Le Comte Napoléon Poninski À L'abbaye de Beauport
Le Comte Napoléon Poninski À L'abbaye de Beauport
Le Comte Napoléon Poninski À L'abbaye de Beauport
En 1845, Mélanie Poninska acquiert auprès de son frère l’aile des convers, jusqu’alors
louée à la mairie de Kérity, avec le projet d’y emménager avec son époux : dès lors
commence une décennie de travaux d’aménagements intérieurs, dont subsistent aujourd’hui
de nombreux témoins. A l’intérieur de ce vaste volume rectangulaire réparti sur deux étages,
autrefois peu cloisonné du fait de sa vocation d’hébergement collectif, le couple crée la
structure d’un appartement bourgeois caractéristique du règne de Louis-Philippe. Confortable
sans ostentation, doté de petites pièces intimes à alcôves, le logement dispose au premier
étage des pièces de réception et de vie commune, au second étage de trois chambres et d’un
cabinet de toilette, se partageant l’espace sous charpente avec un vaste grenier. La décoration
des lieux se veut dans le goût “troubadour” qui plait alors, avec des boiseries néo-gothiques,
d’élégants papiers-peints de style “cathédrale” et de nombreux réemplois d’éléments peints ou
sculptés du momument. Ainsi des trumeaux à thèmes bucoliques du début du XVIIIème siècle
sont-ils enlevés de l’appartement de l’abbé et redisposés au dessus des portes du premier
étage. Un ange baroque en bois doré de l’autel abbatial trouve place au mur du salon en
camaïeux de gris. Un petit dépôt lapidaire est présenté, tel un cabinet de curiosité, sur un beau
coffre d’armateur. Enfin, une paire de colonnes torses en bois ciré ornées de pampres - que
Prosper Mérimée lui-même avait signalé à l’attention des Morand lors de sa visite une
décennie plus tôt - est intégrée en appui de part et d’autre de la cheminée dans la salle à
manger. Etonnament, le résultat est d’une simplicité cossue parfaitement réussie.
Dans ce cadre poétique, à échelle humaine, la vie des époux s’écoule tranquille et sans
mondanité : seule la famille proche est reçue et les solliciteurs de tous poils qui envahiraient
volontiers le cloître, avec leurs projets ou leurs études en celtomanie, se voient souvent
éconduits par souci de tranquillité. Le train de vie simple, quasi autarcique, évoque celui
d’une bourgeoisie terrienne attentive aux dépenses superflues. Mais les loisirs révèlent un
couple cultivé, quoi que sans prétention. La bibliothèque est fournie, où les classiques grecs et
latins abondent et voisinent avec Voltaire et des ouvrages d’histoire polonaise. Par héritage de
son père qui se piquait de goûter aux inventions à la mode, Mélanie a reçu un beau
zograscope en noyer, instrument d’optique fleuron des salons aisés au siècle précédent. Avec
son époux, ils s’en servent souvent pour voyager en rêve, visionnant des gravures de villes
coloriées au pochoir. D’une éducation soignée recue dans des écoles religieuses de Paris puis
Saint-Brieuc, la nouvelle comtesse dessine fort bien et aime copier l’antique; elle joue du
piano, chante et souscrit aux ouvrages pour dame : tapisserie, couture, dentelle aux fuseaux.
Mais surtout elle se plait à écrire, de très nombreuses lettres bien sûr, mais aussi des poésies et
même l’esquisse d’un roman. Dans cette paisible retraite, il faut dire que seuls le courrier et
l’abonnement à la revue L’Illustration font entrer les rumeurs du monde. Tout le réseau
amical est donc mis à contribution pour apprendre les détails de la vie sociale et culturelle à
Rennes, Nantes ou Paris. On s’entretient des événements politiques, de la saison des bals, des
relations communes. Les citadins ne manquent pas d’adresser les derniers romans en vogue,
tandis qu’on les remercie en confectionnant des paniers garnis avec les produits du domaine :
pommes, beurre salé, poissons frais ou fumés et même, dans les circonstances exceptionnelles
– communion, bal de débutante ou mariage – roses et camélias poussant à l’abri du cloître.
Car Mélanie aime aussi jardiner, bouturant et tentant d’acclimater des variétés.
Cependant, Napoléon entretient son niveau d’escrime, mais surtout, iI a pris en main
les intérêts de sa femme et gère le domaine d’une main sûre, n’épargnant ni sa peine ni son
savoir-faire. C’est à lui que revient le courrier d’affaire et la gestion des baux, mais par goût
d’ancien grand propriétaire terrien, il semble porter une attention particulière à l’entretien et
au renouvellement des vergers, comme le démontrent quelques extraits d’un récapitulatif
trouvé dans ses archives personnelles : “26 décembre 1847. Constate qu’il y avait en tout 185
arbres grands et petis dans le vergé (sic) Costy. Depuis nous avons planté 13 quenouilles et
puis abattu environ 18 arbres morts. Le 2 Janvier 1849, j’ai trouvé les pommiers morts et
renversés par le vent : cinq arbres. 6 Janvier 1850 j’ai envoyé à Corlouer à planter 6
pommiers 4 cerisiers et 2 pruniers. 25 Février 1850 on a tiré 4 pommiers morts tous petits. 26
Janvier 1852 on a tiré 9 arbres morts, petits ou grands. (...) Le 7 Janvier 1862 on a tiré 4
pommiers dans le vergé (sic) et 2 dans le champs.” Cet intérêt, qui vient compléter la passion
de Mélanie pour le jardinage, l’enracine à l’abbaye et l’érige, de fait, en véritable “châtelain
de Beauport”.
En 1860, les Poninski héritent des derniers bâtiments abbatiaux appartenant à Louis-
Victor Morand, leur frère et beau-frère. Ils se trouvent dès lors principaux propriétaires des
lieux, ayant quasiment reconstitué l’intégrité du domaine abbatial démembré par la
Révolution. Mais le devenir de l’aile du chapitre les inquiétent, puisque la commune de Kérity
vient de démolir les deux chapelles du transept nord et envisage d’éventrer la sacristie pour
agrandir l’école communale. Sans doute cela les poussent-ils, conjointement à l’actif
inspecteur des Monuments historiques, Geslin de Bourgogne, à solliciter l’intervention du
préfet Rivaud de la Raffinière. Publié dans la liste de 1862, le classement de l’abbaye au titre
des Monuments historiques intervient enfin – alors que l’inspection favorable de Prosper
Mérimée remontait déjà à 1835. Son oeuvre de réunification achevée et couronnée par cette
ultime reconnaissance officielle, Napoléon Poninski s’éteint à Beauport le 22 décembre 1864.
La comtesse Poninska, qui lui survécut près de trente ans, y habite solitaire et dans la
mémoire de son cher “grand homme”, dirigeant à sa place le domaine que ses héritiers
devaient transmettre, un siècle plus tard, au Conservatoire du littoral.
Laurence Meiffret