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Institut de Recherche Pour Le Développement Social Des Jeunes

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INSTITUT

DE RECHERCHE
POUR LE DÉVELOPPEMENT
SOCIAL DES JEUNES
1

Regards divers
sur la violence
Recueil de textes de conférences

Programme de conférences organisé par

l’Institut de recherche pour le développement social des jeunes


Le Groupe de recherche et d’action sur la victimisation des enfants
Le Conseil multidisciplinaire des Centres jeunesse de Montréal

Institut de recherche pour le développement social des jeunes

Montréal

Septembre 2001
Données de catalogage avant publication (Canada)

Vedette principale au titre :

Regards divers sur la violence : recueil de textes de conférences

“Programme de conférences organisé par l’Institut de recherche pour le


développement social des jeunes, le Groupe de recherche et d’action sur la
victimisation des enfants, le Conseil multicisciplinaire des Centres jeunesse de
Montréal”.

ISBN 2-922588-18-1

1. Violence. 2. Violence - Aspect social. 3. Violence - Histoire. 4. Culture.


5. Ordre et désordre (Sociologie). I. Institut de recherche pour le
développement social des jeunes. II. Groupe de recherche et d’action sur la
victimisation des enfants. III. Centres jeunesse de Montréal. Conseil
multidisciplinaire.

HM886.R43 2001 303.6 C2001-941474-9

Collaboration à la production : Danielle Coutlée

Regards divers sur la violence

Les Origines évolutives de la violence liée à la sexualité et à la reproduction


par Bernard Chapais, primatologue, Université de Montréal
10 février 1999

L’Histoire comme expérience de la violence


par Jean-Marie Fecteau, historien, Université du Québec à Montréal
10 mars 1999

Des Cultures violentes ? Non !


par Gilles Bibeau, anthropologue, Université de Montréal
14 avril 1999

La Violence : entre ordre et désordre social...


par Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal
5 mai 1999

Programme de conférences organisé par


L’Institut de recherche pour le développement social des jeunes
Le Groupe de recherche et d’action sur la victimisation des enfants
Le Conseil multidisciplinaire des Centres jeunesse de Montréal
LA PRÉSENTATION
Claire Chamberland

page 1

L’HISTOIRE COMME EXPÉRIENCE DE LA VIOLENCE


Jean-Marie Fecteau

page 9

LA VIOLENCE: ENTRE ORDRE ET DÉSORDRE SOCIAL...


Guy Rocher

page 23

DES CULTURES VIOLENTES? NON!


Gilles Bibeau

page 43
La présentation
présenta
1

Claire Chamberland

Après trois ans d’existence, l’Institut de grille de lecture, d’abord clinique, enracinée
recherche pour le développement social des dans les disciplines professionnelles que sont
jeunes (IRDS) souhaitait approfondir sa le service social, la criminologie, la psycho-
réflexion sur les phénomènes de violence éducation ou la psychologie, pouvait selon
chez les jeunes. Même si collectivement les nous être enrichie par les théories qui
chercheurs de l’équipe interne et les examinent l’influence de l’histoire de notre
chercheurs universitaires partenaires espèce comme des sociétés, et des systèmes
présentaient un profil disciplinaire assez symboliques et de régulation sociale qui
diversifié, deux constats s’imposaient. organisent les rapports entre les humains. Les
déterminants, biologiques, sociologiques,
Premièrement, ce n’est pas parce que nous culturels ou historiques même s’ils ne sont pas
sommes distincts que nous partageons toujours prédominants dans les
nécessairement nos lectures disciplinaires sur représentations des intervenants et des
le phénomène complexe qu’est la violence. chercheurs, doivent pouvoir être plus
L’approche ghetto est malheureusement trop largement diffusés et compris comme des
souvent pratiquée. Les chercheurs cherchent facteurs qui les concernent directement dans
bien souvent avec ceux qui leur ressemblent. leur travail quotidien.
La principale conséquence qui en résulte,
c’est une compréhension fragmentée et Pour pallier ces lacunes, l’équipe de recherche
sectorielle d’une problématique qui évolue interne se donna comme projet collectif
pourtant sur plusieurs dimensions à la fois. d’organiser la première série des conférences
d’hiver. L’histoire récente nous montrera que
Deuxièmement, certaines disciplines sont cette habitude se répétera et qu’elle est en
parfois négligées. Ainsi le regard de bonne voie de s’institutionnaliser. C’est ainsi
l’historien ou de l’ethnologue était que quatre conférenciers prestigieux ont
relativement absent dans le travail intellectuel généreusement accepté de partager avec
de l’IRDS. En outre, les points de vue du nous le regard que porte leur discipline sur la
primatologue, du sociologue, de l’historien violence : Bernard Chapais pour le point de
comme de l’ethnologue étaient peu diffusés vue de la primatologie, Jean-Marie Fecteau en
dans la communauté des praticiens. Leur tant qu’historien, Gilles Bibeau comme
1
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
ethnologue et enfin le sociologue Guy Rocher. reproduire génère rivalité et compétition. Ce

e
Ce fut une aventure intellectuelle passionnante qui est propice à l’agression1. Plus les

R
qui s’est déroulée entre février et mai 1999. ressources sont limitées, plus elles sont
défendables (c’est-à-dire non dispersées),
Nous avions prévu de faire en sorte que ces plus les compétitions sont agressives, plus les
allocutions ne soient pas que des paroles qui rapports de dominance s’installent et s’ensuit

rds
s’envolent. L’enregistrement sur vidéo a

a
une distribution inégalitaire des ressources. En

g
d’abord été notre première façon d’assurer outre, plus l’animal occupe une position de

Re
une certaine pérennité à cet événement.
Grâce à la persévérance et l’engagement de
dominance dans la hiérarchie sociale, plus
l’accès aux ressources est important, territoire,
Louise Blouin et de Danielle Coutlée, de même Re nourriture et femelles compris. Ce constat est,
qu’à l’implication des auteurs, un document avouons-le, bien contemporain.
écrit qui rend compte des contenus des
conférences a pu voir le jour. C’est ainsi que
ga Le texte de la conférence de Bernard Chapais
trois conférences sur quatre sont maintenant
rd
n’est malheureusement pas disponible mais
disponibles sous forme écrite et sont réunies s
même s’il est impossible de résumer une
dans le présent document. communication aussi riche que fut la sienne,
nous osons espérer que ce bref condensé en
Lors de la première conférence, Bernard délimite partiellement le contour. Mais il y a
Chapais nous a rappelé notre cousinage avec toujours la possibilité de visionner la vidéo
disponible au centre de documentation des
Re

l’animalité. Nos dispositions archaïques sont


d’ailleurs reflétées dans la mémoire Centres jeunesse de Montréal2.
biologique des hominidés tout au long d’une
ards
gar

très longue histoire (dans les 5 derniers La seconde conférence porta sur le regard de
millions d’années). Les enjeux qui sont à l’historien. Lorsque je pris contact avec
ds

l’origine d’épisodes agressifs sont Monsieur Fecteau, les premières questions que
Reg

principalement reliés à l’accès à des je lui posai naïvement sont : Y a-t-il une
ressources ou à la compétition pour y période dans l’histoire qui soit plus violente
parvenir : la défense d’un territoire, la quête que d’autres ? Sommes-nous de moins en
de nourriture ou le contrôle de la sexualité (les moins violents ? C’est à ce moment-là que je
femelles étant ici une « ressource »). En fus en mesure d’apprécier les qualités
somme, la nécessité de survivre et de se intellectuelles de mon interlocuteur… et la

2
La présentation
présenta

naïveté de mes interrogations ! Le travail de manque de pouvoir ou l’excès de pouvoir.


l’historien c’est l’étude de la mutation des
conditions structurelles des possibilités de Guy Rocher est l’un des grands intellectuels
violence à différentes époques. Chacune que le Québec peut s’enorgueillir d’avoir
d’elles exprime sa propre forme de cruauté, comme citoyen. Témoin et artisan des
ses modes de domination, sa façon de faire changements profonds de la révolution
mal. La violence, nous dira-t-il, marque notre tranquille, il nous a livré une réflexion nuancée
fragilité de vivre ensemble. Il nous propose sur la façon dont les sociétés parviennent
une grille de lecture absolument pertinente à « civiliser » cette violence primitive. En fait,
pour saisir l’espace social qui caractérise une nous aurions même une capacité de violence
société à un moment donné de son histoire. plus grande que les autres animaux. La
Elle ne me quitte désormais plus. Je vous cruauté, la haine et la vengeance, thèmes
laisse le soin d’en prendre connaissance dans shakespeariens par excellence, seraient
le texte qu’il signe. Il nous fait la propres à notre espèce. Le défi d’une société
démonstration de son utilité en l’appliquant à consiste à trouver des façons de gérer ces
des périodes charnières de notre histoire sentiments pas vraiment nobles. Le dressage,
récente : la transition à la vie démocratique les rituels sacrificiels ou encore la
(19e siècle) et l’expérience de l’État concentration du pouvoir entre les mains du
providence au 20e siècle. Je retiens néanmoins politique, du juridique ou du religieux
qu’une époque qui offre un horizon d’attentes constituent différentes stratégies pour
limité et fermé est désespérante. Si elle domestiquer ces tendances destructrices. Il est
rejette, ignore ou néglige le patrimoine intéressant de constater que la loi de la
d’expériences hérité du passé, elle fait vivre à protection de la jeunesse ou celle des jeunes
ses contemporains des problèmes de sens et contrevenants ou encore la criminalisation de
de désaffiliation. En somme, chaque époque la violence conjugale sont des dispositifs que
contient des ingrédients qui font vivre de l’État a institué pour rationaliser les rapports
l’impuissance et fournit des occasions humains. La morale est la plus récente
d’exprimer notre capacité biologique et invention pour civiliser l’humain; elle vise à
historique de dominer ou d’être dominé. Les internaliser les règles et normes sociales. En
ferments de la violence seraient doubles : le fait, Guy Rocher dira que la morale « s’insère
3
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
dans les interstices de la vie quotidienne et violence dirigée vers soi tel qu’en font foi les

e
est venue faire ce que le droit ne pouvait pas statistiques sur le suicide au Québec. Son texte

R
faire ». L’ordre dans une société s’organise fourmille d’informations et livre
autour de rapports de pouvoir qui nous d’intéressantes pistes d’explications pour
amènent bien souvent à la marge de la mieux saisir dans quel type d’espace social les
violence. Il nous explique comment le droit, la humains évoluent. Cinq types de processus

rds
religion ou la morale régissent ces mêmes

a
structurent l’organisation des sociétés : les

g
rapports. En même temps, le désordre n’est relations entre le monde des objets (la

Re
jamais loin. L’ordre et le désordre social sont
producteurs de violence.
technologie, la propriété), les critères à
l’origine de la formation des collectivités
Re (sang, filiation, clan, langue, territoire…), les
Enfin, l’ethnologue Gilles Bibeau nous convie liens entre les vivants et les morts, le rapport à
à prendre nos distances à l’égard de notre
société, « à penser autrement la question de
ga
l’étranger (défense du territoire, rivalité ou
coopération intergroupe) et, enfin, les liens
la violence et à regarder, avec d’autres yeux,
rd
avec les dieux et les esprits. Quatre types de
le monde de la marge dans lequel les s
sociétés sont dégagés : les sociétés de sang,
intervenants sont appelés à vivre ». J’avais de territoire, de l’individu et de l’objet. Même
aussi posé une question naïve à ce collègue si les premières sont historiquement plus
très savant mais combien généreux : Y a-t-il anciennes que les dernières, on peut
des sociétés plus violentes que d’autres ? La facilement constater que l’organisation sociale
réponse fut sensiblement la même que celle fondée sur le sang et le clan correspond bien
Re

que me fournit notre collègue historien. à la mafia et que la société organisée autour
Chaque société comporte différents types de du territoire s’apparente bien au
ards
gar

violence et des modes de régulation qui lui fonctionnement d’un gang. On peut aussi
sont propres. Bien sûr, la violence induire qu’une société de l’individu favorise
ds

interpersonnelle physique est moindre dans autant des processus positifs comme
Reg

les sociétés occidentales contemporaines l’intériorité et l’intimité (si bien décrits par les
qu’il désignera comme une société de l’objet. romanciers russes de la fin du 19e siècle) que
Mais ce type de société produit d’autres types des processus plus problématiques comme le
de violence : exclusion économique, sociale souci excessif de soi et le repli sur soi,
et symbolique; anomie et désespoir; ainsi l’isolement et l’atomisation. Monsieur Bibeau
qu’un taux important de comportements de nous convie à une réflexion percutante sur la

4
La présentation
présenta

violence de la société de l’objet qui domine quand les ressources sont rares mais
de plus en plus l’espace social contemporain. maîtrisables donc potentiellement sous
La propriété privée ainsi que la perte des l’emprise d’une domination. Elle naît aussi de
systèmes de sens collectifs ou leur l’impuissance du sujet menacé dont l’accès à
diversification, générant du vide ou de l’excès ces mêmes ressources (affectives, sociales ou
de sens, sont autant de facteurs à l’origine de économiques) est difficile et parfois
la violence contemporaine3. L’identité impossible. Chaque période historique
personnelle est de moins en moins collective. comme chaque type de société possède des
Monsieur Bibeau constatera que « l’individu mécanismes qui permettent de domestiquer
qui s’était constitué en se libérant de ses ou de réguler les possibilités de violence. En
appartenances va tendre à se définir de plus même temps, les processus sociaux propres à
en plus par les objets qu’il possède ». D’où une époque ou à une société ne sont pas que
cette quête effrénée pour la propriété et modérateurs; ils contiennent aussi leur propre
l’appropriation des objets. Rappelons que ce ferment de violence. La société ne fait pas que
dernier contexte produit maintes occasions de socialiser et civiliser l’humain; elle peut rendre
rivalité et de compétition violente. violent, spécialement si l’individu y est mal
positionné. Certes, à l’instar de ce que nous dit
Au terme de cette expérience, je constate Monsieur Rocher, l’humain est cruel, capable
bien sûr que chaque discipline offre un angle de haine et vindicatif. Mais il fait face à des
d’analyse qui lui est propre : les origines situations d’impuissance et de domination qui
biologiques de la violence pour le font ressurgir sa capacité biologique à être
primatologue, le facteur temps pour l’histoire, violent. En somme, l’enfant n’est ni
les modes de régulation sociale pour le fondamentalement bon ni fondamentalement
sociologue, la relativité culturelle et ses méchant. Il est biologiquement capable de
dynamiques pour l’ethnologue. Néanmoins, comportements prosociaux (sourires, contacts
bien des convergences sont facilement visuels réciproques et babillements spontanés
discernables entre ces regards. Tous ont chez les nourrissons) comme antisociaux. La
affirmé clairement que la violence nous vient rencontre avec un environnement bienveillant
du tréfonds de l’histoire. La violence apparaît ou adverse éveillera ses propensions

5
Regards divers sur la violence

ds
ar
eg
biologiques à la communication ou au

R
contraire à l’agression.

Je vous laisse donc au plaisir de lire ces textes


inspirants et parfois provocateurs. Qu’ils

rds
éveillent en vous le plaisir de la curiosité et la

a
g
motivation à comprendre et penser la violence

Re
au delà de l’expérience immédiate que nous
en avons.

Bonne lecture !
Re
ga
Notes
rd
1
On s’entend bien souvent à réserver l’appella-
s
tion de violence à l’espèce humaine dans la
mesure où la violence est davantage une
évaluation normative de conduites agressives et
que, par conséquent, le jugement varie consi-
dérablement d’une culture ou d’une période
historique à l’autre.
Re

2
Vous pouvez vous procurer les vidéos en
communiquant avec le centre de documentation
ards
gar

des Centres jeunesse de Montréal au 896-3394.

3
Récemment, Pierre Dansereau constatait que la
ds

démocratie, mode politique théoriquement la


plus respectueuse de notre histoire, n’a pas
Reg

permis d’assurer un meilleur partage des


ressources.

6
L’auteur

ds
ar
Jean-Marie Fecteau est professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à

eg
Montréal. Il est aussi directeur du Centre de recherche sur les régulations sociales, qui a notamment

R
pour tâche d’étudier la mise en place du premier réseau d’institutions de santé et de services sociaux
à Montréal, de 1840 à 1921. Il est aussi chercheur associé au Collectif de recherche sur l’itinérance, au
CRISES de l’UQAM et au Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal. Il

s
s’intéresse plus particulièrement à l’histoire sociopolitique du droit, de l’assistance et de la santé, de

rd
l’État, surtout au Québec du 19e siècle et des premières décennies du 20e siècle.

ga
Re
Parmi ses publications
Re
Fecteau, Jean-Marie. 2000. « Trente ans après… La problématique des Rébellions de 1837-1838 et
aujourd’hui », Bulletin d’histoire politique, vol. 8, no 2-3, hiver-printemps 2000, 315-317.
ga
rd
Fecteau, Jean-Marie. 1999. « Une économie historique du minimum: propos sur les origines de l’État
Providence », Lien social et Politiques-RIAC, no 42, 61-70.
s
Fecteau, Jean-Marie. 1998. « Note sur les enjeux de la prise en charge de l’enfance délinquante et en
danger au XIXe siècle », Lien social et Politiques-RIAC, no 40, 129-138.

Fecteau, Jean-Marie. 1998. « Notre histoire politique », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 1, automne
Re

1998, 6-9.

ards
gar

Dupont-Bouchat, M.-S., É. Pierre, Jean-Marie Fecteau, J. Trépanier, J.-G. Petit, B. Schnapper et J. Dekker.
2001. Enfance et justice au XIXe siècle. Essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance 1820-1914
(France, Belgique, Pays-Bas, Canada), Paris, Presses universitaires de France, 443 p.
ds

Reg

Fecteau, Jean-Marie. « L’enfermement comme panacée. Sur l’institutionnalisation de l’assistance au


Québec, 1840-1921 », dans La organizacion de la sociedad y el control de la poblacion y el espacio en
Europa y Canada. Una perspectiva historica, sous la direction de P. Fraille, à paraître à l’été 2001.

Fecteau, Jean-Marie et M. Aranguiz, 2000. « L’école de la précarité: vagabonds et errants à Montréal au


tournant du siècle », dans L’errance urbaine, sous la direction de Danielle Laberge, Québec,
MultiMondes, 11-27.

8
L’histoire
comme expérience de la violence

Jean-Marie Fecteau

Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit


et de fureur, et qui ne veut rien dire.

(Shakespeare, Macbeth, V, 5, v. 1605)

Vivre en société, c’est échapper à la violence, non certes


dans une réconciliation véritable qui répondrait aussitôt à
la question « qu’est-ce que le sacré », mais dans une
méconnaissance toujours tributaire, d’une façon ou d’une
autre, de la violence elle-même.

(R. Girard, La violence et le sacré, p. 479)

Que peut dire l’historien sur l’histoire de la intéresse ici est celle des hommes et des
violence, sur la violence en histoire qui ne femmes, subie ou infligée. Si l’historien se doit
serait ni une banalité faussement savante (la d’en parler, ce n’est ni comme censeur ni
violence a toujours existé…) ni une pseudo comme oracle lisant dans les archives le sens
évidence historique faussement rassurante du devenir. Dans le regard jeté sur un
(la civilisation est l’histoire de la violence peu phénomène de telle ampleur, accompagnant
à peu contrôlée par les hommes…) ? La l’expérience des hommes, la parole de
violence, comme la vie, est au cœur de l’historien n’a de pertinence, il me semble, que
l’expérience historique des hommes et des si elle trace les contours du changement, des
femmes. Parfois ferment, parfois résultante, conditions fondamentales qui permettent de
elle naît de l’impuissance et carbure à la penser les mutations qu’ont connues les
domination. Certes, comme phénomène, elle manifestations diverses de la violence dans
dépasse les hommes dans le temps comme nos sociétés. C’est à l’esquisse de cette tâche
dans l’espace. Mais la violence qui nous que s’emploie le bref texte qui suit.
9
Regards divers sur la violence

ds
ar
Le problème de la définition

g
l’exception, et le désordre la règle? Dans un
de la violence comme

e
tel questionnement, la notion de désordre est

R
phénomène souvent associée à la violence sans frein, à
l’anarchie débridée des volontés
individuelles.
Au regard de l’évolution historique, la violence

ds
occupe, comme en négatif, l’espace flou et

ar
g
dangereux qui se profile entre les mailles de la On comprend vite l’extension extrême qui est

Re
« civilisation ».Violence originelle,
fondamentale que seraient venus polir des
siècles d’encadrement légal et moral. Les
prêtée au concept de violence. En effet, la
violence est vue, entre autres, comme un
moment, un acte, une agression, en somme
rapports humains auraient, dans le lent travail
Re l’espace relativement court d’un geste ou
d’une longue police des mœurs, perdu de
cette rugosité fondamentale qui aurait eu la
ga d’une menace4. Mais elle prend aussi la forme
d’une conjoncture, d’un climat, soit une
violence comme principe et contexte. De
rd structure de relation au sein de laquelle elle
Hobbes à Elias, les sciences humaines et
politiques ont défini la société avant tout
s devient pensable comme occurrence5. Rien de
plus frappant, à mon sens, que l’extension
comme récente donnée au concept dans des
harnachement de la notions comme celle de « violence
[la société] est-elle un construit verbale » ou de « violence
violence inhérente à
fragile et fugitif, l’ordre étant
l’homme primitif. psychologique ». La violence n’est plus
Re

l’exception, et le désordre la règle?


D’autres pourtant ont ramenée simplement à l’occurrence du
bien montré que cette violence fondamentale geste ouvertement violent. Elle est élargie à
ards
gar

n’était peut être que détournée (Girard2), voire une problématique où sont prises en compte
toujours reconstruite dans la capillarité des non seulement les manifestations, mais les
rapports sociaux (Foucault). On a même tenté conditions structurelles formant le terreau
ds

une mesure de cette violence, en général pour fertile à l’émergence de situations violentes.
Reg

découvrir qu’elle avait reculé3... En somme, Dans cette acception élargie, la violence peut
derrière toute problématique historique de la être comprise dans les multiples formes de sa
violence surgit le dilemme fondamental à tout concrétisation : comme réflexe, réaction
questionnement sur la société : est-elle un brusque et extrême à une situation de tension
construit fragile et fugitif, l’ordre étant ou de conflit ; comme stratégie permettant

10
L’histoire
comme expérience de la violence

d’instrumentaliser la violence à des fins la violence, soit la grande transition démocra-


spécifiques ; comme culture, ensemble de tique de la première moitié du 19e siècle et le
valeurs la promouvant comme forme valide passage à l’État providence après la Grande
d’existence ; enfin comme rapport, inscrite Crise des années 1930 et la Deuxième Guerre
comme contrainte spécifique mondiale. Ces
dans les inégalités sociales et La violence, comme la vie, est au cœur mutations ont
les relations de pouvoir. de l’expérience historique des hommes entraîné des
et des femmes. Parfois ferment, parfois changements
Pour chacun de ces aspects, résultante, elle naît de l’impuissance et perceptibles à tous
une histoire est possible,
carbure à la domination
domination. . les niveaux de
histoire éclatée au gré des l’existence sociale :
situations et des contextes de violence dans la nous nous attacherons ici à analyser cinq de
longue histoire du malheur des hommes . Ce 6 ces niveaux, en examinant leur impact sur la
que nous voudrions plutôt faire ici, c’est tenter violence possible dans une société. Ces cinq
une première analyse de ce que l’on pourrait éléments sont :
appeler la mutation des conditions
structurelles de possibilité de la violence en 1. L’entrechoc des trajectoires individuelles
Occident. En effet, derrière l’apparente 2. La structure des relations et formes de
atemporalité de bien des situations de régulation du lien social
violence (le meurtre ou l’assaut violent, par 3. Le profil des aspirations et des horizons
exemple), se profile la nécessité, pour qui veut d’attente individuels et collectifs
comprendre la violence comme occurrence et 4. L’espace d’expérience dans lequel opère la
comme système, d’étudier le milieu et les société et la place de la tradition
conditions où elle prolifère. 5. La forme et la solidité des collectifs
d’appartenance7.
Notre hypothèse est la suivante : dans
l’histoire relativement récente de l’Occident,
deux grandes mutations majeures se sont
produites, entraînant un bouleversement
fondamental des modes de penser et de vivre
11
Regards divers sur la violence

ds
ar
La violence à l’épreuve de la postulat d’une régulation harmonieuse des

g
transition démocratique sociétés rendue possible par la libre concurrence

Re
des talents et des volontés, a entraîné la
modification fondamentale de la structure
Les grandes révolutions de la fin du 18 siècle
e juridique des sociétés. De l’humanisme des
et l’impressionnante montée des États nations Lumières aux exigences du Capital, cette

ds
libéraux au 19e siècle mettent en place un

ar
revalorisation fondamentale de l’autonomie

g
système social fondé sur la démocratie et le personnelle constitue le socle d’un univers où la

Re
couple salariat/capital. Quels effets ont eu ces
phénomènes de très grande ampleur sur les
comportements de violence? Déjà, les
violence pourra prendre un autre visage : violence
exacerbée et démultipliée des États nations forts
de la nouvelle légitimité démocratique, violence
historiens ont cru noter une baisse
Re mieux réprimée des comportements urbains par
tendancielle, remontant au moins au 18 siècle,
e
ga l’apparition d’une force policière décuplée.
de la criminalité violente au profit des L’acquis majeur est peut-être cette croyance
infractions contre la propriété8. On remarque
rd fondamentale dans le caractère réformable de
aussi une importante croissance de la
répression des délits contre l’ordre public
s l’individu en société et le net recul de la
différenciation sociale fondée sur les ordres
(surtout l’ivrognerie, l’errance et le traditionnels (nobles et paysans). L’apparition de
vagabondage) au 19e siècle, délits ayant un l’emprisonnement comme forme dominante de
potentiel de violence ouverte assez faible . 9 répression du crime est un bel exemple de
Mais la mutation du 19 siècle a une toute autre
e l’ambiguïté de la violence possible : violence
Re

ampleur : elle bouleverse les sourde (et


conditions de production de souvent
ards
gar

la violence à plus d’un titre.


Comment mesurer le potentiel de violence des ouverte) du
aspirations à la fois stimulées par une société
geôlier (ou du
fondée sur la promotion de soi et frustrées par la
Le primat de l’individu. Les force des choses ou du destin, voire par la brutalité psychiatre) sur
ds

sociétés occidentales, à l’interné,


Reg

des règles du marché?


l’époque, se sont décuplée par
littéralement reconstruites sur le principe de la les savoirs nouveaux qui légitiment la
liberté individuelle, tant au plan de l’intégrité manipulation de l’humain, mais en même temps
physique garantie à chacun que de la liberté reconnaissance nouvelle et rapide des droits
d’entreprendre. Ce culte de la liberté, fondé sur le civiques fondamentaux et de l’État de droit,

12
L’histoire
comme expérience de la violence

assurant une défense minimale de l’individu ville exacerbent cette « fragilité de la vie » qu’a
contre les agressions. Ajoutons à cela une décrite Farge pour une époque antérieure13.
nouvelle sensibilité humanitaire à la source du Certes, une nouvelle sociabilité urbaine
grand combat contre l’esclavage (alors que populaire va venir tant bien que mal compenser
le sort de la classe ouvrière laisse souvent l’éclatement des anciennes solidarités
indifférent les bonnes âmes)10. On voit villageoises ou familiales, mais la précarisation
comment le constat est difficile, et que la de l’emploi va créer des conditions où, à la
question du « plus » ou « moins » de violence violence de l’employeur, va se greffer celle de la
est au fond mal posée. Il faut dire plutôt que misère et des lendemains incertains. Qu’une
les conditions mêmes de manifestation de la telle situation soit génératrice de violence
violence et de sa répression ont été (notamment en matière de violence
profondément bouleversées par la nouvelle intrafamiliale) est bien connu. C’est d’ailleurs
donne de l’individualisme. vers les années 1870 qu’apparaissent les
mouvements de défense de l’épouse et des
La fragilisation des rapports sociaux. enfants contre la violence maritale, telle la
Une bonne partie des conditions historiques Montreal Society for the Protection of Women
de production de la violence tient aux and Children14.
traditions et savoir-faire incorporant en leur
sein des comportements de violence. La force La ville est le règne de l’étranger, un étranger
même de la communauté traditionnelle est permanent, côtoyé quotidiennement, avec qui
productrice d’une violence spécifique11. Ici on apprend à vivre. Le développement au 19e
encore, ordre n’est nullement synonyme de siècle d’un environnement urbain peu à peu
non-violence... Mais au 19e siècle, la mutation quadrillé et policé (planification de l’espace
du lien social impliquée par la croissance du urbain, règlements de construction, hygiène
salariat et de l’urbanisation, notamment, peut publique, services de police) va certes
difficilement être exagérée. La précarisation permettre de rendre cet espace moins propice
des revenus, notamment en ville12, la fragilité à la violence subite, quotidienne et spontanée
d’un environnement urbain souvent hostile, le des grandes villes anciennes. Mais, outre la
déplacement de grandes masses d’immigrés systématisation de la ségrégation spatiale, va
entre les continents et entre la campagne et la se développer, en réaction justement à cette
13
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
évolution, une réponse systématique de La tradition en question. Ces sociétés sont

e
groupes criminels organisés à la source de aussi celles de la destruction des cadres

R
conduites de violence inédites. De nouvelles traditionnels anciens, qui formaient un
formes de violence, nourries des fragilités ensemble de valeurs et de guides
constitutives au rapport salarial, vont ainsi comportementaux, certes loin d’être toujours
devenir possibles. suivis, mais constituant néanmoins un solide

ards réservoir de repères pour les individus, en

eg
L’appel du futur. La société de la démocratie fonction de leur statut. La tradition (y compris

R
et du capital est tout entière investie sur
l’avenir, redéfini en forme de progrès. La
société libérale est une gageure qui fait de la Re
religieuse) était ainsi une lecture contraignante
du passé à la source d’une discipline de vie
fondée sur la reproduction de la tradition. La
liberté d’entreprendre la clef de la construction société qui émerge au 19e siècle est née de la
d’un avenir meilleur, différent. Cette dimension ga critique de cette tradition, de la nécessité, tant
temporelle de la société nouvelle n’a pas rd au plan des
seulement été à la source d’une réflexion libertés
scientifique renouvelée sur le social15 : elle a
s
La violence à la fois est un religieuses
aussi été à la source d’une structure d’aspira- événement qui ne se répète pas, et que des
tion fondée sur les destins personnels de une condition qui dure. Cela n’en objurgations
chacun. La valorisation de l’autonomie fait pas un phénomène impensable, morales,
personnelle a ainsi débouché sur des choix de seulement une question difficile... d’adapter
Re

carrière, des cheminements atypiques, souvent l’ordre des


source d’isolement ou de frustrations inédites. valeurs au
ards
Comment mesurer le potentiel de violence des cheminement personnel des citoyens et aux
gar

aspirations à la fois stimulées par une société exigences de leur libre volonté.
fondée sur la promotion de soi et frustrées par L’ultramontanisme québécois du 19e siècle est
ds

la force des choses ou du destin, voire par la une réponse ambiguë (et ambitieuse) à cet
Reg

brutalité des règles du marché ? appel contradictoire d’une morale nécessaire


Circonstances qui ne sont certes pas neuves, dans une liberté essentielle. Mais cette morale
mais que le nouveau rapport au temps, au futur nécessairement personnelle et néanmoins
et à l’espoir généré par les sociétés libérales sociale devra toujours être reconstruite,
multiplie. constamment ouverte à la sollicitation de

14
L’histoire
comme expérience de la violence

morales différentes, objet permanent de du 19e siècle, définit ces ensembles d’humains
campagnes rhétoriques destinées à susciter la unis par une volonté commune, toujours
conformité à des règles collectives de vie (par susceptibles de changer au gré des adhésions
exemple dans le domaine de la tempérance, et des départs volontaires16. Il serait difficile
des mœurs sexuelles ou de la pratique d’exagérer l’importance de cette mutation des
religieuse). Combien d’histoires personnelles en formes collectives d’action pour une recherche
rupture avec la tradition ou la morale, sur la violence en histoire. D’abord parce que
parsemées des petites (et grandes...) violences la faculté de s’unir est non seulement une arme
des adhésions forcées ou des exclusions puissante susceptible de multiplier le potentiel
brutales !? de violence sociale, mais parce que de telles
associations vont être à l’origine (ou victimes)
La reconstruction du collectif. Les sociétés d’une violence inédite. La montée de la
passées mettaient toujours le collectif au syndicalisation et des grèves ouvrières et la
premier rang. L’individu était d’ailleurs, au répression brutale dont elles ont fait l’objet est
regard de la religion, de la politique ou de l’exemple qui vient le plus facilement à l’esprit.
l’économie, avant tout membre d’un collectif Mais il en est de même des sociétés secrètes,
qui le définissait et formait sa condition des partis politiques, des sectes religieuses,
même d’existence sociale. Une société des groupes de jeunes qui, sous le couvert de
fondée, dans ses conditions de reproduction, la liberté de s’associer, ont pu embrigader et
sur la liberté personnelle ne peut avoir de canaliser à des fins propres diverses formes de
tels principes de violence.
fonctionnement. Violence aveugle et
Dans ce contexte, un souvent suicidaire La société qui se met en place au 19e siècle
collectif d’individu d’avenirs bouchés [...] est-elle plus ou moins violente que la
ne se légitime (et ne que les conditions précédente ? On voit comment il est difficile,
définit ses objectifs, actuelles exacerbent. voire impossible de répondre à cette (fausse)
c’est-à-dire de ses question. Si on définit la violence comme la
aspirations pour le futur) qu’en fonction de la capacité d’agresser impunément un être
libre adhésion des individus qui le composent. humain, bien des indices nous font croire
L’association est ce mot magique qui, à partir qu’autant au plan des valeurs, des instruments
15
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
de répression et du type de sociabilité en jeu, les D’abord en élargissant de façon notable l’espace

e
sociétés anciennes étaient plus propices à de tels d’autonomie et de liberté accessible au citoyen et

R
excès. Mais si la violence est aussi dans l’inégalité à la citoyenne. La reconnaissance (limitée certes)
des rapports fondés sur la richesse, dans des droits sociaux et la mise en place de filets de
l’incertitude de l’avenir fondé sur la précarité, sécurité sociale ont changé les conditions
dans le dénuement de la solitude17 provoqué par d’expression de la misère. C’est tout le rapport à

rds
le recul des solidarités coutumières, alors le

a
l’autre, manifeste dans ce qu’on a appelé la crise

eg
modèle social mis en place au 19e siècle, avec de la cellule familiale, qui se modifie ainsi dans

R
lequel, pour une bonne part, nous vivons encore,
est aussi, sinon plus, un modèle de violence.
Re
des termes et sous des formes qui ont fait l’objet
de mille interprétations (narcissisme, individua-
lisme, ère du vide, crise de l’identité, etc.).

La violence sous l’État ga Ce phénomène est exactement concomitant avec


providence rd
son contraire apparent, soit la montée de la
standardisation de la norme, la mise en place des
s
grandes bureaucraties du welfare et plus
Bien sûr, les conditions structurelles devant généralement un modèle légal et normatif fondé
être prises en compte pour penser la violence sur l’adoption de lois-cadres permettant une
dans les sociétés modernes, trop brièvement large initiative réglementaire aux administrations
exposées dans la partie précédente, sont et une insertion accrue dans la vie privée du
Re

encore en bonne partie avec nous. Mais on sait citoyen18. Ces phénomènes de très grande
aussi que la grande crise du mode libéral de ampleur ont provoqué un déplacement des
ards
régulation sociale, et le conditions de production et
gar

développement d’expression de la violence. Par


subséquent de ce Chaque époque, à un certain exemple, si la violence patronale,
ds

qu’on a appelé l’État niveau, a sa propre forme de dans certains cas, a pu être
Reg

providence comme cruauté, ses modes de domination, relativement bridée par les lois du
instrument central de travail, n’a-t-elle pas, ironiquement,
régulation des sociétés été remplacée par l’arbitraire bureaucratique du
occidentales, ont profondément bouleversé ces boubou macoute ou de l’agent de probation ?
conditions structurelles.

16
L’histoire
comme expérience de la violence

Et que dire de cet univers technocratique de laissé ouverte la question du caractère à la fois
standardisation de la vie quotidienne et de collectif et contraignant des règles de vie et de
banlieusardisation où l’avenir en vient de plus en comportement de chacun et chacune.
plus à ressembler au même présent qui se
perpétue. Le chômage des Comme enfin l’ébranlement et la
jeunes n’est qu’une partie bureaucratisation rapide des
Dans ce catalogue de bruit et
du malaise où, dans un grands collectifs constituant
de fureur, de désespoir et de
système social, le violences insensées qu’est aussi l’essence de l’existence collective
libéralisme, tout entier l’histoire, comment penser la des sociétés du siècle dernier. Le
tourné vers l’avenir, on ne violence? parti, le syndicat, voire la
sait plus trop bien, après compagnie, sont devenus autant
deux guerres mondiales et sinon plus des instruments de
l’état de l’écologie planétaire, de quoi cet avenir pouvoir et d’aliénation que de partage et de
sera fait.Violence aveugle et souvent suicidaire solidarité des intérêts.
d’avenirs bouchés qui, encore une fois, a une
histoire longue, mais que les conditions actuelles C’est ainsi que la violence a aussi pris des
exacerbent. dimensions inattendues : tuerie en série par des
individus ; grands massacres, inouïs, des guerres
D’autant plus que la montée des États providence mondiales ; crime organisé à l’échelle
n’a rien fait pour améliorer la fragilité des repères internationale ; génocides systématisés. Et puis,
éthiques et moraux des sociétés libérales déjà cette violence sourde et constante du chantage à
mentionnée plus haut. Au contraire, le libéralisme, la délocalisation des entreprises, au chômage, au
avec toutes ses limites et sa fragilité intrinsèque, désinvestissement, qui figent les individus et les
était pourtant lui-même une morale19, une morale sociétés dans la peur de l’avenir. La violence n’en
collective qui assignait à l’individu, à la famille, peut plus d’inventer des formes nouvelles de
aux collectifs une place et un cadre souffrance dans un monde qui pourtant la refuse
comportemental donné. L’écroulement de cette de plus en plus clairement, au nom d’une éthique
morale, visible dans des événements chocs universelle qui n’a rien perdu, au contraire, de son
comme mai 68, les tâtonnements dans la appel. C’est en ce sens que la montée des États
recherche d’une morale civique universelle, ont providence, et de la mondialisation qui n’en
17
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
est qu’un aspect, doit aussi être pensée comme C’est pourquoi l’auteur de ces lignes a opté pour

e
contexte inédit (et renouvelé à la fois) des une autre histoire. Celle qui voit dans la violence

R
violences possibles. qui change un défi autrement important pour le
chercheur. Celle qui essaie de penser la violence
comme un processus saisissable par la pensée. Et

La violence et l’historien ce, à deux titres. D’abord en recherchant les

ards éléments « tensiogènes » d’une société donnée,

g
les phénomènes qui dégénèrent en manifestation

Re
Dans ce catalogue de bruit et de fureur, de
désespoir et de violences insensées qu’est aussi
de violence. La violence à la fois est un
événement qui ne se répète pas, et une
l’histoire, comment penser la violence ? Une Re condition qui dure. Cela n’en fait pas un
pensée rassurante serait celle qui verrait dans phénomène impensable, seulement une
l’histoire la recherche des
formes antérieures de la
ga question difficile... Ici comme
ailleurs, il nous faudra apprendre à
violence actuelle. Comme si la
rd
Il est important de savoir comprendre le temps, à intégrer le
violence devait d’abord se (et de
violence
s
comprendre)
change, car
que la
ainsi
changement dans notre effort de
penser dans les formes de la compréhension (et de prévision ?)
naît l’espoir, et peut être
continuité, voire de l’imma- du monde.
aussi les moyens concrets
nence intemporelle. Certes la
de sa disparition.
violence a une histoire. Ou Mais la violence n’est pas qu’un
plutôt deux. D’abord celle qui processus, elle est aussi un mode
Re

dirait qu’il y a toujours eu d’expression des malheurs d’un


violence, que celle-ci est au cœur de l’humain temps donné. Chaque époque, à un certain
ards
gar

comme la vie elle-même. Cette histoire nous niveau, a sa propre forme de cruauté, ses modes
révélerait les formes diverses et contingentes de domination, sa façon de faire mal. Le fait que
ds

prises par la violence physique, par exemple, ou cela aussi change, et non seulement la situation
Reg

par cette violence collective par excellence qui passe à la violence, est fascinant et provoque
qu’est la guerre. Mais elle ne serait toujours que l’historien penseur du temps. La violence est cet
l’histoire de l’occurrence répétée d’une envers, omniprésent ou contingent, qui marque la
manifestation particulière du malheur. Elle ne nous fragilité d’un vivre ensemble harmonieux. Elle est
dirait rien de ceux qui la vivent, ou de ce qui la cousine du conflit et de la lutte qui structurent
rend possible. toute société à partir du moment où elle est

18
L’histoire
comme expérience de la violence

construite sur l’inégalité et l’injustice. Elle est 2 Un essai d’application moderne, intéressante
mais contestée, de la théorie de la violence de
l’ombre qui se profile quand la logique impla- Girard peut être retrouvée chez Aglietta,
cable de nos rapports sociaux subit l’épreuve Michel et André Orléan, La violence de la
constante du temps qui passe. Ainsi, depuis que monnaie, Paris, P.U.F. 1982.

l’avenir des hommes et des femmes est ouvert à 3 Chesnais, Jean-Claude, Histoire de la violence
une espérance qui ne serait pas que transcen- en Occident de 1800 à nos jours, Paris, Laffont,
dance, la violence accompagne chaque échec 1981. Voir le constat de Norbert Elias : « Never
before in the development of humankind have
dans la construction utopique de cet avenir, so many millions of people lived together so
chaque brisure dans le tissu fragile de nos peacefully – that is, with the considerable
elimination of physical violence – as in the large
aspirations au meilleur. En somme, tout
states and cities of our time », Elias, Norbert,
simplement, il est important de savoir (et de « Violence and Civilization », dans Civil Society
comprendre) que la violence change, car ainsi and the State: new European perspectives, sous la
direction de John Keane, Londres, Verso, 1988,
naît l’espoir, et peut-être aussi les moyens p. 178.
concrets de sa disparition.
4 C’est dans cet esprit que Chesnais insiste pour
limiter la définition de la violence à la violence
physique : « La violence au sens strict, la seule
Notes violence mesurable et incontestable est la
violence physique » (op. cit., p. 12). On trouve là
une des raisons pour laquelle l’étude de la
violence en histoire a le plus souvent été
1 Ce texte est une version profondément rema- abordée sous l’angle de l’acte criminel, per-
niée d’une conférence prononcée à l’Institut de mettant ainsi de premières mesures. Voir T.R.
recherche pour le développement social des Gurr, « Historical Trends in Violent Crime: A
jeunes. Je remercie Mesdames Claire Critical Review of the Evidence », Crime and
Chamberland, Louise Blouin et Danielle Justice: An Annual Review of Research, vol. 3,
Coutlée pour leur gentillesse, leur disponibilité 1981, 295-353 et le débat ouvert dans la revue
et leur patience. Je remercie aussi les auditeurs Past and Present par l’article de L. Stone,
et auditrices présents à la conférence, dont les « Interpersonal Violence in English Society,
questions m’ont grandement aidé à améliorer, 1300-1980 », Past and Present, no 101, nov. 1983,
du moins je l’espère, ce texte. 22-33 et no 108, août 1985, 206-224.

19
Regards divers sur la violence

ds
ar
5 C’est en ce sens que depuis Weber et Foucault démarche empirique du chercheur qui

g
on associe souvent pouvoir et violence, malgré s’aventure à cerner la violence » (op. cit., p. 6).

e
l’utile mise en garde d’Hannah Arendt : « Une

R
des différences les plus caractéristiques qui 7 Ces cinq dimensions de l’existence sociale
permettent de distinguer le pouvoir de la (trajectoires individuelles, lien social, vision du
violence est que le pouvoir a toujours besoin futur, conception du passé et organisation de
de s’appuyer sur le nombre tandis que la la vie collective) forment les éléments
violence peut s’en passer, dans une certaine fondamentaux du mode de régulation sociale

ds
mesure, du fait que, pour s’imposer, elle peut d’une société donnée. L’espace nous manque

ar
recourir à des instruments » (Arendt, Du ici pour élaborer sur ce point.

eg
mensonge à la violence, citée par Ricoeur, Paul,

R
« Pouvoir et violence », dans Lectures 1 - 8 Voir Chesnais, op. cit. et Gatrell, V.A.C., « The
Autour du politique, Paris, Seuil, 1989, 25. Decline of Theft and Violence in Victorian and
Edwardian England », sous la direction de
6 Mille exemples se présentent du foisonnement
des situations de violence en histoire : violence
Re V.A.C. Gatrell, Bruce Lenman et Geoffrey Parker,
Crime and the Law in Western Societies:
urbaine à la fois structurelle et spontanée du Historical Essays, Londres, Europa, 1980, 238-
Paris du 18e siècle décrite par Farge et Zysberg
(Farge, Arlette et André Zyberg, « Les théâtres
ga 337. Pour un constat beaucoup plus nuancé et
critique, voir Finnane, Mark, « A Decline of
de la violence à Paris au 18e siècle », Annales
rd Violence in Ireland? Crime, Policing and Social
ESC, vol. 34, 1979, 984-1015) ou cette violence
froide du surveillant de la prison panoptique
sRelations (1860-1914) », Crime, histoire et
sociétés, no 1, vol. 1, mai 1997, 51-70. Toute
immortalisé par Foucault (Bentham, Jeremy Le conclusion d’ordre quantitatif sur l’évolution de
panoptique : précédé de l’œil du pouvoir - la violence recèle une faille majeure et à mon
entretien avec Michel Foucault, Paris, Belfond, sens irréparable : celle de mesurer beaucoup
1977). Les historiens ont d’ailleurs tenté, à la plus l’efficacité de l’appareil répressif
suite de Farge, des tableaux empiriques de la d’appréhension des délits que la réalité de
géographie de la violence. Voir par exemple ceux-ci, sans qu’il soit possible de discriminer
Re

Muchembled, Robert. La violence au village : ces variables explicatives (sans parler de la


sociabilité et comportements populaires en mesure toujours très aléatoire des capacités de
Artois : du XVe au XVIIe siècle, Paris, Brepols, résolution interne des conflits au sein des
ards
gar

1989 et Chauvaud, Frédéric, De Pierre Rivière à communautés restreintes). C’est pourquoi nous
Landru. La violence apprivoisée au XIXe siècle, n’entrerons pas ici dans ce débat qui nous
Paris, Brepols, 1991. Ce dernier a d’ailleurs semble sans issue : le problème de la violence
clairement tracé la démarche empirique au nous semble abordé de façon beaucoup plus
ds

fondement de ces tableaux d’époque : heuristique si on interroge ses conditions de


Reg

« Parcourir les sociétés humaines, observer les manifestations plutôt que son ampleur
attitudes collectives et les conduites quantitative.
individuelles, recueillir patiemment des bribes
d’explication, mesurer la force déployée contre 9 Sur ce point, voir dans le cas québécois :
autrui, trouver une cohérence et un sens à ce Fecteau, Jean-Marie, Un nouvel ordre des choses.
foisonnement de signes disparates, saisir les La charité, le crime, l’État au Québec, de la fin du
mentalités des uns et des autres, telle est la 18e siècle à 1840, Montréal, VLB., 1989.

20
L’histoire
comme expérience de la violence

10 Sur ce point majeur de la mutation des 15 Koselleck, Reinhart, « “Champ d’expérience”


sensibilités, voir Haskell, Thomas L., et “horizon d’attente” : deux catégories
« Capitalism and the Origins of Humanitarian historiques », Le futur passé, Paris, École des
Sensibility », American Historical Review, vol. hautes études en sciences sociales, 1979, 307-
90, 1985, 339-361 et 547-566. 329.

11 Violence permise dans les pratiques de 16 Sur ce point, une explication plus élaborée
punition collective, violence tolérée dans dans Fecteau, Jean-Marie, « État et
l’expression de certains rituels (comme le associationnisme au 19e siècle québécois :
charivari, par exemple : voir Hardy, René, « Le éléments pour une problématique des
charivari dans la société rurale québécoise au rapports État/société dans la transition au
19e siècle », dans De la sociabilité. Spécificité capitalisme », dans Colonial Leviathan State
et mutations, sous la direction de R. Levasseur, Formation in Mid-19th Century Canada, sous la
Montréal, Boréal, 1990, 59-72. direction de Allan Greer et Ian Radforth,
Toronto, University of Toronto Press, 1992, 134-
12 Mais aussi à la campagne avec la multiplication 162.
du prolétariat agricole. Pour une étude typique
des effets destructeurs de l’urbanisation au 17 Fecteau, Jean-Marie, « Sur les conditions
milieu du 19e siècle et le potentiel de violence historiques de production de la solitude
qu’il génère, voir Lane, Roger, « Urbanization moderne », Lien social et Politiques-RIAC, no 29,
and Criminal Violence in the Nineteenth- printemps 1993, 17-21.
Century: Massachussets as a Test Case », dans
American Law and the Constitution Order. 18 Sur ce point, plus de détails dans Fecteau, Jean-
Historical Perspectives, sous la dir. de Friedman, Marie, « Le citoyen dans l’univers normatif : du
Lawrence M. et Harry N. Schreiber, Cambridge, passé aux enjeux du futur », dans La condition
Harvard University Press, 1978, 165-172. québécoise. Enjeux et horizons d’une société en
devenir, sous la direction de Jean-Marie Fecteau,
13 Farge, Arlette, La vie fragile - violence, pouvoir Gilles Breton et Jocelyn Létourneau, Montréal,
et solidarité à Paris au 18e siècle, Paris, Hachette, VLB, 1994, 83-101.
1986.
19 D’Adam Smith à John Stuart Mill, les libéraux
14 Voir par exemple Hébert, Fernand, La sont tous obsédés par la morale...
philanthropie et la violence maritale. Les cas de
la Montreal Society for the Protection of Women
and Children et de la Woman’s Christian
Temperance Union of the Province of Quebec,
mémoire, Département d’histoire UQAM, août
1998.

21
L’auteur

ds
ar
Guy Rocher est professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il a obtenu un M.A.

eg
sociologie à l’Université Laval et un Ph.D. à l’Université Harvard. Sa carrière d’enseignement a

R
commencé à l’Université Laval en 1952. En 1960, l’Université de Montréal l’invita a assumer la direction
du Département de sociologie (1960-1965). Durant cette période, il occupa aussi le poste de vice-
doyen de la Faculté des sciences sociales (1962-1967) et il fut nommé (1961) par le Gouvernement du
Québec membre de la commission royale d’enquête sur l’enseignement. Entre 1977 et 1983, il fut

ds
nommé par le Gouvernement du Québec secrétaire général associé au Conseil exécutif et sous-

ar
g
ministre au développement culturel (1977-1979) et au développement social (1981-1982). À ce titre, il

Re
participa à l’élaboration de la politique linguistique (Livre blanc et Charte de la langue française), de
la politique culturelle (Livre blanc sur le développement culturel) et de la politique de la recherche
scientifique (Livre vert).
Re
ga
Depuis 20 ans, Guy Rocher est attaché au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit pour y
développer les recherches sociologiques sur le droit, l’éthique et les autres modes de régulation sociale.
rd
Outre les livres qu’il a publiés, il est l’auteur d’un grand nombre d’articles dans diverses revues scientifiques
s
et autres. Il a exposé sa pensée dans un grand nombre de conférences devant des publics variés. Il s’est vu
décerner un doctorat honorifique en droit par l’Université Laval en 1996 et un doctorat honorifique en
sociologie par l’Université de Moncton en 1997. Il a reçu, entre autres, le Prix Léon-Gérin du Gouvernement
du Québec en 1995, le Prix Molson du Conseil des arts du Canada en 1997, le Prix Esdras-Minville de la
Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 1998 et en 1999 le Prix William-Dawson de la Société royale du
Canada pour une œuvre interdisciplinaire.
Re

ards
gar

Parmi ses publications


Rocher, Guy. 1992. Introduction à la sociologie générale, LaSalle, Hurtubise HMH, 685 pages.
ds

Reg

Rocher, Guy. 1996. Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal, Éditions Thémis, 327 pages.

Daigle, Gérard et Guy Rocher (sous la direction de). 1992. Le Québec en jeu : comprendre les grands défis,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 811 pages.

Côté, René et Guy Rocher (sous la direction de). 1994. Entre droit et technique : enjeux normatifs et sociaux,
Montréal, Éditions Thémis, 425 pages.
La violence entre ordre et désordre
social

Guy Rocher

L’être humain est à mon avis l’espèce animale La première de ces passions ou le premier de
la plus violente de toutes. Vous avez entendu ces sentiments, c’est la cruauté. On dit parfois
parler, je crois, dans la première conférence d’un animal qu’il est cruel, mais en réalité c’est
de Bernard Chapais, le primatologue, de la une projection que l’humain fait sur l’animal,
place des homo sapiens dans l’espèce des parce que cruauté veut
grands mammifères. Cela nous situe dans dire savoir que ce que
un monde animal où il y a différentes sortes L’être humain est à mon l’on fait, fait mal. Être
de violence et où on utilise la violence à avis l’espèce animale la plus conscient que l’on fait
trois fins particulières : pour se nourrir, violente de toutes. du mal à quelqu’un et
surtout chez les carnivores, pour se continuer à lui faire mal,
reproduire, les fameux combats de mâles, même sachant qu’on lui
et aussi pour obtenir ou garder un territoire. fait mal. L’être humain est doté de ce que l’on
Ce sont les trois grandes fonctions que la appelle l’empathie, la capacité de souffrir avec
violence joue dans le monde animal. quelqu’un et donc le faisant souffrir, de
continuer à le faire souffrir. La lionne qui
Dans la longue évolution que l’humanité a chasse des zèbres ou des chèvres, la lionne,
connue depuis à peu près 100 000 ans, nos c’est certain, fait mal à des animaux. Mais rien
ancêtres ont certainement utilisé la même ne prouve qu’elle soit cruelle. Elle n’a pas le
violence que les animaux pour se nourrir, sentiment de faire mal. Elle n’a pas
pour se reproduire et pour garder le territoire. d’empathie. Elle ne pleure pas sur l’animal
Mais en plus, l’être humain a des violences qu’elle mange : au contraire, elle est réjouie
que l’on ne retrouve pas chez les animaux, et par la chance qu’elle a eue de la capturer. La
c’est dans ce sens-là qu’il est plus violent que cruauté ce n’est donc pas un sentiment qu’on
les autres espèces animales. Il y a chez l’être observe chez les animaux, mais très fortement
humain en particulier trois passions ou trois chez les êtres humains.
sentiments qui sont des sources de violence et
des facteurs de violence, et que l’on ne Le deuxième sentiment ou la deuxième
retrouve pas chez les animaux, ou du moins passion que l’on ne trouve pas chez les
qu’on ne peut pas identifier comme tels chez animaux mais que l’on retrouve chez les êtres
eux. humains, c’est la haine. En vouloir à quelqu’un,
23
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
vouloir du mal à quelqu’un, vouloir qu’il ait du perdurer, et non seulement sur des années,

e
mal, qu’il souffre par nous ou par d’autres, et se mais sur des générations. Il y a un terme pour

R
réjouir que quelqu’un souffre. La haine va plus cette forme de vengeance, c’est ce qu’on
loin que la cruauté, et c’est ce qui entraîne appelle la vendetta.
souvent des violences considérables.
De ces trois passions, la vengeance est celle

rds
La troisième passion propre à l’être humain,

a
qui a le plus menacé la survie de nos sociétés

g
c’est le besoin de vengeance. On peut parfois humaines à travers notre longue histoire, parce

Re
penser qu’un animal se venge. J’ai été un jour
témoin de la pseudo-vengeance d’une chatte
qu’elle est essentiellement autodestructrice
d’un groupe. Les anthropologues ont identifié
qui avait ses petits. Un enfant de trois ou quatre
Re des sociétés qui n’arrivaient pas à se sortir de
ans a maltraité un des petits. La chatte a été la vendetta, une vengeance quasi suicidaire
énervée mais un quart d’heure plus tard elle a
griffé l’enfant, ce qu’elle n’avait jamais fait.
ga pour ces sociétés.

Évidemment, on a dit Elle s’est vengée. Qu’est-


rd On peut dire que dans la longue lignée de
ce qui s’est passé dans les neurones de cette sl’évolution de l’homo sapiens sur ces 100 000
chatte, je ne le sais pas, mais chez l’être ans dont je parlais, dans cette longue, très
humain, la vengeance est courante. Lorsque le longue lignée de l’évolution, chaque petit
mal reçu appelle le mal, c’est la fameuse groupe social, chaque petite société a eu à
formule Oeil pour oeil, dent pour dent. Ce que sauver la vie commune contre les
vous avez reçu comme mal, rendez-le.
Re

conséquences de la vendetta, contre la


cruauté, contre la haine. Les sociétés qui ont
La On peut certainement parler de la survécu, les petits groupes, les petites familles,
ards
gar

vengeance sélection naturelle des groupes qui ont survécu sur notre planète pendant ces
ouvre une sociaux qui ont réussi, certains 100 000 ans, ce sont probablement les sociétés
mieux que d’autres, à survivre
ds

chaîne qui ont le mieux réussi à gérer la vendetta, à


jusqu’à nous.
Reg

terrible. On gérer la cruauté. Ce sont les sociétés qui ont le


l’appelle mieux réussi à faire que ces sentiments, ces
d’ailleurs la chaîne infernale de la vengeance. passions ne soient pas autodestructrices, si
Lorsque la vengeance commence à s’établir bien que, tout comme on parle de la sélection
dans des groupes, dans une société, elle peut naturelle du point de vue biologique, on peut

24
La violence entre ordre et désordre
social

certainement parler de la sélection naturelle qu’il n’a pas chez les animaux. Il a une
des groupes sociaux qui ont réussi, certains signification profonde parce que la blessure
mieux que d’autres, à survivre jusqu’à nous. entraîne des cicatrices qui restent, des
Chacun de nous a des ancêtres qui remontent cicatrices qui rappellent les coups reçus, si
à 75 000 ans, en ligne directe. C’est effarant bien que, par le sang versé, par cette cicatrice
quand on pense à ça, alors que l’histoire que qui reste, la vengeance est inscrite dans la
nous connaissons c’est à peu près 10 000 ans. chair de celui qui a été la victime de la
Il y a à peu près 80 000 ans à 90 000 ans de violence. D’où la nécessité d’éviter de verser
notre histoire humaine que nous ne le sang contre le sang.
connaissons pas et pendant toute cette
période-là, nos petites sociétés, nos ancêtres Pour cela, nos ancêtres ont inventé différents
ont eu à survivre individuellement et surtout moyens. Par exemple, celui de dédommager la
collectivement, ce qui veut dire que nos victime en demandant des compensations en
petites sociétés humaines ont dû inventer des nature au coupable : des animaux ou des outils,
moyens de contrôler ces violences, de parfois des femmes ou des enfants. Et non
contrôler en particulier la vendetta. seulement le coupable a été appelé à
dédommager les victimes, mais on a aussi
Tout d’abord, il a fallu éviter de verser le sang employé un autre moyen, qui a été de
contre le sang. C’est une grande chose ; ça collectiviser la culpabilité pour éviter de viser
paraît simple mais dans la vendetta et dans la le coupable. Dans bien des sociétés, la famille
vengeance et dans la cruauté, le sang versé a du coupable devient porteuse de la culpabilité
un rôle symbolique extrêmement important. au nom du coupable. Ainsi, on a
Le sang versé, c’est un peu le synonyme de la dépersonnalisé la culpabilité et la faute,
mort possible : on perd sa vie, on perd sa rendant ainsi la vengeance diffuse en quelque
vitalité, le sang s’en va. La couleur rouge du sorte, et amenant la famille du coupable à
sang et le rôle du sang aussi ont un effet. dédommager de diverses manières la
Beaucoup d’êtres humains perdent personne qui a subi le dommage ou sa famille.
connaissance devant le sang ; c’est une perte
de contrôle de soi, et le sang a des On a encore développé d’autres moyens d’une
significations profondes chez l’être humain autre nature, les rituels. Des rituels et des
25
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
cérémonies pour engager un mouvement où Ce n’est qu’une autre manière de gérer la

e
la violence est diffusée autrement. Des rituels, violence. Mais la vengeance est si bien ancrée

R
par exemple, de purification. Purification du dans l’esprit humain que non seulement on a
coupable ou même aussi de sa famille. Rituels demandé à Dieu d’être vengeur mais on a
de purification qui ont pris toutes sortes de aussi vu la vengeance agir chez les dieux et
formes, à travers différentes cérémonies, où entre les dieux. Dans la mythologie gréco-

rds
on pouvait, par exemple, demander au

a
romaine, l’histoire des dieux grecs et romains

g
coupable de subir ou de s’infliger lui-même est l’histoire d’une violence constante, où ils se

Re
une série de traitements purificatoires et
expiatoires. Ainsi, le coupable, au lieu de
mangent les uns les autres, s’entre-tuent, se
bataillent. Ces êtres, dans l’esprit des Grecs,
recevoir la vengeance des autres, s’imposait Re menaient une vie violente, dans l’au-delà, dans
symboliquement les coups que les autres lui l’Olympe.
auraient portés. Il se donnait des coups de
bâton, se flagellait, se couvrait de poussière :
ga
La notion d’un dieu vengeur, c’est une notion
cela fait partie de cérémonies, de rituels qui
rd
que l’on trouve à peu près dans toute
déplacent la punition. s
l’humanité, dans toutes les religions. Les
hommes ont la vengeance facile, mais les
Cela d’ailleurs est allé encore plus loin : on a dieux aussi ont la vengeance facile. Dieu se
renvoyé la punition dans un autre monde, venge si on l’oublie. Dieu se venge si on agit
dans le monde de l’au-delà. Nous connaissons contre ses commandements. Dieu se venge si
la punition que Dieu a infligée à Caen, qui a on fait mal aux autres. Dieu est cruel même. Il a
Re

tué son frère Abel. Normalement, dans la inventé l’enfer pour tous ceux qui n’ont pas
vengeance, la famille d’Abel aurait dû se mérité le ciel ; c’est la cruauté parfaite, la
ards
gar

venger sur Caen. Mais la Bible nous dit que cruauté éternelle.
c’est Dieu qui se venge contre Caen. C’est
ds

Dieu qui inflige la punition à Caen, et Caen Dans presque toutes les cultures, la
Reg

toute sa vie porte la culpabilité d’avoir tué mythologie raconte comment non seulement
son frère devant l’œil de Dieu qui le regarde les dieux mais les esprits aussi sont vengeurs.
constamment. Pour les Juifs qui lisaient la En particulier les morts, les morts qu’on a
Bible, ce qu’ils ont appris c’est que la connus. Par exemple, dans notre folklore à
vengeance, c’était Dieu qui s’en chargeait, et nous, la veuve n’osait pas se remarier trop tôt
que c’était très bien ainsi. de peur que son ex-mari vienne lui tirer les

26
La violence entre ordre et désordre
social

orteils la nuit. Le défunt allait sortir de sa fait sans beaucoup de violence à l’endroit des
tombe et se manifester. Comme dit le droit, le enfants. Le dressage d’adultes délinquants
mort saisit le vif. Chez les fantômes, il y a des dans les sociétés s’est fait aussi par de la
gens qui avaient à se venger. violence. Violence sous
différentes formes. Je suis
La vengeance, c’est tellement Deux grands pouvoirs en particulier persuadé qu’il y a eu dans
en nous qu’on la voit partout,
ont été ainsi investis du droit notre passé un dressage de
légitime d’utiliser la force. Le la femme par l’homme,
même chez les animaux. Mais
premier, c’est le pouvoir politique,
surtout, on la voit chez ceux qui utilisant la violence. C’est
c’est l’État, le deuxième, c’est le
nous ressemblent, c’est-à-dire pouvoir religieux très profondément ancré
les esprits, les morts, les dieux. chez l’homme.
En même temps, on a essayé
d’utiliser cette transposition de la violence Je reviens sur la notion, sur la formule que
pour limiter la violence. En effet, dans la j’employais tout à l’heure Oeil pour œil, dent
mesure où on a transposé la violence chez les pour dent qui est la formule de la vengeance.
dieux, chez les esprits, on limitait ainsi la Or, quand quelqu’un a inventé la formule Oeil
violence entre les humains. Comme je le pour œil, dent pour dent, ce n’était pas pour
montrais en ce qui concerne Caen et Abel. légitimer la vengeance, mais pour la limiter.
Qu’est-ce que ça veut dire Oeil pour œil, dent
Ici, j’arrive à un grand paradoxe que je vais pour dent. Ça veut dire que si on vous crève un
essayer d’illustrer : pour contrôler la violence, œil, vous crevez un œil, pas deux. Si on vous
il a fallu utiliser la violence. C’est le grand brise une dent, vous brisez une dent, pas deux.
paradoxe de l’espèce humaine. Il a fallu Donc Oeil pour œil, dent pour dent a été perçu
utiliser la violence de différentes façons. Je progressivement dans la chrétienté comme
vais donner trois exemples de façons d’utiliser étant un mode de vengeance mais en réalité
la violence pour contrôler la violence. La quand on a inventé Oeil pour œil, dent pour
première c’est le dressage ; le dressage de dent, c’était afin de limiter la vengeance. La
l’être humain depuis 100 000 ans, individuel et contrôler par la violence, en disant : Vous avez
collectif, s’est fait en recourant à de la droit de crever un œil parce qu’on vous en a
violence. Le dressage de l’enfant ne s’est pas crevé un.
27
Regards divers sur la violence

ds
ar
eg
Deuxième mode de contrôle de la violence Troisième moyen que nous avons utilisé pour

R
par la violence, c’est le détournement de la contrôler la violence, c’est de confier l’usage
violence sur d’autres. En particulier, ceux qui exclusif de la force à quelqu’un, de nous
ont été les victimes du enlever le droit d’utiliser la force,
détournement de notre individuellement et collectivement, et

s
Le pouvoir politique est né, en

d
violence, ce sont les de charger quelqu’un, un pouvoir,

ar
partie du moins, précisément

g
animaux. Au lieu de faire
pour être habilité à utiliser la d’utiliser seul la force au nom des

Re
souffrir des êtres humains,
on a remplacé la violence
contre les êtres humains par
force au nom des autres. autres. Deux grands pouvoirs en
particulier ont été ainsi investis du droit
légitime d’utiliser la force. Le premier,
le sacrifice d’animaux. C’est comme ça qu’il y
Re c’est le pouvoir politique, c’est l’État. Comment
a eu la grande tradition du sacrifice des ani-
maux, où l’on sacrifiait des veaux, des vaches,
ga est né le pouvoir politique dans nos sociétés ?
Au fond, le pouvoir politique est né, en partie
parfois en grand nombre, par une sorte de
rd du moins, précisément pour être habilité à
déplacement de la violence sur les animaux,
entre autres par le sacrifice. Dans la Bible, un
s utiliser la force au nom des autres. C’est ainsi
que le pouvoir politique est devenu le
des grands moments qui nous est raconté, détenteur de l’usage légitime et exclusif de la
c’est quand Abraham a appris de Dieu qu’il lui force. Cette histoire s’est évidemment
demandait de tuer son fils Isaac, de le sacrifier. prolongée sur des siècles et des millénaires.
Abraham aimant Dieu s’est plié à la volonté de Progressivement, l’État en est venu à avoir le
Re

Dieu et a amené Isaac sur une montagne avec droit d’être le seul dispensateur de la police.
l’idée de le tuer. Mais au moment où il allait le Pendant très longtemps la police était privée,
ards
gar

tuer, Dieu est intervenu en disant Non, elle appartenait à des familles. Mais nous
Abraham, tu ne tueras pas Isaac, voici un bélier ; avons accepté que l’État se charge de la police,
Abraham égorge le bélier, l’animal remplaçait que l’armée devienne la chose de l’État et que
ds

Reg

l’être humain. Le pauvre bélier a été victime l’État soit le seul à exercer la justice. Nous
de la violence d’Abraham. Ceux qui avons abandonné le droit de nous faire justice.
aujourd’hui défendent les droits des animaux Lorsque nous avons besoin de nous faire
s’insurgent contre ça, mais c’est un fait, nous justice, nous avons l’obligation, plus ou moins
avons comme ça sacrifié des animaux. respectée mais nous avons l’obligation, de
passer par la justice de l’État. C’est donc un

28
La violence entre ordre et désordre
social

grand changement qui s’est produit lorsque des fourmilières qui se font la guerre, mais
l’on a accepté de remplacer l’usage de la aucune espèce animale ne s’est fait la guerre
force et de la violence par un usage réservé aussi longtemps et aussi cruellement que
de la force et de la violence. l’espèce humaine. Depuis les débuts de
l’histoire que nous connaissons, depuis la
Ce que l’on sait, c’est que les pouvoirs Mésopotamie il y a sept mille ans, la guerre
politiques qui utilisent cette force ont non existe. Et ce qu’on peut dire c’est que tous les
seulement exercé ce privilège mais ils en grands empires de toute cette période de
ont abusé. On sait combien les pouvoirs l’histoire, la Mésopotamie, la Perse, la Grèce,
politiques sous toutes leurs formes ont abusé Rome, etc. ont constamment vécu dans la
de leur force, comment un État totalitaire guerre. Ils étaient en guerre toute l’année et
peut s’emparer de tous les pouvoirs et tous les ans. Les grands philosophes, Socrate,
abuser de son pouvoir. Dans un tel État, il n’y Platon, ont été obligés d’aller faire la guerre. Ils
a plus de dissidence possible, il n’y a plus ont été conscrits. Le Moyen Âge a été une
d’opposition possible. La force, la puissance période de guerre. Et on peut finalement dire
et la violence de la police, de l’armée, des que le vingtième siècle est particulièrement
hommes politiques remplacent la légitimité remarquable pour son habileté à faire la guerre.
du droit. Nous connaissons peut-être un des siècles les
plus meurtriers de toute notre histoire, grâce à
Autre forme d’abus de pouvoir à l’intérieur la guerre, la guerre des États.
de l’État, c’est lorsque les détenteurs
mineurs du pouvoir de la force deviennent Le pouvoir de l’État est bien souvent abus de
eux-mêmes abuseurs. Les abus de la police. pouvoir par différentes formes d’envahisse-
Les abus de l’armée. ment, de génocide, etc. On a confié à l’État la
violence et la force mais en même temps, voilà
Troisième avenue de force, c’est l’utilisation que l’État lui-même en abuse et la violence lui a
de la guerre par les États. Une des réalités donné le goût d’utiliser la violence. Le pouvoir
sociales propres à l’humanité, c’est la guerre. d’utiliser la violence a donné au détenteur du
Parfois, on a l’impression que les animaux se pouvoir politique le goût de continuer d’utiliser
font la guerre. Il semble y avoir, par exemple, la violence. C’est le grand danger qui guette
29
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
tous les États. C’est pour éviter cela qu’on a humaines à travers les âges aient connu des

e
essayé de développer un État de droit, c’est-à- guerres de religions violentes et beaucoup de

R
dire d’imposer à l’État de se restreindre lui- persécutions des non-croyants. La guerre,
même par le droit, de façon à ce qu’il ne c’est une forme de violence que le pouvoir
recourt pas à la violence d’une manière religieux a utilisé abondamment pour
arbitraire. s’installer, pour se faire reconnaître.

ards
g
Le deuxième grand pouvoir auquel on a aussi Dans la Chanson de Rolland, qui raconte

Re
donné le droit d’utiliser la violence, c’est le
pouvoir religieux. C’est moins clair, c’est moins
l’épopée de Rolland du temps de
Charlemagne, qui tuait-il, Rolland ? C’était
évident que dans le cas de l’État, mais quand Re ceux qu’on appelait les Sarrazins, les
on y regarde de près, le pouvoir religieux a Musulmans. C’était des Kosovars, c’était des
été souvent, et de façon constante dans des
périodes de l’histoire, détenteur d’un certain
ga Bosniaques, c’était des Musulmans. C’était la
guerre de religions, contre les Musulmans qui
pouvoir d’utiliser la violence. C’est ainsi que
rd
étaient montés vers l’Europe, s’étaient
l’Église chrétienne durant tout le Moyen Âge et s
emparés de l’Espagne et avaient menacé
pendant bien longtemps, a été un pouvoir l’Europe. Il fallait les chasser, même les
temporel avec des armées ou recourrant à des exterminer.
armées. Le pape avait un territoire qu’il
défendait ; le pape a été agresseur à certains En même temps, cependant, l’Église
moments, il a fait partie d’agressions. Il y a
Re

chrétienne, comme d’autres religions, a


dans le pouvoir religieux une sorte d’aiguillon contribué à atténuer cet usage de la violence.
qui a été facteur de violence : c’est la difficulté Ainsi, durant le Moyen Âge, aux 11e, 12e, 13e
ards
gar

pour le pouvoir religieux d’accepter la siècles, l’Église chrétienne a voulu civiliser les
différence. La différence religieuse, c’est ce qui guerres parce qu’il y avait à cette époque-là
ds

est le plus difficile à accepter pour le pouvoir guerre endémique entre les petits seigneurs.
Reg

religieux. La religion a presque toujours été L’Église chrétienne a voulu civiliser les
exclusiviste. En-dehors de ma religion, il n’y a guerres parce que pendant très longtemps, et
pas de salut. Et ceux qui ne sont pas de notre jusqu’à cette période-là, les guerres n’avaient
religion sont des païens, ils sont des plus de règles. Le vainqueur avait tous les
incroyants, ils sont condamnés à l’enfer, etc. droits ; c’était ça la grande règle. Le vainqueur
D’où malheureusement, le fait que nos sociétés avait tous les droits, c’est-à-dire qu’il pouvait

30
La violence entre ordre et désordre
social

avec les vaincus faire des esclaves, il pouvait pouvaient donc se réfugier dans ces lieux où ils
les tuer, il pouvait voler, piller. Non seulement étaient protégés. Ça a été le premier droit
cela, mais pendant très longtemps, les international de la guerre, celui de l’Église
armées étaient payées par le pillage des chrétienne. Auparavant, il n’y avait jamais eu de
vaincus : c’était le mode de rémunération et droit international de la guerre. Ce droit était
c’est pour ça qu’il fallait faire la guerre. Il plus ou moins observé, mais c’est ainsi que
fallait que les chefs d’État, les généraux l’Église essayait de civiliser la guerre.
s’emparent des villes voisines parce que
l’armée devenait grouillante si les chefs Ce qui m’amène à un autre élément, le droit.
n’avaient pas d’argent pour payer les soldats. Car dans toute cette longue histoire du
Il fallait aller piller les villes. contrôle de la violence, le droit a évidemment
beaucoup servi. Il a servi surtout
L’Église comme un effort de
chrétienne a été C’est ce que le droit essaie de faire : rendre les rationalisation des rapports
la première à rapports humains plus équitables, plus justes humains. C’est ce que le droit
vouloir civiliser
d’une certaine manière, et surtout les essaie de faire : rendre les
rationaliser, à travers ce qu’on appelle les
ces guerres-là. rapports humains plus
processus judiciaires […]
Elle ne pouvait équitables, plus justes d’une
pas empêcher les certaine manière, et surtout les
guerres, d’ailleurs elle était elle-même rationaliser, à travers ce qu’on appelle les
souvent en guerre. Elle ne pouvait pas processus judiciaires, c’est-à-dire à travers le
empêcher les guerres mais elle essayait de procès, qui est un effort pour déléguer le
limiter les guerres en utilisant des pouvoir d’utiliser la violence vers une autre
règlements, comme le fait qu’on ne pouvait institution qui est le tribunal.
pas faire la guerre certains jours du mois : les
jours fériés, le dimanche, le vendredi, Pendant très longtemps, cependant, les
pendant la semaine sainte. Il y avait des lieux tribunaux ont utilisé la violence. Ils ont utilisé la
qui étaient réservés, où on ne pouvait pas violence d’abord dans les procédures pour
aller faire la guerre : dans une église, dans un faire la preuve d’une culpabilité. Quelles
monastère, dans un cimetière. Les civils étaient les procédures utilisées ? Ce n’était pas
31
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
celles qu’on connaît aujourd’hui, mais c’était Ce qui s’est passé, c’est qu’une des deux

e
ce qu’on appelle les ordalies. C’est-à-dire femmes s’est précipitée, elle a dit « Non, non,

R
qu’on utilisait des moyens physiques pour faire majesté, donnez-le à l’autre femme. » Alors
la preuve de culpabilité ou de non-culpabilité. Salomon dit « Vous êtes la mère puisque vous
Il fallait, n’avez pas voulu. » Depuis ce temps-là, on
par considère que Salomon est un grand sage,

ards
exemple, J’ai accepté de vous donner cette mais c’est un violent. Ce qui l’a sauvé, c’est

g
que le conférence en me faisant une douce qu’on pense que la femme qui s’est présentée

Re
présumé
coupable
violence ! était la mère. On le pense encore. Aujourd’hui,
on a oublié la violence de Salomon et on dit
traverse le feu ou bien qu’il puisse nager à Re « Bon, un jugement de Salomon. » Récemment,
travers un lac, ou encore qu’il soit capable de la Cour suprême a prononcé un grand
subir des tortures sans crier, etc. On a
énormément utilisé les moyens physiques
gajugement, jugement de Salomon, a-t-on dit.

pour faire la preuve. Ou encore, le duel entre


rd
La violence faisait partie des procédures, mais
deux personnes : celui qui se disait victime et s
aussi des sanctions, et le droit a été
celui qui était l’agresseur. Si vous lisez Homère, extrêmement cruel. La peine de mort, par
dans l’Iliade, vous verrez que comme il n’y exemple, a été une peine tellement utilisée,
avait pas de tribunal, alors on avait recours au pendant si longtemps, et elle l’est encore. La
duel, et le vainqueur était supposé être celui très grande majorité des pays utilise encore la
qui avait eu raison. peine capitale, mais autrefois on l’utilisait
Re

beaucoup plus qu’aujourd’hui. Ce qu’on


Autre exemple, encore dans la Bible, ce qu’on appelle le code d’Hammourabi, qui est un des
ards
gar

appelle le fameux jugement de Salomon, un premiers codes que l’on connaît, c’était un
jugement qu’on considère comme un exemple ensemble de décisions du tiers qui date d’à
ds

de sagesse. Or, le jugement de Salomon était peu près trois ou quatre mille ans avant Jésus-
Reg

très violent. Deux femmes réclamaient un Christ, qui comprend trois ou quatre cents
même bébé et elles viennent devant Salomon articles. Le code d’Hammourabi, entre autres
qui ne savait pas comment régler le problème. choses, dit que si quelqu’un a volé le bœuf de
Il dit « Vous avez toutes les deux droit au bébé, son voisin, qu’il soit tué ; si quelqu’un a volé la
je vais le couper en deux et vous en aurez femme de son voisin, qu’il soit tué. Et vous avez
chacun la moitié. » C’était drôlement violent. comme ça une série d’articles qui finissent par

32
La violence entre ordre et désordre
social

qu’il soit tué. La prison n’existait pas. L’amende violents, si bien qu’après un procès, si on est en
n’existait pas. La peine, c’était qu’il soit tué. La procès avec quelqu’un, on ne peut plus se parler :
peine capitale était largement utilisée. c’est beaucoup trop violent, il y a des sentiments
trop forts.
La peine de mort, mais aussi les peines
physiques. Amputations de membres, on coupe Les institutions, c’est-à-dire l’État, le pouvoir
les mains pour les vols ; exposition publique du religieux, le droit ont essayé de limiter la
coupable qui restait pendant 24 heures, 48 violence. Mais malgré cela, il y a encore ce
heures sans boire ni manger, exposé aux que j’appelle les multiples violences de la vie
sévices de la population. Quand j’étais jeune, je privée que l’État, que la religion, que le droit
me souviens très bien d’avoir pu lire dans les n’arrivent pas à régir. Les multiples violences
journaux, que des juges, ici, au Québec, de la vie privée, c’est-à-dire, les violences de
condamnaient des coupables à des peines de l’homme à l’endroit de la femme, de l’adulte à
fouet. Ça existait encore ; il n’y a pas longtemps l’endroit de l’enfant, les violences à l’endroit des
qu’on a abandonné la peine de fouet et il y personnes âgées, nombreuses, les violences à
avait le fouetteur dans les prisons. C’était l’endroit de l’étranger, les violences à l’endroit du
surtout d’ailleurs pour des marginal, les
crimes qu’on appelle aujourd’hui violences à
agressions sexuelles. Du moment qu’il y a une petite société, que l’endroit de
ce soit une famille, une école, un syndicat, l’homosexuel,
il y a des rapports de pouvoir qui s’installent,
Finalement, progressivement, on les violences à
et ces rapports de pouvoir, ce sont des
a adouci le procès dans ses rapports qui sont toujours à la marge de ce l’endroit de
procédures, dans ses sanctions. que la violence peut faire surgir. notre
Mais si vous pensez bien à ce concurrent.
que c’est un procès, un procès C’est ce que
est une violence contrôlée. C’est une violence j’appelle les multiples violences de la vie privée,
adoucie. Parce que de fait, c’est une violence qui sont le pain quotidien de la vie dans nos
verbale. C’est une violence symbolique. Les sociétés. Et comme ni le droit ni l’État ne peuvent
avocats sont violents avec les témoins de arriver à régir ces violences, il y a une grande
l’autre partie. Ce sont des moments très institution que les humains ont créée, le dernier
33
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
recours que nous avons, c’est la morale. Dans social n’engendre pas nécessairement l’ordre.

e
le cours de ces 100 000 ans d’évolution, nous L’ordre social, lorsqu’il est imposé par la force,

R
avons développé ce qu’on peut appeler des lorsqu’il est truffé d’hypocrisie, d’injustice,
valeurs morales de bonne vie commune. Des l’ordre social est susceptible d’être une source
valeurs morales comme l’idée de la justice, la de désordre.
bonté plutôt que la cruauté, la compassion,

ards
l’indulgence, etc. La morale est venue faire ce On peut dire, d’ailleurs, d’une

g
que le droit ne pouvait manière plus sociologique

Re
pas faire, c’est-à-dire
s’insérer dans les
interstices de la vie
Ce qui étonne le sociologue,
finalement, ce n’est pas qu’il y ait du
encore, que toute société est
faite de rapports de pouvoir.
désordre social, ce qui étonne le
Re On n’y échappe pas. Du
quotidienne et nous sociologue, c’est qu’il y ait de l’ordre moment qu’il y a une petite
civiliser un peu plus
encore que ce que la
ga société, que ce soit une famille,
une école, un syndicat, il y a
religion avait réussi, que ce que le droit
rd des rapports de pouvoir qui s’installent, et ces
pouvait faire, car le droit avait ses limites et les s rapports de pouvoir, ce sont des rapports qui
religions aussi. sont toujours à la marge de ce que la violence
peut faire surgir. On s’efforce, bien sûr, de régir
En même temps, ce qui est frappant, c’est que les rapports de pouvoir par le droit, par la
la morale elle-même peut devenir violente. religion, par la morale. Mais les rapports de
Elle peut devenir rigoriste et intolérante. C’est pouvoir font partie de notre vie commune. C’est
Re

ce qu’on appelle maintenant le Politically le grand problème que nos sociétés humaines
correct, ou l’unanimité imposée, le depuis 100 000 ans ont toujours essayé de
ards
gar

conformisme moral forcé, etc. Au nom de la régler, le moins mal possible.


morale, on a donc encore une violence
ds

cachée, plus cachée encore que dans le Ce qui étonne le sociologue, finalement, ce n’est
Reg

procès mais qui est toujours là, prête à surgir. pas qu’il y ait du désordre social, ce qui étonne
le sociologue, c’est qu’il y ait de l’ordre social.
J’avais intitulé cette conférence La violence C’est beaucoup plus étonnant. Quand on pense
entre ordre et désordre social, parce que la à toutes les sources de violence, toutes les
violence est dans l’ordre social et dans le sources de conflits, toutes les sources de guerre
désordre. Elle est dans les deux. Et l’ordre qui existent, que finalement nos sociétés vivent

34
La violence entre ordre et désordre
social

dans une paix sociale relative, c’est peut-être ce symptomatique, l’exemple que donne Le Petit
qu’il y a de plus étonnant. En tout cas, comme Robert est le suivant : Faire violence à une femme.
sociologue, je considère qu’il faut s’en étonner Mais ce qui est amusant, c’est que si on continue
constamment et chercher toujours à sauver cette à lire ce qui est dit sur la violence dans Le Petit
paix sociale. Car en définitive, si la paix sociale Robert, on trouve que, quand il s’agit de la
existe dans une certaine mesure, si les désordres violence sur soi-même, tout à coup les formules
sont limités, c’est qu’au fond de chacun de nous sont plus douces : il y a une formule qui dit Se faire
et collectivement il y a des disciplines que nous violence. Mais ce n’est pas se faire mal. Se faire
nous sommes imposées et que nous avons violence, qu’est-ce que c’est ? C’est s’imposer
acceptées. Des disciplines derrière lesquelles il y une attitude contraire à celle qu’on aurait
a une histoire de violence. Mais des disciplines spontanément. C’est déjà plus doux. Mais il y a
qui ont été finalement construites et acceptées encore plus doux que ça. Qu’est-ce que c’est ?
par l’homme. C’est Se faire une douce violence. Et qu’est-ce
que ça veut dire Se faire une douce violence ?
Je voudrais terminer par là où j’aurais dû C’est accepter avec plaisir, après une feinte
commencer, la définition de la violence. Les résistance. Eh bien, je vais vous dire une chose,
avocats commencent toujours par définir, et j’ai accepté de vous donner cette conférence en
leur manière de définir, c’est d’aller dans Le me faisant une douce violence !
Petit Robert. Après le Code civil, le livre le plus
utilisé par les avocats, c’est Le Petit Robert. Le
Petit Robert définit d’abord la violence comme
étant « abus de la force ». Ensuite, il va un peu
plus loin en disant que la violence est une
« force brutale pour soumettre quelqu’un. »
Donc, il y a des adjectifs, des noms ; un nom
abus, puis après ça, brutale, pour soumettre
quelqu’un. On dit encore « faire violence ». Or
« faire violence », c’est agir sur quelqu’un pour le
faire agir contre sa volonté. Et ce qui est

35
Regards divers sur la violence

Les commentaires et les questions de l’auditoire

ds
ar
g
À Partir de vos connaissances et de vos intuitions limiter les violences, avec un succès bien relatif

e
personnelles, comment pouvez-vous anticiper comme on peut le voir, si bien que ce sont ces

R
l’évolution de la violence dans les prochaines organismes internationaux qui eux-mêmes
décennies, à l’aube de l’an 2000 ? deviennent guerriers. L’OTAN, appuyée par
l’ONU, est en guerre en ce moment. Je dis qu’il
Elle va continuer. Parce que les éléments dont j’ai faut beaucoup travailler à développer la

rds
parlé sont toujours en place : la haine, la

a
conscience morale de l’enfant, de l’adulte, de

g
vengeance et la cruauté sont toujours là. tout le monde et continuer à développer une

Re
L’intolérance aussi. En plus de ça, ce qui est
terrible, c’est
sensibilité à l’endroit de l’usage de la violence.

qu’aujourd’hui Re Comment se fait-il que l’être humain qui doit être


nous avons S’occuper de la violence, c’est entouré de beaucoup de tendresse quand il est
développé un
armement d’une
un emploi à plein temps. ga petit, comment devient-il un être de violence. Je
pense qu’on refuse d’accepter que notre nature
puissance que
rd humaine est violente, qu’il y a un construit
l’on n’avait jamais connue jusqu’à présent. On a sfondamentalement social : c’est un construit
l’arme suprême, l’arme nucléaire que l’on n’a pas social, une acceptation de l’ordre comme s’il venait
utilisée depuis 1945 mais qui est toujours là de soi-même, de la nature en tant que violence.
comme une menace. Donc, le besoin de limiter Qu’est-ce qui fait que l’on change ? Que de
l’usage de la violence s’impose. Ça s’impose l’entourage maternel, rapidement on devienne des
toujours, et je pense qu’on sera toujours obligé de êtres de violence.
Re

s’en occuper. De plus, la vie urbaine n’est pas de


nature non plus à expulser la violence de nos vies. Vous avez raison. Mais construit socialement
ards
gar

La vie urbaine est une cause, une source de sur des bases quasiment biologiques, je dirais.
grande frustration multiple chez beaucoup de C’est-à-dire que la première violence que
ds

gens. Les écarts de revenus sont aussi une source chacun de nous a subie, c’est la naissance, la
Reg

de frustration et ces écarts de revenus, on le sait séparation de la mère ; les psychanalystes


bien, ne vont pas en s’amenuisant, au contraire. Je insistent beaucoup là-dessus. La séparation de
dis s’occuper de la violence, c’est un emploi à la mère, c’est un trauma et il a fallu que chacun
plein temps. Et on n’a pas fini. On a développé de nous apprenne à vivre dans sa solitude et
des organismes internationaux pour essayer de développe un sain narcissisme. Au fond, c’est

36
La violence entre ordre et désordre
social

ça l’éducation. C’est de développer un sain Ce que vous dites de la cruauté de l’être humain m’a
narcissisme chez chacun de nous, c’est-à-dire de rappelé un homme, ici à Montréal, qui est Juif
savoir s’aimer soi-même assez pour être capable d’origine hongroise,qui a passé 3 ans à Auschwitz et
d’aimer les autres. Et le grand problème, je crois, qui a collaboré avec les Nazis. Il a été là jusqu’à la
dans l’éducation, c’est qu’on n’a pas appris à libération par les Russes. Lorsqu’il raconte les
l’enfant à s’aimer lui-même, d’une manière saine, atrocités auxquelles il a participé, il raconte cela sans
d’une manière non égoïste. C’est toute la marge, culpabilité apparente et à ma connaissance, c’est un
la zone grise entre un égotisme égoïste et un citoyen ma foi normal. Je n’ai jamais entendu dire
égotisme social. Parce qu’on est toujours qu’ici au Canada, il ait fait quoi que ce soit d’illégal.
égotiste, c’est-à-dire, on est la première personne Je me dis, après 100 000 ans, on en est rendus là.
la plus importante au monde pour chacun de soi, Est-ce que l’être humain est capable de ces atrocités-
avec raison. Mais c’est là je pense qu’il y a dans là ? Est-ce qu’on s’améliore ?
le développement de ce que les psychanalystes
appellent ce narcissisme normal, ce narcissisme Est-ce qu’on s’améliore…
socialisé, c’est là que peut être l’échec de
l’éducation d’une personne. Que le narcissisme Est-ce qu’on est sensés aller vers une certaine
devienne égoïsme, qu’il s’installe d’une manière amélioration ?
de plus en plus ancrée, et alors l’égoïsme ne peut
pas ne pas être constamment frustré. Élever un Oui, comme vous le dites, on est sensés aller
enfant d’une manière égoïste, c’est élever un vers une certaine amélioration, je suis tout à
enfant qui subit constamment des frustrations, fait d’accord avec vous. Je pense que si on a le
parce qu’il ne peut pas toujours tout avoir tout ce souci de notre humanité, si on a le respect de
qu’il veut. L’égoïsme qui reste un narcissisme notre humanité, on espère qu’on va vers une
primitif et qui n’est pas capable de s’ouvrir aux amélioration et ce qu’on peut dire pour se
autres, c’est la pire source de frustrations. consoler, c’est qu’il y a quand même des
violences qui sont disparues. Par exemple, le
droit est devenu moins violent qu’il ne l’était.
On a donc amélioré le droit. Quand on parle
de l’État de droit, aujourd’hui, cet État qui
s’engage à respecter son propre droit, c’est 37
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
une grande amélioration sur l’État totalitaire, sur je suis un peu ambivalente par rapport à cela : il y a

e
l’État arbitraire. Donc, on s’est améliorés. des besoins, mais en même temps, je trouve ça

R
Maintenant, il y a inquiétant cette façon de gérer les
encore tant à faire, et C’est, je crois, notre mission à chacun rapports de couple par les nouvelles lois
puis c’est fragile. Un de nous […] pendant notre courte sur le patrimoine familial. Je pense à des
État démocratique période de vie, d’essayer d’améliorer rapports de violence qui vont de plus en

rds
peut facilement

a
notre humanité. plus dans le privé et que l’État gère de

g
devenir totalitaire, plus en plus le privé ; et je pense aussi

Re
malheureusement. On a
vu comment l’Allemagne, entre deux guerres, est
que l’État gérant de plus en plus le
privé crée de l’impuissance chez les individus qui
devenue rapidement un État totalitaire. Pourtant, Re ne savent plus comment se défendre, et c’est un
je considère que les Allemands, ce sont peut-être cercle infernal. On adopte des lois qui sont
les Européens les plus intelligents qui soient.
C’est mon préjugé, disons. Je les trouve
ga progressistes, on favorise des rapports égalitaires.
Je me demande comment on peut contrer ça, quelles
intelligents, mais comment se fait-il que les
rd sont les issues. La responsabilisation ; il y a 20 ou
Allemands ont marché dans ce nazisme, c’est un s 30 ans, on excusait la violence des gens par la
grand mystère. Donc, la démocratie, c’est fragile. société qui produisait la violence. Ce n’est plus
C’est, je crois, notre mission à chacun de nous, comme ça. Un individu doit être responsable de sa
dans la mesure où on est capables de le faire, violence même s’il a 14 ans, 15 ans ; il a agressé
pendant notre courte période de vie, d’essayer quelqu’un, il doit être responsable de sa violence.
d’améliorer notre humanité. De la rehausser un Vous avez parlé de développer les valeurs morales,
Re

peu plus vers la justice, vers la bonté, la mais au delà de ça…


compassion et puis vers le sens de l’autre, le
ards
gar

respect de l’autre. Moi je crois qu’à notre époque, nous avons tout
de même développé une beaucoup plus grande
ds

Comme être humain face à la violence, on se sent sensibilité à la violence. C’est un acquis
Reg

vraiment impuissant. Comment lutter contre la important. Nous sommes devenus très sensibles
violence? Je pense à la violence quotidienne, à tous à la violence et peut-être que nous voyons plus
ces gestes d’agressivité… L’être humain, la cruauté, de violence parce que nous sommes plus
la haine et la vengeance, ce sont des choses bien sensibles à la violence. Il faut voir cela aussi.
graves. En même temps, je considère que l’État va de Nous avons développé la sensibilité à l’endroit
plus en plus loin pour gérer les rapports humains et de la violence à l’égard de la femme, de l’enfant,

38
La violence entre ordre et désordre
social

de la personne âgée, de l’immigrant ; ce sont on avait des bagarres. Aujourd’hui, elles sont
des violences qui existaient probablement peut-être violentes verbalement mais on n’a
autant sinon plus auparavant. Mais la plus les violences physiques qu’on avait
conscience sociale, notre conscience autrefois. Ça s’est peut-
collective, ne s’était pas éveillée à être déplacé, c’est
Qu’aujourd’hui il y a des gens qui
ces phénomènes-là. Qu’aujourd’hui il peut-être ailleurs, dans
s’occupent de la violence,
y a des gens qui s’occupent de la les relations de travail
professionnellement, qu’il y ait des
violence, professionnellement, qu’il y qu’on a de la violence
gens qui fassent des recherches sur
ait des gens qui fassent des qu’on avait moins
la violence, c’est quand même un
recherches sur la violence, c’est autrefois. C’est difficile
phénomène nouveau et je pense que
quand même un phénomène à dire.
c’est très important.
nouveau et je pense que c’est très
important. Je suis d’accord avec
vous sur le sentiment d’impuissance qu’on peut
Est-ce que c’est l’indice qu’il y a plus de avoir mais je pense que ce n’est pas un
violence ? Peut-être qu’on s’intéresse plus à sentiment qu’on doit cultiver, l’impuissance. Il
la violence parce qu’il y en a plus, ou est-ce faut au contraire essayer d’en sortir et se dire :
plutôt qu’on voit plus de violence parce qu’on pendant cette vie, qui est la mienne, j’ai la
est plus sensibles à la violence ? Je ne responsabilité pour ma part d’essayer de
pourrais pas vous le dire, je ne sais même pas contribuer à limiter cette violence-là. C’est une
qui pourrait vous le dire. Mais on peut penser nouvelle responsabilité. Ce n’est pas une
que c’est un peu des deux. Il y a peut-être responsabilité ancienne dans notre histoire. Au
plus de violence dans le milieu urbain qu’il y fond, jusqu’à très récemment, c’était les
en avait autrefois. Je n’en suis pas certain. membres du clergé qui avaient la responsabilité
Donc, on est devenus plus sensibles et puis, de limiter la violence. Maintenant qu’on a moins
devenant plus sensibles, on voit plus de de clergé, c’est un peu plus à nous.
violence. Quand on lit les chroniques des
élections d’autrefois dans notre Québec, les Je réfléchissais sur les trois grandes sources de
campagnes électorales étaient très violentes. violence que sont la nourriture, la reproduction et
On faisait des assemblées contradictoires où le territoire. Du point de vue de l’humanité, on les 39
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
a sophistiqués, mais on n’a rien réglé. On a encore dans leurs rapports avec leurs enfants, de les rendre

e
des soupes populaires, on a un nombre croissant de plus empathiques envers leurs enfants et envers

R
gens qui ont faim. Je suis fascinée de voir autrui et je crois que c’est une piste intéressante.
l’agressivité entre les automobilistes. Quand on Mais je suis fascinée de voir à quel point on n’a pas
creuse un peu l’émotion, la cruauté, la haine et la de morale collective. On apprend au délinquant que
vengeance, ce sont des thèmes un peu ce n’est pas bien de taxer un jeune dans la cour de

rds
shakespeariens, des archétypes humains très

a
l’école, que c’est cruel et on intervient

g
profonds, qui sont encore extrêmement présents individuellement, je dirais cliniquement envers ce

Re
dans la trame de nos rapports. Notre histoire nous
révèle des bons moyens de réguler la violence ; vous
en avez nommés : l’État, la religion, le droit et la
jeune. Mais comment se fait-il qu’on n’a pas une
morale sociale qui empêche que ces jeunes-là se
Re retrouvent dans des situations de pauvreté, dans des
morale. situations où ils désirent avoir des objets, des

Monsieur Fecteau nous rappelait dans sa


ga vêtements, telle ou telle marque connue, ce qui va
motiver aussi beaucoup leur comportement.
conférence que la morale est plus ou moins une
rd
invention du 19e siècle qui justement modère la s
Vous avez la réponse. La réponse est dans la
violence, mais qui peut aussi amplifier la violence question, bien sûr. L’écart entre le traitement
dans le mesure où elle exclut. Les problèmes que les clinique
intervenants vivent dans les Centres jeunesse de qu’on essaie
Montréal sont souvent liés à deux grandes Pendant cette vie, qui est la mienne, de réussir et
problématiques : la délinquance des jeunes et les j’ai la responsabilité d’essayer de puis les
Re

mauvais traitements que les parents infligent à contribuer à limiter cette violence-là. sources
leurs enfants. L’État, la religion dans une certaine sociales –
ards
gar

mesure, le droit et la morale influencent l’économique – des frustrations et surtout dans


l’intervention dans les cas de délinquance ou de une société dominée par un désir de
ds

mauvais traitements. Dans le débat sur la consommation qui est affolant avec la publicité, et
Reg

radicalisation de la loi envers les jeunes tout ce qu’on invente de nouveaux besoins de
délinquants, on se demande si on ne devrait pas consommation. Je n’ai pas parlé de la
rendre les parents responsables : donc, déplacement consommation et de la violence mais c’est un de
vers la famille de la culpabilité de l’enfant. On mes thèmes aussi. Dans notre société
essaie d’enseigner aux parents une certaine morale contemporaine, la consommation est

40
La violence entre ordre et désordre
social

scientifiquement organisée. Le besoin de


consommation est scientifiquement organisé. La
publicité fait l’objet de recherches constantes par
des collègues en sciences sociales et en
psychologie du consommateur. On vise
particulièrement les jeunes dans la
consommation parce que c’est l’avenir, ce sont
les consommateurs de demain. Les jeunes sont
l’objet de la recherche en publicité. C’est donc
certain que cet écart-là peut être un grand
facteur d’insuccès de la clinique. C’est-à-dire
qu’on peut essayer de convaincre quelqu’un de
ne pas taxer mais s’il y a autour de lui tant
d’objets qui sont objets d’amour pour lui. Ce que
propose la publicité, c’est vraiment un objet
d’amour, on peut l’appeler comme ça1…

Note
1 Lire à ce sujet À la recherche de l’amour
perdu : essai sur la personne, du psychanalyste
québécois Michel Dansereau, publié en 1999
aux éditions du Méridien.

41
L’auteur

ds
ar
eg
Gilles Bibeau est professeur au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Il

R
s’est d’abord spécialisé dans le domaine des études africaines et en anthropologie de la santé. Tout en
continuant d’accorder un intérêt privilégié à l’étude des sociétés d’Afrique, il mène également depuis
quelques années des recherches en Amérique latine (Brésil et Pérou) et en Inde. Ses approches

s
théoriques et méthodologiques s’inspirent des courants interprétatifs et critiques.

gard
e
De 1966 à 1978, il a résidé en Afrique où il a principalement travaillé sur les médecines et les religions

R
africaines. Depuis 1978, ses activités de recherche se sont déployées dans trois principaux domaines :
l’anthropologie médicale ; les études ethniques (l’ethnographie des bandes de jeunes en milieu
Re
immigrant, l’adaptation des services sociaux et de santé à la problématique des groupes immigrants);
l’ethnocritique des littératures nationales.
ga
Parmi ses publications
rd
s
Bibeau, Gilles, Marc Perreault et Carlos Coloma. 1995. Dérives montréalaises : à travers des itinéraires de
toxicomanie dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, Montréal, Boréal, 234 p.
(Prix Jean-Charles-Falardeau 1996 de la Fédération canadienne des sciences sociales).

Bibeau, Gilles, A.M. Chan-Yip, M. Lock, C. Rousseau et C. Sterlin. 1992. La santé mentale et ses visages :
Re

un Québec pluriethnique au quotidien, Boucherville, Gaétan Morin éditeur, 289 p.


ards
gar

Bibeau, Gilles. 1988. À la fois d’ici et d’ailleurs : les communautés culturelles du Québec dans leurs
rapports aux services sociaux et aux services de santé, rapport de recherche, Québec, Les Publications
du Québec, 222 p.
ds

Reg

Bibeau, Gilles. 1995. « Le pluralisme culturel dans les services publics. Recadrage anthropologique de
la société post-moderne », Actes du colloque Le pluralisme religieux au Québec : un défi d’éthique
sociale, Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux, 18-49.

42
Des

cultures
violentes ? Non ! 1

Gilles Bibeau

Ne rejetons pas sur le dos de la nature


ce qui appartient complètement au domaine
de la culture.
Norman Clermont, 1997, p. 11

Nul d’entre vous, j’en suis sûr, n’attend de profession une femme ou un homme, qui a pris
l’anthropologie qu’elle lui fournisse des ses distances par rapport à sa société
recettes claires, opérationnelles et faciles d’origine, qui s’en est distancié en allant vivre
d’application permettant d’intervenir dans les ailleurs et qui est ainsi devenu, de manière
situations de violence et plus largement dans plus ou moins profonde, membre d’une autre
les milieux dits société1 . En adoptant
marginaux. des manières de vivre
L’anthropologie peut L’anthropologie peut tout au plus vous apprendre à autres que celles que
tout au plus vous penser autrement la question de violence et à ses parents lui ont
apprendre à penser regarder avec d’autres yeux le monde de la marge transmises, en
autrement la dans lequel vous êtes appelés à intervenir. s’initiant à une autre
question de langue que sa langue
violence et à maternelle et en vivant
regarder avec d’autres yeux le monde de la à la jonction d’au moins deux mondes,
marge dans lequel vous êtes appelés à l’anthropologue est forcément conduit à
intervenir. Sans doute est-il utile de relativiser sa culture d’origine, celle-là que ses
commencer par dire quelques mots de mon parents et amis continuent, de leur côté, à
métier afin que vous sachiez de quels lieux je considérer comme « naturelle ».
parle et à quelles expériences personnelles
de recherche je fais appel pour fonder les Le soupçon que l’anthropologue jette sur sa
réflexions que je m’apprête à vous proposer société d’origine vient du fait qu’il sait par
au sujet de la place de la violence dans les expérience que les valeurs, les croyances et
sociétés humaines. L’anthropologue est par les comportements rencontrés ailleurs,
43
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
particulièrement dans la société qu’il a Tel est le genre de questions que

e
adoptée (et qui l’a aussi parfois adopté en lui l’anthropologue se pose. En comparant ce

R
donnant un nom dans la langue locale), sont qu’on fait dans sa société d’origine avec les
souvent aussi riches, parfois même plus riches, manières de faire ailleurs, l’anthropologue ne
que ce que sa propre société lui offre comme peut qu’être amené à inviter ses concitoyens à
modèle pour vivre son existence d’homme. s’interroger sur le bien-fondé de leurs valeurs

rds
Chaque fois qu’il se

a
et pratiques : ainsi, les nouvelles

g
penche sur les manières L’anthropologue ne peut qu’être amené à normes en matière de gestion

Re
de faire dans un
domaine ou l’autre de la
inviter ses concitoyens à s’interroger sur
le bien-fondé de leurs valeurs et pratiques.
de la violence, notamment de la
violence que l’on associe aux
vie collective (il peut Re gangs de rue dont je dirai un
s’agir de l’organisation familiale, des rites mot dans ce texte, méritent une réflexion
funéraires ou des croyances aux dieux, peu
importe), l’anthropologue le fait en
ga critique plus approfondie que celle que les
partisans de la « tolérance zéro » ont coutume
envisageant le phénomène sous étude d’un
rd de faire. L’anthropologue est souvent vu par
point de vue comparatif. Il se demande, par s les professionnels de la normalisation, il n’y a
exemple, pourquoi les rapports hommes- rien de surprenant à cela, comme un
femmes s’organisent principalement chez empêcheur de tourner en rond, comme un
nous en fonction du principe d’égalité absolue partisan du doute qui refuse les évidences et
des sexes (et de leur réversibilité) alors que comme un véritable spécialiste du
d’autres sociétés distinguent nettement entre « dérangement » qui soulève publiquement
Re

les univers masculins et féminins, et mettent des questions que les défenseurs du « bon
tout en œuvre pour que ces deux espaces ne ordre » social préfèrent taire.
ards
gar

se superposent jamais. Il peut aussi se


demander pourquoi les parents ne sont plus
Leçons de trois décennies
ds

autorisés dans la plupart des sociétés


de recherche
Reg

occidentales à recourir aux punitions


corporelles alors que celles-ci constituent Je suis arrivé à un âge où l’on est facilement
encore une partie essentielle du processus tenté de recourir au style autobiographique. Je
d’éducation des enfants dans bon nombre succomberai d’ailleurs volontiers à cette
d’autres sociétés à travers le monde. tentation en reparcourant avec vous, de

44
Des

cultures
violentes ? Non !

manière panoramique, le contenu de du changement. En étudiant le mouvement à


quelques-unes des recherches que j’ai eu deux moments, d’abord en 1971-1972 puis de
l’occasion de faire au cours de ma vie de nouveau une dizaine d’années plus tard, j’ai eu
chercheur. l’impression de réexhumer, sous la forme d’un
squelette fossilisé, la société québécoise des
Il y a une trentaine d’années environ, j’ai fait années 1940 et 1950 telle que je l’avais connue
ma première véritable étude auprès des durant mon enfance.
Bérets Blancs (Bibeau, 1976), un groupe
conservateur — et haut en couleurs — du Ce mouvement des Bérets Blancs a fonctionné
Québec dont vous avez certainement entendu sous le leadership d’une femme, Gilberte
parler. Pourquoi avoir étudié le mouvement Côté-Mercier, qui a en quelque sorte « avalé »,
des Bérets Blancs? Je voulais, aux débuts des l’image est à peine trop forte, aussi bien son
années 1970, comprendre comment il se fait mari (Gérard Mercier), une figure somme
qu’une société comme le Québec a été toute assez faible (comme le sont peut-être les
capable de « fabriquer » un mouvement pères québécois), que Louis Even, le fondateur
social, politique et religieux du type « Bérets du mouvement. La figure de cette femme a
Blancs », qui condensait et reproduisait, dans dominé, à la manière d’une mère toute-
un parfait décalque, l’architecture globale de puissante, le groupe des Bérets Blancs qu’elle
la société québécoise d’avant la révolution a dirigé comme s’il s’agissait d’une grande
tranquille, de cette société qui était organisée, famille dont elle aurait été la mère. Sous la
jusqu’aux années 1960 environ, autour de la protection de cette mère à la fois aimante et
paroisse et de la religion, et « tricotée serrée » autoritaire, pas mal de Québécois et de
autour de la famille, de la parenté et de la vie Québécoises de la post-révolution tranquille
villageoise. Cette question s’imposa d’autant ont trouvé la protection et l’affection dont ils
plus à mon esprit que le mouvement des avaient sans doute psychologiquement besoin
Bérets Blancs a de fait continué à connaître pour survivre dans le contexte des
une grande popularité bien après que le changements rapides et profonds qui avaient
Québec soit passé par la révolution tranquille transformé la société québécoise. Les
et que notre ancien système collectif de personnes membres de ce mouvement ont
valeurs ait été largement emporté par le vent trouvé, me semble-t-il, dans les Bérets Blancs
45
Regards divers sur la violence

ds
ar
thérapeutique pour les parents et

g
un espace protecteur et un milieu

e
thérapeutique qui les ont aidées à s’ajuster, pathogénique pour les enfants ? La guérison

R
tant bien que mal, aux mutations profondes des premiers devait-elle forcément engendrer
de valeurs qu’avait provoquées la révolution le mal chez les seconds? Comment expliquer
tranquille. J’en suis ainsi venu à le fait, me suis-je aussi
penser que ce mouvement demandé, que les sociétés

rds
conservateur était de fait

a
On
pour
manque souvent
séparer le vrai
de
du
critères
faux ou
forts
pour
tendent à fabriquer,

g
protecteur, et sans doute était-il notamment lorsqu’elles

e
distinguer entre le permis et

R
même « thérapeutique », pour bon changent du point de vue
l’interdit.
nombre d’adultes qui avaient de leurs normes, des
perdu leurs repères dans le espaces protecteurs, ou
Québec d’après 1960 et qui retrouvaient chez
Re même de refuge, à l’intérieur d’elles-mêmes ?
les Bérets Blancs, à travers un retour
nostalgique dans le passé, un relais
ga Peut-on considérer ces groupes, souvent
marginaux et réactionnaires, comme de
thérapeutique qui leur permettait de vivre
rd véritables groupes de guérison pour un
dans la nouvelle société tout en prenant une s certain nombre de personnes ? Quelle est la
clientèle-cible de tels groupes : recrutent-ils
distance à son égard. Par contre, je n’ai pas
tardé à réaliser que ce même mouvement uniquement les personnes désorientées et
provoquait de nombreux problèmes, tant « perdues » à la suite de l’effondrement des
psychologiques que sociaux, chez les enfants systèmes collectifs de sens auxquels elles
qui avaient grandi dans des familles de avaient jusque-là adhéré ? La protection, voire
Re

parents Bérets Blancs dans lesquelles les la thérapie, que les adhérents trouvent dans
valeurs que les enfants avaient intériorisées ces groupes permet-elle d’expliquer pourquoi
ards
gar

ne correspondaient plus à celles de la société bon nombre de membres se soumettent


québécoise de la post-révolution tranquille facilement, souvent même avec enthousiasme,
aux croyances les plus « aberrantes »
ds

(Bibeau, 1982).
Reg

proposées par les leaders de ces groupes ?


Les questions que soulevaient les deux Pourquoi les adhérents en viennent-ils parfois
moments de la recherche faite auprès des à s’abandonner totalement entre les mains de
Bérets blancs ne manquaient pas. Comment leaders qui peuvent ainsi les manipuler
expliquer qu’un même mouvement puisse comme ils l’entendent ? Ce sont là quelques-
être à la fois, et de manière paradoxale, unes des questions que je me posais alors et

46
Des

cultures
violentes ? Non !

qui gardent aujourd’hui encore une étonnante véritable esprit critique, à n’importe quel
actualité. leader un tant soit peu charismatique. Ne
trouvons-nous pas déjà dans nos sociétés de
L’adhésion totale à ces groupes et l’entière plus en plus de groupes marginaux qui se
soumission des membres aux leaders présentent tantôt sous la forme de
s’expliquaient, me semble-t-il, par le fait que mouvements contre-culturels, alternatifs et
les membres trouvaient dans ces groupes des progressistes à tendance de gauche tantôt
systèmes de croyances simples et clairs, ce sous la forme de groupes conservateurs,
que leur société n’était plus à même de leur parfois réactionnaires, dans une mouvance de
fournir, un environnement interpersonnel droite, ces derniers se caractérisant
chaleureux, familial même, et qu’ils pouvaient généralement par un discours à thématique
ainsi redonner sens à leur vie à partir des religieuse.
croyances proposées. Dans leur quête de
sens, les membres de ces groupes s’aliènaient Les termes de gauche et de droite qui ont
parfois au point d’être prêts à adhérer à toutes permis, dans le passé, de distinguer entre les
sortes de croyances, fantaisistes ou même mouvements progressistes et réactionnaires
totalement irrationnelles, et à chercher la sont d’ailleurs, il faut le rappeler, en train de
protection d’une figure puissante et perdre toute signification : on sait en effet de
charismatique à laquelle ils tendaient à moins en moins aujourd’hui où se situe le
s’identifier. Je suis fasciné par le fait que centre et où commence la marge, et on
toutes les sociétés, celles d’aujourd’hui autant manque souvent de critères forts pour séparer
que celles d’hier, ont partout généré, et le vrai du faux ou pour distinguer entre le
continuent à générer, à leur périphérie, des permis et l’interdit. Quelle différence convient-
groupes comme les Bérets Blancs. Je crois que il de faire, par exemple, entre des activités
les sociétés du futur verront même apparaître économiques dites normales et des activités
de plus en plus de groupes de ce genre, tant criminelles dans des domaines aussi mal
le pluralisme est grand au plan des valeurs balisés et fluides que celui de la prostitution
collectives, tant les liens sociaux se sont (du salon de massage aux « call-girls » de
distendus et tant les personnes semblent être luxe), celui des jeux de hasard (les loteries
de nos jours disposées à se soumettre, sans sont parfaitement légales aussi longtemps
47
Regards divers sur la violence

ds
ar
eg
qu’elles enrichissent les coffres de l’État qui qui sont dictés moins par le souci de fournir

R
est indifférent au fait qu’elles appauvrissent les des paramètres susceptibles de guider les
plus pauvres en taxant leurs rêves de richesse) personnes que par le projet d’un contrôle tout
ou celui de la drogue azimut des populations
(on oublie que les ou encore par des

s
[...] à partir d’une lecture critique de notre

d
drogues permises considérations

r
situation, de leur [les grands systèmes de sens]

ega
comme l’alcool et le remplacement par une incroyable prolifération de strictement économiques

R
tabac tuent de fait groupes, d’organisations et de mouvements à partir (pensons, par exemple,
beaucoup plus de desquels des personnes issues de toutes sortes de aux tickets de
gens que les drogues milieux, parmi les jeunes surtout, essaient de se stationnement ou aux
illicites). Même flou donner des systèmes
Re
de valeurs, de recréer des liens amendes imposées, à
du côté des groupes sociaux et de mettre du
ga sens dans leur vie. périodes fixes, aux
conservateurs qui prostituées).
sont souvent aussi « dangereux », sous des
rd
apparences de parfaite soumission à l’ordre
établi que le sont certains mouvements
s Il ne s’agit pas ici de simplement déplorer la
perte des grands systèmes de sens dans les
typiquement marginaux, antisociaux et sociétés dites post-modernes qui sont les
éventuellement criminalisés. L’espace laissé nôtres, mais de prendre conscience, à partir
vide par l’affaissement des normes communes d’une lecture critique de notre situation, de
et par le recul des grands récits, disait leur remplacement par une incroyable
Re

J.-F. Lyotard, dans lesquels les gens se prolifération de groupes, d’organisations et de


reconnaissaient, il n’y a pas si longtemps mouvements à partir desquels des personnes
ards
gar

encore, semble être aujourd’hui occupé par issues de toutes sortes de milieux, parmi les
une multiplicité de micro-groupes qui jeunes surtout, essaient de se donner des
recomposent, chacun à leur façon, des systèmes de valeurs, de recréer des liens
ds

Reg

systèmes de sens et des normes dans lesquels sociaux et de mettre du sens dans leur vie.
différentes personnes se reconnaissent. Cet L’idéologie à la mode, qui en est une de
espace laissé vide, les pouvoirs publics respect des différences et de plus grande
essaient eux aussi de le combler, ce qu’ils font tolérance, ne pourra que contribuer à
par une extraordinaire prolifération de lois de renforcer le développement de ces groupes
tous genres, de règlements souvent tatillons au sein de notre société et à leur donner de

48
Des

cultures
violentes ? Non !

plus en plus de légitimité. La violence qui est dire quelques mots au sujet de quatre autres
associée à l’existence de quelques-uns de grilles d’analyse, à savoir les grilles
ces groupes, notamment dans les groupes paléontologique et primatologique,
marginaux aux activités antisociales, voire psychanalytique, sociologique et éthique qui
criminelles, pose déjà à nos sociétés, de plus ne sont pas détachables, nous le verrons, du
en plus pluralistes sur le plan ethnique, mal cadre ethnoculturel que propose
intégrées au niveau socio-économique et l’anthropologie dans sa réflexion sur la
sur-bureaucratisées, des questions violence. L’interprétation anthropologique de
fondamentales qui mettent en cause la la violence ne prend en effet tout son sens que
nature même de nos sociétés. Je propose reportée sur l’horizon des réflexions des
dans la suite de ce texte un cadre primatologues, psychanalystes, sociologues et
anthropologique qui permet de penser éthiciens, lesquelles permettent de replacer la
autrement la question de l’émergence des violence dont témoignent l’histoire des
groupes marginaux, des gangs de jeunes, et sociétés humaines et les comportements
de la violence qui leur est souvent associée. quotidiens des personnes dans le contexte
d’une réflexion fondamentale sur l’être

Cinq postures pour penser humain.

la violence humaine
Je crois instructif de commencer par évoquer
Au cours des dernières décennies, les les résultats des études des spécialistes de
spécialistes des sciences humaines ont l’évolution humaine dont les travaux
adopté une extraordinaire variété d’angles s’inspirent, de manière générale, des
d’approche et ont proposé diverses grilles approches éthologiques classiques au sein
de lecture pour essayer de comprendre la desquelles les phénomènes humains sont
place qu’occupe la violence dans interprétés en relation à un modèle animal. Les
l’expérience humaine et dans le paléontologues et primatologues rappellent,
fonctionnement des sociétés. Avant de entre autres, que la violence prend racine dans
présenter l’approche spécifique que nos pulsions les plus primitives et qu’elle
privilégient les anthropologues dans leurs exprime des dispositions archaïques qui ont
été intégrées à la biologie de nos ancêtres
travaux sur la violence, je crois important de
49
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
hominidés, au cours d’une évolution qui a duré d’agressivité plutôt que de violence, suivant

e
plus de cinq millions d’années. Cette violence sur ce point Konrad Lorenz, qui utilise

R
primitive s’est mise en place, les explicitement le terme d’agressivité dans le
paléontologues l’ont amplement démontré, cas des comportements animaux. Il faut
autour de la défense du territoire, de la quête néanmoins reconnaître que cette agressivité
de la animale s’est inscrite dans la mémoire

rds
nourriture et

a
L’être humain gagne à être vu comme un biologique de notre espèce et plus

g
du contrôle produit de l’évolution d’un type singulier qui particulièrement dans notre système

Re
de la
sexualité,
s’est constitué à la jonction de forces neuro-hormonal, à la manière d’un
biologiques et culturelles, à la fois enraciné dispositif fondamental sur l’horizon
dans une longue histoire de primate et dégagé duquel doivent être pensés, dans le
instaurant Re
d’emblée un de celle-ci dans la mesure où il l’achève. même temps, notre arrachement d’avec
rapport de
dépendance des femelles à l’égard des mâles.
ga l’animalité et notre continuité avec elle.
L’être humain gagne à être vu comme un
Les primatologues ont étudié, pour leur part, la
rd produit de l’évolution d’un type singulier qui
manière dont la hiérarchisation des positions s s’est constitué à la jonction de forces
sociales s’est institutionnalisée dans les biologiques et culturelles, à la fois enraciné
sociétés proto-humaines et les modalités de dans une longue histoire de primate et
transmission des statuts sociaux d’une dégagé de celle-ci dans la mesure où il
génération à l’autre ; ils ont de plus proposé l’achève. « Quelque chose de pré-humain
des explications à l’usage de la violence chez devient humain ; […] quelque chose d’animal,
Re

les mâles dits dominants et aux formes fermé par les sensations, devient extatique,
d’héritage des positions de domination au sein sensible à la totalité et compétent face à la
ards
gar

des groupes. vérité : seul cela produit la clairière elle-


même », a écrit le philosophe Sloterdijk (2000 :
Les travaux relatifs à l’évolution humaine nous
ds

25). Par le langage, par la symbolisation et par


Reg

invitent à nous poser la question suivante : la possibilité de l’extase dont parle Sloterdijk,
convient-il vraiment de parler de violence le primate devenu humain s’est exclu du
dans le cas des primates non humains et plus monde animal, s’est en quelque sorte dé-
globalement chez les animaux ? Pour ma part, animalisé, tout en continuant néanmoins à être
j’hésite à le faire. Je crois en effet qu’il est porté par une histoire évolutive longue de
préférable, dans le cas des animaux, de parler millions d’années au cours de laquelle s’est

50
Des

cultures
violentes ? Non !

faite l’anthropogenèse. Nous continuons à l’opposition. Dans un ouvrage récent intitulé


exister dans l’animalité, c’est là le paradoxe, Violence : traversées, Daniel Sibony écrit
tout en nous en étant libérés ; ce n’est « L’idée d’une violence fondamentale présente
cependant qu’en nous réenracinant dans en chacun dès l’origine, qui ne serait pas
notre dimension d’animalité, nous rappellent l’effet de rapport social, […] me semble non
les spécialistes de l’évolution humaine, que pertinente et surtout invérifiable. Il n’y a pas
nous arriverons à comprendre un de violence ou il n’y a de violence que dans le
phénomène aussi complexe que celui de la rapport à l’autre » (1998 : 45). Dans la pensée
violence, phénomène qui n’est jamais psychanalytique, la violence renvoie d’emblée
réductible à la seule agressivité des animaux à la tension existant entre le désir intime et
et à la seule biologie des passions. l’espace social, entre les pulsions personnelles
les plus intimes et celles des autres, le désir
Les psychanalystes rappellent de leur côté, n’existant en effet qu’à travers son inscription
avec insistance, que la violence est dans le monde des relations interpersonnelles,
indissociable chez les êtres humains du désir, celles qui unissent les amoureux, les parents
du fantasme et d’une mise en représentation aux enfants, les amis entre eux, toutes ces
des pulsions. Le désir de jouir ou de relations étant porteuses de violence
posséder ne rencontre en effet jamais l’objet potentielle.
capable de le satisfaire de manière totale et
une fois pour toutes ; les désirs des uns Les psychanalystes réintroduisent au plus
entrent de plus constamment en compétition profond de la « psyche » et de la vie affective
avec les désirs des autres. Du point de vue de des personnes la mémoire biologique de
la psychanalyse, la violence n’est pensable l’espèce dont parlaient les spécialistes de
que sur l’horizon d’un double mouvement : l’évolution humaine. Ils restituent cette
d’une part, à partir du caractère inextinguible mémoire dans un tout autre langage dont les
du désir chez les êtres humains qui les fait mots-clés sont, chez les psychanalystes, ceux
tendre vers le « toujours plus » ; d’autre part, de pulsions, notamment des pulsions de vie et
par le biais de la rencontre entre des de mort, de désir, de fantasme, de rêve et de
personnes désirantes qui se confrontent symbole, comme si l’être humain existait, dans
tantôt dans la complicité tantôt dans et par-delà sa biologie, à travers un imaginaire
51
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
qui lui permet de se distancier des contraintes expression de l’exaspération de la jeunesse

e
de la réalité. « Ce ne sont pas les forces noire de Montréal face à l’intolérance de la

R
pulsionnelles naturelles qui confèrent à la population à leur égard et face aussi au
violence sa continuité culturelle, mais des harcèlement de la police. Le ras-le-bol de
potentialités spécifiquement humaines » certains groupes noirs explique sans doute
(Sofsky 1998 : 30), a rappelé le psychanalyste l’explosion de colère de ces jeunes mais c’est

rds
Wolfgang Sofsky dans son récent Traité de la

a
là une explication encore superficielle qui ne

g
violence. Ce serait instructif et passionnant met en évidence que la cause immédiate,

Re
d’explorer plus avant ce que W. Sofsky veut
dire lorsqu’il parle d’une « continuité
disons circonstancielle, de ces émeutes. Les
sociologues savent qu’il faut reculer bien en
culturelle » de la violence et « des potentialités
Re amont si l’on veut comprendre quelque chose
spécifiquement humaines » à produire la aux conditions qui ont contribué à créer le ras-
violence. Une telle exploration nous conduirait
cependant trop loin ; qu’il suffise ici de
ga le-bol des jeunes et à provoquer les émeutes.
L’approche par l’étude du contexte immédiat
rappeler qu’une vraie anthropologie de la
rd
dans lequel vivent les jeunes est, il n’y a pas
violence se doit d’intégrer dans ses modèles s
de doute, intéressante mais elle est
les éléments centraux de la théorie mise de insuffisante ; elle oublie en effet de prendre en
l’avant par la psychanalyse. considération deux aspects essentiels de la
violence juvénile : d’une part, la dimension
La troisième grille de lecture dont intérieure, psychologique et affective du
l’anthropologie doit tenir compte est celle que phénomène ; d’autre part, la dynamique
Re

propose la sociologie. Les sociologues se sont concrète des relations interpersonnelles et


surtout intéressés à l’étude de l’environnement sociales qui se tissent au sein du monde des
ards
gar

social et des conditions économiques qui jeunes, dynamique qui peut inclure, par
tendent à être associées avec l’apparition des exemple, l’appartenance à une bande ou à un
phénomènes concrets de la violence ; ils ont
ds

gang, et qui encourage parfois les jeunes à


Reg

montré, entre autres, comment la marginalité, exprimer leur « mal-être » à travers des
la pauvreté, l’exploitation, le racisme, etc. comportements violents.
contribuent un peu partout à déclencher des
manifestations plus ou moins violentes. Par Je crois utile de faire ici une brève digression
exemple, les émeutes de la Plaza Saint-Hubert et de dire un mot de ce que les études
à l’été 1992 ont été interprétées comme une sociologiques nous ont appris sur le rôle que

52
Des

cultures
violentes ? Non !

les bandes de jeunes jouent dans la vie effet aux jeunes de communautés ethniques
personnelle des jeunes et dans la société en relativement défavorisées, et parfois
général. Dans la formidable étude du marginalisées, de se donner un milieu de vie
sociologue Frederic M. Trasher qui lui a significatif dans le contexte d’une ville
permis de recencer plus de 1 300 gangs de ethniquement pluraliste comme Chicago, qui
jeunes dans le Chicago des années 1920, était fort mal intégrée sur les plans social et
l’auteur a démontré l’importance de la économique.
territorialité, un élément qui est encore
considéré de nos jours comme central dans la Les travaux sociologiques réalisés dans le
formation des bandes juvéniles : les territoires Chicago des années 1920 s’imposent à
que les différentes bandes de jeunes de quiconque veut comprendre quelque chose
Chicago s’étaient donnés, a noté Trasher, aux conditions de contexte qui font surgir, de
étaient généralement situés dans des lieux nos jours encore, des gangs de jeunes dans
interstitiels, c’est-à-dire dans ces espaces une ville comme Montréal. Le contexte socio-
assez mal balisés séparant les différents culturel a profondément changé entre le
quartiers ethniques de la ville. Les gangs Chicago de 1920 et le Montréal de l’an 2000
investissaient ces espaces périphériques et se mais les processus sociologiques à l’œuvre
les appropriaient en y imposant leurs règles, n’en sont pas moins toujours les mêmes. Dans
leurs lois et des signes explicites de leur les années 1950, la jeunesse américaine a été
présence sur le territoire. Dans les années considérée, pour la première fois peut-être
1920 déjà, les groupes de jeunes étaient vus dans l’histoire, comme une classe d’âge
comme formant des micro-cultures possédant distincte qui formait un véritable groupe, celui
des codes spécifiques d’appartenance, des des teen-agers, opposable aux enfants, adultes
styles vestimentaires propres et des mar- et personnes âgées ; la population générale
queurs identitaires particuliers ; ils s’adon- s’est d’ailleurs mise à craindre cette nouvelle
naient aussi, dans certaines circonstances, à classe d’âge au sein de laquelle on trouvait
des activités antisociales, voire criminelles. des individus remuants, parfois marginaux et
Les études ont néanmoins montré que la souvent mal intégrés à la société. On peut
principale fonction de ces gangs était penser ici à James Dean, mort en 1955, et à ce
qu’il a représenté sur le plan symbolique pour
identificatoire : les bandes permettaient en
53
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
les jeunes de l’après-guerre. Dans les années les formes de violence et mettant sur pied des

e
1960, la classe d’âge des jeunes a plutôt été programmes de prévention de la violence

R
associée au mouvement de la contre-culture fondés sur le principe de la tolérance zéro. Les
qui contestait alors les valeurs communément études d’ethnographie comparée conduisent
admises par la société nord-américaine. Ce plutôt à penser que les sociétés ne peuvent
bref rappel socio-historique souligne l’impor- pas exister sans la violence, que celle-ci est

rds
tance de prendre en compte le contexte social,

a
inscrite dans l’héritage biologique des êtres

g
culturel et économique dans toute étude humains et qu’elle surgit du conflit opposant

Re
portant sur le phénomène des bandes de
jeunes et sur la violence qui lui est associée.
les désirs des uns à ceux des autres. La
violence est constitutive de toutes les formes
Re d’organisation sociale qui se doivent de la
Enfin on ne peut pas prendre au sérieux : aucune société n’a
non plus ignorer les
points de vue des
Toute éthique ga
véritablement humaine en effet jamais pu échapper à la mise
n’arrivera à proposer un cadre réaliste en place d’une hiérarchie dans les
éthiciens qui sont
rd
pour penser la violence que si cette positions sociales, à la compétition
aujourd’hui à l’avant-
scène des débats qui
s
éthique accorde une place centrale à entre les différents groupes et au conflit
la présence incontournable du mal
qui oppose les personnes entre elles.
dans l’expérience humaine.
se font autour de la « Ce ne sont pas les hommes qui
violence. Certains dirigent la violence, ils sont régis par le
moralistes utopistes pensent, par exemple, processus de la violence » a écrit avec finesse
qu’on pourra un jour en finir avec la guerre, W. Sofsky.
Re

éliminer toutes les formes de violence et faire


disparaître le mal. Je crois, pour ma part, que Toutes les sociétés semblent néanmoins être
ards
gar

toute éthique véritablement humaine unanimes à reconnaître que la violence n’est


n’arrivera à proposer un cadre réaliste pour pas réductible à l’expression d’une rivalité
penser la violence que si cette éthique entre les membres d’un même groupe ou à la
ds

Reg

accorde une place centrale à la présence seule réponse symétrique de l’un à l’attaque
incontournable du mal dans l’expérience de l’autre. Les systèmes de contrôle et de
humaine. L’alternative à la violence n’est pas la répression qu’elles mettent en place, les
non-violence comme certains pacifistes le philosophies du pardon et les dogmes
disent, allant parfois jusqu’à croire dans la rédempteurs qu’elles inventent indiquent en
possibilité d’une disparition totale de toutes effet clairement que la violence constitue une

54
Des

cultures
violentes ? Non !

dimension essentielle de l’expérience Que faut-il penser dans un tel contexte de la


individuelle et sociale ; on peut même penser législation de certains pays – j’inclus ici le cas
que les sociétés humaines ont inventé des du Québec – qui tendent à minimiser la
cultures pour solutionner les problèmes que responsabilité de l’enfant et qui se placent
leur posait la violence. En tant qu’anthropo- d’emblée dans une perspective d’éducation
logue, j’ai du mal à reconnaître, comme on le plutôt que dans un cadre de punition. De telles
fait spontanément de nos jours dans les législations postulent, certes à bon droit, que
sociétés occidentales, la prétendue bonté l’enfant doit toujours être protégé, qu’il faut
naturelle de l’être humain et plus particulière- tout mettre en œuvre pour le déculpabiliser et
ment la nature pour ainsi dire « angélique » que l’éducation (ou la rééducation) est
qu’on tend à attribuer aux enfants. J’ai passé toujours préférable à la punition ; le projet de
une quinzaine d’années de ma vie en Afrique rééducation implique même parfois qu’il faille
où j’ai pu voir comment ces sociétés mettent soustraire l’enfant à l’influence de ses parents
en place des formes d’éducation des enfants naturels en le plaçant, par exemple, dans une
qui visent à leur faire intérioriser les règles à famille d’accueil susceptible de mieux
partir desquelles s’organise la vie de la l’encadrer. Il serait certainement exagéré de
famille et du groupe. L’apprentissage de la loi prétendre que les lois s’appliquant dans le cas
s’y fait, tantôt avec plus de contrainte, tantôt des jeunes contrevenants refusent de recon-
avec plus de liberté, sans que l’on oublie naître qu’il existe de la responsabilité chez
jamais que l’éveil de la conscience morale l’enfant et qu’elles nient implicitement la
chez l’enfant et son accession à la capacité des enfants à faire du mal aux autres.
responsabilité impliquent le nécessaire Il convient néanmoins de nous interroger sur
processus d’intériorisation de la loi à travers la légitimité de certaines de nos pratiques à
la correction. C’est en effet trop simple l’égard des enfants et des jeunes, pratiques
d’affirmer, à la suite d’un célèbre philosophe que l’on critique d’autant moins qu’elles sont
que les commentateurs ont d’ailleurs fort mal légitimées par des dispositions juridiques.
compris, que nous naissons bons et que la
société nous pervertit au fur et à mesure que On peut sans doute conclure de cette brève
nous avançons en âge. discussion des modèles proposés par les
spécialistes de l’évolution humaine, par la
55
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
psychanalyse, par la sociologie et par l’éthique apparaissent démunis. Ce problème peut être

e
que les phénomènes formulé d’une manière sommaire à

R
de violence ne Se pourrait-il que les conduites travers les questions suivantes : se
peuvent s’interpréter antisociales des jeunes membres de pourrait-il que les jeunes québécois
de manière gangs constituent une alternative aux qui se suicident, et ils le font en très
approfondie que s’ils comportements auto-destructeurs ? grand nombre, soient des jeunes

rds
sont envisagés à

a
qui se sont placés, ou qui ont été

g
l’interface du biologique et du psychologique, mis, hors réseau d’échange, au niveau social et

Re
que s’ils sont reportés sur l’horizon de la
longue durée évolutive de l’espèce humaine et
psychologique ? L’appartenance à des gangs
peut-elle contribuer à créer un contexte qui
des caractéristiques des sociétés Re protège les jeunes contre des comportements
contemporaines, et enfin que s’ils sont auto-destructeurs? Se pourrait-il que les
replacés dans l’espace de l’éthique et du
socioculturel. La violence ne peut en effet être
ga conduites antisociales des jeunes membres de
gangs constituent une alternative aux
appréhendée, disent les anthropologues, que
rd comportements auto-destructeurs et qu’elles
si on la situe à l’intersection de deux plans, s soient le prix que la société doit payer pour
naturel et social, à la jonction des dynamiques faire diminuer le nombre de suicides chez les
individuelle et collective, et sur l’horizon de la jeunes québécois?
continuité-rupture entre le monde animal et le
monde humain. Au point de rencontre des Avant d’examiner en détail les différents
logiques naturelles et des logiques sociales, on aspects de la problématique de la violence
Re

trouve en effet la culture qui transforme des chez les jeunes, qu’ils la tournent contre eux-
dispositions naturelles en des processus mêmes dans des comportements auto-
ards
gar

sociaux sans jamais arriver à détacher l’être destructeurs ou qu’ils s’adonnent à des
humain de ses racines biologiques, de sa conduites antisociales, il m’apparaît important
de préciser la contribution spécifique de
ds

dynamique psychologique et affective, et de


Reg

son ancrage dans des réseaux de relations l’anthropologie à l’interprétation des


interpersonnelles et sociales. phénomènes de violence. Disons d’abord que
les anthropologues ont montré que les
Je terminerai mes réflexions en vous invitant à sociétés n’ont d’autre choix que de se
examiner un difficile problème face auquel les construire en s’appuyant sur la violence, à
professionnels de l’intervention sociale partir d’une violence disons primitive, loin de

56
Des

cultures
violentes ? Non !

l’illusion qui leur ferait croire qu’elles grands défis auxquels elles répondent toutes
pourront un jour en être quitte avec elle. Les en inventant des systèmes idéologiques, des
cultures ne seraient au fond, pensent les théologies et des mythologies, qui s’expriment
anthropologues, rien d’autre que la réponse à travers des règles, des normes, des
collective inventée par les groupes humains principes, des valeurs, des croyances et des
pour maîtriser les forces destructrices représentations. Aucune société n’a en effet
inscrites au cœur de cette violence primitive jamais pu éviter, hier comme aujourd’hui, de
et pour les transformer en forces de se confronter à la violence potentielle que
construction de la société. Nous verrons, dans pose l’appropriation des objets, à la question
les paragraphes suivants, comment les de l’origine, du sang et de la filiation, aux liens
sociétés ont de fait réussi, au cours de à entretenir avec les ancêtres morts et avec le
l’histoire, à harnacher cette violence. passé, à la terre commune qu’il faut défendre,
à la tribu et à la nation, aux relations à
maintenir avec les groupes étrangers, et enfin
Cinq processus primaires à au statut à accorder aux esprits et aux dieux.
l’œuvre dans la formation des
sociétés À travers une enquête comparative, je me
penche, dans cette section, sur les processus
Les études d’ethnographie comparée témoi- qui ont conduit les sociétés à s’organiser
gnent de l’existence de « patterns » autour de quelques formations idéologiques
transculturels qui se retrouvent, sous des de base, lesquelles portent la marque de
formes relativement semblables, dans toutes l’expérience collective singulière faite par
les sociétés et qui renvoient à la commune diverses sociétés. Les formations idéologiques
expérience des êtres humains à l’égard des qui sont à la base des systèmes d’échange
choses, de la vie et de la mort, du même et du m’apparaissent organisées autour des cinq
différent, de l’ici et de l’ailleurs, du monde axes suivants.
d’ici-bas et de l’espace où habitent les dieux.
Les ressemblances entre les sociétés (1) Des règles qui déterminent les formes
s’expliquent, selon les anthropologues, par le d’appropriation des objets, les processus de
fait qu’elles sont toutes confrontées à cinq production, circulation et consommation
57
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
des biens matériels, et les rapports richesses, sa terre, sa femme) a contribué à

e
dialectiques entre la propriété privée et la engendrer des rivalités entre les individus,

R
propriété collective. des conflits entre les lignages et des guerres
entre les sociétés ; ce désir qui a accompagné
Le premier défi qui interpelle partout les toute l’histoire humaine semble s’être amplifié
sociétés concerne les relations que les êtres dans les sociétés capitalistes, à la suite

ards
humains établissent avec les choses, les objets, notamment de la fracture qui s’est opérée

g
les biens matériels et la richesse. Les sociétés entre la personne, la famille et le groupe, et

Re
ont, pendant longtemps, pensé la propriété,
pour des raisons sans doute plus pragmatiques
qu’idéologiques, dans un sens familial et
qui a conduit à l’émergence de l’ individu. Une
fois que l’individu eut pris forme en tant que
Re personne autonome capable d’accumulation
collectif plutôt qu’individuel ; elles ont aussi et d’enrichissement individuel, on a vu se
mis en place des règles d’échange et de
circulation des biens qui étaient davantage
ga multiplier les conduites de violence (vol,
pillage, destruction) dirigées contre les biens
orientées vers le bien-être du groupe que
rd
des autres et contre la propriété commune. Les
l’enrichissement des individus ; elles ont enfin
instauré des réseaux plus ou moins intégrés
s
sociétés occidentales contemporaines peuvent
sans doute être considérées comme le point
de collaboration et de solidarité avec des d’achèvement du processus historique
groupes étrangers. De K. Marx à G. Bataille, d’individualisation et de distanciation des
toute une lignée de penseurs ont eu raison, me personnes à l’égard de leur groupe
semble-t-il, de voir dans le système de pro- d’appartenance, processus que l’idéologie
Re

priété et d’usage des biens le lieu primordial individualiste occidentale et le dogme


où s’est constituée l’expérience relationnelle chrétien du salut individuel ont certainement
ards
gar

entre les individus et comme l’espace où s’est contribué à accentuer.


d’abord fait sentir la tension entre l’individu, la
famille et le groupe : on peut même penser (2) Des critères qui fixent les paramètres à
ds

Reg

que les premières grandes représentations partir desquels se définissent les rapports
collectives se sont élaborées autour des entre les individus au sein d’un groupe (par
relations entre les humains et les choses. exemple, à partir du sang et du patronyme),
les conditions de formation (par exemple,
Les historiens ont aussi montré que le désir de le territoire, la langue, l’histoire) de la
vouloir s’emparer des biens de l’autre (ses tribu, de l’ethnie, du peuple ou de la nation,

58
Des

cultures
violentes ? Non !

et les modalités de construction des Les régimes de vie sociale se sont ensuite
identités individuelles et collectives. transformés de manière à faire une place de
plus en plus importante aux individus en tant
Le deuxième défi que doit relever tout groupe que porteurs de droits à titre personnel.
humain se situe au cœur même de l’espace
social. Les sociétés sont en effet forcées (3) Des principes qui servent à organiser les
d’établir des règles pour gérer les relations relations des vivants avec les morts et avec
entre leurs membres, pour favoriser les liens les héros fondateurs qui sont à l’origine du
de solidarité entre les différents lignages et groupe, à ancrer l’identité personnelle,
pour permettre au groupe de survivre en tant familiale et collective dans la longue durée
que formation sociale. Les spécialistes des historique et à fonder le système des
sciences sociales parlent tantôt d’individu, de offrandes et des sacrifices qui relient les
personne ou de sujet, ou emploient tantôt des descendants à leurs ancêtres.
termes empruntés aux langues vernaculaires,
pour se référer aux hommes et aux femmes Une troisième polarité, celle unissant les
qui composent une collectivité : ce sont là vivants et les morts, a permis aux sociétés de
autant de termes qui renvoient à des se donner une origine, de ponctuer l’histoire
modalités spécifiques du système de relations commune, de rattacher les descendants aux
sociales existant au sein d’un groupe. Le générations antérieures et d’inscrire le groupe
partage du même sang a constitué, à l’origine dans la longue durée. Le scénario est relative-
et pendant longtemps, la base référentielle ment semblable d’une société à une autre : des
principale à partir de laquelle les membres mythes d’origine sont inventés pour fixer, dans
d’un groupe se sont définis, le sang servant la mémoire commune, les lointains commence-
alors à marquer l’appartenance à une famille, ments ; des héros sont canonisés pour
à un clan, à une tribu, à une ethnie. Les ponctuer l’histoire du groupe ; les ancêtres
lignages et les clans ont eu tendance, au sein sont honorés à travers divers rites ; et les
des sociétés organisées selon le principe du cimetières servent à marquer les limites du
sang, à s’opposer les uns aux autres, la territoire commun et à légitimer le droit
première fidélité des individus allant à ceux et d’habiter la terre qui a été travaillée par les
à celles avec qui on partageait un même sang. ancêtres. La terre où ils ont été enterrés est
59
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
transformée en un lieu chargé de pouvoir, gage de part, dans le rapprochement avec l’autre, dans

e
fécondité pour le groupe et promesse de puissance l’établissement d’alliances, dans la mise sur

R
pour la descendance, à la condition cependant que pied de réseaux d’échange (de type
les vivants honorent les ancêtres en leur offrant les matrimonial surtout) et dans des stratégies
produits de la terre et en leur sacrifiant des bêtes. d’adoption de l’étranger. Par exemple, la torture
Les offrandes rituelles de dons auxquelles les imposée au captif prisonnier que le groupe

rds
sociétés se sont adonnées pendant des milliers

a
vainqueur adoptait a été interprétée, par

g
d’années témoignent du caractère incontournable certains anthropologues, comme un analogue de

Re
des relations entre les vivants et les morts : ces
rituels ont aussi contribué à fixer les règles qui
l’initiation : la torture permettait donc de délester
l’étranger de son identité ancienne, de le laver
organisent les réseaux d’échange dans les sociétés. Re du sang autre dont il était porteur, de lui faire
endosser une nouvelle identité et d’en faire ainsi
(4) Des normes qui régissent les liens entre
des sociétés étrangères par la langue, par
ga un membre à part entière d’un nouveau groupe.
L’adoption des captifs témoigne, en tant que
l’histoire ou par la culture, qui sont tantôt
rdforme particulière de déverrouillage des
vues comme des groupes ennemis qu’il faut
conquérir ou tantôt perçues comme des
s
frontières des sociétés, du fait que les groupes
humains ne peuvent survivre à long terme qu’en
groupes alliés avec lesquels des réseaux intégrant l’autre, l’étranger, voire même
d’échange (mariage, commerce) peuvent être l’ennemi.
établis.
(5) Des représentations sur lesquelles se
Re

Le quatrième défi concerne les rapports que des fondent les relations entre les humains, les
sociétés étrangères doivent instaurer entre elles, esprits et les dieux qui habitent par-delà le
ards
gar

rapports qui exigent de délimiter la frontière des monde des hommes, qui contribuent à
groupes, de définir le dedans et le dehors, et de redoubler la réalité ordinaire d’une autre
fixer les critères permettant de distinguer entre les dimension, métaphysique et religieuse, et
ds

Reg

alliés et les ennemis. Les relations entre les groupes qui sont les dépositaires d’un pouvoir
se sont organisées un peu partout autour d’une surhumain.
double stratégie : d’une part, dans la rivalité, dans
la guerre avec l’étranger et dans la mise à distance Enfin, les sociétés font face à un cinquième défi,
des groupes habitant par-delà la frontière ; d’autre tout aussi fondamental que les quatre premiers,

60
Des

cultures
violentes ? Non !

qui exige des êtres humains qu’ils établissent sang » ; b) « sociétés du territoire » ;
des relations avec les esprits et avec les dieux. c) « sociétés de l’individu » ; et d) « sociétés de
Tous les groupes disent posséder des dieux qui l’objet ». Il est tentant de se représenter ces
n’appartiennent qu’à eux, qui leur ont révélé des quatre modèles de sociétés selon un schéma
choses que les étrangers ignorent et qui évolutif avec, au départ, les « sociétés du sang »
combattent aux côtés de leurs fidèles lorsque et les « sociétés de l’objet » clôturant l’histoire,
ceux-ci sont attaqués par des peuples ennemis. ou de croire qu’une société puisse s’organiser
Les dieux que les différentes sociétés se exclusivement autour du sang ou du territoire
donnent témoignent de la croyance en en ignorant, par exemple, les questions posées
l’existence d’un monde transcendant, du par le rapport aux objets, aux morts, aux
caractère sacré de la vie et de la puissance de la étrangers et aux dieux. Une société peut
parole, à travers notamment les récits saints que accorder, il est vrai, plus de place qu’une autre
les sociétés se font une obligation de garder au sang ou au territoire, aux objets ou aux
vivants par le biais de mémoriaux et de rituels. individus, mais aucune n’a jamais pu mettre en
Même lorsque la religion se dégrade en un place une formation idéologique significative
système profane de sens ou dans une idéologie sans qu’elle ait retravaillé, à travers une
laïque, c’est encore la représentation d’une expérience historique singulière, l’ensemble
réalité méta-empirique qui essaie de se dire, des éléments impliqués dans les rapports
d’une réalité qui continue à connoter, de biais, la humains-objets, humains-humains, vivants-
transcendance et qui sert encore de fondement morts, entre groupes étrangers, et entre les
ultime à l’existence et au maintien des sociétés. humains et les dieux.

Les réponses que les sociétés ont apportées aux Pour mieux faire voir certains détails de
cinq défis que je viens d’évoquer me semblent l’architecture propre à chacun des quatre
pouvoir être regroupées autour de quatre « idéaux-types » de sociétés que j’ai identifiés,
formations idéologiques principales sur j’ai pensé utile de les associer à des sociétés
lesquelles s’appuient les grands profils de historiques dont parle la littérature anthropolo-
société auxquels je me réfère, dans la suite de gique. Des sociétés amérindiennes, notamment
ce texte, sous les noms de : a) « sociétés du les Tupinamba, les Aztèques, les Iroquoiens et

61
Regards divers sur la violence

ds
ar
De la violence dans quatre

g
les peuples du potlatch du Nord-Ouest américain
modèles de sociétés

e
serviront à illustrer les caractéristiques des

R
sociétés dans lesquelles prédomine le rapport au
sang ; j’emprunterai surtout à des sociétés Toutes les sociétés doivent transformer en une
africaines, notamment aux Masaïs d’Afrique de force positive et constructive le potentiel
l’Est, aux sociétés classiques de l’Inde et de la destructeur dont est porteuse la violence

rds
Chine, et aux monarchies de l’Europe médiévale,

a
primitive, laquelle violence est mise en jeu

g
pour présenter les sociétés qui se définissent en dans la tentation de prestige associée à

Re
relation à un pouvoir tantôt sacré tantôt séculier
qu’elles ont situé soit dans le corps du roi soit
l’accumulation des biens, dans le danger
d’une mise à part à partir du sang et du
lignage, dans la défense du territoire, dans le
dans le territoire ; les sociétés européennes de Re
l’après-Renaissance et de la post-Réforme me risque de faire la guerre aux étrangers, et
serviront de modèles, notamment les « sociétés
de cour » pour décrire les « sociétés de
ga dans la compétition entre les panthéons,
chaque groupe prétendant que ses dieux sont
l’individu » ; et enfin je m’appuierai sur les
rd
plus puissants que ceux du voisin. Les sociétés
sociétés capitalistes et marxistes, telles que les s
n’ont en effet d’autre choix que de travailler à
inverser la valence négative attachée à ces
décrit Bataille, pour mettre en évidence le modèle
des « sociétés de l’objet ». Je suis conscient du fait forces potentiellement destructives, à
que ces quatre idéaux-types de société harnacher cette violence primitive et à la
n’épuisent pas – loin de là – la totalité des canaliser de manière à ce qu’elle favorise la
régimes de vie sociale qu’ont inventés les solidarité au sein du groupe et l’harmonie
Re

groupes humains au cours de l’histoire ; je sais entre les groupes. Cela se fait, nous le verrons,
aussi que les sociétés existent le plus souvent par le biais de formations idéologiques qui
ards
gar

sous des formes hybrides, hétérogènes et non- trouvent leur centre de gravité dans des
monolithiques. Je n’en crois pas moins très règles de réciprocité et dans des normes de
régulation des échanges, des dons et des
ds

instructif de nous adonner, à la manière de


Reg

Max Weber, à un examen approfondi d’un contre-dons qui forment de vastes réseaux
nombre limité d’idéaux-types. auxquels participent les vivants, les morts, les
gens du dedans et les gens du dehors, et les
dieux aussi. Au sein de ces réseaux circulent
des objets et des biens matériels, des
offrandes rituelles faites aux ancêtres et aux

62
Des

cultures
violentes ? Non !

dieux, du pouvoir que les dons nourrissent, fondamentaux, à savoir les codes de l’honneur et
surtout lorsque ce pouvoir prend sa source de la vengeance, qui servent de piliers éthiques à
dans le monde des dieux ou dans l’ordre l’ensemble du système social et fournissent les
cosmique, et enfin des biens qui procurent principes permettant d’assurer un certain
prestige et honneur. rééquilibrage dans les conflits entre les clans et
entre des sociétés étrangères.
1. Les sociétés du sang
Les règles imposées par ces deux codes
Dans les sociétés du sang domine un énoncent l’impossibilité de rompre la chaîne
imaginaire social structuré sur une identité qui qui lie les générations entre elles, d’échapper
se définit par le partage du même sang ; ces à l’obligation de solidarité d’une personne à
sociétés existent en tant que l’égard des membres de son clan
formations sociales holistes et de détacher quiconque de son
Le prestige social yest largement
dans lesquelles les individus ancrage dans le sang commun.
déterminé par la capacité et la
sont subordonnés à la famille, au La personne se définit, dans ces
promptitude d’une personne à
lignage et au clan. Les autres défendre les siens et à venger sociétés, par son appartenance à
traits qui caractérisent ces l’offense. un lignage particulier en
sociétés ont été identifiés avec référence auquel se constitue
précision : les relations entre les membres du son identité ; obligation lui est aussi faite de tout
groupe sont plus importantes que celles qu’ils faire, éventuellement de mettre en jeu sa vie, pour
entretiennent avec les objets et les choses ; la défendre les autres membres de son lignage. Les
propriété familiale et clanique l’emporte codes de l’honneur et de la vengeance fixent de
nettement sur la propriété individuelle ; le plus la forme et l’ampleur que peuvent prendre la
prestige social y est largement déterminé par guerre et la violence : la vengeance ne doit pas
la capacité et la promptitude d’une personne à dépasser l’affront ; le cycle des vendettas doit
défendre les siens et à venger l’offense ; et la finir par s’équilibrer ; aucun pouvoir ne doit
reconnaissance par le groupe d’une dette décider d’en haut de la légitimité ou non des
inextinguible à l’égard des ancêtres morts et conflits entre familles. Ce sont en effet les
des dieux. Le régime de la violence apparaît lignages et les clans eux-mêmes qui doivent
réglé dans les sociétés du sang par deux codes trouver, hors d’un espace juridique qui les
63
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
surplomberait, des solutions, dans l’honneur, guerre apparaît en effet gérée dans

e
aux litiges qui les opposent. La guerre que les sociétés du sang par de subtiles règles

R
les sociétés du sang font aux peuples d’échange où l’on comptabilise de part et
étrangers est d’autre les guerriers tués et les
plus une La vengeance ne doit pas dépasser l’affront; le prisonniers capturés, la guerre
guerre de cycle des vendettas doit finir par s’équilibrer. diminuant d’intensité aussitôt que les

rds
prestige

a
pertes et les gains tendent à

g
qu’une guerre s’équilibrer, et étant relancée

Re
de conquête : les guerriers y acquièrent
d’abord l’honneur à travers la capture
lorsqu’un groupe doit compenser une mort, un
enlèvement ou une perte quelconque. Sofsky a
d’ennemis qui seront éventuellement intégrés Re pleinement raison, me semble-t-il, d’écrire que
au clan des vainqueurs pour y remplacer les « la guerre est inséparable de la règle du
hommes tombés au combat. ga don » et que cette règle « est appropriée à
l’état de guerre permanent » qui caractérise
Dans le chapitre XXXI de ses Essais (1580)
rd les sociétés du sang.
qu’il a intitulé « Des Cannibales », Montaigne
avait déjà interprété certaines pratiques de
s Dans ces sociétés, des initiations et des rites
guerre des Tupinamba du Brésil, notamment le de passage accompagnent chacun des âges
supplice infligé aux ennemis capturés, comme de la vie des hommes et contribuent à
une stratégie paradoxale visant à établir des façonner leur identité dans le sens d’une
liens entre des groupes ennemis, à entière soumission au groupe. Au terme de son
Re

s’approprier la force de l’étranger, initiation, le jeune homme reconnaît qu’il


éventuellement à travers le cannibalisme, et du n’existe qu’à travers le groupe ; la souffrance
ards
gar

côté du supplicié à démontrer son courage2. associée aux rites a elle-même pour fonction
Les sociétés du sang semblent en effet d’inscrire les codes de l’honneur et de la
considérer la guerre comme un moyen qui leur vengeance dans son corps ; et à sa mort le
ds

Reg

permet d’établir des liens avec les peuples guerrier sait qu’il sera vengé par la capture
ennemis et de transformer des étrangers, par d’un autre homme appartenant à un groupe
le moyen même de la guerre, en partenaires ennemi. Le guerrier capturé était soit sacrifié
participant à un commun réseau d’échange. et éventuellement dévoré, soit supplicié avant
Aussi étrange que cela puisse paraître, la d’être adopté par le groupe dans lequel il

64
Des

cultures
violentes ? Non !

recevait souvent un nouveau nom proche de redonner aux ancêtres afin qu’ils accordent, en
celui du guerrier mort qu’il était censé rem- retour, puissance et force aux vivants et, enfin,
placer. Les autres catégories de sacrifices qui à réalimenter l’énergie des dieux et du cosmos
abondent dans les sociétés du sang doivent en l’irriguant constamment d’un sang nouveau.
elles aussi être interprétées sur l’horizon des La grande loi qui semble faire fonctionner les
codes de l’honneur et de la vengeance. La sociétés du sang est la loi de l’échange, avec le
dette inextinguible contractée à l’égard des don et le contre-don qui la soutiennent et qui en
mânes des ancêtres et des dieux protecteurs rythment le fonctionnement. Ces sociétés sont
semble être compensée dans ces sociétés par en effet dominées par la règle de la réciprocité
des rituels sanglants : les animaux sacrifiés qui se déploie dans toutes les directions,
servent à faire communiquer, à travers le lien notamment en imposant des limites aux
du sang, le monde des humains, celui des vendettas entre les clans et aux guerres de
ancêtres et celui des dieux ; ces sacrifices, capture entre les groupes ennemis, et en
qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, visent établissant des réseaux d’échange entre les
de plus à assurer un équilibre entre la dette vivants, les morts et les dieux.
des vivants à l’égard des ancêtres et des
dieux. À cause de l’impossibilité d’arriver à équilibrer
le perdu et le reçu, le don et le contre-don, la
Ces rituels redoublent en quelque sorte les règle de la réciprocité ne pouvait
règles de la guerre dans laquelle on cherche, qu’engendrer la vendetta entre les clans et la
sans jamais y arriver, à transformer les guerre de capture entre les sociétés, vendettas
captures en un réseau plus ou moins bien et guerres chroniques qui n’arrivaient, pour
équilibré d’échanges entre groupes ennemis. ainsi dire, jamais à balancer les pertes et les
Une même logique de violence et d’anti- gains et à en finir avec les conflits. Cette règle
violence semble donc structurer les pratiques engendrait aussi la logique du cycle ininter-
reliées à la guerre et aux sacrifices, ces rompu des sacrifices sanglants, apparemment
derniers fonctionnant comme une stratégie de impuissants malgré leur nombre, à rendre aux
contre-don qui vise à honorer les esprits des morts et aux dieux ce qu’ils avaient donné aux
guerriers morts, à compenser les pertes du vivants. C’est du cœur même de cet écart, de
groupe par l’adoption de captifs étrangers, à ce décalage, que surgit une violence
65
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
impossible à apaiser, que les sociétés du sang parfois réellement plus souvent

e
ont pu tout au plus contrôler et limiter à travers symboliquement, avec sa mère ou avec sa

R
une règle stricte, celle de l’équivalence, qui sœur. En transgressant l’interdit fondateur
n’admettait jamais la destruction complète de de toute vie sociale et en ancrant sa
l’autre.Vendettas, guerres et sacrifices puissance royale dans une énergie divine ou
apparaissent ainsi réglés par le code de cosmique, le Roi se situait d’emblée hors

rds
l’honneur qui force à ne pas prendre plus que

a
lignage et hors filiation, dans un espace

g
ce qui a été perdu, ce code s’appliquant aussi ambigu et mal balisé au sein duquel a

Re
bien au monde des vivants qu’à celui des morts
ou qu’à celui des dieux.
émergé un nouveau régime politique,
religieux et éthique qui n’avait plus que fort
Re peu à voir avec le code de l’honneur, avec
2. Les sociétés du territoire la règle de la compensation par le sang et

Les sociétés du territoire se sont développées


ga avec l’idéologie du prestige acquis à
travers des dépenses somptuaires comme
en se dissociant des codes de l’honneur et de la
rd dans les sociétés du potlatch.
vengeance, en se détachant de l’idéologie de la
dette inextinguible contractée à l’égard des
s Le pouvoir du Roi sacré n’allait pas, il est
morts et des dieux, et en transformant la guerre vrai, sans la domination, le commandement
de capture de guerriers étrangers en une et l’autorité qui conféraient au monarque la
guerre visant la conquête de capacité de décider des affaires
nouveaux territoires. Aucune Le pouvoir du Roi sacré n’allait publiques, de rendre la justice, de punir
Re

figure ne représente plus pas sans la domination, le les coupables et d’imposer


adéquatement ces sociétés commandement et l’autorité... l’obéissance à ses sujets. Dans le
ards
gar

dans lesquelles l’expansion personnage du Roi sacré on trouvait


territoriale a progressivement occupé de plus néanmoins, par-delà le chef politique et le
en plus de place que le personnage du chef juge, d’autres figures, notamment celles du
ds

Reg

tribal, ou mieux du Roi sacré, ce dernier tirant guerrier, du prêtre et du magicien, qui
son pouvoir non pas du sang de ses ancêtres contribuaient à ancrer le pouvoir du roi dans
mais d’une force transcendante existant par- un espace transcendant, sacré, d’où il tirait,
delà les lignages. Au cœur même du rituel en dernière instance, sa légitimité et sa
d’intronisation du Roi sacré, obligation lui était puissance. Le Roi sacré n’était ni un chef de
faite de commettre l’inceste en couchant, guerre, ni un grand démagogue, ni un

66
Des

cultures
violentes ? Non !

prince que le peuple avait plébiscité ; il n’était au service de la vitalité de toute la société ;
pas non plus celui qui s’était mérité le titre de roi cette prétention dut cependant reculer face à
à cause de l’éminence de sa vertu ou de sa plus l’affirmation des différentes castes, celles des
grande conformité aux coutumes du groupe ; et administrateurs, des guerriers, des prêtres, des
il n’avait pas été fait roi parce qu’on le pensait artisans, qui réclamèrent de partager le pouvoir
plus compétent ou plus sage que les autres. Le avec le roi. Le cas de la Chine classique est ici
Roi sacré tirait plutôt sa légitimité des dieux qui intéressant car cette société a réussi à faire
l’avaient choisi, qui avaient déposé en lui une coexister le pouvoir sacré de l’Empereur, le fils
force, une énergie, que lui seul possédait et qui du ciel, avec le pouvoir civil et séculier exercé
avaient fait passer cette force dans le corps par les hauts fonctionnaires de la Cité impériale
même du Roi : n’était-il pas en effet capable de (voir La Bureaucratie céleste de Étienne Balazs
guérir par le seul toucher, d’assurer la fécondité pour une lumineuse description de cette
des femmes et de donner la puissance aux société). Au sommet de la pyramide sociale, on
hommes ? Et si le Roi venait à déchoir, le peuple trouvait des bureaucrates dont le rôle était
ne devait-il pas le mettre à mort ? d’assurer l’administration et le contrôle de
toute la société sous l’autorité directe de
Avec l’institutionnalisation de la chefferie et plus l’Empereur ; à la base, une immense
tard de la royauté sacrée, un nouveau type de paysannerie, et au milieu, des artisans et des
société est apparu : le pouvoir politique y a pris marchands, dont la fonction était de produire
appui sur une réalité extérieure au groupe des biens et d’en favoriser la circulation.
assignable tantôt à des dieux tantôt à un ordre L’harmonie au sein de cette société
de l’univers ; une différenciation entre les hiérarchisée n’en était pas moins, en
membres du groupe s’y est faite à travers dernière instance, assurée par les offrandes
notamment la création de castes spécialisées ; que l’Empereur devait faire, selon un calen-
et le pouvoir du roi s’est lui-même reporté, au fil drier précis, aux astres du ciel. Le pouvoir
du temps, sur d’autres personnages, le prêtre, continuait donc à renvoyer, dans la Chine
le magicien, le juge, le guerrier. Le Roi sacré impériale, à un dehors, à la sacralisation des
conserva cependant encore longtemps sa forces du cosmos et à un Empereur qui était
prétention à concentrer dans son corps mortel sans doute autant prêtre que roi.
une énergie venue d’ailleurs qu’il devait mettre
67
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
Dans les sociétés organisées autour du chef qu’aucune mobilité sociale ascendante ou

e
et du roi, on a généralement mis en place un descendante ne soit cependant possible. Le

R
système organisé autour de trois ou quatre Mahatma Gandhi défendait encore dans les
castes : celle des prêtres qui ont été années 1940 le régime des varnas et des jâti qui
d’emblée associés au pouvoir politique ; celle renvoyait, dans ses conceptions philosophiques
des guerriers chargés de la défense du et politiques, à l’exubérance et à la polyphonie

rds
territoire ; celle des artisans, des

a
de l’hindouisme plus qu’à l’existence des

g
commerçants et des paysans dont la fonction Maharadjas et des autres maîtres du pouvoir.

Re
était d’assurer le bien-être de toute la
société ; dans certaines sociétés celle des
L’organisation sociale de l’Inde trouvait donc
son fondement dans la religion hindoue elle-
hors-caste . Dans ces sociétés qui étaient
3
Re même et dans une philosophie sociopolitique
profondément inégalitaires, le statut d’une dont l’Inde n’arriverait à s’affranchir que
personne était déterminé par son
appartenance à une caste, par sa position
ga difficillement, pensait Gandhi. L’écart entre le
social et le religieux n’a cependant cessé de se
dans la hiérarchie sociale et par sa plus ou
rd creuser dans l’Inde moderne, sous l’impact
moins grande proximité avec ce qui s notamment de la mise en place d’un régime
représentait le pouvoir, démocratique affirmant
parfois un roi, d’autres fois La caste des guerriers s’est l’égalité de tous les citoyens et
une idéologie religieuse. transformée en une classe d’âge qui a d’une laïcisation progressive
L’Inde classique fournit fait de la guerre un passage obligé de l’ensemble de la société.
sur ce point un exemple pour tous les hommes. L’antique système des varna et
Re

paradigmatique avec son des jâti, qui était fondé sur des
système des quatre varnas et des bases religieuses s’est affaibli et a perdu, il est
ards
gar

innombrables jâti qui correspondaient à vrai, une bonne partie de sa légitimité ; il est
l’ensemble des métiers et des professions. cependant encore loin d’avoir disparu (voir
ds

L’ethnologue Louis Dumont a montré dans un M.S. Srinivas, 1996).


Reg

très beau livre intitulé Homo hierarchicus :


essai sur le système des castes (1966) Dans certaines sociétés africaines, des
comment cette architecture de la société modifications ont aussi été apportées sans que
indienne permettait d’assigner une place le système ne perde cependant son centre de
significative à toutes les personnes sans gravité : ainsi, la caste des guerriers s’est

68
Des

cultures
violentes ? Non !

transformée en une classe d’âge qui a fait de la dans les sociétés pastorales4. Puis venait le
guerre un passage obligé pour tous les quatrième âge durant lequel l’homme devait
hommes. Dans les sociétés d’éleveurs de sortir de tout ce qui touchait à la guerre, à la
troupeaux, qui sont généralement des sociétés mort et à la sexualité.
à classes d’âge, on a globalement distingué
quatre périodes dans la vie des hommes. Il Dans Les Rois thaumaturges (1924), l’historien
s’agissait d’abord pour le jeune pâtre chargé Marc Bloch écrit que la figure du Roi sacré
de garder les animaux de tuer une bête restait encore vivante dans la société féodale
sauvage s’attaquant au troupeau : chez les européenne comme le montrait, entre autres, le
Masaïs, on s’attendait, par exemple, à ce que fait que le roi y guérissait les scrofuleux par le
tout jeune homme ait tué un lion avant ses seul contact de sa main. Les sociétés
quinze ans. Au cours du deuxième âge, on monarchiques de l’Ancien Régime avaient alors
exigeait de ce jeune homme qu’il défende les depuis longtemps rompu avec la royauté sacrée
pâturages, allant éventuellement jusqu’à tuer le telle qu’on la trouvait encore, par exemple, chez
voleur de bêtes ou l’éleveur étranger venu faire les Yoruba du Nigéria dans les années 1940,
boire son troupeau dans des points d’eau qui mais elles n’en avaient pas moins conservé
n’étaient pas les siens. Aussi longtemps qu’ils certaines traces, sans doute les plus lentes à
faisaient partie des deux premières classes disparaître, qui exprimaient l’association du roi
d’âge dans lesquelles il leur était demandé de au prêtre et au magicien. J’ai aussi retrouvé
défendre le troupeau et le territoire contre les quelque chose de semblable dans le pouvoir
étrangers, les jeunes gens n’avaient le droit ni multiforme que possèdent les chefs chez les
de se marier ni d’avoir des enfants. Chez les Angbandi du Zaïre-Congo où j’ai fait ma
Masaïs, par exemple, les hommes n’accédaient recherche pour ma thèse de doctorat.
que vers leurs 30-35 ans à la troisième classe
d’âge qui donnait accès à la sexualité, au Il faudra une double rupture pour que la royauté
mariage et à la fécondité. L’entrée dans l’ordre ne s’exprime plus à travers le corps sacré du roi
sexuel se faisait à travers un combat rituel mais à travers l’espace géographique ou le
opposant l’homme et la femme, combat territoire sur lequel règne le monarque. Une
d’autant plus dramatique et éprouvant pour les première rupture a dû se faire dans le champ de
la représentation de la source même de la
femmes qu’elles étaient souvent infibulées
69
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
puissance du roi : on ne l’a plus cherchée dans un Edward Saïd, un spécialiste de l’histoire des

e
espace abyssal habité par des dieux mais dans empires occidentaux, a montré comment la

R
un territoire que l’on voulait le plus vaste transformation des anciennes monarchies en
possible ; on ne l’a plus mise dans une énergie systèmes impériaux s’est surtout faite autour
cachée dans le corps même du roi mais dans le d’une question territoriale. « L’enjeu, écrit-il,
déploiement de ses somptueuses richesses, dans c’est le territoire et sa possession, la

rds
l’architecture de ses palais et dans les fastes de

a
géographie et le pouvoir. Toute l’histoire

g
sa cour ; et enfin, on n’a plus ancré le pouvoir du humaine est enracinée dans la terre, parce

Re
roi sur un dehors représenté par les dieux ou par
l’ordre du monde mais sur la disposition du
qu’il a fallu penser à l’habitat, mais aussi parce
qu’on a voulu avoir plus de territoires, et
peuple à se soumettre à un roi reconnu comme Re qu’on a dû pour cela décider du sort de
souverain, c’est-à-dire comme celui qui se situe populations indigènes. Fondamentalement,
au-dessus des autres. Philippe II construisant
l’Escurial, Louis XIV transportant sa cour à
ga impérialisme signifie visée, installation et
mainmise sur une terre qu’on ne possède pas,
Versailles et Pierre le Grand faisant surgir de
rd
un territoire lointain où d’autres vivent et qui
terre la ville de St-Pétersbourg représentent s
leur appartient. » (2000 : 41). Le passage à des
cette nouvelle forme de pouvoir monarchique, systèmes politiques expansionnistes s’est fait
celle qui s’appuie désormais sur l’expansion dans les pays européens à une échelle que ne
territoriale, sur la conquête d’autres royaumes, semblent pas avoir connu les sociétés
sur l’accumulation des richesses et sur une asiatiques, africaines et amérindiennes, bien
cour où le prestige s’acquiert dans la maîtrise qu’on retrouve aussi chez les Incas, les
Re

d’une étiquette aristocratique. Ce qui restait de Mongols et même chez les Yorubas la
sacré dans les rois thaumaturges du Moyen Âge présence de guerres visant la conquête des
ards
gar

évoqués par M. Bloch a définitivement disparu sociétés voisines et l’annexion des territoires
chez les rois européens des XVIIe et XVIIIe étrangers. Partout le pouvoir du Roi sacré
ds

siècles chez qui les pouvoirs de prêtre et de semble s’être dégradé en un pouvoir
Reg

monarque se sont définitivement dissociés : le désormais mesurable en kilomètres carrés de


roi doit désormais démontrer sa puissance à territoire, en kilos d’or entassés dans les
travers des signes matériels, par l’extension banques du royaume et en une multiplicité de
territoriale de son royaume, par l’ampleur de palais tous plus beaux les uns que les autres.
ses richesses et par le décorum de sa cour.

70
Des

cultures
violentes ? Non !

Une seconde rupture devait encore se faire individualiste, face aussi à la réforme sociale
pour que s’achève le processus de désacra- dont les leaders progressistes indiens se sont
lisation du pouvoir royal et pour que les socié- eux-mêmes faits les promoteurs, notamment à
tés du territoire puissent enfin remplacer les partir des débuts du XXe siècle. Ce qui s’est
sociétés dans lesquelles le corps sacré du roi passé en Inde au cours de ce siècle peut sans
était constitué comme le réceptacle où se doute aider à penser le processus complexe qui
concentrait la puissance associée à la royauté. a permis la sécularisation des monarchies
La nouvelle rupture s’est faite à travers le d’Occident, processus qui n’a pas pu se faire
déplacement des sources du pouvoir royal, de sans une différenciation accrue des pouvoirs,
l’au-delà vers l’ici-bas, dans l’affaissement du sans le recul de la religion et sans la montée en
système hiérarchique force, ce troisième point
des castes et dans la Une des premières fonctions du nouvel État étant peut-être le plus
promotion de plus a partout consisté à faire arbitrer par le important, de
d’égalité entre tous les pouvoir juridique les vendettas entre les l’individualisme et de
sujets. Conjuguant un familles, à imposer des limites à la l’égalitarisme (voir Homo
pouvoir temporel accru vengeance et à ne plus permettre aux æqualis I et II, 1977; 1991).
à une puissance
personnes qu’elles se fassent justice elles-
religieuse déclinante, la Dans les sociétés du
royauté ne pouvait plus trouver son nouvel territoire, une nouvelle configuration des
ancrage que dans la lutte pour la conquête de réseaux de réciprocité et d’échange s’est donc
nouveaux territoires, dans la démonstration mise en place, avec ses règles et ses normes
d’une puissance reposant plus sur les richesses propres, et a permis l’émergence d’un nouveau
matérielles que sur le pouvoir religieux et dans régime de vie sociale qui a fait de plus en plus
une idéologie qui culminera, sous Louis XIV, de place aux droits politiques et civiques de
dans l’émergence d’une aristocratie qui tous les membres de la société. Une des
dominera toute la société. On peut de nouveau premières fonctions du nouvel État a partout
se référer ici à Louis Dumont expliquant consisté à faire arbitrer par le pouvoir juridique
comment les bases religieuses du système les vendettas entre les familles, à imposer des
indien des jâti ont reculé face à la démocratie à limites à la vengeance et à ne plus permettre
aux personnes qu’elles se fassent justice elles-
l’anglaise, nettement plus égalitaire et plus
71
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
mêmes. L’institutionnalisation de la justice s’est (3) la distinction établie entre les ordres politique,

e
aussi faite, au sein de cette nouvelle formation juridique et religieux sur laquelle s’appuient le

R
idéologique, en s’émancipant progressivement de nouveau régime de vie sociale et le système
l’idée de justice divine, dans l’indépendance du éthique qui est organisé autour de la notion de
juridique à l’égard du pouvoir politique et dans la responsabilité individuelle. C’est sur l’horizon de
reconnaissance des droits de tous les citoyens. cette triple transformation des régimes de vie

rds
Cette nouvelle forme de justice exigeait en effet

a
sociale et des formations idéologiques que les

g
que soit reconnu le principe de l’égalité juridique sociétés de l’individu ont pu émerger.

Re
des citoyens devant la loi, un principe qui n’a été
de fait pleinement reconnu que dans les sociétés 3) Les sociétés de l’individu
démocratiques et qui n’a été communément Re
admis que dans les sociétés dans lesquelles le Les sociétés de l’individu sont nées, disent les
pouvoir n’appartenait plus à un roi ou à une
classe sociale mais à toute la communauté des
gahistoriens et les spécialistes des sciences
sociales, d’une expérience de vie collective
citoyens. On a assisté, dans ce nouveau régime
rd
caractérisée, entre autres, par de nouvelles
de vie sociale, à une redéfinition radicale des s
formes de sociabilité, par la multiplication des
relations entre les personnes et les objets, situations de face-à-face et la nécessité
entre les membres d’une même société, entre d’exprimer les sentiments intérieurs, par une
les vivants et les morts, entre les groupes personnalisation du pouvoir politique à travers
voisins, et entre les humains et les dieux. notamment la figure du roi et des grands
fonctionnaires de l’État, et par une
Re

On oublie souvent que la démocratie est une consolidation du contrôle et de la répression


conquête très récente qui n’a été rendue dans les sociétés. Un espace individuel, privé
ards
gar

possible que grâce à une conjoncture de trois et intime s’est en quelque sorte creusé au
transformations qui ont modifié en profondeur cœur même de cette nouvelle organisation
l’idéologie à la base du fonctionnement des
ds

sociale et politique qui assurait, d’une manière


Reg

sociétés : (1) la reconnaissance de l’égalité de accrue, la protection des personnes avec le


statut entre tous les membres d’une même risque néanmoins d’amplifier le pouvoir
société ; (2) le détachement du pouvoir étatique. Libéré de la nécessité de se
politique d’avec ses attaches au dehors et la défendre lui-même, l’individu put alors se
sécularisation des systèmes collectifs de sens ; prendre comme la fin ultime de ses propres

72
Des

cultures
violentes ? Non !

actions dans un détachement qui ira en occidentale contemporaine, travaux que je me


s’amplifiant à l’égard de sa famille d’origine, de limite à évoquer ici. Nous vivons à une époque
son clan, de son pays, de l’État ; il put aussi centrée sur le souci du soi, a écrit Michel Foucault
s’engager dans la quête de son bien-être (1984), dans une ère du vide qui a provoqué, selon
personnel et dans la poursuite de ses intérêts Gilles Lipovetsky (1993), une déstandardisation
privés ; et enfin, la possibilité lui était donnée des identités, dans l’âge du retour du sujet, sous
de se retirer dans l’intimité du « je ». Le sa forme narcissique, affirmait Lasch il n’y a pas si
processus d’individualisation initié dans les longtemps encore, d’un sujet incertain, déprimé,
cours de la Renaissance et dans la fatigue
renforcé par le mouvement de Libéré de la nécessité de se défendre lui-même, d’être soi, dit le
la Réforme protestante a été l’individu put alors se prendre comme la fin ultime sociologue
en quelque sorte confirmé par de ses propres actions dans un détachement qui ira Ehrenberg (1998),
le Romantisme, qui a consacré en s’amplifiant à l’égard de sa famille d’origine, de d’un individualisme
un nouvel idéal de sensibilité son clan, de son pays, de l’État. négatif et
largement tourné vers d’individus
l’intériorité ; la révolution industrielle est venue en désaffiliés, soutient Castel (1997), d’une crise de
quelque sorte achever, selon Marx et d’autres l’intériorité, selon le psychanalyste Anatrella
penseurs critiques, le processus (1998), d’une identité inachevée, affirme Balibar
d’individualisation en provoquant l’atomisation (1997). Tous ces penseurs insèrent, d’une façon ou
des travailleurs désormais séparés non de l’autre, la question de l’individu, de l’identité et
seulement de leurs familles mais aussi de leur de l’intériorité au cœur de ce que Charles Taylor
classe sociale. L’idéologie capitaliste et libérale (1994 ; 1998) a appelé, chez nous, le malaise de la
proclamait, à la même époque, le droit pour tous modernité qu’il interprète cependant trop
les individus de goûter le plaisir de la propriété exclusivement, me semble-t-il, dans un cadre de
privée, de s’abîmer dans la jouissance de leurs philosophie morale humaniste au lieu d’interroger
biens personnels et de se retirer, s’ils le les conditions idéologiques, économiques et
désiraient, dans la solitude. sociales qui ont conduit à la reconfiguration de
l’identité individuelle dans les sociétés
On trouve quantité de travaux consacrés à ce contemporaines.
qu’est devenu cet individu dans la société
73
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
L’anthropologue Marc Augé, créateur à Paris du cependant moins du déclin du sujet sur le fond

e
Centre de recherche sur les mondes d’une crise de la signifiance dont parle Corin

R
contemporains, a souligné l’individualisation que de l’émergence d’un nouveau sujet qui se
croissante des destins, comme si chaque construit en retravaillant les matériaux d’une
personne devait aujourd’hui inventer, pour son culture d’emblée pensée comme hétérogène et
compte propre, sa philosophie de vie et ses plurielle : le sujet contemporain, insiste-t-elle, est

rds
valeurs, avec à la limite la possibilité de voir se

a
moins aspiré par le vide du sens et par une

g
développer autant de systèmes référentiels qu’il profonde béance que confronté à une

Re
y a d’individus. « La difficile symbolisation des
rapports entre hommes suscite, note Augé, une
prolifération de signes, de symboles et d’images
dont il arrive difficillement à faire sens. Nous
multiplication et une individuation des Re sommes en effet sortis, semble-t-il, de
cosmologies. » (1994b : 188-9). Cette l’autoréférencialité et de l’identification
individualisation des destins que diagnostique
l’anthropologue parisien, il l’attribue, dans son
ga
exclusivement fondée sur le lignage, la religion
des pères, la tribu ou la nation, comme cela s’est
livre intitulé Non-lieux (1992), au fait que nos
rd
fait durant des millénaires ; le nouveau régime
sociétés sont passées de la place du marché et s
de vie collective dans lequel nous sommes
du café du coin au non-lieu anonyme, du face-à- entrés apparaît caractérisé par la multi-
face des relations à la rencontre virtuelle, de appartenance, par le (re)positionnement d’un
systèmes de références relativement intégrés à nombre croissant de personnes sur les
une pluralité des références. frontières, par la confrontation quotidienne à
l’altérité et aux univers culturels étrangers, par
Re

S’appuyant sur les résultats de recherches la mise en spectacle de la mondialisation, tout


comparatives dans le champ de la psychose, cela favorisant le dégagement à l’égard les
ards
gar

Ellen Corin (1996 ;1998), anthropologue et ancrages jadis imposés aux individus dans les
psychanalyste, a pour sa part attiré l’attention sociétés du sang et dans les sociétés du
sur l’ampleur des dérives affectant spécifique-
ds

territoire.
Reg

ment les rapports que les personnes entretien-


nent de nos jours avec la temporalité, les Plutôt que d’un vide de sens (position de
systèmes symboliques et l’imaginaire : les Lipovetsky) c’est de surplus et d’excès dont les
personnes ont été transformées, selon elle, chercheurs parlent, réactualisant sur ce point la
jusqu’au cœur de leur identité, de leur pensée de Bataille. La société occidentale
psychisme et de leur inconscient. C’est contemporaine leur apparaît en effet moins

74
Des

cultures
violentes ? Non !

prise dans l’individuation (position de Taylor) que se libérant de ses appartenances va tendre à se
propulsée vers de nouveaux espaces de socialité définir de plus en plus par les objets qu’il
; moins exclusivement centrée sur l’espace possède.
intime (position de Lasch) qu’ouverte à la
rencontre de l’étranger et de l’autre ; moins Dans les sociétés de l’individu, les actes de
dysfonctionnelle (position du psychanalyste violence interindividuelle n’ont cessé, il est
Anatrella) que surfonctionnelle (surgérée, vrai, de diminuer. On a en effet assisté, dans
surbureaucratisée, disent aussi certains) ; moins ces sociétés, à une formidable chute des
déprimée (position de Ehrenberg) que homicides, à l’interdiction des duels, à une
compulsive ; moins irrationnelle que processus baisse des infanticides et des géronticides, à
de colmatage des univers de sens effrités et sur l’adoucissement aussi des supplices et à une
la formidable recomposition de systèmes réforme des prisons. L’intervention accrue
collectifs dans un sens de plus en plus pluriel de l’État et le travail des tribunaux semblent
et hétérogène. Une nouvelle dialectique de la avoir permis que se remodèlent, sur un fond
marge et du centre en est venue à s’imposer, a de plus grande sécurité personnelle, les
noté Ellen Corin (1986), dans les sociétés relations entre les individus et entre les
occidentales qui tendent à brouiller, voire à classes sociales. Un nouveau code de
effacer, les notions mêmes de centre et de l’honneur a pu s’imposer, avec la
marge tantôt à travers la superposition, ou la respectabilité pour règle centrale : l’individu
juxtaposition, de plusieurs centres tantôt par se devait dorénavant d’essayer d’acquérir le
le refus de hiérarchiser les systèmes de respect des autres sur la base de son statut
valeurs, laissant entendre par cela que tout se social, à partir des biens qu’il possèdait ou
vaut. Bon nombre de chercheurs admettent de certains signes extérieurs de prestige, à
qu’un paradoxe profond traverse aujourd’hui travers un talent littéraire ou musical hors du
les cultures occidentales : on y trouve, pour commun, par exemple. Les individus ont en
une part, le manque et le déficit et, pour une réalité cherché à protéger leur espace privé
autre, le surplus et le débordement. La séparation tout autant qu’à acquérir le respect des autres ;
de l’économique et du religieux instituée par le il se peut même que ce souci de protection de
calvinisme apparaît moins assurée qu’à l’époque l’intimité personnelle et familiale ait progres-
sivement favorisé l’indifférence dans les
de la Réforme ; l’individu qui s’était constitué en
75
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
relations entre les individus, une certaine sions de notre identité et plus spécifiquement

e
distanciation entre eux et le recours à des de notre corps. Nous vivons en effet dans des

R
médiations symboliques, tels les signes de la sociétés qui ont amplifié les marqueurs
richesse, dans l’établissement des rapports matériels de l’identité individuelle et qui en sont
interpersonnels. Dans le creux du repli des venues, disent certains auteurs, à faire du corps
individus sur l’espace privé et sur leur inté- un méga-objet qu’il faut conserver beau, jeune

rds
riorité, il y a eu place pour une

a
et attrayant, en

g
présence accrue de l’État bonne santé. Pour y

Re
dont l’intervention a été
d’autant plus aisément
Dans le creux du repli des individus sur l’espace privé
et sur leur intériorité, il y a eu place pour une présence
accrue de l’État dont l’intervention a été d’autant
arriver chacun
soigne son
acceptée qu’elle s’est faite au plus aisément acceptée qu’elle s’est faite au nom de alimentation, se
Re
nom de la protection à la protection à apporter aux individus. soumet, si
apporter aux individus. ga nécessaire, à des
régimes amaigrissants, s’adonne à la pratique
4) Les sociétés de l’objet
rd d’exercices physiques, réserve du temps pour

Bien qu’elles prolongent, en droite ligne, les


s ses loisirs, et essaie de contrôler son stress, ce
qui est d’autant plus difficile que les heures
sociétés de l’individu, les sociétés de l’objet se travaillées sont de plus en plus longues, les
sont néanmoins transformées en profondeur emplois plus incertains, même en période de
en accordant une importance accrue aux non-récession, et la compétition au travail de
richesses individuelles, à la propriété privée, à plus en plus forte. Les spécialistes s’entendent
Re

la consommation des biens, à la circulation pour dire que les sociétés de l’objet visent à
pléthorique des messages, tout cela dans un promouvoir, par-delà les signes extérieurs de la
ards
gar

contexte de révolution postindustrielle richesse individuelle, un nouveau bien-être


dominée par les techniques de communication fondé sur la sacralisation du corps, sur la
et d’informatisation. Quand nous comparons,
ds

recherche de la santé parfaite, sur les sports et


Reg

par exemple, les sociétés occidentales aux sur les loisirs, sur le retrait aussi dans l’espace
sociétés africaines ou indiennes d’aujourd’hui, privé de l’appartement ou de la maison.
nous nous rendons vite compte du fait que la
question de la propriété domine chez nous, À partir de l’industrialisation la chose aurait
que les biens, la maison, l’habillement et la commencé à dominer l’homme qui se serait
voiture, y sont même vus comme des exten- alors mis à vivre pour produire et pour

76
Des

cultures
violentes ? Non !

consommer les biens qu’il produisait. Il ne lui sens est, écrit Bataille, un abandon sans réserve
restait plus qu’à devenir un objet parmi les à la chose, mais insouciant des conséquences et
objets. « La domination de la chose n’est ne voyant rien au-delà. […] Le principe de la
jamais entière, a écrit Bataille avec quelque servitude une fois accordé, le monde des
optimisme, et n’est au sens profond qu’une choses (le monde de l’industrie moderne)
comédie : elle n’abuse jamais qu’à moitié pouvait se développer de lui-même, sans
tandis que, dans l’obscurité propice, une vérité penser davantage au Dieu absent. » (1967 :
nouvelle tourne à l’orage. » (1967 : 169). Cette 172-3). Dans le capitalisme, rien n’existerait en
vérité tumultueuse qui travaille l’homme du dehors de l’univers des choses sur lequel
dedans, c’est « le désir fondamental de l’homme exerce désormais une pleine
l’homme de se trouver soi-même (d’avoir une souveraineté, une souveraineté factice, mince et
existence souveraine), au-delà d’une action étroite qui s’enlise, plus que dans le marxisme,
utile qu’il ne peut éviter », c’est aussi la dans le matérialisme.Telle est la position que
rencontre avec le monde des choses qui ne défendait Bataille en 1949.
peuvent satisfaire ni sa quête religieuse, ni sa
vie affective, ni surtout son souci de libération Prototype de l’homme moderne, le bourgeois
de la matérialité des choses. « C’est en allant n’a pas pu accepter de n’être qu’une chose et
au bout des possibilités impliquées dans les c’est à partir de la chose à laquelle il s’était lui-
choses […] que Marx a voulu décidément même réduit, du dedans même de l’incom-
réduire les choses à l’homme, l’homme à la plétude de la chose, qu’il a entrepris de se
libre disposition de lui-même. » (1967 : 171-2), libérer. « Ainsi, la bourgeoisie a-t-elle créé le
a écrit Bataille dans une interprétation du monde de la confusion. L’essentiel en est la
marxisme qui le transforme en un moyen de chose, mais la réduction de l’homme n’étant
libération des hommes des objets, libération plus liée à son annulation devant Dieu, tout ce
obtenue au bout d’un voyage à travers les qui n’entrait pas dans le sommeil de la crois-
choses. Le marxisme se présente, selon sance souffrit de voir abandonnée la recherche
Bataille, comme une alternative radicale au d’un au-delà. » (1967 : 174). Cet homme
capitalisme dans la mesure où il ouvre une moderne n’a pas édifié, il est vrai, des forma-
route permettant aux hommes de se libérer de tions idéologiques complexes, à l’image par
exemple des mythologies supportant le monde
la prison des choses. « Le capitalisme en un
77
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
yoruba ; il a préféré placer sa libération dans une domestique a été de plus en plus stigmatisée, les

e
idéologie optimiste du progrès visant à libérer corrections physiques à l’égard des enfants

R
tous les prolétaires et les pauvres de la terre de interdites. Le dialogue, l’écoute et la
leur servitude à l’égard des choses. Sa communication ont été valorisés, ce qui sans
souveraineté, l’homo œconomicus l’a trouvée doute conduit à la nette diminution des violences
tantôt dans le rêve d’un grand soir tantôt dans un verbales, des injures et des blasphèmes dans les

rds
généreux projet de participation de tous aux

a
sociétés contemporaines. Une des choses les plus

g
richesses du monde, dans le plan Marshall de fascinantes à noter, dans le cas du Québec, c’est

Re
reconstruction de l’Europe par les Américains que
Bataille analyse, dans la coopération
la quasi-disparition, en 20 ou 30 ans, des
blasphèmes qui étaient une spécialité
internationale aussi, etc. Re québécoise.

Dans les sociétés de l’objet, on a vu se rédéfinir


de manière radicale les rapports entre les
ga Nos sociétés sont de plus, on oublie souvent de le
dire, nettement moins violentes que celles qui les
hommes, entre les hommes et les femmes, et entre
rd ont précédées ; paradoxalement, les personnes
les parents et leurs enfants. Les principaux lieux
où s’exprimait la sociabilité masculine ont changé
s ont néanmoins l’impression de vivre dans des
sociétés violentes. Les comportements des
de fonction : on a vu, par exemple, les tavernes, personnes sont, dans les faits, souvent plus
pubs et cafés qui ont été pendant longtemps les pacifiques que dans le passé, avec moins de rixes
espaces de rendez-vous des hommes s’ouvrir entre les hommes, moins de violence
aux femmes ; la tolérance sociale à l’alcool a intraconjugale, moins de corrections physiques
Re

diminué ; la violence masculine associée aux lieux aux enfants, ces anciens comportements étant
de sociabilité masculine a remplacés par un
ards
gar

nettement diminué. Les frontières L’impression de plus grande violence idéal du dialogue et
séparant les espaces masculins et que ressentent les personnes est sans de l’écoute. L’impres-
féminins se sont aussi déplacées doute attribuable à la généralisation sion de plus grande
ds

du souci de sécurité absolue et de violence que ressen-


Reg

et les stéréotypes associant


l’homme au travail hors de la protection complète que les personnes tent les personnes est
veulent se donner.
maison, à la force, et la femme au sans doute
domestique et à la tendresse se attribuable à la
sont modifiés, et dans ce contexte la violence généralisation du souci de sécurité absolue et de

78
Des

cultures
violentes ? Non !

protection complète que les personnes veulent sociétés de l’objet. Les groupes criminalisés
se donner : elles posent l’existence d’un sont composés, dans leur majorité, de per-
dehors dangereux, elles exigent plus de sonnes marginales, déclassées, souvent
contrôle policier, elles sont moins tolérantes à exclues, par manque de formation profession-
la marginalité ; les médias nelle ou pour d’autres raisons, du
valident leur sentiment de Nos sociétés connaissent une violence marché du travail ; on trouve, dans ces
danger, en mettant à la une qui s’exprime à travers les vols à main groupes périphériques, des clubs de
des faits divers de violence. armée, l’escroquerie, autant de crimes motards, des chapitres locaux des
Dans les centre-ville améri-
qui sont exclusivement dirigés vers filières internationales du crime et des
l’appropriation des biens des autres.
cains, il y a peut-être eu une gangs de rue. À côté des profes-
augmentation de la violence sionnels du crime qui occupent
mais il y a des raisons à cela, des raisons qu’il souvent des postes de direction dans les
est facile d’identifier. nouvelles formes de criminalité, on a vu
apparaître des non-professionnels en très
Nos sociétés connaissent évidemment, il n’y a grand nombre qui se sont joints à ces groupes
pas de doute, une violence qui s’exprime à marginaux comme d’autres rentrent à l’usine ou
travers les vols à main armée, l’escroquerie, se lancent en affaires.
autant de crimes qui sont exclusivement
dirigés vers l’appropriation des biens des Quant à la délinquance juvénile, elle n’est sans
autres. Ces activités criminelles sont doute pas plus développée qu’elle l’était dans
aujourd’hui organisées, dans la majorité des le passé mais peut-être s’exprime-t-elle de nos
cas, autour des réseaux de la drogue et de la jours à travers des comportements plus
prostitution, du trafic des cartes de crédit et du violents. Les jeunes tendent comme autrefois à
recyclage de l’argent sale que l’on produit. La former des gangs qui semblent surtout
criminalité typique des sociétés de l’objet regrouper des jeunes issus de familles touchées
apparaît donc exclusivement liée à l’argent, au par le chômage ou socialement marginalisées,
profit et aux biens matériels et exige, pour être des déracinés culturels, des jeunes désorientés
efficace, la formation de groupes, de gangs et à la suite d’une crise familiale, des garçons et
d’organisations qui ont parfaitement bien des filles en rupture avec les valeurs de la
intégrés l’idéologie qui est à la base des société. Ils ont souvent choisi d’entrer dans des
79
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
gangs parce que celles-ci leur apportent un tées par les spécialistes au suicide des jeunes

e
milieu de vie qu’ils ne trouvent pas ailleurs, un québécois vont dans tous les sens : perte

R
groupe qui partage le plus souvent les valeurs d’ancrage dans la famille ; isolement et
qui dominent dans la société, à savoir une désaffiliation sociale ; absence de repères de
idéologie organisée autour du prestige que sens ; désintégration intérieure ; un temps sans
donne la richesse : il n’est donc pas étonnant futur… Que s’est-il donc passé dans les familles

rds
que les gangs cherchent à s’en

a
et dans la société pour qu’elles

g
prendre aux biens des autres. Cette violence que les personnes n’arrivent plus à proposer aux

Re
En même temps, dans les
espaces privés, dans les
tournent contre elles-mêmes, les jeunes personnes des portes de sortie
surtout, dérange certainement moins autres que celle du suicide et de
nos sociétés que celle des membres des
maisons, on assiste à une Re l’autodestruction? C’est
gangs de rue qui s’attaquent à leurs
montée sans précédent d’une justement ce problème que je
richesses et aux biens collectifs.
violence, silencieuce celle-là,
qui s’exprime à travers des
ga vous invite maintenant à
examiner.
conduites auto-destructrices, le suicide, la
rd
dépression, la solitude, l’abus de drogue… s La mal-être des jeunes
Cette violence que les personnes tournent
contre elles-mêmes, les jeunes surtout, dans la société québécoise
dérange certainement moins nos sociétés que d’aujourd’hui
celle des membres des gangs de rue qui
s’attaquent à leurs richesses et aux biens Depuis mon étude sur les Bérets Blancs du
Re

collectifs. début des années 1970, j’ai toujours continué à


m’intéresser aux phénomènes qui se situent
ards
gar

En réalité, il se pourrait fort bien que ces dans les marges de la vie collective, dans cet
conduites autodestructrices gangrènent bien espace qui est à la périphérie de la société, en
plus profondément les sociétés de l’objet que
ds

essayant de me tenir sur cette frontière, entre ce


Reg

les conduites antisociales des petits criminels qu’on pourrait appeler la société normale et la
qui lorgnent du côté des biens des autres. vie des personnes marginales, entre le centre et
Pourquoi trouvons-nous autant de conduites les groupes qui vivent sur la bordure, entre le
d’autoagression, de suicides surtout, dans les privé et le public. J’ai ainsi étudié au fil des
sociétés occidentales contemporaines, années, seul ou en équipe, divers phénomènes
notamment du Québec ? Les réponses appor- qui se situent à la jonction du personnel et du

80
Des

cultures
violentes ? Non !

social : l’apprentissage du tabac chez les intervenants de la santé publique, les


adolescents (le comment on devient fumeur), travailleurs sociaux, les éducateurs et les
l’entrée dans l’alcoolisme, et l’adoption d’un travailleurs de la rue. Entre ces deux pôles
style de vie d’utilisateur de drogue injectable extrêmes, les UDI vivent leur vie sur le mode de
(UDI). la dérive, dans une dérive qui peut les conduire
jusqu’à la mort. Dans ce monde, les bandes de
On sait que les utilisateurs de drogues motards criminalisées ne forment en réalité que
injectables en viennent vite à faire partie d’une la pointe émergée de l’iceberg, une pointe que
sous-culture extrêmement complexe qui tout le monde connaît fort bien, depuis les
s’organise autour d’un produit illicite, une sous- policiers patrouilleurs, les agents des brigades
culture typique comme celle qu’on trouve par des stupéfiants et de la moralité et les autres
exemple dans le quartier Hochelaga- services policiers jusqu’aux intervenants qui
Maisonneuve, à Montréal, œuvrent dans le
là où des réseaux bien En se centrant trop exclusivement sur la domaine de la santé
organisés de dealers seule lutte à la criminalité sous le prétexte publique et de la
contrôlent le marché des d’extirper les racines des réseaux illégaux prévention. En se
drogues qu’ils vendent à de la drogue, on risque d’être amené à centrant trop
des personnes en mal oublier les autres composantes de ces sous- exclusivement sur la
d’autodestruction, en
cultures marginales qu’on n’a pas le droit
seule lutte à la
de classer d’emblée parmi les organisations
dérive, comme le laisse criminalité (la tolérance
entendre le titre du livre zéro) sous le prétexte
(Dérives montréalaises, 1995) que j’ai publié d’extirper les racines des réseaux illégaux de la
avec mon collègue Marc Perreault. Parmi les drogue, on risque évidemment d’être amené à
nombreux acteurs qui font partie du réseau oublier les autres composantes de ces sous-
des drogues illégales, on trouve à un bout les cultures marginales qu’on n’a pas le droit de
propriétaires de piqueries, les grands pushers classer d’emblée parmi les organisations
et les petits dealers, les fournisseurs étrangers criminelles. Du moins pas aussi longtemps que
et locaux, des bandes criminalisées, les la consommation privée de certains produits
prostituées et la petite pègre de quartier, et, à illicites n’est pas punissable par la loi.
l’autre bout, les policiers, les juges, les
81
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
Tout le réseau construit autour des UDI de Dans une autre étude que Marc Perreault, Kalpana

e
Hochelaga-Maisonneuve forme, dans un Das et moi-même (2000) avons récemment

R
espace géographique assez bien délimité, une menée auprès de jeunes néo-Québécois d’origine
sous-culture marginale qui est exactement du afro-antillaise membres de gangs, nous avons eu
même type, bien que différente dans ses la surprise de constater qu’un seul parmi les
valeurs et dans ses pratiques, que celle des cinquante-cinq jeunes interrogés nous a dit avoir

rds
Bérets Blancs. L’une et l’autre possèdent en

a
déjà eu des idées suicidaires sérieuses. Chez un

g
effet des règles, des modes de fonctionnement groupe équivalent de jeunes francophones du

Re
et des leaders qui contrôlent les membres du
groupe et qui les forcent à suivre la loi du
Québec, au moins une quinzaine nous auraient
sans doute dit avoir un jour pensé au suicide
milieu. Les règles de ces groupes ne sont Re (Tousignant, Hamgar, Bergeron 1984)5. Il est vrai,
évidemment pas toujours mises par écrit mais par contre, que les jeunes Québécois d’origine
elles n’en existent pas moins en tant qu’obli-
gations auxquelles toutes les personnes
ga
afro-antillaise (haïtienne et jamaïcaine
notamment) constituent, Messier et Toupin l’ont
associées au réseau doivent se soumettre.
rd
montré dès 1994, un pourcentage important de la
Ainsi, une jeune femme utilisatrice de drogue s
clientèle ethnoculturelle dont s’occupent les
injectable qui ne rembourse pas ses centres de réadaptation ; ils sont aussi plus
consommations de drogue, soit en argent, soit souvent impliqués, on le sait par les travaux des
en offre sexuelle ou autrement, finira par être criminologues Emerson Douyon et André
éjectée du milieu ou même par être Normandeau (1995), dans des confrontations
physiquement éliminée. Il existe en effet des individuelles ou de groupes (en gang) avec la
Re

règles strictes au sujet des dettes de drogue et police ; ils sont de plus proportionnellement plus
de la solidarité à maintenir avec le milieu, nombreux à comparaître devant les tribunaux de
ards
gar

règles que les personnes ne peuvent pas la jeunesse. Enfin, la presse a contribué à les
impunément enfreindre. Le délateur qui se met associer, dans l’esprit du grand public, au
ds

au service de la police (la délation est la phénomène des gangs de la rue. Il n’en fallait pas
Reg

méthode encouragée par les corps policiers davantage pour que tout le monde, experts, non-
qui paient souvent à grands prix les délateurs) experts et intervenants, en arrivent à identifier les
constitue, il est certain, dans ce milieu, le traître jeunes néo-Québécois d’origine afro-antillaise
par excellence. comme un groupe à haut risque,
irrémédiablement enlisé dans les marges de la

82
Des

cultures
violentes ? Non !

société québécoise (prostitution, drogue et doute les partisans de la ligne dure, à faire
petite criminalité) et dangereux, jusqu’à un disparaître une bonne partie des conduites
certain point du moins, pour l’ordre public. antisociales, d’autant plus facilement d’ailleurs
qu’ils peuvent compter sur l’appui d’une
Les résultats de la recherche faite auprès des population souvent fort intolérante à l’égard
gangs de jeunes nous ont conduits à nous des marginaux. Ne risquons-nous pas, dans le
poser les questions suivantes : Comment se contexte de cette politique de tolérance zéro,
fait-il que bon nombre de jeunes Québécois d’assister à une forte montée des conduites
tendent à tourner leur violence contre eux- autodestructrices chez les jeunes qui s’en
mêmes à travers des conduites auto- étaient jusqu’ici protégés en vivant, entre autres,
destructrices (suicide, anorexie et drogue) dans les marges de la société?
alors que d’autres, notamment les jeunes
immigrants membres de gangs avec qui nous Assez tôt au cours de notre recherche, nous nous
avons travaillé, expriment plutôt cette même sommes en effet demandés si les conduites anti-
violence (et leur mal-être) d’une manière anti- sociales des jeunes membres de gangs ne
sociale? Se pourrait-il que le fait d’appartenir à devaient pas être vues comme d’authentiques
une gang puisse servir de protection, quelle mécanismes de protection face à leur auto-
que soit l’origine ethnique du jeune québécois, destruction. Nous ne pouvions répondre à cette
face à la tentation du suicide ? Il apparaît question qu’en entrant dans l’univers quotidien
d’autant plus urgent de répondre à ces des jeunes, en recueillant leurs discours, en
questions que la « tolérance zéro » à l’égard observant leurs pratiques et en essayant de voir
des conduites le moindrement antisociales le monde à travers leurs propres yeux6. Nous
domine aujourd’hui toutes les pratiques : pas avons pu pénétrer l’univers de ces jeunes
de gangs, pas de squigees au coin des rues, marginaux grâce à la collaboration des
pas de désordre et pas de bruit ; la liste des travailleurs de rue et des intervenants qui vivent
nouveaux interdits de l’intolérance absolue ne chaque jour dans leur proximité et que nous
s’arrête évidemment pas à ce que je viens de avons d’emblée associés à la recherche.
signaler. Les policiers, les juges, les travailleurs
sociaux, les psychologues et les agents
communautaires réussiront, espèrent sans
83
Regards divers sur la violence

ds
ar
Quelles pistes pour l’action ?

g
territoire, valeurs dans lesquelles ils sont souvent

e
été éduqués par leurs parents.

R
Les deux catégories de jeunes que j’ai
distinguées du point de vue du mode Les jeunes qui tournent leur violence contre eux-
d’expression de leur violence (tournée vers soi, mêmes présentent une conduite dont on ne peut
dans un cas, et vers les autres, dans l’autre cas) faire sens, me semble-t-il, qu’en la situant sur

rds
me semblent vivre sur la frontière de deux, de

a
l’arrière-fond des valeurs contradictoires que leur

g
trois ou même de quatre modèles de sociétés proposent les sociétés de l’individu et les sociétés

Re
différentes dont ils arrivent difficillement à
combiner les valeurs. Ainsi, les jeunes qui
de l’objet. Le conflit naîtrait chez eux d’une
dynamique d’opposition entre les normes d’une
société qui a poussé à son extrême
s’adonnent en gang à des activités de petite Re
criminalité peuvent être vus comme ceux qui ont l’individualisme, au point parfois de faire perdre
vraiment pris au sérieux le fait qu’ils vivent dans
une société de l’objet tout en reconnaissant
ga toute attache significative aux autres, et celles
d’un autre monde montant, exigeant, dur, qui
cependant qu’ils sont incapables, pour une raison
rd place devant le jeune les symboles matériels de
ou l’autre, de passer par les moyens habituels, s la réussite sans lui donner les moyens de
l’atteindre. Ces jeunes seraient en quelque sorte
légaux, pour se procurer les richesses auxquelles
ils aspirent. Globalement, on peut peut-être faire des victimes de l’individualisme de nos sociétés,
l’hypothèse qu’ils vivent dans une société de victime d’un isolement au sein de leur famille,
l’objet sans qu’ils aient intériorisé les valeurs et dans leur école, dans leur rue et dans leur
l’éthique associés aux sociétés quartier. N’y a-t-il pas
Re

de l’individu au sein desquelles N’y a-t-il pas ici une voie à explorer qui ici une voie à explorer
fonctionnent les sociétés de pourrait peut-être nous aider à qui pourrait peut-être
ards
gar

l’objet. Quant aux jeunes comprendre pourquoi tant de jeunes nous aider à
Québécois d’origine afro- apparaissent fascinés, aspirés, tantôt par comprendre pourquoi
les idées suicidaires tantôt par tant de jeunes
ds

antillaise, ils forment sans doute


l’acquisition rapide des signes de la
Reg

un sous-groupe caractérisé par apparaissent fascinés,


richesse?
un profil beaucoup plus aspirés, tantôt par les
complexe dans la mesure où ils idées suicidaires tantôt
doivent aussi intégrer, dans la reconstruction de par l’acquisition rapide des signes de la richesse?
leur identité, certaines des valeurs qui sont à la En supposant que les deux catégories de jeunes
base des sociétés du sang et des sociétés du sont l’une et l’autre, mais de manière différente,

84
Des

cultures
violentes ? Non !

des produits typiques de nos sociétés de gangs dérivent vers la petite criminalité, ce qui
l’individu et de l’objet peut-on penser qu’on ne saurait évidemment nous surprendre dans
pourrait trouver des solutions à leur mal-être en une société qui accorde une place centrale à la
mettant en place des interventions qui possession des biens matériels et aux signes
prendraient appui sur les réponses apportées de la richesse. La délinquance juvénile à
par les sociétés aux cinq défis laquelle les médias font
dont j’ai parlé. La délinquance juvénile à laquelle les souvent écho n’est en réalité
médias font souvent écho n’est en probablement pas plus
La réorientation à faire dans le réalité probablement pas plus développée aujourd’hui
travail d’intervention auprès développée aujourd’hui qu’elle ne l’a qu’elle ne l’a été dans le
des deux catégories de été dans le passé. passé bien que celle-ci se
jeunes pourraient prendre, me manifeste, il est vrai, sous de
semble-t-il, deux directions principales. Il nouvelles formes qu’il faut examiner de près,
faudrait d’abord que les professionnels l’entrée à un âge de plus en plus précoce dans
attachent autant d’importance à la prévention les gangs, la tendance à leur ethnicisation et le
des conduites d’auto-destruction chez les port d’armes, par exemple.
jeunes qu’à l’intervention auprès des jeunes
contrevenants, ces derniers mobilisant pour le La seconde direction à suivre consisterait à
moment la presque totalité de leurs énergies ; il organiser l’intervention autour de rencontres
faudrait surtout qu’ils dédramatisent la durant lesquelles les intervenants
« dangerosité » qu’ils tendent à attribuer aux exploreraient, en profondeur, avec les jeunes, le
gangs de jeunes dont le rôle est sans doute, en contenu des relations qu’ils entretiennent avec
réalité, beaucoup plus positif que négatif auprès les choses, avec les autres, avec les morts,
des jeunes qui vivent une expérience familiale avec les étrangers, et avec ce que peuvent
difficile ou qui sont isolés. Je ne suis pas sûr du encore connoter pour eux les dieux. Je ne vois
tout qu’il y ait trop de gangs, je pense même pas encore très bien comment cela pourrait se
qu’il n’y en a pas assez et que beaucoup de faire de manière concrète mais je crois
jeunes gagneraient à devenir membres d’une de néanmoins que c’est dans cette direction qu’il
ces bandes. Je sais évidemment que certaines faut sans doute chercher les éléments qui

85
Regards divers sur la violence

ds
ar
Balibar, E. 1997. La crainte des masses, Paris,

g
permettront éventuellement de refonder
Galilée.

e
autrement nos interventions préventives et

R
Bloch, Marc. 1924. Les Rois thaumaturges. Étude sur
correctives auprès des jeunes. Il ne s’agit
le caractère surnaturel attribué à la puissance
certainement pas de revenir aux anciens royale particulièrement en France et en
systèmes normatifs, voire à la religion, comme Angleterre, Strasbourg, Librairie Istra.
le Québec en a connus dans le passé, mais Bibeau, Gilles. 1976. Les Bérets Blancs. Essai d’inter-

ds
prétation d’un mouvement marginal québécois,

r
d’inventer avec les jeunes qui vivent un

a
Montréal, Parti-Pris.

g
problème un système qui ait du sens pour eux,

Re
Bibeau, Gilles. 1982. « Le mouvement des bérets
dans le contexte d’une société caractérisée blancs en 1981 : thérapie ou impasse », Les
par le pluralisme des valeurs, par la cahiers de recherches en sciences de la religion,
transformation des structures familiales et par no 4, 182-201.

une inégalité croissante. Peut-être cela est-il


Re Bibeau, Gilles et Marc Perreault. 1995. Dérives
montréalaises, Montréal, Boréal.
possible. ga
Castel, R. 1997. Les métamorphoses de la question
rdsociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.

s
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anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil. Impasses et défis des psychothérapies dans le
monde contemporain », Prisme, vol.6, no 2-3,
ards
gar

Augé, Marc. 1994a. Le sens des autres. Actualité de


333-349.
l’anthropologie, Paris, Fayard.
Corin, Ellen. 1986. « Centralité des marges et
Augé, Marc. 1994b. Pour une anthropologie des
dynamique des centres », Anthropologie et
mondes contemporains, Paris, Aubier.
ds

Sociétés, vol.10, no 2, 1-21.


Reg

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Douyon, Emerson. 1995. « La délinquance ethnique :
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86
Des

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violentes ? Non !

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Colin et Micheline Pothier (Comité de la santé
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pauvreté et la santé mentale : de l’exclusion à

87
Regards divers sur la violence

Les commentaires et les questions de l’auditoire

ds
ar
g
Je trouve beaucoup de liens avec notre collègue s’échapper pour aller beaucoup plus loin. La rue

e
Jean-Marie Fecteau. Entre autres, quand vous est ainsi devenue, dans nos sociétés, le lieu où un

R
dites que les sociétés produisent, ou sont capables contrôle était nécessaire, le lieu des patrouilles
de produire, différentes formes de violence. On est policières. On a voulu faire en sorte que les
totalement atterrés par les sacrifices mais on n’est comportements dans la rue soient le plus
pas atterrés par le chômage alors qu’il y a violence conformes possible aux exigences des normes

s
dans le chômage comme il y a violence dans le

rd
sociales : certains comportements ont été

a
sacrifice. Monsieur Fecteau disait que dans chaque

g
interdits, d’autres ont été à peine tolérés. La rue

e
période historique il y avait aussi des facteurs qui

R
ne devrait-elle pas être considérée comme le lieu
pouvaient amplifier ou modérer cette violence. Il
me semble qu’il y a un parallèle entre ce que vous d’un exutoire qui est absolument indispensable
présentez et ce qui nous a été présenté par Re au fonctionnement de toute société. On ne peut
Monsieur Fecteau. C’est un commentaire que je penser la rue de ce point de vue qu’à partir d’une
voulais faire pour lancer la période des questions. ga
vision de tolérance.

rd
Voici un exemple de ce qui peut se passer. À

J’aimerais vous entendre parler davantage du


s
Zurich, il y avait des utilisateurs de drogues
injectables qui se regroupaient le long du lac
phénomène des jeunes de la rue. et les Zurichois se sont mis à dire « Ils encom-
brent vraiment, les restaurateurs n’aiment pas
Pour penser un tel phénomène, je crois utile ça, c’est dangereux pour les jeunes, on les voit
de partir de la distinction entre l’espace partout, etc. On va passer une législation au
Re

domestique et l’espace public. Un de mes niveau cantonal et puis on va avoir des


étudiants brésiliens a montré, dans son programmes de méthadone et on va même les
ards
gar

commentaire de l’ouvrage d’un ethnologue loger gratuitement. » Eh bien! cela n’a pas
brésilien intitulé La maison et la rue, comment marché. Les toxicomanes sont partis. Pourquoi
la rue peut être vue, dans un certain nombre sont-ils partis ? Ils sont partis parce que
ds

de sociétés, comme une extension de l’espace


Reg

l’individu qui est en dérive est attaché à un


domestique, ce qui n’est pas le cas chez nous. style de vie qui implique, je dirais, d’aller
La rue y est plutôt un espace de non-contrôle : contre un certain nombre de normes sociales.
on y est loin du regard du père et loin du Pour les jeunes de la rue c’est un peu comme
regard de la mère ; on y est dans un espace plus ça, la rue c’est l’envers de la maison.
ou moins transitionnel à partir duquel on peut

88
Des

cultures
violentes ? Non !

Si nous organisons la rue sans permettre que s’y trouve, il est vrai, des itinéraires typiques mais
expriment un certain nombre d’excès, ça c’est le plus souvent une conjonction
devient très dangereux. Moi je suis pour une complexe de facteurs qui sont en cause : un
très grande tolérance quant aux comportements abus en bas âge, une structure familiale
dans l’espace public. Mais encore là, ce n’est problématique, du chômage, un échec scolaire,
pas nécessairement le genre de réponse de la etc. Vous additionnez tous ces éléments et vous
population qui appuie, en majorité, la politique obtenez une conjoncture qui vous oriente en
de la tolérance zéro. On ne veut pas être achalé quelque sorte vers la drogue, la prostitution ou
par des gens qui sont bruyants, par des autre chose du genre. Des profils typiques il y
attroupements, par les squeedgees, etc. alors en a, mais il faut rester ouvert à la variété des
que ce serait assez facile de leur dire poliment : filières sans rigidifier à l’avance les parcours.
« Ça ne m’intéresse pas. » Ces jeunes qui lavent
les pare-brises des voitures au coin des rues, Si la rue représente encore quelque chose, et
qui embêtent-ils? Pourquoi faut-il lancer la je crois qu’elle représente quelque chose pour
police à leurs trousses ? Un tel comportement les jeunes en tant que lieu de mise en scène
d’intolérance, je ne le comprends pas. J’essaie de leur mal-être, en tant qu’espace où ils
d’être tolérant parce que je pense qu’une mettent en spectacle leur identité dans la
société est d’abord faite de tolérance. La vraie création d’une culture juvénile proprement
question qui est là derrière votre interrogation d’aujourd’hui, il nous faut prendre au sérieux
est celle du pourquoi : Qui a besoin des gangs ce qui s’y passe. Ce n’est pas seulement Luc
de rue? Quelles sont les trajectoires qui Plamondon ou Cécile Dion qui font avancer la
conduisent aux gangs? Quand nous nous culture, c’est aussi les jeunes avec leurs idées,
sommes intéressés à la drogue, dans avec leur manière d’être, et il leur faut pour
Hochelaga-Maisonneuve, nous avions une petite cela un espace, un théâtre. Jusqu’où doit
idée de ce qu’on appelle les filières ou aller la tolérance? Je n’en sais rien ; je sais
trajectoires qui conduisent à la petite seulement que la rue a une fonction
prostitution et à la dépendance aux drogues. On fondamentale dans nos sociétés et qu’il faut lui
s’est cependant vite aperçu que la réalité est redonner sa place. Au seizième siècle, les
très complexe et qu’il existe bien des voies qui jeunes, quand ils se sont constitués en bandes
dans les villes d’Europe afin de contrôler le
conduisent à la prostitution et à la drogue : on
89
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
marché matrimonial, il y avait la grande place, Et ce faisant, tantôt dans la contestation tantôt

e
proche de la cathédrale et souvent proche du dans l’adhésion aux normes communes, le

R
marché, qui jouait alors un rôle très important. jeune se construit comme membre d’une
Ils ne la contrôlaient pas seulement au moment société qui a ses lois et ses règles. Je suis tout
du carnaval, ils la contrôlaient aussi à bien à fait d’accord avec votre interprétation. Il faut
d’autres moments. Les historiens ont noté qu’il toutefois ajouter que les jeunes tendent

rds
y avait souvent des abus dans les

a
généralement à s’inscrire à travers leur

g
comportements des jeunes, des batailles entre appartenance à un petit groupe ou du moins

Re
les groupes, de l’intimidation et jusqu’à des
viols collectifs. On le sait, cela s’est bel et bien
c’est ce qu’ils ont fait dans le passé. Vous
comprenez pourquoi l’absence de groupe
produit. Et cela peut encore se reproduire Re dans la vie quotidienne d’un jeune me fait plus
aujourd’hui. Ce n’est pas cependant en peur que l’appartenance à un gang.
recréant des espaces de vie pour les jeunes en
dehors de l’espace public qu’on aidera les
ga
Quand le président américain va en Chine et qu’il
jeunes à vivre dans la société d’aujourd’hui :
rd
dit aux Chinois que la façon dont les occidentaux
c’est dans l’espace social collectif qu’ils s
voient les droits de la personne, c’est universel, ça
colle à tous les humains sans exception, comment
doivent apprendre à se situer, c’est là qu’ils
font l’apprentissage de la vie avec les autres.
les Chinois peuvent-ils percevoir ça ?
Voilà mon point de vue sur cette question.
Ils perçoivent cela, je crois, comme ridicule. Ils
sont un milliard quatre cents millions de
On peut dire que de façon paradoxale, le choix
Re

qu’ils font, d’être asocial, est leur façon de se Chinois dans le monde dont un milliard cent
socialiser dans le fond. C’est la forme qu’ils millions vivent en Chine. Or, les Chinois
ards
gar

choisissent pour se socialiser. possèdent leur propre éthique confucéenne et


ils n’ont évidemment pas attendu la signature
Absolument. Absolument. Disons que c’est en en 1948 de la Déclaration universelle des
ds

jouant avec les normes sociales, en s’en droits de l’homme pour s’interroger sur les
Reg

détachant éventuellement, que les jeunes normes qui doivent guider la vie collective, le
arrivent à se socialiser. Pour y arriver, ils vont rôle de l’État, etc. Dans la Déclaration
parfois jusqu’à pervertir les normes de la universelle, comme vous le savez, les premiers
société, à les pousser jusqu’au bout, comme articles font la promotion de la démocratie,
s’ils voulaient tester la tolérance de la société. d’une démocratie libérale, fondée sur des

90
Des

cultures
violentes ? Non !

droits individuels, notamment les droits paysan. Je vous assure que j’ai travaillé jeune sur
d’expression et les droits d’association, sur le la terre, comme tous mes amis d’alors, et cela ne
multipartisme et sur le système des élections scandalisait absolument personne.
comme accès au pouvoir.
Pourquoi voulons-nous imposer à des sociétés qui
Et le droit de propriété. sont encore largement paysannes et pré-
industrielles des normes que nous nous
Et le droit de propriété aussi, vous avez raison, appliquons à nous-mêmes depuis fort peu de
un droit qui est reconnu dans la Déclaration temps? Nous les imposons aux autres pays
universelle une fois qu’on a affirmé les droits sans doute parce que la mondialisation a
civiques et politiques des citoyens. Qu’est-ce besoin de ce qu’on appelle une éthique
que le droit de propriété peut signifier dans le universelle minimale et qu’il est dans la
contexte d’une société de type collectiviste ? tradition impérialiste de l’Occident d’imposer
Ce droit tel qu’il est formulé ne vaut-il pas aux autres son propre système d’éthique. Cela
surtout pour les sociétés individualistes, pour ressemble à du postcolonialisme : je dirais
celles-là surtout qui sont arrivées au bout de même que nous assistons, à travers le projet
l’individualisme, comme c’est le cas dans les d’homégénéisation éthique du monde, au
sociétés capitalistes occidentales qui se sont dernier effort des sociétés occidentales pour
largement détachées des considérations maintenir leur place dans un monde où
collectives. Les droits tels qu’ils sont formulés montent d’autres puissances, la Chine et l’Inde
dans la Déclaration ne peuvent pas non plus notamment, qui à elles deux comptent pour
être aisément appliqués dans les sociétés près de un tiers de l’humanité, les pays
d’Afrique où les lignages sont importants, où musulmans aussi, et d’autres encore dont les
le rapport entre hommes et femmes ne se systèmes de valeurs sont souvent éloignés des
pense pas de la même manière, où le rapport nôtres. Ma lecture est moins pessimiste qu’elle
entre parents et enfants se pense autrement n’en a l’air : je pense en effet que l’Occident va
en faisant une place, par exemple, au travail être capable de se renouveler, à travers
des enfants… Qui a décidé que les enfants ne notamment des apports culturels étrangers,
pouvaient pas travailler ? Qui a imposé cette par la création de sociétés ethniquement
norme? Posez ces questions à un fils de pluralistes, par une ouverture aux autres
91
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
formes d’humanité. Dans les sociétés féminisme se soient unies, au cours des deux

e
occidentales du futur, les éthiques ne pourront dernières décennies, pour essayer

R
être que pluralistes, métissées, créoles. d’équilibrer ou même d’inverser ce rapport. Je
suis porté à penser qu’un modèle de positions
Vous parlez du passage du public vers le privé. La symétriques domination|domination,
privatisation de tout ce qu’on fait. Il y a aussi le soumission|soumission sans différenciation est

ards
passage inverse du privé au public dans certaines
dimensions de la violence, par exemple de la
un modèle qui ne peut être qu’improductif sur

g
le plan social et voué à la mort à moyen terme.

Re
violence conjugale. Est-ce que vous pourriez glisser
un mot à ce sujet? Le problème qui se posait n’était pas facile à
solutionner : d’une part, il fallait sortir de la
Plus que la vie au sein du couple, ce sont les
rapports entre les hommes et les femmes qui
Re hiérarchisation existant entre les genres et,

ont considérablement changé au cours des


ga
d’autre part, on ne pouvait pas ignorer leur
différenciation, c’est-à-dire la reconnaissance
dernières années. Nous avons aussi assisté à
une très grande vigilance de l’État par rapport
rd
des spécificités de l’homme et de la femme.

à ce qui se passe à l’intérieur des maisons,


s
Toute tentative d’égalisation des genres par
homogénéisation ne pouvait que conduire à
entre le mari et la femme, entre les parents et
des impasses : lorsqu’il y a trop de soumission
les enfants. La loi sur le signalement, par
dans une relation domination|soumission il ne
exemple, n’aurait jamais pu être votée lorsque
peut y avoir que conflit ; de même dans une
j’étais enfant. Pour répondre sérieusement à
relation domination|domination, les sources de
Re

votre question, il faudrait nous interroger en


conflit ne manquent pas. C’est sans doute sur
profondeur sur la manière dont s’est fait, dans
cet horizon qu’il faut réfléchir à la violence
ards
gar

nos sociétés, le repositionnement des droits de


conjugale. Quand j’examine les changements
l’homme et de la femme, sur les liens de ces
introduits dans le droit de la famille, je me
changements de valeurs à la plus grande
demande si nous avons vraiment évolué dans
ds

instabilité des couples, avec leur infécondité,


Reg

le bon sens. Il y a des changements qui


etc. Il n’est pas sûr du tout que les rapports
allaient de soi et qu’il fallait faire, par exemple,
entre hommes et femmes se soient structurés,
dans le droit matrimonial avec le partage
dans la société québécoise d’hier, sur le
équitable des biens entre l’homme et la
modèle domination masculine|soumission
femme. C’est là un droit élémentaire pour la
féminine et que diverses forces sociales dont le
femme. Dans le nouveau droit de la famille on

92
Des

cultures
violentes ? Non !

trouve cependant des choses qu’un l’hésitation qui caractérise nos sociétés
anthropologue a de la difficulté à comprendre, relativement à la transmission du nom, à
par exemple, le fait qu’on peut donner à un l’identité sexuelle et aux relations entre mari
enfant soit le nom de la mère ou le nom du et femme. Le code compte encore bien
père, soit encore le nom du père et de la mère d’autres articles qui m’apparaissent fondés sur
soit de la mère et du père. Les juristes se une fausse égalité entre l’homme et la femme,
sont-ils demandés comment des frères et des refusent de reconnaître la différence sur fond
sœurs pourront se reconnaître comme fratrie d’égalité. La violence conjugale dont vous
s’ils portent quatre noms différents. Je n’ai parlez m’apparaît devoir être étudiée en
évidemment pas d’objection à ce qu’on tenant compte de tout ce que je viens
décide collectivement de donner aux enfants d’évoquer, de la redéfinition des rapports
le nom de leur mère, je dirais même que c’est entre sexes, de la réécriture du code de la
beaucoup mieux, surtout dans des sociétés famille, et des nouvelles pratiques qu’elles ont
comme les nôtres où les ménages ne durent générées au sein des couples et dans la
pas très longtemps. Mais une société ne doit société en général.
pas laisser ce choix libre : imaginons le cas
d’une petite fille de dix ans qui dit à sa mère : Qu’est-ce que vous pensez du fait que les enfants
« Mais pourquoi maman ma petite sœur porte sont de plus en plus élevés par l’État, avec les
ton nom et moi je ne le porte pas ? Tu l’aimes garderies à 5 $ et puis les mères qui sont forcées à
plus que moi ? » Ce genre de changements travailler même si elles sont sur le bien-être social.
dans notre droit, on aurait fort bien pu s’en
passer : ça c’est un faux égalitarisme. Je pense qu’il est important que l’enfant se
socialise le plus vite possible, ce qui implique
Les juristes auraient dû prendre position en un certain détachement par rapport à la
disant, par exemple : « On a donné dans le famille. Je m’inquiète surtout de deux choses :
passé le nom du père aux enfants ; désormais 1) du fait qu’on manque de places dans les
on les nommera à partir du nom de la mère.» garderies, que le rôle des travailleurs de
Un tel changement était parfaitement possible garderie n’est pas suffisamment valorisé et
mais ce n’est pas ce qui s’est fait. La position qu’ils (je devrais plutôt employer le féminin)
adoptée par les juristes traduit fort bien sont très mal payé(e)s ; 2) du rôle accru que
93
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
les parents veulent jouer dans les écoles. Je pense d’une différence. De plus, à l’intérieur du gang,

e
que cela doit être laissé entre les mains de l’État, surtout si les membres sont des garçons et

R
des commissions scolaires et des professeurs. qu’ils sont de différents âges, l’organisation
L’enfant a plus de chances de bien grandir, de peut être assez bien structurée, avec des titres,
grandir comme il faut, si l’espace domestique est des conditions d’entrée et des règles à suivre.
désarticulé de l’espace de l’école et de celui de la Si le groupe s’adonne à des activités crimi-

rds
rue, ces deux derniers espaces ayant un rôle

a
nelles, il est clair qu’il sera très difficile pour les

g
d’autant plus important à jouer que les enfants membres de sortir du gang parce qu’on aura

Re
grandissent souvent seuls dans les familles et que
leurs parents ont souvent peu de temps à leur
peur qu’ils disent ce qui se passe dans le gang ;
si le gang se limite à faire du harcèlement, à
consacrer. Le Québec a un colossal effort de Re importuner les gens et autres choses de ce
rattrapage à faire dans le domaine des garderies. genre, il sera évidemment plus facile de la

J’aimerais moi revenir sur le phénomène des


ga quitter sans qu’il y ait de représailles.

gangs, qui m’interpelle énormément. On a fait une


rd
S’il y a des filles dans le gang, c’est beaucoup
recherche sur le sujet et on a côtoyé des gens dans la
communauté, différents intervenants qui en
s
plus compliqué parce que la sexualité entre
alors en ligne de compte : il peut arriver que le
principe devraient nous aider éventuellement à leader veuille un droit de cuissage et cela pose
« lutter ». La lecture que j’en fais, vers laquelle je évidemment des problèmes de compétition
me dirige de plus en plus, c’est que ce n’est pas
entre les membres. Je sais que certains groupes
vraiment la criminalité et la violence de ces groupes
sont bien organisés. Je dirais que c’est un petit
Re

qui nous dérangent mais leur organisation, le fait


peu tout ça qu’on voit et l’abus potentiel des
qu’ils aient trouvé des moyens de s’afficher, de
leaders sur les membres.
ards
s’attacher, de s’organiser, d’être ensemble autant.
gar

Est-ce que ça ce n’est pas plus confrontant pour


nous que leur violence et leur criminalité ? Qu’est- Si on regarde un peu l’évolution de la société quant
au rôle du père par rapport au développement de
ds

ce que vous en dites ?


Reg

l’enfant, à la prévention de la négligence, il y a un


Peut-être. Il est certain que les gangs se don- courant américain qui nous dit en résumé que la
nent des signes d’appartenance : dans le montée de la violence chez les jeunes garçons aurait
vêtement, dans la coupe de cheveux, dans le comme vecteur principal l’absence du père. Qu’est-ce
type de musique, à travers leurs noms, tout cela que vous en pensez ?
visant à dire publiquement qu’ils sont porteurs

94
Des

cultures
violentes ? Non !

Le père dans nos sociétés… j’ai en ce moment Tout ce que je viens de décrire appartient
deux étudiantes de doctorat qui travaillent sur évidemment à un autre âge, mais j’en ai parlé
la paternité. L’une étudie le désir d’enfant chez pour montrer que la place du père n’est pas
l’homme et sa capacité d’attachement, donc évidente. De nos jours, c’est encore plus
sa participation depuis la grossesse jusqu’à complexe à cause notamment des transfor-
deux-trois ans, et sur la manière dont se fait le mations des rapports entre l’homme et la
bonding. L’autre travaille sur la redéfinition femme. Le père tend aujourd’hui à se relier à
sociale de la paternité. C’est quelque chose de l’enfant soit par la médiation de la mère, donc
complexe. C’est que la paternité biologique une espèce de triangulation, soit dans un
est une chose et la paternité sociale en est une rapport de substitution à la mère, une espèce
autre. de maternage de l’enfant et de moins en
moins dans la position de celui qui énonce la
Pendant longtemps, il n’y avait que la mère qui
loi. L’enfant a besoin de ses deux parents, sans
connaissait véritablement l’origine de l’enfant,
qu’il y ait confusion quant à leur rôle. Cela ne
c’est-à-dire le nom du père. Le père se voit
veut pas dire que c’est encore le père, et lui
partout assigné une place à partir de la parole
seul, qui représente la loi ; la mère est de nos
de la mère. De plus, dans toutes les sociétés du
jours de plus en plus engagée sur ce terrain.
monde, le père n’entre que progressivement
Qui représente la dimension d’amour ? Vous
dans la vie de l’enfant. Le septième jour par
allez sans doute me répondre que c’est le père
exemple, jour de l’imposition du nom, l’enfant
et la mère. Et vous avez raison. Les pères ont
est présenté au père mais il retourne ensuite
aujourd’hui à se redéfinir dans tout cela.
dans le monde des femmes où il restera au
moins jusqu’au sevrage et parfois encore plus C’est-à-dire…
longtemps. Les liens que l’enfant établit avec
sa mère sont très forts, beaucoup plus forts Le père doit continuer à jouer un rôle
qu’avec le père qui n’entrait autrefois dans la d’autorité avec l’enfant. Souvent il n’y en a pas,
vie de l’enfant qu’après le sevrage ou lorsque à l’intérieur de la famille, parce que la mère ne
l’enfant commençait à marcher ; c’est à partir peut pas jouer, à elle seule, les deux rôles.
de l’initiation que les pères se voyaient Encore faut-il que la mère autorise le père à se
assigner une place auprès de l’enfant. mettre dans ce rôle d’énonciateur de la loi. Nous
95
Regards divers sur la violence

ds
ar
g
sommes comme dans un laboratoire où nous plus d’intolérance, comment ça se fait qu’on en est

e
essayons d’inventer de nouvelles choses. arrivés là et qu’est-ce qu’on peut faire pour éviter

R
ça ?
Vous dites qu’on devrait séparer les rôles
paternels et maternels, l’amour, l’autorité. Si on Comment on en est arrivés là, je crois qu’on peut
prend votre position, comment les intervenants assez facilement reconstituer les étapes qui nous

ds
des centres jeunesse devraient-ils faire si une ont conduits là où nous en sommes aujourd’hui. Il

egar
personne doit incarner à la fois l’autorité et
l’aide? On ferme la shop ?
se peut que l’addition de choses qui sont

R
individuellement bonnes produisent en bout de
ligne du « mauvais ». Prises une par une,
Ce n’est pas facile parce que le chacune de ces choses peut même être très
professionnel doit en même temps être père
et mère. Il doit être capable de compassion,
Re bonne : prenons, par exemple, l’égalité de
l’homme et de la femme, dans tous les secteurs,
ga
de proximité, mais en même temps il doit se ce à quoi personne ne peut s’objecter. Ajoutons-y
poser comme celui qui tient le drapeau et
qui dit la loi. Le professionnel doit, me
rd
les droits des enfants, une autre chose qui va de

semble-til, doser cette double fonction selon


s
soi, me direz-vous. Et ajoutez encore ceci et
cela… à un moment donné, toutes ces choses qui
les besoins. Pour moi, ce qui est très sont en soi excellentes produisent, en
important, c’est la possibilité de parler avec convergeant, des effets pervers inattendus. C’est
les jeunes. Je reconnais que ce n’est pas un le mystère de la vie en société…
travail facile. Dans le désastre des structures
Re

familiales, et surtout à un moment où nous


pensons qu’il faut intervenir le plus proche
ards
gar

possible du milieu plutôt que de faire,


comme on l’a fait trop longtemps, à
l’extérieur des réalités, il faut sérieusement
ds

repenser les dimensions de paternité et de


Reg

maternité qui font partie de votre métier.

Quand vous parlez d’une société où la


socialisation est plus grande, où la violence a un
visage beaucoup plus impersonnel, beaucoup

96
Des

cultures
violentes ? Non !

Notes 4 Dans les sociétés de pasteurs d’Afrique de


l’Est, on pratiquait souvent l’infibulation, à
savoir la fermeture des grandes lèvres de la
1 La pratique de mon métier m’a conduit à femme en les cousant l’une à l’autre. Je ne suis
passer près de 20 ans en dehors du Québec, pas ici en train de faire un plaidoyer pour
d’abord durant plusieurs années consécutives défendre cette pratique ; j’invite cependant les
en Afrique et en Europe entre les années 1960 lecteurs à situer une telle pratique dans le
et 1980, en Amérique latine à raison de quel- contexte culturel et idéologique où elle s’est
ques mois par année depuis mon retour au développée. La question de savoir si une telle
Québec en 1980 et en Inde au cours des cinq pratique se justifie sur le plan moral relève de
dernières années. considérations éthiques que je n’examine pas
ici.
2 Montaigne met les paroles suivantes dans la
bouche d’un des prisonniers que les Indiens 5 Au début des années 1980, l’équipe de M.
Tupinamba s’apprêtent à dévorer : « Ces Tousignant a surpris tout le monde en révélant
muscles, cette chair et ces veines, ce sont les que plus de 21% des 666 cégépiens francopho-
vôtres, pauvres fous que vous êtes ; vous ne nes interviewés leur avaient dit avoir déjà fait
reconnaissez pas que la substance des mem- l’expérience d’idéations suicidaires sérieuses.
bres de vos ancêtres s’y tient encore : savourez- L’Enquête Santé Québec a montré que les
les bien, vous y trouverez le goût de votre niveaux d’anxiété chez les jeunes ont considé-
propre chair. » (1962 : 211). rablement augmenté au cours de la dernière
décennie, ce qui laisse penser que les taux
3 Nulle mention n’est faite dans La Part maudite indiqués par Tousignant sont aujourd’hui
de Bataille des « sociétés du territoire » nettement dépassés.
qu’elles prennent la forme des royautés
sacrées ou celle des monarchies de pouvoir 6 La méthode de terrain suivie s’inspire à la fois
absolu, comme ce fut le cas, par exemple, sous de l’anthropologie classique et de l’approche
Louis XIV. interculturelle mise de l’avant à l’Institut
interculturel de Montréal. C’est en effet à partir
de cet Institut que cette recherche a été con-
duite.

97
INSTITUT DE RECHERCHE
POUR LE DÉVELOPPEMENT SOCIAL
DES JEUNES

1001, boul. de Maisonneuve Est, 7e étage


Montréal (Québec) H2L 4R5
Téléphone : (514) 896-3550
Télécopieur : (514) 896-3400
Courriel : scormier@mtl.centresjeunesse.qc.ca

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