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Droits de L'homme Critique D'une Approche Libérale

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Sous la direction de

Sarhan Dhouib et Mongi Serbaji

Culture, identité
et droits de l’homme
Approches transculturelles
© L’Harmattan, 2024
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.editions-harmattan.fr
ISBN : 978-2-336-42175-9
EAN : 9782336421759
Mongi Serbaji

Regard croisé

Dans son exposé, Matthias Katzer a essayé de réfuter une manière


d’objecter contre l’universalisme des normes libérales fondamentales. Il a
essayé également de montrer que ces normes libérales respectent parfaitement
les particularités et les différences culturelles et que, par conséquent, elles
décrivent les conditions qu’une organisation politique doit remplir pour être
juste.
Ce dernier point paraît très important puisque la justice demeure le vrai
enjeu de tout ordre juridique et politique. La validité universelle des normes
libérales peut être jugée en fonction de la possibilité de réaliser la justice dans
des contextes culturels ou multiculturels différents. Ces normes peuvent ainsi
être acceptées, abstraction faite de leur origine occidentale. Force est donc de
se poser la question : comment intégrer l’universel dans des contextes concrets
de justification de manière que toute communauté politique ou culturelle
s’approprie les normes universelles comme étant les siennes ?
À partir de cette question, on peut développer une réflexion articulée en
deux moments. Au premier, il s’agit de mettre en question le principe
égalitariste sur lequel les normes libérales sont fondées. Bien que ces normes
soient centrées sur le principe d’égalité – libertés égales, traitement égal et
égale participation – leur application peut être jugée, dans certaines
circonstances, comme étant à l’origine de situations d’injustice. Ceci dit, au
second moment, on propose des éléments de réflexion sur un concept
d’« universalisme » basé sur la discussion.
1/ En effet, les normes libérales prétendent à l’universalité et au respect des
particularités dans la mesure où elles sont liées, voire conditionnées par le
principe de neutralité éthique de l’État. Dans cette perspective, qui favorise un
point de vue déontologique, on respecte les différences en les ignorant. Les
normes libérales, dont la prétention à la transculturalité est justifiée à partir de
leur aspect égalitaire, ne peuvent être saisies qu’une fois ramenées à leur
fondement individualiste. Ces normes se rapportent à des personnes
individuelles sans tenir compte de leurs identités et de leurs différences. Il faut
vérifier, alors, si cette politique égalitariste n’engendre pas des situations qui
peuvent être appréciées par certaines personnes comme étant des situations de
discrimination. Ne serait-il pas plus judicieux de lutter contre des situations
réelles d’injustice que de chercher à justifier un universalisme égalitariste,
mais, hélas, abstrait ?
Si l’on croit Kymlicka – pour ne pas quitter la perspective libérale – la
culture d’un groupe doit être saisie en tant que contexte de choix dans lequel

 Université de Gabes, Tunisie.

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une personne peut exercer ses libertés et jouir de ses droits. D’où, pour pouvoir
choisir et agir librement, pour se rassurer d’avoir une chance égale à celle de
tous les autres individus de faire usage de ses libertés et, enfin, pour être
motivé à participer au processus démocratique de la formation de la volonté
politique au sein d’un espace public inclusif, une personne doit être capable
de faire valoir sa culture et de la préserver.
Dans ce contexte, Kymlicka propose d’introduire des droits collectifs1.
Ceux-ci supposent qu’il faut traiter d’une manière inégale ce qui est différent,
dans l’esprit, bien sûr, d’être en faveur des groupes défavorisés ; et donnent
aux groupes ethniques ou culturels la possibilité de s’auto-organiser en vue de
garder et de développer leur contexte de vie. Aussi bien sur un plan étatique
que sur un plan global, ces droits peuvent être nécessaires pour protéger la
diversité.
Mais même si on laisse de côté le débat sur l’aspect collectif ou individuel
des droits, on a de plus en plus tendance à considérer que des « règlements
d’exception »2 qui tiennent compte des différences identitaires seraient dans
certains cas tolérés, voire indispensables. Ils montrent qu’un traitement des
citoyens qui peut être jugé inégal n’est pas injuste pour autant. C’est le cas,
par exemple, pour le port du turban sikh approuvé par certains tribunaux en
Europe et au Canada.
La non-reconnaissance de certains droits collectifs, ou du moins de
règlements d’exception, pourrait donner lieu à des situations qui seraient
vécues par les minorités ou par des personnes vulnérables comme étant
injustes. Le traitement égalitaire devient, paradoxalement, un traitement
discriminatoire. Sa dignité mutilée, une personne se sent exclue et trouve peu
de motifs à participer aux décisions sur les affaires publiques et à faire usage,
de manière adéquate, de sa liberté, devenue désormais sans objet. On peut dire
alors que les normes libérales ne sauraient avoir une validité universelle sans
être attachées à une politique de la différence.
C’est pour cette raison, peut-être, que le libéralisme se montre de plus en
plus ouvert à l’idée d’une politique de la différence. Mais en s’attachant
toujours à une conception de la justice substantielle et peu attentive au
contexte, il risque de réduire l’enjeu de la politique de la différence à
l’établissement d’un modus vivendi entre les différentes cultures ou
subcultures. Il demeure, par contre, en deçà de mettre en œuvre une
conception « reconstructiviste » de l’universalisme, c’est-à-dire une
conception qui soit le résultat de procédures dialogiques de justification.
2/ Dans cette optique, S. Benhabib élabore un concept d’universalisme qui,
dit-elle, « ne consiste pas en une essence ou une nature humaine que nous

1 Voir Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, trad. Patrick Savidan, La Découverte,


Paris, 2001, p. 57 sq.
2 Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », in Cités, n° 13, 2003,

p. 164.

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sommes censés, tous, avoir ou posséder, mais plutôt en des expériences
d’établir des points communs au-delà des diversités, conflits, divisions et
disputes. »3 Cet universalisme, qui peut être exploré notamment à travers le
langage des droits de l’homme4, n’est pas, donc, un fait. Il est un objectif ou
une aspiration d’ordre moral. Selon cette définition, le contenu d’une norme
universelle peut être contextuellement justifié et donc différemment conçu et
réalisé. Il s’agit d’un « universalisme interactif »5 dont le mérite distinctif est
d’être réitéré dans un contexte concret6.
Selon cette perspective, les droits de l’homme, et donc aussi les normes
libérales, doivent être soumis itérativement à un complexe processus concret
de délibération publique tout en adossant un universalisme moral exprimé par
le principe de respect mutuel des libertés communicationnelles. Sur la base de
ce principe moral universel, que l’on peut qualifier, en utilisant un vocabulaire
habermassien, de « procédural », le contenu juridique des droits de l’homme
est chaque fois justifié dans un contexte concret et positionné par rapport aux
institutions juridiques et politiques et par rapport à la société civile7.
Ce qui est intéressant dans cette approche de l’universalisme c’est qu’elle
esquive, à la fois, le contextualisme relativiste et l’universalisme abstrait. Une
norme est universelle, non pas du simple fait qu’elle a un aspect égalitariste,
mais elle l’est lorsque les acteurs, politiquement autonomes, s’en approprient
et qu’elle devienne la leur8. C’est seulement dans ces conditions que l’on peut
entamer un débat qui doit s’opérer à deux niveaux, intra-culturel et inter-
culturel. Ces deux niveaux s’enrichissent mutuellement de leur diversité et en
mettant à la disposition des interlocuteurs un large éventail de ressources
matérielles et symboliques auxquelles ils peuvent avoir accès. Ce débat mise
sur le développement d’une perspective transculturelle largement inclusive.
Chaque culture y trouve un contexte pour mieux apprécier ce qui, en son
patrimoine normatif, peut être marqué comme universalisable.
S’il est vrai, comme Benhabib le remarque, que l’universalisme des droits
de l’homme tient compte de l’interdépendance de leur cœur moral et de leur
forme juridique, il n’en reste pas moins que cet universalisme est aussi
politiquement conditionné. En effet, la création d’un espace public global de
discussion est tributaire de la mise en œuvre d’institutions mondiales
productives de reconnaissance. Par institutions on entend « un système public
de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs

3 Seyla Benhabib, « Another Universalism : On the Unity and Diversity of Human Rights », in
Proceeding and Addresses of the American Philosophical Association, Vol. 81, n° 2, novembre
2007, p. 16.
4 Voir ibid., p. 9.

5 Ibid., p. 19.

6 Voir ibid.

7 Voir ibid., p. 21.

8 Voir ibid.

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devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités »9 ainsi que « les contraintes
humaines qui structurent les interactions politiques, économiques et
sociales »10. Sans que le marché, l’école, les médias, etc. soient capables de
produire l’interculturalité, l’on voit mal comment un universalisme, ou une
perspective transculturelle, puisse intégrer ceux qui sont laissés-pour-compte :
ces créatures invisibles, victimes de l’égalitarisme aveugle.

9John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Points, Paris, 2009, p. 86.
10Douglass C. North, « Institutions », in The Journal of Economic Perspectives, Vol. 5, n° 1,
Hiver 1991, p. 97.

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