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Le Comte Napoléon Poninski À L'abbaye de Beauport

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Le comte Napoléon Poninski ,

Un propriétaire polonais à l’Abbaye de Beauport (1843 - 1864)

Par son mariage français le 10 juillet 1843, le comte Jean-


Népomucène-Napoléon Poninski - né à Cracovie le 23 juin 1804 de
Caroline Maslowska et de François-Xavier Poninski – entre dans l’histoire
“laïque” de l’Abbaye de Beauport, désertée de ses derniers chanoines en
1790. Vingt années durant, il se consacre avec son épouse à réunifier le
domaine abbatial morcelé par la Révolution et entretenir au mieux les
bâtiments. On doit en partie à sa pugnacité le classement de l’abbaye au
titre des Monuments historiques. Inhumé dans l’église de Beauport comme
le furent les grands donateurs médiévaux, le comte Poninski reste
pourtant une figure encore méconnue. A la demande de l’Association
franco-polonaise Côtes d'Armor-Warmie et Mazurie, voici l’esquisse d’un
portrait que certains lecteurs pourraient sans doute venir compléter.

Beauport et la famille Morand

Lorsque, en l’An IV de la Première République (1796), l’abbaye de


Beauport est proposée à la vente en tant que bien national de première
catégorie (ecclésiastique), trois acquéreurs locaux s’associent pour
l’emporter : il s’agit du directeur de la salpétrière créée en 1794 à
Beauport, le plouézécain Pierre Sérel Desforges, du négociant de Pontrieux
Charles Le Brigant et du commerçant et brasseur paimpolais Louis-Aimé
Morand. Ce dernier - qui nous intéresse en tant que beau-père posthume
de Napoléon Poninski - est issu d’une dynastie bourgeoise enrichie dans
les affaires dès le début du XVIIIème siècle. Notable, il a pour frère le juriste
Joseph-René, sénéchal de Paimpol en 1789, avocat au Parlement de
Bretagne, puis député à l’Assemblée. Lui-même exerce comme trésorier-
receveur du district et, à ce titre, est particulièrement bien informé des
mises à l’encan et des adjudications en cours, ce qui ne manque pas de le
favoriser dans la constitution du patrimoine familial. Ainsi, dès 1790,
conteste-t-il l’évaluation de Beauport réalisée par les experts, profitant
incidemment de la dévaluation de l’assignat pendant la procédure. Par
ailleurs, la guerre lui permet d’acquérir à peu de frais trois bateaux
anglais, qui vont former le gros de son armement. Père de deux enfants,
Mélanie (née en 1802) et Louis-Victor (né en 1806), il réside à Paimpol, rue
de Ploubazlanec, à proximité de la cale aux pommes dont le commerce
alors florissant contribue au succès de son négoce.

Le lot attribué à Morand comprend les bâtiments suivants : l’aile des


convers, l’église abbatiale et les celliers, ainsi qu’une quarantaine
d’hectares avoisinant. Chacun des trois propriétaires entreprend de se
cloisonner chez soi, édifiant des murs de fortune avec les débris des autels
et des clefs de voûte. Successivement, l’abbaye va abriter diverses
activités : après la salpétrière viennent une ferme, la mairie de Kérity,
l’école communale, puis une cidrerie. Cette situation confuse concourt au
délabrement général des lieux, dont souffre en particulier l’église que
personne n’entretient plus. En 1822 s’effondrent le clocher et le collatéral
sud. Parmi les premiers érudits voyageurs, l’Anglais Trollope décrit
l’abbatiale comme un lieu à l’abandon, servant même, en 1839, de dépôt
à la cargaison d’un navire échoué : “L’autel avait été détruit et les
représentations et les tableaux emportés depuis longtemps (…). Tout le
corps du bâtiment était occupé par une masse de barils, caisses, espars et
cordages.” S’agissait-il d’un des armements de Louis-Victor, propriétaire
des lieux depuis le décès de son père en 1833 ? On sait qu’avant de
devenir l’inventeur de la pêche en Islande à la campagne de 1852, Louis
Morand fils installa son chantier naval en Kérity. Par ailleurs, une tradition
orale non confirmée fait résider son atelier de tracé, une décennie plus tôt,
dans les étages du bâtiment au duc en le rendant responsable d’une
partie des graffiti de bateaux s’y trouvant. Quoi qu’il en soit,
vraisemblablement plus intéressé par l’espace de stockage ou le revenu
des locations que par la réhabilitation des bâtiments, il ne donna pas plus
suite que les autres propriétaires aux projets utopiques des frères
Lamennais (orphelinat agricole ou résidence d’intellectuels retirés du
monde).

Ainsi l’abbaye de Beauport ne devra-t-elle sa renaissance qu’à


l’emprise progressive de son aînée, Mélanie, qui, libérée d’une
affectionnée mais étroite tutelle paternelle, va désormais affirmer ses
choix personnels. En 1839, avec son héritage, elle rachète le bâtiment au
duc aux héritiers de Sérel Desforges, marquant son propre attachement
aux lieux. La seconde étape de son “affranchissement” individuel est plus
singulière : encore célibataire à quarante ans – son père ne voulant pas la
voir s’éloigner de lui la voulait marier avec un “indigène du lieu”, elle n’en
trouvant aucun à son goût ne désirait qu’un étranger - elle contracte un
mariage avec le plus inattendu des prétendants, un réfugié polonais déchû
de sa fortune.

Une alliance atypique

Le comte Napoléon Poninski appartient à une famille de l’aristocratie


polonaise de la souche de Lodzia de Poninski, dont furent issus d’insignes
membres du clergé et de l’armée au cours des siècles. Sa branche était
détentrice de nombreuses propriétés dans le sud du pays, en particulier
dans le Palatinat de Kiélec et tout le “royaume de Galicie”. Mais le
dépeçage du pays à la fin du XVIIIème siècle par ses voisins russes, prussiens et
autrichiens, la priva progressivement du libre usage de ses biens. En 1815, le congrès de
Vienne confirma ce joug sur le pays, exacerbant la résistance patriotique qui culmina avec
l’insurrection de 1830. Suite à la violente répression russe, Napoléon et
son frère Stanislas, qui, en tant que militaires avaient pris part aux
événements, durent s’exiler. Les biens familiaux furent mis sous
séquestre, ainsi que la fortune maternelle évaluée à plusieurs millions,
dont tous deux auraient dû hériter à la mort de leur grand-mère
Maslowska. C’est ainsi dépourvus de toutes ressources que de nombreux
réfugiés, essentiellement nobles et militaires, arrivèrent sur le territoire
français.

Particulièrement sensibilisées par les articles de Félicité de


Lamennais, les Côtes-du-Nord en accueillirent bon nombre : de 1840 à
1846 sont ainsi recensés à Paimpol six Polonais, mais le nom de Napoléon
Poninski ne figure pas au registre. Un passeport du Ministère de l’Intérieur,
conservé jusqu’à il y a peu par ses héritiers, révèle qu’il était en 1842
assigné à résidence (mesure de sécurité imposée par le gouvernement
français à tous les ressortissants polonais suite à cette première vague
d’immigration) à Piriac, près de Nantes. On ne dispose pour l’instant
d’aucune information sur les raisons et la date précise de son arrivée à
Paimpol. Toujours est-il qu’il fréquentait alors un couple également issu de
l’immigration, les Sluzewski, résidant à Ploubazlanec. C’est chez eux que
se déroula la rencontre entre la riche héritière ayant “coiffé Sainte-
Catherine” et le beau capitaine auréolé par le martyre de l’exil - rencontre
décrite plus tard par Mélanie Poninska à sa petite-nièce Elisa Bonnaterre.
« Lorsque j’ai connu Monsieur Poninski, ce n’était déjà plus tout à fait un jeune
homme : il avait trente-huit ans ; mais une vie sagement réglée avait prolongé chez lui la
jeunesse, ou tout au moins, ses apparences : on ne lui aurait pas donné trente ans. Il
était encore un peu grêle alors, pour sa haute taille ; deux ou trois ans plus tard, lorsque
dans notre oasis de Beauport il eut pris, non de l’embonpoint mais un peu plus d’ampleur,
ce fut un très bel homme.
Il avait un beau front couronné par des cheveux bien plantés, de ce châtain particulier à
ceux qui, dans la première jeunesse, ont été blond-cendré, ce qui était aussi précisément
la nuance des miens ; les sourcils, très fournis, étaient de la même couleur ; les yeux,
gris-bleu, s’ouvraient pensifs, au fond d’une profonde arcade sourcilière ; le nez était
délicat, la bouche tout à fait charmante, ainsi que le rare sourire qui venait quelquefois
éclairer la douceur attristée de cette aimable physionomie, où se reflétait un cœur loyal,
une âme tendre et sérieuse.
Il parlait le français avec une pureté remarquable, ne se servant que de termes choisis –
un peu lentement, comme cherchant quelquefois le mot propre – et un léger accent qui
n’était pas sans grâce.
Sa conversation n’était jamais futile, toujours intéressante ; il ignorait l’art de dire des
jolis riens et de parler pour ne rien dire : quand il n’avait rien à dire, il ne disait rien ; mais
quand il parlait de son cher pays – de ses malheurs – de ses dernières luttes, il se
transfigurait : sa voix devenait vibrante, sa parole enflammée ; il y avait alors en lui, du
martyr et du chevalier.
Je l’écoutais avec un intérêt qui de jour en jour devenait plus vif ; lui, de son côté, prenait
peu à peu l’habitude de m’adresser plus particulièrement tout ce qu’il disait ; ses visites
chez Mme Sluzewska allaient toujours se rapprochant, et c’est ainsi que je devins
l’épouse du comte Napoléon Népomucène Poninski. »

Union d’amour selon les termes mêmes de l’épousée, c’est aussi en


filigrane un « beau » mariage pour le proscrit, qui ne peut exercer le
métier des armes en France et dont les terres sont confisquées en
Pologne. Les témoins de Mélanie, apparentés aux Morand par cousinage
pour l’un, par alliance pour l’autre, assurent une entrée remarquée de
Poninski dans la bonne société, non seulement locale, mais briochine : en
effet, il ne s’agit pas moins que du député Charles Armez et du préfet
Jean-Baptiste Thieullen. Cependant, le comte entretient ses propres
attaches en requérant deux de ses compatriotes comme témoins,
Stanislas Sluzewski lui-même et un certain Séverin Laskowski.

On sait par ailleurs que Poninski et sa femme poursuivirent jusqu’à


leurs morts respectives d’étroites relations épistolaires avec certains
membres de sa famille essaimée entre la France et l’Italie. Son neveu
Bronislas, l’un des fils de Stanislas, joua en particulier un grand rôle dans
la vie de ce couple sans enfant, surtout après son retour en Pologne et son
établissement au domaine restitué de Maloszow (malheureusement après
le décès de son oncle). Fidèle à l’héritage de son époux autant qu’il fut
scrupuleux envers celui de Beauport, la comtesse Poninska s’employa
alors à épauler ce neveu dans son œuvre de redressement des terres, lui
prodiguant conseils autant qu’aides substantielles. Ainsi échangeaient-ils à
longueur de courriers sur la rotation des cultures, les usages agraires en
cours à Paimpol ou le cours des blés… mais aussi sur la politique
balkanique et les menaces de guerre avec la Russie. Ces liens affectueux
devaient se concrétiser par la visite de Bronislas à Beauport dans les
années 1875-80, visite dont il garda un souvenir vivace, ne manquant
jamais de donner le bonjour nominal aux proches de sa tante ou de lui
réclamer de nouvelles photographies de l’abbaye. Pour sa part, et malgré
les invitations répétées de Bronislas et de son épouse Angèle, elle ne
devait jamais se rendre en Pologne du fait de son grand âge.

L’empreinte des Poninski à Beauport

En 1845, Mélanie Poninska acquiert auprès de son frère l’aile des convers, jusqu’alors
louée à la mairie de Kérity, avec le projet d’y emménager avec son époux : dès lors
commence une décennie de travaux d’aménagements intérieurs, dont subsistent aujourd’hui
de nombreux témoins. A l’intérieur de ce vaste volume rectangulaire réparti sur deux étages,
autrefois peu cloisonné du fait de sa vocation d’hébergement collectif, le couple crée la
structure d’un appartement bourgeois caractéristique du règne de Louis-Philippe. Confortable
sans ostentation, doté de petites pièces intimes à alcôves, le logement dispose au premier
étage des pièces de réception et de vie commune, au second étage de trois chambres et d’un
cabinet de toilette, se partageant l’espace sous charpente avec un vaste grenier. La décoration
des lieux se veut dans le goût “troubadour” qui plait alors, avec des boiseries néo-gothiques,
d’élégants papiers-peints de style “cathédrale” et de nombreux réemplois d’éléments peints ou
sculptés du momument. Ainsi des trumeaux à thèmes bucoliques du début du XVIIIème siècle
sont-ils enlevés de l’appartement de l’abbé et redisposés au dessus des portes du premier
étage. Un ange baroque en bois doré de l’autel abbatial trouve place au mur du salon en
camaïeux de gris. Un petit dépôt lapidaire est présenté, tel un cabinet de curiosité, sur un beau
coffre d’armateur. Enfin, une paire de colonnes torses en bois ciré ornées de pampres - que
Prosper Mérimée lui-même avait signalé à l’attention des Morand lors de sa visite une
décennie plus tôt - est intégrée en appui de part et d’autre de la cheminée dans la salle à
manger. Etonnament, le résultat est d’une simplicité cossue parfaitement réussie.
Dans ce cadre poétique, à échelle humaine, la vie des époux s’écoule tranquille et sans
mondanité : seule la famille proche est reçue et les solliciteurs de tous poils qui envahiraient
volontiers le cloître, avec leurs projets ou leurs études en celtomanie, se voient souvent
éconduits par souci de tranquillité. Le train de vie simple, quasi autarcique, évoque celui
d’une bourgeoisie terrienne attentive aux dépenses superflues. Mais les loisirs révèlent un
couple cultivé, quoi que sans prétention. La bibliothèque est fournie, où les classiques grecs et
latins abondent et voisinent avec Voltaire et des ouvrages d’histoire polonaise. Par héritage de
son père qui se piquait de goûter aux inventions à la mode, Mélanie a reçu un beau
zograscope en noyer, instrument d’optique fleuron des salons aisés au siècle précédent. Avec
son époux, ils s’en servent souvent pour voyager en rêve, visionnant des gravures de villes
coloriées au pochoir. D’une éducation soignée recue dans des écoles religieuses de Paris puis
Saint-Brieuc, la nouvelle comtesse dessine fort bien et aime copier l’antique; elle joue du
piano, chante et souscrit aux ouvrages pour dame : tapisserie, couture, dentelle aux fuseaux.
Mais surtout elle se plait à écrire, de très nombreuses lettres bien sûr, mais aussi des poésies et
même l’esquisse d’un roman. Dans cette paisible retraite, il faut dire que seuls le courrier et
l’abonnement à la revue L’Illustration font entrer les rumeurs du monde. Tout le réseau
amical est donc mis à contribution pour apprendre les détails de la vie sociale et culturelle à
Rennes, Nantes ou Paris. On s’entretient des événements politiques, de la saison des bals, des
relations communes. Les citadins ne manquent pas d’adresser les derniers romans en vogue,
tandis qu’on les remercie en confectionnant des paniers garnis avec les produits du domaine :
pommes, beurre salé, poissons frais ou fumés et même, dans les circonstances exceptionnelles
– communion, bal de débutante ou mariage – roses et camélias poussant à l’abri du cloître.
Car Mélanie aime aussi jardiner, bouturant et tentant d’acclimater des variétés.

Cependant, Napoléon entretient son niveau d’escrime, mais surtout, iI a pris en main
les intérêts de sa femme et gère le domaine d’une main sûre, n’épargnant ni sa peine ni son
savoir-faire. C’est à lui que revient le courrier d’affaire et la gestion des baux, mais par goût
d’ancien grand propriétaire terrien, il semble porter une attention particulière à l’entretien et
au renouvellement des vergers, comme le démontrent quelques extraits d’un récapitulatif
trouvé dans ses archives personnelles : “26 décembre 1847. Constate qu’il y avait en tout 185
arbres grands et petis dans le vergé (sic) Costy. Depuis nous avons planté 13 quenouilles et
puis abattu environ 18 arbres morts. Le 2 Janvier 1849, j’ai trouvé les pommiers morts et
renversés par le vent : cinq arbres. 6 Janvier 1850 j’ai envoyé à Corlouer à planter 6
pommiers 4 cerisiers et 2 pruniers. 25 Février 1850 on a tiré 4 pommiers morts tous petits. 26
Janvier 1852 on a tiré 9 arbres morts, petits ou grands. (...) Le 7 Janvier 1862 on a tiré 4
pommiers dans le vergé (sic) et 2 dans le champs.” Cet intérêt, qui vient compléter la passion
de Mélanie pour le jardinage, l’enracine à l’abbaye et l’érige, de fait, en véritable “châtelain
de Beauport”.

En 1860, les Poninski héritent des derniers bâtiments abbatiaux appartenant à Louis-
Victor Morand, leur frère et beau-frère. Ils se trouvent dès lors principaux propriétaires des
lieux, ayant quasiment reconstitué l’intégrité du domaine abbatial démembré par la
Révolution. Mais le devenir de l’aile du chapitre les inquiétent, puisque la commune de Kérity
vient de démolir les deux chapelles du transept nord et envisage d’éventrer la sacristie pour
agrandir l’école communale. Sans doute cela les poussent-ils, conjointement à l’actif
inspecteur des Monuments historiques, Geslin de Bourgogne, à solliciter l’intervention du
préfet Rivaud de la Raffinière. Publié dans la liste de 1862, le classement de l’abbaye au titre
des Monuments historiques intervient enfin – alors que l’inspection favorable de Prosper
Mérimée remontait déjà à 1835. Son oeuvre de réunification achevée et couronnée par cette
ultime reconnaissance officielle, Napoléon Poninski s’éteint à Beauport le 22 décembre 1864.
La comtesse Poninska, qui lui survécut près de trente ans, y habite solitaire et dans la
mémoire de son cher “grand homme”, dirigeant à sa place le domaine que ses héritiers
devaient transmettre, un siècle plus tard, au Conservatoire du littoral.

Laurence Meiffret

Directrice de l’Abbaye de 1993 à 2011

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