
sa vie. Son énergie était faite de modération et de
fermeté. Ordinairement très modéré, ami du juste
milieu, il défendait ces idées modérées avec une
singulière vigueur. Quand ses adversaires lui parais-
saient manquer d'équité et de bonne foi, il ne reculait
point devant l'invective ; mais ses invectives étaient
encore calculées, et toujours justifiées par des faits,

comme ses violentes attaques contre les schisma-


tiques ou contre Demetrianus. En ce cas, il était prêt à
tout, plutôt que de céder. Il écrivait au pape Cor-
nélius, à propos du schisme de Felicissimus « Peu :
SA VIE ET SON ROLE. 49

m'importe par qui ou quand je périrai; je recevrai


du Seigneur le prix de ma mort et de mon sang ».
Il était homme d'autorité. Parfois même, il pa-
raissait l'être à l'excès.Par exemple, en ^54, il som-
mait presque le pape Stephanus d'intervenir en Gaule
contre l'évêque d'Arles, compromis dans le Novatia-
nisme. Il écrivait à Stephanus, d'un ton qui n'ad-
mettait pas la réplique « // faut que tu adresses
:

des lettres très explicites à nos collègues les évêques


de Gaule, pour qu'ils ne permettent pas plus long-
temps à Marcianus, cet entêté, cet orgueilleux, cet
ennemi de la piété divine et du salut fraternel, d'in-
sulter notre collège... ». Et plus loin « Fais-nous
:

savoir nettement qui aura été substitué à Marcianus


pour le siège d'Arles ». Mais ce langage impérieux
était probablement justifié alors par quelque cir-
constance ignorée de nous. Malgré sa décision ordi-
naire, Cyprien parle rarement de ce ton. Assurément,
il aimait l'autorité; mais il l'aimait partout où elle

était, même chez les autres. Il la respectait jusque


chez ses ennemis, même chez les païens qui le frap-
paient, comme on le voit par ses réponses aux pro-
consuls. Dans son Eglise, il a toujours fait profession
de réserver les droits de tous, de ne prendre aucune
résolution importante sans l'assentiment du clergé,
même des fidèles. Si, en diverses circonstances, il a
fait adopter ses idées par les conciles, il y est arrivé

parla persuasion. Seulement, s'il respectait les droits


d'autrui, il entendait qu'on respectât les siens. Il
était d'autant plus jaloux de son autorité, qu'il n'em-
piétait pas sur le domaine d'autrui. Et il se faisait
d'autant mieux obéir ou écouter, qu'ordinairement
son énergie s'enveloppait de bonne grâce.
Cette physionomie complexe avait pourtant son
50 SAINT CYPRIEN.

unité. Au témoignage du diacre Pontius, qui Tavait


vu longtemps de près, Cyprien était, par-dessus tout,
a un homme d'un génie providentiellement équilibré,

qui, à travers lesremous et les écueils des schismes,


sut diriger droit etd'aplomb le vaisseau de l'Église ».
En effet, l'impression dernière, dans l'étude de son
caractère comme de sa politique, c'est un heureux
équilibre de qualités très diverses. Et son œuvre litté-
raire laisse une impression analogue.
Il n'avait été d'abord qu'un brillant rhéteur, avec
toutes les qualités et tous les défauts de ses maîtres
païens. Api es sa conversion, il voulut tuer en lui
l'homme de lettres, comme il avait tué le mondain;
mais il réussit moins complètement dans cet effort
de transformation intellectuelle que dans sa réno-
vation morale. C'est peut-être pour cela, précisément,
que l'homme d'action, dédaigneux des aventures et
des raffinements de la pensée, est resté malgré tout
un écrivain. Il affecta désormais le mépris de la lit-
térature profane. Il n'en parle jamais, ne cite aucun
auteur, quoiqu'il connût certainement la plupart des
classiques. Par contre, il s'appuie sans cesse sur les
Livres Saints; ses lettres et ses traités n'en sont sou-
vent que le commentaire; et il a composé des ou-
vrages entiers avec des citations mises bout à bout.
Cependant, il n'a pas rompu sans peine avec son
passé; le premier de ses livres, qui traite de la Grâce,
n'a de chrétien que le sujet. Et jamais il n'a pu
s'affranchir entièrement des souvenirs de son édu-
cation, ni effacer l'empreinte laissée sur son esprit
par pratique de son métier de rhéteur.
la
Pour
le fond, c'est-à-dire dans l'orientation de sa
pensée, il a brisé toutes les entraves de la longue
tradition gréco-romaine. De tous les auteurs chré-
<A VIE ET SON ROLE. .",1

tiens des premiers siècles, — si l'on met a part les


Évangélisles et les Apôtres, — il est peut-être le
seul dont on puisse dire pense toujours en
qu'il
chrétien. Jamais, ou presque jamais, ne s'étalent
chez lui ces lieux communs familiers aux orateurs,
aux philosophes ou aux poètes de la Grèce ou de
Rome. Il va droit à son but, ne s'écarte pas du
sujet, ne connaît que la Bible et la question à ré-

soudre. Cette austérité de sa dialectique tient beau-


coup, sans doute, aux circonstances de sa vie épis-
copale, aux nécessités toujours présentes de la lutte.
Mais, de plus, Cyprien était avant tout, et même
exclusivement, un homme de sens pratique. Etran-
ger aux spéculations philosophiques et aux curiosités
dédaigneux des arts, il était indiffé-
intellectuelles,
rent à tout ce qui ne touchait pas aux affaires de
sacommunauté ou de l'Eglise. Il n'eut probable-
ment aucune peine à renoncer aux thèmes tradi-
tionnels de la rhétorique; et même, selon toute ap-
parence, c'est le vide de la rhétorique qui l'avait
amené au christianisme.
Mais pour la forme, quand il devait traduire par
des mots cette pensée toute chrétienne d'origine et
d'allure, il ne réussissait point à dépouiller le vieil
homme. H conservait involontairement les préoccu-
pations du beau style, avec les défauts qui en sont
ordinairement la rançon. Adresse dans la distribu-
tion des matériaux, heureuse proportion des déve-
loppements, netteté transparente de l'expression,
relief du détail que relève l'antithèse ou l'image :

c'est une surprise de constater ce souci d'art, et de


rencontrer ces élégances, dans des traités ou des
lettres dont l'auteur semble uniquement préoccupé
de prouver. Cyprien est un apôtre, vigilant évêque
5J SAINT CYPRIEN.

et parfait chrétien, resté malgré lui, et à son insu,


un parfait rhéteur. Il n'a oublié définitivement les
leçons de ses premiers maîtres qu'au jour du mar-
tyre. Chez l'ancien rhéteur, devenu le plus grand
évêque de son temps, et suivi jusqu'au lieu du sup-
plice par Carthage entière, le plus beau trait d'hé-
roïsme, c'est probablement de s'être tu en face de la
mort.
CHAPITRE II

LES OUVRAGES APOLOGÉTIQUES.

Le Ad Donatum . —
Sujet de Topuscule. —
Le cadre. —
Contraste
entre le fond et la forme. —
Nouveauté littéraire. —
Rapport avec
les Confessions de saint Augustin.

Nous n'avons pas de Cvprien une véritable Apo-


logie du christianisme. Mais, dans trois de ses
traités, il a parlé des rapports du christianisme avec
la société païenne; et, dans deux grands recueils
de textes méthodiquement classés, il a indiqué net-
tement ce qu'eût été pour lui une apologie de sa
religion, s'il l'eût écrite.
Le plus ancien livre de cette série, comme de
toute l'œuvre de Cyprien , c'est le très curieux et
souvent très beau discours Ad Donatum : sorte de
confessions, mêlées d'exhortations à un ami. Sans
aucun doute, l'auteur a écrit cet opuscule peu de
temps après sa conversion et son baptême; il est
encore tout surpris, tout frémissant, presque étourdi,
des coups de cette grâce qui l'a frappé et si com-
plètement transformé. C'est précisément cette mé-
tamorphose qu'il se propose ici d'expliquer à son
:>1 ^ALM CYl'hlEN.

ami. Et cela, dil-il, pour s'acquitter d'une promesse


qu'il lui a faite.
Nous savons peu de chose sur le personnage à
qui est dédié le livre. Ce nom
de Donatus a toujours
été très commun dans l'Afrique romaine. Cinq
chrétiens de ce nom sont mentionnés dans la cor-
respondance de Cyprien, et ont été ses contempo-
rains Tévêque de Carthage qui fut son prédéces-
:

seur immédiat; deux autres évêques, qui prirent part


aux conciles présidés par lui un des prêtres qui
;

combattirent son élection; enfin, un martyr de la


persécution de Dèce. Aucun de ces personnages ne
peut, avec quelque vraisemblance, être identifié avec
le Donatus du traité. Celui-ci, d'après les indica-
tions du texte, devait être un avocat ou un rhéteur,
confrère de Cyprien dans les écoles ou au barreau
de Carthage. On nous dit qu'il avait une « mémoire
tenace », une « voix harmonieuse ». 11 a profité
des « vacances » pour rendre visite à son ami.
D'ailleurs, tous deux étaient intimement liés et
avaient de fréquents entretiens.
Comme Cyprien, Donatus s'était récemment con-
verti; et il venait d'être baptisé. Son interlocuteur
lui dit, pour l'encourager, qu'il a déjà « l'âme so-
lide, la foi sûre ». Pourtant, Donatus n'avait pas
été transformé par le baptême aussi complètement
que son ami. 11 ne sentait pas en lui l'action toujours
présente de la grâce. Surtout, il avait peine à se
détacher du monde, des plaisirs et des ambitions
profanes. Il s'étonnait un peu du changement si
radical qu'il constatait en Cyprien; et il lui avait de-
mandé de s'ouvrir à lui. Au moment où la confes-
sion va commencer, on nous le montre anxieux,
préoccupé, le regard fixe, le visage interrogateur,
.

LIVRES APOLOGÉTIQUES. 50

toute l'âme tendue vers cette révélation du miracle.


— On devine, dès lors, ce que sera discours de le

Cyprien : un retour sur lui-même,


d'une offen-
suivi
^ive; une confession sincère, puis un effort ardent
pour entraîner un néophyte un peu tiède. C'est
presque la situation de Néarque en face de Po-
lyeucte, au début de la tragédie de Corneille; et
c'est là, au fond, tout le sujet du premier traité de
Cyprien
En quelques traits énergiques, l'auteur peint son
aveuglement d'autrefois, les vanités de sa vie pro-
fane, son goût d'alors pour ce monde qui le tenait
par tant de liens. Il montre avec force toute l'in-
vraisemblance de la révolution morale qui devait
déconcerter ses instincts, briser ses habitudes, et
renouveler son âme jusqu'au fond. Ce miracle, il le
considérait comme impossible, même quand il
croyait déjà et qu'on lui disait d'espérer; il en a
douté jusqu'au dernier moment. Eh bien! le mi-
racle s'est accompli. Le jour de son baptême, le
iiéophvte a senti naître en lui un autre homme, et,
en même temps, il a vu s'éclairer lemonde. Cette
métamorphose est l'œuvre de Dieu seul. Pour être
mieux compris de Donatus, Cyprien expose ses
idées sur la grâce, les idées qu'il aura toujours. La
grâce est donnée à tous les chrétiens, à quiconque
cherche sincèrement la vérité, et elle est inépui-
sable « Elle coule sans interruption; elle surabonde
:

en se répandant. Il suÛit que notre cœur ait soif et


s'ouvre. Autant notre foi peut en contenir, autant
nous y puisons de cette grâce débordante ». Ac-
cordée avec le baptême, la grâce ne cesse de se
développer, tant que l'on continue à la mériter. Sans
effort, elle élève l'homme au-dessus de lui-même :
>

56 .-AIM CYI'KIEN.

« Ce don de Dieu est gratuit, et facile à obtenir


D'eux-mêmes, le soleil rayonne, le jour brille, la
source coule, la pluie arrose : ainsi se répand l'Es-
prit céleste.Lorsqu'une âme, en regardant le ciel,
a reconnu son auteur, elle s'élève plus haut que le
soleil et que toutes les puissances terrestres; elle
commence à être ce qu'elle croit être ». La grâce
confère un pouvoir surnaturel, permet de conjurer
le mal, d'apaiser la souffrance, de chasser les dé-
mons. Seule, elle assure la paix de l'âme et le
bonheur. En dehors d'elle, tout n'est que ténèbres,
crimes, et vains fantômes.
Alors, pour achever de détacher du monde son
ami Donatus, Cyprien trace un large tableau sati-
rique de la société païenne. Aux champs, à la ville,
dans les maisons comme au théâtre ou au forum,
dans les plus somptueux palais, il montre l'homme
idolâtre voué au mal, a la misère ou à l'angoisse. Et
il conclut que le bonheur est en Dieu seul « Il n'y :

a donc qu'un moyen de trouver la paix, une tran-


quillité certaine, une sécurité entière et durable ;

c'est de s'arracher aux tourbillons de ce monde trou-


blant, et de se fixer à jamais dans le port du salut.
Alors on détourne les yeux de la terre pour les éle-
ver vers le ciel on participe au don du Seigneur,
;

et désormais, par l'âme, on est tout près de son Dieu.


Toutes les gloires, toutes les grandeurs que les autres
croient trouver dans les choses humaines, on peut se
vanter de les avoir dans sa conscience. On ne saurait
plus rien désirer, rien regretter des choses du monde,
quand on est plus grand que le monde
consé- ». En
quence, Cyprien exhorte son ami à rompre définiti-
vement avec le monde, pour se donner tout entier
h Dieu « Toi seulement, toi que désormais la milice
:
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 57

céleste a enrôlé dans l'armée de l'Esprit et marqué


du signe, garde incorruptible, garde inaltérable,
dans ta religion et tes vertus, la discipline de Dieu.
Adonne- toi toujours soit à la prière, soit à la lecture.
Tantôt tu parleras à Dieu, tantôt Dieu te parlera.
Qu'il t'instruise par ses préceptes, qu'il te façonne.
Celui que Dieu a enrichi, ne peut être appauvri par
personne ». — Ainsi, l'éloquente confession du
début, qui avait tourné peu à peu à la satire, s'achève
en sermon.
Mais ce n'est là qu'un des aspects de l'ouvrage.
Avec la donnée première, qui est le rôle de la grâce,
la mise en œuvre présente un surprenant contraste.
L'auteur a traité ce thème avec les raffinements de
la rhétorique à la mode. Au début, il semble s'ex-
cuser d'aborder un sujet si nouveau, si éloigné
des traditions littéraires. Il allèg^ue modestement
« l'étroite médiocrité de son grêle talent )). Il déclare
qu'il dédaignera tous les artifices, et laissera parler
la vérité : « Dans les tribunaux, dit-il, à la tribune
aux harangues, laissons une faconde opu-
s'étaler
lente, souple et ambitieuse. Quand on parle du Sei-
gneur et de Dieu, la parole est simple et pure pour ;

traiter de ne s'appuie pas sur les forces


la foi, elle

de l'éloquence, mais sur les choses. Ecoute donc un


langage, non pas disert, mais fort, non poli et fardé
pour séduire un auditoire populaire, mais rude et
simple dans sa vérité, pour proclamer la bonté de
Dieu ». —
Malheureusement, l'éducation a été ici
plus forte que la foi nouvelle. Si la pensée est aus-

tère, l'ancien rhéteur s'est largement dédommagé


par les élégances du cadre et du style.
Tout d'abord, ce sermon sur la grâce est égayé
d'une jolie mise en scène. Cyprien se promène avec
58 SAINT CYPRIEN.

son ami dans les jardins d'une riche villa évidem-


:

ment, cette villa des faubourgs de Carthage, dont il


est question dans plusieurs documents du temps, et
où l'on vint Tarrêter la veille de son martyre. C'est
l'époque des vendanges, et des vacances. Par une
belle journée d'automne, tandis qu'une légère brise
et des senteurs pénétrantes viennent caresser les
sens, on circule au milieu des bosquets, et l'on
admire le paysage. Puis, pour échapper aux impor-
tuns et aux bruits de la maison, on gagne le coin le
plus tranquille du jardin, et Ton s'arrête sous un
portique de feuillage, une sorte de tonnelle ombra-
gée de vignes. C'est vraiment un joli cadre pour une
confession et un sermon. Et ce sermon, l'auteur
nous dit en terminant qu'il l'a abrégé par discrétion ;

car les deux amis sont gens du monde et gens de


revue. On reprendra l'entretien. En attendant, l'on
jouira des vacances. Le soir vient; on passera gaie-
ment le reste du jour. Et, avant de se mettre à table,
Cyprien invite son ami, dont la voix est belle, à lui
chanter des psaumes. — Assurément, tout cela est
d'un joli tour; ces petites scènes sont vivement enle-
vées, et l'on y sent la main d'un fin lettré. Mais
on peut craindre que le décor ne cause quelques dis-
tractions, et n'affaiblisse un peu l'effet du sermon.
De même, si le tableau satirique du monde est ici
de circonstance, le cadre de la satire est d'un écri-
vain visiblement hanté par des préoccupations pro-
fanes. Cyprien transporte son ami au sommet d'une
montagne. De là, il lui fait voir toutes les misères du
monde païen, auxquelles on est soustrait par la grâce :

« Suppose un instant, dit-il, que tu sois emporté sur


la plus haute cime d'un mont escarpé. Contemple de
là l'aspect des choses placées au-dessous de toi.
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 59

Dirige tes regards en divers sens affranchi du con-


;

tact de la terre, observe les tourbillons du monde


tumultueux. Alors, toi aussi, tu prendras le monde
en pitié; éclairé sur toi-même, tu en seras plus
reconnaissant à Dieu; et, avec plus d'allégresse, tu te
féliciteras de ta délivrance ». Du haut de leur obser-
vatoire, les deux amis n'aperçoivent que des crimes
et des vices ; des brigands sur les routes, des pirates
sur les mers, partout la guerre dans les villes, des
;

combats de gladiateurs dans tous les théâtres, des


;

spectacles coupables, des bouffonneries, des mimes


impudents, des tragédies non moins immorales. Pour
achever de convaincre Donatus, Cyprien voudrait
soulever le toit des maisons et lui montrer ce qui s'y
passe « Oh si tu pouvais encore, de ce haut observa
: !

toire, enfoncer tes regards dans le mystère des mai-


sons, ouvrir les portes des chambres, éclairer et dé-
voiler les secrets des logis Tu verrais des impudiques
!

faire ce que ne peut même pas voir un homme d'hon-


neur, tu verrais des choses dont la vue seule est cri-
minelle, tu verrais des choses que les insensés, dans
leur fureur de vice, nient avoir fait et se hâtent de
faire... ». Et le farouche moraliste décrit complaisam-
ment des débauches de toute sorte. Puis il contemple
le forum des villes; il n'y aperçoit que procès, tortu-
il passe en revue les heu-
res, fraudes, vénalité. Enfin,
reux du monde. Chez les grands, il ne trouve qu'une
misère infinie les bassesses dans la chasse aux hon-
:

neurs, les soucis dans le succès, et, quand la fortune


a tourné, la solitude. Chez les riches, l'inquiétude, la
peur des envieux, des voleurs, des assassins et tou- :

jours, une ridicule fureur d'amasser, qui fait d'eux


des esclaves ou des maniaques. Chez les princes, une
détresse plus grande encore étant plus puissants que
:
.

(rO SAINT CYPRIEX.

les autres, ils sont moins libres et plus tremblants.


Plus on s'élève dansle monde, plus on offre de prise

au malheur —
et au satirique juché sur sa montagne.
On peut supposer que Cyprien a empruntée quel-
que philosophe ou romancier l'idée de ce vaste pano-
rama du monde, vu du haut d'une montagne. En
tout cas, il a renouvelé cette idée par l'usage nou-
veau qu'il eiî a fait, mettant au service de la
en la
prédication chrétienne. Bossuet, au moins dans sa
jeunesse, admirait beaucoup ce tableau satirique ;
il

en a adopté le cadre, et en a reproduit bien des traits,


dans son sermon Sur la loi de Dieu. Et, s'il est peu
vraisemblable que Lesage ait beaucoup fréquenté
saint Cyprien, il n'en est pas moins curieux de cons-
tater que Cyprien, avant l'auteur du Diable hoiteuA\
et avant son modèle, le Diablo Cojuelo de Guevara,
avait imaginé de soulever le toit des maisons pour
prendre les gens sur le fait. —
Considérée en elle-
même, l'idée de Cyprien est assurément ingénieuse,
et elle fournit un cadre commode à la satire. On doit
reconnaître aussi qu'il peint le monde avec beaucoup
de verve et d'éclat. Cependant, l'on ne peut admirer
sans réserve ce tableau satirique. D'abord, la satire
y est bien générale on n'y relève rien de particulier
;

au temps ni au pays tout se réduit à des lieux com-


;

muns renouvelés seulement par l'expression. Puis,


l'auteur se plaît trop à la description ; visiblement, il

décrit ici pour le plaisir de décrire. Ces fantaisies


de rhéteur étonnent et déconcertent dans cette grave
conversation, deux chrétiens nouvellement
entre
convertis, sur le rôle de la grâce.Pour un ouvrage
de ce genre, ce n'est sans doute point un mérite que
d'évoquer le souvenir du Diable boiteux
Cette impression et cette critique se précisent, dès
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 01

qu'on s'arrête au détail du style. C'est un style à fa-


cettes, très savant, très raffiné, parfois un peu mièvre.
Ily a là trop d'antithèses et de métaphores, surtout
pour un homme qui vient de renoncer au monde.
C'était l'avis de saint Augustin, et l'on ne peut s'em-
pêcher de lui donner raison. On rencontre ici beau-
coup de* morceaux brillants, à la Sénèque telle, la :

page célèbre sur les combats de gladiateurs, ou la


description de la misère des grands et des riches.
On relève aussi des réminiscences de Virgile et de
Pline. Même le préambule fait songer à certains dia-
logues de Cicéron, ou à VOctavlus de Minucius Félix.
Voilà bien des souvenirs littéraires, trop nombreux
peut-être chez un écrivain qui avait à dire tant de
choses neuves. Malgré la beauté originale de certaines
pages, l'opuscule a parfois l'air d'un exercice d'école.
Au lieu d'un plaidoyer fictif, comme était VOctamis,
nous avons ici le monologue, ou, si Ton veut, le
cantique d'actions de grâces, d'un rhéteur très ré-
cemment converti.
Malgré tout, le u4d Donatum reste fort intéressant
à divers titres. D'abord, il nous montre ce qu'était
Cyprien avant sa conversion un rhéteur habile,
:

connaissant à fond son métier, connaissant aussi ses


classiques, surtout les Romains de l'Empire un ;

talent brillant, un peu superficiel, vrai disciple de


Sénèque. L'ouvrage nous renseigne encore sur la
direction nouvelle que prenait alors la pensée de
Cyprien; il atteste la profonde transformation qui
s'était accomplie en lui, sinon dans son tour d'esprit,
du moins dans son âme. L'ancien rhéteur avait été
métamorphosé par les coups de la grâce; désormais,
il ne vivra plus que pour sa foi. Jusque-là, comme le

prouve la partie satirique du traité, il s'était con-


&J. ^)AL\T CYPRIEX.

tenté d un tonds d'idées banales. A l'avenir, sa reli-


gion lui fournira l'aliment qui manquait à sa pensée
et à son talent.
Enfin, il y a dans cet opuscule une grande nou-
veauté. Les pages sur la conversion de Cyprien, qui
marquent presque l'avènement d'un genre littéraire,
annoncent directement les Conjessions de saint Au-
gustin. Pendant longtemps, une existence très pro-
fane, un goût passionné pour le plaisir, avec une
sorte de défiance instinctive a l'endroit du christia-
nisme; ensuite, jusqu'à la veille de l'événement dé-
cisif,une impossibilité de croire au renouvellement
promis dans le baptême, la vue très nette de tous les
obstacles qu'une vie très mondaine opposait à une
si brusque révolution puis, après bien des hésita-
:

tions, la grâce éclatant comme un coup de foudre,


bouleversant l'être dans ses dernières profondeurs,
pour l'orienter vers une destinée nouvelle; et, dans
le souvenir laissé par cette miraculeuse transfor-
mation, un parti pris de tout rapporter à Dieu, de
tourner la confession en actions de grâces tels sont, :

dans le récit de C}-prien, les traits essentiels qui


marquent les étapes de la conversion. Or ce sont là,
précisément^ les idées qui dominent les Confessions
d'Aua^ustin.
.

II

Le ijuod idoia dii non sint. —


Emprunts à Terluiiien et à Ninucius Fé-
lix. —
Dans quelle mesure ce traité peut être considéré comme au-
thentique. — C'est probablement un recueil d'arguments et de textes.

Quand, du discours à Donalus, on passe au Quod


non sint^ on éprouve une véritable surprise,
idola dii
qui tourne vite à la méfiance. On hésite à croire que
ce traité, si franchement médiocre, et fait de plagiats,
puisse avoir été écrit par C} prien
Plagiats à part, et si l'on n'y considère que la
suite des idées, l'opuscule est assez bien ordonné.
L'auteur entreprend d'abord de démontrer que les
dieux païens ne sont pas de véritables dieux, que les
idolâtres adorent sous ce nom des morts divinisés,
que les démons ont pris la place des dieux absents,
et que par suite les Romains ne doivent pas leur
grandeur à leur prétendue piété. Puis il établit l'exis-
tence d'un Dieu unique, le Dieu des chrétiens. Et il
prouve la vérité du christianisme par la mission du
Christ et l'accomplissement des prophéties. Il v —
a là, comme on plan d'une apologie assez
le voit, le
complète; mais ce n'en est que le plan; ou plutôt,
un abrégé d'une sécheresse déconcertante. Les idées
y sont indiquées en quelques mots, tout au plus en
quelques phrases très courtes, souvent inachevées
ou mal liées, comme dans le cahier de notes d'un
écolier.
61 SAINT CYPRIEN.

Abstraction faite de la forme, le traité reste encore


suspect. Tout ce qu'on y rencontre, quand on est
un peu familier avec la vieille littérature chrétienne,
laisse une impression de déjà vu. Cette impression
se justifie et se précise étrangement, lorsqu'on passe
à l'étude des sources. Dans le Quod idola dii non
sint, il n'y a pas une seule idée, peut-être pas une
seule phrase, qui appartienne entièrement à l'auteur.
Ce qu'il dit se retrouve presque toujours chez Ter-
lullien, et souvent aussi chez Minucius Félix, qui, on
le sait, ne s'était pas gêné lui-même pour copier Ter-
tuUien. Là-dessus, on ne peut se poser qu'une seule
question l'auteur de la compilation a-t-il pillé en
:

même temps ses deux prédécesseurs, ou simple-


ment l'un d'eux? La réponse ne saurait être dou-
teuse : il a pillé les deux. D'abord, il avait sûrement
sous les yeux Y Apologétique. Dans le dernier tiers
de son ouvrage, il s'est contenté de résumer, en les
abrégeant, les trois chapitres de Tertullien qui trai-
tent de la mission du Christ et des prophéties. Ici,
l'imitation non seulement parce que
est certaine,
bien des phrases de l'original se retrouvent par
lambeaux chez le plagiaire, mais encore parce que
cette partie de V Apologétique n'a pas d'équivalent
dans ÏOctaçfius. Pour les deux premiers tiers de la
compilation, la question semble d'abord plus com-
plexe les développements sur les idoles, les
: démons
et leDieu unique, sont de ceux pour lesquels Mi-
nucius Félix s'est beaucoup servi de Tertullien. Là,
par conséquent, le fonds est commun. Mais c'est
Minucius qui a été surtout mis à contribution. Non
seulement, l'auteur de la compilation le suit de plus
près dans la trame de son raisonnement; mais il
reproduit textuellement, ou en y changeant à peine
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 05

quelques mots, une foule de phrases de V Octauius,


et il allègue des faits que cite Minucius et dont ne
parle pas Tertullien. —
De l'élude des sources, il
résulte donc que le compilateur, dans les deux pre-
miers tiers de son ouvrage, a pillé surtout Minucius
Félix, et que, dans le dernier tiers, il a copié seule-
ment Tertullien. On se demande avec inquiétude ce
qui reste pour la part de l'auteur.
Naturellement, on est tenté aussitôt de tirer de
cette étude une autre conclusion : c'est que l'opus-
cule n'est pas de Cyprien, mais d'un faussaire quel-
conque. Et les arguments, certes, ne manqueraient
pas à l'appui de cette opinion. D'abord, le Quod
iclola ne figure ni dans la liste de Pontius, ni dans
la liste de 309. De plus, les autres ouvrages et la

correspondance de Cyprien sont là pour attester


qu'il n'a jamais écrit avec celte sécheresse, et que,
s'il a souvent imité Tertullien, il ne poussait pas

l'imitation jusqu'au plagiat. Voilà de bonnes raisons,


semble-l-il, pour classer l'opuscule parmi les œuvres
apocryphes. Pourtant, la question n'est pas si

simple.
Malgré le silence de Pontius, explicable, d'ail-
leurs, si le Quod idola est antérieur à l'épiscopat, il

est très vraisemblable que Cyprien avait réellement


composé un ouvrage sous ce titre. Saint Augustin y
fait Et saint Jérôme, qui probablement
allusion.
l'avait lu un peu vite, en parle avec enthousiasme il ;

en loue la brièveté, la vaste érudition; il y vante


l'éclat de l'expression, et même de la pensée.
Dès lors, on pourrait supposer que le traité
authentique s'est perdu, et qu'un faussaire y a
substitué une compilation de sa façon. Mais cette
hypothèse, à son tour, se heurte contre une objec-
4.
t;^j SAINT CYPRIEN.

lion assez grave. Les observations d'Augustin et de


lérôme, quant au sujet et au contenu du Quod idola
dii non sint de Cyprien, s'appliquent parfaitement
au traité que nous possédons; et c'est là une raison
sérieuse de le croire authentique. Ainsi, d'une —
part, l'authenticité semble attestée par la tradition
et des témoignages autorisés; d'autre part, Ton ré-
pugne à admettre que Cyprien ait publié une œuvre
si informe.
Nous ne voyons quun moven de concilier ces
deux séries de faits contradictoires c'est de con- :

sidérer le Quod idola comme un simple recueil de


notes et d'extraits, formé par Cyprien pour son usage
personnel, puis retrouvé dans ses papiei-s, et publié
par d'ignorants admirateurs comme un traité ori-
ginal. Cette supposition s'accorde entièrement avec
ce que nous savons sur sa méthode de
travail et de
polémique. Il a toujours aimé avoir sous la main
des armes toutes prêtes, pour repousser aussitôt les
attaques des ennemis de l'Église ou raffermir la foi
des fidèles. Nous verrons bientôt que c'était la raison
d'être de ses deux grands recueils de textes sacrés.
Or, précisément, dans ces deux recueils, d'une
authenticité incontestable, il a repris avec d'autres
moyens le thème du Quod idola. Le premier li\Te
des Testimonia est consacré tout entier à expliquer
la déchéance des Juifs et l'avènement de la Loi nou-
velle; le second livre prouve la vérité du christia-
nisme par la réalisation des prophéties; et un cha-
pitre du troisième livre traite « des idoles que les
Gentils considèrent comme des dieux ». Toute la
première partie du Jd Fortunatum est dirigée contre
l'idolâtrie; et le premier chapitre, par une singu-
lière coïncidence, porte un titre identique à celui du
LIVRES APOLOGETIQUES. 67

traité « Quod idola dit non sint » Ces rapproche-


: .

ments nous paraissent éclairer l'origine et la nature


de l'opuscule. De part et d'autre, la préoccupation
est la même, et aussi la méthode de polémique; il

n'v a de différence que dans le choix des armes.


Contre l'idolâtrie, l'évêque se contente d'aligner les
textes de l'Écriture ; le néophyte recueille et groupe
les arguments ou les faits, déjà mis en œuvre par des

apologistes célèbres.
Ons'explique bien ainsi la physionomie du Quod
idola. L'ouvrage n'a ni préface, ni exorde, ni entrée
en matière, contrairement aux habitudes de Cyprien.
k quoi bon? 11 ne s'agit pas d'un travail personnel,
mais de notes, d'extraits et souvenirs de lecture.
Les phrases sont sèches, souvent inachevées c'est :

que l'auteur veut simplement enregistrer des faits


ou des arguments, pour s'en servir à l'occasion. De
là, encore, l'absence de transitions, et l'emploi de
termes qui indiquent une méthode de démonstra-
tion ou en posent les jalons. Les négligences, les
plagiats, les incohérences, tous les vices de la mise
en œuvre, choquants jusqu'à l'invraisemblance dans
une compilation indigeste qui se donnerait pour un
travail personnel, tout cela n'a rien que de très na-
turel dans un recueil de notes, qui contient seule-
ment un résumé de lectures sur un thème déterminé.
Cyprien aurait donc composé le Quod idola, peu
après sa conversion, pour se démontrer à lui-même
et démontrer aux autres la fausseté des religions
païennes et la vérité du christianisme. Pour cela, il
lut avec soin les deux grands apologistes latins,
Africains comme lui. Il résuma leur argumentation,
nota les faits allégués par eux, abrégea leurs déve-
loppements, en reproduisant souvent leurs phrases
68 SAINT CYPRIEN.

ou des lambeaux de phrases : tout cela, avec une


entière liberté, puisque ces notes, recueillies pour
son usage personnel, ne devaient pas être publiées.
Malheureusement pour lui, des amis maladroits ont
joint plus tard ce recueil à ses œuvres authentiques,
risquant ainsi de le faire accuser de plagiat. — C'est
dans cette mesure seulement, qu'on peut admettre
aujourd'hui l'authenticité de l'ouvrage. Mais, à coup
sûr, le Quod idola n'est original ni par le fond ni
par la forme et il ne doit pas nous arrêter plus
;

longtemps.
III

Le pamphlet Ad Demetrianum. — Dans quelles circonstances il fut


composé. — Objet de l'ouvrage. — Réponse à une accusation des
païens. — Forme et ton de cette réponse. — Analogies avec la Cité
de Dieu.

Dès qu'on ouvre le pamphlet intitulé ^d Dente"


trianuniy on se sent sur un tout autre terrain. C'est
là une œuvre vraiment originale, et l'une des plus

vigoureuses de Cyprien.
L'opuscule a été écrit en 252 ou 253, pendant la
grande peste de Carthage, à laquelle se rapportent
de nombreux passages. Il fut motivé par les attaques
de Demetrianus, un païen notable de la ville, ennemi
juré du christianisme. Ce Demetrianus nous est
connu seulement par le témoignage de son adver-
saire. C'était un homme riche, qui possédait de
nombreux esclaves, et à qui Cyprien attribue géné-
reusement tous les vices. Il était alors âgé. Il exer-
çait des fonctions judiciaires, et il avait joué un rôle
actif dans la persécution précédente; on suppose
qu'il avait été l'un des cinq notables adjoints aux
magistrats en vertu de l'édit de Dèce, et chargés de
présider à l'apostasie des chrétiens. Quoique la
persécution officielle eût cessé, il continuait à les
poursuivre de sa haine, saisissant toutes les occasions
de les railler ou de les rendre odieux. Il connaissait
de longue date l'évêque de Carthage, que souvent il
sous prétexte de discuter avec lui, mais
allait voir,

en nous dit-on, pour lui chercher querelle.


réalité,
Longtemps, Cvprien le laissa faire, dédaignant
de répondre à ses criailleries et à ses injures. Le jour
vint, cependant, où Févêque perdit patience; ou
plutôt —car il n'était pas homme à rien entre-
prendre dans un mouvement de colère, le jour —
vint où Févêque crut nécessaire de répondre publi-
quement, en raison des circonstances, à une nou-
velle calomnie de Demetrianus. Celui-ci accusait
ouvertement les chrétiens de causer tous les maux
de FEmpire, et il s'efforçait ainsi de déchaîner à
Carthage le fanatisme populaire. Or les esprits
étaient déjà très excités par la peste et les souf-
frances de toute sorte ; les violences recommençaient
à Rome, de Fédit de Gallus; on redoutait
à la suite
de voir la persécution s'étendre à FAfrique, et déjà
retentissaient au cirque les cris de mort. En —
même temps qu'une réponse directe à Demetria-
nus, l'ouvrage de Cyprien était donc une apologie
publique des chrétiens, adressée à tous ceux qu'a-
vaient pu égarer ses calomnies. L'auteur lui-même
nous en avertit a Je réponds donc, dit-il, et à toi,
:

Demetrianus, et pareillement à tous ceux que peut-


être tu as excités en semant contre nous la haine
par tes paroles injurieuses... Je crois cependant
que notre discours leur fera entendre raison. En
effet, Fhomme que le mensonge a trompé et poussé

au mal, sera mieux ramené au bien par la vérité ».


La tactique de Demetrianus était fort simple.
Elle consistait à imputer aux chrétiens tous les
malheurs du temps, aussi bien les méfaits de la
nature que ceux des hommes : les guerres, la peste,

a sécheresse et la famine. Demetrianus allait si


LIVRES APOLOGÉTIQUES. 71

loin dans cette voie, qu'il accusait les chrétiens


d'avoir déterminé dans l'évolution du monde une
lécadence universelle. Tout cela, en offensant les
dieux, auxquels ils refusaient le culte traditionnel.
Cyprien résume la thèse dans cette phrase énergi-
que « Tu as dit qu'à cause de nous arrivaient, et
:

qu'à nous devaient être imputés, tous ces fléaux


qui maintenant ébranlent et désolent le monde,
parce que nous n'honorons point vos dieux ».
Cvprien ne nie pas la réalité des maux présents.
Chose curieuse, il est encore plus pessimiste que son
adversaire. Partout, autour de lui, il trouve la preuve
que le monde vieillit les saisons sont bouleversées
:
;

les carrières et les mines s'épuisent; on voit dimi-


nuer le nombre des laboureurs, des marins, des sol-
dats; seuls, le vice et le crime sont en progrès. On
croirait entendre le cri d'alarme de nos économistes.
Au milieu de ces doléances un peu vagues, on re-
lève des traits précis, bien africains les pluies de- :

viennent rares, le sol semble réduit en poussière, les


moissons sont brûlées par la sécheresse, les vignes
sont saccagées par la grêle, les oliviers sont déra-
cinés par l'ouragan, les sources tarissent. Comme
la terre, les hommes dégénèrent. Cyprien croit à 1?.

décadence de la race humaine : on n'a plus d'en-


fants; on vit moins longtemps, et c'est à peine si
l'on rencontre quelques centenaires; en revanche,
on voit des enfants à cheveux blancs.
L'évêque de Carihage n'a pas de peine à démon-
trer que les chrétiens ne sont pour rien dans cette
lécadence de l'humanité et de la nature, décadence
due simplement à la vieillesse du monde. Quant aux
maux accidentels, peste, guerre ou famine, ils ont
<'té prédits dès longtemps par les livres saints : c3
:-2 SAINT CYPRIEX.

sont, tout simplement, des signes précurseurs de la


fin du monde. Sans doute, ce sont aussi des signes
de la colère divine. Mais absurde de prétendre
il est
que les chrétiens aient attiré sur la terre le courroux
céleste. En effet, eux seuls adorent Dieu, le Dieu
unique et souverain de qui tout dépend; donc, ils
ne l'offensent point, et ne peuvent être visés par
lui. Quant aux dieux païens, que les chrétiens les

offensent ou non, peu importe à la question; car ces


dieux sont impuissants, et ne sauraient se passer de
l'appui de leurs adorateurs.
D'où vient donc ce redoublement de maux sur la
terre ? Des païens seuls, qui chaque jour provoquent
Dieu. Et Cyprien retourne contre Demetrianus son
propre argument « Tu soutiens, dit-il, dans ta plainte
:

calomnieuse et dans ton ignorance de la vérité, tu


répètes et tu cries que nous sommes cause de ces
malheurs, en refusant d'adorer vos dieux; c'est vous,
au contraire, qui en êtes cause, en refusant d'adorer
Dieu... Quand se produisent des maux qui attestent
la colère et l'indignation de Dieu, ils ne se produi-

sent pas à cause de nous, qui honorons Dieu ils ;

sont le châtiment de vos fautes et de votre conduite.


Jamais vous ne cherchez ni ne craignez Dieu; vous
n'abandonnez pas les vaines superstitions, pour con-
naître la vraie religion, celledu Dieu unique et uni-
versel, qui, à ce titre, doit être seul
honoré et imploré
partons m.'.A l'appui de ce raisonnement, Cyprien
allègue des textes de l'Écriture et il passe en revue
;

les tortsdes païens envers Dieu. D'abord, ils refu-


sent de le reconnaître. De plus, ils l'offensent par
leurs vices, qu'on voit s'étaler au grand jour, surtout
en ce moment depuis le début de l'épidémie, Car-
:

thage ne présente que de hideux spectacles, aban-


LIVRES APOLOGÉTIQUES. 73

don des malades et des morts, course à l'héritage,


déchaînement de tous les crimes, exploits de faus-
saires et d'empoisonneurs, assassinats en pleine ville.
Non contents de provoquer Dieu par leur conduite,
les païens persécutent encore ses serviteurs. Et non
seulement mettent à mort les chrétiens mais ils
ils ;

les torturent et leurappliquent une procédure ini-


que. Par ces offenses de toute sorte, ils déchaînent
sur le monde du Dieu souverain.
la colère
Mais, pourquoi Dieu frappe-t-il aussi
disait-on,
les chrétiens? A cette objection, O^prien répond
que les vrais chrétiens ne sont pas atteints réelle-
ment par les souffrances de leur corps car leur ;

pensée est ailleurs. La persécution et tous les maux


ne sont pour eux que des épreuves. Ils n'essaient pas
de se défendre ils se soumettent simplement à la
;

volonté du Seigneur. Ils prient même pour leurs


ennemis indifférents eux-mêmes aux maux d'ici-
;

bas, ils n'en demandent pas moins à Dieu de déli-


vrer la terre des fléaux qui la frappent. Ils savent
d'ailleurs que leur Dieu les vengera et même des ;

faits récents, tous les malheurs de l'Empire, prou-

vent que la vengeance a commencé. Pourtant, ce ne


sont là encore que des avertissements une prison :

éternelle attend les ennemis de Dieu.


En terminant, Cyprien évoque l'image du juge-
ment dernier et des châtiments qui suivront. Mais,
en même temps, il au repentir. Il
invite les païens
peuvent encore se racheter « Re-
les avertît qu'ils :

tournez-vous, dit-il, retournez-vous, tandis qu'il en


est temps, vers la vérité et le salut éternel. La fin
du monde est proche. Tournez vers Dieu vos esprits,
dans la crainte de Dieu. Ne prenez point plaisir à
exercer dans le monde, au milieu d'hommes justes
SAINT CYPRIEN. 5
et doux, une tyiannique et vaine donilnalion ; rap-
pelez-vous qu'à la campagne aussi, au milieu des
champs cultivés et des moissons fertiles, dominent
l'ivraie et la folle avoine... Croyez à Celui qui ne
trompe ;amais. Croyez à Celui qui a prédit tous les
maux. Crovez à Celui qui donnera aux croyants le
prix de la vie éternelle. Croyez à Celui qui infligera
aux incrédules d'éternels supplices dans les flammes
de l'enfer ». Et Févèque, dans un élan de charité,
ojffre à ses adversaires de les guider lui-même dans

le chemin de la vérité a Nous vous offrons, s'écrie-


:

t-il, le présent Salutaire de notre âme et de nos


conseils. Nous n'avons pas le droit de haïr, et le
pardon nous rend plus agréables à Dieu. Nous ne
rendons pas le mal pour le mal. Nous vous exhor-
tons donc, tandis que c'est possible, tandis qu'il
reste encore quelque chose du monde, nous vous
exhortons à donner satisfaction h Dieu, à vous
échapper des profondes ténèbres de la superstition
veps la lumière éclatante de la vraie religion. Nous

ne vous portons pas envie, et nous ne cachons pas


les bienfaits divins. A vos haines nous répondons
par la bienveillance pour prix des tortures et des
;

supplices qu'on nous inflige, nous vous montrons les


routes du salut. Croyez et vivez; vous qui nous per-
sécutez pour un temps, réjouissez-vous avec nous
pour l'éternité ».
L'opuscule Ad Demetrianum n'est pas seulement
une apologie des chrétiens, mêlée d'éloquentes ex-
hortations. C'est aussi, dans la forme, un véritable
pamphlet un pamphlet plein de personnalités, et
;

d'une ^'iolence de ton qui contraste avec la modé-


ration ordinaire de l'auteur. A tout propos, l'évèque
de Carthage interpelle durement Demetrianus il le ;
LIVRES APOLOGÉTIQUES.

poui'suitde ses sarcasmes, de ses menaces, ou de


ses sommations. C'est que, dès longtemps, il connais-
sait l'homme il l'avait vu à l'œuvre dans la persé-
;

cution de Dèce, et il était obsédé de ses provoca-


tions. A la défense du christianisme se mêlait
presque une querelle personnelle. —
D'où la forme
de l'ouvrage c'est une lettre publique, ou plutôt un
:

discours, que Cyprien est censé adresser chez lui à


Demetrianus, et qui avait probablement pour origine
une sortie violente de l'évêque contre* ce visiteur
impertinent. Ce discours est une sorte à'im>ectwc, à
la façon des CatiXinaires ou des Philippiques de
Cicéron.
Dès ses premiers mots, Cyprien prend Demetria-
nus à partie, et le malmène « Quand tu aboyais et
:

que tu poursuivais le Dieu unique et véritable des


paroles impies de ta bouche sacrilège, j'avais bien
souvent dédaigné tes attaques, Demetrianus. Je
crovais plus convenable et meilleur de mépriser
silencieusement l'ignorance d'un égaré, que de pro-
voquer par ma réponse les accès de rage d'un fou ».
Pour justifier sa longue patience, il cite des textes
de l'Ecriture, et il ajoute a Nous devons aussi gar-
:

der dans notre conscience nos saints mystères, ne


pas les exposer à être foulés aux pieds des porcs et
des chiens )). Puis, il rappelle à son adversaire ses
\îsites importunes, leurs discussions orageuses, sui-
^ies d'un silence dédaigneux « Tu venais souvent
:

me trouver, lui dit-il, plutôt dans l'intention de me


contredire qu'avec le désir d'apprendre. Tu faisais
tout retentir de tes criailleries et tu préférais lan-
;

cer impudemment tes injures, plutôt que d'écouter


patiemment nos raisons. Alors, il me semblait inepte
de lutter avec toi il eût été plus facile et plus
:
76 SAINT CYPRIEN.

commode d'arrêter par des cris les flots agiles d'une


mer orageuse, que de calmer ta rage par une dis-
cussion. C'est peine perdue, et de nul effet, que
d'éclairer un aveugle, haranguer un sourd, instruire
un imbécile, puisque ni l'imbécile ne peut com-
prendre, ni l'aveugle voir, ni le sourd entendre. Ces
réflexions m'ont souvent décidé h me taire. Ainsi
j'ai vaincu ton impatience par ma patience, ne pou-
vant ni instruire un homme incapable d'instruction,
ni arrêter un impie au nom de la religion, ni con-
tenir un furieux par la douceur ».
D'après le préambule, on juge du ton de ces polé-
miques personnelles. Et sans cesse, au milieu de
son apologie du christianisme, Cyprién revient à la
charge. Il attaque la vie privée de Demetrianus :

« Toi qui juges les autres, lui dit-il, sois donc enfin
le juge de toi-même, contemple les profondeurs de

ta conscience; ou plutôt, puisque tu ne rougis même


plus de pécher, puisque tu pèches comme s'il fallait

pécher pour plaire, tâche de te voir tel que tous te


voient clairement et à nu; à ton tour, regarde-toi ».
Et c'est une bonne occasion pour énumérer les vices
de l'homme. Plus loin, Cyprien reproche à son ad-
versaire son rôle dans les persécutions, son fana-
tisme, ses cruautés. Il l'accuse de ne connaître d'au-
tre raisonnement que la menace ou la torture. Il le
met au défi de prouver la fausseté du christianisme :

« Triomphe, si tu le peux, par la discussion triomphe


;

par la raison ». Il le provoque de toutes façons, l'in-


vite à assister à des scènes d'exorcisme, lui ofifre de
le convaincre d'erreur par le témoignage même du

démon dont il est évidemment possédé. —


A la fin,
pourtant, la charité de l'évêque tente un dernier
effort. Il laisse échapper une promesse de pardon, si
.

LIVRES APOLOGÉTIQUES. 77

Demetrianus consent à ouvrir les yeux « Tu : es, lui


à la veille du départ, au couchant de
dit-il, la vie
temporelle. Pourtant, si pour tes péchés,
tu priais
si tu te tournais vers le Dieu unique et véritable

pour lui confesser tes fautes, pour le reconnaître et


l'implorer, eh bien ! le pardon est accordé à qui

avoue ».
Ainsi, la satire personnelle se glisse partout dans
l'argumentation. Ce mélange d'apologie et de pam-
phlet fait en partie l'originalité de l'ouvrage, qui est
plein d'éloquence, de verve et de mordant. Même
par le fond, le discours Ad Demetrianum a une
certaine importance dans l'histoire de la littérature
chrétienne. Non que l'idée en fut entièrement neuve.
Bien des fois déjà, les chrétiens avaient été rendus
responsables des malheurs du temps; et TertuUien,
en passant, avait répondu à cette accusation. Mais
Cyprien est le premier, semble-t-il, qui ait discuté
systématiquement la thèse et l'ait réfutée en détail.
Lactance, qui le cite, l'a mis à contribution dans les
Institutions dii^ines et dans la Mort des persécuteurs
Saint Augustin a repris la question, et l'a traitée à
fond; mais le pamphlet contre Demetrianus n'en est
pas moins une première esquisse de la Cité de Dieu.
IV

Recueils de textes sacres. —


Les Testimonia ad ^uirinum. — Atta-
ques contre les Juifs. —
Démonstration de la Térité du cbristia-
nisme. —
Devoirs du chrétien. —
Le Ad Fortunatum. — Idolâtrie
et martyre. —
Rapport de ces recueils avec les ouvrages apologé-
tiques. —
Comment Cyprien a compris l'apologie.

Le discours Demetrianus ne touche qu'à un


à
point particulier dela grande querelle entre le chris-

tianisme et le paganisme. Pas plus que le discours


à Donatus, il ne nous fait connaître avec précision
la méthode apologétique de Cyprien. Pour savoir
comment l'évêque de Carthage comprenait la dé-
fense de sa religion, il faut interroger deux autres
ouvrages, très différents, et très secs d'apparence.
Ce sont, tout simplement, des recueils de textes sa-
crés. Mais v sont classés svstématique-
ces. textes

ment et l'on y voit


; nu la pensée de l'auteur.
à
Le plus important et le plus ancien de ces recueils,
ce sont les trois livres dédiés par Cyprien à son ami
Quirinus, et intitulés Testimonia ad Quirinum^ ou
simplement Jd Quirimiiyi. D'après les déclarations
de l'auteur lui-même, roiivrage a été entrepris sur
la demande de Quirinus, qui désirait une sorte de

manuel, et qui semble en avoir fixé d'avance le ca-


ractère. Dans une première préface, Cyprien dit à
son ami J'ai dû céder, mon très cher fils, à ton
: ce

désir tout spirituel, à la requête que tu m'as adressée


avec tant d'instance. Tu veux connaître les ensei-
LIVRES APOLOGÉTIQUES. ::'

gnenienls divins, par lesquels le Seigneur, au moyen


des Saintes Ecritures, a daigné nous instruire et nous
armer... Comme tu Tas demandé, notre discours a
été disposé et le li\re ordonné en forme d'abrégé )>.

Dans une autre préface, il encore sur le ca-


insiste
ractère de la requête de Quirinus, sur son désir
d'avoir sous la main, pour son instruction person-
nelle, des extraits de la Bible, un « bréviaire des
préceptes célestes »; et il ajoute : « Comme je te
dois une condescendance pleine d'affection, j'ai fait ce
que tu demandais; je me suis donné beaucoup de
peine, en une fois, pour t'épargner une peine de
tous les instants )). A en juger par le ton de ces
préfaces, Quirinus devait être un personnage im-
portant dans la communauté chrétienne, au moins
par son rang social. Très probablement, on doit
TidentiBer avec ce riche et charitable Quirinus, qui,
durant la persécution de Valérien, remit à l'évêque
de Carthage des secours de toute sorte destinés aux
confesseurs des mines de Numidie. Mais le manuel
est antérieur de plusieurs années. Les Testimonia
paraissent dater du début de l'épiscopat de Cyprien;
selon toute apparence, le recueil a été composé avant
o5o. Cette conclusion s'accorde avec les indications
contenues dans les préfaces. Quirinus était alors
néophyte. L'auteur lui dit « Cela sera utile au lec-
:

teur en attendant, pour esquisser les premiers linéa-


ments de la foi. Tu auras plus de force, et de plus en
plus s'exercera l'entendement de ton cœur, quand
lu scruteras plus complètement l'Ancien et le Nou-
veau Testament, en lisant jusqu'au bout tous les
volumes des livres spirituels. Nous maintenant, nous
avons puisé aux sources divines de quoi remplir une
petite coupe, pour te l'envoyer en attendant. Tu
80 SAINT CYPRIEX.

pourras boire plus largement et te désaltérer plus


copieusement, quand, toi aussi, tu t'approcheras des
mêmes sources de la plénitude divine pour y boire
avec nous ».
C'est donc bien, avant tout, pour l'instruction de
son ami Quirinus, que Cyprien a composé les Testi-
monia. Mais il songeait aussi au public, du moins
au public chrétien. Il insiste sur le profit que tous
les fidèles pourront retirer de cette lecture. Il son-
geait même, et plus encore, aux clercs, qui trou-
veraient dans son manuel un guide sûr pour la
prédication et la polémique « En extrayant, dit-
:

il, et en coordonnant ces chapitres, j'ai réuni tout le

nécessaire; et ainsi, ce me semble, j'ai moins traité


les questions que je n'ai fourni les matériaux pour
les traiter ». On ne saurait mieux dire; et tel est
précisément le caractère de tout le recueil. Ce n'est
pas, à proprement parler, un traité, puisque rien
n'appartient à l'auteur, en dehors des préfaces et
des titres. Mais on y trouve tous les éléments
et le plan d'un traité, ou plutôt, d'une série de
traités.
Partout, la forme adoptée est la même une suite
:

de chapitres, qui en apparence sont reliés par un


lien assez lâche, mais qui tous convergent vers
l'idée générale du livre; et, dans chacun des cha-
pitres, l'énoncé d'une thèse, développée ensuite et
justifiée par un groupe de citations bibliques. Donc,
la méthode est identique d'un bout à l'autre. Cepen-
dant, l'ouvrage a paru certainement en deux fois.
C'est ce que prouve l'existence de deux préfaces :

l'une, qui annonce seulement les deux premiers


livres; l'autre, qui est placée en tète du troisième
livre, et qui s'y rapporte exclusivement.
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 81

Les deux premiers livres, inséparables l'un de


l'autre, renferment tous les matériaux, méthodi-
quement classés, d'une solide Apologie. Cyprien
lui-même explique nettement son dessein, dans la
lettre à Quirinus qui sert de préface. Après avoir
exposé l'objet de son recueil et sa méthode, il arrive
au sujet « J'ai conçu, dit-il, deux livres, de même
:

caractère et de mômes proportions. Dans l'un, je


me de montrer que les Juifs, suivant les
suis efforcé
prédictions, se sont écartés de Dieu; qu'ils ont perdu
la protection du Seigneur, dès longtemps accordée
et pour l'avenir promise à leur race; qu'ils ont eu
pour successeurs les chrétiens, fidèles au Seigneur,
venus de toutes les nations et du monde entier. Le
second Uvre contient l'explication de la mission du
Christ j'y prouve qu'il est venu, comme l'annon-
:

çaient les Écritures, qu'il a fait et accompli toutes


les choses dont la réalisation, suivant les prédic-
tions, devait permettre de le comprendre et de le
reconnaître ». D'une part, déchéance des Juifs et
vocation des Gentils, d'autre part, vérité du chris-
tianisme telles sont donc ici les deux idées direc-
:

trices de Cyprien. Et c'étaient, en effet, deux élé-


ments essentiels de toute Apologie.
La déchéance des Juifs et la vocation des Gentils
sont prouvées par une série de vingt-quatre thèses,
que justifient de nombreuses citations bibliques,
groupées en autant de chapitres. Les Juifs, dit
Cyprien, ont offensé Dieu d'abord par leur idolâtrie,
par le meurtre de leurs prophètes. Ils ont mérité
par là d'être déshérités. Dans leurs livres saints
étaient annoncées toutes leurs fautes et toutes leurs
infortunes des derniers temps : cet étrange aveu-
glement qui devait les empêcher de reconnaître le
>: ^AlM CVI'KIEN.

Messie attendu et de comprendre les Ecritures,


puis la ruine de Jérusalem, et la dispersion de la

race. De même, Dieu a prédit l'avènement d'une


nouvelle Loi, d'un nouveau Testament, d'un nouveau
baptême, de nouveaux pasteurs, d'un nouveau
temple, de nouveaux sacrifices, de nouveaux pro-
phètes, d'un nouveau peuple. Les Juifs ont pour
successeurs les chrétiens; à la déchéance d'Israël

correspond la vocation des Gentils. Et désormais,


les Juifs ne peuvent obtenir leur pardon, que s'ils
se soumettent au baptême et à l'Église du Christ.
La vérité du christianisme est établie par la divi-
nité et la mission du Christ Jésus est le Messie :

qu'attendait Israël. Cette démonstration comprend


trente thèses, et autant de chapitres. Les six pre-
mières thèses prouvent que le Christ est Dieu; les
vingt suivantes, qu'il a réalisé toutes les prophéties.
Il devait descendre sur la terre pour sauver le genre
humain; il devait naître selon la chair, mais d'une
vierge, de la race de David, à Bethléem, d'une
humble condition. Dans les allégories des prophètes,
il est désigné sous divers noms : le Juste, l'Agneau,
la Pierre, la Montagne, l'Époux. D'après les pré-
dictions, il de
devait être crucifié par les Juifs;
même ont été annoncées toutes les circonstances de
sa Passion et de sa Résurrection. Puisque le Christ
est le Dieu lui-même, on n'arrive à Dieu
Messie et
que par juge et roi du monde.
le Christ, On voit —
comment ce second livre complète le premier sur :

les ruines du Judaïsme, Cyprien édifie le Christia-


nisme.
Le troisième livre est indépendant des deux autres,
ou, du moins, paraît tel au premier abord; en tout
cas, il ne faisait pas partie du plan primitif. Il a été
LIVREE Ai'ui.uoKTIQUES. 83

composé après coup; et il est précédé d'une préface


particulière, très courte d'ailleurs, qui a, comme
l'autre, la forme d'une lettre à Quirînus.
a con- On
testé sans raison l'authenticitéde ce dernier livre :

authenticité nettement établie par l'étroit rapport


dé plusieurs chapitres avec des traités de Cyprien,
et surtout par l'entière conformité des citations bi-
bliques avec le texte qu'a toujours suivi l'évêque de
Cartilage.Cependant le livre III diffère sensible-
ment des autres par le contenu, et aussi, dans une
certaine mesure, par l'ordonnance. Comme l'an-
nonçait l'auteur dans sa préface, il traite de la dis-
cipline chrétienne; ce qui, à première vue, semble
un sujet tout à fait distinct. De plus, il n'y a pas
trace, ici, d'un ordre systématique. Ce troisième
livre, pluslong à lui seul que les deux autres réunis,
se compose de cent vingt thèses, en autant de cha-
pitres, qui se suivent le plus souvent au hasard.
Ces thèses sont extrêmement variées; mais toutes
se rapportent aux devoirs du chrétien. L'auteur
insiste naturellement sur les devoirs essentiels,
propres au christianisme. Au premier rang, la piété.

A tous, la foi est nécessaire; qui ne croit pas est


condamné d'avance. Mais la grâce est donnée à
tous; et il dépend de l'homme de croire ou non.
La foi est toute-puissante, mais elle doit être simple.
Elle consiste surtout à craindre Dieu, à ne lui rien
préférer, à ne se fier et ne songer qu'à lui, à le
prier sans cesse. Les sacrements aussi sont indis-
pensables, surtoutle baptême, qui remet toutes
les fautes. Le catéchumène qui s'y prépare, doit
éviter le péché; et le baptême ne garde sa vertu,
que si la vie reste innocente. D'ailleurs, les sacre-
ments, comme la prière, n'ont d'effet que si l'on y
ai SAINT CYPRIEN.

joint les bonnes œuvres. — Cvprien recommande


aussi les autres grandes vertus chrétiennes, la chas-
teté, surtout l'humilité et la charité. On doit être
humble; car personne n'est sans péché. On doit
accepter la souffrance avec résignation, et bénir
Dieu de tout ce qui arrive. On doit aimer son pro-
chain, aimer jusqu'à ses ennemis, pardonner les in-
jures, soutenir les fidèles, protéger les veuves et les
orphelins, visiter les malades, et toujours faire
l'aumône. Dans toute sa conduite, on doit prendre
pour modèle le Christ, se souvenir que la fin du
monde est proche, et ne jamais craindre la mort.
Il faut aussi respecter la discipline ecclésiastique,
et le clergé,qui en est le gardien. Comme marque
de déférence due aux chefs de l'Église, on doit
la
se lever devant un évêque ou un prêtre. On évitera
avec soin le commerce de ceux qui violent la disci-
pline on fuira toute occasion ou prétexte de schisme
; ;

on se gardera de parler aux hérétiques. En cas d'in-


fraction à la règle, le pécheur sera réprimandé en
public, pour serWr d'exemple à tous.
A ces règles de discipline, l'auteur mêle des con-
seils tout pratiques. Il signale les péchés à éviter :

le vol, la débauche, la perfidie et le mensonge, la


cupidité, la gourmandise, la flatterie, la colère,
le bavardage, l'usure. Il recommande aussi les dé-
voila de famille les enfants doivent obéir aux pa-
:

rents, mais les pères ne doivent pas se montrer trop


sévères la femme ne doit pas quitter son mari, et le
;

mari doit garder sa femme; les esclaves chrétiens


doivent être plus soumis, et les maîtres chrétiens
plus bienveillants. Au milieu de ces préceptes mo-
raux, on relève de menus conseils sur la tenue et le
costume : on ne doit pas dire de bouffonneries; les
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 85

hommes ne doivent pas trop soigner leurs cheveux


ou leur barbe; les femmes ne doivent pas trop se
parer, et elles doivent se taire k l'église.
En groupant ainsi, d'après les analogies, les dif-
férentes thèses du troisième livre, on voit se déga-
ger nettement l'idée directrice de l'auteur, toujours
présente au milieu du laisser-aller apparent. On
saisit sur le vif les préoccupations dominantes de Cy-
prien sur les devoirs du fidèle. C'est à l'appui de ses
idées qu'il cherche et réunit des textes de l'Ecriture.
Indirectement, il trace ainsi son idéal de vie chré-
tienne.
Par là, le troisième livre se rattache malgré tout
aux précédents. Et il les complète même sur quel-
ques points. D'abord, il contient des parties d'apo-
logie. Plusieurs thèses concernent les rapports du
christianisme avec le paganisme proscription des
:

idoles ; défense de vivre comme les païens, de s'unir


à eux par le mariage, de s'adresser à leurs juges
dans les contestationsentre fidèles. D'autres cha-
pitres sont relatifs aux persécutions, au martyre. De
plus, le livre III, considéré dans son ensemble, est
une réponse indirecte aux calomnies des païens il ;

démontre par les faits l'injustice des préjugés popu-


laires,comme le célèbre tableau de la vie chrétienne
dans Y Apologétique de TertuUien. Enfin, il prouve
implicitement l'origine divine du christianisme par la
supériorité de sa morale. De ce point de vue, le
troisième livre est le complément naturel des deux
premiers ce manuel de discipline éclaire tout un
:

côté du système apologétique de Cyprien.


Le recueil des Testimonia a été longtemps popu-
laire en Afrique. Il a été connu et plus ou moins uti-
lisé par Commodien, par Lactance, par saint Optât
S6 SAINT CYPRIEN.

et les écrivains donatisles, par saint Augustin, par


les polénaistes du v* et du vi* siècle ; il a beaucoup
contribué maintenir dans la contrée la tradition du
à
texte biblique latin adopté par l'évèque de Carthage.
Nous avons une preuve curieuse de cette popularité,
même hors d'Afrique, au début du v^ siècle : Pelage,
le célèbre hérétique, composa un recueil de Testi-
monia sur le modèle de celui de Cyprien.
Comme on Ta vu, un des éléments essentiels de
l'apologétique, le problème des rapports du chris-
tianisme avec le paganisme, est presque absent des
Testimonia ; il manque complètement aux deux pre-
miers livres, et n'apparaît qu'accidentellement dans
le troisième. Cette omission singulière s'explique
probablement par la conception primitive de l'ou-
vrage, qui devait être dirigé surtout contre les Juifs.
En tout cas, cette lacune est comblée, dans une cer-
taine mesure, par l'autre recueil de citations bibli-
ques : le recueil dédié A Foî^tunatuSy qui, dans plu-

sieurs manuscrits, a pour sous-titre : De exhoitatione


martyrii.
Cet opuscule a été composé par Cyprien pendant
lespremiers temps de son exil à Curubis, dans l'au-
tomne de 25^. >ous ne savons rien de précis sur le
Fortunatus à qui est adressé le livre. Plusieurs per-
sonnages de ce nom figurent dans la correspon-
dance ou les documents du temps un sous-diacre :

de Carthage un des évêques schismatiques de la


;

même ville; plusieurs évêques catholiques de la ré-


gion, qui prirent part aux conciles. C'est probablement
à l'unde ces derniers qu'est dédié l'ouvrage; car plu-
sieurs détails dupréambule semblent indiquer que le
Fortunatus en question était un chef de communauté.
L'auteur explique, dans sa préface, l'objet du livre
l-IVRES APOLOGÉTIQUES. -ST

et la méthode adoptée. Une nouvelle persécution


venait d'éclater; Fortunatus avait prié Cyprien de
« composer un recueil d'exhortations, tirées des
divines Ecritures, pour préparer et fortifier les esprits
des frères ». Gyprien jugea l'idée bonne. Averti par
le souvenir des défections qui l'avaient tant attristé
quelques années auparavant, il saisit cette occasion de
rédiger un manuel sur le devoir des chrétiens en
temps de persécution « Il ne suffit pas, dit-il, que
;

nous excitions le peuple de Dieu par le clairon de


notre voix nous devons encore fortifier par le rappel
;

des leçons divines la foi des croyants, la vertu con-


sacrée et dévouée à Dieu ».
Ici encore, il s'est surtout proposé d'être bref.
Pour cela, il a renoncé à écrire un traité proprement
dit. Il s'est contenté d'en esquisser le plan, de poser

une série de thèses logiquement enchaînées, et ap-


puyées chacune par un groupe de citations bibHques.
C'est ce qu'il explique* très nettement à Fortunatus :

'( Pour ne point allonger outre mesure mon dis-


cours, mon très cher frère, pour ne pas fatiguer
l'auditeur ou le lecteur par l'abondance d'un trop
large développement, j'ai fait un abrégé. J'ai d'abord
posé les principes que l'on doit connaître et retenir;
puis, j'y ai joint, chapitre par chapitre, les pres-
criptions du Seigneur et ainsi, j'ai confirmé ce que
:

j'avais avancé par l'autorité des leçons divines ». Il


justifie sa méthode par une ingénieuse métaphore :

ce tissu de textes sacrés est comme une étoffe avec


laquelle chacun pourra se faire un vêtement à sa
taille. — C'est à peu près, on le voit, la méthode
inaugurée par les Testimonia. Telle est bien la pen-
sée de l'auteur, car il caractérise ici son procédé
presque dans les mêmes termes «L'ouvrage que je
:
88 >ALM CYPRIEN.

t'envoie, dit-il, est moins un véritable traité, ce me


semble, qu'un recueil de matériaux pour un traité ».
Il y a pourtant une petite différence. Les Testimonia

étaient entièrement impersonnels; l'auteur n'y in-


tervenait que pour classer et grouper les textes. Ici,
au contraire, sauf dans les premiers chapitres, il ne
s'efface point complètement. Il prend la parole de
temps à autre, soit pour relier les citations, soit pour
tirer des passages de l'Écriture les leçons pratiques;
et il ajoute au recueil une péroraison, d'ailleurs élo-
quente. Il avait déclaré bien haut, dans sa préface,

qu'il renonçait h faire œuvre littéraire il était résolu,


;

disait-il, « à supprimer le superflu, les paroles d'au-


teur, à écarter les lenteurs et les détours du langage
humain, à reproduire seulement les leçons de Dieu,
les préceptes par lesquels le Christ exhorte ses servi-
teurs au martyre ». Malgré tout, l'écrivain n'a pu se
résigner, cette fois, à abdiquer tout à fait : aux cita-
tions de TEcriture, il a souvent mêlé sa prose.
Les textes bibliques n'en restent pas moins l'es-
sentiel, et de beaucoup; et c'est surtout dans le
groupement ou la coordination de ces textes, que se
montre l'auteur. Il a exposé son plan à la fin de sa
préface, qui contient une sorte de sommaire de tout
l'ouvrage. L'objet principal du recueil est indiqué
parle sous-titre; c'est l'exhortation au martyre. A
cette préoccupation dominante se rapportent les huit
dernières thèses, qui remplissent la plus grande partie
du livre. Les chrétiens, dit Cvprien, ne doivent rien
préférer au Christ, et ils doivent se méfier toujours des
embûches du diable. Ils doivent persévérer dans la
foi, pour mériter la couronne. Ils doivent considérer

la persécution comme une épreuve, et ne point s'en


effrayer; car ils sont protégés par Dieu, et Dieu est
LIVRES APOLOGÉTIQUES. 89

plus puissant que le diable. Les persécutions ont


été prédites, et toujours les justes ont été opprimés.
Des récompenses éternelles attendent les martyrs
après les épreuves et les souffrances de cette vie.
Le point de départ de cette série de thèses, c'est
ce postulat, que Dieu interdit aux fidèles tout pacte
avec l'idolâtrie. C'était une vérité si évidente pour un
chrétien, qu'ici la démonstration semblait superflue.
Cependant, Cyprien n'a pas cru devoir s'en dispenser,
sans doute sous l'impression que lui avaient laissée
les apostasies du temps de Dèce. D'où les cinq thèses
qui ouvrent le recueil vanité du culte des idoles;
:

obligation d'adorer Dieu seul menaces et sévérité


;

de Dieu contre ceux qui sacrifient aux idoles. Par —


la présence de ces cinq thèses, posées au début du

livre, \eJd Fortunatum prend une allure d'apologie :

la critique du paganisme y sert de base au sermon.


De ce recueil si l'on rapproche les trois livres des
Testimonial on aura une idée nette de l'apologé-
tique de Cyprien. Cette conception, on ne la trouve,
aussi complète et aussi précise, dans aucun des
traités proprement dits qui touchent à la question
des rapports du christianisme avec le paganisme ni :

dans le pamphlet contre Demetrianus, qui contient


seulement une réponse aux païens sur un point par-
ticulier
; ni dans le Ad Donatum, qui est presque un
fragment de mémoires personnels, de confessions
sur le rôle de la grâce dans la conversion ni, à plus;

forte raison, dans le Quod idola dii non sint^ qui est
une indigeste compilation. Au contraire, les deux
recueils de textes sacrés nous initient pleinement à
la pensée de Cyprien. On y trouve un système com-
plet d'apologie : i° fausseté du paganisme, et néces-

sité de repousser toute concession à l'idolâtrie [Ad


SALNT CÏPUIEN.

lurtunatunij-, 2° déchéance des Juifs et avènement


d'une Loi nouvelle (livre I des Testimonia); W' dé-
monstration de la vérité du christianisme (livre II) ;

4° morale chrétienne et discipline (livre III).


Dans l'ordonnance générale et le détail de ce sys-
tème, est très fortement marquée l'influence de
Tertullien, qui avait posé et traité toutes ces ques-
tions, et qui même les avait étudiées d'ensemble
dans son Jpologétique, Mais, si la matière et le
fonds d'idées sont à peu près identiques chez les
deux auteurs, Cyprien inaugure une méthode toute
diflférente. Il tient comme non avenu tout l'efFort de
la pensée profane. Il affecte généralement d'ignorer
la littérature grecque et romaine. Il parle très rare-
ment des philosophes, et seulement pour les con-
damner en bloc. Par exemple, il écrit à l'évêque nu-
mide Antonianus « Des chrétiens aux philosophes,
:

il y a très loin... Il faut éviter ce qui vient non de la

bonté de Dieu, mais de la présomption d'une philo-


sophie sévère ». Dans un de ses traités, il raille les
prétendues vertus des stoïciens: « Nous voyons, dit-
il, que les philosophes ne sont ni humbles ni doux;

mais ils sont très contents d'eux, et, par cela même
qu'ils sont contents d'eux, ils déplaisent à Dieu. Il

n'y a pas chez eux de vraie patience, mais une


audacieuse insolence, une affectation de liberté, et la
jactance éhontée d'un courage qui s'étale à demi
nu ». Ailleurs, il attribue la révolte et les méfaits de
Xovalianus à la pernicieuse influence de la philo-
sophie.
D'où
le parti pris de Cyprien dans ses polémiques
et dans sa méthode apologétique.. Au lieu de cher-
cher partout des arguments, comme Tertullien ou
Augustin, il n'invoque jamais que l'autorité des
LIVRES APOLOGETIQUES. 91

livres sainis. Il laisse entièrement de côté toutes les


raisons profanes : l'argumentation juridique, les ap-
pels à l'équité, à la liberté de conscience, tout l'ar-
senal de la philosophie. Une seule t'ois, il s'adresse
aux païens, dans pamphlet contre Demetrianus;
le

et, là encore, il n'oppose à ses adversaires que les

textes de l'Écriture, sans valeur pour des idolâtres.


Lactance s'étonnait déjà de cette tactique, et la criti-
quait à bon droit. —
En somme, l'apologétique de
Cyprien ne vise guère que les chrétiens sa position, :

très forte contre les hérétiques, forte encore contre


les Juifs, était faible contre les païens. On voit clai-
rement que, s'il eût écrit une véritable Apologie^ cette
Apologie eût été un perpétuel commentaire de textes
sacrés. Au fond, il ne se proposait pas de convaincre,
ni de gagner des âmes; il voulait seulement affermir
dans la foi les âmes déjà conquises. Son apologétique
n'est pas d'un docteur ni d'un penseur, mais d'un
homme d'action, d'un évêque.
CHAPITRE III

LES TRAITES DE DISCIPLINE ET LA PREDICATION


DE SAINT CYPRIEN.

Le groupe des traités de discipline. — Ouvrages de circonstance et


instructions pastorales. — La prédication de saint Cyprien.

En dehors des livres apologétiques, des recueils


de textes, et de la correspondance, nous possédons
de saint Cyprien huit traités authentiques. Les uns
sont des œuvres de circonstance, les autres de sim-
ples instructions pastorales; et l'importance en est
très inégale. Mais, par le fond, tous se rattachent
plus ou moins à la catégorie des ouvrages de disci-
pline ; et tous forme de sermons. Outre leur
ont la
valeur intrinsèque, ont pour nous ce grand in-
ils

térêt, qu'ils nous font connaître, dans une certaine


mesure, la prédication de saint Cyprien.
Sur les circonstances historiques de cette prédi-
cation, nous avons bien peu de renseignements. Au
témoignage de son biographe, Cyprien aimait beau-
coup à prêcher; ce qui n'a rien de surprenant chez
un ancien rhéteur habitué au jeu de la parole, et
iU SAINT CYPRIEX.

chez un évêque tout entier à sa tâche, qui considé-


rait comme le premier de ses devoirs l'instruction
des fidèles. Nul doute qu'il n'ait prêché très sou-
vent pendant les dix années de son épiscopat.
Il eut à prendre la parole dans tous les conciles

de Carthage qu'il présida. Parmi ses traités sont


conservés deux discours, dont il donna lecture à l'as-
semblée de 25 1; et nous possédons aussi la petite
allocution qu'il prononça à l'ouverture du grand
concile de 256. Il semble être allé parfois prêcher
hors de Carthage, dans d'autres communautés afri-
caines, sans doute à la demande d'évêques voisins
ou pendant la vacance d'un siège. Vers le milieu
de l'année 201, nous le rencontrons à Hadrumète.
Dans l'été de 252, il écrit aux chrétiens de Thibaris :

« J'avais pensé, mes chers frères, et je désirais


fort, si les permet-
affaires et les circonstances le
taient, répondre que vous m'avez fré-
à l'invitation
quemment adressée, et me rendre en personne
auprès de vous. Si modeste que soit mon éloquence,
je comptais aller fortifier, par mes exhortations et
ma présence, les frères de là-bas ». Ne pouvant
s'absenter cette fois, il s'excuse auprès des fidèles
de Thibaris; et, en attendant la visite promise, il
leur envoie ses conseils par lettre. Plus tard, durant
son exil de Curubis, il exprime encore le regret
d'être retenu par les ordres du proconsul et de ne
pouvoir aller exhorter lui-même les confesseurs de
Numidie. Ces quelques faits attestent, semble-t-il,
que la prédication de Cyprien a parfois rayonné en
divers sens. Mais, naturellement, c'est surtout à
Carthage, dans sa ville épiscopale, qu'il a prêché.
Un fragment sur Job, que cite le diacre Pontius,
paraît provenir d'un sermon prononcé par Cyprien
TRAITES DE DISCIPLINE.

au temps de sa prêtrise, ou au début de son épisco-


durant les persécutions,
pat. Plusieurs lettres écrites
notamment les aux confesseurs, ont tout à
lettres
fait l'allure de sermons. Pendant
la peste de Car-

thage, l'évèque soutint le courage des fidèles par son


éloquence autant que par son exemple Pontius ;

analyse un des discours prononcés alors, et en re-


produit même un fragment. Cyprien lui-même, dans
la préface du recueil dédié à Fortunatus, fait allu-

sion à des sermons, où d'armer contre


il s'efibrçait
les persécutions le peuple de Dieu et de l'animer
« par le clairon de sa voix ». Et, dans la belle péro-
raison du même recueil, il nous donne sans y songer
un spécimen de ces exhortations. Enfin, il prêcha
très fréquemment dans les derniers jours de sa vie,
en attendant le martyre « Alors qu'étaient soulevés
:

déjà les flots du monde, dit Pontius, alors que gron-


dait la tempête, déchaînée par la présomption des
princes contre le nom chrétien, l'évèque saisissait
toutes les occasions d'instruire les serviteurs de
Dieu, en leur rappelant les exhortations du Sei-
gneur; il les engageait à fouler aux pieds les pas-
sions de ce temps, et les animait par la contempla-
tion de la gloire à venir ».
Telles sont les rares indications, et bien som-
maires, que nous avons pu recueillir sur la prédi-
cation de Cyprien. On devrait renoncer a se faire
une idée précise de son éloquence, si nous ne pos-
sédions les traités de discipline. Ces traités, nous
l'avons dit, ont tous l'apparence de sermons ou
d'instructions pastorales; et c'est bien ainsi que le
diacre Pontius nous les présente, dans le chapitre où
il résume l'œuvre de son maître. Tous ces ouvrages

semblent avoir pour origine de vrais discours.


SAINT CYPRIEN.

réellement prononcés; le fait est même certain pour


plusieurs d'entre eux. Mais, tels que nous les lisons,
ce sont évidemment des discours remaniés, écrits
après coup ou récrits pour la publication, comme
les chefs-d'œuvre de l'éloquence profane chez les
Grecs ou les Romains. Le souci du style, les pro-
portions harmonieuses du développement, la préoc-
cupation du rythme et de la mesure, toute la mise
en œuvre ne laisse à cet égard aucun doute. La
phrase oratoire, chez Cyprien, n'a rien de ces allures
populaires, de ces négligences et de ces tours fa-
miliers, qu'on observe à d'autres époques chez les
sermonnaires africains. D'ailleurs, il appelait lui-
même ces discours de « petits livres » [libelli), et
ses correspondants de Numidie les désignaient sous
le nom de « traités » [tractatus).
On voitdans quelle mesure les ouvrages de dis-
cipline peuvent nous renseigner sur la prédication
de Cyprien. Ce sont bien des discours, mais des
discours revus et corrigés par un évêque qui pèse
ses mots et reste un fin lettré. Nous n'y trouvons
point son éloquence prise sur le fait, ses « paroles
vivantes », comme dit son biographe. Mais nous
y
pouvons étudier la méthode, les tendances et les
procédés de sa prédication.
FRAITES DE DISCirLINE. lo3

C'est Ion âme que tu as perdue, malheureuse. Tu es


aorte pour l'Esprit; tu te survis à toi-même. Désor-
mais, quand tu marches, lu portes ton cadavre : et tu
ne pas vigoureusement? tu ne gémis pas
te flagelles
<ans cesse? et tu ne songes pas, par honte de ton
crime, ou pour te lamenter sans trêve, à te cacher? »
Que tous ces coupables, dans leur inconscience,
tfectent d'oublier leur faute, et prétendent de haute
lutte rentrerdans la communauté, cela peut se com-
prendre encore. Mais que les confesseurs, du droit
de leur mérite personnel, veuillent ouvrir toutes
grandes aux apostats les portes de l'Eglise, voila qui
est vraiment extraordinaire. Cyprien s'élève énergi-
quement contre ces orgueilleuses revendications. Il

admire et loue ceux qui ont souffert pour mais


la foi,
il leur rappelle qu'ils devraient donner l'exemple de

îa discipline sous aucun prétexte, ils ne peuvent


;

rien demander qui soit contraire aux lois de Dieu et


de l'Église.
En fait, Dieu seul a le droit de pardonner à l'E- ;

glise seule, c'est-à-dire à ses chefs, il appartient de


fixer les conditionsde la réconciliation avec l'Eglise.
Mais évéques eux-mêmes ont leur devoir tracé
les
d'avance par les livres saints. Les textes de l'Ecri-
ture sont formels, et n'admettent point l'hypothèse
l'un pardon accordé à la légère. D'ailleurs, dans le
vas présent. Dieu a manifesté clairement sa volonté,
en frappant lui-même bien des coupables. Et l'ora-
teur allègue une série de miracles, qui se sont pro-
duits pendant la persécution. Un chrétien, qui étai
monté auCapitole de Carthage pour aposlasier, y est
devenu muet. Lne femme, qui s'était mise au bain
après son abjuration, y fut la proie d'un démon, se
coupa la langue avec les dents, et mourut au milieu
1U4 SAINT CYPRIEN.

de terribles convulsions. Une autre femme, qui avait


apostasie secrètement, l'ut étouffée la première fois

qu'elle voulut communier. Une autre ouvrit une ar-


moire, où elle conservait du pain consacré par l'Eu-
charistie : une flamme en sortit, et l'empêcha d'y
loucher. Un homme, qui avait emporté chez lui sa
part des Saintes Espèces, s'aperçut en arrivant qu'il
avait entre les mains de la cendre. Beaucoup d'au-
tres renégats ont été frappés de folie, ou sont hantés
par un démon. Parmi tous ces signes delà colère di-
vine, Cvprien cite un fait dont lui-même avait été
témoin. Une petite fille, dont les parents s'étaient
enfuis, était restée sous la garde d'une nourrice.
Celle-ci conduisit l'enfant aux magbtrats, qui lui
firent manger du pain trempé dans le vin du sacrifice.
La persécution finie, la fillette fut amenée par sa
mère h l'assemblée des fidèles. Là, elle s'agita pen-
dant les prières, et ne cessa de pleurer. Après la
consécration, elle repoussa le calice, et un diacre dut
la faire boire de force. Alors, elle vomit tout; ce qui
éveilla les soupçons et permit de découvrir la trahi-
son de la nourrice.
Ces exemples, comme les textes de l'Ecriture,
montrent bien quelle est la volonté de Dieu, et quel
est le devoir des évêques. En terminant, C} prien
insiste sur la solution qu'il avait indiquée déjà en
plusieurs passages de son discours : la nécessité
d'une pénitence en règle. Il interpelle les apostats,
les adjure de songer à racheter leur faute, avant
d'en demander le pardon, leur signale les movens
d'obtenir de Dieu leur grâce un repentir sincère, la
:

prière, l'aumône, ou le martyre.


Ce traité sur les lapsiy l'un des plus célèbres de
Cyprien, est aussi l'un des plus complets. C'est à la
TRAITÉS DE DISCIPLINE. i05

fois un sermon, un mandement, un programme : le


programme très net d'un politique avisé, qui par ses
adroites négociations, et par son autorité morale,
avait rallié à ses idées toute l'Kglise d'Afrique; un
mandement très ferme et très habile, où les sévé-
rités de l'évêque s'enveloppaient de charité et de
compassion un sermon plein d'onction et d'élo-
;

quence, qui toujours cherchait dans l'Ecriture la


règle de vie. L'ouvrage est d'une grande variété de
ton entre le cri de triomphe ou les effusions lyri-
:

ques de l'exorde, et les touchantes exhortations de


la fin, se déroule une solide argumentation, quia pour

base l'interprétation des textes sacrés, mais qui s'a-


nime d'invectives, de récits réalistes et de tableaux
satiriques. Ce discours, lu au concile de 201, donne
une haute idée de l'éloquence de Cyprien.
L'opuscule De catholicae Ecclesiae unitate vise les
schismatiques du temps, surtout ceux qui s'étaient
séparés de l'Eglise par excès de sévérité dans l'affaire
des lapsi^ c'est-à-dire les Novatianistes. Lu comme
le précédent au concile de 201, cet ouvrage a dû être

composé vers la fin de la session, après l'excommu-


nication de Novatianus.
Pour comprendre ce traité Sur Uunité de VEglise,
on doit commencer par écarter le souvenir du célè-
bre sermon de Bossuet qui porte le même titre. Mal-
gré les apparences, les deux discours n'ont rien de
commun les mots n'ont pas ici le même sens. Bos-
;

suet cherche à concilier la suprématie romaine avec


les libertés d'une Église nationale. La question ne
pouvait se poser ainsi au temps de Cyprien.
Ce que Cyprien entend par unité de VEglisBy c'est
simplement l'unité de la communauté chrétienne en
chaque ville, et la solidarité de toutes les commu-
\m SAINT CYPRIEN.

nautés catholiques en lace de l'hérésie ou du schisme.


Felicissimus, à Carthage, s'était séparé de son évêque
et allait bientôt lui opposer un rival ; les Novatianis-
tes, hRome, en Afrique etailleuis, commençaient à
organiser des communautés distinctes. Cyprien
croyait naturellement, et soutenait avec tous les Ca-
tholiques, qu'il n'y avait pas de salut ni de véritables
chrétiens en dehors de l'Église établie. Il prétendait
le démontrer par letémoignage de l'Ecriture ; et
c'est l'objet, l'objet unique de son traité.
Le De unitnte, comme le De lapsis, est assez com-
plexe. Il contient, à la fois, l'exposition d'un point
de doctrine, des polémiques, etun sermon.
Voici, d'abord, la doctrine. L'unité de l'Eglise est
prouvée par les textes du Nouveau Testament. Cy-
prien résume sa thèse dans cette formule énergique '.

K(
y a un seul Dieu, un seul Christ, une seule
Il

Eglise, une seule foi, un seul peuple de fidèles, grou-


pés par le lien de la concorde dans l'unité solide
d'un seul corps ».
Dieu a fondé son Eglise sur Pierre, qui est le sym-
bole de l'unité et de l'épiscopat. Comme l'Église,
l'épiscopat est « un et indivisible ». Tous les évê-
ques doivent veiller sur l'unité, car chacun d'eux dé-
lient une part de l'épiscopat commun. Pour expli-
quer le rapport des Églises locales avec l'Église uni-
verselle, l'orateur imagine une série d'ingénieuses
comparaisons le soleil et ses rayons, le tronc de
:

l'arbre et ses branches, les multiples dérivations des


eaux d'une même source. Ainsi l'Église rayonne en
tous sens, pour éclairer, abriter et abreuver tous les
hommes ;
elle se compose d'une foule de commu-
nautés, et cependant elle est une. En dehors d'elle,
il n'y a point de salut. Et dans chaque région, dans
TRAITES DE DISCIPLINE.

chaque ville, il ne saurait y avoir qu'une seule com-


luunauté. un seul évêque.
Cette conception impliquait une condamnation
formelle de toute hérésie, de tout schisme. Aussi
l'exposé de la doctrine tourne-t-il fréquemment à la
polémique. Sans cesse, Cyprien part en guerre soit
contre Thérésie ou le schisme en général, soit contre
les schismatiques de son temps. Il entreprend de dé-
montrer que toutes les hérésies viennent du diable.
Quiconque se sépare de la communauté et de l'évè-
que, devient par cela seul un ennemi « On ne peut :

avoir Dieu pour père, quand on n'a pas l'Eglise


pour mère... Celui qui n'observe pas l'unité, n'ob-
serve pas la loi de Dieu il ne;garde pas la foi due
au Père et au Fils, il ne garde pas la \ie et le salut i).
Hors de la communauté catholique, il n'y a qu'er-
reur et impiété. De la part des transfuges, tout est
nul et non avenu prières, sacrifices, miracles, mar-
:

tyre même « Ces gens-là, même s'ils sont tués en


:

confessant le nom du Christ, ne lavent point leur


tache dans le sang. La faute inexpiable de leur dis-
corde ne peut être eflPacée même par la souffrance.
On ne peut être martvr, quand on n'est pas dans
l'Eglise ».
Au nom de ces principes, Cyprien condamne sans
appel tous les schismatiques du temps. Il constate
les progrès de l'esprit d'indiscipline, qui aboutit à
la révolte. Il vise surtout les plus redoutables enne-
mis de l'Église à cette époque, les Novatianistes. Il
raille leurs communautés, leur clergé, leurs évêques.
Il montre l'inefficacité de leurs sacrements. Quant

aux confesseurs égarés dans le schisme, ils ont par


là même perdu tout leur mérite et ils sont d'autant
;

plus coupables, qu'ils auraient dû donner à tous


1(>8 SAINT CYPRIEN.

l'exemple. Parmi ces confesseurs, il en est un que


Cvprien poursuit surtout de ses malédictions et de
ses sarcasmes; c'est le chef de la secte nouvelle.
Sans le nommer, il désigne clairement Novatianus,
cet insensé, dit-il, « qui, dans sa fureur de discorde,
coupe l'Eglise en deux, qui détruit la foi, qui trouble
la paix, qui met en déroute la charité, qui profane
le sacrement ». Il l'accuse de trahison, et le déclare

plus coupable même que les apostats :« Son crime,


dit-il, est pire que celui des lapsi... Le renégat a

nui à lui seul l'auteur d'une hérésie ou d'un schisme


;

a entraîné avec lui et trompé bien des gens. L'un a

causé la perte d'une seule âme; l'autre a compromis


le salut d'une foule d'âmes ».

En même temps qu'il combat les ennemis de


l'Église, Cyprien met les fidèles en garde contre
leurs séductions, et leur indique les moyens de se
maintenir toujours dans la bonne voie. Il les exhorte
à fuir les sectes, et, pour cela, à rester toujours en
communion avec l'évêque. Il les engage à imiter la
simplicité et la charité des vrais chrétiens, à ne jamais
rompre cette paix que Dieu recommande à son peuple,
et dont 'es anciennes communautés ont donné l'exem-
ple. Il leur prêche la piété et l'aumône; car c'est
dans l'affaiblissement de la foi, qu'est la grande cause
des misères de l'Eglise. Surtout, il leur recommande
de s'interdire tout commerce avec les schismatiques :

« Évitez, je vous en prie, dit-il, évitez les hommes


de ce genre ; éloignez de vous et de vos oreilles
leurs discours pernicieux, comme une contagion
mortelle... Il faut se détourner et se tenir à l'écart
de quiconque est séparé de l'Église. Un tel homme
est pervers, il pèche, il est condamné par lui-même.
Croit-il être avec le Christ, celui qui combat les évê-
II

Les ouvrages de circonstance. — Le De lapsis et le De catholicae


Ecclesiae unitate.— Rapports de ces deux opuscules — Comment
ils se complètent l'un l'autre.— Intérêt historique.

Les plus intéressants et les plus originaux de ces


traités sont les ouvrages de circonstance. Deux
d'entre eux se rapportent directement aux très vives
polémiques qui ont troublé l'Eglise d'Afrique vers la
fin et au lendemain de la persécution de Dèce. C'est
le De lapsisy et le De catholicae Ecclesiae unitate.
Ces deux opuscules, qui datent du même temps,
et qui sont nés k peu près des mêmes circonstances,
se complètent et s'éclairent mutuellement. Ils ont été
écrits au printemps de sSi, après le rétablissement
de la paix religieuse. Vers la fin de la même année,
dans une lettre de félicitations aux confesseurs ro-
mains qui venaient d'abandonner le parti de No-
vatianus pour se réconcilier avec le pape Cornélius,
Cyprien disait de ces deux traités « Tout cela, vous
:

pouvez l'examiner à fond en lisant des livres dont


j'avais donné récemment lecture ici, et que je vous
avais transmis pour vous les faire lire, à vous aussi,
en raison de notre commune affection. Dans ces
livres ne manquent ni les reproches et les répri-
mandes aux lapsi, ni les remèdes qui peuvent les
guérir. Mais j'ai expliqué aussi l'unité de l'Eglise ca-
tholique, autant que je l'ai pu avec mon médiocre
G
'b SAINT CYPRIEN.

talent. Ce livre-là doit vous plaire maintenant de


plus en plus, j'en ai Tassurance; car vous le lisez
désormais dans des dispositions d'esprit qui doivent
vous le faire approuver et aimer ce que nous avons
:

écrit avec des mots, vous le justifiez par vos actes,


puisque vous revenez à l'Eglise en y ramenant
l'unité de la charité et de la paix ». Donc Cyprien
avait récemment, à Carthage, lu publiquement les
deux opuscules. Où les avait-il lus? Ce ne peut être
qu'au concile.
En effet, dans chacun de ces discours, l'orateur
s'adresse successivement à deux publics très diffé-
rents. D'une part, aux fidèles en général, ou bien à
certains groupes de fidèles, aux confesseurs, aux
apostats. D'autre part, aux évêques, ses collègues,
à qui il rappelle leur devoir. Il parle librement des
vices et des passions profanes de certains chefs de
communautés. Il recommande aux évêques de se
montrer sévères pour les renégats « L'évêque du
:

Seigneur, dit-il, doit non pas tromper par une falla-


cieuse indulgence, mais pourvoir au salut en appor-
tant le remède ». Il montre à ses collègues la néces-
sité de maintenir l'unité de l'épiscopat «Cette unité,
:

dit-il, nous devons l'observer avec constance et la

défendre, surtout nous, les évêques, nous qui som-


mes les chefs de l'Église, de façon à prouver que
l'épiscopat, lui aussi, est un et indivisible ». Ainsi,
les deux discours ne se comprennent, que s'ils ont
été prononcés ou lus devant une assemblée qui réunis-
sait à la fois de nombreux évêques et les fidèles
d'une communauté. Or, telle était précisément la
composition des conciles de Carthage présidés par
Cyprien à côté des évêques africains, qui seuls
:

avaient voix délibérante, figuraient des prêtres, des


TRAITES DE DISCIPLINE. (Kt

diacres ou différents clercs; et le peuple, debout et


muet, assistait aux séances. On ne peut donc douter
que les deux traités, en forme de discours, aient été
lus au concile de 23 i. Et c'est sous cette forme défi-
nitive qu'ils nous sont parvenus.
Le De lapsis est dirigé contre le parti de l'indul-
gence tout d'abord, naturellement, contre les apos-
:

tats qui réclamaient impérieusement leur réintégra-


tion dans l'Église, puis contre les confesseurs qui
avaient accordé à la légère des billets d'absolution,
enfin contre les clercs qui inclinaient au pardon sans
réserve. Les adversaires étaient nombreux :aussi
l'orateur débute-t-il par un long exorde insinuant,
destiné à préparer les esprits. Ses premiers mots sont
un cantique d'actions de grâces, en l'honneur de la
paix religieuse, rendue aux fidèles par la volonté
divine. Ensuite, il se tourne vers les confesseurs, les
salue au nom de l'Église, et, sur le ton lyrique, les
félicitede leur héroïsme « Voici, dit-il, la blanche
:

cohorte des soldats du Christ, qui ont brisé par leur


ferme attitude les attaques farouches et désordon-
nées de la persécution toujours prêts à supporter
;

la prison, toujours armés pour affronter la mort.

Vous avez résisté vaillamment au monde, vous avez


offert à Dieu un spectacle glorieux, et, pour l'avenir,
vous avez servi d'exemple à vos frères... Avec quelle
allégresse votre mère l'Église vous accueille dans son
sein, au retour du combat! Qu'elle est heureuse,
qu'elle est joyeuse de vous ouvrir ses portes, pour
que vous entriez, en rangs serrés, avec les trophées
conquis sur l'ennemi vaincu Au milieu de ces triom-
!

phateurs s'avancent même des femmes, qui outre le


monde ont vaincu leur sexe. Avec eux s'avancent
encore, milice doublement glorieuse, des vierges et
100 SAINT CYPRIEN.

des enfants, qui par leurs vertus ont dépassé leurs


années ». Non content de féliciter les confesseurs,
Cyprien justifie hautement la conduite de ceux qui,
comme lui, s'étaient dérobés par la fuite.
Après tous ces compliments aux chrétiens dont
l'attitude a été irréprochable, il arrive à la question,
aux multiples trahisons des renégats. Tout d'abord,
il les plaint; et, se mettant lui-même en scène, avec

une émotion communicative, il pleure avec eux sur


leurs fautes « Que faire maintenant, s'écrie-t-il, que
:

faire, mes chers frères? Au milieu des sentiments


contraires qui m'agitent, que dire, et comment? Il

faut des larmes plus que des mots pour exprimer


notre douleur, pour pleurer sur la plaie de notre
corps, pour nous lamenter sur les pertes multiples
d'un peuple si nombreux... Je souffre, mes frères,
je souffre avec vous. Et, pour apaiser mes douleurs,
je ne puis reposer ma pensée sur le souvenir de mon
innocence personnelle et de ma santé particulière ;

carie pasteur est plus blessé encore par les blessures


de son troupeau. Mon cœur est avec chacun des
coupables, je prends ma part du chagrin et de la
mort qui pèsent sur lui. Je me lamente avec ceux
qui pleurent, je crois m'humilier avec ceux qui s'hu-
milient ». Mais, si la charité du chrétien peut s'at-
tendrir, le devoir de l'évêque est de rappeler à tous
les exigences de la loi de montrer aux
divine, et
coupables le chemin du que va faire
salut. C'est ce
Cyprien, en insistant tour h tour sur la conduite cri-
minelle des apostats et sur la nécessité d'une péni-
tence.
Ce qui l'étonné et l'indigne par-dessus tout, c'est
la prodigieuse inconscience de la plupart des lapsi.
Ils ne se rendent même pas compte de la gravité de
TRAITES DE DISCIPLINE. lOI

leur faute. Aussi l'orateur croit-il devoir leur expli-


quer, avant tout, la vraie cause de la persécution C'est
.

une épreuve imposée par Dieu à son peuple. La foi


s'affaiblissait, la discipline se relâchait sous l'influence
d'une longue paix: Dieu a voulu punir l'Eglise et la
purifier par la souffrance.Voilà ce que n'ont pas
compris bien des chrétiens. Au lieu de saisir cette
occasion de racheter leurs faiblesses antérieures, ils
ont renié cyniquement leur religion dès les premières
menaces de violences. Cyprien trace un tableau éner-
gique de cette lamentable déroute. Ce fut, dans toute

l'Eglise d'Afrique, comme une épidémie de lâcheté.


Avant même d'être arrêtés, les chrétiens couraient
en foule au forum, pour y sacrifier au plus vite. On
en a vu supplier les magistrats de leur accorder un
tour de faveur, craignant d'être obligés de remettre
au lendemain leur apostasie. L'orateur n'arrive point
à comprendre cette intrépidité dans la trahison, cette
décision dans la lâcheté :« Quand de vous-mêmes,
s'écrie-t-il, vous êtes allés au Capitole, quand vous
vous êtes approchés volontairement pour commet-
tre ce crime infâme, votre pied n"a donc point chan-
celé? vos yeux ne se sont pas voilés? votre cœur
n'a pas tremblé? vos membres n'ont pas fléchi?
vos sens ne se sont pas engourdis? votre langue
n'a pas été paralysée? la parole ne vous a pas
manqué? Un serviteur de Dieu a-t-il pu là-bas
se tenir debout, et parler, et renoncer au Christ
après avoir renoncé au diable et au monde? » Bien
mieux, on s'entraînait mutuellement, comme pour
une action héroïque. Les pères poussaient leurs
enfants aux autels. D'autres, par un reste de pudeur,
se contentaient d'acheter des certificats de sacrifice ;

mais ceux-là, au fond, n'étaient o^uère moins cou-


6.
K*-2 SAINT CYPRIEX.

pables. Tous ont trahi par peur de l'exil et de lu

souffrance, surtout dans la crainte de perdre leurs


biens. Ils n'ont pas même l'excuse de la contrainte,
comme ceux qui ont cédé au milieu des tortures.
Une autre preuve de cet aveuglement des renégats,
c'est que la plupart ne témoignent aucun remords.
Ils oublient leur trahison dans une vie de luxe et de
plaisirs. Pour ceux-là, l'orateur est sans pitié. Il les
poursuit de ses anathèmes ou de ses sarcasmes, avec
une éloquence âpre et mordante de satirique. Voici
pour les hommes « Nous croyons peut-être qu'il se
:

lamente de tout son cœur, que par des jeûnes, des


larmes et des flagellations, il cherche à désarmer le
Seigneur. Eh bien! depuis le jour de son crime, il
fréquente régulièrement les bains, il se gorge de
bons repas,il se gonfle de nourriture jusqu'à l'indi-

gestion, et, le lendemain, soulage son estomac. Il

ne partage ni ses mets ni ses boissons avec les pau-


vres gens dans le besoin. Il est gai, il est joyeux
d'allure; c'est sa façon de pleurer sa mort ». Voici
maintenant pour les femmes et leurs coquetteries :

u Et celle-là, croyez- vous qu'elle gémisse et se


flagelle? Elle ne songe qu'à se parer d'une robe pré-
cieuse, oubliant qu'elle a perdu la parure du Christ.
Elle se couvre de bijoux, de colliers richement tra-
vaillés, sans pleurer la perte de ses ornements divins
et célestes. Eh bien tu as beau te draper dans tes
1

vêtements étrangers, dans tes robes de soie tu es :

nue. Tu as beau te parer de bijoux d'or, de perles


et de pierres précieuses sans la beauté du Christ,
:

tu es laide. Toi qui teins tes cheveux, cesse de le


faire maintenant du moins, en un temps de douleurs.
Et loi qui peins tes yeux avec un fard de poudre
noire, laisse maintenant les larmes laver tes yeux...
TRAITÉS DE DISCIPLINE. Iu9

ques du Christ, qui se retranche de du


la société
clergé et du peuple? Cet homme-là porte armes
les
contre l'Église, il lutte contre le dessein de Dieu ».
Dans un suprême efFort de charité chrétienne, l'ora-
teur oublie pour un instant le crime des schisma-
tiques, et se déclare prêt à leur rouvrir l'Église. Si
Ton doit renoncer h l'espoir de ramener les grands
coupables, que du moins les soldats de l'armée rebelle
abandonnent les chefs. Et le sermon se termine par
une éloquente exhortation à suivre les commande-
ments de Dieu, à se tenir toujours prêts pour ré-
pondre à son appel.
C'est ainsi que, dans ce traité de Gyprien, le sermon
et la polémique se mêlent sans cesse à l'argumen-
tation; mais l'essentiel reste l'exposé de doctrine, la
démonstration de l'unité de l'Église. Cette démons-
tration se ramène, au fond, à quelques idées très
simples. L'unité de l'Eglise est établie par le Nouveau
Testament. Elle a pour symbole l'unité de l'épis-
copat, et pour garant l'entente entre les évêques. La
véritable Église se reconnaît à ce qu'elle remonte
aux apôtres par une tradition ininterrompue. Et,
dans chaque ville, on reconnaît la véritable commu-
nauté à ce qu'elle est en communion avec les autres
Églises catholiques. Hors de cette communauté, la
seule légitime, la seule qui ait le droit de se dire
chrétienne, n'y a qu'erreur et désordre. Les schis-
il

matiques et les hérétiques sont jugés et condamnés,


par le fait seul qu'ils ont rompu avec l'Église établie :

(( Ce n'est pas nous, dit l'orateur, qui nous sommes


séparés d'eux; ce sont eux qui se sont séparés de
nous. Les hérésies et les schismes sont nés plus
tard en constituant des communautés à part, ils
:

ont abandonné la source et le principe de la vérité ».


SAINT CYPRIEN. 7
110 SAINT CYPRIEN.

— C'esl, on le voit, l'une des idées fondamentales


de Bossuet dans V Histoire des Variations. Celte idée,
on la rencontre déjà chez Tertullien. Rn fait,
c'est au traité De praescriptione haereticorum, que
Cyprien a emprunté ici toute sa méthode de démons-
tration. Il a seulement transposé le système de Ter-

tullien, en modifiant les proportions des divers


éléments, en plaçant au premier plan l'exposé
dogmatique, et en le tournant contre les nouveaux
schismatiques. Il a animé le tout par la vivacité de
ses polémiques, par les grâces et l'onction de son
éloquence.
Malgré tout, comme œuvre littéraire, le De unitate
est inférieur au De lapsis. Il est moins varié, moins
vivant, trop encombré de citations bibliques. Peut-
être doit-il une part de sa réputation à ce qu'il a été
mal compris. — Les deux traités, rapprochés l'un
de l'autre, n'en présentent pas moins un grand in-
térêt historique. Ce sont des documents de pre-
mière importance pour l'étude de l'affaire des lapsi
et des schismes. Ils nous montrent à l'œuvre la poli-
tique de Cyprien, si modérée et si adroite dans sa
fermeté. Ils attestent aussi chez lui la suite dans les
idées; sur la discipline et l'unité de T Église, il pro-
fessait dès l'année 25 1 les doctrines et les principes
qu'il défendra toujours.
HT

i.eDe mortalitate. — Les sermons prononcés par Cyprien pendant la


peste. —
Rai port de l'opuscule conservé avec ces sermons. — Élé-
ments divers «lonl il se compose. — —
Descriptions réalistes. Argu-
mentation. —
Stoïcisme chrétien.

Unan ou deux plus lard, en 202 ou 253, pendant


l'épidémie de peste, Cyprien composa le De morta-

litate. Nous avons dit ce que fut alors sa conduite,

comment il sut garder son sang-froid au milieu d'une


population afTolée, donnant l'exemple à tous, et or-
ganisant les secours. Il prononça durant cette période
plusieurs discours, destinés à soutenir le courage des
fidèles ou à les éclairer sur leurs devoirs. L'un de
ces discours nous est connu, en partie du moins,
;ràce à une analyse qu'en a faite le diacre Pontius.
O'autre part, le De mortalitate, qui a été écrit pen-
lant la peste, et qui a la forme d'une instruction
pastorale, paraît être également un sermon, mis au
point pour la publication. On pourrait donc suppo-
ser, à première vue, que le discours conservé est
précisément le discours mentionné parle biographe.
Cependant, il n'en est rien.
L'évêque de Carthage, nous dit Pontius, « ras-
semble d'abord le peuple, et l'instruit sur les avan-
tages de la miséricorde. En lui citant les exemples
le l'Ecriture, il lui apprend combien sont utiles,
112 SAINT CYPRIEN.

pour se concilier ia faveur de Dieu, les œuvres de


piété. Puis ajoute que ce ne serait pas merveille,
il

de remplir seulement à l'égard de nos frères le devoir


de charité le chrétien parfait, disait-il, sera celui
:

qui fera plus encore pour un publicain ou un païen,


celui qui, rendant le bien pour le mal, et prenant
modèle sur la clémence divine, aimera jusqu'à ses
ennemis, celui qui priera pour le salut de ses persé-
cuteurs, comme le Seigneur nous en avertit et nous
y exhorte ». De cette analyse, il résulte que le dis-
cours en question traitait « des avantages de la misé-
ricorde », et qu'il comprenait au moins deux parties :

l'une sur les « devoirs de piété », l'autre sur les de-


voirs de charité envers les païens. Qr, le De morta-
litate ne renferme aucun de ces développements; il
porte un titre difiPérent, et n'a pas le même
objet.
Pontius reproduit un fragment du discours sur la
miséricorde. Voici ce fragment « Dieu fait toujours
:

lever son soleil, et toujours il dispense les pluies pour


nourrir les semences. Cela, il l'accorde à tous, pas
seulement aux siens. Et celui qui se déclare le fils
de Dieu, n'imiterait pas l'exemple de son père? Nous
devons nous montrer dignes de notre origine. Nous
que Dieu a régénérés, nous ne devons pas dégénérer.
Au contraire, nous devons prouver que les fils ont
hérité de cette bonté du père, et rivalisent avec
lui
de bonté ». Ni ce passage, ni rien d'analogue, ne
se trouve dans le De mortalitate, où l'on ne relève
même aucune allusion soit à la conduite des païens
soit aux devoirs de charité envers eux. De cet
en-
semble de faits, l'on doit conclure que l'ouvraf^e con-
servé n'a rien de commun avec le discours mentionné
par le diacre Pontius.
Comme l'indique le titre, le De mortalitate est une
TRAITÉS DE DISCIPLINE. 113

sorte de « sermon sur la mort » mais un sermon


;

prononcé dans des circonstances très dramatiques, à


propos et au milieu d'une peste. C'est pourquoi l'on
y trouve deux éléments distincts, dont la combinaison
donne beaucoup de vigueur et de précision à la parole
de l'orateur d'une part, un lieu commun de la pré-
:

dication chrétienne, des considérations sur la mort;


et, d'autre part, des allusions fréquentes à l'épidémie
toujours présente, des conseils pratiques, des ré-
ponses à certaines demandes ou objections, et des
exhortations vibrantes.
Naturellement, ce qui domine tout le discours,
c'est la pensée, l'obsession du terrible fléau qui dé-
vaste la cité. Ailleurs, dans la lettre à Demelrianus,
Cyprien a décrit avec complaisance les effets moraux
de la peste, la désorganisation sociale, le déchaîne-
ment des égoïsmes et des passions brutales. Ici, il
décrit même les effets physiques du mal, avec une
crudité très réaliste, qui rappelle celle deThucydide
ou de Lucrèce dans leurs tableaux de la peste d'A-
thènes. Mais il se préoccupe surtout du désarroi, de
la détresse morale de bien des fidèles, en face de ces
affreux spectacles « Je remarque dans le peuple,
:

dit-il, certaines personnes qui, soit faiblesse d'âme,

soit manque de foi, soit amour de la vie profane,


soit mollesse du sexe, ou, pis encore, ignorance de
la vérité, n'ont point le courage de rester fermes ni
de déployer la force divine et invincible d'un cœur
de chrétien. Aussi n'ai-je point dû dissimuler ni me
taire. Malgré mon insuffisance, avec toute la vigueur
d'un discours inspiré des leçons du Seigneur, je veux
réprimer cette faiblesse d'âme et cette lâcheté; car
l'homme qui s'est consacré h Dieu et au Christ, doit
se rendre digne de Dieu et du Christ ». —
Pour
m SAINT CYPRIEN

relever les courages qui faiblissent, il va rappeler


à tous et commenter
enseignements des livres
les
saints; il y découvrira des raisons, non seulement
de supporter bravement le mal présent, mais de le
bénir.
J-res vrais chrétiens, dit-il, ne doivent pas s'ef-
fraver, La pesteun de ces fléaux prédits par
est
Dieu comme devant être un des signes précurseurs
de la fin du monde. Les fidèles doivent s'en réjouir:
car la fin du monde sera pour eux le commencement
du bonheur éternel « Le royaume de Dieu, mes
:

très chers frères, commence à être tout près de nous.


La récompense de la vie, la joie du salut éternel, l'al-
légresse perpétuelle, la possessiondu Paradis perdu
naguère, tout cela s'approche à mesure que le monde
passe. Aux choses de la terre succèdent les choses
du ciel, aux petites choses les grandes, aux choses
caduques les choses éternelles. Y a-t-il lieu de se tour-
menter ou de s'inquiéter? Qui donc, dans ces circons-
tances, peut trembler et s'afQlger, si ce n'est celui
qui manque d'espérance et de foi? » — On s'étonne
que la peste frappe les chrétiens comme les païens.
Vaine objection car tout ce qui relève du corps est
:

commun à tous les hommes. D'ailleurs, la peste est


pour les fidèles une épreuve, qu'ils doivent
supporter
vaillamment, et sans murmurer; car elle est envoyée
par Dieu. —
D'autres craignent, s'ils meurent de la
peste, de perdre ainsi l'espérance du martyre. Mais
ce martyre, était-on sur de le mériter? Puis, l'on ne
doit pas oublier que Dieu tient compte de l'intention.
En tout cas, l'on doit s'en rapporter toujours à
sa volonté. Cyprien, à ce propos, raconte la vision
qu'eut un de ses collègues à son lit de mort. Cet
évêque demandait au Seigneur de lui accorder un
TRAITES DE DISCIPLINE. l\:^

répit.Un jeune homme de haute taille, d'une majesté


etd'une beauté merveilleuses, hii apparut et le gour-
manda en lui criant « Vous craignez de souffrir,
:

vous ne voulez pas partir que faire de vous? » Et,


:

de ce reproche adressé n un évèque mourant, l'ora-


teur tire une leçon pour les vivants.
Non content d'écarter tous les motifs de craindre
ou de maudire la peste, il veut qu'on la bénisse. Et
il passe en revue ses bienfaits. Si elle est un fléau
pour les païens, elle est pour les chrétiens une déli-
vrance « Beaucoup des nôtres, dit l'orateur, meu-
:

rent dans cette épidémie c'est-à-dire que beaucoup


;

des nôtres sont délivrés du monde. Cette épidémie


est un fléau pour les Juifs, pour les Gentils, pour les
ennemis du Christ; mais, pour les serviteurs de
Dieu, c'est la porte du salut. Sans doute, la peste
ne fait pas de distinction dans le genre humain, et,
avec les coupables, elle frappe aussi les justes; mais
vous ne devez pas en conclure que les méchants et
les bons meurent de la même mort. Les justes sont
appelés aux joies du Paradis, les coupables sont en-
traînés au supplice «. De plus, cette fin prématurée
est une sauvegarde pour les faibles, pour les vierges,
les enfants et les matrones, qui échappent ainsi à
tous les dangers. Pour toute l'Église môme, ces
épreuves sont salutaires; car elles réveillent la foi,
rétablissent concorde, déterminent des conver-
la

sions, préparent aux souffrances du martvre. Enfin,


l'épidémie permet de juger si chacun remplit bien
son devoir; et elle soustrait ceux qu'elle frappe aux
misères de la fin du monde, qui est proche.
Cyprien tire de là une sorte de stoïcisme chrétien.
11 veut qu'on ne se laisse jamais surprendre par les

événements : « Tu dois être prêt à tout, dit-il, par


116 SALNT CYPRIEN.

l'effet de la crainte de Dieu et de la foi. Que tu


perdes ta fortune, que les attaques de la maladie
ne cessent pas de tourmenter et d'ensanglanter tes
membres, que tu sois violemment séparé de ta
femme, de tes enfants, de tes amis, par les coups de
la mort tout cela ne doit pas être pour toi un sujet
:

de scandale, mais une occasion de combattre. Tout


cela ne doit pas affaiblir ni ébranler la foi du chré-
tien, mais bien plutôt, par la lutte, révéler sa vertu :

car il doit mépriser tous les maux présents, dans l'at-


tente des biens à venir. » Reprenant les formules de
la philosophie profane, il s'écrie : « Quelle sublimité
de se tenir debout au milieu des ruines du genre
humain » Il affirme la supériorité du chrétien en
!

face de la souffrance a II y a, dit-il, cette diffé-


:

rence entre nous et tous ceux qui ignorent Dieu :

eux, dans le malheur, ils se plaignent et murmu-


rent; nous, le malheur ne nous détourne pas de
la vertu, de la foi, de la vérité, mais il nous cou-
ronne dans la douleur )>. Dans ce stoïcisme nou-
veau, il trouve une règle de conduite pour les
circonstances présentes. Au nom des révélations
divines qu'il a reçues, il défend aux chrétiens de
pleurer leurs morts. Dieu, dit-il, lui a souvent or-

donné de témoigner sans cesse, de proclamer pu-


<f

bliquement que nos frères ne doivent pas être pleures,


quand, par l'appel du Seigneur, ils sont délivrés du
monde. Nous ne les perdons pas, mais ils nous de-
vancent; ils s'en vont pour nous précéder. Comme
des voyageurs ou des navigateurs, nous devons les
regretter, non gémir sur eux. Nous ne devons point
ici-bas porter leur deuil, puisque là-haut ils ont déjà
revêtu des vêtements blancs. Nous ne devons point
fournir aux Gentils une occasion de nous critiquer :
TRAITES DE DISCIPLINE. 117

et ils nous blâmeraient à bon


nous pleu- droit, si
rions comme comme
perdus pour nous,
morts, et
ceux que nous disons être vivants auprès de Dieu, et
si nous ne prouvions pas par le témoignage intime

de notre cœur la foi que dans nos discours nous ex-


primons par des mots ». Belles paroles, et d'autant
plus éloquentes qu'elles ont été prononcées en pleine
épidémie, dans une ville démoralisée, aux rues en-
combrées de cadavres.
Une grande idée domine tout le discours, en anime
et vivifie toutes les parties : l'idée de la mort consi-
dérée comme un bienfait, parce qu'elle ouvre la vie
éternelle. Cyprien en dégage toute une philosophie
chrétienne. L'existence d'ici-bas n'est qu'une lutte
contre le diable et les passions c'est folie de s'y at-
;

tacher. La foi manque


autrement, tous se réjoui-
;

raient de sortir du monde. Un chrétien ne doit pas


craindre un accident qui lui assure l'immortalité :

« Si nous mourons pour le présent, grâce à la mort


nous passons à l'immortalité; et la vie éternelle ne
peut commencer, si d'abord nous n'avons eu le bon-
heur de sortir d'ici. Ce n'est point sortir, mais
passer c'est achever de parcourir le chemin des
;

choses temporelles, pour gagner le chemin des cho-


ses éternelles. Qui ne se hâterait d'atteindre un état
meilleur? » Tous les fidèles devraient se féliciter de
quitter ce monde impie, qui les hait « Vouloir :

rester longtemps dans le monde, c'est bon pour


celui que charme le monde, pour celui que le
siècle flatte et trompe et séduit par les attraits de
la volupté terrestre. Mais le monde hait le chrétien :

Pourquoi donc aimes-tu celui qui te hait? Pourquoi


ne suis-tu pas le Christ, qui t'a racheté et qui
t'aime? » Étranger ici-bas, le fidèle a sa patrie au
lis SAINT CYPRIEN.

ciel : « Il faut considérer, mes très chers frères, et


souvent réfléchir à ceci c'est que nous avons re-
:

noncé au monde, et que nous vivons ici provisoire-


ment, comme des hôtes et des étrangers... Notre
patrie, c'est le Paradis; nos parents, ce sont désor-
mais les Patriarches. Hâtons-nous donc et courons.
pour voir notre patrie, pour saluer nos parents ».
Et l'orateur donne carrière à son imagination, pour
décrire l'accueil que trouveront les justes au Paradis :

« Là-haut nous attendent un grand nombre de ceux


qui nous sont chers, nos parents, nos frères, nos
fils, dont la troupe aux rangs serrés regrette notre

absence sûrs désormais de leur propre salut, ils sont


:

encore inquiets du nôtre. Quand nous pourrons les


voir et les embrasser, quelle sera notre joie com-
mune, à eux et à nous! Et quel plaisir l'on goûte là-
haut, dans le royaume des cieux ! Ne plus craindre
de mourir, vivre pour Téternité, quelle félicité sou-
veraine et sans fin Là-haut, vous verrez le chœur
!

glorieux des apôtres et le bataillon enthousiaste des


!

prophètes! et peuple innombrable des martyrs,


le

couronnés pour leurs combats, leurs souffrances et


leur glorieuse victoire! et les vierges triomphantes,
qui ont dompté par la continence les concupiscence^
de la chair et du corps et, dans l'éclat de leurs ré-
!

compenses, les hommes compatissants qui ont fait


œuvre de justice en distribuant aux pauvres des ali-
ments ou autres dons, et qui, selon les préceptes du
Seigneur, ont échangé leur patrimoine terrestre con-
tre les trésors célestes! Vers tous ces bienheureux,
mes très chers frères, courons avec impatience,
hâtons-nous, souhaitons d'être bientôt avec eux,
de rejoindre bientôt le Christ! » Sur celte belle évo-
du Paradis se termine l'éloquent die
cation des joies
TRAITÉS DE DISCIPLINE. 119

cours De annonce certaines pages du


mortaliiate^ qui
Sermon sur mort àe Bossuet, et qui, par la puis-
la
sance de l'inspiration, la variété des thèmes ou la
vigueur du rendu, est assurément Tune des œuvres
maîtresses de Cyprien.
IV

Les instructions pastorales. —


La toilette des femmes le De habitu
:

virginum. — La prière le De dominica oratione. —La résignation


:

chretieune :le De bono patientiae. —


L'aumône ; le De opère et
eleemosynis. — Léo vie le De zelo et livore. — Caractères communs
:

à ces traités. — Emprunts à TerluUien. — Souci des applications.

Les trois traités ou discours que nous venons


d'étudier, tous trois des ouvrages de circonstance,
sont de beaucoup ce qu'il y a de plus intéressant,
et de plus vivant, dans cette partie de l'œuvre de
saint Cyprien. A vrai dire, ce sont les seuls opus-
cules de ce groupe qui soient réellement originaux.
Les de discipline proprement dits, qui ont
traités
aussi la forme de sermons, sont très inférieurs; et
même ils déconcertent un peu le lecteur, soit par
la banalité du fond, soit par la manie d'imitation
qu'on y surprend. Plusieurs d'entre eux sont presque
de simples adaptations des ouvrages qu'avait com-
posés Tertullien sur les mêmes sujets.
Le De habitu uirginum a été écrit en 249, au dé-
but de l'épiscopat. C'est une instruction pastorale
ou une allocution, adressée aux vierges consacrées
à Dieu. L'auteur veut les mettre en garde contre
les dangers de la coquetterie. Après un éloge pom-
peux de la discipline chrétienne, il rappelle que tout
fidèle doit considérer son corps comme le temple
de Dieu. Les vierges occupent dans l'Eglise une
place d'honneur, mais elles courent de grands périls.
Elles ne doivent pas se parer pour les hommes;
TRAITÉS DE DISCIPLINE. 121

elles ne doivent plaire qu'à Dieu. La richesse n'est


pas une excuse ; car les riches doivent faire un
meilleur usage de leur fortune. D'ailleurs, la parure
ne convient pas à une honnête femme. Tous les
artifices de toilette sont des inventions diaboliques,
et c'est une impiété de changer l'œuvre de Dieu.
Les vierges doivent éviter toutes les distractions
profanes; elles ne doivent pas assister aux noces,
ni fréquenter les bains publics. En terminant, l'o-
rateur les exhorte à se montrer toujours dignes de
leur situation privilégiée.
Considéré en lui-même, l'opuscule ne manque
pas d'agrément. Mais il vaut surtout par la mise en

œuvre; car il ne renferme presque rien de nouveau.


Cvprien imite en même temps deux traités de Ter-
tullien tantôt le De nrginibus çelandisy tantôt le
:

De cultu Jeminarum. Les emprunts de détail sont


fort nombreux. Même des développements entiers
ne sont guère qu'une paraphrase du texte de Ter-
tullien : par exemple, les railleries sur les artifices
de toilette et les modes extravagantes, sur l'usage
du fard, despendants d'oreille et autres bijoux, sur
la manie de se peindre les yeux ou de se teindre
les cheveux, sur toutes ces inventions bizarres dont
les femmes du temps usaient et abusaient au point
de se rendre méconnaissables. L'influence du mo-
dèle est visible jusque dans le tour de phrase et les
procédés d'exposition. TertuUien s'était mis lui-
même en scène, à la fin du traité sur le Voile des
Vierges; de même, Cyprien, par ses derniers mots,
se recommande aux prières de son aimable public :

« Souvenez-vous seulement de nous, dit-il, quand


la virginité commencera d'être honorée en vous. »
Ces rencontres, et bien d'autres, prouvent que l'é-
1^2 SAINT CYPRIEX.

vêque de Carthage, en écrivant le De habita ^ir^i-


num, avait sous les yeux les deux traités de son
maître. On peut dire que toutes les idées, tous les
arguments, les exemples, même les plaisanteries,
tout est pris à TertuUien. Seulement, Cyprien dis-
pose autrement les matériaux, adoucit les tons trop
violents, ajoute quelques conseils.
Le De dominica oratione, écrit vers 262 a été ,

composé peut-être, comme l'ouvrage analogue de


TertuUien, pour les cérémonies du baptême, qui
comprenaient une explication du Pater. L'auteur
montre d'abord l'importance des préceptes de l'E-
vangile, notamment de la prière enseignée aux
hommes par le Christ. Il définit ensuite l'attitude
recueillie qui convient pour prier. Puis il reproduit
le texte de l'oraison dominicale employé alors dans
l'Église de Carthage, et commente longuement ce
texte, mot par mot. Il termine par des considéra-
tions générales, mêlées de conseils pratiques. Il fait

l'éloge du Pater, qui contient et résume tout; il


recommande de prier souvent à l'exemple du Christ,
mais surtout aux heures consacrées, d'écarter alors
toute pensée profane, et de joindre l'aumône à la

prière. —
Dans ce traité, Cyprien s'est constam-
ment inspiré du De oratione de TertuUien. Il lui a
emprunté l'idée générale, beaucoup de détails, et
même bien des expressions. Mais il a modifié assez
habilement les proportions des développements.
TertuUien parlait plutôt de la prière en général;
le commentaire du Pater était chez lui assez som-
maire, et n'occupait guère plus d'un quart de l'ou-
vrage; le reste était rempli par des recommanda-
tions minutieuses, des discussions ou des polémiques,
sur les conditions matérielles de la prière. Au con
TRAITES DE DISCIPLINE. 123

traire, l'opuscule de Cyprien traite avant tout, et


spécialement, de l'oraison dominicale. Le commen-
taire du Pater, beaucoup plus long et plus com-
plet, y devient le centre du développement; ce qui
donne à l'ouvrage plus d'unité et d'harmonie.
Beaucoup moins personnel encore est le De hono
patîentiae, qui date du printemps de î456. Cyprien
\ suit le De patientia de son maître avec une fidé-
lité presque servile. A l'exemple de Tertullien, et

dans le même ordre, il s'attaque d'abord aux phi-


losophes , montre la différence entre la patience
qu'ils ont prêchée et celle des chrétiens, propose
comme idéal la patience de Dieu, puis celle du
Christ. Dans de l'opuscule, il s'écarte un
le reste

peu du plan de son modèle, mais il continue à re-


produire presque toutes ses idées et ses arguments :

patience des patriarches, des prophètes, de tous


les Justes de l'Ancien Testament; nécessité de la
patience pour supporter les misères de la vie hu-
maine, pour se défendre contre les tentations du
diable, les persécutions, les vices, les maladies, et
l'adversité; conséquences fatales de l'impatience;
éloge de la patience, qui soutient et complète les
autres vertus. Seule, la fin appartient en propre à
Cyprien, qui exhorte les fidèles à abandonner toute
idée de vengeance contre les ennemis de l'Église.
D'ailleurs, son traité est mieux proportionné. Il a
supprimé la plupart des digressions de Tertullien,
il s'efface plus que lui, il donne beaucoup plus de
place aux citations bibliques, et il se préoccupe da-

vantage de son publie, des leçons pratiques à tirer du


sermon. Malgré tout, cet ouvrage, plus encore que les
précédents, n'est en grande partie qu'une adaptation.
Pour les deux traités dont il nous reste à parler,
124 SAINT CYPRIEX.

Cyprien ne semble pas avoir eu de modèle. Mais


le fond n'en est guère plus original. Des textes de
TEcriture, commentés ou paraphrasés avec com-
plaisance, des exemples bibliques, quelques lieux
communs de morale, de fréquentes apostrophes aux
Dans le De opère et eleemosy-
fidèles, et c'est tout.
nis,composé entre 253 et 256, l'auteur se contente
de montrer que l'aumône est pour les chrétiens un
devoir, d'affirmer qu'on ne doit pas craindre de
s'appauvrir, de combattre Tavarice, et d'engager
les riches à être généreux. Dans le De zelo et li-

çore, écrit en 256 ou aSj, il simplement que


établit
l'envie est un des moyens imaginés par le diable
pour égarer l'homme, qu'elle est la cause d'une
foule de vices, de crimes et de tourments, qu'elle a
été condamnée par le Christ et par les apôtres, que
les chrétiens doivent être en garde contre cette
passion fatale. Malgré l'habileté de la mise en
œuvre, l'invention paraît bien maigre.
A ne considérer que le fond, on ne trouve donc
rien d'original dans les cinq traités de discipline
proprement dits; et l'on s'étonne d'abord un peu
de l'estime où les tenait saint Augustin. Trois de
ces traités ne sont guère que des adaptations d'ou-
vrages de Tertullien et les deux autres sont de con-
;

ception médiocre. Le grand évêque de Carthage, si


personnel en d'autres domaines, n'a su ici que pa-
raphraser des textes, ou répéter ce qu'un autre
avait dit avant lui. Et, dans ses imitations, l'on doit
reconnaître que le disciple est resté généralement
fort au-dessous du maître.
Cependant ces traités sont loin d'être indifférents.
Si lefond en est banal ou d'emprunt, ils valent sou-
vent par la forme, par le détail, où se montrent net-
TRAITES DE DISCIPLINE. 125

tement le lour d'esprit de Cyprien et le caractère


particulier de son éloquence. Ces ont
opuscules
d'abord le mérite d'être fort bien construits; sans
parler de l'élégance du style, ils attestent partout le
souci de la composition, le sens des proportions
harmonieuses. Tous les éléments d'emprunt y sont
adroitement combinés et heureusement fondus. Les
lieux communs mêmes y sont souvent renouvelés et
animés par l'application que l'orateur en fait aux
circonstances. Par exemple, dans le De dominica
oratione et dans le De zelo et livore, on relève des
allusions précises aux schismatiques de Rome et de
Carthage. —
Le De hono patientiae est, en ce sens,
très caractéristique. Cyprien, comme nous l'avons
vu, y copie ordinairement Tertullien et pourtant;

son ouvrage était très actuel d'intention et de fait.


Lui-même nous en avertit, dans sa lettre à Jubaïanus :

« Nous conservons, écrivait-il, nous conservons pa-

tiemment et doucement la charité de Tàme, l'hon-


neur de notre collège, le lien de la foi, la concorde
de l'épiscopat. C'est pour cela qu'avec les ressources
de notre médiocre talent, avec la permission et l'ins-
piration du Seigneur, nous venons d'écrire un livre
intitulé De hono patientiae ; etnous te l'avons envoyé
en raison de notre mutuelle affection ». Ainsi, ce
livre, qui nous semblait d'abord très impersonnel, se
rattache directement aux polémiques du temps. En
effet, il s'éclaire et s'anime à la lumière des circons-
tances historiques. Voici des allusions évidentes aux
troubles de la communauté de Carthage « La cha-
:

rité est le lien de la fraternité, le fondement de la


paix, la garantie solide et durable de l'unité...
L'apôtre a prouvé qu'on ne pouvait conserver ni
l'unité ni la paix, si les frères ne se faisaient des
126 SAINT CYPRIEN.

concessions mutuelles, et si à force de patience ils ne

préservaient de la concorde ». Et plus loin


le lien :

« C est l'impatience qui dans l'Eglise fait les héré-


tiques; c'est elle qui les pousse à la révolte, comme
les Juifs, contre la paix et la charité du Christ, et qui
les entraîne aux hostilités, aux haines furieuses ».
La pensée de l'orateur se précise encore à la fin du
discours. engage les chrétiens de Carthage à ne
Il

point s'efforcer de tirer vengeance des ennemis de


l'Eglise, païens, Juifs ou hérétiques « Un très grand :

nombre d'entre vous, je le sais, mes très chers frères,


trouvent bien lourd poids des injures dont on les
le
accable, ils s'en irritent, ils désirent être vengés
promptement de ceux qui s'acharnent contre eux et
les frappent. Aussi dois-je m'expliquer là-dessus en
finissant Au milieu des flots et des tourbillons du
monde, au milieu de ces persécutions que nous font
subir les Juifs, les Gentils et aussi les hérétiques,
attendons patiemment le jour de la vengeance, et ne
hâtons point par nos plaintes, par une précipitation
inopportune, Theare du châtiment ». Les derniers
mots de l'évêque trahissent bien sa préoccupation
dominante : « Songeons à la patience du Seigneur
Jésus, mes très chers frères, songeons-y dans les
persécutions et dans nos souffrances. Confiants dans
son arrivée, obéissons-lui en tout; ne nous hâtons
point de nous défendre avant le Seigneur, nous les
serviteurs, par un empressement impie et insolent.
Tenons-nous tranquilles, au contraire, et appliquons-
nous, et veillons de tout notre cœur, et soyons
fermes pour tout supporter, et observons les pré-
ceptes du Seigneur. Ainsi, quand viendra le jour de
la colère et de la vengeance, nous ne serons pas
punis avec les impies et les pécheurs, mais nous
TRAITES DE DISCIPLINE. 127

serons honorés avec les Justes et ceux qui auront eu


la crainte de Dieu ». On voit comment le lieu com-
mun, l'idée prise à chez
Tertullien, se tourne ici

Tévêque de Cartilage en une grande leçon de charité.


En dehors même des allusions aux circonstances
historiques, ce qui est frappant dans tous ces traités,
c'est le souci des applications. Autant Cyprien se
préoccupe peu de renouveler la méthode de démons-
tration, autant il cherche à tirer de tout des conseils
pratiques. Il veut qu'on demande toujours aux
livres saints des règles de conduite « Les préceptes :

évangéliques, dit-il, ne sont pas autre chose que des


enseignements divins, les fondements de l'édifice
de la foi, les appuis solides de la foi, la nourriture
fortifiante du cœur, le gouvernail des fidèles pour le

chemin sauvegarde du salut. En instrui-


à suivre, la
sant sur la terre les esprits dociles des croyants, ces
préceptes les conduisent au royaume des cieux ».
Il subordonne tout à cette préoccupation constante de

la direction des âmes. Les grands principes de la


morale ou de la discipline chrétienne l'intéressent
surtout en raison de Futilité immédiate. Par exem-
ple, il s'était inquiété des scandales causés par des
vierges consacrées à Dieu. Il saisit cette occasion de
leur rappeler leurs devoirs; mais, des généralités, il

passe vite aux faits précis qui motivaient en partie


le traité. Il énumère les dangers de la parure et de
la coquetterie; pour éviter aux vierges les occasions
de péché, il leur interdit de se montrer dans les
cérémonies des noces et de se baigner dans les bains
publics. De même, dans le De dominica orcUione,
il ne se contente pas de commenter le Pater. Il en

tire des conclusions pratiques: il insiste sur la néces-


sité du recueillement; il recommande aux fidèles
128 SAINT CYPRIEX.

de se conformer à l'usage nouvellement établi, de


prier régulièrement le matin et le soir; et il déclare
la prière inefficace, si l'on n'y joint l'aumône.
Il revient sans cesse sur cette question de l'au-
mône, qu'il considérait comme l'un des devoirs es-
sentiels du chrétien. Et l'on ne s'étonne pas qu'il en
ait fait l'objet d'un traité. Si cet opuscule est pauvre

d'idées, il est riche en conseils, en chaleureuses


exhortations. L'évêque est dur pour ceux des fidèles
de Carthage qui se dérobaient aux bonnes œuvres :

« Maintenant, dit-il, nous voyons dans l'Eglise cer-


taines gens dont les oreilles sont fermées et le cœur
aveuglé. Ces gens-là ne se laissent point éclairer par
les avertissements salutaires de TEsprit. Rien d'éton-
nant à ce qu'ils méprisent les leçons du serviteur de
Dieu, puisque nous les avons vus mépriser le Sei-
gneur lui-même. Pourquoi t'applaudir de ces pensées
ineptes et sottes, comme si la crainte et l'inquiétude
de l'avenir t'interdisaient les bonnes œuvres? Pour-
quoi te retrancher derrière des ombres et des fan-
tômes de prétextes? Avoue donc la vérité; puisque
nous savons et que tu ne peux nous tromper, révèle-
nous tes raisons secrètes et cachées. Ton âme est
assiégée par des ténèbres stériles; la lumière de
la vérité s'en est retirée; cœur tout charnel
et ton
est aveuglé par les profonds brouillards
épais et
de l'avarice. Tu es prisonnier, tu es esclave de
ton argent; tu es retenu par les chaînes et les liens
de la cupidité; toi qu'avait délié le Christ, tu es lié
de nouveau. Tu veux sauver ton argent; mais tu as
beau le sauver, il ne te sauve pas. Tu grossis ton
patrimoine, mais il t'écrase de son poids ». Plus loin,
il s'en prend aux élégantes qui trouvent toujours
de l'argent pour leur luxe, et jamais pour les pau-
TRAITÉS DE DISCIPLINE. 129

vres. Ilrépond aux chrétiens qui alléguaient les


charges de famille, le nombre de leurs enfants. Pour
effrayer les avares, comme tel sermonnairedu Moyen
Age, il évoque le diable en personne; et le diable,
aux prises avec le Christ, le raille du peu de dévoue-
ment de ses fidèles, du peu d'empressement qu'ils
mettent à lui obéir en secourant leurs frères. A ces
invectives contre l'avarice s'oppose un bel éloge de
la charité chrétienne. Le spectacle d'un homme qui
fait Taumône a pour témoins Dieu, le Christ, les
anges; et c'est une fête plus belle que toutes les
fêtes profanes. D'ailleurs tous les hommes sont
égaux; Dieu veut cette égalité, qu'on doit rétablir
parla charité.
On voit en quoi Cyprien diffère de Tertullien,
même quand il l'imite de très près, même quand
il le copie. Les ouvrages de Tertullien, bien qu'ils

aient souvent la forme d'allocutions aux fidèles,


étaient avant tout des traités, où l'auteur se pro-
posait surtout d'établir une thèse. L'évêque de
Carthage n'a pas la féconde invention, ni la puis-
sante logique de son maître mais il a l'esprit pra-
;

tique, la finesse de l'observation morale, le souci de


l'utile, la charité, l'onction. Il a souvent aussi de

la grâce, parfois une grande délicatesse, comme


dans certaines de ses exhortations aux vierges. Il a
le sens de l'à-propos, il excelle à trouver le conseil
de circonstance et le mot juste, sans se perdre
pourtant dans le détail trop minutieux, mais en su-
bordonnant tous ses avis à la pensée toujours pré-
sente d'un haut idéal chrétien. S'il est très inférieur
à Tertullien comme logicien et comme docteur, il
prend sa revanche comme moraliste et comme ser-
monnaire.
Comment Cyprien a compris le sermon. — Rôle des citations bibli-
ques. — Commentaire des textes sacrés. — Peintures morales. —
Conseils pratiques et aspiration; mystiques. —Caractère de cette
éloquence.

Les instructions pastorales, comme les discours


de circonstance, sont de précieux documents sur la
prédication de saint Cyprien. Nous avons montré la
singulière inéo^alité de Torateur dans ces deux caté-
gories d'ouvrages autant les discours de circons-
:

tance sont vivants, vigoureux et originaux, autant


les instructions pastorales sont faibles de conception,
banales en leur fond, et ternes, sauf quand l'ora-
teur touche aux affaires du jour et tire des lieux
communs de morale chrétienne un conseil d'une
la
application immédiate. Ce contraste si frappant,
entre deux classes d'œuvres qui datent à peu près du
même temps, nous paraît s'expliquer par le carac-
tère même de la prédication de Cyprien.
D'un bout à l'autre de son épiscopat, il a eu la
même conception du sermon. Il se propose simple-
ment de rappeler et de faire comprendre aux fidèles
les préceptes divins. L'essentiel pour lui, c'est de
recueillir et de classer la série des textes sacrés qui
doivent constituer la charpente du discours. Il va
sans dire que l'emploi des citations bibliques n'a
rien de particulier à Cyprien; on les rencontre en
TRAITES DE DISCIPLINE. 131

grand nombre chez tous les sermonnaires, et c'est


la loi même du genre. Ce qui est spécial à Cyprien,

c'est le rôle tout à fait prédominant, presque tyran-


nique, que joue chez lui la citation. Tertullien com-
mençait par construire un plan rationnel, puis il
cherchait des textes à l'appui des raisonnements.
Chez Cvprien, le raisonnement, l'idée même, est
inséparable de la citation. On peut dire sans exagé-
ration que, chez lui, de la citation naît l'idée. Sans
sa Bible, il ne saurait plus ni parler ni écrire, il ne
penserait pas. Donc, à ses yeux, l'objet unique du
sermon est de rassembler les préceptes de l'Ecriture,
de les classer, de les éclairer, de les mettre en va-
leur. C'est pour cela que, parmi ses ouvrages, nous
rencontrons deux grands recueils de textes sacrés;
et assurément, dans sa pensée, ce n'étaient pas les
moins importants de ses traités. Comme il nous le
dit lui-mèfne, il s'était proposé de réunir ainsi des
matériaux à l'usage des prédicateurs et des polé-
mistes. En fait, la plupart des chapitres de ces deux
recueils, surtout le troisième livre des Testimonia,
par le simple classement des textes, sont déjà des
esquisses, des plans de sermons. L'évêque de Car-
ihage ne s'est pas fait faute d'utiliser lui-même, pour
sa prédication, ses propres recueils de témoignages
bibliques. Par exemple, dans le traité De opère et
eleemosynis, les textes allégués sont à peu près les
mêmes que dans le long chapitre des Testimonia in-
titulé De boiio operis misericordiae Nous saisissons
.

là, sur procédé de Cyprien dans la prépara-


le vil, le

tion de ses traités ou de ses homélies; une fois ses


textes réunis et classés, il était bien près de consi-
dérer que le discours ou le livre était fait.
Restait pourtant à commenter ces passages de
13-2 SAINT CYPRIEN.

rÉcriture. C était pour l'orateur la chose du monJe


la plus simple. L'évêque de Carthage ne se mettait
en frais ni d'imagination ni de critique. Il respectait
trop les paroles divines pour prendre avec elles
beaucoup de libertés; et il était trop peu philosophe

pour en chercher le sens profond. Son exégèse est


d'une candeur merveilleuse, d'une simplicité évan-
gélique. Très différent en cela d'un Tertullien ou
d'un Augustin, il s'interdit presque toujours les
hardiesses de l'interprétation allégorique; s'il en
use parfois, c'est pour les passages dont la significa-
tion allégorique était admise par tous les docteurs,
et dès longtemps. D'ailleurs, il n'aurait eu aucune
raison de torturer les textes. Il ne s'efforce point de
les tirer à lui, de les plier h ses propres conceptions;
au contraire, il se prèle, se livre à eux, avec la sim-

plicité de cœur et la droiture des vrais chrétiens. Il


s'en tient au sens littéral, car il ne cherche dans
rÉcriture que des règles de conduite.
C'est dans l'exposé de ces règles, autrement dit,
dans le domaine de la morale et de la discipline, que
sa personnalité intervient. D'une part, puisqu'il veut
trouver un remède au mal, il est amené naturelle-
ment à décrire les défauts ou les vices qu'il combat;
d'où ces vigoureuses peintures morales et ces véhé-
mentes invectives, qui parfois se concentrent en un
grand tableau de mœurs, riche en couleurs. D'autre
part, il tourne les témoignages de l'Ecriture en
conseils pratiques il le fait avec une précision et
:

une autorité très remarquables, souvent avec un


rare bonheur d'expression. Au milieu de ces re-
commandations et de ces peintures satiriques, il
s'anime peu à peu. Dès qu'il s'agit du sort des âmes
confiées à sa charge, la charité du chrétien et le dé-
TRAITES DE DISCIPLINE. IJo

vouement de l'évêque entrent en jeu. Puis l'imagi-


nation s'en mêle, une imagination mystique qu'on
ne s'attendait point à trouver dans cet esprit très
pratique. Ce mysticisme n'est, d'ailleurs, nullement
compliqué; mysticisme du chrétien ardent
c'est le
qui se sent toujours sous la main de Dieu, et qui vit
pour Dieu, dans l'attente de la fin du monde et des
joies du Paradis. Mais ces envolées suffisent pour
jeter quelques fleurs sur la sévérité un peu nue des
préceptes moraux. De tout cela, de ce mélange
des citations bibliques, des peintures de mœurs,
des invectives, des conseils et des aspirations mys-
tiques, naît souvent une éloquence vigoureuse,
entraînante, presque poétique.
Etant donné cette conception du sermon, on ne
s'étonne plus que les discours de circonstance
soient très supérieurs aux autres. Dans une œuvre
oratoire ainsi comprise, l'élément de vie, ou, tout au
moins, d'intérêt littéraire, n'est assurément ni le long
défilé des textes de l'Ecriture, ni le commentaire de
ces textes,nécessairement un peu sec et terre à
terre chez un homme
si étranger aux spéculations.

La source de vie et d'éloquence ne peut se trouver


que dans les conclusions, conseils, peintures mo-
rales, exhortations. Or les conseils seront d'autant
plus utiles et d'autant plus précis,
les peintures
d'autant plus vives, et les exhortations d'autant plus
pressantes, que la situation de l'Église sera plus cri-
tique. Le talent oratoire de Cyprien devait donc
grandir ou faiblir suivant
le cours des événements.
Ce n'est pas lui qui a changé; ce sont les circons-
tances, et, avec elles, la matière de son éloquence.
Dans les sermons proprement dits, en temps de
paix religieuse, il réussit plus difficilement à animer
8
134 SAINT CYPRIEN.

les lieux communs de la morale chrétienne. Il pille


TertuUien ou aligne ses textes. Mais, des livres de
son modèle ou de ses textes, comme il n'est ni un
penseur original, ni philosophe, ni dialecticien, il
ne peut tirer que des conclusions trop générales, un
peu banales par leur généralité même, ou de menus
préceptes moraux. Il vaut seulement alors par la
forme, par ses fines observations psychologiques,
par le soin du détail, par l'onction naturelle de sa
parole. Au contraire, que son Eglise soit décimée par
la persécution, troublée par le schisme, ou désolée
parla peste, l'homme grandit aussitôt, l'évêque court
a son poste, l'orateur s'élève sans effort à la haute
éloquence. Ses défauts mêmes deviennent alors des
qualités. La faiblesse de son exégèse est une force
en face du danger, auquel il oppose la simplicité de
laparole divine. Grâce à son sens pratique, ennemi
des aventures de la pensée, il voit juste, trouve les
raisons qui rassurent, les mots qui entraînent, les
solutions qui rallient tous les suffrages.
Homme d'action et de lutte, sa véritable éloquence
devait être une éloquence d'action. Les meilleurs de
ses sermons, ce sont les discours sur les apostats et
sur la peste, ou encore les admirables lettres qu'il
écrivait aux confesseurs pendant les persécutions.
Dans un autre genre, on doit citer sa courte allocu-
tion aux évêques africains pour l'ouverture de la
fameuse séance du i^^ septembre 206. A en juger
par cette harangue, pleine d'autorité, et de mordante
ironie, on peut croire que les plus beaux de ses dis-
cours n'ont point été recueillis ou ont péri ceux
:

quil prononça dans les conciles de Carthage.


CHA}>ITRE lY

LA CORRESPONDANCE

Physionomie actuelle du recueil de lettres. — Comment il «'est formé.


— Élément» dont il se compose. — Lettres de contemporains. — Les
correspondants de Cyprien. —Lettres sj'nodales, —correspondance
personnelle de Cyprien. — Lettres relatives aux persécutions. —
Lettres relatives aux polémiques. — Lettres diverses. — Caractère
de cette correspondance.

Précisément parce que Cyprien est avant tout un


homme d'action, la partie la plus vivante de son œuvre
est sa correspondance. Ses traités, même les plus
intéressants, laissent cette impression singulière, que
l'homme était supérieur à ses livres. Les lettres nous
le révèlent tout entier, au moins dans son rôle

d'évêque.
Le recueil, dans les meilleures éditions modernes,
comprend 8i lettres, de dimensions et de prove-
nance assez diverses. Elles sont rangées aujourd'hui,
à peu de chose près, dans Tordre chronologique.
Mais il s'en faut que la correspondance se présente
ainsi dans les manuscrits. D'abord, aucun d'eux ne
la contient tout entière ; puis, ils difïerent prescpie
136 SAINT CYPRIEN.

tous les uns des autres par le nombre


et Tordre des
pièces reproduites. En correspondance
réalité, cette
se compose d'une série de groupes indépendants, où
les lettres se sont juxtaposées de bonne heure, par-
fois suivant la fantaisie ou le dessein particulier d'un
copiste, le plus souvent d'après l'affinité des sujets,
et même d'après certaines indications fournies par
Pour comprendre comment s'est constitué,
l'auteur.
sinon considéré dans son ensemble,
le recueil actuel,

du moins chacun des groupes rationnels dont il est


formé, on doit commencer par interroger Cyprien
lui-même.
L'évêque de Carthage, on n'en saurait douter,
conservait avec soin une copie de chacune de ses let-
tres; car toutes étaient des actes d'un icaractère plus
ou moins officiel, et, par là même, elles devenaient
aussitôt des pièces d'archives. Très souvent, il renvoie
ses correspondants à des lettres antérieures, même
quand elles avaient été adressées à d'autres personnes.
Il transcrit volontiers des passages de lettres écrites
ou reçues par lui. Ou bien, il en expédie une copie.
Par exemple, il communique à ses collègues africains
les instructions qu'il avait transmises au clergé de
Carthage; vers le même temps, il communique aux
clercs de Carthage sa correspondance avec l'évêque
Caldonius et avec l'Eglise de Rome. De même, il
envoie au clergé romain sa réponse a un groupe de
lapsi, et d'autres documents plus tard, il adresse au
;

pape Cornélius une copie de sa lettre aux confesseurs


du parti de Novatianus. Dans l'aff'aire du baptême
des hérétiques, il transmet à divers évêquesles pièces
antérieures relatives à ce débat.
Tous ces faits montrent quelle importance Cyprien
attachait à ses lettres, et avec quel soin il les conser-
LA CORRESPO^'DANCE. 137

vail. Quelquefois, il correspondants à en


invitait ses
multiplier les copies, ou transcrire
à les faire lire
autour d'eux, à les répandre par tous les moyens.
Vers la fin de 25o, il écrit au clergé de Carlhage, en
lui envoyant sa correspondance avec l'Eglise de Rome:
« Je vous ai transmis des copies de ces lettres pour
vous les faire lire. Quant à vous, veillez, aussi active-
ment que vous le pourrez, à ce que ces lettres écrites
par moi et les réponses soient portées à la connais-
sance de nos frères. De plus, tous les étrangers, les
évèques mes collègues, ou les prêtres, ou les diacres,
qui seront présents à Carthage ou qui y viendront,
devront être mis par vous au courant de tout cela. Et
s'ils veulent prendre des copies de ces pièces pour
les emporter dans leur pays, donnez-leur l'autorisa-
tion de le faire. D'ailleurs, j'ai déjà mandé au lecteur
Satyrus, notre frère, de faciliter cette transcription
à tous ceux qui le désireraient. Il importe, en effet,
pour rétablir même provisoirement la paix dans les
Eglises, que toutes se mettent entièrement d'accord ».
Peu de temps après, à propos d'instructions complé-
mentaires, il écrit encore à ses clercs « Lisez cette
:

même lettre aussi à mes collègues, à tous ceux qui


seront présents ou qui viendront à Carthage car il ;

faut que nous soyons unanimes et pleinement d'accord


dans la conduite à suivre pour le traitement et la guéri-
son des lapsi)). On voit, par ces exemples, queCyprien
s'efforçait d'assurer à ses lettres la plus grande publi-
cité, et d'en répandre des copies en tout sens. Le
fait est important à noter pour l'histoire critique de

sa correspondance.
Ce n'étaient pas seulement des pièces isolées, c'é-
tait souvent un groupe de pièces relatives à une

même question, que l'évêque de Carthage communi-


8.
138 SAINT CYPRIEN.

quait à ses correspondants, pour les tenir au courant


de la Il forma lui-même ainsi, avec des
situation.
lettres écrites ou reçues par lui, une série de petits
dossiers, dont chacun résumait ses opinions ou ses
instructions sur un point donné, et qu'il transmet-
tait volontiers aux intéressés pour éviter de trop lon-
gues explications ou des redites. D'après les indica-
tions qu'il nous fournit d'une façon plus ou moins
directe, nous pouvons encore aujourd'hui déterminer
assez exactement la composition de plusieurs de ces
dossiers.
Vers le milieu de l'année 230, Cyprien adressait
au clergé romain un recueil de treize lettres, recueil
destiné à prouverque, pendant la persécution, il n'a-
vait négligé aucun de ses devoirs d'évêque. Un peu
plus tard, et toujours pour l'édification de l'Eglise de
Rome, il complétait ce dossier par l'envoi d'un nou-
veau groupe de six lettres. Vers le même temps, il
transmettait à son collègue Caldonius, et h de nom-
breux évêques africains, une collection de cinq pièces
sur la façon de traiter les lapsi; c'était comme un
extrait du dossier précédent, extrait qui résumait sa
politique et ses conclusions sur un point particulier.
— En voyons former un autre dossier,
256, nous le

qui comprenait les pièces relatives au baptême des


hérétiques. Il renvoyait volontiers à ce recueil, et ne
négligeait aucune occasion de le faire circuler
dans l'intérieur des provinces africaines. Ce der-
nier dossier est d'autant plus intéressant pour nous,
que dans la correspondance on le voit grossir peu à
peu. Dans les allusions successives qu'y fait l'auteur,

il s'enrichit régulièrement de pièces nouvelles, ajou-


tées une à une, à mesure que s'étend la propagande.
Cet exemple suffit à montrer comment se sont for-
LA CORRESPONDAiNtL. il»

mes tout nalurellement, par les nécessités de la po-


lémique, les premiers groupes de lettres.
Ces dossiers, ainsi constituésparCyprien lui-même,
pour des raisons d'ordre pratique et sans aucune ar-
rière-pensée de gloire littéraire, ont été le point de
départ des groupements plus complexes qui se sont
dessinés plus tard. En vertu des lois de l'affinité, les
lettres qui se rapportaient aux mêmes sujets ou aux
mêmes personnes ontgrossi les recueils déjà formés. Il
> aeu, semble-t-il, deux systèmes principaux dégrou-

pement. Le premier avait pour base l'analogie des su-


jets d'où les collections de pièces sur la persécution
:

de Dèce, sur les schismes, sur le baptême des héréti-


ques, sur la persécution de Valérien. L'autre système
tendait à réunir les lettres adressées aux mêmes cor-
respondants aux papes, aux clercs et confesseurs ro-
:

mains, au clergé de Carthage, aux évêques africains.


Quelques copistes paraissent s'être efforcés de combi-
ner les deux méthodes précédentes dans la série des
;

pièces d'une même période et relatives à une même


afiPaire, ils introduisaient la classification par person-
nes. Ce système mixte a fini par prévaloir; et c'est,
à peu près, celui de nos éditions modernes.
Pendant tout le Moyen Age, à en juger par le con-
tenu des manuscrits, la plupart de ces groupes ont
du circuler isolément. Souvent, plusieurs d'entre eux
étaient réunis, ou plutôt juxtaposés comme au ha-
sard, à la suite des traités de Cyprien. Mais on peut
douter qu'il ait existé, avant les temps modernes,
une collection complète de toutes les pièces de la
correspondance. Rufin dit, il est vrai, que « tout le
corps des lettres de saint Cyprien martyr est ordi-
nairement rassemblé dans un seul manuscrit ». Si
formel que paraisse ce témoignage, il n'en est pas
14U SAIM CYPRIEN.

moins suspect; car rien ne le confirme. Riifin visait


dansce passage, soit une tradition manuscrite qui n'a
pas laissé de traces, soit plutôt des recueils incom-
plets, où étaient seulement réunies un assez grand
nombre de lettres. Au contraire, l'existence de grou-
pes isolés est attestée par plusieurs écrivains ainsi, :

Eusèbe fait allusion à la correspondance de Cyprien


avec Fabios, évêque d'Antioche, et saint Jérôme à sa
correspondance avec les papes. En tout cas, la com-
paraison des nombreux manuscrits conservés con-
damne l'hypothèse d'une édition complète, puisque
aucun de ces manuscrits ne coQtient toute la corres-
pondance, et puisqu'ils ne sont d'accord entre eux
ni pour l'ordre ni pour le nombre des pièces.
En résumé, le recueil actuel a été formé et or-
donné dans les temps modernes ; mais il secompose
d'éléments anciens, et tous authentiques. Il comprend
divers groupes de lettres, qui ont été constitués de
bonne heure, et dont l'origine remonte souvent à
Cyprien lui-même. De là, dans cette correspondance,
certaines lacunes, et certaines additions, qui à pre-
mière vue peuvent sembler surprenantes. D'abord,
des pièces isolées ont disparu par exemple, la lettre
:

à Firmilien de Césarée. Même des groupes entiers se


sont perdus, comme les lettres à Fabios d'Antioche.
Par contre, le recueil renferme un assez grand nom-
bre de documents dont Cyprien n'est pas l'auteur,
mais qui se rattachent à ses polémiques. Ces anoma-
lies apparentes n'ont rien que de naturel, si l'on

songe que les lettres de l'évêque de Carthage ne


nous sont point parvenues sous la forme d'une col-
lection méthodique, constituée une fois pour toutes,
mais par groupes indépendants, de composition flot-
tante, qui se séparaient ou se juxtaposaient, se ré-
LA CORRESPOXDA.NXE. 1 11

(luisaient ou s'enrichissaient, selon le caprice ou le

dessein des copistes.


Telle qu'elle se présente à nous aujourd'hui, dans
l'édition critique qui est la synthèse des divers re-
cueils manuscrits, la correspondance renferme trois
catégories de documents i° les lettres écrites par
:

Cyprien 2° une série de pièces officielles qui éma-


;

nent des conciles du temps; 3^ des lettres de con-


temporains.
Ces dernières sont au nombre de seize. Quelques-
unes ont pour auteurs des Africains Caldonius et
:

autres évèques du pays divers confesseurs cartha-


;

ginois, pendant la persécution de Dèce des évêques;

numides frappés par la persécution de Valérien. A


ces lettres d'Africains s'ajoutent des lettres écrites
par des correspondants d'autres régions deux, du :

pape Cornélius trois, du clergé romain pendant la


;

vacance du siège épiscopal deux, des confesseurs de


;

ilome; une, de Firmilien, évêque de Césarée en Cap-


padoce. Tous ces documents sont fort précieux pour
l'histoire religieuse du temps, et même, indirecte-
ment, pour l'étude de la correspondance personnelle
de Cyprien.
Ces Africains et ces Romains, dont nous possédons
des lettres, comptent parmi les principaux corres-
pondants de l'évêquede Carthage. Ce sont peut-être,
pour nous, les plus intéressants; car leurs propres
déclarations nous renseignent exactement sur leur
attitude, et même, parfois, nous permettent d'entre-
voir leur physionomie. D'ailleurs, un bon tiers des
lettres de Cyprien sont adressées aux mêmes person-
nages quatre aux confesseurs carthaginois delà per-
:

sécution de Dèce, une aux confesseurs numides,


deux à l'évêque Caldonius ou à ses collègues, huit
14;: SAIXT CYPRir.N.

au pape Cornélius, quatre au cierge romain, et qua-


tre aux confesseurs de Rome. —
Parmi les autres
correspondants de Cvprien, c'est-à-dire ceux dont
les lettres sont perdues, un seul a une personnalité
vraiment historique, c'est l^pape Stephanus. La plu-
part sont des évèques afiicains, dont nous ne con-
naissons guère que le nom Eucratius, sans doute
:

l'évêque deThenae; Rogatianus, probablement évê-


que de Nova en Numidie Pomponius, peut-être
;

l'évêque de Dionysiana l'évêque numide Antonia-


;

nus Caecilius, sans doute évéque de Biltha l'évê-


; ;

que maure Quintus, et Jubaïanus, qui était proba-


blement son collègue en Maurétanie; Pompeius.
évêque de Sabrata en Tripolitaine Successus, sans ;

doute évêque d'Abbir Germaniciana. Deux autres


correspondants de Cvprien semblent avoir été des
laïques Florentins Puppianus, son ennemi person-
:

nel, à qui il envoya un éloquent mémoire justifica-


tif; et le Magnus qui reçut la première réponse sur le

baptême des hérétiques. Quelques lettres ont, par


leur destination, un caractère collectif. Elles sont
adressées à des groupes d'évêques ou h des commu-
nautés ; à six évèques réunis à Capsa pour une ordi-
nation ; évèques numides aux fidèles de Furni,
à huit :

de Thibaris, d'Assuras. Ce qu'il y a de plus impor-


tant dans cette dernière série, ce sont les dix-neuf
lettres à la communauté de Carthage, soit au clergé
seul, soitaux fidèles, soit, en même temps, aux fidèles
et au clergé. Tous ces correspondants collectifs ou
obscurs ne sauraient nous intéresser par eux-mêmes,
comme ceux qui ont joué un rôle historique, ou
comme ceux qui nous sont connus par leurs let-
tres. Cependant, ils méritaient une mention car ils ;

attestent, par leur nombre même, l'activité de Cy-


;

LA CORRESPUNDA.\CE. 143

prien, l'étendue de ses relations en Afrique et hors


d'Afrique.
Outre les lettres écrites par des contemporains, il

faut encore mettre à part les lettres synodales. On


en compte six. La plus ancienne a été adressée au
pape Cornélius par le concile de 202; les deux sui-
vantes, au pape Lucius et à Fidus, par l'assemblée
de 253; la quatrième, aux Eglises espagnoles, en
254; 1^ cinquième, aux évêques numides, en 255,
la dernière, au pape Stephanus, en 256. Ces
lettres synodales sont du plus haut intérêt pour
rhistoire de l'Église; mais elles ne sont pas l'œuvre
personnelle de Cyprien. Si elles figurent dans sa
correspondance, c'est qu'elles se rattachent par bien
des liens à ses propres lettres, et qu'elles ont été
probablement rédigées sous ses yeux, ou par ses
soins, au nom des conciles.
Six lettres synodales et seize lettres de contem-
porains, c'est un total de vingt-deux pièces, qui, sur
les quatre-vingt-une du recueil, n'appartiennent pas
à Cvprien. Restent cinquante-neuf lettres pour sa
correspondance personnelle. Elle comprend plu-
sieurs groupes distincts, dont la plupart se rappor-
tent soit aux épreuves de l'Eglise, soit à l'une des
controverses ou des querelles du temps. Quinze
lettres sont relatives aux souffrances et à l'administra-
tion de la communauté deCarthage, pendant la per-
écution de Dèce dix-sept, à l'affaire des lapsi
;

quatorze, aux schismes de Felicissimus et de Nova-


tianus; quatre, au baptême des hérétiques; trois, à
la persécution de Valérien six, à diverses ques-
;

tions de discipline ou autres,


A première vue, toute cette correspondance a un
caractère entièrement objectif, impersonnel. Aucune
141 SAINT CYPRIEN.

lettre ne touche à des d'ordre privé, encore


faits

moins d'ordre Toutes ont trait aux affaires


littéraire.
de l'Église, soit de la communauté de Carthage, soit
de l'Afrique chrétienne, soit de Rome, d'Espagne ou
de Gaule. On se tromperait fort, cependant, si Ton
n'attribuait à ce recueil qu'une valeur purement do-
cumentaire. C'est bien une vraie correspondance,
très variée de fond, de forme et de ton, où se mar-
quent nettement la personnalité de l'auteur et les
différents aspects de sa physionomie.
Nombre de ces lettres sont des instructions pas-
torales. Elles datent toutes du temps des persécu-
tions de Dèce ou de Valérien. Le fait n'a rien que de
naturel c'est seulement quand l'évêque était absent
:

de Garthage, qu'il était dans la nécessité de mettre


par écrit ses instructions. Les lettres de cette caté-
gorie ont pour objets divers détails d'administra-
tion :nomination de clercs, secours aux pauvres ou
aux confesseurs, mesures à prendre, conseils ou ré-
primandes. Gyprien se montre ici comme un habile
administrateur, attentif et clairvoyant; minutieux,
sans que le détail lui cache l'ensemble; plein de bon
sens et de fermeté, sans intransigeance; dévoué et
bon pour ceux qui marchent droit, inflexible pour
ceux qui manquent h leur devoir, mais prêt au par-
don pour qui s'amende.
Dans plusieurs lettres aux confesseurs, il nous ré-
vèle un autre aspect de sa nature le tour d'imagi-
:

nation mystique. Il envoie aux prisonniers de vérita-


bles sermons, d'une éloquence passionnée, poétique
même, des « paroles enthousiastes », comme il dit
lui-même. Il écrit aux confesseurs de Garthage, vers
le début de la persécution de Dèce : « Oh ! l'heu-
reuse prison qu'a illuminée votre présence! Oh!
LA CORRESPO^'DA^XE. Uô

l'heureuse prison qui envoie au ciel les hommes de


Dieul O ténèbres plus brillantes que le soleil même,
plus éclatantes que la lumière du monde ! car c'est là
({u'ont été placés les temples de Dieu, c'est là que
s os membres ont été sanctifiés par vos divines souf-
frances Heureuses aussi les femmes qui sont
avec vous! Elles partagent la gloire de votre con-
fession; elles observent la foi du Seigneur; plus
fortes que leur sexe, non seulement elles sont elles-
mêmes tout près de la couronne, mais encore, par
leur fermeté, elles ont donné l'exemple à toutes les
autres femmes. Et, pour que rien ne manquât à la
gloire de votre troupe, pour qu'avec vous fût honoré
tout sexe et tout âge, des enfants mêmes ont été
associés à votre glorieuse confession parla bonté di-
vine )). Et, quelque temps après, s'adressant aux
mêmes confesseurs : a Je suis, dit-il, transporté d'al-
légresse en vous félicitant, mes très vaillants et
très heureux frères. J'ai appris votre dévouement
et votre courage, dont l'Église notre mère se glo-
rifie. Elle s'était glorifiée déjà, naguère, de la cons-
tance inébranlable de ses fils, à la nouvelle de la
condamnation qui a frappé d'exil des confesseurs du
Christ. Mais la confession présente, plus elle montre
de force dans la souffrance, plus elle est éclatante
et glorieuse. Le combat a grandi; on a vu grandir
aussi la gloire des combattants. Vous n'avez pas été
arrêtés dans la bataille par la crainte des tourments,
mais les tourments mêmes ont redoublé en vous l'ar-
deur de combattre... Frappée d'admiration, la foule
a assisté à la lutte céleste et spirituelle de Dieu,
au combat du Christ. Elle a vu les serviteurs de Dieu
rester debout, la voix haute, l'âme inébranlable,
grâce à une vertu divine. Sans défense en ce qui
SAINT CYPRIEN. 9
1 Iti SAINT CYPRIEN.

concerne les armes du monde, ils se croyaient assez


armés des armes de la loi. Mis à la torture, ils se
sont montrés plus forts que leurs bourreaux; les
ongles de fer qui les serraient et les déchiraient, ont
été vaincus par leurs membres serrés et déchirés...
Oh! qu'il a été merveilleux, ce spectacle du Seigneur!
qu'il a été sublime! qu'il a été grand! Et comme ils

ont été agréables aux yeux de Dieu, celle fidélité et


ce dévouement de son soldat! » Même enthousiasme
dans les félicitations aux confesseurs romains, et,

sept ans plus tard, aux confesseurs numides.


A ces effusions lyriques, on reconnaît l'homme
dont l'imagination était hantéede visions. Nous avons
signalé déjà, dans certains traités, ce singulier con-
traste entre le sens pratique de l'évê'que et le mys-
ticisme ardent du chrétien. D'ailleurs, Cyprien do-
minait jusqu'à ses rêves et ses enthousiasmes. Il ne
donnait libre cours à son imagination que s'il le
voulait. Autant il laissait sa pensée s'animer et se
colorer dans ses adresses aux confesseurs, autant il
a été calme à l'approche de son propre martyre-: sa
dernière lettre, où il rend compte de sa conduite et
transmet ses instructions suprêmes, est admirable
de simplicité et de bon sens dans l'héroïsme.
Ailleurs se montre à l'œuvre le docteur de l'Eglise,
devenu l'avocat consultant de l'Afrique chrétienne.
Plusieurs lettres sont des réponses à des questions po-
sées, généralement sur des points de discipline, par
des évêques, des clercs, de simples fidèles ou des com-
munautés. Tantôt Cyprien répond brièvement; il se
contente alors d'exposer nettement son avis, en l'ap-
puyant sur des textes de l'Ecriture. Tantôt, quand
la question est plus grave ou plus controversée, il

entre dans de plus longs développements, et justifie


LA CORRESPONDANCE.

t loisir son opinion dans une sorte de mémoire,


i^arfois la lettre prend les proportions et l'allure d'un

véritable traité par exemple, la lettre à l'évêque


:

Caecilius sur de l'Eucharistie, ou les ré-


la liturgie

ponses à Magnus, h Jubaïanus et à Pompeius sur le


baptême des hérétiques. De là, dans les manuscrits,
une confusion fréquente entre les lettres et les traités,

souvent transcrits pêle-mêle. En effet, bien des lettres


)nt la physionomie de traités, et la plupart des
iraités ont la forme de discours ou de lettres. D'ail-
leurs, de part et d'aulre, c'est la même méthode :

l'auteur prend toujours les livres saints pour base de


ses raisonnements.
Une foule de pièces se rapportent directement à
l'histoire religieuse de cette période aux persécu- :

tions, aux schismes, aux controverses. C'est l'objet


de la plupart des lettres aux papes, aux clercs et aux
confesseurs de Rome ou de Carthage, aux évêques
africains. Ici encore, Cyprien procède de même. Il
s'appuie sur l'autorité de l'Écriture, et rappelle tout
le monde au respect de la discipline toujours ferme
:

sur le fond, conciliant dans la forme. Plusieurs lettres


importantes de ce groupe sont destinées à justifier sa
conduite, soit pendant la persécution de Dèce, soit
à l'égard des schismatiques. Dans ces apologies per-
sonnelles, il apporte autant de franchise que de fer-

meté; sans jamais se dérober, il va droit à la question,


n'invoque que les faits.
Parmi ces lettres qui touchent à l'histoire reli-
gieuse, quelques-unes sont nettement polémiques, et
précisent un trait de son talent, que nous a révélé
déjà le pamphlet contre Demetrianus ou le De lapsis :

une malice et une verve de satirique, que retient ordi-


nairement la charité de l'évêque, mais qui se donnent
ItS SAINT CYPRIEX.

carrière a l'occasion. Dans ces lettres polémiques, il y


a beaucoup de vie et d'esprit, un mélange original
de discussions serrées, de justifications, d'attaques
franches et d'invectives, de plaisanteries mordantes
et d'ironie. Citons, en ce genre, les morceaux sur les
schismatiques, les portraits de Felicissimus, de No-
vatus, de Novatianus et denses partisans, ou encore,
le portrait de Stephanus, vivement esquissé en quel-

ques mots incisifs.


Ces qualités du polémiste se déploient surtout
dans la lettre à Puppianus, un adversaire intraitable
et venimeux. Cyprien ne le ménage guère, et lui
rend coup pour coup. Dès le début, il raille l'or-
gueil de Puppianus, sa jactance depuis son demi-
martyre, ses prétentions à l'austérité, à une vertu
impeccable, du haut de laquelle il croit pouvoir
juger son évèque :« J'avais cru, mon frère, que tu
te tournais enfin vers la pénitence pénitence bien
:

justifiée chez un homme qui, dans le passé, avait


recueilli à la légère et afifecté de croire sur mon
compte tant de prétendues infamies, tant de hontes,
dignes de la malédiction même des Gentils. Eh
bien! je m'en aperçois par ta lettre, tu es encore
maintenant le même que tu étais autrefois; tu as
encore de nous la même opinion, et tu persévères
dans ton erreur. Craignant sans doute que ta gloire
et la dignité de ton martyre ne soient souillées par
un retour de communion avec nous, lu fais une
enquête attentive sur notre conduite. Tu imites Dieu
le juge, qui institue les évêques. Tu prétends juger,

non pas moi — que suis-je en effet? —


mais le juge-
ment de Dieu et du Christ ». Puis il retourne contre
son adversaire toutes ses accusations, sans négliger
une occasion de se moquer de lui. Comme Puppia-
LA CORRESPOND AXCE. 149

nus lui reprochait de manquer d'humilité, il lui


rappelle malicieusement son attitude d'autrefois :

(( Tu as dit que les évêques devaient être humbles,


parce que le Seigneur et les apôtres ont été humbles.
Eh bien! mon humilité, tous les frères et même les
païens la connaissent parfaitement et l'aiment. Toi
aussi, lu la connaissais et tu l'aimais, quand tu
étais encore dans l'Église et en communion avec
,

moi. Mais lequel de nous deux est loin de l'humi-


lité? Est-ce moi, qui chaque jour me dévoue à mes
frères, et qui accueille avec bienveillance, avec joie
et reconnaissance, chacun de ceux qui reviennent à
l'Eglise? Ou bien est-ce toi, qui te constitues évêque
de ton évêque, et juge de ce juge que Dieu t'a im-
posé pour un temps ? » Comme Puppianus déclarait
que ses scrupules l'empêchaient de se réconcilier
avec son évêque et de le reconnaître comme tel,
Cyprien tourne en ridicule cette bizarre prétention :

« Quel est cet orgueil insensé, cette arrogance,


cette présomption, de citer h son tribunal les chefs,
les évêques? Ainsi, à moins que je ne me justifie
auprès de toi, et que je ne sois absous par ta sen-
tence, voilà six ans que la communauté n'a pas eu
d'évêque, ni le peuple de chef, ni le troupeau de
pasteur, ni l'Église de pilote, ni le Christ de pontife,
ni Dieu de prêtre! Que Puppianus nous vienne en
aide et rende sa sentence, qu'il confirme le juge-
ment de Dieu et du Christ!... Consens enfin, et
daigne prononcer notre arrêt; daigne fortifier par
l'autorité de ta décision ma situation d'évêque. Alors
Dieu et son Christ pourront te rendre grâces, de ce
que tu auras bien voulu rendre à leur autel et au
peuple un pontife et un chef! » Puis il raille ses
scrupules, sa sotte crédulité, qui l'ont amené à se
Io(J SAINT CYPRIEN.

brouiller avec tous; et il ajoute spirituellement :

« Puppianus est seul intègre, irréprochable, saint,


modeste. Aussi n'a-t-il pas voulu se mêlera nous;
il habitera seul dans le Paradis et dans le royaume

des Cieux! » En terminant, il invite le rebelle à

faire amende honorable. Comme il n'y compte


guère, il lui donne rendez-vous au jugement dernier :

(( Tu as ma Toutes deux seront


lettre, et j'ai la tienne.
lues au jour du jugement, devant le tribunal du
Christ ». Nous ne pouvons dire ce qu'on en pensera
au jugement dernier. Mais, assurément, cette jolie
lettre nous montre en Cyprien un polémiste plein
de ressources, d'entrain et de malice.
On voit que, si les lettres de l'évêque de Carthage
sont impersonnelles par le fond, elles ne le sont ni
par la forme ni par le ton. Au contraire, sa person-
nalité s'y révèle tout entière ; tantôt grave et vrai-
ment épiscopale, dans les instructions aux fidèles
ou les discussions doctrinales; tantôt enthousiaste,
dans les lettres aux confesseurs; tantôt vive et spi-
rituelle, dans les polémiques, où la justesse du
coup d'œil et la modération de la pensée ne nuisent
ni à la vivacité du tour ni à la verve. Sans y songer,
Cyprien s'est peint dans cette correspondance, où
il ne parle cependant que des affaires de l'Église,
et où il n'intervient de sa personne que pour jus-
tifier son rôle d'évêque.
II

Intérêt historique de la correspondance. — Idées de Cyprien sur la


discipline et la hiérarchie ecclésiastique. — Comment Cyprien a
compris son rôle d'évéque. — Place (|u"il tient dans l'histoire de
l'Église.

Si l'on considère le fond, la correspondance de


Cyprien est un document historique de première
importance. Elle est précieuse, d'abord, pour la
connaissance des faits, de la suite des événements :

qu'il s'agisse des persécutions, des schismes ou des


controverses, elle éclaire d'une vive lumière l'his-
toire de l'Eglise, non seulement en Afrique, mais à
Rome et dans une partie de l'Occident latin. De
plus, elle contient une foule d'indications précises
sur l'organisation ecclésiastique au iii^ siècle, sur la
discipline et la liturgie du temps. Enfin — et c'est
ce qui doit surtout nous arrêter ici, — elle nous
renseigne exactement sur les idées et sur le rôle
épiscopal de Cyprien.
L'évêque de Carthage invoque sans cesse les règles
de la discipline chrétienne. Il en fait un éloge en-
thousiaste « La discipline, dit-il, est la gardienne
:

de l'espérance, le lien de la foi, le guide dans le


chemin du salut, le stimulant et l'aliment d'un bon
naturel, la maîtresse de vertu. Elle fait que l'on
reste toujours fidèle au Christ et que l'on vit toujours
pour Dieu. Elle fait parvenir aux promesses célestes
etaux récompenses divines. S'attacher à elle, c'est
15J SAINT CYPRIEN.

le salut; s'en la mort ».


éloigner et la négliger, c'est
La discipline est,pour Cvprien la clef de voûte ,

de l'Eglise. Elle est fondée sur le respect de la tra-


dition; mais de la tradition, en tant que celle-ci est
justifiée etd'accord avec les prescriptions de l'Écri-
ture. Pas plus que Tertullien, Cyprien n'a la su-
perstition de l'usage établi. Au besoin, il oppose la
raison à la coutume : « Vainement, dit-il, certaines
gens, convaincus d'erreur par la raison, nous op-
posent la coutume; comme si la coutume était
plus grande que la vérité. Dans choses spiri-
les
tuelles, il faut suivre la meilleure règle révélée par
le Saint-Esprit». Il a pour idéal les premières com-

munautés chrétiennes, où l'on vivait uniquement


pour Dieu et dans l'attente du Paradis. Il s'afflige
de voir que la plupart des fidèles s'écartent de plus
en plus de cet idéal. Il est sévère pour tous ceux
qui violent les règles de la discipline, non seulement
pour les révoltés ou les traîtres, mais pour les chré-
tiens tièdes, de conduite ou de pensée profane,
même pour les évêques qui manquent à leur devoir.
Il n'admet aucune excuse; car il croit à la toute-

puissance de la volonté, aidée par la grâce. Tous les


hommes reçoivent de Dieu la grâce « L'Esprit saint :

n'est pas mesuré; il se répand tout entier sur le


croyant. Si le jour naît également pour tous, si le
soleil verse sur tous une lumière égale et semblable,
h plus forte raison, le Christ, qui est le vrai soleil
et le vrai jour, dispense dans son Eglise, avec une
entière égalité, la lumière de la vie éternelle... La
bonté du Christ, la grâce céleste, est partagée entre
tous également, sans différence de sexe ou d'âge,
sans acception de personnes; le don spirituel de la
grâce est répandu sur tout le peuple de Dieu ». Cette
\A CORRESl'OXDANCE. 153

grâce pleine et entière, le chrétien l'a reçue au


moment du baptême; il est inexcusable, s'il la laisse
diminuer en lui par l'accoutumance du péché. S'il
est coupable, c'est qu'il le veut en toute liberté, ou
qu'il l'a voulu. Ainsi la sévérité de Cyprien, d'accord
avec son goût de l'ordre et de l'autorité, est justifiée
encore par sa théologie.
La pour garantie la hiérarchie ecclé-
discipline a
siastique. sacerdotal comprenait alors en
L'ordre
Afrique une hiérarchie déjà complexe, à sept degrés,
peut-être à huit, probablement identique à la hiérar-
chie romaine du même temps. Cyprien se fait une
haute idée du rôle du clergé, surtout des clercs
d'ordre supérieur, évêque, prêtres et diacres. Plus
nettement que les écrivains antérieurs, il identifie
l'union avec l'Eglise et la véritable foi Se figure-t-il
: «
être avec le Christ, celui qui combat les évêques du
Christ, celui qui se sépare de la société du clergé et
du peuple? Celui-là porte les armes contre l'Eglise,
il lutte contre le dessein de Dieu ». Il trouve naturel

que les clercs, non seulement soient, entretenus aux


frais de la communauté, mais encore jouissent de
certains privilèges sociaux. En revanche, il exige que
tous les membres du clergé remplissent scrupuleu-
sement leurs devoirs, et donnent l'exemple des vertus
chrétiennes au besoin, il les rappelle d'un ton ferme
;

au respect de la discipline.
A plus forte raison a-t-il une pleine conscience
des devoirs et des droits de l'évêque. S'il flétrit sans
hésitation ses collègues coupables, il maintient
contre tous la dignité et l'autorité de l'épiscopat :

« L'Eglise, dit-il, est fondée sur les évêques, et toute


la conduite de l'Eglise est gouvernée par ces mêmes
chefs ». Sauf le cas de déchéance, il n'admet pas
9.
154 SAINT CYPRIEX.

qu'on distingue entre l'Eglise et Tévêque. 11 écrit à


Puppianus « Tu dois savoir que Tévèque est dans
:

l'Eglise, et que l'Eglise est dans l'évêque qui n'est :

pas avec l'évêque, n'est pas dans l'Eglise ». Pour


lui,quiconque n'obéit pas à sonévêque, tombe fata-
lement dans l'hérésie ou le schisme « La seule cause :

des hérésies, dit-il, la seule origine des schismes,


c'est le refus d'obéissance à l'évêque de Dieu ». Les
membres du clergé doivent donner l'exemple de la

déférence et soumission au chef delà commu-


de la

nauté; s'ils y manquent, ils' doivent être aussitôt


rappelés à l'ordre s'ils persistent, ils doivent être
;

déposés ou excommuniés. Cyprien écrit à son col-


lègue Rogatianus, qui se plaignait des menées d'un
diacre mutin « En vertu des droits de l'épiscopat
:

et de l'autorité de la chaire, tu avais le pouvoir de


punir immédiatement le coupable et tu étais certain ;

que nous tous, tes collègues, nous aurions approuvé


toutes les mesures que tu aurais prises, au nom de ta
puissance sacerdotale, contre ton diacre insolent...
S'il continue à t'irriter et h te provoquer par ses

injures, use contre lui du pouvoir que te confère ta


dignité; ne crains pas de le déposer ou de l'excom-
munier ». Ce qu'il conseillait là à un collègue, il
n'hésita pas à le faire lui-même, quand il vit des
prêtres et des diacres de Carthage s'insurger contre
son autorité. Se révolter contre son évêque, c'était,
à ses yeux, se séparer de l'Eglise, entrer en guerre
contre Dieu.
Cependant, s'il affirme les droits de l'évêque et du
clergé, il fait la part du peuple, de rassemblée des
fidèles. Par exemple, il lui réserve un rôle important
dans la désignation des clercs. Dans une lettre synodale
qui a été rédigée sous son influence, on lit que le prêtre
l.A CORRESPONDANTE.

doit être« choisi en présence du peuple, sous les


veux de tous, reconnu digne el capable par le juge-
ment et le témoignage de tous » que « les ordina- ;

tions sacerdotales doivent être laites toujours publi-


quement avec l'approbation du peuple » ;
que cette
règle s'applique également h l'élection ou à l'ordina-
tion des évêques, des prêtres, et des diacres. Sans
doute, Cyprien veut que les candidats aux diverses
fonctions soient proposés par l'évêque, et il s'indigne
contre le prêtre Novatus qui avait ordonné un diacre
« sans la permission et à l'insu » de son chef; mais
il veut aussi que les choix soient approuvés par le

suffrage populaire. Personnellement, il s'est tou-


jours efforcé de se conformer à cette règle. S'il
y
manque par hasard pendant les persécutions, s'il

crée d'office quelques clercs, il en avise aussitôt le

clergé et les hdèles, et il s'excuse sur la nécessité.


Ces excuses mêmes attestent son respect pour la
règle : « Dans les ordinations de clercs, dit-il, mes
très chers frères, nous avons coutume de vous con-
sulter auparavant, d'examiner de concert avec vous
le caractère et les mérites de chacun. Mais on ne

doit plus attendre le témoignage des hommes, quand


se sont exprimés les suffrages de Dieu w.
Même principe pour l'élection des évêques. Sans
doute, le clergé local et les chefs des communautés
voisines jouent un rôle en cette circonstance; et,
quoiqu'un simple fidèle puisse être élu, on propose
ordinairement au peuple un candidat qui a passé par
tous les degrés de la hiérarchie. Mais l'élection ne
peut se faire sans l'intervention du peuple. Telle est
la procédure que Cvprien et ses collègues recom-

mandaient aux Espagnols en 254 « Conformément, •

disaient-ils, à la tradition divine et à l'usage aposto-


,

136 SAINT CYPRIEN.

lique, il faut appliquer et observer avec soin la règle

qui est observée chez nous et dans presque toutes


les provinces. Pour que les ordinations soient régu-

lières, les évéques les plus voisins de la même pro-


vince doivent se rendre auprès du peuple dont on va
ordonner le chef; et l'évèque doit être choisi en
présence dupeuple, qui connaît parfaitement la vie
de chacun, et qui, dans un long commerce, l'a vu à
l'œuvre ». Pour prouver que le pape Cornélius a été
régulièrement élu, Cyprien allègue que Cornélius
« est devenu évêque par la volonté de Dieu et du
Christ, par le témoignage de presque tous les clercs,
par le suffrage du peuple alors présent ». Il se sert
du même argument pour démontrer la légitimité de
sa propre élection; il avait été choisi, dit-il, « par
le suffrage dupeuple entier ». Il va plus loin encore.
D'accord avec ses collègues africains, il établit que
l'assemblée des fidèles a non seulement le droit, mais
le devoir, de repousser un évêque indigne «Le peuple :

s il obéit aux préceptes du Seigneur, et s'il craint

Dieu, doit se séparer d'un chef coupable, et ne point


se mêler aux sacrifices d'un évêque sacrilège d'au- :

tant mieux que ce peuple a le pouvoir, soit d'élire


des évêques méritants, soit de récuser des évêques
indignes ». L'autorité du chef n'est point ébranlée
pour cela; mais l'on n'arrive à l'épiscopat que si l'on
est agréé par les fidèles, et l'on est maintenu dans
le droit chemin par la crainte d'une déposition
toujours possible.
Aux yeux de Cyprien, ce n'est pas seulement dans
ces occasions solennelles, le jour d'une élection ou
d'une destitution, que le peuple a le droit d'inter-
venir. On doit lui soumettre encore toutes les affaires
importantes, et l'associer dans une large mesure au
LA CORRESPOXDAiNCE. 157

gouvernement de L'évêque de Carthage n'a


l'Eglise.
pas manqué dans l'affaire des lapsi. Il
à ce principe
écrit à ses clercs a Voici ce que demandent la bien-
:

séance, la discipline, et notre intérêt à tous. Les


chefs se réuniront avec le clergé, et en présence du
peuple des fidèles, que l'on doit honorer, eux aussi,
en raison de leur foi et de leur crainte ainsi, nous :

pourrons tout régler par une décision commune,


respectée de tous ». Dans ses lettres aux fidèles, il
s'engage formellement à procéder de cette façon :

« Quand le Seigneur, dit-il, nous aura rendu à tous


la paix, dès notre retour vers l'Eglise, nous exami-

nerons tout en votre présence, et vous jugerez...


Nous convoquerons les évêques nos collègues; et en
commun, suivant la discipline du Seigneur, en pré-
sence des confesseurs, et, aussi, conformément à
votre avis, nous pourrons examiner les lettres et les
demandes des saints martvrs ». En fait, les docu-
ments attestent que le peuple assistait réellement aux
conciles. Cyprien trouvait donc le moyen de con-
cilier une organisation encore très démocratique
avec l'autorité déjà forte du clergé et de l'évêque.
Dans sa conception de l'Église universelle, il reste
fidèle à l'esprit du christianisme primitif. Il se repré-
sente le monde chrétien comme un vaste réseau de
communautés distinctes, unies entre elles par un lien
par l'accord des évêques. On trouve dans
spirituel et
sa correspondance, aux diverses époques de son épis-
copat, les mêmes idées que dans le traité Sur l'unité
de r Eglise; mais la théorie est ici plus complète, plus
explicite sur certains points.
Il pose en principe l'égalité de tous les évêques :

tous ont les mêmes droits, car tous sont les succes-
seurs des apôtres, qui étaient égaux entre eux. Tous
1Ô8 -AiM LiPHlEN.

les chefs de communautés sont pour lui des « collè-


gues » (coUegae), des « coévêques » (coepiscop/) et ;

il ne donne pas d'autre titre aux évêques de Rome.

Il reconnaît la préséance de l'Eglise romaine, parce

qu'elle a été fondée par Pierre.


Mais cette préséance se concilie pour lui avec une
très grande indépendance des chefs de communautés.
Cj'prien le déclarait au pape Cornélius, dont on
sollicitait l'intervention en faveur des schismatiques

de Carihage : « Une décision, écrivait-il, a été prise

par nous tous. Il est équitable et juste que la cause


de chacun soit plaidée là où le crime a été commis.
A chaque pasteur a été attribuée une portion du
troupeau, qu'il est chargé de diriger et de gouverner ;

de sa conduite, il ne doit compte qu'à Dieu ». Cyprien


renouvelait cette déclaration, au nom du concile,
dans la lettre à Stephanus « Dans l'administration
:

de son Eglise, chacun des chefs a toute liberté pour


agir, sauf à rendre compte au Seigneur de ses actes ».
Sans se lasser, il insistait sur ce principe dans ses
lettres et dans les assemblées d'évêques.
Une conséquence naturelle de cette indépendance
réciproque, c'est que les diverses Églises pouvaient
avoir des usages particuliers. Cyprien n'y voyait
aucun inconvénient : « Pourvu que subsiste le lien
de la concorde, pourvu qu'on ne s'écarte pas de
l'Église catholique sur les mystères de la foi, chaque
évêque dispose et règle ses actes comme il l'entend,
sauf à rendre compte au Seigneur de sa décision ».
En matière de discipline, on n'a le droit de con-
damner un usage, que si cet usage est contraire aux
prescriptions divines. Cette réserve faite, toutes les
divergences de détail ne compromettent en rien Vu-
nilé de l'Église « L'Église du Christ est une, quoi-
:
l.A LUKlil^M'U.NL'A.N*. !.. l'y.»

qu'elle couvre le monde entier et soit divisée en


membres nombreux de même, l'épiscopat est un,
;

grâce à la concorde des très nombreux évêques ré-


pandus partout ».

La principale raison pour laquelle on doit main-


tenir cette unité, c'est la nécessité d'un accord per-
manent de tous les Catholiques, d'une constante so-
lidarité contre les hérétiques et autres ennemis. C'est
ce que Cyprien explique nettement dans une lettre
au pape Stephanus « Si, dit-il, le corps des nom-
:

breux évêques est uni par une concorde mutuelle


et par le lien de l'unité, c'est pour que tous les
autres interviennent, au cas où quelqu'un de notre
collège tenterait de faire une hérésie, de mettre en
pièces et de dévaster le troupeau du Seigneur ».
Ainsi comprise, l'unité catholique devient une sorte
d'alliance délensive, ou d'assurance mutuelle, contre
les dangers qui menacent la foi. Quiconque porte at-
teinte à l'unité, est par là même l'ennemi de tous et
semethorsla loi. Dès lors, du moment qu'on enseigne
en dehors de l'Eglise, peu importe la doctrine. Cyprien
écritàAntonianus « Tu m'as demandé quelle hérésie
:

avait introduite Novatianus. Sache d'abord que nous


ne devons pas même être curieux de savoir ce qu'il
enseigne, puisqu'il enseigne au dehors. Quel qu'il
soit, en u'impt)rte quel genre, il n'est pas chrétien,
s'il n'est pas dans l'Eglise du Christ ». Tous ceux

qui « s'écartent de la charité et de l'unité de l'Eglise


catholique », doivent être considérés comme des
ennemis.
L'unité catholique s'affirme et se maintient par
la communion entre les diverses Eglises particu-
lières. Elle apour garant et pour signe visible l'en-
tente entre les évêques : « L'Église catholique est
M) SAINT CYPRIEN.

une; pas morcelée ni divisée; mais toutes


elle n'est

les parties en sont reliées et rattachées l'une à l'autre


par l'accord mutuel des évêques ». Aussi l'un des
devoirs essentiels des chefs de communauté est-il
d'assurer cet accord. Cyprien n'v a jamais manqué.
Il écrit au pape Cornélius « Nous travaillons sur-
:

tout, mon Irère, et nous devons travailler à mainte-


nir, autant que nous le pouvons, l'unité que le
Seigneur nous a transmise, par l'intermédiaire des
apôtres, à nous leurs successeurs ». D'où l'utilité
des conciles, qui ont tenu tant de place dans sa vie
et dans sa pensée. Les réunions périodiques étaient
le moyen le plus sur et le plus simple d'établir ou de
préciser l'entente nécessaire. — Défendre cette unité
catholique, la sauver ou la restaurer à tout prix, ce
fut une des idées fixes de l'évêque de Carlhage. Il

s'est expliqué là-dessus dans sa lettre à Jubaïanus :

« Nous combattons, pour l'honneur de l'Eglise


dit-il,

et pour son unité; avec un dévouement inébran-


lable, nous défendons à la fois sa grâce et sa gloire...
Si nous faisons respecter nos droits, si nous recon-
naissons le pacte de l'unité, en quoi sommes-nous
des prévaricateurs de la vérité, des traîtres de
l'unité? »
C'est d'après ces principes qu'il a toujours réglé
sa conduite. Ses idées sur la hiérarchie et la disci-
pline, sur les droits et les devoirs de chacun, expli-
quent en grande partie le rôle qu'il a joué, soit dans
l'administration de sa communauté, dans l'Afri-
soit
que chrétienne et hors d'Afrique. Sa correspondance
permet de le suivre pas à pas dans son activité épis-
copale et dans sa politique. Pour bien comprendre
Tunité de cette existence si pleine, il faut en fixer
les traits essentiels dans un tableau d'ensemble.
LA CORRESPONDAxNCE. 161

A Carthage, du premier jour au dernier, il s'est


entièrement dévoué à ses devoirs d'évêque. Pour
rompre les derniers liens qui auraient pu le rattacher
au monde, il avait sacrifié et donné aux pauvres
presque toute sa fortune personnelle. Il ne vécut
plus désormais que pour Dieu et pour l'Eglise. Ne
voulant rien laisser au hasard, il ne négligeait aucun
détail d'administration. Au plus fort des persécutions,
il se préoccupait du sort des indigents, des veuves,
des orphelins, des confesseurs, de tous ceux qui
souffraient. Avec une attention jalouse, il veillait
sur la discipline. Il défendait contre tous son auto-
rité épiscopale. En même temps, il respectait les
droits du peuple et des clercs, à qui il écrivait : « Dès
le début de mon épiscopat, j'ai résolu de ne rien
faire d'après mon avis personnel, sans prendre vos
conseils et sans l'assentiment du peuple )). Avec une

infatigable énergie, il maintenait contre les schis-


matiques l'unité de l'Eglise. Ce qu'il était dans ses
actes, il Tétait aussi dans ses livres, dans tout ce
qu'il écrivait. Il n'y avait, dans ses lettres, rien d'in-
time, ni aucune concession à la curiosité intellec-
tuelle tout y était inspiré par le bien de l'Eglise et
;

des fidèles. Toujours préoccupé de l'utilité immé-


diate, il fixait le texte de la Bible latine, ou du moins
réglait l'usage d'un texte latin adopté une fois pour
toutes; il composait des recueils de textes sacrés,
sur le devoir en temps de persécution, sur la vérité
du christianisme, sur l'idéal chrétien. Traités ou
sermons, ouvrages avaient pour objet
tous ses
d'éclairer et de guider les fidèles, de les soutenir
contre les épreuves de toute sorte, de les préserver
contre les surprises des hérétiques ou des schisma-
tiques, de formuler des règles de vie. Non content
162 SALNT CYPRIH.N.

de mettre toujours sa conduite d'accord avec ses


principes,il a réussi à discipliner jusqu'à sa pensée.

Évêque, orateur, écrivain, dans tous les domaines


où s'étendait son action, il a tout subordonné à l'in-
térêt de l'Eglise dont il avait la charge. Il a donné
l'exemple de la charité, de toutes les vertus privées,
même de celles où ne le portait pas sa nature; et,
dans le gouvernement de sa communauté ou des
Ames, il a toujours montré de la résolution, du sang-
froid et de la prudence, un sens juste de la réalité,
des droits et des limites de l'autorité légitime, une
invincible fermeté dans la modération, un remar-
quable esprit de suite. Il a terminé une vie de dé-
vouement et d'action bienfaisante par une mort hé-
roïque et simple.
En même temps, il s'intéressait à tout ce qui se
passait dans les autres communautés d'Afrique. Là
encore, autant qu'il le au main-
pouvait, il travaillait
tien ou à la restauration de répon-
la discipline. Il

dait aussitôt, avec une précision scrupuleuse, aux


questions qu'on lui posait. Quelquefois même, il
prenait l'initiative, quand il croyait constater un
manquement aux prescriptions divines. Il étendait
de sa charité dans l'intérieur du pays; il ou-
l'action
vraitune souscription en faveur de lointaines com-
munautés numides, et trouvait moyen d'associer à sa
bonne œuvre non seulement les fidèles de Carthage,
mais d'autres évêques. Partout, il s'efforçait d'assurer
l'unitéde l'Église il poursuivait en tout sens sa cam-
;

pagne contre les Novatianistes. Sur les questions


importantes, il établissait l'entente des Eglises afri-
caines, réunissait leurs chefs dans des conciles où
l'on arrêtait une politique commune. En ces occa-
sions, il savait mener une active propagande et rai-
LA COKKLî<l'UNL>AiNCE. i«i:J

lier à son opinion les bonnes volontés, sans éveiller


des jalousies ou des susceptibilités légitimes. S'il in-
tervenait librement dans toute l'étendue de l'Afrique
romaine, c'était d'abord en vertu de la solidarité chré-
tienne, solidarité d'autant plus étroite dans ces pro-
vinces isolées au delà des mers. C'était aussi en vertu
d'unetradiliondéjàancienne,qui,danstoutelarégion,
faisait de l'évêque de Carthage le premier d'entre
ses pairs. D'ailleurs, Cyprien n'usait qu'avec discré-
tion de cet avantage. Très souvent, c'étaient ses
collègues qui sollicitaient son intervention. Quand il
prenait les devants, il manœuvrait avec beaucoup de
prudence et de tact il n'imposait point son opinion,
:

il s'efforçait seulement de la justifier par des argu-

ments décisifs ou des textes, et, par là, il arrivait


d'autant mieux à ses fins.Ses collègues, tout en se
considérant comme ses égaux, lui reconnaissaient
une préséance honorifique même les clercs et les
;

confesseurs romains lui donnaient le titre de pape


oxxpapa^ que portail aussi à la même époque l'évêque
d'Alexandrie. Cyprien, dont l'action réelle s'est
tendue à la fin jusqu'en Tripolitaine et en Mauré-
tanie, jouait dans l'Afrique latine, sinon en droit,
du moins en fait, le rôle d'un primat.
Son influence s'est même exercée, en plusieurs
circonstances, au delà des Il mers.
y intervenait
encore en vertu des mêmes principes d'entente né-
cessaire et de solidarité entre les Eglises particu-
lières. D'Espagne et de Gaule on s'adressait à lui,
comme à l'évêque jouissant de la plus haute autorité
morale dans l'Occident chrétien, et l'on réclamait son
appui; on lui écrivait d'Asie Mineure pour approuver
sa politique. Mais il s'inquiétait surtout de ce qui se
passait à Rome, en raison des relations qui existaient
164 SAINT CYPRIEX.

depuis longtemps entre les deux Eglises : relations si

étroites, quemoindre trouble survenu dans l'une


le

d'elles avait son contre-coup dans l'autre. A Rome,


comme partout ailleurs, il se préoccupait de main-
tenir ou de rétablir l'accord des chefs, et l'unité.
De là, son active correspondance soit avec les papes,
soit avec les clercs ou les confesseurs de la commu-
nauté romaine. On s'entendit d'abord sur la question
des lapsi, pour adopter une règle commune dans la
réconciliation des apostats. Puis éclata le schisme
de Novatianus. On sait quelle fut alors la circons-
pection de Cyprien. Il de se prononcer trop
évita
vite, et à la légère, entre les deux évêques rivaux.
Mais, dès qu'il fut certain que le droit était du côté
de Cornélius, il le soutint énergiquemént, le fit re-
connaître par toute Tx^frique, agit même auprès des
confesseurs romains, qu'il contribua à réconcilier
avec le nouveau pape. Quand se posa la question
du baptême des hérétiques, il procéda avec la même
prudence, s'eflPorçant d'amener une entente avec
Rome, ou plutôt de maintenir cette entente malgré
le désaccord sur un point particulier. Ses relations

avec les papes, comme ses rapports avec ses collè-


gues africains ou sa conduite dans le gouvernement
de sa communauté, attestent chez lui la solidité des
convictions, fondées sur la tradition et l'Ecriture, la
persistance des mêmes conceptions sur la discipline,
sur la hiérarchie, et sur l'unité catholique.
Ainsi, sa correspondance, qui nous fait connaître
ses démontre en même temps qu'il y a tou-
idées,
jours conformé sa conduite. C'est par cet accord
des théories et des actes, qu'il a marqué de son
empreinte le christianisme de son temps, et qu'il
tient une si grande place dans l'histoire de l'organi-
LA CORRESPONDANCE. IGô

-alion ecclésiastique.
Il a vécu, agi, lutté par la
au milieu de circonstances très
j)arole et le livre,
critiques et rien, dans ses professions de foi, ses
;

conseils ou ses actes, n'était laissé au hasard, à


I inspiration du moment. Tout était réglé par ses
principes; et sa vie entière, toute sa politique,
démontraient que ces principes n'avaient rien de
chimérique. Aussi, pendant des siècles, cette exis-
tence et cette doctrine du grand évèque de Carthage
ont-elles servi de modèles.
Cyprien n'innove pas. Il se contente de préciser
et de codifier les idées courantes mais, par la, il
;

leur donne une force nouvelle. Il fixe les attributions,


les devoirs et les droits de chacun clergé, assemblée
:

des fidèles, évêques, conciles. Il a fait vraiment de


son Eglise, et de l'Afrique chrétienne, un corps
organisé, dont il a déterminé le rapport avec l'Eglise
universelle.
Par sa correspondance, qui a été très lue et sou-
vent transcrite au Moyen Age, il a joué un rôle déci-
sif dans l'évolution de l'Église catholique latine. En
divers pays d'Occident, ses lettres ont servi de base
pour la constitution de la discipline ecclésiastique. En
Afrique, en Espagne, en Gaule, en Italie, jusqu'en
Angleterre, ont été usitées des collections canoniques
qui avaient plus ou moins emprunté leurs éléments
à la correspondance de Cyprien. Et l'on retrouve
encore des traces de cette influence dans les parti-
cularités des recensions locales, auxquelles la corres-
pondance soumise en ces différentes contrées.
a été
II que les idées de l'évèque de
n'est pas impossible
Carthage, sur l'indépendance des communautés dans
l'unité catholique, aient parfois contribué à accréditer
et à répandre en Occident la conception des Eglises
IGC SAINT CYPRIEN.

nationales, de leurs libertés et de leurs privilégies.


Mais, chose curieuse, cette influence s'est exercée
aussi en sens inverse. Homme de gouvernement,
Cyprien avait fortifié l'épiscopat, et préparé, presque
constitué en fait, l'unité de l'Afrique chrétienne. Il
prétendait s'en tenir là. Mais la logique des choses
est phis forte que la volonté des hommes. On voit,

par l'exemple de Cyprien lui-même, que les évèques


des capitales de province tendaient à diriger leurs
collègues, à agir en métropolitains. Bientôt se dessi-
nera nettement la province ecclésiastique. Il ne res-
tait plus qu'un pas à franchir subordonner ces
:

évêques des capitales provinciales à l'évêque de Kome.


au successeur de Pierre, sans qui la clef de voûte
manquait à l'édifice. Déjà des papes, Victor, puis
Stephanus, avaient tenté de hâter cette révolution;
ils s'étaient heurtés à la résistance des chrétientés

locales. Mais, en dépit des obstacles qui durant plu-


sieurs siècles allaient ralentir ce mouvement, rien
ne devait arrêter la marche vers Tunité. En précisant
les pouvoirs de l'épiscopat, et en groupant autour de
lui tous ses collègues de l'Afrique chrétienne, Cyprien
orientait les esprits vers cette unité à venir : indirec-
tement, il préparait les voies à l'établissement de la

suprématie romaine.
CHAPITRE V

L ECRIVAIN. LA LEGENDE DE SAINT CYPRIEN


ET SON INFLUENCE LITTERAIRE.

L'écrivaiu. —
Caractères communs à toutes ses œuvres. —
Impor-
tance des cilaiions bibliques. —Ce que Cyprien doit à Tertullien.
— Méthode de composition. — Langue et style.

Les œuvres de Cyprien appartiennent à des genres


assez divers, et sont de valeur très inégale cepen- ;

dant, elles sont toutes conçues de même, et cons-


truites suivant une méthode identique. Non seule-
ment le fonds d'idées, comme nous l'avons vu, n'a
pas varié; mais encore —
exception faite pour quel-
ques pages de la lettre à Donatus, —
on ne constate
de changements notables ni dans le dessein des
ouvrages, ni dans l'importance relative des éléments
qui les composent, ni dans l'allure du style. Comme
écrivain, Cyprien est resté semblable à lui-même
pendant toute la durée de son épiscopat. L'inégalité
apparente de ses œuvres s'explique, non par une évo-
lution quelconque de son talent, mais par la diversité
des circonstances extérieures, par les occasions plus
ou moins favorables offertes à son éloquence, par
lf.8 SAINT CYPRIEN.

l'intérêt plus ou moins grand du sujet à traiter ou


de la polémique.
Premier trait à noter : l'auteur n'a jamais voulu
faire œuvre littéraire. Ancien rhéteur, Tévêque de
Carthage a résolument renié ce qu'il avait adoré au
temps de sa vie mondaine il a été d'autant plus en
;

garde contre ses souvenirs d'école et contre les vani-


tés profanes. Il s'est élevé, non sans effort peut-être,
au mépris de la gloire littéraire. Bien des faits attes-

tent chez lui la sentiment


sincérité de par
ce :

exemple, l'existence seule de ses recueils de textes


.^J'
bibliques. Il avait là tous les matériaux d'une Apo-
logie contre les Juifs, d'une Démonstration de la
véritédu christianisme, d'un brillant traité sur le
martyre, d'un manuel de discipline il s'est contenté :

de publier sessimplement, comme il le


notes,
remarque lui-même, pour rendre service aux clercs
et aux fidèles. Il avait tué en lui toute ambition et
toute vanité d'auteur, toute curiosité, toute fantaisie.
Chaque livre, chaque lettre était un acte, imposé par
les circonstances; et tout y était subordonné aux
nécessités présentes, à l'intérêt de l'Eglise.
A première vue, Cyprien ne paraît guère différer
en cela de la plupart des vieux écrivains chrétiens,
qui n'ont guère écrit pour le plaisir d'écrire. Il y
a pourtant, entre eux et lui, une différence très ca-
ractéristique. Tertullien et Augustin, par exemple,
ont composé presque tous leurs livres sous la pres-
sion des circonstances, pour contribuer au bien de
l'Éghse ; mais, une fois le sujet donné, imposé par
l'intérêt de ils le traitent en auteurs, ne
la religion,

s'interdisant aucune des ressources qu'ils peuvent


tirer soit de leur imagination, soit de leur dialecti-
que, soit de l'histoire ou de la philosophie profanes.
L'ÉCRIVAIN. 1G9

Parla, ils étendent ia question, en augmentent la por-


tée, agrandissent de leur public, et, par sur-
le cercle

croît, trouvent plus d'occasions de montrer leur ta-


lent d'écrivain. Au contraire, Cyprien s'enferme de
parti pris dans le cadre étroit de la question posée.
Logique avec lui-même, et jusqu'au bout, il s'inter-
dit tout appel à l'idée générale, au lieu commun; il
s'interdit tout hors-d'œuvre, toute digression, tout
exemple historique, toute citation profane. Il écarte
systématiquement tout ce qui ne conduit pas droit à la
conclusion visée. La parure ne se montre que dans le
détail du style, et comme à l'insu de l'évêque, dont
la pensée, jadis façonnée à l'école des rhéteurs,
prend d'elle-même un tour élégant. A ne considérer
que le fond et l'allure du développement, on a rare-
ment vu un écrivain qui, d'intention, fût si peu au-
teur. On ne peut s'empêcher d'admirer cette abné-
gation du chrétien, qui s'efforce de dompter en lui
le lettré. D'autant mieux que la littérature n'y a rien
perdu traqué de ce côté, le lettré a pris d'autre
:

part sa revanche, en s'embusquant au tournant des


phrases. Et la sévérité même de son dessein a pré-
servé Cyprien de certains défauts, familiers aux rhé-
teurs païens ou chrétiens du temps en le détour-
;

nant de toute incursion dans les domaines voisins,


elle a donné à ses livres une harmonieuse unité.
S'il est si peu soucieux de sa gloire littéraire, c'est

qu'en tout, et toujours, il se propose uniquement


d'être utile. Il ne goûte ni les hautes spéculations,
ni les savantes déductions, ni les ingénieuses hypo-
thèses. Une seule chose l'intéresse : les applications,
le profit immédiat que ses auditeurs ou ses lecteurs

pourront tirer de sa parole ou de son livre. Il trace


à chacun son devoir, non point en termes généraux,
10
i:0 SAINT CYPRIEN.

mais avec une minutieuse précision. Il subordonne


tout à la question dumoment, désireux seulement de
justifier un conseil pratique. Sans s'attarder aux
récriminations, sans disserter sur les principes, il

prend la situation telle qu'elle est, et tâche d'en tirer


le meilleur parti. En même temps qu'il fixe une règle
de conduite aux chrétiens de bonne volonté, il dé-
masque les autres, les rebelles ou les ennemis de l'E-
glise il leur porte des coups droits et les frappe sans
;

merci, énumérant leurs méfaits, flétrissant leurs


vices, ridiculisant leurs prétentions. Non pour le

plaisir de les châtier, ou de montrer son esprit, mais


pour les réduire à l'impuissance, en ramenant dans
le bon cheminles naïfs égarés à leur suite. Ainsi,
par sa ferme volonté de tout subordonner à l'instruc-
tion des fidèles et à l'intérêt immédiat de l'Église,
Cyprien tournait peu à peu toute question vers les
fines analyses et les personnalités. Son abnégation
même, son dévouement passionné à ses devoirs d'é-
vêque, faisait de
dès que les circonstances s'y
lui,

prêtaient, un moraliste et un satirique. C'est là, pour


nous, le meilleur de son œuvre. Son éloquence était
d'autant plus vigoureuse et plus pleine, ses lettres
ou ses livres d'autant plus vivants, que le danger était
plus pressant; car l'évêque avait alors plus de con-
seils adonner, plus d'ennemis à frapper.
Qu'il s'agisse de guider les fidèles ou de traquer
les adversaires, c'est toujours dans la Bible, et là
seulement, que Cyprien va chercher le mot d'ordre
et des armes. Pour lui, tout l'effort de la raison hu-
maine, pendant des siècles de haute culture, est non
avenu. Il ne prend même pas la peine de discuter les
conclusions des philosophies profanes, de les réfuter,
d'en marquer les points faibles ou les contradictions;
L'ÉCRIVAIN. 171

il ignore, ou plutôt, il afiPecte de les ignorer.


les
S'il invoque parfois la raison pour l'opposer à la
coutume, il entend par là simplement la raison in-
culte, lebon sens, et encore, en tant que le bon sens
est d'accord avec la parole divine. Il pousse jusqu'aux
extrêmes limites celle défiance de la raison philoso-
phique. Non seulement il rejette toute la litté-
rature profane, comme entachée de compromissions
avec le diable mais encore il ignore ou néglige
;

toute la littérature chrétienne du second siècle, cou-


pable probablement d'avoir accepté la raison pour la
mettre au service de la foi. Sans doute, il fait excep-
tionpour TertuUien, que même il pille sans scru-
pule mais il lui emprunte seulement ce qui s'accorde
;

avec son propre dessein. Il lui laisse sa logique impé-


rieuse, ses appels ou ses défis à la raison il ne voit
;

en qu'un
lui guide dans l'interprétation des livres
saints. Par suite, ce qu'il cherche dans les œuvres de
son maître, c'est encore la parole de Dieu. Plus que
personne, il a été l'homme d'un seul livre. Gomme
elle a été durant tout son épiscopat l'aliment unique
de sa pensée, la Bible lui a fourni toute la matière de
ses ouvrages.
Quant imposée par la lo-
à la forme, elle lui était
gique même des choses. Uniquement occupé d'ins-
truire ou de convaincre, et toujours en invoquant
des textes de l'Écriture, il ne pouvait être qu'orateur.
Tous ses traités sont des discours; ses lettres sont
des mandements, des sermons, des plaidoyers ou des
réquisitoires; même ses recueils de témoignages bi-
bliques, par la disposition des thèses, sont encore
des squelettes de sermons. L'emploi de forme la

oratoire n'était pas seulement chez lui, comme


chez
d'autres, chez TertuUien, par exemple, un effet de
i:.^ SAINT CYPRIEN.

l'éducation ou du tempérament, ni même un pro-


cédé d'exposition et de démonstration; c'était une
conséquence nécessaire de son dessein. Quand toute
l'énergie intellectuelle d'un homme est tournée vers
l'action, il ne pense et n'écrit qu'en orateur.
Mépris de l'œuvre littéraire, souci de l'application
immédiate, forme oratoire, dessein arrêté de tout
tirer de comme d'y tout ramener, tels sont
la Bible,

les traits communs à tous les ouvrages de Cyprien.


Il n'y a place, comme on le voit, ni pour les aventures
de la pensée, ni pour l'imagination, ni pour le ca-
price, ni pour les surprises. Dans toutou dans
livre
toute lettre de l'évêque de Carthage, se combinent
trois éléments, toujours les mêmes : citations bibli-
ques ; commentaires de ces textes, et application aux
circonstances présentes ; exhortations, mêlées ordi-
nairement de réprimandes, et souvent d'invectives
contre les ennemis de l'Église. Matériellement, ces
trois éléments ont toujours à peu près la même im-
portance. Logiquement, dans la pensée et l'intention
de l'orateur ou de l'écrivain, ce qu'il y a d'essentiel,
ce sont les textes de l'Écriture. Ces textes fournissent
toujours le fond de la doctrine, puisqu'ils sont la pa-
role de Dieu, et que tout le reste n'existe pas pour
Cyprien. Ils marquent également les étapes de la dé-
monstration, puisqu'ils sont toujours disposés de
façon à préparer la conclusion. Ils sont le point de
départ et la base de toutes les observations, de tous
les conseils et de toutes les critiques. Ils jouent un
rôle si prépondérant, qu'à l'occasion ils peuvent se
suffire à eux seuls, et que l'auteur a pu composer
des traités exclusivement formés de citations bibli-
ques. S'il n'a pas cru devoir toujours s'en tenir là,

c'est que les textes de l'Écriture, même groupés sys-


L'ECRIVAIN'. 173

tématiquement, restaient lettre close pour la majorité


des fidèles, et que, de plus, le sens de ces textes
avait été souvent faussé par les interprétations des
hérétiques ou des schismatiques. D'où la nécessité
de les commenter, d'en rétablir la véritable significa-
tion, et d'en tirer les conséquences pratiques.
Delà, aussi, le sans-gène avec lequel Cyprien a

si souvent copié Tertullien. Sa volonté d'être utile,


et son mépris souverain de la gloire littéraire, le ren-
daient indifférent sur la provenance des idées ou des
méthodes de démonstration, pourvu qu'elles fussent
utiles et d'accord avec l'Ecriture. Or Tertullien, qui
s'était adressé au même public, avait exploré en tous
sens l'Ancien et le Nouveau Testament, y cherchant
partout des règles de conduite et des arguments con-
tre les païens ou les hérétiques. L'évêque de Carthage
eut de bonne heure, conserva toujours, une admi-
et
ration passionnée pour le prêtre de génie qui avait
illustré avant lui l'Eglise d'Afrique. Il l'appelait son
maître ; il l'avait si souvent lu et relu, qu'il avait fini
par se considérer comme son héritier, dans tous
du mot « J'ai
les sens : connu, dit saint Jérôme, j'ai
connu àConcordia, ville d'Italie, un certain Paulus.
Il était vieux alors; il racontait que, dans sa pre-
mière jeunesse, il avait vu à Rome un homme fort

âgé qui avait été le secrétaire de saint Cyprien. Ce


secrétaire aimait à répéter que Cyprien n'avait jamais
laissé passer un seul jour sans lireTertulUen, et qu'il
disait souvent : Donne-moi le Maître, —
désignant
ainsi Tertullien ». Tout porte à croire que les sou-
venirs du vieux secrétaire étaient exacts. En tout cas,
nous pouvons constater que l'œuvre de Cyprien se
rattache par mille liens à celle de Tertullien.
D'abord, comme nous l'avons montré, plusieurs
10.
SAINT CYPRIEX.

traités de l'évêque de Carthage, le De bono patientiae ,


^

le De oratione dominica, le De habitu virginum, sont


presque de simples adaptations des ouvrages du
maître suç les mêmes sujets et le Quod idola dii
;

nonsint est en partie une mosaïque de morceaux pris


dans V Apologétique. De plus, c'est au même Ter-
iullien que Cyprien a emprunté presque toute sa
doclrine et ses méthodes de démonstration son sys- :

tème apologétique, tel qu'il apparaît dans le AdDe-


metrianum et dans les recueils de textes sacrés; sa
lactique contre les schismatiques, telle qu'on l'ob-
serve dans le De unitate Ecclesiae, dans le De
lapsis, dans beaucoup de lettres; et même, ses idées
sur la discipline chrétienne. Fréquemment, enfin,
il dans ses commentaires
suit pas à pas Tertullien
de l'Ecriture, imitant parfois des développements
entiers, reproduisant même des expressions, des
tours de phrase, des comparaisons, jusqu'à des plai-
santeries.
Bien que l'imitation ou l'adaptation soit ordinai-
rement habile, on ne pourrait s'empêcher d'accuser
Cyprien de plagiat, si l'on ne se plaçait résolument
à son point de vue. Nos scrupules modernes et très
honorables, mais profanes, sur la propriété litté-

raire, n'auraient eu pour lui aucun sens. Il se trou-


vait que, sur bien des points, le travail d'interpré-
tation eW d'application des textes de l'Ecriture avait
été fait récemment par Tertullien, et excellem-
ment, avec toutes les ressources d'un génie fécond,
et pour le même public africain. Cyprien, qui se
préoccupait uniquement du résultat, crut inutile de
recommencer ce travail, pour arriver aux mêmes
conclusions. Il prit donc à TertulHen tout ce qu'il
trouvait chez lui d'utile pour ses vues particulières,
..LuuiVAiN. i;:.

lui laissant ses hardies spéculations, ses hypothèses et


ses sophismes, mais luiempruntant sans façon ses
méthodes de réfutation, une bonne partie de ses
commentaires de l'Écriture, quelques-unes de ses
règles de discipline, sans parler de tous les détails.
Il son maître avec une si héroïque candeur,
pillait

une telle sécuritéde conscience, que, de ces em-


prunts, il n'a jamais songé à s'excuser. Il n'en a
jamais averti ses auditeurs ni ses lecteurs. Bien mieux,
il n'a jamais cité son modèle. Dans cet oubli, qui
d'abord étonne, et qui choque un peu nos idées, il n'v
a peut-être, après tout, qu'un raffinement de délica-
tesse. Terlullien était mort schismatique. L'évêque
de Carthage, défenseur intrépide de l'orthodoxie et
de l'unité, n'aurait pu citer le nom de son maître,
sans condamner sa mémoire; il préféra se taire. Une
s'interdit pas pour cela de mettre à contribution les
ouvrages orthodoxes du grand docteur et du grand
pamphlétaire, qui avait si vaillamment défendu l'E-
glise avant de la combattre. Et il y prit son bien,
toutes les fois qu'il l'y trouva : car ce bien, au fond,
c'était celui de l'Eglise.
On peut se demander si ces emprunts de tout
genre et ces accumulations de textes n'ont pas nui,
chez Cyprien, à l'harmonie de la composition. Il
n'en est rien, cependant; et l'explication est fort
simple. Grâce à son tour d'esprit pratique, l'évêque
deCarthnge surbordonne tout à la nécessité présente,
donc à l'idée générale du livre ou de la lettre. Tandis
que Tertullien, emporté par la fécondité de son in-
vention, entasse les arguments ou les sophismes et se
plaît aux jeux d'imagination comme aux tours de
force d'une logique exubérante, Cyprien s'avance pas
à pas, toujours s'appuyant sur des textes des livres
iTh .sALNT CYPRIEN.

saints, toujours maître deluietde sonsujet. En réa-


lité, chez lui, l'art decomposition est presque uni-
la
quemenldansla façon fort habile dont il groupe et met
en valeur les citations bibliques. Il débute générale-
ment par une petite allocution, où il pose clairement
la question. Puis vient la série des citations, encadrées

du commentaire. On s'achemine ainsi vers la conclu-


sion, accompagnée ou suivie d'une exhortation aux
fidèles ou aux correspondants. Les autres éléments,
réfutations, invectives, conseils ou réprimandes, se
mêlent très naturellement, et sans détonner, au
commentaire des textes. L'ensemble est harmonieux,
d'une harmonie simple et grave, d'une élégance
sobre, qui naît de la justesse des proportions. Et la
solidité de la construction se montre au premier
coup d'œil; car aucun ornement étranger n'en mas-
que les grandes lignes ou n'en compromet l'équi-
libre. Sans eflPort, et sans y songer, par l'austérité
seule de son dessein, par son dédain des conventions
et des vanités littéraires. Cyprien a retrouvé cette
simplicité et ce sens des proportions, dont le secret
s'était presque perdu depuis l'époque des chefs-
d'œuvre grecs.
Par sa langue et par son style, il est beaucoup
plus de son temps et de son pays, bien que là encore,
sur certains points, il se rapproche des classiques.
Son vocabulaire est celui de TertuUien, mais beau-
coup moins riche moins expressif et moins savou-
;

reux, mais aussi moins mêlé. D'ailleurs, ce vocabu-


laire n'est pas aussi pur qu'on l'a dit parfois. On y
rencontre assez fréquemment des expressions inat-
tendues des héllénismes, des mots populaires, des
:

mots composés ou dérivés qui semblent des néolo-


gismes. La syntaxe de Cyprien est, assurément, beau-
L'ECRivALv. ir:

coup plus correcte et plus régulière que celle de


Tertullien. On y relève, cependant, bien des ano-
malies : des héllénismes, comme l'usage du datif
pour le complément du verbe passif, ou comme un
emploi très particulier de l'accusatif; des formes
analytiques et populaires, comme l'emploi de habere
avec l'infinitif pour rendre l'idée du futur, et une ten-
dance très marquée à substituer aux cas obliques les
prépositions de^ ad, etc. On peut noter, enfin,
comme chez tous une certaine emphase
les Africains,
de l'expression, un redoublement de mots syno-
nymes au même cas ou à des cas différents. —
Malgré tout, dans la syntaxe comme dans le vocabu-
lair^, le latin de Cyprien, sans être très pur, est plus
voisin du latin classiqueque celui de la plupart des
chrétiens d'Afrique.
Dans son style, l'évèque de Carthage relève, en
même temps, de la tradition cicéronienne et de la

tradition africaine du ii® siècle. Il se rattache à


l'école des orateurs classiques par l'allure générale
de la phrase, de heurté, de capricieux, de
Rien
bizarre; au contraire, un goût très vif des propor-
tions, comme dans l'ensemble de l'ouvrage. Un mé-
lange de petites phrases nerveuses et de périodes
harmonieuses, généralement assez courtes, mais
pleines et bien équilibrées, claires et d'un tour
élégant. Cyprien aime la svmétrie dans le dessein de
la phrase, du morceau, d'un développement entier.
Par exemple, au cours d'une série d'explications ou
de réfutations, il reproduit volontiers une même
formule. Dans ses attaques contre le luxe, s'il veut
répondre à l'objection de certaines dames chré-
tiennes qui alléguaient leur fortune pour justifier
leur coquetterie, il répète quatre fois, au début de
Tb SAIXÏ CYPRIEN.

quatre paragraphes consécutifs, ces mots : « Tu te


dis opulente et riche. Mais... » et, chaque
; fois, suit
une réfutation. Ce procédé, et d'autres analogues,
n'ont rien de particulier à Cyprien, qui en trouvait
des exemples chez Cicéron ou Sénèque. Ils attes-
tent seulement chez lui l'influence de son éducation
première et l'involontaire souci de la forme.
Ce qui est plus caractéristique, c'est que l'on
observe aussi, chez lui, la plupart des procédés de
style familiers aux rhéteurs païens ou chrétiens des
générations précédentes. A cet égard, il est fort
intéressant d'étudier de près sa lettre à Donatus, où
les tendances de son talent sont nettement accusées.
Cyprien s'y montre franchement comme un écri-
vain de la famille d'Apulée et de Tertullien. Tel
était l'avis de saint Augustin, qui critiquait le style
de cet ouvrage comme trop apprêté. Plus tard, l'é-
vêque de Carthage s'efforça vainement de renier
son passé, et d'atteindre en tout à la simplicité du
vrai chrétien. Il y réussit pleinement pour le fond,
mais beaucoup moins pour la forme. En réalité, il
est resté jusqu'au bout le rhéteur brillant qu'il avait
été avant sa conversion. Le contraste est piquant, entre
ia sévérité de la pensée et l'élégance instinctive de
l'expression. La lecture continuelle de Tertullien
n'était pas pour orienter son admirateur vers l'as-
cétisme du langage. Mais, du jour où il devint
évêque, Cyprien s'interdit toute complaisance pour
son talent, dont les raffinements se trahissent seule-
ment dans le détail, ou, çà et là, dans quelques pages
isolées.
L'idée prenait tout naturellement, chez lui, la
forme de l'antithèse. Et, comme il arrive d'ordinaire
à ceux qui usent volontiers de cette figure, il en abu-
L'ECRIVAIN. il'J

àu'a. A force de rechercher les contrastes des clioses,


il se dupait lui-même par l'opposition et le cliquetis
des mots. Ce défaut est visible dans tous ses ouvrages,
notamment dans les lettres aux confesseurs. Cyprien
aimait aussi les alliances de mots, souvent renouve-
lées de Tertuliien. Et, parfois, l'imitation n'était pas
heureuse. Par exemple, le maître avait dit des justes
et des réprouvés qu'ils étaient les candidats de Dieu,
de l'éternité, ou du diable; et la hardiesse de l'ex-
pression se justifiait par le sens précis de candidatus
en droit politique. Cyprien dit qu'une vierge est
« candidate de la chasteté et de la pudeur » ce qui, ;

franchement, ne signifie pas grand'chose. Enfin, l'é-


vèque de Carthage n'était pas exempt de mauvais
goût. Ainsi, dans sa lettre aux confesseurs numides,
qui étaient relégués dans des mines d'or et d'argent,
il évoquait le souvenir des « vases d'argent et d'or »

de V Exode, et il mots avec une insis-


jouait sur les
tance déplaisante « Est-il étonnant que vous, les
:

vases d'or et d'argent, vous ayez été envoyés dans


des mines, c'est-à-dire dans le domicile de l'or et de
l'argent? Maintenant, la nature des mines est chan-
gée; les lieux qui jusqu'ici donnaient de l'or et de
l'argent, ont commencé à en recevoir ». On voit
qu'ici le souvenir biblique n'a pas porté bonheur à
l'écrivain.
Ce maniérisme et ce mauvais goût sont les défauts
habituels du stylisme. Cyprien ne les évite pas tou-
jours; cependant, il s'en est mieux préservé que
d'autres, à cause de la simplicité loyale et ferme de
sa pensée. D'ailleurs, les inconvénients sont large-
ment compensés chez lui par les avantages. Grâce
à cette involontaire préoccupation du bien dire, il
donne à l'idée toute sa force et son relief. S'il n'a
180 SAINT CYPRIEX.

pas rimagination qui crée ou qui évoque, il a l'ima-


gination du détail. Il abonde en métaphores,
en
comparaisons, presque toujours précises et souvent
neuves. Il dira, par exemple, qu'on doit remonter
à l'origine de la tradition chrétienne pour la bien
comprendre, comme on remonte vers la source d'un
aqueduc pour voir où s'est produit l'accident. Ou
encore, pour encourager les fidèles pendant la peste,
il engagera a souhaiter la mort, à se dérober par
les
là aux malheurs suspendus sur le monde, comme on
se précipite hors des maisons lézardées, à la pre-
mière menace d'un tremblement de terre. Souvent,
il multiplie les comparaisons, les accumule dans une

même phrase. Voulant prouver que les maux d'ici-


bas sont une épreuve pour les chrétiens, il les com-
pare successivement à Tarbre bien enraciné qui
défie les colères du vent, au navire solidement cons-
truit qui résiste aux coups des flots, aux grains de
blé qui restent sur l'aire tandis que s'envole la paille.
Pour calmer l'impatience des lapsi et leur montrer
la nécessité d'une pénitence, il leur fait remarquer,
tour à tour, qu'on nemange pas des fruits verts,
qu'on ne s'embarque pas sur un vieux bateau hors
de service sans le faire réparer, qu'on ne revêt pas
une tunique déchirée avant de l'avoir fait recoudre
par l'artiste compétent et nettoyer par le foulon. Ce
procédé, qui accumule des comparaisons sommaire-
ment indiquées, était déjà d'un usage fréquent chez
Sénèque; il est familier à tous les stylistes africains.
Par là encore, Cyprien est de leur école.
Quelquefois aussi, comme TertuUien, il pousse la
comparaison jusqu'à l'allégorie. Par exemple, il
nous montre l'âme assiégée par le diable et par les
passions « Qu'est le monde pour nous ? Un champ
:
L'ECRIVALN. 181

clos où chaque jour le diable nous livre bataille,


nous poursuit de ses javelots et de ses traits, nous
provoque sans cesse à la lutte. C'est la Cupidité, c'est
l'Impudicité, c'est la Colère, c'est l'Ambition, que
nous devons combattre. Nous devons nous défendre
sans trêve et péniblement contre les Vices charnels,
contre les Séductions du monde. L'âme humaine est,
assiégée, et de toutes parts enveloppée, par l'armée
du diable elle peut difficilement tenir tête à tous et
;

résister. Si l'Avarice est terrassée, alors se lève le Plai-


sir. dompté, l'Ambition prend sa place.
Si le Plaisir est
Si l'Ambition est méprisée, la Colère nous harcèle,
l'Orgueil se gonfle, l'Ivresse nous invite, l'Envie
détruit la Concorde, la Jalousie tue l'Amitié. On te
force de maudire, ce qu'interdit la loi divine; on te
contraint de jurer, ce qui est défendu ». Voilà déjà
l'esquisse d'un de ces drames allégoriques si chers
au Moyen Age.
C}^rien n'a pas seulement l'imagination du
détail; il a souvent le trait, le mordant, l'ironie. Le
style devient alors incisif. La phrase se hérisse d'é-
pigrammes, qui touchent au bon endroit les schis-
matiques ou les apostats, Felicissimus ou Novatia-
nus, Puppianus ou autres. Mais l'évêque n'aiguise
son esprit que contre les ennemis de l'Église. Dans
les instructions aux fidèles, il se contente de laisser
parler son cœur. Alors le style s'attendrit, et à une
gravité douce se mêle une grâce pénétrante. Cer-
taines de ces allocutions sont d'une rare délicatesse :

« Écoutez-moi, dit-il, ô vierges, écoutez-moi comme


un père. Écoutez-moi, je vous en prie, moi, qui
tout ensemble vous redoute et vous avertis. Écoutez-
moi, quand je veille fidèlement sur vous et sur vos
intérêts.Soyez telles que Dieu vous a faites lui-
SAINT CYPRIEN. li
Ib2 SAINT CYPRIEN.

même. Soyez telles que vous a formées la main du


Père. Respectez en vous la pureté de votre figure,
de votre cou, de votre beauté ». Ici, la simplicité
dans la grâce; ailleurs, la force, le mordant, ou la
couleur poétique. Ce style a bien des aspects va-
riés; car, le plus souvent, il suit avec une souplesse
complaisante les variations du sentiment ou les con-
tours dela pensée.

Sans doute, on peut noter, même dans les plus


belles pages de Cyprien, un peu de recherche. Il
apporte dans l'expression de l'idée la plus simple, la
plus évaugélique, un raffinement involontaire, qui
vient d'une vieille habitude d'esprit. C'était évi-
demment, chez le pieux évoque, un reste de faiblesse
humaine. Ne nous en plaignons pas; car, au fond,
malgré les défauts que nous avons signalés, l'écri-
vain n'y a rien perdu ; il y a gagné, au contraire.
Cette innocente coquetterie du style égaie l'austérité
de l'œuvre, souvent contribue à mettre en valeur
et
la pensée. réussi à mortifier son éloquence
S'il avait

comme sa vie, l'évêque de Carthage n'aurait peut-


être pas exercé une action aussi puissante sur l'Afri-
que chrétienne de son temps et sur l'Eglise latine.
En tout cas, il n'eût point tracé tant de brillants ta-
bleaux, satiriques, réalistes ou lyriques, qui aujour-
d'hui encore, pour bien des lecteurs, sont le princi-
pal attrait de ses traités comme de sa correspon-
dance.
En somme, par les proportions et le moule de la

phrase, il se rattache surtout à la tradition cicéro-


nienne. Par le détail, il se rapproche des Africains
des générations précédentes. Son style est moins
heurté, moins riche et moins puissant, que celui de
Tertullien. Mais, en réalité, on y retrouve à peu
LHCRIVAIX. l.s;

près les mêmes éléments il y a une différence de


:

degré et de proportions, plus que de nature. D'ail-


leurs, ces influences complexes, qu'a subies Cyprien,
n'empêchent pas que son styleporte nettement la
marque de sa personnalité :une personnalité moins
originale, assurément, que celle de Tertullien, mais
encore très intéressante, et en elle-même, non pas
seulement pour l'historien.
.

II

La gloire littéraire de saint Cyprien. —Ses admirateurs dans l'Occi


dent latin.— La légende de Cyprien. —
Sa popularité en Afrique.
— Basiliques et fêtes en son honneur. —Admiration des lettrés et
des clercs africains. — Cyprien et les Donatistes. — Influence lit-
téraire sur les contemporains. —L'école de Cyprien.

Bien que Cyprien fît profession de mépriser la

gloire littéraire, cette gloire ne lui a pas manqué


Ses ouvrages ont été très lus et très admirés jus-
qu'au VII* siècle. D'abord, en raison des grands
souvenirs laissés par Tévêque de Carthage, et en
raison de son autorité particulière en matière de
discipline mais, aussi, à cause de ses mérites d'écri-
;

vain. Il est resté longtemps une sorte de classique


pour les lettrés chrétiens de langue latine, et cela,
dans tout l'Occident.
De son vivant, il avait exercé, par ses lettres et ses
traités, une action considérable sur l'Église de Rome,
et même une influence littéraire sur les schismatiques
romains, au moins sur Novatianus, qui semble l'avoir
pris pour modèle. Au siècle suivant, on attribuait sou-
vent à Cyprien leDe Trinitate de Novatianus de nos ;

jours, divers savants font honneur à celui-ci de plu-


sieurs traités qui se sont conservés au milieu des
œuvres de Cyprien, et qui appartiennent à son école.
Trait curieux à noter, que cette admiration inspirée
parl'évêque de Carthage aux schismatiques qu'il com-
battaitavec tant d'énergie. D'ailleurs, malgré son hor-
L'ECRIVAIN. 185

reur pour l'hérésie et le schisme, il était dans sa des-


tinée littéraire d'être fort goûté des hérétiques et des
dissidents. Il a été très populaire dans les commu-
nautés donatistes, qui prétendaient avoir hérité de
ses traditions. Et, au début du v^ siècle, le célèbre
Pelage lui emprunta l'idée et le plan d'un de ses li-

vres.
Cette admiration suspecte des hérétiques ne lui

aliéna jamais l'Eglise, ni les écrivains orthodoxes.


Dès le milieu du iv^ siècle, il avait sa place dans le

calendrier romain, et l'on célébrait alors son anni-


versaire au cimetière de Calliste.Dans le Martyrologe
Hiéronymien, ilau pape Cornélius; et
est associé
l'on a trouvé aux Catacombes, à côté du tombeau
de ce pape, deux grandes figures d'évêques avec les
noms de Cornélius et de Cyprien. Ces honneurs
officiels, que l'Église de Rome rendait à la mémoire

du martvr, contribuèrent sans doute à maintenir la


réputation de l'écrivain. Toujours est-il que les clercs
pays latins appréciaient fort
et les lettrés des les
œuvres de Cyprien. Dans la seconde moitié du iv^ siè-
cle, Lucifer de Cagliari l'a souvent copié. Saint Pa-

cien, évêque de Barcelone, parlait de lui avec enthou-


siasme. Vers le même temps. Prudence l'admettait
dans sa galerie poétique des martyrs. Il lui consacrait
un des plus beaux hymnes de son Péris tephanon^ où
il exaltait la gloire de sa vie et de sa mort, son talent,

ses livres, ses vertus, son courage, son héroïsme des


derniers jours. Il saluait en lui une des gloires de
l'Eglise universelle « La terre punique l'a enfanté,
:

cet homme capable d'illustrer l'univers entier. C'est


là qu'habitait Cyprien; mais il est la gloire du
monde, le maitre de tous. Le martvr appartient à sa
patrie; mais il est devenu nôtre par notre affection
^.VlM tVPRIF.N.

el son éloquence. Son sang est en Afrique, mais ses


». En Espagne, comme
discours retentissent partout
à Rome, on fêtait alors l'anniversaire de Cyprien.

Prudence proclamait sa gloire immortelle. Il s é-


criait dans son enthousiasme « Tant que le Christ
:

permettra au genre humain de se renouveler et au


inonde de durer, tant qu'il y aura un livre et qu'on
connaîtra les Saintes Ecritures, tout disciple du Christ
te lira et s'instruira à ton école, ô Cyprien ». Saint
Jérômej lui aussi, professait une vive admiration pour
Tévêque de Carthage. Il le mentionnait dans pres-
que tous ses livres, et lui réservait une place d'hon-
neur parmi les écrivains chrétiens. Il disait de lui.
dans son histoire littéraire « Il est superflu de dres-
:

ser le catalogue des productions de son génie car ses ;

ouvrages brillent d'une lumière plus éclatante que le


soleil ». Dans une lettre, il vantait son style a doux.
et calme, comme la fontaine la plus transparente ».

Une autre fois, h une dame romaine qui demandait des


instructions pour l'éducation de sa fille, il écrivait :

<( Qu'elle ait toujours en main les opuscules de Cy-


prien ». Les générations suivantes de lettrés chrétiens
furent de l'avis de saint Jérôme. La plupart des au-
teurs qui ont vécu entre le v^ et le vu® siècle, connais-
saient et goûtaient les œuvres de l'évêque de Car-
thage. Par exemple, le Gaulois Ennodius, évèque de
Pavicjl'a célébré dans un de ses hymnes. Cvprien a
été lu encore au Moyen Age, comme le prouvent
les nombreux manuscrits de ses ouvrages et l'in-
fluence de ses idées sur la discipline ecclésiastique.
Sa renommée et ses livres avaient pénétré jusque
dans l'Orient grec, ordinairement si dédaigneux des
oeuvres écrites en langue latine. Au témoignage
d'Eusèbe, on trouvait ses lettres dans la bibhothèque
.

L'ECRIVAIN.

de Césarée en Palestine. Vers 879, Grégoire de Na-


zianze prononça le panégyrique, qui nous est parvenu

de l'évéque de Carlhage. Et, d'après Pholios, l'im-


pératrice Kudocie, femme de Théodose II, le prit
pour héros d'un poème épique en trois livres.
Cependant, s'il eut en Orient des admirateurs, Cy-
prien n'y eut pas sans doute beaucoup de lecteurs.
Autrement, l'on ne s'expliquerait guère la légende
singulière qui s'y forma autour de son nom. Quoi-
que sa vie et son œuvre n'eussent rien de mystérieux,
on lui prêta une puissance surnaturelle; comme de
son compatriote Apulée, on fit de lui un magicien.
La légende s'est répandue, d'ailleurs, jusqu'en Occi-
dent. On lit, en effet, dans une poésie latine attribuée
à Isidore de Se ville a C'est ainsi que Cyprien,
:

après avoir été magicien, est devenu évêque et mar-


tyr ». Sous le nom de l'évéque de Carlhage, ont cir-
culé des livres de ma^ie, entre autres, le recueil de

formules intitulé Prières de Cyprien. C'est que, de


bonne heure en Orient, l'imagination populaire a con-
fondu Cyprien de Carlhage avec son homonyme, le
mage Cyprien d'Antioche. On fit d'eux un seul per-
sonnage, à qui l'on prêta une vie errante et une foule
d'aventures. Ona signalé, d'autre part, des rapports
curieux entre légende de Cyprien d'Autioche et la
la

légende de Faust si bien que l'évéque de Carthage


:

se trouverait être l'un des lointains ancêtres du Doc-


teur Faust.
Cette légende bizarre, qui était née d'une rencontre
de noms, et qui altérait si complètement la physio-
nomie du grand évêque, semble avoir été inconnue
en Afrique, où, d'ailleurs, elle eût été difficilement
acceptée. Dans ce pays, où s'était déroulée toute la
carrière de Cyprien, et où tous les lettrés lisaient ses
1
188 SAINT CYPRIEN.

œuvres, on conserva de lui un souvenir très exact,


et d'autant plus fidèle.Des légendes y fleurirent par-
fois autour de sa tombe; mais elles ne firent que
consacrer, en l'embellissant, la vérité historique.
Déjà très populaire de son vivant, Cyprien entra
dans la gloire le jour de son martyre. Presque toute
la population de Carthage l'avait accompagné au
lieu du supplice. Les documents martyrologiques
attestent la vive impression produite par ce spectacle,
et le retentissement qu'eut cette nouvelle jusqu'en
Numidie. Dans les mois qui suivirent sa mort, Cy-
prien apparut à plusieurs confesseurs : à Flavianus,
puis à Montanus, dans la prison de Carthage; au
lecteur Marianus, dans la prison de Cirta. Il fut ins-
crit naturellement au calendrier de l'Eglise locale,
et l'on fêta religieusement son anniversaire. Dès le
milieu du iv^ siècle, on lui rendait un culte dans des
régions lointaines de l'Afrique romaine une inscrip-
;

tion de l'année 3og, trouvée près de Sétif, mentionne


des reliques de Cyprien. Trois basiliques de Carthage
lui furent consacrées l'une était située à l'endroit
;

de son martyre une autre, aux Mappales, sur son


;

tombeau la troisième, près de la mer, dans le voi-


;

sinage du port. Dans l'enceinte de la première était


la fameuse mensa Cyprlani, qui servait d'autel.
Autour de la mensa comme autour du tombeau, se
^

célébrait l'anniversaire de Cyprien. C'était l'occasion


d'une fête solennelle, qu'on appelait les Cypriana.
Ce jour-là, on prononçait un panégyrique du grand
évêque plusieurs sermons de saint Augustin se rap-
;

portent précisément à cette cérémonie.


La populace de Carthage avait, d'ailleurs, une fa-
çon singulière d'honorer la mémoire de Cyprien. On
se réunissait, la nuit, autour de son tombeau, pour
L'ÉCRIVAIN. 189

de joyeuses danses accompagnées de chants. Augus-


tin parle avec indignation de ces pieuses bacchanales.
C'était évidemment une coutume païenne. Elle at-
testait à sa façon de Cyprien mais, aux
la popularité ;

yeux des chrétiens de bon sens, c'était une véritable


profanation. L'évêque de Carthage, probablement
Aurelius, l'ami d'Augustin, résolut de mettre fin au
scandale. Il imagina d'organiser, autour du tombeau,
de pieuses veillées. Les danses continuèrent quelque
temps, en dépit des trouble-fête. Puis, la mode en
passa, et Cyprien put dormir en paix dans sa tombe.
L'invasion vandale, en avivant les regrets du passé,
rendit plus fervent encore le culte des Carthaginois
pour leur grand évêque martyr. « Cyprien, dit Pro-
cope, est de tous les saints celui que les Carthaginois
honorent le plus ». On continuait de célébrer régu-
lièrement la fête des Cypriana. Et elle était alors si
populaire, que les marins du pays donnaient le même
nom aux tempêtes qui, chaque année, se déchaînent
en cette saison, aux environs de l'équinoxe d'automne.
Ce qui explique probablement la vénération des ma-
telots pour Cyprien, c'est l'existence de ce sanctuaire
du saint qui était situé au bord de la mer ce sanc- :

tuaire où Monique, la mère d'Augustin, passa toute


une nuit à prier et pleurer pour son fils, pendant
que celui-ci s'embarquait en cachette.
Ce même sanctuaire, qui paraît avoir été une sim-
ple chapelle au temps d'Augustin, mais qui devint
plus tard une grande et luxueuse basilique, fut té-
moin de curieuses scènes, et aussi d'un miracle, au
commencement du vi^ siècle. Avec la complicité des
rois Vandales, le clergé arien s'était emparé du
sanctuaire. Les Catholiques ne pouvaient se consoler
de le voir aux mains des hérétiques; ils gémissaient
i
- SAINT CYPRIEN.

de cette injure faite en pleine Carthnge au grand


saint national. Ils espéraient pourtant une répara-
tion. Fréquemment, Cyprien lui-même leur appa-
raissait, leur ordonnait de ne point perdre courage,
et promettait de les secourir. Nous possédons un
court sermon qui date de ce temps, et qui a été com-
posé pour l'anniversaire du saint. Ce sermon est
plein d'allusions à la persécution arienne, et aux ap-
paritions de Cyprien. — Le saint ne manqua pas à
sa promesse. Au témoignage de Procope, Bélisaire
s'empara de Garihage même de la fête de Cy-
le jour
prien ; rendue aux Catholiques.
et l'église fut aussitôt
Nous venons de voir combien le souvenir de
Cyprien était encore vivant en Afrique au bout de
quatre siècles, et combien son nom restait populaire
à Carthage, combien cher à la foule des pauvres gens,
qui évidemment ignoraient ses œuvres, mais qui con-
tinuaient à aller prier sur sa tombe, en y attendant
des miracles. On peut juger, par là, de ce que devait
être l'admiration raisonnée des clercs et des lettrés
africains. D'ailleurs, nous n'en sommes pas là-dessus
réduits aux conjectures; les témoignages abondent,
pour chaque génération. Au lendemain de la mort de
Cvprien, paraît avoir été publiée une édition d'en-
semble de ses traités. Sur la liste de SSg, ses ouvrages
sont joints au Canon de l'Ancien et du Nouveau Tes-
tament. Lactance lui réservait la place d'honneur
dans la littérature chrétienne : « Le principal écri-
vain, dit-il, et le plus brillant, a été Cyprien. Il avait
acquis une grande gloire eu professant l'art oratoire ;

et il a écrit de nombreux ouvrages, admirables en


leur genre. Il avait un génie facile, abondant, agréa-
ble, avec la qualité souveraine du langage, la clarté.
On ne saurait dire s'il a été plus élégant dans son
i;ecrivaix. vn

style, ou plus heureux pour expliquer, ou plus puis-


sant pour persuader ». Lactance constate pourtant
que Cyprien ne peut être pleinement goûté que des
initiés, c'est-a-dire des chrétiens. Mais il le défend

contre les critiques des lettrés païens, notamment


contre un mauvais plaisant, qui, jouant sur les mots,
avait appelé Cyprien Copreaniis, un « propre à rien ».
Pendant tout le iv'' siècle, la gloire de l'évêque de
Carthage ne fit que grandir, au milieu de toutes les
polémiques auxquelles ou le mêla. Les deux Eglises
rivales, entre lesquelles se partageait l'Afrique chré-
tienne, s'efforcèrent également de confisquer son
autorité a leur profit. Les Donalistes honoraient en
Cyprien un représentant de la vraie tradition, et
comme le précurseur de Donatus le Grand, fondateur
de leur secte. Ils savaient gré à l'évêque de Carthage
d'avoir défendu en son temps quelques-unes de leurs
idées. Et ils l'appelaient à l'aide dans leurs contro-
verses contre les Catholiques, notamment pour jus-
tifier leur théoriesur le baptême des hérétiques.
Augustin souvent allusion à cette tactique de
fait

ses adversaires. Il reprochait à certains d'entre eux


d'altérer de parti pris la signification des lettres de
Cvprien. Parfois, il s*impatientait un peu de voir
qu'onluijetaittoujoursà la tète cegrand nom :« Vous,
disait-il aux Donatistes, vous nous opposez sans
cesse les lettres de Cyprien, l'opinion de Cyprien, le
concile de Cyprien... ». Et il remarquer qu'a-
faisait

près tout, l'évêque de Carthage pas impec-


n'était
cable « Nous,
: écrivait-il un jour, nous ne faisons
aucun tort à Cyprien, quand nous établissons une
distinction entre toutes ses lettres et l'autorité cano-
nique des divines Écritures ». On s'explique ce petit
mouvement de mauvaise humeur; assurément, sur
192 SAINT CYPRIEN.

les questions en litige, les Donatistes étaient plus


fidèles que les Catholiques du temps à la tradition
de Cyprien.
Quoiqu'il ait dû souvent le réfuter, Augustin n'en
avait pas moins la plus haute estime pour l'évêque
de Carthage. Il l'a cité dans presque tous ses ou-
vrages. Ilprononcé à plusieurs reprises son pané-
a
gyrique à Carthage, près du tombeau, et sans doute
aussi à Hippone. Dans un de ses sermons « pour l'an-
niversaire du martvr Cyprien », il s'écriait « Qui :

donc aujourd'hui, je ne —
dirai pas dans notre ville,

mais dans l'Afrique entière et dans les pays situés au


delà des mers, et pas seulement parmi les chrétiens,
mais parmi les païens ou les Juifs, ou même les héré-
tiques, —qui donc trouverait-on indififérent? Qui
ne célèbre pas avec nous l'anniversaire du martyr
Cyprien?... Il n'a pas seulement parlé pour ceux qui
l'écoutaient; il a encore écrit des ouvrages qu'on
peut lire. Certains pays l'ont connu par l'intermé-
diaire de langues étrangères; d'autres, par ses pro-
pres lettres. Sa gloire s'est répandue en une foule
de contrées, et par la réputation de son martyre
héroïque, et par ses livres d'une lecture si agréable
et si douce ». Dans un autre sermon, Augustin
résumait d'un mot son admiration a Ce vénérable :

évêque, ce vénérable martyr, aucune éloquence ne


suffirait à le louer, pas même s'il se fût loué lui-
même ».
Cyprien conserva son autorité en Afrique pendant
les deux siècles qui suivirent la mort d'Augustin. On
continua de prononcer son panégyrique à l'occasion
de son anniversaire. Témoin, le sermon d'époque
vandale dont nous avons parlé déjà, et qu'on a attri-
bué sans raison à Victor de Vita témoin, encore, un
;
L'ÉCRIVAIN. 193

sermon de FuJgence, évêque de Ruspae, sur le même


sujet. Pendant la domination des Vandales, puis au
temps de l'occupation byzantine, Cyprien est connu
et cité par la plupart des écrivains du pays. Son
recueil des Testimonia reste en usage dans le nord
de l'Afrique, et contribue à y maintenir, au moins
dans une certaine mesure, la tradition des vieux textes
bibliques africains.
Tous ces faits attestent que, dans la contrée, on
continuait à lire beaucoup les œuvres de Cyprien,
bien des siècles après sa mort. Il a été, avec Tertul-
lien et Augustin, l'un des maîtres de la pensée et du
style dans l'Afrique chrétienne, et cela jusqu'à l'in-
vasion arabe. Mais, littérairement, son influence a
été surtout importante au m® siècle elle s'est exer- ;

cée principalement sur ses contemporains et sur les


clercs de la génération suivante. Il y a eu, en Afri-
que, une véritable ^coZe littéraire de Cyprien.
On
surprend l'origine de cette école dans quelques
pièces de la correspondance. Par exemple, Neme-
sianus et d'autres évêques numides, relégués aux
mines de Sigus, font un éloge enthousiaste de Cy-
prien et de ses écrits, dont ils attestent le rayonne-
ment « Toujours, disent-ils, tu as exprimé dans tes
:

lettres, ô très cher Cyprien, de grands sentiments en


rapport avec les circonstances. La lecture assidue de
ces lettres corrige les méchants et fortifie les hommes
de foi. Tu ne cesses pas d'expliquer, par tes traités,
les mystères des sacrements ;
par là, tu fais grandir
notre foi; tu fais aussi que des hommes quittent le

monde commencent à croire. Tu as apporté tous


et
les biens dans tes nombreux livres; et c'est toi-
même, à ton insu, que tu nous as proposé comme
modèle. En efiFet, tu surpasses tous les hommes : tu

i SAINT CYPRIEN.

es plus grand que tous pour traiter une question,


plus éloquent pour parler, plus sage pour conseiller,
plus simple dans ta sagesse, plus généreux dans tes
bonnes œuvres, plus saint dans ton désintéressement,
plus humble dans ta condescendance, plus vertueux
dans tes actes. Tu sais toi-même, ô très cher ami,
quel est notre souhait, notre vœu c'est de te voir
:

parvenu, toi, notre maître et notre ami, à la cou-

ronne du grand martyre ». Ainsi, ces évêques numi-


des saluent, dans leur collègue de Carthage, un maî-
tre et, par le style même de leur lettre, ils se mon-
;

trent ses disciples.


A
l'école de Cyprien se rattachent presque toutes
les œuvres africaines de ce temps. L'imitation est vi-
sible dans le sermon De aleatoribus, et dans la plu-
part des traités anonymes composés alors par des
clercs ou des évêques du pays; même dans les poé-
sies de Commodien, qui a souvent mis en vers des
passages des Testùnonia. De plus, Cyprien a exercé
une action très directe sur les rédacteurs des docu-
ments relatifs aux conciles, et une influence indi-
recte, encore très marquée, sur les rédacteurs des
relations de martyres. Non seulement il joue un rôle
dans plusieurs visions des confesseurs qui succombè-
rent après lui; mais encore, la Passio Montant men-
tionne un groupe de ses « disciples ». De plus, les
deux principaux héros de ce récit, Montanus et Fla-
vianus, prouvent par leurs discours qu'ils avaient en-
tendu ses leçons. D'ailleurs, l'influence du maître sur
les rédacteurs des deux parties du document, se
reconnaît jusque dans les détails du style.
Parmi ces fidèles disciples de l'évêque de Carthage,
on doit citer le diacre Pontius, qui fut son compa-
gnon d'exil avant de devenir son biographe, et qui ne
LHCKIVALV. 105

sest pas fait faute d'imiter son style. Mentionnons


encore le diacre Macrobius, dont on nous dit qu'il
«s'attacha à l'étude et au génie de saint Cyprien ».
Ce Macrobius, qu'on ne doit pas confondre avec les
évêques donatistes du même nom, paraît avoir com-
posé à l'imitation de Cvprien un recueil de citations
bibliques, eu cent chapitres, qui comprenait deux
parties : la première, dirigée contre les hérétiques,
sur la divinité du Christ; la seconde, sur des ques-
tions de discipline. Le diacre Macrobius, on le voit,
avait pris pour modèle les Tes timonia.
Ainsi, presque tous les ouvrages ou documents
africains de cette époque, traités, lettres, poésies.
Actes des conciles, relations de martyres, presque tout
trahit l'influence directe ou indirecte de l'évéque de
Carthage. Une école s'est formée autour de lui de son
vivant, et lui a quelque temps survécu. Histoire litté-
raire ou histoire religieuse, tout gravite autour de
Cyprien, dans cette Afrique chrétienne du m® siècle,
dontil a été non seulement le chef, mais l'âme, pres-
que la conscience, par son autorité morale, son infa-
tigable énergie, ses dons variés de politique, d'ora-
teur, et d'écrivain.
1
TABLE DES MATIÈRES

Pages
Chapitre I*'. — La vie de saint Cyprien : Thomme,
l'évêque, le martyr.
I. — Sources de la biographie de saint Cyprien. — 1

Son éducation. —
Le rhéteur de Carthage. Con- —
version. —
Le prêtre. —
Élection à l'épiscopat
IL —Cyprien évêque. —
Son attitude pendant la
persécution de Dèce. —
Son activité dans l'inter-
valle des deux persécutions. —
Sa politique dans
l'affaire des lapsi. —
Lutte contre les schismati-
ques. — Charité de Cyprien au temps de la peste. 12

IIL —Attitude de Cyprien dans l'affaire du baptême


des hérétiques. -— Son rôle dans les conciles de Car-
thage 34
IV. —
La dernière année de Cyprien. Son exil à —
Curubis. —
Son martyre. —
Son caractère et son
tour d'esprit 40

Chapitre II. — Les ouvrages apologétiques.


I. — Le Ad
Donatum. —
Sujet de Fopuscule. Le —
cadre. —
Contraste entre le fond et la forme. —
Nouveauté littéraire. —
Rapport avec les Confes-
sions de saint Augustin 53
IL —
Le Quod idola dii non sint. Emprunts à Ter- —
tuUien et à Minucius Félix. —
Dans quelle mesure
ce traité peut être considéré comme authentique.

C'est probablement un recueil d'arguments et de
textes 6:3

III. — Le pamphlet Ad Demetrianum. — Dans quelles


circonstances fut composé.— Objet de l'ouvrage.
il

— Réponse à une accusation des païens. — Forme


et ton de cette réponse. — Analogies avec la Cité
de Dieu 69
12
108 TABLE DES MATIERES.
1
Pagoa.
IV. — Recueils de textes sacrés. — Les Testimonia ad
Quirinum. — Attaques contre Juifs. — Démons- les
tration de vérité du christianisme. — Devoirs du
la
chrétien. — Le Ad Forlunatum. — Idolâtrie et mar-
tyre. — Rapport de ces recueils avec les ou\Tages
apologétiques. — Comment Cyprien a compris l'a-
pologie >
Chapitre III. — Les
traités de discipline et la pré-
dication de saint Cyprien.
I. — Legroupe des traités de discipline. Ouvragesde —
circonstance et instructions pastorales. La pré- —
dication de saint Cyprien 93
II. — Les ouvrages de circonstance. — Le De lapsis
et le De co.tholicae Ecclesiae v.nitate. — Rapports de
ees deux opuscules. —
Comment ils se complètent
l'un l'autre. —
Intérêt historique
.'
•:

in. Le De mortalitfAtc. — Les sermons prononcés par


Cyprien pendant la peste. —
Rapport de l'opuscule
conservé avec ces sermons. —
Éléments divers dont
il se compose. —
Descriptions réalistes. Argu- —
mentation. —
Stoïcisme chrétien -
111

IV. — Les instructions pastorales. -- La toilette des



femmes : le De habifv. virginum. La prière le :


De Dominicaorationc. La résignation chrétienne :

le De bono patientiae. — L'aumône De : le ojyei^e et


eleemosynis. — L'envie De zelo et iivore. — Ca-
: le
ractères communs à ces traités. — Emprunts à
Tertullien. — Souci des applications l-2i.

V. —Comment Cyprien a compris sermon. — Rôle le


des citations bibliques. — Commentaire des textes
sacrés. — Peintures morales. — Conseils pratiques
et aspirations mj-stiques. — Caractère de cette élo-
quence 1 :> '

Chamt^ IV. — La correspondance.


I. — Physionomie actuelle du recueil de — lettres.
Comment ilformé. — Éléments dont
s'est com- il .se

pose. — Lettres de contemporains. — Les corres-


pondants de C}T)rien. — Lettres synodales. — Cor-
respondance personnelle de Cyprien. — Lettres re-
latives aux persécutions. — Lettres relatives aux
polémiques. — Lettres diverses. — Caractère de
cette correspondance 135
TABLE DES iMATIERES. 199

Pages.
II. — Intérêt historique de la correspondance. —
Idées de Cypi'ien sur la discipline et la hiérarchie
ecclésiastique. —
Comment Cyprien a compris son
rôle d'évéque. —
Place qu'il tient dans l'histoire
de l'ÉgHse 151

Chapitre V. — L'écrivain. —
La légende de saint
Cyprien et son influence littéraire.
I. —L'écrivain. —
Caractères communs à toute^s ses
œuvres. —
Importance des citations bibliques. —
Ce que Cyprien doit à Tertullien. —
Méthode de
composition. —
Langue et style IGT

II. — La gloire littéraire de saint Cyprien. Ses —


admirateurs dans l'Occident latin. —
La légende de
Cyprien. —
Sa popularité en Afrique. —
Basiliques
et fêtes en son honneur. — Admiration des lettrés
et des clercs africains. — Cyprien et les Donatistes.
— Influence littéraire sur les contemporains. —
L'école de Cyprien 181

"ypo^raphie Firmin-Didot et C". — Parii


La BlbtlotkQ.qaQ, Tko, LÂ.b^cviy
Université d'Ottawa Uni vers ity of Ottawa
Echéance Date Due

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