Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Il Est Assis La Droite Du P Re PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 65

Revue catholique internationale COMMUNIO

tome IX, n° 1 — janvier-février 1984


«il est assis à la droite du Père»
« Entre le dernier des mystères passés du Christ, qui est
l'A sc ensi on, et c e que nous at t endons enc ore, qui es t l a
Parousie, il y a un m ystère et un seul dont nous sommes
contemporains, et qui est la session à la droite »
Jean DANIELOU, Études d'exégèse judéo-chrétienne, 1966, 48.

Claude BRUAIRE
page 5 ...................................................................... « Sedet ad dexteram Patris »
Problématique ___________________________________________
Adalbert REBIC
page 10 ............................................................................... Une image suggestive
Xavier JACQUES, s.j.
page 15 .................................. La gloire du Christ et son partage selon saint Paul
Hans-Urs von BALTHASAR
page 23 ........................................................ Au-dessus de toutes les puissances
Christoph SCHÖNBORN, o.p.
page 29 ....................................................... « Dieu veut rester homme à jamais »
René LAFONTAINE, s.j.
page 45 ................................ Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite
Intégration ______________________________________________
André LÉONARD
page 57 ... « Dieu nous a faits asseoir aux cieux dans le Christ Jésus »
Jean CACHIA
page 63 « Le record du monde pour la hauteur » — Le Christ d'Apollinaire
Rémi BRAGUE
page 72 ......................................................................... Sur le tympan de Vézelay
Walter KASPER
page 82 .......................................................................... Le temps hors du monde
Jean-Yves LACOSTE
page 86 ................................................................................... Le lieu hors-monde
Miklos VETÖ
page 90 ................................................................................... La hauteur de Dieu
Signets _________________________________________________
Henri AGEL
page 105 ............................................................................ Herméneutique du film
Dom Claude JEAN-NESMY, o.s.b.
page 117 .............................................. Pour une lecture «chrétienne» de la Bible
Communio, n° IX, 1 – janvier- février 1984

De l'air et des couleurs Claude BRUAIRE

En inaugurant son neuvième tome, pour son cinquante-et-unième


numéro, après plus de huit années d'existence et de croissance, « Sedet ad dexteram Patris »
Communio modifie sensiblement son apparence : reproduction en
couleurs sur une couverture redessinée, passage de 96 à 132
pages.

Cette nouvelle formule est destinée à faire droit à une requête


réitérée depuis longtemps par de nombreux lecteurs, qui se plai-
gnaient des caractères trop petits. Le nombre de signes n'est en EN confessant notre foi, nous murmurons la formule qui
revanche pas augmenté, et c'est donc la même quantité (et la même nous semble décrire une vieille image. Nous passons vite,
qualité) de textes que précédemment qui se trouve composée avec
bien plus d'aise sur un espace accru de plus du tiers. La longueur des
comme il convient lorsque notre respect pour le sacré
lignes a été diminuée au bénéfice des marges blanches, pour faciliter indéformable nous rend un peu honteux de ne pas bien
encore la lecture, et il n'y aura désormais plus rien dans Communio comprendre les mots obligés du Credo.
qui exige une loupe et de l'aspirine pour des raisons purement Image muette autant que majestueuse : elle est vouée à l'art
matérielles. plastique, mais elle instruit bien peu le croyant en quête
d'espérance. Espérance qui semble ici vaincue, annulée par la
L'augmentation du prix de l'abonnement qui intervient simultané-
ment reste modeste (environ 7 %) et n'est pas due à cette nouvelle représentation de l'immobilité, de la stérilité d'un repos éternel
présentation, que rendait possible de nouvelles techniques et néces- se figeant dans le marbre pour symboliser un paradis d'ennui.
saire la fidélité et le nombre toujours croissant des lecteurs. Ce Non seulement notre désir de salut s'éteint devant l'évoca-
relèvement modéré des tarifs est simplement imposé par la conjonc- tion d'une sempiternelle contemplation du Père éternel, identi-
ture économique, pour continuer d'assurer la totale indépendance et
la viabilité (encore trop méconnue) de Communio. Nous comptons
que à lui-même en son être pétrifié, mais encore le Fils,
bien que la multiplication des abonnements de soutien et de Dieu fait homme, le Christ infiniment proche de nous, engagé
parrainage permettra d'aider les abonnés qui seraient en difficulté. en notre aventure pour dynamiter notre divine destinée,
prend la figure statufiée d'une divinité assise, rivée à jamais
Cette amélioration extérieure peut donc être à coup sûr considérée sur un trône de l'Olympe. Et l'Esprit semble une nature
comme le signe d'un excellent fond de santé — de même que l'entrée morte.
au comité de rédaction de quatre jeunes nouveaux membres, en Pour penser la foi, cependant, il existe deux formes d'images,
regard d'un seul départ, celui du P. Michel Sales. Nous déplorons
d'autant plus son retrait qu'il n'est motivé que par la maladie. Mais
ou deux manières d'en user. L'une procède par imitation, par
nous savons bien que l'air et les couleurs que se donne la revue ne un regard imaginatif porté sur les choses, et tente de déposer en
sont que des reflets de la confiance et de l'espérance que le P. Sales y celles-ci la ferveur du sentiment religieux. Ainsi opère le
a placées et nourries parmi les tout premiers et qui n'ont pas fini de naturalisme idolâtre. L'autre illustre, schématise un article de
porter des fruits. la foi, au risque d'en scléroser la proclamation. Distinguer ces
J. D. deux sortes d'images est aisé : dans le second cas, où la pensée
s'aide de l'imaginaire et s'y lie, une donnée du mystère divin se

4 5
Claude Bruaire « Sedet ad dexteram Patris »

dépose en l'image. Pour le chrétien, la donnée n'est rien de confirmation du Fils en sa majesté — confirmation qui passe
moins que le don de la Révélation. Dans l'image du Fils assis à pour nous par la résurrection et l'ascension —, c'est l'acte
la droite du Père, c'est la gloire du Dieu trinitaire que l'acte de illimité de l'Esprit, en sa différence personnelle, qui est
foi proclame. Dès lors, que disons-nous, par ces mots, par cette impliqué Déjà l'aventure du Christ, la Révélation que celui-ci
image, en mémoire vivante de la Révélation? apporte et le salut qu'il prodigue nous parlent de l'éternelle vie
L'image est aussi précise qu'est rigoureuse la pensée qui la divine des trois Personnes.
suscite. C'est pourquoi les chrétiens ne peuvent en trouver une Le Père, engendrant de toute éternité son Fruit unique et
meilleure et répètent la seule qui convient. C'est pourquoi, parfait, lui donne en plénitude sa toute-puissance. En retour,
aussi, ils ne peuvent interpréter à leur guise mais seulement par une filiale restitution, le Fils se rend au Père dans le temps
énoncer les affirmations réunies dans le Credo en un tout sacré où l'engendrement est confirmé sans retour. Invincible et
indivisible et cohérent. « A la droite du Père », le Fils est invisible, cette confirmation par l'Esprit donne l'être et la vie sans
d'abord sur le même rang que celui-ci. Ni dessus, ni devant, ni que le Credo en parle : il n'y a personne « à la gauche », ni au
milieu, ni au-dessus, pas même le vol éphémère d'une silencieuse
derrière, mais sur la même ligne, il est l'Égal. De plus, il est
colombe. L'acte de l'Esprit est si pur, en sa force infinie, que
« à la droite », place d'honneur et de gloire que symbolise la l'image humaine ne sait plus le représenter. Mais parce que la
main habituellement privilégiée. Mais aussi le Fils « siège », gloire restaurée du Christ dévoile cette confirmation spirituelle,
exerçant sa fonction divine sans partage ni délégation : fonc- la gloire implicite de l'Esprit se lit dans l'explicite divinité
tion filiale d'expression, de puissance et, avec une miséricorde du Fils.
illimitée, de jugement. Dès lors, les énoncés du Credo se C'est pourquoi, à la place unique du Fils unique, le Christ
développent jusqu'aux limites de l'humaine intelligence. C'est siège en gloire et majesté Lui qui rend tout de son être, qui
ce développement qu'il convient, ici, d'inaugurer. restitue pleinement le don absolu par lequel il est engendré,
Le texte que proclament les croyants comporte un ordre, une voici qu'il ne s'efface pas, qu'il ne s'abolit pas en s'offrant au
succession. Chaque phrase annonce, à son tour, l'une des Père. C'est vrai qu'il ne nous a révélé que le Père, vers lequel il
merveilles de la geste divine. Mort, résurrection, ascension et est l'exclusif médiateur, l'unique chemin. C'est vrai qu'il ne
« il siège à la droite du Père ». Au terme de l'incroyable s'est manifesté à nous que comme offrande à Dieu, et que
aventure de sa venue en notre histoire, crucifié par le péché, l'abnégation sacrificielle qui résume son Incarnation est une
victorieux de la mort qui en était le destin, élevé au ciel divin, parfaite oblation de soi à sa source infinie. Mais la toute-
le Fils retrouve la place unique de l'Égal. Retrouvaille qui, puissance de l'Esprit le rétablit dans sa gloire, restaure son être
comme une anti-kénose, comme un anti-anéantissement, lui personnel, confirme par la résurrection l'engendrement dont il
restitue sa gloire et révèle la toute-puissance dans la toute- est le Fruit divin. Et la venue du Christ chez nous, son histoire en
servitude de l'amour sans réserve. Si bien que la restauration notre histoire révèlent précisément ce Thabor éternel, cette
Transfiguration sans fin, qui confirment en sa gloire l'unique
du Christ dans sa gloire divine, « à la droite », dans le
Engendré, tout entier offert au Père dont il a tout reçu.
privilège d'unique Engendré, est pour nous l'éclatante confir-
mation de sa divinité Dès lors, le Christ, à sa place unique, « siège ». Il siège pour
« Confirmation » : voici que ce mot évoque l'oeuvre de avoir été et pour être toujours, dans l'Esprit, le témoin fidèle du
l'Esprit — oeuvre puissante, victorieuse, mais d'une infinie Père. Unique engendré du Père, il proclame de toute éternité la
divinité de Dieu, le mystère de l'amour trinitaire. Il est
discrétion. Car le Symbole des Apôtres ne parle en cette phrase
engendré, non pas créé, parce qu'en lui le Père se révèle lui-
que du Père et du Fils. Mais dans cette restitution, dans cette

6 7
Claude Bruaire « Sedet ad dexteram Patris »

même en donnant au Fils tout ce qu'il est. En nous créant, Dieu l'arbitraire absolu, fixant toute destinée sans appel ni pardon?
donne à chaque homme, à partir du rien, ce que lui-même, Ainsi, le siège divin serait détenu à l'image de nos volontés de
Dieu, n'est pas. En engendrant, il donne au Fils tout ce qu'il est, puissance et de règne trop humain. Mais connaissant la
en unique et absolue filiation. Ainsi, siégeant « à droite », le Fils puissance souveraine du Fils, le chrétien peut se rappeler une
est Expression de Dieu et, par la même, Dieu; il est la Lumière qui autre parole, dite par le Christ pour signifier sa divinité à la
révèle, en sa différence et son égalité avec le Père, à sa place Samaritaine: « Si tu savais le don de Dieu... » (Jean 4, 10).
réservée, ma vie et l'être qui font vivre et être toutes choses. Le Fils C'est le moment, en effet, de le savoir, alors que nous répétons : «
ne siège pour rien d'autre et n'accomplit que ce qu'il est. Verbe de Il est assis à la droite du Père ». Car si la « droite », par
Dieu, il est le Mot éternel où le divin se dit sans limite ni réserve. Il privilège unique, est la place de l'Engendré, de Celui qui s'est
ne siège pas pour se reposer de son oeuvre, immobilisé à sa place,
divinement offert lui-même, alors la toute-puissance qui siège
mais il manifeste, par sa vie de Fils, l'éclat radieux de la vie
divine, de l'amour trinitaire. n'est autre que la conclusion logique du don – celle qui donne
pour donner, celle qui aime pour aimer, c'est-à-dire la logique
Si nous lisions dans le Symbole des Apôtres l'immobilité de
même de la vie divine.
l'éternelle station assise, c'était donc en oubliant que la formule
« Sedet ad dexteram Patris » s'intègre à l'ensemble de la
A la droite du Père siège la Justice que le Christ seul nous a
confession de la foi et s'insère dans le rythme, impérissable apprise en nous révélant son Père. Point la justice d'une
parce qu'infatigable, de la vie trinitaire. Dieu l'immuable ne se distribution de biens ou de récompenses et punitions, point la
distingue pas de l'infini mouvement de l'échange trinitaire – justice selon les droits égaux, mais celle où Dieu seul excelle en
mouvement dont nos actes d'amour, de liberté, et nos paroles ne puissance souveraine : la justice de la miséricorde.
cessent d'avoir besoin, comme l'atteste l'espérance en donnant à Claude BRUAIRE
notre désir son énergie spirituelle la plus vive. Sinon, pour un
peu que l'image s'arrête, se fige et devienne, au lieu d'un
message de foi, un marbre définitif une inaltérable momie,
alors l'espérance reflue vers l'ennui éternel et va se perdre dans Claude Bruaire, né en 1932. Marié, deux enfants. Professeur de philosophie à
l'oubli. Paris-Sorbonne. Directeur de la rédaction de Communio en français. Parmi
ses publications: L'affirmation de Dieu (Seuil, Paris, 1964), Le droit de
A la droite du Père demeure -l'Expression de l'Unique,
Dieu (Aubier, Paris, 1974), Une éthique pour la médecine (Fayard, Paris,
unique elle-même. Mais « expression » ne signifie pas ici reflet 1978), Pour la métaphysique (ibid., coll. « Communio, 1980), L'être et
aléatoire ou miroir contingent, L'Expression n'exprime divine- l'esprit (coll. « Épiméthée », P.U.F., Paris, 1983).
ment le divin qu'au sens où un fruit, par sa vie, exprime la vie
qui le fait naître, et recèle la sève qui le fait croître ainsi qu'une
graine identique à celle dont il est lui-même issu. Dans le Fils,
Dans Le Courrier de Communio (supplément à la revue,
la Révélation est manifestation de la toute-puissance du Père quatre numéros par an) :
par la toute-puissance du Fils. « Siéger », c'est donc disposer — l'analyse des lettres des lecteurs reçues à la rédaction;
des pleins pouvoirs divins : « Tout pouvoir m'a été donné au — des informations sur les groupes de lecteurs et sur les
ciel et sur la terre » (Matthieu 28, 18). autres éditions de Communio;
Mais quelle est donc cette toute-puissance? Celle du maître — la publication progressive d'un Index thématique de tous les
assuré de notre invincible servitude? Celle du juge souverain thèmes abordés dans la revue depuis ses débuts en
1975.
disposant sans partage du droit de Dieu pour l'exercer dans

8 9
Communio, n° IX, 1 - janvier-février 1984 Une image suggestive

des premiers chrétiens dont l'objet est l'affirmation qu'après la


Adalbert REBIC Résurrection d'entre les morts, Jésus-Christ fut assis à la droite du
Père » (2). Ce dogme a reçu une formulation plus brève : « Jésus
est Kyrios » (3). L'application au Christ du Psaume 110 était très
répandue chez les premiers chrétiens. Environ vingt passages du
Nouveau Testament en témoignent, mais ce n'est qu'en deux
Une image suggestive d'entre eux que l'on retrouve explicitement l'expression de
l'Ancien Testament : Actes 2, 34 et Hébreux 1, 13. Nous avons
cependant l'impression que cette application au Christ du Psaume
110 était bien connue de tous les premiers chrétiens et que sa
symbolique leur était très familière.
Aujourd'hui, malheureusement, c'est à peine si nous compre-
nons encore cette symbolique d'une formule si rare dans l'Ancien
« Être assis à la droite » (du Seigneur) avait dans tout Testament. Aussi allons-nous essayer de l'examiner et de l'expli-
l'Orient ancien un sens fort clair : c'était participer à la quer en quelques lignes. Il est avant tout nécessaire d'étudier
toute-puissance divine ou royale. Les premiers chrétiens l'origine et le sens de cette expression (4).
ont tout naturellement repris cette expression, qui se
trouve au début du Psaume 110, pour confesser la L'enracinement culturel
divinité de Jésus. Le symbole hautement significatif de la main droite est fort
répandu dans l'Orient ancien. Il résulte du rôle fonctionnel de la
main droite : elle représente la puissance, le pouvoir et la force aux
dépens de la main gauche, qui évoque la faiblesse et l'incapacité.
Dans l'antiquité déjà, la main droite tendue est un signe de
salutation; elle éveille l'attention et prend une part importante
DANS cet article, nous voudrions examiner l'expression : « Il dans une prestation de serment. C'est pourquoi la main droite était
est assis à la droite du Père » dans l'Ancien Testament. Elle y le symbole de la respectabilité, de l'honneur, de l'autorité, de
est très rare et joue pourtant un rôle important dans la l'amitié, de la participation à la divinité et au gouvernement. Dans
théologie néotestamentaire de la Résurrection de Jésus. On ne la ce contexte, elle renvoie en outre à la lumière et à la vie (le Sud),
trouve de manière explicite qu'à un seul endroit de l'Ancien tandis que la main gauche représente les ténèbres et la mort (le
Testament. Il s'agit du Psaume 110, 1 : « Le Seigneur a dit à mon Nord). Si Benjamin est « le fils de la droite » (5), c'est parce qu'il est le
Seigneur : siège à ma droite ». On rencontre aussi cette expression,
d'une manière indirecte et négative, dans l'Ecclésiastique (12, 12). (2) O. Cullmann, La foi et le culte dans l'Église primitive, Neuchâtel, 1963,
Mais on la retrouve dans tous les livres du Nouveau Testament, p. 47-48.
sauf les écrits johanniques (1). O. Cullmann y voit la formule (3) Cf. M. Gorgues, op. cit.; H. Conzelmann, Plan de la théologie du Nouveau
christologique la plus ancienne. Elle représente « le centre de la foi Testament, Munich, 1967, p. 106; H. Schlier, « Les débuts du Credo christologi-
que », Histoire de la christologie primitive (éd. B. Wette), Fribourg, 1970, p. 13-58;
R. Schnackenburg, « La christologie du Nouveau Testament », Mysterium Salutis,
3, 1, p. 227-271 s.

(1) Cf. M. Gorgues, « A la droite de Dieu : Résurrection de Jésus et actualisation du (4) M. Gorgues, op. cit., p. 33.
Psaume 110, 1 dans le Nouveau Testament », Études bibliques, Paris, 1978, (5) Rachel, qui accouche péniblement et va mourir, veut appeler l'enfant
p. 31-32. Ben-Oni : « fils de ma douleur »; mais Jacob change ce nom en Benjamin : « fils de
la droite, fils de bon augure » (N.d.1.R).

10 11
Adalbert Rebic Une image suggestive

fruit de l'amour et l'objet d'une affection particulière aux yeux rencontre également dans le judaïsme tardif : Talmud, Midrash et
de son père Jacob (Genèse 35, 18). apocryphes (11). Dans presque tous les passages concernés, l'ex-
Dans l'Orient ancien, être assis à la droite de quelqu'un, c'est un pression s'insère dans un contexte messianique, avec une réfé-
privilège de la divinité ou, chez les hommes, du seul roi (ou, après rence directe ou indirecte au Psaume 110, 1. Cette interprétation
lui, de la reine). Et c'est avoir part à l'honneur et tout particuliè- de la phrase : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, siège à ma
rement à la puissance du dieu ou du souverain. Il y a sur ce point droite », comprise comme s'appliquant au Messie, était courante
de très nombreux vestiges (6), surtout en Égypte, mais aussi à parmi les Juifs à l'époque de Jésus. D'où la prédilection des
premiers chrétiens pour ce verset de la Bible.
Babylone (7).
Le Psaume 110
L'Ancien Testament On a beaucoup écrit sur la signification du début de ce Psaume
110 (12). Certains le considèrent comme un psaume royal, d'autres
Dans la Bible, en dehors des deux passages cités au début de cet comme un psaume d'intronisation, illustrant les différentes étapes
article, on trouve encore : « Assis près du trône de Dieu » (Sagesse d'un rituel à cet effet. On a établi un rapport entre cette expression
9, 4; Daniel 7, 9; 1 Chroniques 28, 5; 29, 33), mais sans qu'il soit et l'Égypte (13). Il est prouvé qu'il existait, à l'époque de David et
précisé : « A la droite ». En 2 Chroniques 9, 8, il est dit que de Salomon des liens étroits entre l'Égypte et la monarchie d'Israël
Salomon est assis sur le trône de Dieu. Cette phrase manifeste la (14). On en conclut alors facilement à une influence égyptienne
croyance qui tenait, dans l'Ancien Testament, le roi pour le sur la religion d'Israël, Yahvé faisant du roi d'Israël son représen-
représentant de Yahvé sur la terre et lui attribuait une participa- tant sur la terre en le faisant siéger à sa droite pour le faire
tion à la puissance et à l'autorité divines (8). Dans l'Écclésiastique participer à sa puissance et à son autorité. Le roi représente sur la
(12, 12), le siège à la droite du roi est un privilège réservé à un ami terre le Dieu Yahvé, et c'est dans ce sens qu'il est déclaré « Fils de
ou encore à ceux qui ont part au pouvoir royal (9). Dieu » lors de son intronisation.
Le Psaume 2 pourrait aussi contenir une allusion à la place du Mais ce symbolisme n'a pas seulement son origine dans la
roi d'Israël, « assis » à la droite de Yahvé. Et l'on pourrait sans cultur e égyp tienne et la mo narchie p harao niq ue. Car il se
doute en dire autant du Psaume 80, 18 (10). comprend aussi à l'intérieur de la culture d'Israël. Si le roi était assis à
Ce thème de la session à la droite du Père (ou de Yahvé) se la droite » de Yahvé, sans doute cela avait-il une
signification matérielle. Le rite d'intronisation avait en effet lieu
dans le Temple où se trouvait le trône de Yahvé. Pendant la
cérémonie, le roi s'asseyait donc concrètement « à la droite » du trône
(6) Quelques bas-reliefs hittites montrent la reine assise à la droite du roi. En
Egypte, une stèle de Tell el-Amarna montre le co-régent Aménophis IV assis à la
droite du roi. Sur de nombreux documents, la reine-mère est assise à la droite du
pharaon. Cf. G. Cotenau, La civilisation des Hittites et des Mitaniens, Paris, 1934, p. (11) Dans le Talmud : Sanhédrin 11 3 et Nédarim 3 11, par exemple; et parmi les
160; R. Labat (Cd)., Les religions du proche Orient: textes et traditions sacrés apocryphes : Ascension du prophète Isaïe 10, 14; 1 Hénoch 51, 3; 55, 4; Apocalypse
babyloniens, ougaritiques, hittites, Paris, 1970, p. 467. d'Elie 3, 49. Cf. C. Taylor, Sayings of the Jewish Fathers, New York, 1969, p. 67; L.
Goldsmith, Le Talmud babylonien, La Haye, 1933; W.G. Brande, The Midrash on
(7) Dans un hymne babylonien, le grand Dieu invite la déesse Ischtar à s'asseoir à Psalms, New Haven, 1959, I., p. 261 et II., p. 205-207; R.H. Charles, The Apocrypha and
sa droite. Il y a aussi un hymne ougaritique où le dieu Baal invite à siéger à sa Pseudo-epigraphica of the Old Testament in English, Oxford, 1964.
droite l'architecte Kothara pour un festin solennel, une fois terminée la construc-
tion du palais céleste. Cf. C.H. Gordon, Ugaritic Textbook, Rome, 1965, p. 172. (12) Voir la bibliographie détaillée dans J. Coppens, «La portée messianique du
Psaume 110 », Revue théologique de Louvain, 32 (1956), p. 1-23.
(8) Cf. H. Schmidt, La procession du trône de Yahvé au jour de la fête du nouvel an
en Israël, Tübingen, 1927, p. 41. (13) Cf. J. de Savignac, « L'égyptologie et l'Ancien Testament », Études évangéli-
(9) Voir encore 1 Rois 2, 19; Psaume 45, 10 et Zacharie 6, 13. ques, 34 (1974), p. 37-44.
(10) Cf. J. Frain, L'aspect religieux de la royauté d'Israël, Rome, 1954, p. 187. (14) Cf. R. de Vaux, Bible et Orient, Paris, 1967, p. 189-201.

12 13
Adalbert Rebic Communio, n° IX, 1 - janvier - février 1984

de Yahvé, c'est-à-dire de l'Arche d'Alliance. Et si le rite d'intronisation Xavier JACQUES


avait lieu au palais royal, le roi s'asseyait encore à la droite de Yahvé
le Père, puisque le palais se trouvait au Sud et donc « à droite »
du Temple.
Quoi qu'il en soit, le caractère concret de la « session à la droite
du Père » n'évacue certainement pas sa signification symbolique.
Celle-ci s'est développée en raison du rite de l'intronisation, sans
La gloire du Christ
doute, mais aussi à cause de la symbolique de la main droite.
L'idée qu'on se faisait dans l'Orient ancien de l'honneur d'être et son partage selon saint Paul
« assis à la droite » a joué un rôle non moins décisif. Et c'était là un
langage que pouvait facilement comprendre tout Juif au temps de
Jésus.
Adalbert REBIC
(traduit de l'alle mand par Paul La mort)
(titre original : « Sedet ad dexteram Patris im AT ») Dans le corpus des lettres authentiques de Paul, si la
session à la droite du Père n'est attribuée au Christ qu'une
fois, son thème s'orchestre pourtant abondamment par la
reconnaissance de la glorification, d'autant que celle-ci
déborde aussitôt du Christ aux croyants qu'il s'est incor-
porés.

Adalbert Rebic, né en 1937 près de Zagreb en Croatie. Études à Zagreb LE Credo de la messe affirme que le Christ, entre sa montée au
(Faculté de théologie) et Rome (Grégorienne et Institut biblique). Prêtre Ciel et son retour dans la gloire, « est assis à la droite du P è r e » . I l
en 1965. Doctorat en 1969. Professeur d'Écriture Sainte à la Faculté de n e s ' a g i t p a s l à d ' u n e s i m p l e r e p r é s e n t a t i o n destinée à
théologie de Zagreb depuis 1968. A publié plusieurs livres en croate à remplir, pour l'imagination, le « temps » séparant l'Ascension
Zagreb. Directeur de la revue théologique Bogoslovska Smotra et membre de la Parousie. La présence de Jésus assis à la droite de Dieu
du comité de rédaction de Svesci Communio. exprime, sous une forme certes imagée, une vérité essentielle
de la foi, aussi ancienne que cette foi même, comme le montre
la place qu'elle tient dans de nombreux écrits du Nouveau Testament
et dans la plupart des Symboles des premiers siècles. D'autres
Les temps sont durs... pages de ce numéro développent, à la lumière de l'ensemble
de l'Ecriture et de la tradition, la portée dogmatique de cette
SI vous tenez à Communio, si vous sentez que la revue affirmation de la foi. Nous nous contenterons ici d'étudier brièvement
répond à un besoin, si vous voulez l'aider, prenez un ce que l'on peut trouver à ce sujet dans les lettres de Paul, et qui, à
ce titre, fait partie de la tradition constitutive de la révélation
ABONNEMENT DE SOUTIEN chrétienne.
(voir conditions page 129)
Que Paul soit vraiment l'auteur des treize lettres qui portent son
J nom, et de l'Épître aux Hébreux qu'on lui a attribuée, est mis en
doute aujourd'hui, sinon radicalement exclu, par de nombreux exé-

15
Xavier Jacques La gloire du Christ selon saint Paul

gètes et historiens. Sept lettres seulement échappent aux présence à la droite de Dieu et de son intercession, semble, après
soupçons qui frappent inégalement les sept autres écrits du celui de sa mort et, déjà, au v. 32, celui du don que Dieu nous a
corpus paulinien ». A qui cherche à connaître la pensée de fait de son Fils, devoir renforcer l'assurance des croyants
l'Apôtre lui-même, la prudence suggère donc de partir du groupe dans « l'amour du Christ » (v. 35), dans « l'amour de Dieu... en
des sept lettres généralement reconnues comme authentiques Jésus-Christ notre Seigneur » (v. 39). En mourant, Jésus a prouvé
(Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates, Philippiens, 1 Thessaloni- cet amour; la Résurrection en a manifesté la victoire sur la mort;
et c'est ce même amour que le Christ, maintenant à la droite de
ciens, Philémon; ordre non chronologique, des éditions), et de Dieu, ne cesse de nous témoigner par son intercession. Cette
n'étendre qu'ensuite l'enquête aux autres écrits, en tenant compte présence du Christ à la droite de Dieu et son intercession
de la possibilité, plus ou moins grande selon les cas, qu'ils ne concernent toutes deux sa situation actuelle (il « est », il « intercè-
soient pas de Paul (2 Thessaloniciens, Colossiens, Éphésiens, 1 et 2 de », au présent), en rapport avec sa mort et sa Résurrection
Timothée, Tite, Hébreux). (exprimées l'une et l'autre au participe aoriste, qui, dans le
contexte, renvoie au passé). L'affirmation de la présence du Christ
Romains 8, 34 et son contexte à la droite de Dieu complète à sa manière celle de sa Résurrection,
Dans les sept lettres généralement considérées comme authen- en évoquant la place à laquelle le Christ a accédé par elle. Elle
tiques, on ne trouve qu'une seule fois, en termes explicites, suggère aussi la toute-puissance de l'intercession chez celui qui
l'affirmation de la présence du Christ à la droite de Dieu, et occupe une telle place.
encore n'y figure-t-elle que dans une proposition relative. A côté Plusieurs éléments du passage suggèrent le cadre d'un procès
des mentions fréquentes de la mort et de la Résurrection, cette (« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? »; « Qui accuse-
rareté pourrait, à première vue, étonner, mais les lettres, il faut se ra?... »; « Qui condamnera?... »), mais c'est un procès où « Dieu
le rappeler, ne constituent ni une première annonce de la Bonne justifie » et où, « à la droite de Dieu », le Christ « intercède pour
Nouvelle, ni une reprise systématique et complète des vérités de la nous » (cf. 8, 31-34). Sa présence (Paul ne dit pas qu'il est « assis »)
foi. est celle d'un avocat plus que d'un juge.
Le passage en question se trouve en Romains 8, 34, à la fin d'un Le contexte du ch. 8 et l'annonce de 5, 1-11 n'offrent pas de
développement qu'annonçait déjà 5, 1-11 et que suivra la réflexion développement direct de ce que signifie pour Paul cette présence
des ch. 9-11 sur les Israélites incrédules. Dans cette conclusion (8, 31- du Christ à la droite de Dieu. L'Apôtre y est plus préoccupé de
39), dont l'éloquence est plus évidente que le détail de la décrire la situation nouvelle de ceux « qui sont en Jésus-Christ
structure, Paul affirme que l'amour de Dieu dans le Christ met ses (8, 1), mais le Christ dont il parle ainsi n'est pas autre que le Christ
élus à l'abri de toute accusation, de toute condamnation, et que présent à la droite de Dieu. Ce Christ apparaît comme le Fils entré
rien ne pourra jamais les séparer de cet amour. A l'appui de cette dans l'héritage, dans la gloire du Père (cf. 8, 17), « le premier-né
assurance, il rappelle que Dieu « n'a pas épargné son propre Fils d'une multitude de frères ((8, 29), ses « cohéritiers » (8, 17), qui,
mais l'a livré pour nous tous » (8, 32); il rappelle aussi que par sa vie, sont assurés du salut définitif (cf. 5, 10). C'est par l'Esprit »
Jésus-Christ est mort », et ajoute alors immédiatement : « Bien de Dieu « qui a ressuscité Jésus » (8, 11), « l'Esprit qui donne la vie
plus il est ressuscité, lui qui est à la droite de Dieu et qui intercède en Jésus-Christ » (8, 2), « l'Esprit Saint » qui leur « a été donné »
pour nous! » (8, 34). (5, 5), que les croyants, s'ils sont conduits par lui (cf. 8, 14),
deviennent, dans le Christ, des fils de Dieu et les cohéritiers du
L'image de Jésus à la droite de Dieu - malgré l'absence du Fils.
verbe asseoir - évoque, directement ou indirectement, le Psaume
110, 1 (« Oracle du Seigneur à mon Seigneur : " Siège à ma A l'intercession du Christ pour eux auprès de Dieu, répond,
droite... " »), que l'on rencontre fréquemment dans d'autres écrits pour ainsi dire - c'est le même verbe que l'on trouve en 8, 27 et en
du Nouveau Testament. La mention de son intercession, qui suit, 8, 34 -, l'intercession de l'Esprit, présent en eux et comblant « en
gémissements inexprimables » la faiblesse de leur prière (cf. 8,
pourrait d'ailleurs peut-être aussi être mise en rapport avec le 26-27). De l'intercession du Christ, Paul ne précise pas l'objet. De
verset 4 de ce psaume (« Tu es prêtre pour toujours à la manière de celle de l'Esprit, il dit qu'elle s'exerce « selon Dieu » (8, 27). La vie
Melkisédeq »). des croyants apparaît ainsi comme soutenue par une double
Dans ce verset de Romains, le rappel de la Résurrection du Christ, de intercession, celle de l'Esprit en eux, celle du Christ présent à la droite

16 17
Xavier Jacques La gloire du Christ selon saint Paul

de Dieu, l'une et l'autre réalisant le « pour nous » (8, 31) du Père, Ce règne implique la soumission au Christ, non seulement de
dans l'attente, partagée par la création, de la révélation de la gloire ses ennemis - la mort étant le dernier à être détruit (cf. 15, 26) -,
(cf. 8, 18-25). mais aussi, de manière plus générale, de toutes choses : « car il a
tout mis sous ses pieds » (15, 27). Paul cite ici le Psaume 8, 7. Dans
les Psaumes 110 et 8, le sujet de l'action était Dieu. Dans le texte
D'autres expressions de 1 Corinthiens, la chose est moins claire. Si Dieu « a soumis
Si Paul, dans les sept lettres, ne mentionne qu'une seule fois, en toutes choses au Christ (cf. 15,28), c'est bien, semble-t-il, le Christ lui-
termes explicites, la présence du Christ à la droite de Dieu, même qui détruit « toute domination, toute autorité, toute
d'autres concepts, d'autres images - le contexte de Romains 8, 34 puissance » (15, 24). Soumettre quelque chose à quelqu'un,
l'a déjà montré - expriment chez lui, de manière plus ou moins n'est-ce pas d'ailleurs lui donner sur cette chose le pouvoir que
directe, la réalité et la signification de cette présence, tant pour le l'on détient soi-même, le faire participer à ce pouvoir? On voit
Christ lui-même que pour nous. comment ce règne actuel du Christ peut, tant par le « moment »
où il se place que par le pouvoir divin qu'il implique, être
Pour le Christ lui-même, on pense d'abord à l'exaltatio n rapproché de sa présence à la droite de Dieu et de son interces-
souveraine de celui qui, « de condition divine », « s'est abaissé... sion. Au terme, le Christ « remettra la royauté à Dieu le Père » (15,
jusqu'à la mort... sur une croix », et à ce « Nom... au-dessus de tout 24), il « sera soumis à Celui qui lui a tout soumis » (15, 28), mais
nom », que Dieu « lui a conféré », afin que, désormais, « au nom de cette soumission, loin de mettre fin à son règne, ne fera d'une
Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et certaine manière que le consacrer. De même qu'en accordant au
que toute langue confesse que le Seigneur, c'est Jésus-Christ, à la Chr ist le règne sur to utes cho ses, Dieu ne per d rien d e sa
gloire de Dieu le Père » (cf. Philippiens 2, 6-11). Par sa mort et sa vie souveraineté sur elles, ainsi, en remettant à son Père la royauté
(nouvelle), Jésus est en effet devenu le « Seigneur des morts et des reçue, le Fils ne perd rien de cette royauté, qui, à travers lui, par
vivants » (Romains 4, 9). Par sa résurrection d'entre les morts, il a été cette remise même, s'étendra alors effectivement à tout l'univers,
établi, selon l'Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance », lui « pour que Dieu soit tout en tous » (ibid.).
Jésus-Christ notre Seigneur » (Romains 1, 3-4), « qui est au-dessus de
tout, Dieu béni éternellement » (Romains 9, 5). Ce règne de Jésus Seigneur, sa présence agissante à la droite de
Ce Christ, qui « a été crucifié dans sa faiblesse » - et qui ne Dieu, reconnus et accueillis par la foi et l'Esprit, sont pour
cesse, d'une certaine manière, de rester le crucifié (cf. 1 Corin- l'homme la seule voie du salut. « Si, de ta bouche, tu confesses que
thiens 1, 23; 2, 2) - « est vivant » aujourd'hui « par la puissance de Jésus est Seigneur et si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l'a
Dieu » (2 Corinthiens 13, 4), et « la mort sur lui n'a pas d'empire » : ressuscité des morts, tu seras sauvé » (Romains 10, 9). Etre croyant,
« il est mort une fois pour toutes »; désormais, il est « vivant », et c'est invoquer « le nom de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Corin-
« c'est pour Dieu qu'il vit » (Romains 6, 9-10). thiens 1, 2). C'est en ce nom et par l'Esprit que l'on est justifié (cf.
1 Corinthiens 6, 11), par l'Esprit qui fait de nous « des fils
Dans les « cieux », où il demeure - c'est de là que les croyants adoptifs », des « cohéritiers » du Christ (cf. Romains 8, 15-17). En
attendent sa venue (cf. 1 Thessaloniciens 1, 10; Philippiens 3, 20) -, lui, nous sommes « vivants pour Dieu » (Romains 6, 11) et c'est dans
la gloire de Dieu resplendit dans son corps (cf. Philippiens 3, 21), les cieux » que se trouve désormais « notre cité » (Philippiens 3,
comme elle rayonne sur son visage (cf. 2 Corinthiens 4, 6). 20), à nous qui sommes appelés à devenir « à l'image de
Mais cette gloire céleste du Christ vivant, Fils et Seigneur, ne le l'homme céleste » (1 Corinthiens 15, 49).
concerne pas seulement lui-même. Sa présence à la droite de Dieu
est pour Paul une présence agissante. En Romains 8, 34, il parlait Reflétant dès maintenant « la gloire du Seigneur, nous sommes
d'intercession. En 1 Corinthiens 15, 24-28, où se retrouve cité, dans transfigurés en cette image, avec une gloire toujours plus grande »
sa seconde partie, le v. 1 du Psaume 110 (« que je fasse de tes (2 Corinthiens 3, 18), dans l'attente de celui « qui transfigurera
ennemis l'escabeau de tes pieds! »), il parle d'un règne du Christ, notre corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire,
qui paraît s'étendre de sa propre vivification à celle que con- avec la force qui le rend capable aussi de se soumettre toutes
naîtront ceux qui seront à lui lors de sa venue, et au moment où, choses » (Philippiens 3, 21). C'est là l'héritage promis du royaume
« après avoir détruit toute domination, toute puissance », il « re- (cf. 1 Corinthiens 6, 9-10; 15, 50; Galates 5, 21) et la gloire,
mettra la royauté à Dieu le Père » : « Car il faut qu'il règne, jusqu'à auxquels Dieu nous appelle (cf. 1 Thessaloniciens 2, 12), la vie dans
ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds » (15, 25). laquelle nous régnerons par Jésus-Christ (cf. Romains 9, 17), la« vie

18 19
Xavier Jacques La gloire du Christ selon saint Paul

éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur », qui est « le don gratuit rapport avec eux mériteraient d'être repris ici, parce que le Christ
de Dieu » (Romains, 6, 23) et qu'il donnera à nos « corps mortels vivant dont il parle, le Christ qui est mort et ressuscité, le Christ
» (Romains, 8, 11), après que nous l'aurons servi, ici-bas, dans la dont il attend la venue dans la gloire, c'est le Christ qui est à la
justice, la paix et la joie dans l'Esprit-Saint - en quoi consiste droite de Dieu et qui intercède pour eux.
le règne de Dieu (cf. Romains 14, 17-18).
Dans les autres lettres
Dans la vie de Paul et des croyants
La Lettre aux Colossiens insiste, d'une façon générale, sur le lien
Ces quelques expressions, tirées de ses lettres, n'épuisent pas la étroit qui unit, dès à présent, la vie des croyants à celle du Christ
signification, pour Paul et les croyants, de la présence du Christ à ressuscité. Sans doute leur « espérance » les « attend »-elle encore
la droite de Dieu et de son intercession. Chaque fois que, dans ses dans les cieux » (1, 5), sans doute doivent-ils encore, avec le
lettres, l'Apôtre parle du Christ, même pour en rappeler la vie Christ, paraître « en pleine gloire » (3, 4), mais déjà, avec lui, ils ont
terrestre, la mort et la Résurrection, ou pour en annoncer la reçu la vie (cf. 2, 13), déjà, avec lui, ils sont ressuscités (cf. 2,12; 3,1);
venue, c'est en réalité toujours du Christ aujourd'hui vivant qu'il le Père leur « a permis d'avoir part à l'héritage des saints dans la
parle, de ce Christ présent à la droite de Dieu et qui intercède lumière » (1, 12), il les « a transférés dans le royaume du Fils de
pour nous. son amour » (1,13), en qui « habite toute la plénitude de la divinité,
corporellement » (2, 9). Leur vie, « cachée avec le Christ en Dieu »
C'est ce Christ-là dont lui-même eut la révélation dans l'événe- (3,3), doit s'accorder à cette réalité nouvelle. C'est dans ce contexte
ment de Damas (et au sujet duquel, « enlevé » un jour « jusqu'au que se présente l'allusion au Psaume 110: « ... recherchez ce qui
troisième ciel », il « entendit des paroles inexprimables », 2 Corin- est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu; c'est
thiens 12, 1-4), c'est lui qu'il reçut mission d'annoncer aux païens. en haut qu'est votre but... » (3, 1-2). La place du Christ, « assis » à
C'est ce Christ-là, ce Christ-là seul qu'il déclarait vouloir con- la droite de Dieu, est celle du premier-né de toute créature, du
naître (cf. 2 Corinthiens 5, 16). C'est de lui qu'il se savait l'apôtre premier-né d'entre les morts (cf. 1, 15.18); par leur foi en lui, les
(cf. 1 Thessaloniciens 2, 7; etc.), de lui qu'il tenait son pouvoir (cf. 2 croyants partagent déjà sa vie, sans cesser de devoir tendre vers
Corinthiens 10, 8; 13, 10); c'est lui, « Jésus-Christ Seigneur », elle.
qu'il proclamait (2 Corinthiens 4, 5), en annonçant « l'Évangile »
de sa « gloire » (2 Corinthiens 4, 4). C'est en son nom qu'il était en L'Épître aux Éphésiens, dont on connaît les ressemblances avec
ambassade (cf. 2 Corinthiens 5, 20) et c'est en lui qu'il accomplis- celle aux Colossiens, co ntemple, d 'un point de vue un peu
sait sa mission : qu'il s'agît de saluer, de parler, d'exhorter, de différent, l'accomplissement, dans le Christ, du dessein de Dieu
remercier, de donner des ordres, de juger, de pardonner, de concernant tout l'univers. L'auteur souligne la « puissance »
supplier, de conjurer, c'est toujours de sa part, en son nom, en sa déployée par Dieu pour nous, « lorsqu'il l'a ressuscité des morts et
présence, par lui ou, plus souvent encore, en lui, que déclarait le fait asseoir à sa droite dans les cieux, bien au-dessus de toute
faire l'Apôtre. N'allait-il pas jusqu'à écrire que c'est ce Christ qui Autorité, Pouvoir, Puissance, Souveraineté et de tout autre nom
parlait en lui (cf. 2 Corinthiens 13, 3), que c'est ce Christ qui qui puisse être nommé... », il « a tout mis sous ses pieds et... l'a
agissait par lui (cf. Romains 15, 18) Sa confiance, sa conviction, sa donné, au sommet de tout, pour tête à l'Église » (1, 19-22). C'est
fierté, sa persuasion, son espérance, sa joie, c'est dans le Christ Dieu qui a donné au Christ cette place qui le met au-dessus de
qu'il les éprouvait. Il vivait, mais ce n'était plus lui, c'était le Christ tout. C'est Dieu encore qui a donné aux croyants « la vie avec le
qui vivait en lui (cf. Galates 2, 20); pour lui, « vivre », c'était le Christ », qui, « avec lui », les « a ressuscités et fait asseoir dans les
« Christ » (Philippiens 1, 21), ce Seigneur qu'il avait vu (cf. 1 cieux, en Jésus-Christ » (2, 5-6). Car, si le Christ « est monté plus
Corinthiens 9, 1), par qui il avait été saisi, qu'il cherchait lui-même à haut que tous les cieux », c'est « afin de remplir l'univers » (4,
saisir, ne cessant de s'élancer pour répondre à « l'appel d'en haut 10).
que Dieu », en lui, « nous adresse » (Philippiens 3, 12-14).
Les autres lettres, en particulier celles à Timothée éclaireraient à
Dans ce que Paul dit de la vie des croyants aussi, c'est de ce leur manière, mais moins directement, le « mystère » du Christ
Christ qu'il est toujours question, de cet « époux unique » auquel il « exalté dans la gloire » (1 Timothée 3,16), avec qui vivront et
les avait fiancés pour les lui présenter « comme une vierge pure » régneront ceux qui obtiendront le salut, « qui est dans le Christ
(2 Corinthiens 11, 2). Tous les textes où Paul parle du Christ en Jésus, avec la gloire éternelle » (cf. 2 Timothée 2, 10-12).

20 21
Xavier Jacques Comm unio, n° IX, 1 – janvier-février 1984

L'écrit désigné sous le nom de Lettre aux Hébreux – il ne porte


pas le nom de Paul et rares sont ceux qui le lui attribuent encore – Hans-Urs von BALTHASAR
offrirait par contre, sur ce thème, ample matière à considération.
La p l a c e o c c u p ée p ar l e C h r i s t à l a d r o i t e d e D ie u y e s t
mentionnée plusieurs fois et joue un rôle important dans la
christologie que développe l'auteur. Elle exprime la supériorité du
Fils sur les anges, en rapport avec le nom qui lui a été donné (cf. 1, 3-
13); elle souligne la supériorité, l'unicité, l'éternité du sacerdoce du
Christ (cf. 8, 1; 10, 12-13), « toujours vivant pour intercéder » en
« Au-dessus
faveur de « ceux qui, par lui, s'approchent de Dieu (7, 25); elle
évoque aussi, pour les croyants dans l'épreuve, le terme atteint par de toutes les puissances »
Jésus, après avoir enduré « la croix au mépris de la honte » (12,
2).

CONCLUONS : si, dans les sept lettres généralement consi-


d ér ées co mme authe ntiq ues, P aul ne p ar le q u'u n e fo is d u Le Christ ne siège pas seulement « à la droite du
Chr ist à la droite de Dieu, la réalité et la signification de Père», il siège aussi, et en conséquence, « au-dessus des
cette présence pour Jésus lui-même et pour les croyants se
trouvent, on l'a vu, exprimées par lui de diverses autres manières. puissances ». Ces puissances, nous les subissons très quo-
Plus généralement, le Christ dont il parle, dans tout ce qu'il dit de tidiennement, chaque fois qu'une rationalité, anonyme et
lui, est toujours ce Christ vivant aujourd'hui à la droite de Dieu et trop puissante pour que nous puissions la dominer et
qui intercède pour nous. D'autres écrits du corpus paulinien même l'identifier, s'exerce sur nous. De cela aussi, la
insistent, dans des contextes différents, sur la place prééminente gloire du Christ libère les hommes.
d u C h r i s t a s s i s à l a d r o i t e d e D i e u , s u r so n r è gn e e t s o n
intercession.
Que « par lui, avec lui et en lui » – « élevé dans la gloire du
Père » où il intercède « pour nous » – soit, à « Dieu le Père
tout-puissant dans l'unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute
gloire, pour les siècles des siècles »! (Liturgie de la messe.)
Xavier JACQUES, s.j. LE Christ, Dieu « l'a fait asseoir à sa droite dans les cieux au-
dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Seigneur i e . . . i l a
t o u t m i s s o u s s e s p i e d s e t l 'a d o n n é p o u r c h e f suprême à
l'Église » (Ephésiens 1, 20 à 22). Que sont ces « Puissances » dont
parle souvent saint Paul, mais aussi saint Pierre et l'Apocalypse (1)? Les
vues pauliniennes ont leur origine dans la littérature apocryphe
intertestamentaire, et les gnostiques influencés par le christianisme
Xavier Jacques, né en 1930. Jésuite. Ordonné prêtre en 1962. Études de les ont également adoptées. Rejeter cette notion comme « produit de
philologie classique et de sciences bibliques. Professeur de Nouveau
Testament à l'Institut d'Etudes Théologiques (Bruxelles). Collaborateur
de la Nouvelle Revue Théologique pour les comptes rendus (Nouveau (1). A ce sujet cf. W. Foerster, art. « Exousia » ThWNT II, 559-571 (avec
Testament). Publications : Index de Pline le Jeune (Bruxelles, 1965; en bibliographie). A noter également : H. Schlier, Puissances et principautés dans le
collaboration avec J. Van Doteghem, s.j.); Index des mots apparentés dans Nouveau Testament, tr. fr., DDB, qui tient compte de toutes les nuances de cette
le nouveau Testament (Rome, 1969); Index des mots apparentés dans la notion, mais démonise peut-être trop les puissances en ne faisant pas suffisamment
Septante (Rome, 1972); articles. la distinction entre les grandeurs qui au début étaient neutres et les « animaux » de
l'Apocalypse.

22 23
Hans-Urs von Balthasar « Au-dessus de toutes les puissances »

l'époque », comme « mythologique » et par là comme dépassée n'est démoniaques. Elles sont tout ce que les hommes divinisent (qu'ils
pas valable; la meilleure preuve en est dans l'actualité qu'elle revêt croient ou non en Dieu), et à quoi ils attribuent des influences
aujourd'hui de multiples manières. Ce qu'elle représente dans le permanentes ou variant au gré de la mode sur les événements du
Nouveau Testament ne peut qu'être esquissé et non pas défini monde. Saint Paul parle de « nombreux êtres auxquels on donne le
avec précision : ces « Puissances et Principautés » sont titre de Dieu » (1 Corinthiens 8, 6), il parle aussi des « Principautés,
d'ailleurs pour nous comme pour saint Paul entourées de des souverains de ce monde de ténèbres... qui sont répandus dans
mystère. Ce sont ces forces de la nature et de l'esprit qui, dominant les airs » (Ephésiens 6, 12), ce que H. Schlier interprète avec
l'existence de l'individu comme celle de la société, les beaucoup de justesse comme le « côté atmosphérique » des Puis-
déterminent l'une et l'autre et qui originellement font partie d u sances : « C'est, pour mettre ce témoignage en formule, l'air des
mo nd e cr éé p ar Dieu mais d o nt l 'élo igne men t d e Dieu esprits de l'univers exerçant une influence sur les hommes. C'est
(survenu comme toujours après coup) les a très profondément l'atmosphère spirituelle qu'ils respirent et qu'ils laissent modeler leur
marquées. Il est dit expressément qu'elles font partie de la création pensée, leur volonté et leur action. Cet esprit ne flotte pas librement.
(dans toute sa beauté) : c'est dans le Christ que « tout a été créé Les hommes s'en emparent dans leurs institutions et le considèrent
dans le ciel et sur la terre, le monde visible et l'invisible, Trônes, comme allant de soi » (2). Il ne serait sans doute pas faux d'évoquer
Dominations, Principautés, Puissances; tout a été créé par lui et les innombrables ondes qui sillonnent notre atmosphère et qui
pour lui » (Colossiens 1, 16 s). Aussi, comme le montrait la
servent de nourriture spirituelle normale aux mass media (quel
première citation, peut-il à juste titre être élevé au-dessus de toutes
mot!), étant bien entendu que ces media ne doivent nullement être
ces entités. L'Écriture ne permet pas de savoir si ce sont les
Puissances qui en se soulevant d'abord contre Dieu (« chute des démonisés a priori. Elles sont aussi, il est vrai, une partie seulement
anges ») ont également introduit le péché dans le monde des de ces forces dont l'homme moderne sait qu'elles le déterminent
hommes ou si au contraire c'est l'homme qui en s'éloignant de largement, au point que pour lui le problème de sa liberté
Dieu a « démonisé » les Puissances de la création. Dans le personnelle est devenu beaucoup plus crucial que pour les
deuxième cas on pense à l'assujettissement à la « vanité » dont la générations précédentes. Quel profane peut du regard embrasser
création n'a pu par la suite éviter d'être victime et dont elle aspire à la grande puissance qu'est l' « Economie mondiale » dans laquelle
se libérer tout entière (Romains 8, 20). Si l'on sait que les il n'est qu'un grain de poussière agité et à la dérive? Est-ce que
domaines où ces forces exercent dans le monde leur puissance et l'homme tient encore entre ses mains la force nucléaire ou bien
leur intelligence restent limités aux aspects naturels de la création, est-il déjà passé dans les siennes?
c'est grâce à un témoignage comme celui-ci : « Nul des princes de On peut discuter l'affirmation de Jacob Burckhardt selon
ce monde n'a connu la sagesse mystérieuse et cachée de Dieu, laquelle la puissance est mauvaise. Il a sûrement raison si la
sinon ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de Gloire » (1 puissance se trouve isolée d'autres valeurs (comme la bonté, la
Corinthiens 2, 7 s.). justice), car alors elle devient une tentation comme il apparaît dans
l'épisode de la tentation de Jésus ou chez le « Grand Inquisiteur
Que sont ces Puissances? Si nous posons cette question nous de Dostoïevsky. Les hommes qui succombent à cette tentation
avons toujours comme réponse leur prétention actuelle à la tombent dans un gouffre qui les paralyse, comme l'animal devant
puissance. Dans sa Lettre aux Colossiens, saint Paul parle des « le serpent à sonnettes. C'est pourquoi il s'agit de rester toujours
éléments du monde » que l'on vénère avec crainte; cela a dû être « sobre et vigilant » (1 Pierre 5, 8) face aux puissances, que ce
surtout les astres qui, à cette époque-là comme aujourd'hui dans soient celles de la nature ou celles de l'esprit et de l'histoire; c'est
les horoscopes, règlent la vie des hommes et leur histoire. Ailleurs vrai surtout pour les baptisés qui, étant en principe « morts » aux
c'est la puissance des « États » avec les idéologies dont ils sont les
puissances du monde, échappent à leur zone d'influence et sont trans-
esclaves et qu'ils mettent en pratique, et pourtant l'État (Romains
13) compte vraiment parmi les Puissances voulues de Dieu; mais il
peut (dans l'Apocalypse en particulier) être détourné sur des voies (2) H. Schlier, op. cit., 28-29 (abrégé).

24 25
Hans-Urs von Balthasar « Au-dessus de toutes les puissances »

plantés » dans celle du Christ mais qui justement pour cette raison dans une version améliorée (6), essaie de faire une synthèse très
peuvent être agressés avec plus de « fureur ». « La fureur est une remarquable entre les « Puissances et Principautés » (car les «
étrange caractéristique de l'histoire après le Christ. Or l'atmosphère grands arcanes du tarot » ne sont pas autre chose) et de montrer
chargée de fureur se décharge en produisant ces énormes comment le Christ les maîtrise. Il montre tout particulièrement
bouleversements historiques qui ne font que s'amplifier (3)». que grâce au Christ et à l'Eglise ces puissances peuvent retrouver
Pourtant c'est bien l'une des vérités centrales du Nouveau l'importance qui leur avait été attribuée dès la création mais qui
Testament qui affirme que Jésus a « vaincu » les puissances du est maintenant « objet de la rédemption » et ceci nous amène déjà
monde (Jean 16, 33) et qu'en lui les chrétiens peuvent aussi en au deuxième aspect de la réponse, lequel nous est donné
triompher (1 Jean 5, 4; Apocalypse 2, 20), et ceci d'autant plus surtout par ce groupe de poètes et de penseurs anglais qui se sont
qu'il est dit de ces « Puissances » qu'après la victoire du Christ elles appelés The Inklings (7) et parmi lesquels se trouvent Charles
sont déjà « en voie de dépérissement (ou de disparition) » (1
Williams, C.S. Lewis, et J.R.R. Tolkien. Tous les trois ont largement
Corinthiens 2, 6) et qu'il les a déjà désarmées et attelées à son char
traité le problème des « Puissances », surtout Tolkien dans la
triomphal (Colossiens 2, 15). Ainsi se pose pour les chrétiens la
question de savoir quelle attitude prendre en face de ces puissan- conclusion de son célèbre roman traité à la manière d'un
ces toujours bien réelles mais maîtrisées par le Christ. En principe conte et en tout premier lieu Lewis dans son roman « Cette
deux réponses peuvent ici être envisagées. L'une est celle de hideuse puissance (8), Williams dans plusieurs romans et de la
Rudolf Steiner et de son anthroposophie, où l'on conçoit toujours manière la plus expressive dans « The Greater Trumps » (9) où
le Christ comme la puissance de base maîtresse de toute évolution il dépeint les différentes attitudes face aux puissances : la peur
mondiale, puissance qui pourtant parmi d'autres puissances (dont qu'elles vous inspirent, les tentations de leur part auxquelles on
surtout celles du Karma et de la réincarnation mais aussi celles de succombe, la prétention présomptueuse de pouvoir les dompter et
l'ensemble de l'évolution historique avec ses multiples articula- finalement la supériorité du chrétien grâce à l'humilité et la
tions) (4) doit tout d'abord lutter pour se frayer un chemin et qui prière. Ailleurs Williams trace un parallèle remarquable entre les
pratiquement s'abaisse au rang d'une puissance parmi les autres, si « Puissances » bibliques et les « idées » platoniciennes (« The
bien que Steiner « rate le point central du christianisme biblique »; place of the Lion »).
« nulle part les connaissances de l'anthroposophie ne peuvent en Voici sous une forme poétique une réponse chrétienne qui tient
tant que telles constituer un enrichissement et un renouvellement compte des différents aspects des Puissances : du danger qu'elles
du christianisme (5) ». Eh bien! un converti éminent qui est passé représentent (et qui peut aller jusqu'à l'anéantissement de
de l'anthroposophie au catholicisme, Valentin Tomberg, dont l'humanité), mais aussi de la possibilité de les vaincre et
l'oeuvre principale (malheureusement anonyme) vient d'être rééditée même de la défaite que leur a déjà infligée la souveraineté du
Christ, qui en effet dès le début de sa vie terrestre a saisi les
hommes de stupeur : « Quelle est donc cette parole? Il commande

(6) Die Grossen Arcana des Tarot, éd. M. Kriele & R. Spaemann,
(3) Ibid, 48. Herder, Bâle, 1983.
(4) Cf., parmi les très nombreux écrits de Steiner, Extraits de la chronique Akasha (7) Humphrey Carpenter, The Inklings, Londres, Allen & Unwin,
(1973), Ebauche de la science secrète (1968). Trois sortes de choses conditionnent le 1978. Gisbert Kranz lance en Allemagne une revue du même titre pour
cours de la vie humaine : « Le corps obéit à la loi de l'hérédité ; l'âme subit le destin étudier la conception du monde de ce groupe.
que l'homme lui-même s'est forgé. Ce destin forgé par l'homme s'appelle, suivant
une vieille expression, son Karma. Et l'esprit est soumis à la loi de la réincarnation, (8) Cette hideuse puissance (1945), tr. fr. Nouvelles Éditions Oswald, 1979.
de la vie terrestre renouvelée ». (9) L'ouvrage a d'abord été publié par V. Gollancz, à Londres, en
(5) K.v. Stieglitz, art. « Theosophie «, dans Die Religion in Geschichte und Gegen- 1932, puis repris par Faber & Faber en 1954. Actuellement disponible en
wart, 1957 (3' éd.), col. 429 ss. édition de poche chez Eerdmans, Grand Rapids, Michigan, U.S.A., 1976.

26 27
Hans-Urs von Balthasar Communio, n° IX-1 – janvier-février 1984

puissance (en exousia kai dunamet) aux esprits impurs et ils Christoph SCHÖNBORN
sortent ». « (Luc 4, 36), et qui lui fait dire lui-même à l'idée de la
croix qui l'attend : « C'est maintenant le jugement de ce monde,
c'est maintenant que le prince de ce monde va être jeté bas » (Jean
12, 31).
Hans-Urs von BALTHASAR
(traduit de l'alle mand par Paul La mort)
« Dieu veut rester homme à
(titre original : « Erhaben über aile Mdchte ») jamais » (1)

L'article du Credo sur la session à la droite du Père,


que nous considérerions volontiers comme marginal, était
au contraire, dans toute la tradition patristique, au centre
de la confession de la foi. Après l'Ascension, le Christ n'a
pas cessé d'être homme, il introduit l'humanité dans la
gloire de Dieu.

Hans-Urs von Balthasar, né en 1905 à Lucerne (Suisse).-Prêtre en 1936


Membre de la Commission théologique 'internationale membre associé
de l'Institut de France. Co-fondateur de l'édition allemande de Commu-
nio. Sa dernière bibliographie, arrêtée en 1977, compte 90 pages dans Il
JEAN Damascène qui, dans son Exposé de la foi orthodoxe,
résume la grande traditio n des Pères grecs, expose co mme
filo d'Ariana attraverso la mia opera, Jaca Book. Milan. 1980. Derniers suit le se ns d e l ' ar ticle d e fo i q ui no u s o ccup e ici : « No u s
ouvrages parus en français : Nouveaux points de repère, coll.
« Communio » ns que le Christ s'.est assis s la droite de Dieu le Père
1980;Aux croyants incertains, coll. « Le Sycomore », Lethielleux, corporellement, mais nous ne tenons pas la droite du Père pour
Parts,930; La Gloire et la Croix, Métaphysique, t. 2, «Les constructions » localisable. Comment ce que l'on ne peut cerner aurait-il une droite
Aubier, Paris, 1982. localisable? La droite et la gauche sont des choses délimitées. Par
droite du Père nous entendons la gloire et l'honneur de la divinité, où
celui qui existait comme Fils de Dieu avant tous les siècles comme
Offrez à une personne âgée, à un séminariste, Dieu et consubstantiel au Père, s'est assis corporellement après qu'il
à un missionnaire un abonnement de parrainage à s'est incarné et que sa chair a été glorifiée; il est adoré d'une même
Communio
(en plus de votre propre abonnement: tarif réduit — voir page 129)
(1) A. Grillmeier, Jesus der Christus im Glauben der Kirche, t. 1, Freiburg,
1979, 774.

28
29
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

adoration avec sa chair par toute créature » (2). Dans ce court « Tel est celui qui fit le ciel et la terre,
exposé sont résumés les deux principaux énoncés de foi dont et qui forma, au commencement, l'homme,
l'Eglise ancienne considérait qu'ils étaient affirmés par l'article du qui fut annoncé par la Loi et les prophètes,
Credo « il est assis à la droite du Père » : que le Christ est Dieu, qui fut incarné dans une vierge,
« consubstantiel au Père », et que, après sa glorification, il n'a pas qui fut suspendu sur un bois,
abandonné son humanité, mais qu'il siège de façon vraiment qui fut enseveli en terre,
« corporelle » à la droite du Père. Autour de ces deux énoncés qui fut ressuscité des morts,
christologiques se groupent une série de conséquences plus et qui monta vers les hauteurs des cieux, qui
ecclésiologiques, que Jean Damascène ne mentionne pas ici, mais est assis à la droite du Père,
auxquels les Pères donnent un riche développement. Il s'agit qui a le pouvoir de juger et de sauver tout,
surtout de la seigneurie du Christ, de son rôle de juge, de la façon (celui) par qui le Père fit ce qui est depuis le commencement
dont les croyants « règnent avec » le Christ, de l'unité de la tête et et jusque dans les siècles des siècles » (3).
du corps, c'est-à-dire du Christ et de l'Église.
Un coup d'œil sur la signification de notre article du Credo Loin de toute polémique, le Christ est confessé, comme le
dans l'histoire des dogmes montre, peut-être à la grande surprise montre la suite du texte, comme « le commencement et la fin »,
de plus d'un lecteur, que cet article de foi, qui fait l'effet de « commencement inexprimable et fin inconcevable », comme roi et
quelque chose de marginal et d'anodin, est en réalité comme le seigneur, comme Alpha et Omega (4). Que le Fils préexistant soit
miroir ardent dans lequel converge la totalité de la foi chrétienne. en même temps le crucifié et celui qui a été enlevé dans la gloire,
Nous commencerons par écouter quelques témoins de la « règle de c'est ce que souligne aussi Irénée de Lyon, à la fin du second
foi », qui présentent sans polémique le sens de notre article du siècle, contre la tendance des gnostiques à déchirer le Christ en
Credo. Puis nous donnerons quelques exemples des controverses distinguant un Christ terrestre et un Christ céleste : « De toute
christologiques sur le sens de la « session à la droite du Père ». évidence Paul déclare (...) que Celui-là même qui a été arrêté, qui a
Enfin, nous aimerions, en nous fondant surtout sur saint Augustin, souffert et qui a répandu son sang pour nous, c'est lui le Christ, lui le
exprimer l'aspect ecclésiologique de ce mystère du Christ. Dans Fils de Dieu, lequel est également ressuscité et monté aux cieux.
ces trois étapes, nous ne pourrons donner que de rapides indica- Comme le dit Paul lui-même, tout ensemble : " Le Christ est mort;
tions, un peu comme des échantillons tirés du cellier des Pères. bien plus, il est ressuscité, lui qui est à la droite de Dieu "
(Romains 8, 34) (...). Il n'y a qu'un seul et même Jésus-Christ, Fils de
Les témoins de la règle de foi Dieu, qui par sa Passion nous a réconciliés avec Dieu, qui est
Comme c'était déjà le cas dans le Nouveau Testament, les ressuscité d'entre les morts, qui est à la droite du Père. Il est parfait
énoncés de l'Église primitive sur la session du Christ à la droite du en tout » (5). Fulgence de Ruspe, au début du VIe siècle, dans sa
Père ont un rapport étroit avec la foi pascale et la confession de Lettre à Pierre sur la droite règle de foi, souligne justement cette
cette foi. Dans l'homélie pascale de l'évêque Méliton de Sardes identité : « c'est un seul et même Dieu, le Fils de Dieu (...) qui est
(vers 160-170), nous trouvons une confession solennelle de la foi ressuscité du tombeau selon la même chair que celle qui gisait au
au Christ, qui est toute remplie de la certitude de la victoire tombeau; et le quarantième jour après la Résurrection, c'est ce même
remportée par le Christ à Pâques et, par-delà, de sa seigneurie Dieu fait homme qui est monté aux cieux et qui siège à la droite de
éternelle : Dieu» (6). Ce que, au IVe siècle, on disait aux catéchumènes de Jéru-
(3) Méliton de Sardes, Sur la Pâque, § 104, SC 123, 125.
(4) Id., § 105.
(2) Saint Jean Damascène, La foi orthodoxe (...) IV, 2 (PG 94 1104 D), tr. E. ( 5 ) Contre les hérésies, III, 16 9, SC 211, 325-327. Comme Méliton avant lui, Irénée
Ponsoye, Publications de l'Institut orthodoxe f r ançais de théologie de Paris interprète le « à la droite de Dieu » du Nouveau Testament comme « à la droite du
Saint-Denys, 1966, 155. Père »». Cf. O. Perler dans SC 123, 208.
(6) Fulgence de Ruspe, Lettre à Pierre sur la droite règle de foi, PL 65, 677 AB.

30 31
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

salem dans l'homélie qui précédait le baptême, nous pouvons le à une session corporelle à la droite du Père ? Peut-on penser que le
lire chez Cyrille de Jérusalem. Il parle par trois fois de la Christ est Dieu à l'égal du Père ? Augustin rappelle ici
signification de la « session à la droite du Père », et il souligne à aux catéchumènes (et à nous avec eux!) d'une façon
chaque fois que le Christ est de toute éternité assis à la droite du impitoyable que pour comprendre, la première condition est la
Père, « car il n'est pas vrai, comme certains l'ont cru, qu'il ait été foi : « Le Christ est monté aux cieux. Croyez-le! Il est assis à la
comme couronné par Dieu après sa passion, qu'il ait obtenu grâce à sa droite du Père. Croyez-le! C'est là qu'il est! Que votre cœur ne se
patience le trône à la droite du Père. Au contraire, depuis qu'il est – dise pas : " qu'y fabrique-t-il donc? " Ne vous posez pas de questions
et il est engendré de toute éternité – il a la dignité royale et il trône avec auxquelles il n'est pas permis de trouver la réponse! Il est là!
Que cela vous suffise! Il est bienheureux, et c'est cette
le Père, car il est, comme on l'a dit, Dieu, sagesse et puissance. Il règne
béatitude qui est appelée " la droite du Père "» (10). «Être à la
avec le Père et a tout créé pour le Père» (7). L'accent est ici sur la
droite signifie ainsi être dans la béatitude suprême, là où se trouvent
divinité du Christ, qui est mise en relief justement par le fait de la justice, la paix et la joie, de même que, à l'inverse, les boucs
trôner avec le Père : « C'est un seul Fils qu'il s'agit d'annoncer, le sont placés à gauche (Matthieu 25, 33), c'est-à-dire qu'ils sont
Fils qui, dès avant que le temps n'existe, siège à la droite du Père, et dans la peine et dans les tourments subis à cause de leur injustice.
qui n'a pas dû attendre d'avoir subi sa passion, dans le temps, pour Ainsi, quand on parle d'être assis à la droite de Dieu, on n'entend
obtenir ce trône » (8). Alors que Cyrille ne mentionne qu'à peine le pas par là une attitude du corps, mais la puissance du juge, qui
fait que l'humanité du Christ a été glorifiée avec lui, c'est ce fait ne manque jamais à sa souveraineté, mais qui sans cesse alloue à
qui se trouve nettement au centre des sermons sur l'Ascension du chacun ce qu'il mérite » (11). Thomas d'Aquin reprendra cette
pape Léon le Grand. Il invite ses auditeurs à se réjouir avec les interprétation métaphorique de la « droite comme désignant la
apôtres de ce que « la nature humaine soit montée au-delà des béatitude et la puissance du juge (12). Mais ne voir là que des
créatures célestes de tout rang (..) jusqu'à ce qu'elle fût admise à métaphores, n'est-ce pas porter atteinte au réalisme de la
prendre place auprès du Père éternel, qui l'associait sur son trône à sa permanence de la corporéité du Christ ? Augustin ne veut pas la
gloire après l'avoir unie dans son Fils à sa propre nature. L'ascension dissoudre dans l'allégorie. Mais il signale aussi ce que cet article
du Christ est donc notre propre élévation (..). Le Fils de Dieu s'est de foi a d'inconcevable : « Où, et comment le corps du Seigneur se
incorporé les hommes pour les placer ensuite à la droite du Père » (9). trouve dans le Ciel, voilà la plus indiscrète et la plus superflue des
Ainsi, pour expliquer notre article de foi, ce sont les vérités de questions. Il suffit de croire qu'il est aux cieux. Il ne sied pas à notre
foi les plus importantes qui entrent en jeu : la divinité de Jésus; son faiblesse de vouloir pénétrer les mystères du Ciel, mais il revient
égalité d'essence avec le Père; le fait que son humanité n'est pas à notre foi de penser des pensées élevées et respectueuses au sujet de
dissoute par la Résurrection, mais accomplie par elle, jusque dans la la dignité du corps du Seigneur » (13).
glorification éternelle de son corps; celui que l'unité de la Un article de foi controversé
divinité et de l'humanité du Christ est conservée dans sa seigneurie
C'est justement cette exigence de penser des pensées élevées et
éternelle; l'identité de l'unique Fils de Dieu, Jésus-Christ, à
respectueuses au sujet du corps du Christ qui se heurta vite à des
travers toutes les étapes de l'histoire du salut.
Tel est ainsi le contenu de la règle de foi. Certes, les questions ne résistances. Il vaut la peine de jeter un coup d'œil sur la façon dont
manquent pas : peut-on vraiment, avec Jean Damascène, croire

(10) Sermon aux catéchumènes, IV, 11, PL 40, 634 (cf. Psaume 16, 11).
e
(7) 4 Catéchèse, § 7. (11) De fide et symbolo, VII, 14, PL 40, 188.

(8) II e Catéchèse,
§ 17. (12) Somme Théologique, IIIa, q. 57; Compendium Theologiae, § 241 s.
Thomas cite la belle formule d'Augustin, Sermon aux catéchumènes: « Là-bas,
(9) Sermon 74, 4, SC 74 bis, 275. dans la béatitude éternelle, tout est "à droite ", car il n'est point là-bas de
misère », cf. q. 57 a. 1, ad 2.
(13) De fide et symbolo, V, 13.

32 33
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais
»

les Gnostiques du IIe siècle interprètent notre article de foi (14). La éternelle du corps. Par suite, la session à la droite est privée de tout
conviction fondamentale de la Gnose, sans cesse répétée, est aspect corporel. La Gnose ne considère plus la droite que comme
celle-ci : « La rédemption ne s'étend qu'à l'âme, car le corps ne peut exprimant ce qui est spirituel, élevé, lumineux, masculin, alors
que se décomposer, conformément à sa nature » (15). Les gnostiques que la gauche représente le contraire. Certains gnostiques inter-
aiment se réclamer du mot de saint Paul : « la chair et le sang ne prètent donc la session du Christ à la droite du Père en ce sens que
peuvent hériter du royaume de Dieu » (1 Corinthiens 15, 50), pour le Christ serait plus haut que Dieu, à savoir que ce Dieu qui parle
appuyer leur conception selon laquelle il ne peut y avoir pour le aux juifs dans l'Ancien Testament et qui dit, dans le Psaume 109, 1
corps, comme partie du monde matériel, aucun salut, aucun : « siège à ma droite ». Car, pour les gnostiques, ce Dieu est le
accomplissement éternel (16). L'ascension du Christ se voit ainsi Dieu mauvais des Juifs, celui qui a créé ce monde mauvais (20).
interprétée le plus souvent comme le retour du Christ céleste à son Spéculations absurdes ? Pas nécessairement, car, au fond, nous
état primitif, purement spirituel. Le gnostique Apelles, par exem- rencontrons ici la conviction, que bien des gens partagent de nos
ple, enseignait que le Christ se serait construit un corps à partir jours, selon laquelle ce monde est quelque chose de chaotique, de
des différents éléments du monde, que ce corps aurait été crucifié, et confus, de négatif en sa plus grande partie, quelque chose qui est
montré aux apôtres après la Résurrection. Mais « après avoir fait voir le produit de forces inférieures, et dont on ne peut sortir que par la
son corps, il le rendit à la terre d'où il venait; il ne prit rien de ce qui connaissance (gnôsis, en grec) de son irréalité.
n'était pas à lui, mais tout ce qu'il avait utilisé de façon Alors que, pour les Gnostiques, la session au côté de Dieu
temporaire, il le rendit à son origine, le chaud au Chaud, le froid au montre que le Christ laisse ce Dieu de côté, les Ariens du IVe
Froid, le liquide au Liquide, le solide au Solide; puis il alla vers le siècle y voient au contraire le signe de ce que le Fils est inférieur
Père de bonté, en laissant sur terre la semence de vie, que ses disciples au Père. Eusèbe de Césarée, le grand historien de l'Église, qui n'a
devaient transmettre aux croyants » (17). Un principe gnostique jamais pu dépasser tout ce qui le rapprochait de l'arianisme, voit
exige que toute chose doit retourner à son origine (18). Ce qui est en le Christ, parole de Dieu, « premier né de toute créature »
matière doit se dissoudre en matière, ce qui est esprit retourne (Colossiens 1, 15), la première créature de Dieu, une créature
comme infailliblement à l'Esprit. Hermogène, qui n'est pas exceptionnelle dont Dieu a fait son partenaire au pouvoir, qui «
gnostique à proprement parler, mais qui sur ce point est repré- trône avec lui », « et à laquelle seule parmi les êtres créés l'honneur a
sentatif de l'interprétation gnostique de l'Ascension, enseigne que le été attribué de siéger à la droite de la puissance et de la royauté du
Christ « ressuscité après sa Passion, est apparu corporellement aux Tout-puissant » (21). Pour Eusèbe, il est impensable et inadmissible
apôtres et a laissé son corps dans le soleil pendant qu'il s'élevait vers que cette « session à la droite de Dieu » puisse exprimer une
le ciel, tandis que lui-même allait vers le Père ». Il se réclame véritable divinité du Christ. Pour lui, le Christ reste un être créé, la
là-dessus du Psaume 18 : « il a planté sa tente dans le soleil », dans plus haute de toutes les créatures, mais il n'est pas Dieu en son essence,
lequel la tente désignerait la « tente terrestre » du corps (19). ce qui pour Eusèbe, serait inconciliable avec l'unicité de Dieu.
Même si cette cosmologie nous fait un effet bizarre, le cœur de Mais ceux qui défendaient l'idée selon laquelle le Christ était
l'énoncé est clair : dans de larges cercles de l'Antiquité cultivée, on vraiment Dieu, à l'égal du Père, n'avaient-ils pas raison de se
ne peut pas concevoir une résurrection corporelle, une destinée réclamer du Psaume 109, 1 : « le Seigneur dit à mon seigneur :
siège à ma droite »? Le Christ n'aurait-il pas plutôt dû attendre la

(14) On trouvera un exposé complet dans A. Orbe, Cristologia Gnostica, vol. 1,


Madrid, 1976, 535-573. (20) Cf. Orbe, op. cit. (note 14), 550-568.
(15) Irénée, Contre les hérésies, I, 24, 5 (sur Basilide). (21) Démonstration évangélique, V 3, 219, 21-34 Heikel. Cf. M.-J. Rondeau, « Le
" Commentaire des Psaumes » de Diodore de Tarse et l'exégèse antique du Psaume
(16) Id, V, 9 s. 109/110 », dans Revue d'Histoire des Religions, 88 (1969), 5-33; 153-188; 89 (1970), 5-
(17) Hippolyte, Réfutations, VII, 38; cf. Orbe, op. cit. (note 14), 538. 33.
(18) Cf. Irénée, Contre les hérésies, II, 14, 4.
(19) D'après Hippolyte, Réfutations, VIII, 17.

34 35
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

Résurrection pour « être élevé à la droite de Dieu » (Actes 2, 33)? tion, qui a un commencement et, selon Marcel, une fin. En effet,
Les Ariens invoquaient Actes 3, 36, « Dieu l'a fait Seigneur et pour lui, l'humanité du Christ n'a qu'une signification temporelle
Messie », pour appuyer leur idée selon laquelle le Christ ne serait et non éternelle. A la fin des temps, elle sera dépouillée de sa
pas Dieu par essence, puisqu'il a été fait Seigneur. Athanase fonction devenue inutile. Marcel va encore plus loin, ce qui a fait
d'Alexandrie développe contre eux l'idée qui est restée détermi- douter de son orthodoxie : le Verbe éternel de Dieu, à la fin des
nante pour la christologie orthodoxe : le Christ est Fils de Dieu et temps, se fondra d'une certaine façon dans le Père, de telle sorte
Dieu, de même substance que le Père. Il règne éternellement avec que rien n'existera que Dieu seul (24). Par là, l'existence même du
le Père, et c'est pourquoi le Psaume 109, 1 se rapporte aussi à sa Fils comme personne divine semble mise en doute.
domination éternelle (22). Quant au fait que sa domination croisse L'idée que l'humanité du Christ n'avait de signification que
et se consolide, et donc que Dieu le fasse Seigneur et Messie, provisoire était aussi soutenue par ce puissant courant de l'Église
Athanase l'interprète comme exprimant l'histoire du salut : « le ancienne qui se réclamait de la figure imposante, mais controver-
Christ, qui, par nature, est Seigneur et roi éternel, ne devient pas plus sée, d'Origène. Le scandale devant l'idée que le corps du Christ
Seigneur au moment où il est envoyé, et ne commence pas alors à être devrait vivre éternellement, que sa chair devrait subsister pour
Seigneur et roi. Au contraire, ce qu'il est toujours, il l'est alors toujours, a toujours poussé certains penseurs chrétiens dans la
devenu aussi selon la chair, et avec l'accomplissement de la rédemp- mouvance d'Origène à s'évader dans l'allégorie devant cette
tion de tous, il devient aussi Seigneur des vivants et des morts. Car question. Chez Evagre le Pontique, l'influent théologien du
désormais, toutes choses le servent, et c'est bien à ce sujet que David monachisme, la session à la droite de Dieu signifie simplement
chante : " Le Seigneur dit à mon seigneur : siège à ma droite, que l'âme préexistente du Christ est tout entière « ointe de la
jusqu'à ce que j'aie fait de tes ennemis l'escabeau de tes pieds " science de l'unité (..). A cause de cela, lui seul est dit "être assis à la
(Psaume 109, 1) » (23). droite " de son Père, la droite qui ici, selon la règle des gnostiques,
L'éternité et l'histoire du salut, la divinité et l'humanité du indique la Monade et l'Unité » (25). Il est question ici de cette vision
Christ sont ici magnifiquement perçues dans leur union. Celui qui spirituelle, dépouillée de toute image et de toute représentation à
nous a créés est aussi, de par son incarnation, devenu celui qui laquelle mène le Christ, et vers laquelle son corps terrestre n'est
nous a rachetés. Sa seigneurie éternelle est étendue à tous les tout au plus qu'une sorte de marchepied, rien de plus. « L'existence
hommes par l'intermédiaire de son humanité. Mais c'est justement corporelle n'a plus aucun sens pour le monde restauré. Elle est la
sur ce dernier point q ue la contro verse rebo ndit. Les mo ts forme sous laquelle le Christ-Esprit apparaît pour nous (...). Seul
« jusqu'à ce que j'aie fait de tes ennemis l'escabeau de tes pieds » ne l'Esprit a une importance, et parmi les actes de l'esprit, seule la
signifient-ils pas que, une fois que ce sera fait, la seigneurie du connaissance (...) » (26).
Christ prendra fin? Paul ne dit-il pas à ce propos : « quand toutes Ce « monisme de l'esprit » ressortira encore une fois de façon
choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra exemplaire au moment de la querelle des images dans l'Église
à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » d'Orient, puisque, dans les représentations par des images de la
(1 Corinthiens 15, 28)? figure humaine du Christ, la question de savoir le cas que nous
Marcel d'Ancyre, défenseur zélé du concile de Nicée, ami devons faire de la figure corporelle du Christ se trouve posée de
d'Athanase, défendit alors l'idée selon laquelle tout ce qui est dit façon très concrète. Eusèbe de Césarée refusait déjà les icônes
de la session du Christ à la droite de Dieu concerne le Christ en parce que, selon lui, la figure humaine du Christ aurait été tout entière
tant qu'homme, et ne vaut donc que pour la durée de l'incarna-

(24) Sur Marcel, cf. Grillmeier, op. cit. (note 1), 414-439.
(22) Contre les Ariens, II, 13. (25) Kephalaia Gnostica, IV, 21 (Patrologia Orientalis, vol. 28), trad. A.
Guillaumont.
(23) lb., II, 14.
(26) Grillmeier, op. cit. (note 1), 567.

36
37
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

absorbée par la gloire de la figure divine. Pourquoi donc rester La question de savoir si, quand on contemple ainsi le Christ, on a
accroché à ce qui n'était qu'une étape transitoire? Il fallait, maintenant, le d r o it d e se le r epr ésenter au ssi co mme ho mme, a ét é
chercher le Christ purement, comme une personne spirituelle et également pour Thérèse d'Avila – nous enjambons ici les siècles –
céleste. C'est aussi une adoration spirituelle que demandera le l'objet d'une intense préoccupation. L'issue qu'elle a trouvée
concile iconoclaste de 745. Le Christ, qui trône à la droite de rappelle fortement l'indication donnée à ses moines par Théodore
Dieu, ne saurait être fixé dans la figure terrestre, charnelle, Studite. Thérèse rapporte dans son autobiographie que certains
qu'il a dépouillée : « Si quelqu'un cherche à comprendre le caractère auteurs qu'o n lui avait donné à lire l'avaient plongée dans
(charaktèr) divin du Verbe de Dieu selon l'Incarnation par le moyen l'incertitude. Ceux-ci conseillaient en effet de dépasser toute
de couleurs matérielles, et s'il ne l'adore pas plutôt de tout son cœur image corporelle, « serait-ce même celle de l'humanité du Christ »,
par les yeux intelligibles, Lui qui est assis au-dessus de la splendeur du car ces images seraient des obstacles à la contemplation. Pour
soleil à la droite de Dieu dans les hauteurs sur le trône de gloire, Thérèse, il était inconcevable que l'on puisse enseigner que le
qu'il soit anathème » (27). C'est Théodore Studite, sans doute le chemin de la vie spirituelle doive consister à se détourner de
plus important des défenseurs des icônes, qui trouva à cette l'humanité du Christ. Ces auteurs « allèguent, à l'appui de leur
spiritualisation iconoclaste une réponse pénétrante et tirée du sentiment, la parole que le Sauveur adressa à ses apôtres, en leur
centre de la règle de foi de l'église. La question circule parmi ses annonçant, au moment de remonter au ciel, la venue du Saint-
moines de savoir si l'usage d'images ne serait pas un signe Esprit. A mon avis, si les apôtres avaient cru alors aussi fermement
d'imperfection, s'il ne vaudrait pas mieux adorer le Christ de qu'après la venue du Saint-Esprit que le Christ était à la fois Dieu et
façon purement spirituelle, sans images. Voici la magnifique Homme, la présence de la sainte humanité n'eût pas été pour eux un
réponse de l'abbé de Studion : « si quelqu'un nous dit alors : si je obstacle » (30). Non, la réalité visible du Seigneur ne pouvait pas
peux donc vénérer le Christ de façon intelligible, il est superflu de le être un obstacle à la prière. Il est fascinant de voir comment
vénérer dans l'image, qu'il sache que cela revient à nier aussi la Thérèse décrit sa découverte de la contemplation de l'humanité du
vénération intelligible du Christ. En effet, si l'intellect ne voit pas le Christ. Elle n'a suivi que pendant une courte période la fausse route
Christ assis à la droite de Dieu le Père, avec l'aspect d'un homme, il ne de la contemplation prétendue « spirituelle », qui considère
lui rapporte pas de vénération du tout. Au contraire, il nie que le Verbe l'incarnation même de Dieu comme une étape inférieure. Elle
s'est fait chair. Or, l'icône est le témoin fidèle de ce que le Verbe s'est retourne avec force à l'humanité du Christ, et des visions lui sont
fait semblable aux hommes » (28). Si la contemplation et la prière accordées, qui la confirment sur cette voie : une lumière indes-
des chrétiens doit pouvoir atteindre le Christ dans sa réalité, elles ne criptible, une beauté indicible; il lui est donné de voir le Christ, ses
peuvent être qu'une vision dans l'esprit de son humanité transfigurée, et mains, son visage, tout son corps : « le Seigneur se manifestait
dans laquelle il vit « à la droite du Père ». A quelle profondeur cette presque toujours à moi dans la gloire de sa Résurrection; c'est ainsi
conviction s'enracine dans la règle de foi de l'Église ancienne, également que je le voyais quand il m'apparaissait dans la sainte Hostie.
c'est ce que montrent les paroles de l'évêque Cyrille de Parfois cependant, voulant me soutenir dans la tribulation, il me
Jérusalem qui, au début de ses catéchèses, interpelle ainsi les montrait ses plaies. je l'ai vu quelquefois en croix et au jardin des
candidats au baptême : « Élevez désormais le regard de votre Olives, rarement avec la couronne d'épines, et parfois portant sa
esprit! Représentez-vous désormais en esprit les chœurs des anges, croix. Il se conformait alors, je le répète, aux nécessités de mon âme ou
Dieu, le Seigneur de l'Univers, sur son trône, son Fils unique à sa de quelques autres personnes. Mais il m'apparaissait toujours dans
droite, et l'Esprit à côté d'eux! » (29). sa chair glorifiée » (31). Si l'on tient à désigner ces apparitions sous le
(27) Mansi 13, 336 E. Cf. mon livre L'Icône du Christ. Fondements dogmatiques,
(30) Vida, c. 22, 1, tr. P. G. de St-Joseph, Ouvres Complètes, Paris, 1948, 219 s.
Fribourg, 1976, 165. Comme ces auteurs catholiques dont parle Thérèse, Calvin invoquera aussi jean 16,
(28) PG 99, 1288 CD. 7 (» Il est bon pour vous que je m'en aille ») pour justifier son rejet de la
présence corporelle du Christ (eucharistie, images). Cf. notes 34 à 36.
(29) Procatéchèse, § 15.
(31) Vida, c. 29, 4; tr. fr., 301 s.

38 39
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

nom d'image : « Si c'est une image que je voyais, c'est une image
vivante. Ce n'est pas un homme mort, c'est le Christ vivant qui se la glorification du Christ, mais elle exclut pour lui que Jésus-
montrait à moi. Il me donnait à entendre que c'était lui, l'homme-Dieu, Christ puisse habiter le pain eucharistique, puisque le Christ
non tel qu'il se trouvait dans le sépulcre, mais tel qu'il en sortit devrait alors abandonner le ciel. Pour que le Christ soit présent, il
ressuscité. Le Seigneur se manifeste parfois avec une telle majesté suffit de l'effet, de l'Esprit Saint, qui nous unit au Christ (36). Il est
qu'on ne saurait douter que ce ne soit Lui, surtout quand il accorde ainsi logique que Calvin refuse aussi bien les icônes que la
cette faveur après la communion; car nous savons déjà par la foi qu'il présence corporelle du Seigneur dans l'Eucharistie.
est alors véritablement présent en nous » (32). Chez d'autres réformateurs aussi, notre article du Credo est
Ces textes expriment de façon grandiose le mystère contenu utilisé contre la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie :
dans notre article du Credo : le Christ, « tel qu'il est », « le Christ Oecolampade et Zwingli en déduisent que le Christ ne peut pas
vivant », homme et Dieu, le corps ressuscité, glorieux, que la foi être présent corporellement en même temps sur l'autel et au ciel.
reçoit dans le pain de vie, à la communion! Thérèse sait qu'avec La Cène n'est donc qu'une commémoration (37). Luther, dans ses
l'humanité transfigurée du Christ et sa permanence en Dieu, c'est écrits polémiques, s'étend longuement sur la « session à la droite
aussi toute la dimension sacramentelle de l'Église qui est en jeu. du Père ». Il reproche aux « Illuminés » d'avoir une représentation
Elle sait que le Ressuscité est, maintenant, proche de nous dans le enfantine de la « droite » de Dieu, comme si le Christ y était assis
Sacrement (33). sur un trône d'or. En fait, il ne s'agit pas d'un endroit, mais de « la
L'étroitesse du lien qui, dans l'article de foi « Il est assis à la toute puissante force de Dieu, qui en même temps ne peut être nulle
droite du Père », unit le mystère du Christ avec celui de l'Église, part et doit être partout » (38). Certes, Luther va trop loin dans la
ressort d'un coup d'œil sur un contemporain de Thérèse, qui sur direction opposée, quand il en déduit aussi que le corps du Christ
bien des points en est l'antipode. Jean Calvin ne se lasse pas de est présent partout : « Là où est la droite de Dieu, là doit être le corps
souligner que le Christ est monté aux cieux corporellement, et que et le sang du Christ » (39). Sans entrer dans le problème de la
c'est là, et pas ici, qu'il siège à la droite du Père; même si cela ne doctrine luthérienne de l'« ubiquité », nous pouvons noter qu'il est
convient pas aux philosophes, l'Esprit Saint l'enseigne. Mais cela dans le droit fil de la règle de foi de l'Eglise ancienne quand il voit
signifie pour Calvin qu'il n'est plus en aucune façon présent parmi entre la « session à la droite du Père » et la présence dans
nous de façon corporelle. Certes, le Christ est toujours parmi nous, l'Eucharistie, non pas une opposition (comme Calvin et Zwingli),
mais pas sa présence charnelle, seulement celle de sa majesté, de mais un accord profond. Le fait que le Christ trône à la droite du
son Esprit Saint (34). Il est présent corporellement uniquement au Père s'avère justement dans sa présence vivante, corporelle, dans
ciel. Par suite, il ne peut pas être corporellement présent dans le l'Eucharistie.
pain et le vin de l'Eucharistie, et l'on ne saurait en faire une image Le mystère de sa seigneurie actuelle
corporelle sur terre. « La communauté que nous avons avec Dieu ne
Entre le dernier des mystères passés du Christ, qui est l'Ascen-
vient pas d'une image ou de quelque autre objet terrestre que nous
sion, et ce que nous attendons encore, qui est la Parousie, il y a un
aurions choisi, ni non plus des éléments visibles de la Cène, elle vient
mystère et un seul dont nous sommes contemporains et qui est la
uniquement du Saint Esprit, à qui il n'est pas difficile d'unir ce que
l'espace sépare (35). Calvin veut souligner la réalité corporelle de

(32) Vida, c. 28, 7; tr. fr., 292.


(36) Institution Chrétienne, IV, 17, 31.
(33) Vida, c. 22, 6.
(34) Institution Chrétienne, II, 16, 14 et IV, 17, 26. (37) Cf. là-dessus et pour ce qui suit M. Lienhard, Martin Luthers christologisches
Zeugnis, Berlin, 1980, surtout 146-184.
(35) Margarete Stirm, Die Bilderfrage in der Reformation, Gütersloh, 1977 (QFRG,
(38) WA 23, 133, 19.
vol. 45), 212 s., qui renvoie à Opera Selecta (Bath-Niesel), II, 131.
(39) WA 23, 143, 32.

40
41
Christoph Schönborn « Dieu veut rester homme à jamais »

Session à la droite » (40). L'article de foi qui nous occupe ici est car je suis la tête; mon corps reste encore ici-bas. Où reste-t-il? Sur
dans une certaine mesure le plus ecclésiologique de tous les toute la terre. Garde-toi de le frapper, garde-toi de lui faire violence,
articles christologiques. Nos rapides coups de sonde dans l'histoire garde-toi de le fouler aux pieds! » (42).
de l'interprétation de cet article ont toujours mis en lumière les
« " Dieu siège sur son trône de sainteté " (Psaume 46). Quel est ce
composantes ecclésiologiques de celui-ci. Ce n'est pas étonnant,
trône de sainteté? Le ciel, bien sûr. Car le Christ, nous le savons, est
puisqu'il s'agit justement ici du rapport actuel du Christ à son
monté au ciel avec le corps dans lequel il a été crucifié, et il y siège à
Église. Aucun père de l'Église n'a souligné aussi fortement cet
la droite du Père; nous attendons aussi qu'il en revienne, pour juger
aspect de notre article de foi que saint Augustin. Citons pour
les vivants et les morts. Le ciel est ainsi son trône de sainteté.
terminer quelques extraits de la richesse débordante de ce qu'il a
Veux-tu, toi aussi, être son trône? Ne va pas t'imaginer que tu n'en es
écrit là-dessus.
pas capable. Prépare-lui une place dans ton cœur, et il se plaira à y
« Bien-aimés, votre foi est là-dessus claire, et nous savons que vous
trôner. Car il est la puissance et la sagesse de Dieu. Or, que dit
l'avez aussi appris par l'enseignement du maître céleste sur lequel
l'Écriture de la sagesse elle-même? " L'âme du juste est le siège de la
vous avez placé votre espérance : notre Seigneur Jésus-Christ, qui a
sagesse " (Sagesse 7). Si donc l'âme du juste est le trône de la sagesse, et
souffert et est ressuscité pour nous, est la tête de l'Eglise, et l'Eglise est
si ton âme est juste, tu seras le trône royal de la sagesse » (43).
son corps (...). Puisque donc il est la tête de l'Église et que celle-ci est
Ces deux perspectives se complètent chez Augustin : car l'indi-
son corps, le Christ total est tête et corps tout ensemble. Cette tête est
vidu, l'âme, est toujours aussi l'Eglise et l'Épouse; les affirmations
déjà ressuscitée. Nous avons donc la tête dans le ciel. Notre tête qui valent pour l'Eglise valent donc pour l'individu. Pour Augus-
intercède pour nous. Notre tête sans péché, immortelle, est déjà en tin, l'indice permettant de croire à la glorification corporelle du
train de prier Dieu pour nos péchés, afin que nous aussi, qui à la fin ressuscité, c'est l'amour porté à son corps, l'Église. Là où est vivace
des temps ressusciterons et serons transformés dans la gloire divine, l'amour pour son corps, en particulier pour les membres les plus
suivions notre tête. Car là où est la tête, les autres membres doivent humbles de ce corps, là se produit le renversement dont parlait
être aussi. (...) Frères, voyez l'amour de notre tête. Elle est déjà dans le déjà saint Paul : la tête ne souffre pas seulement dans ses membres,
ciel, et pourtant elle souffre ici-bas, aussi longtemps que l'Église mais les membres eux-mêmes sont déjà ressuscités avec le Christ, et
souffre ici-bas. Ici-bas, le Christ a faim, ici-bas, il a soif, il est nu, siègent avec lui à la droite du Père (Éphésiens, 2, 1-6). Nous
étranger, malade, en prison. Car ce que son corps souffre ici, il le dit, il devons le mot de la fin à Jean Chrysostome, dans la perspective
le souffre lui aussi (cf. Matthieu 25, 42-45) » (41). même ouverte par Augustin :
« Notre Seigneur Jésus-Christ, lorsqu'il monta au ciel quarante « Et comment se représenter, qu'il nous ait " ressuscités avec lui "?
jours après sa Résurrection, nous a recommandé son corps, qui devait Car en fait, personne n'est encore ressuscité, sauf dans le sens où nous
rester ici-bas. Il voyait que beaucoup lui rendraient honneur parce sommes ressuscités dans la mesure où la Tête est ressuscitée. C'est de
qu'il était monté au ciel; et il voyait que cet honneur serait vain, si on cette manière que Dieu nous a fait trôner avec le Christ. Car, si la
foule aux pieds les membres qui restent sur la terre (...). À Saul le tête se trouve sur le trône, le corps aussi s'y trouve. C'est pourquoi
persécuteur, il dit d'en haut : " Saul, Saul pourquoi me persécutes- Paul ajoute : " dans le Christ Jésus " (...). Etre assis à la droite de
tu? " (Actes 9, 4) Je suis monté au ciel, mais je reste encore sur terre : Dieu est l'honneur suprême et sans pareil. Il vaut aussi pour nous :
ici, je suis assis à la droite du Père; là-bas, j'ai encore faim, soif, je nous aussi devons trôner avec lui. Il y a là une richesse débordante. En
suis étranger (...). Voilà où je reste, moi qui monte au ciel ; je monte, vérité, sa puissance est sans limite, quand il nous fait trôner avec le

(42) Commentaire de la première épître de saint Jean, X, 5, 9; PL 35, 2060 s.; SC 75,
(40) J. Daniélou, Études d'exégèse judéo-chrétienne, Paris, 1966, dans le ch. « La 433.
session à la droite du Père ', 42-48, cit. 48.
(43) Commentaire du Psaume 46, 10; PL 36, 529 s.
(41) Sermon 137, I-II, PL 38, 754 s.

43
42
Christoph Schönborn C o m m un i o, n ° I X, 1 — ja nv i e r - f é v r i e r 1 98 4

Christ. Et si tu avais mille vies, ne les livrerais-tu pas pour le René LAFONTAINE
Christ? Si l'on te jetait dans les flammes, ne l'accepterais-tu pas
volontiers? Il dit aussi : " Je veux qu'ils soient eux aussi là où je
suis " (Jean 17, 24). Si nous devions chaque jour être mis en pièces,
ne le supporterions-nous pas de bon gré à cause de la promesse qu'il
nous fait? Pense à l'endroit où trône le Christ! " Au-dessus de toute
puissance et domination "! Et avec qui dois-tu trôner? Avec lui! Et Thomas d'Aquin, interprète
qui es-tu? Par nature, tu es un mort, tu es un fils de la colère. Et
qu'as-tu fait de bien? Rien! (cf. Éphésiens 2, 1-3). C'est bien le
moment de s'écrier : " O Profondeur de la richesse, de la sagesse et
de la session à la droite
de la connaissance de Dieu! " (Romains 11, 33) » (44).

Christoph SCHÔNBORN, o. p.
(traduit de l'allemand par Rémi Brague)
(titre original : « " Gott will fil'. ewig Mensch bleiben ".
Dogmengeschichtliche Anmerkungen zum Glaubenartikel Dans le cadre de son traité des « actes et des passions du
" Er sitzet zur Rechten des Vaters " ») Sauveur », saint Thomas synthétise la portée théologique
(44) Homélie sur l'épître aux Éphésiens, 4, 2; PG 62, 32 s. Cf. Sermon sur la Genèse,
et économique de ce mystère, comme autant de « modes
II, 1; PG 54, 587 s.: « Car Dieu n'a eu de cesse de tout mettre en œuvre pour faire d'accession » éternelle et temporelle du Christ à la droite
monter l'homme jusqu'à lui et le faire asseoir à sa droite », trad. P. Soler, dans Jean
Chrysostome, La Genèse, coll. « Les pères dans la foi », Paris, 1982, 46.
du Père.

Christoph Schönborn né à Skalken (Tchécoslovaquie) en 1945; entré


dans l'ordre dominicain en 1963; prêtre en 1970; docteur en théologie en
1974 (Paris). Professeur de théologique dogmatique à l'Université de DANS le domaine de la théologie des mystères de la vie du
Fribourg (Suisse). Membre de la Commission Théologie Internationale.
Publications : Sophrone de Jérusalem (Vie monastique et confession dogma- Chr ist, la recherche contemporaine n'interroge plus guère
tique), Paris, 197; L'Icône du Christ (Fondements dogmatiques), Fribourg, la tradition médiévale. L'École tho miste n'a d 'ailleurs pas
1978. encouragé cette enquête, dans la mesure où elle nous a transmis
l'héritage d'une christologie qui privilégie l'analyse formelle de
l'identité du Verbe incarné, au risque de restreindre la diversité
des mystères de Jésus à l'Incarnation et à la Rédemption par la
Croix (1).
Les temps sont durs... ________ I. Un important traité de Thomas d'Aquin
Nombre d'anciens, de chômeurs, de communau-
Cependant Thomas d'Aquin a déployé une authentique théolo-
tés religieuses ont actuellement du mal à renou- gie des mystères du Christ, non seulement au fil de ses commen-
taires scripturaires, mais encore plus systématiquement dans ses
veler leur abonnement à Communio. Aidez-les, aidez- oeuvres dogmatiques. A ce titre, son analyse des « actes et des
nous, en souscrivant des abonnements de parrainage
(voir conditions page 129).
(1) K. Rahner, Écrits théologiques, t. 1, Paris, 1959, p. 118 s.

44 45
René Lafontaine Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite

passions, du Christ Notre Sauveur, Dieu incarné » (Somme théologi- être attribué à la puissance de sa divinité, mais au sens où son âme et
que, III, q. 27 à 59) est plus qu'un appendice du discours consacré à son corps, séparés par la mort, ont été investis de cette puissance divine
l'identité du Christ (ibid., q. 1 à 26). On peut même soutenir que ce au point de pouvoir par eux-mêmes se réassumer mutuel- lement :
traité des mystères est le centre de l'entreprise théologique de la « J'ai pouvoir de poser ma vie et de la reprendre » Jean 10, 17).
Somme, dans la mesure où l'acte créateur de Dieu, un et trine (I° Quel aspect de la glorification du Christ désigne-t-on par la
Pars) et l'accession spirituelle de l'homme pécheur à Dieu (IIa session à la droite du Père? S'il est vrai que la résurrection (q. 53-
Pars), sont médiatisés par l'agir et le pâtir du Christ, Dieu fait 56), l'ascension (q. 57), la session (q. 58) et l'investiture du
homme (IIIa Pars) (2). Et l'on cherchera sans doute vainement
dans la très riche tradition médiévale, un traité de ce genre, aussi pouvoir judiciaire (q. 59) explicitent tous l'exaltation pascale en son
ample, rigoureux et équilibré que celui de Thomas. surgissement « économique », la session à la droite signifie de
surcroît l'égalité divine du Christ avec son Père, comme Fils
L'auteur y subdivise la vie du Christ selon les quatre étapes de la éternel. Plus précisément, l'application des mystères de gloire aux
destinée humaine : entrée dans le monde (q. 27-29), vie au milieu natures divine et humaine du Christ s'inverse lorsque l'on passe de
des hommes (q. 40-45), passion (q. 46-52) et exaltation (q. 53-59). l'exaltation comme résurrection et ascension à son terme signifié par
C'est ainsi que le Médiateur entre Dieu et l'homme se montre
effectivement « le chemin de la vérité, par lequel nous puissions la session à la droite. En effet les deux premiers mystères
parvenir à la béatitude de l'immortelle vie » (Somme théologique, s'appliquent exclusivement à la condition humaine du Christ,
III° Pars, prol.). Cette citation du prologue de la christologie nous tandis que le terme de cette exaltation vise des privilèges et un
oriente ainsi immédiatement vers l'exaltation du Christ, par pouvoir judiciaire qui reviennent a fortiori et d'abord au Christ
laquelle le salut est tout ensemble inauguré et accompli (3). Tous comme Fils de Dieu.
les mystères antérieurs sont ordonnés à cette finalité et trouvent en
cette glorification leur fondement et leur critère d'interprétation La question posée par la problématique médiévale est donc celle de
ultimes. la conciliation entre les interprétations « économique » ou «
théologique » de ce mystère. Comment respecter la nouveauté de
Pour saisir le nerf de l'argumentation de Thomas en cette l'événement pascal sans faire abstraction de la dignité ontologique et
matière, il convient de rappeler d'abord que son objet formel est de divine du Christ en son humanité? Inversement, comment
démontrer l'efficience et l'exemplarité salutaires des actes et des confesser l'égalité divine du Christ comme Fils éternel sans
passions posés par le verbe incarné en et par son humanité, en effriter la consistance de son exaltation pascale dans la gloire de
respectant la spécificité de chaque mystère. Afin d'honorer ce Dieu? La réflexion de Thomas tente de dépasser les perspectives trop
projet, l'auteur coordonne d'abord les témoignages scripturaires, unilatéralement « économique » ou « théologique », d'Augustin ou de
pour les interpréter ensuite dogmatiquement, en précisant en quel Jean Damascène (cf. q. 58, a. 1 et 2) : telle est la fonction de l'article
sens ces mystères s'appliquent au Christ comme Dieu ou comme trois de cette question 58, dont nous présentons une analyse (II),
homme. Cette dernière élaboration est en effet indispensable pour puis une interprétation critique (III).
déterminer les causalités efficientes et exemplaires de chaque acte,
étant entendu que l'humanité du Christ est instrument de la II. La session du Christ comme Dieu et comme homme
puissance divine. Ainsi, par exemple, la causalité salvifique Cet article trois n'entend pas fonder uniquement l'application du
exercée par l'acte de la résurrection du Christ sur celle des mystère au Christ selon sa nature humaine, mais prétend
hommes (q. 56) présuppose la démonstration de l'auto-résurrec- expliciter le rapport entre celle qui vient d'être établie « selon la
tion du Christ lui-même, non seulement au sens où cet acte doit nature divine » (a. 2) et celles qui ont trait au Christ en son
humanité.
1. Toutes les objections contestent d'ailleurs cette application du
(2) Cf. Michel Corbin, Le chemin de la Théologie chez Thomas d'Aquin, Paris 1974, mystère au Christ-homme au nom de la thèse établie dans l'article
p. 801; René Lafontaine, La résurrection et l'exaltation du Christ chez Thomas
d'Aquin, Excerp. ex dissert. ad Doctoratum in Fac. Theol. P.U. Gregorianae précédent : l'honneur et la gloire de la divinité (obj. 1), le partage du
Romae, 1963, 220 p. règne du Père (obj. 2) et son égalité avec lui (obj. 3) reviennent
(3) S. Th. III, q. 53, a. 1, ad 3; q. 56, a. 1, ad 4 et a. 2, ad 4.
strictement au Christ comme Fils de Dieu et non comme homme.
Cependant l'autorité d'Augustin permet d'infirmer ces objections :
47
46
René Lafontaine Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite

« comprenez cette droite comme le pouvoir qu'a reçu cet homme de ces Personnes (I, q. 42, a. 1, ad 3) est ici éclairante. L'idée
assumé par Dieu, de telle sorte qu'il viendra pour juger, lui qui d'égalité peut être exprimée par des substantifs ou des verbes.
était venu pour être jugé » (Cf. Sed. contra) (4). Dans le premier cas, l'égalité des Personnes est mutuelle; dans le
2. Le corps de la réponse commence par compléter ce sens second cas, elle ne l'est pas car le Fils reçoit du Père de quoi lui
augustinien de la droite en rappelant (Cf. a. 2) que cette droite du être égal et non l'inverse : « coaequatur Filius Patri, et non e
Père signifie soit la gloire de la divinité elle-même, soit sa converso ». Le mystère de la session est ici prioritairement
béatitude éternelle, soit le pouvoir royal et judiciaire. Puis il envisagé selon le premier cas, puisque la nature divine convient au
raccroche ce substantif à sa préposition « ad (vers) ». Transitive Fils « comme au Père », puisque l'égalité est signifiée substantive-
comme toute préposition, cet « ad » implique seulement la distinc- ment et qu'enfin la préposition « ad », synonyme de l'« apud », est
tion des Personnes selon l'ordre d'origine, sans inclure de degré de jusqu'à un certain point remplacée par « in ». La Lecture de
nature ou de dignité (a. 2, c). Mais lorsqu'on rapporte cette l'Évangile de Jean précise utilement le sens de ces deux dernières
préposition à la droite, elle peut désigner non seulement cette prépositions : « la préposition " dans " désigne principalement la
distinction, mais également et même prioritairement une « conve- consubstantialité (Cf. Somme théologique, III, q. 58, a. 3, ad 1), dans
nance »; « ... une convenance avec quelque distinction ». le sens où elle implique une conjonction intrinsèque et consé-
quemment la distinction des personnes, dans la mesure où toute
A partir de cette unique définition de l'« ad dexteram » Thomas préposition est transitive. Par contre, la préposition « auprès de »
peut alors déployer le triple sens christologique du mystère. signifie principalement la distinction personnelle; elle vise par
ailleurs la consubstantialité dans la mesure où elle signifie une
a) La signification de ce mystère pour le Christ comme Fils
conjonction pour ainsi dire extrinsèque » (6). Tout l'énoncé de cet
article tend à démontrer que la session du Christ comme Fils de
éternel. Dieu est l'affirmation de sa consubstantialité avec le Père, en
En Dieu, la « convenance » et la distinction s'appliquent respec- laquelle il est en état d'égalité avec Lui et comme Lui.
tivement à la nature et à la personne. « Dès lors, le Christ siège à la
droite du Père comme Fils de Dieu, parce qu'il a avec le Père la b) La signification de cette session pour le Christ, en tant que
même nature ». L'image de l'« accessus » est ainsi triplement son humanité bénéficie de la grâce d'union.
corrigée. Non seulement tout mouvement se trouve exclu en
Dieu, et la référence au terme se trouve inversée puisque la En christologie, l'unité et la distinction, appliquées respective-
distinction des Personnes est définie selon un ordre d'origine, mais ment à la nature et à la Personne, s'inversent (7). En ce second
l'auteur vise ici prioritairement l'état d'égalité du Fils avec le Père, sens, le Christ est comme homme divinement égal au Père, non
p lutô t q ue l'ad éq uatio n d ivine r eçue p ar le Fils d e p ar sa moins que le Fils de Dieu lui-même (a), puisque, « selon l'unité du
génération éternelle. L'énoncé souligne en effet que le Christ supp ôt, cet ho mme est Fils de Dieu ». Et cette égalité est
comme Fils de Dieu siège à la droite, au sens où il est en état de également pensée ici comme un état d'être. En effet, Thomas ne
possession de la même nature divine que le Père. Cet « habere » se réfère pas ici à l'Incarnation perçue comme acte d'assomption «
signifie moins l'acquisition de l'égalité, au sens où le Fils détient in fieri » de la nature humaine par le Verbe divin (III, q. 2, a. 8),
ce qu'il reçoit du Père (5), que l'état d'égalité dans lequel il se mais bien à ce mystère comme état d'union « in facto esse » (ibid.);
trouve avec le Père, comme Dieu. en d'autres termes l'humanité du Christ bénéficie proprement de
la grâce d'union (Cf. q. 58, a. 3, in c. et ad 1). Et de même qu'en
La conclusion de l'énoncé confirme davantage encore cette Dieu (a), l'égalité essentielle du Père et du Fils avait été pensée
interprétation. « Ce qui vient d'être exposé convient essentielle- comme réciproque ou mutuelle, ici de même l'union des deux
ment au Fils comme au Père. Et c'est cela être dans l'égalité du natures divine et humaine du Christ implique un rapport analo-
Père ». Ceci explicite la « convenientia in natura » de deux gue de réciprocité : « La relation, surtout d'équivalence, ne se rapporte
Personnes distinctes. La manière dont Thomas réfléchit à l'égalité

(4) De symbolo, Sermo 1, c. 7 (PL 40, 646). (6) Lect. in Jo. 1, 1, I (45).
(5) Lect. in 3o. 16, 4, IV (2107). (7) (q. 16, a. 10 et 11).

48 49
René Lafontaine Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite

pas plus à un terme qu'à l'autre » (III, q. 2, a. 8). Ces dernières d ivine, « le Chr ist siège co mme Dieu à la dro ite d u P ère,
précisions, qui ne se trouvent pas dans l'énoncé de l'article, c'est-à-dire dans l'égalité du Père » (a); et selon sa condition
soulignent à quel point cet ho mme est co mme tel humaine, « il siège comme homme à cette droite, c'est-à-dire dans
divinement égal au Père. Bénéficiant en effet de la grâce d'union, les biens plus excellents du Père » (c). Par ailleurs, selon l'unité du
la nature humaine de Jésus n'est pas moins unie à la nature divine suppôt, « le Christ siège également comme homme à la droite du
du Fils, que cette nature divine est unie à la nature humaine, de Père selon l'égalité d'honneur » (b). Cette dernière expression met
même que le Fils n'est pas moins égal au Père et réciproquement. en évidence l'égalité mutuelle du Père et du Fils. Et l'allusion
finale à la nature humaine « assumée » demeure strictement dans
c) La signification de ce mystère pour le. Christ, qui bénéficie la perspective de l'incarnation comprise « in facto esse », comme
comme homme de la grâce habituelle. union; elle implique et suppose formellement la constitution de la
nature humaine déjà établie dans son union avec la nature divine
Selon cette dernière perspective, la nature humaine du Christ du Christ (III, q. 17, a. 2). La nature assumée vise sans doute
est comprise selon la condition qui lui est propre (8). La grâce l'Incarnation comme assomption, mais telle qu'elle est déjà
habituelle élève sans doute cette nature humaine, de sorte qu'elle accomplie, et non plus « in fieri ».
puisse par ses propres actes atteindre Dieu de la manière la plus
proche (III, q.' 7, a. 1, c.), mais, même si le Christ possède en A la faveur de cette distinction entre la condition des natures et
plénitude ce type de grâce (ibid., a. 9), celle-ci n'est pas infinie, en l'unité du suppôt se greffe une affirmation finale qui rapporte
raison de la capacité limitée de l'âme créée (ibid., a. 11, c.). Dès l'ensemble de ces réflexions dogmatiques à l'attitude religieuse de
lors son excellence se mesure par rapport à celle des autres l'homme (9). Le chrétien comme tout homme est appelé à vénérer
créatures. l'humanité du Christ exalté à la droite du Père, non point selon la
Ce dernier énoncé se situe encore et toujours dans la perspective condition de cette nature telle qu'elle bénéficie seulement des
d'un état de perfection, plus que de celle de l'acte par lequel cette biens paternels plus excellemment que toute créature, mais selon
perfection est acquise. Le Christ jouit d'un repos plus béatifiant l'unité du suppôt, telle qu'elle doit être honorée à l'égal du Père.
que celui des autres créatures; c'est ainsi qu'il convient d'interpré- Selon les exigences propres à cette attitude religieuse, la considé-
ter les expressions selon lesquelles « la nature humaine est en ration de l'unité du suppôt l'emporte donc sur celle de la condition
Christ plus bienheureuse », ou encore « le Christ est dans une plus propre à la nature, car « l'honneur doit être proprement rendu à la
grande béatitude », comme il est « dans l'égalité du Père » (b). De totalité de la réalité subsistante; puisqu'en effet en Christ il n'y a
la même manière est-il en possession d'un pouvoir royal et qu'une seule adoration et un seul honneur » (III, q. 25, a. 1).
judiciaire supérieur (super) aux créatures; cette supériorité signifie « Ainsi vénérons-no us d 'un même ho nneur le Fils de Dieu
le degré d'excellence d'un pouvoir qui s'exerce conséquemment lui-même avec cette nature qu'il a assumée ».
sur les créatures.
III. La théologie et l'économie du mystère
d) La reprise conclusive, intégrant la révérence.
Il est opportun de jeter un dernier regard critique sur l'article
Au plan de la réflexion dogmatique la conclusion n'ajoute rien que nous venons de parcourir (a. 3), parce qu'il concentre en
d'essentiel, car elle se contente de reprendre les trois significations lui-même la plupart des difficultés posées par l'ensemble de la
du mystère (a, b, c), selon la condition de chaque nature divine et question 58 de la Somme. Ce tableau synoptique des trois modes
humaine et selon l'unité du suppôt. L'image de l'accession a d'« accession » à la droite du Père ne semble être qu'une considé-
disparu pour ne laisser la place qu'à celle de la session. De plus, si ration préliminaire à l'intronisation proprement pascale du Res-
l'on considère le Christ selon la condition de ses natures, la suscité, puisque l'auteur ne fonde cette session qu'en référence à
préposition « ad » prend le sens de l'« in »; selon sa condition la génération du Fils, parfaite de toute éternité, et à des grâces
dont son humanité bénéficie dès son incarnation. L'absence de
toute référence explicite au mérite de cette intronisation pascale

(8) « ... selon la grâce habituelle, qui l'emporte en abondance dans le Christ sur
toutes les autres créatures.. (9) III, q. 25, a. 1.

50
51
René Lafontaine Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite

(a. 3) confirme ce jugement; lacune d'autant plus évidente que de même qu'à cet homme incarné en tant qu'il bénéficie de la
dans ses thèses parallèles consacrées au pouvoir judiciaire (q. 59, a. grâce d'union » (10). Comment dès lors justifier le « c'est pour-
1 à 3), l'auteur n'oubliera pas de rappeler que ce pouvoir a été quoi » qui, en Philippiens 2, 9, suit l'humiliation de la passion,
également mérité par la passion. étant donné que la récompense ne précède pas le mérite et que la
génération éternelle et l'incarnation ne peuvent donc être les
Cette conclusion critique comblera d'abord cette lacune, en récompenses antécédentes au mérite de la passion? La réponse à
rappelant que Thomas avait déjà affirmé que le Christ souffrant a cette difficulté est très nette. « L'Écriture exprime en termes de
mérité cette intronisation : q. 49, a. 6 (A). Nous nous permettons devenir ce qui, en fait, est annoncé. Le don du nom par le Père
ensuite de réinterpréter certaines données de trois modes d'« ac- signifie dès lors la manifestation au monde de ce nom déjà détenu
cession à la droite du Père » pour montrer en quel sens elles par le Christ. »
peuvent être intégrées à la confession pascale de la session telle L'objet du mérite de la passion est proprement l'universalisation
qu'elle est visée par le Symbole (B). de la manifestation de la divinité du Christ, et non pas l'obtention
de biens plus excellents du Père, telle qu'elle a été conférée dès
A. Le Christ souffrant a mérité de siéger avec le Père et de l'incarnation à l'humanité du Christ par grâce habituelle (Cf. III,
manifester sa propre divinité universellement. q. 58, a. 3, c.). Cette thèse s'appuie sur l'interprétation de
Comme les autres mystères de l'exaltation, la session a été Philippiens 2, 9-10 : « le Père a donné au Christ ce nom divin,
méritée par le Christ souffrant : III, q. 49, a. 6. Précisant l'objet de c'est-à-dire qu'il a manifesté au monde que ce nom lui était déjà
ce mérite, l'auteur associe la session à la droite (concessus paternae attribué ». A propos du Fils éternel, ce même commentaire
dexterae) à la manifestation de la divinité même du Christ, en rappelle Jean 17, 5 : « Glorifie-moi, Père, auprès de toi, de la
illustrant sa thèse par Isaïe 52, 13-14 et Philippiens 2, 8-9. Qu'il gloire que j'avais avec toi avant que le monde fut créé » (11). Le
suffise de mentionner ici la paraphrase de l'hymne paulinien telle principe herméneutique selon lequel l'Ecriture exprime en termes
qu'elle est proposée dans ce passage de la Somme et dans la Lectura de devenir ce qui est en fait nouvellement porté à la connaissance
correspondante. s'appuie ici sur le fait que la résurrection a manifesté d'une
manière nouvelle la divinité du Christ.
« ... devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix;
c'est pourquoi Dieu l'a exalté de lui a donné le nom qui est B. Le rapport entre l'image de l'a accession » à la droite et ses
au-dessus de tout nom » (Philippiens 2, 9), pour qu'il soit nommé significations dogmatiques • q. 58, a. 3.
par tous « Dieu », et que tous le révèrent comme Dieu. Voilà bien
ce qui est signifié dans le verset suivant : « afin qu'au nom de Jésus 1. Les thèses de cet article peuvent être intégrées à la confes-
tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et dans les enfers » sion pascale de l'intronisation du Christ à la droite du Père, si l'on
(ibid., v. 10) : q. 49, a. 6, c. applique à l'image de l'accession le principe herméneutique évoqué
plus haut à propos de Philippiens 2, 9. Cette image signifie
Ce commentaire souligne surtout la finalité du mystère, qui est
la manifestation universelle de la divinité du Christ, par la littéralement le mouvement d'approche qui s'achève dans la
confession et la révérence que les hommes doivent à Jésus comme coïncidence avec son terme, c'est-à-dire une réalité en devenir ou
Die u , e n r a i so n d u No m q ue l u i a d o n né le P èr e e n c et te plutôt sur le point d'atteindre son achèvement. En ce sens, elle ne
exaltation. Peut-on purement et simplement assimiler cette exal- se réduit pas à la signification de la préposition « ad », surtout si
tation à cette universalisation de la manifestation? La Lectura de l'on précise qu'elle est synonyme de l'« apud », dans le sens de
ce même hymne christologique présente l'avantage de répondre à . l'état d'association. Cette image a le pouvoir d'évoquer les diffé-
cette question, tout en la situant en regard du mérite de la rents aspects du mystère comme en train de s'accomplir, afin de
passion. signifier par là la manière nouvelle selon laquelle ils se manifes-
tent pour nous dans la confession pascale de l'intronisation du
Photinus soutenait que le Christ a obtenu en récompense du
mérite acquis par l'humanité de la passion une certaine excellence
sur les créatures, de même que « la similitude avec Dieu ».
Thomas s'insurge contre cette opinion : « Le Père a donné ce nom (10) Lect. in Phil. 2, 9, III (70).
divin de toute éternité au Fils de Dieu par sa génération éternelle (11) Ibid., (73).

52 53
René Lafontaine Thomas d'Aquin, interprète de la session à la droite

Ressuscité à la droite du Père. Mais avant de préciser le sens de par le Fils. Et cette communication actuelle atteste à son tour la
cette nouveauté, vérifions comment le pouvoir évocateur de cette nouveauté éternelle de l'engendrement parfait de ce Fils, en
image peut s'accorder avec les précisions dogmatiques qui ont lequel il reçoit de toute éternité du Père de lui être divinement
déterminé les trois modes de cette accession. égal. En effet, la communication par le Fils de Dieu de la grâce
2. En regard de cette signification littérale de l'image de d'union implique en acte et au présent l'égalité éternelle de ce Fils
l'accession, le langage dogmatique de cet article a désigné chacun avec son Père (13). En ce sens, la session à la droite du Père est
des aspects du mystère selon sa perfection accomplie, de toute une confession pascale et correspond à la révérence qui est due
éternité, depuis l'incarnation, et, faut-il l'ajouter, depuis que le indissolublement au Fils de Dieu et à sa nature humaine assumée
Christ siège en son corps glorifié à la droite du Père. En ce sens, et exaltée, en raison de l'unité du suppôt. Selon cette compréhen-
cette élaboration s'accordait mieux avec l'image de la session. sion du mystère, la grâce habituelle et le mérite de la passion
Cependant, la distance entr e le sens littéral d e l'image d e n'entrent pas encore en ligne de compte, mais les deux premiers
l'accession et l'énoncé dogmatique est sans doute moins impor- modes d'« accession » à cette droite, par génération éternelle et par
tante qu'il n'y paraît, car tout y est exposé au présent, sans aucune grâce d'union, en sont les fondements actuels. C'est pourquoi,
allusion, pourtant pertinente, à l'antériorité d'aucun mystère. On selon l'ordre d'exposition de cet article, le troisième mode d'ac-
peut donc appliquer ces sens au présent de l'intronisation pascale. cession selon la grâce habituelle suit les précédents. A ce titre, le
L'« aujourd'hui » éternel en lequel le Père a dit « je t'ai engendré » Christ ne cesse d'« accéder » à une béatitude et à un pouvoir royal
embrasse ce temps pascal (12), de sorte que sans nier la perfection et judiciaire supérieurs aux créatures, car ces privilèges déjà reçus
de cet engendrement, on peut dire que le Fils détient présente- du Père comme ses biens plus excellents ne cessent de lui être
me n t l 'é ga li té d i vi n e a v ec so n P è r e e n la r e ce va nt p ar sa gracieusement communiqués dans la gloire. Et s'il est vrai que le
génération parfaite. Semblablement, le second mode d'accession mérite de la passion n'a pour récompense que l'universalisation de
par grâce d'union demeure dans ce présent; sans nier le fait que cette manifestation de la divinité du Christ, nous pensons que
cet homme soit Dieu par cette grâce dès l'instant de sa conception, cette manifestation peut inclure tous les modes d'accession tels
il reste que cette grâce d'union ne cesse d'être communiquée à cet que nous les avons réinterprétés plus haut.
homme exalté dans la gloire. Demeure également en ce sens la Ces réflexions tendaient à montrer que la confession pascale de
grâce habituelle, déterminant le troisième mode d'« accession ». la « session à la droite du Père » n'est pas seulement l'appendice
La seule réalité qui ne soit plus strictement contemporaine de ce d'une session éternelle du Fils de Dieu et de la session temporelle
présent pascal est l'humiliation de la passion, par laquelle le Christ du Christ bénéficiant depuis son incarnation des grâces d'union et
a mérité son exaltation à la droite comme manifestation univer- habituelle. Mais elle peut être comprise en tous ces sens comme
selle de sa divinité. confession pascale, puique l'exaltation du Ressuscité, en son corps
3. On peut donc réinterpréter les thèses de cet article dans le glorifié, à la droite du Père, manifeste de manière nouvelle sa
sens suivant. Le fait que le Christ ressuscité siège en son corps divinité (14). Sans contredire l'image de la session, celle de
glorifié à la droite du Père, comme au terme de son exaltation
(vado ad Patrem : q. 57, a. 1, Sed contra), atteste d'une manière
nouvelle que ce corps de l'homme Jésus bénéficie toujours comme
(13) Ces deux mystères « éternel » et « économique » sont en fait réellement un au
à nouveau de la grâce d'union, qui ne cesse de lui être commun iquée sens où l'humanité assumée dans son union au Fils de Dieu reçoit l'égalité au Pere,
qui est identiquement celle du Fils éternel lui-même. L'accession du Fils éternel à
la droite du Père fonde et appelle l'accession à cette même béatitude filiale et
divine de la nature humaine assumée. La filiation de la seconde Personne de la
Trinité, en laquelle le Fils reçoit du Père l'unique nature divine, est en acte le
(12) Lecc in Hebr. 1, 13, IV (80). Thomas rapproche Hébreux 1, 13 « Siège à sa principe personnel d'appropriation au Christ ressuscité de l'accession à la gloire de
droite », d'Hébreux I, 5 « Tu es mon Fils : aujourd'hui je t'ai engendré ». Puis il sa nature humaine.
commente ce dernier verset de la manière suivante : « Le Père lui-même a parlé de (14) L'image de l'« accessus » ne peut donc être évacuée au profit de ses
toute éternité, et en parlant il a engendré son Fils, et en l'engendrant il lui a donné significations dogmatiques, qui pourtant en déterminent définitivement la portée.
l'égalité du Père. Ainsi a-t-il dit : " Aujourd'hui " car l'éternité est la mesure de la Et cela pour plusieurs raisons. D'abord elle permet de rapprocher l'expression
réalité immobile, sans cesse présente. Par ailleurs, il a dit : " je t'ai engendré " et scripturaire « ad dexteram » de l'unité et de la distinction entre personne et nature,
non pas " je t'engendre "; car cet engendrement est parfait. » Voir également S. Th. en théologie trinitaire et en christologie (q. 58, a. 3, c). Ensuite, elle suggère des
I, q. 42, a. 2 ad 4. analogies entre l'accession corporelle du Christ, parvenue au terme de son

54 55
René Lafontaine Communio, n° IX, 1 - janvier-février 1984

l'accession acquiert ainsi une pertinence irremplaçable. Elle André LÉONARD


permet aussi de situer ce mystère au terme de l'ascension :
« accedens per semetipsum ad Deum, semper vivens ad interpel-
landum pro nobis » (Hébreux 7, 25).
René LAFONTAINE, s.j.

« Dieu nous a fait asseoir


aux cie ux dans le Christ
Jésus »

exaltation à la droite du Père, et tous les autres aspects de cette session à la droite.
Enfin, elle permet d'aborder toutes ces dimensions du mystère, comme une réalité
sur le point d'aboutir à son achèvement, afin de signifier la manière nouvelle selon L'homme s'éprouve comme incommensurable à lui-
laquelle ce mystère se manifeste en sa perfection accomplie. On ne peut cependant même, lui qui se sait par ailleurs « la mesure de toutes
abuser de cette image en l'affranchissant de ses déterminations dogmatiques, car
l'on risquerait alors de succomber par exemple à l'erreur de Photinus selon lequel
choses ». Il ne trouve donc sa mesure que dans une
le Christ a mérité d'acquérir la similitude (Philippiens 2, 7) avec Dieu, accédant humanité, mais elle-même « sans mesure» — celle du
soi-disant à une dignité qu'il n'aurait pas eue auparavant. Et en théologie trinitaire, Christ glorifié à la droite du Père.
l'expression selon laquelle le Fils « accède » à la droite du Père, ne peut pas non
plus signifier qu'il s'approprierait son identité divine en assumant l'acte de sa
naissance éternelle; selon Thomas, toute Personne divine procédante se trouve
constituée au terme de sa procession (Cf. S.Th., I, q. 40, a. 4) et la « reconnaissance
par le Fils de l'autorité du Père » (ibid., q. 42, a. 4, ad 1) présuppose la constitution
de sa Personne au terme de sa génération par le Père. Cette interprétation erronée
de l'accession du Fils éternel ne peut pas non plus se justifier à partir de la
potentia generandi» (S.Th., q. 41, a. 6, ad 1), car cette puissance ne signifie en
Dieu que le principe d'un acte et elle s'applique à l'essence divine et non à la I. Notre mesure n'est pas en nous
relation. Mais l'« accès » du Fils à la droite du Père marque la plénitude d'une 1. L'homme, mesure de toute chose
filiation divine dont l'origine ordonne toute référence. « L'homme est la mesure de toute chose », affirmaient les Sophis-
tes. Cette prétention se vérifie jusqu'à un certain point. En effet,
dans la zone limitée mais infiniment précieuse de notre cons-
cience de soi, le réel s'illumine merveilleusement en devenant
René Lafontaine, s.j., né en 1938 à Bruxelles, entré dans la Compagnie de présent à soi. Dans cet éclair translucide de la conscience, l'espace
Jésus en 1956, est licencié en Philosophie (Louvain), diplômé de l'École nous est ouvert et l'aune nous est donnée qui nous permettent de
Pratique des Hautes Etudes (Paris) et docteur en Théologie (Rome); mesurer en principe toute réalité et d'abord nous-mêmes. L'arbre
enseigne à la Faculté des Jésuites de Bruxelles (I.E.T.).
ne sait pas qu'il est un arbre et, parce qu'ainsi il n'est pas présent à
soi, il n'est pas non plus présent au monde. Il n'a en lui ni sa
Pensez à votre réabonnement! propre mesure ni la mesure de son environnement. L'homme, lui,
sait qu'il est un homme. Il est conscient de soi comme homme et,

56 57
André Léonard « Dieu nous a fait asseoir aux cieux »

pour cette raison même, il est capable de se situer par rapport au d'un animal est relativement déterminée et stable. Ce que la
monde et de situer le monde par rapport à lui. L'homme mesure pierre, la plante ou l'animal peuvent devenir est programmé
en quelque sorte sa propre humanité et, par là même, une fenêtre dans leur nature définie et, normalement, ils disposent sans
s'ouvre pour lui, qui lui assure une échappée sur l'univers entier. problème des moyens nécessaires à la réalisation de la fin qui est
Où qu'il porte son regard, l'homme apporte avec la réalité de sa inscrite dans leur essence. L'essence générale d'une rose ou d'une
propre conscience de soi une certaine mesure du réel comme libellule est assez aisément circonscriptible et, de plus, ces êtres
tel. ont généralement en eux-mêmes ou dans leur environnement
immédiat de quoi réaliser leur essence.
2. Une mesure mesurée L'homme, quant à lui, a bien, lui aussi, une essence ou nature,
L'homme se mesure lui-même et il mesure virtuellement l'être mais sa nature est « essentiellement » en devenir ou historique.
de tout le créé. Mais il est lui-même une créature et, dès lors, la L'homme ne peut faire le tour de son humanité et en circonscrire
mesure qu'il est n'est pas seulement mesurante mais aussi mesu- à l'avance toutes les possibilités. L'homme ne sait donc pas
rée. Il mesure toute chose, mais en reprenant de manière originale adéquatement ce qu'il y a dans l'homme. Il est pour lui-même un
une mesure déjà donnée aux êtres, une mesure qui leur est avenir inconnu et mystérieux. Cette incapacité d'être mesuré de
i mma ne nte et q ui leur est acco r d ée en fin d e comp te p ar manière statique et exhaustive fait partie de la nature même de
l'intelligence divine créatrice, mesure non mesurée ou absolue de l'homme. Dieu seul sait ce qu'il y a dans l'homme et le connaît
toute réalité. A la lumière de notre conscience, nous déterminons donc si adéquatement qu'Il lui accorde, par cette connaissance
ce que sont les étoiles, mais, ce faisant, nous portons au jour un créatrice elle-même, la pleine mesure de son immensité. Le
sens et une essence (être une étoile) dont nous ne sommes pas les créateur est ainsi la source, le garant et, par là, la mesure de
auteurs, mais seulement les éclaireurs. Nous partons activement à l'infinité et d e l'immensité, to ujo ur s en devenir, de l'êtr e
la re-connaissance du monde. Mais, aussi prodigieusement révéla- humain.
trice qu'elle soit, notre connaissance n'est qu'une reprise. Nous Mais l'incommensurabilité de l'être humain n'est pas seulement
connaissons les choses parce qu'elles sont et sont déjà intelligibles. liée à l'immensité – mesurable par Dieu seul – de son essence
Tandis que les choses existent et sont intelligibles parce que Dieu infiniment ouverte, elle provient aussi du déséquilibre, voire de la
les connaît et les veut. défiguration, et par là de la « démesure » de son être blessé par la
Et non seulement l'homme n'est pas la mesure originaire des chute originelle. La mesure immensurable qui relie l'homme à
choses, mais il n'est pas non plus sa propre mesure originaire. Bien Dieu, au monde et à lui-même est aussi, dans le concret de
qu'il se mesure lui-même en sa conscience de soi, l'homme n'est l'histoire, une mesure abîmée, pervertie et, en ce sens, dé-mesurée.
pas créateur de lui-même. Il est lui-même, de part en part, créé. Les relations pénibles de l'homme avec Dieu, avec la nature, avec
Même la structure de sa conscience de soi s'impose à lui, malgré sa l'autre homme et avec lui-même signalent la perte de la mesure
transparence relative. Que dire alors des racines de son existence originelle. Elles sont gauchies, déviées, parfois même coupées. A
et de sa destination ultime? Si l'homme s'échappe déjà à lui-même l'inachèvement intrinsèque et positif de la nature humaine en
dans le sanctuaire intime de sa conscience, à combien plus forte devenir s'ajoute ainsi l'inaccomplissement contingent et négatif
raison dans les mille entrelacements secrets qui le relie, par en bas, d'une existence historique profondément blessée sinon totalement
au cosmos et dans les aspirations mystérieuses qui témoignent, par corrompue. A distance de lui-même, coupé de son être propre,
en haut, de sa destinée finale! l'homme sera-t-il en mesure de rejoindre sa propre essence et de
3. Une mesure immense et démesurée devenir effectivement ce qu'il est en principe?
L'homme, mesure de toute chose, est lui-même mesuré par
Dieu. Mais il y a plus. Sa mesure est absolument unique et
totalement originale. La mesure d'une pierre, d'une plante et même

58
59
André Léonard Dieu nous a fait asseoir aux cieux »

mesure et mesure en principe toute chose dans la conscience de


IL « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Colos-
soi. Mais, par ailleurs, ce que nous saisissons de notre moi n'est
siens 3, 3) encore que l'ombre et que le germe de nous-mêmes, puisque la
mesure que nous prenons de notre moi, même à l'âge adulte, n'est
1. Le moi dans le toi
encore qu'une mesure mesurée, immense et démesurée. Nous ne
Où est le moi de l'enfant qui vient de naître? Où est ce moi qui savons à fond ni ce qu'est le monde, ni ce que nous sommes. Seul
fleurira un jour dans la gloire de la conscience et la souveraineté Dieu nous sonde, nous englobe par sa connaissance créatrice.
de la liberté? Il sommeille dans l'enfant comme une puissance qui Notre vraie réalité n'est pas cette coupe transitoire que nous
demande à y être éveillée. Éveillée par un autre moi déjà parvenu
prélevons sur nous-mêmes à la lumière momentanée de notre
à l'éveil de l'esprit, par ce toi aimant et bienveillant qui se penche
conscience. Notre vraie réalité est plutôt l'idée totale et englobante
sur l'enfant et déjà le tutoie avant même qu'il soit devenu un moi que Dieu a de nous dans sa connaissance créatrice qui nous
pour lui-même. L'enfant n'est pas encore présent à soi, les autres pénètre jusqu'aux moindres fibres et embrasse dans l'unité notre
ne sont pas encore pour lui vraiment des autres, il est encore à origine et notre finalité, notre enracinement et notre devoir-être.
distance de ce monde qui, pour lui, demeure informe et chaotique, Le mo i ultime de l'ho mme est caché dans la connaissance
il ne sait pas encore qu'il est créé par Dieu. Mais déjà quelqu'un se
créatrice que Dieu a de lui.
tourne vers lui comme s'il était pleinement lui-même et discerne
3. Le corps du Christ : vraie mesure de notre humanité (cf.
en lui le moi qu'il peut devenir et qu'il deviendra par cette
confiance même qui est placée prophétiquement en lui. Si les Colossiens 2,17)
parents, sans amour, ne voyaient dans l'enfant que l'enfant qu'il Si Dieu n'était resté que Dieu, la mesure de notre humanité
est, celui-ci demeurerait toujours un enfant et ne deviendrait aurait en quelque manière plané au-dessus de nous dans la
jamais l'adulte qu'il doit devenir et qui déjà sommeille en lui. Si, connaissance à la fois idéale et réelle qu'Il a éternellement de
au contraire, ils regardent leur enfant avec la confiance de nous. Mais, par l'Incarnation, la mesure divine de notre humanité
l'amour, ils verront déjà en lui sa réalité idéale, ce qu'il doit est elle-même devenue un homme concret de notre histoire. Un
devenir comme liberté adulte, et ce regard idéalisant, qui voit déjà peu comme si l'idée que les parents se font de l'enfant qu'ils
ce qui n'est pas encore, permettra justement à l'idéal de devenir éduquent se présentait concrètement à celui-ci sous la forme
réalité. Le plein épanouissement du moi en son monde dépend de déterminée d'une personne (frère aîné, pédagogue) qui incarnerait
la confiance créatrice que lui fait le toi de l'autre. Je ne donnerai parfaitement le contenu et le terme de son éducation. Et, par la
toute ma mesure que si tu me fais confiance sans mesure. Si tu croix et la mort de l'homme-Dieu, la norme divine de notre
n'es que réaliste, je ne deviendrai jamais réellement moi-même; humanité nous a non seulement rejoints dans notre histoire, elle a
mais si ton regard m'idéalise, alors l'idée vraiment réelle que tu te encore assumé notre faille essentielle, notre faiblesse et notre
fais de moi-même deviendra ma plus vraie réalité. Mon moi est en inachèvement.
toi. C'est toi qui me donnes à moi-même, me mets au monde, me Dans la résurrection charnelle du Christ apparaît enfin la vraie
présentes à autrui et m'ouvres à Dieu. mesure de notre humanité, la seule norme réaliste de notre
2. Notre mesure est en Dieu devenir, la réalité achevée d'une existence humaine réconciliée
Le vrai moi de l'enfant n'est pas tout à fait en lui. Il n'existe avec elle-même, les autres, le monde et Dieu. Tout le reste, que
nous considérons souvent abusivement comme notre « réalité »
encore vraiment que dans cette bienveillance de ses parents qui lui
(notre condition mortelle présente, nos multiples conditionne-
donnera progressivement de s'affirmer effectivement comme un
ments psychologiques, politiques et sociaux), tout le reste n'est
moi. Le moi de l'enfant est caché encore dans le toi de ses parents,
encore que l'ombre de notre vraie réalité idéale qui est cachée avec
et c'est de là qu'il vient en quelque sorte à la rencontre de l'enfant.
le Christ en Dieu, mais qui vient à nous, jour après jour, dans
Mais où est donc le moi de l'humanité, le moi de l'homme comme
tel? Dans l'homme lui-même, bien sûr, dès lors que celui-ci se l'Eucharistie. Car nous sommes déjà morts et ressuscités avec le

60 61
André Léonard Communio, n° IX, 1 - janvier-février 1984

Christ et notre vrai moi humain, qui séjourne en lui, notre Jean CACHIA
humanité nouvelle et réconciliée vient à nous dans la communion
au corps du Christ ressuscité et transfigure déjà secrètement le
vieil homme inachevé et divisé dont la figure est en train de
passer. Mon moi authentique est en Jésus qui siège à la droite du
Père et c'est de là qu'il m'irradie déjà secrètement par l'Eucharistie
en attendant de me transfigurer totalement, si j'y consens, au jour
d e ma p r o p r e r é s u r r ec t io n . I l v i e n t à mo i u n p eu c o m me
« Le record du monde
l'humanité authentique de l'enfant lui vient de ses parents et
comme il est dit de la Cité sainte, de la Jérusalem nouvelle, pour .la hauteur »
demeure éternelle de Dieu avec les hommes, « qu'elle descend du
ciel, de chez Dieu » (Apocalypse 21, 2). Le fait que la mesure le Christ d'Apollinaire
divine de notre humanité nous ait rejoints dans l'histoire et, depuis
la résurrection du- Christ, continue de venir à nous quotidienne-
ment, dans l'Eucharistie, pour nous transformer de l'intérieur
témoigne de la réalité et de l'effectivité de l'espérance chrétienne
concernant l'achèvement de l'homme. Mais le fait – indissociable
du premier – que cette norme concrète (à savoir Jésus ressuscité) Le vers de Zone ne trahit pas une faute de goût, mais
ait été élevée aux cieux et siège désormais à la droite du Père pour,
de là seulement, venir à nous dans l'Eucharistie en attendant de
une appréhension violente de la modernité critique du
revenir dans la gloire de la Parousie, ce fait-là témoigne conjoin-
Christ.
tement de la dilatation à l'infini et de la transcendance irréductible
de cette même espérance d'un accomplissement plénier de l'hom-
me. Dès lors, « puisque vous êtes ressuscités avec le Christ,
recherchez les choses d'en haut, là où se trouve le Christ assis à la
droite de Dieu. Songez aux choses d'en haut, non à celles de la
terre. Car vous êtes morts et votre vie est désormais cachée avec le ON a coutume d'opposer la modernité au Moyen Age comme
Christ en Dieu : quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre une période « laïque » qui met fin au temps de la
vie, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui pleins de chrétienté. Aussi, chaque fois qu'un Pape tente de
gloire » (Colossiens 3, 1-4). r e v e n i r d'une façon ou d'une autre à la notion de civilisation
André LÉONARD chrétienne, lui reproche-t-on de ne pas comprendre les exigences
de la pensée et de la société modernes.
André Léonard, né en 1940, prêtre du diocèse de Namur depuis 1964.
Docteur en philosophie en 1970, agrégé de l'enseignement supérieur en Pourtant, un poète aussi peu suspect de bigoterie que Guil-
1974. A publié, entre autres titres, La foi chez Hegel, Paris-Tournai, 1970 laume Apollinaire n'hésite pas à écrire dans Alcools ce vers au
et un Commentaire littéral de la logique de Hegel, Paris-Louvain, 1974. premier abord surprenant :
« L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X ».
Envoyez-nous des adresses de personnes
En 1912, Pie X qui avait 77 ans et avait condamné le
qui pourraient s'intéresser à Communio.
modernisme, la séparation de l'Église et de l'État, le Sillon, mais
Nous leur adresserons un spécimen gratuit. pas encore l'Action française, pouvait apparaître plutôt comme un
vieux conservateur italien, incapable de répondre aux aspirations
de l'homme moderne pour un christianisme social, et à ce qu'on

62 63
Jean Cachia « Le record du monde pour la hauteur »

croyait être les progrès de la science, c'est-à-dire les présupposés Pourquoi maintenant le christianisme est-il seul moderne? Sans
hégéliens de l'exégèse allemande, selon lesquels le christianisme doute d'abord parce que l'antiquité était païenne. Seul en Europe
est la synthèse du judaïsme et du paganisme. le christianisme ne vient pas des grecs et des romains, mais des
juifs. Plus loin, nous y reviendrons, l'étoile à six branches est
donnée co mme une image christolo giq ue. Il est temps que
CE vers est un paradoxe et c'est à élucider ce paradoxe que je l'Europe chrétienne se débarrasse des derniers restes de paganisme
vais m'attacher dans les q uelq ues remar q ues q ui suivent. gréco-romain qui se sont infiltrés en elle lors de la transmission de
la culture latine.
R e p l a ço n s - l e d 'a b o r d d an s s o n c o n t e x t e i m mé d i a t :
Sans doute la visée du poète concerne-t-elle plus la poésie et la
culture que la foi elle-même. Mais cette nouvelle culture qu'il
« A la fin tu es las de ce monde ancien annonce paraît bien liée à la foi chrétienne. Dans « Les
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin collines » (in Calligrammes, 1918), prétendant voir l'avenir, il
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine oppose ces deux esthétiques :
Ici même les automobiles ont l'air anciennes
« C'est de souffrance et de bonté
La religion seule est restée toute neuve la religion
Que sera faite la beauté
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Plus parfaite que n'était celle
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
Qui venait des proportions»
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient Si l'on compare ces vers avec ceux de la page suivante :
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin»
« Zone » est avant tout le poème de la modernité. Il remplace in «Habituez-vous comme moi
extremis la « Chanson du Mal-Aimé » en tête d'Alcools et se A ces prodiges que j'annonce
présente donc comme un manifeste. Si les deux poèmes expriment A la bonté qui va régner
la vie du poète et en particulier ses échecs sentimentaux, « Zone » A la souffrance que j'endure
a une forme délibérément moderne, tant par sa construction qui Et vous connaîtrez l'avenir»,
rappelle le « simultanéisme » en peinture, que par sa versification on est conduit à penser qu'il oppose l'art gréco-romain fondé, on
très libre – alors q ue la « Chanson du Mal-Aimé » est une le sait, sur les proportions, à un nouvel art qui exprimera le règne
complainte où le poète se plaît à imiter les origines de la poésie de la bonté réalisé à travers la souffrance. Il semble bien qu'il
française. s'agisse là encore d'un art chrétien opposé à l'art païen, ce qui est
Le début du poème oppose la modernité à l'antiquité gréco- confirmé par le caractère sacrificiel des images christologiques
romaine. Il s'agit d'un plaidoyer en faveur d'une nouvelle poésie présentées dans « Zone ».
qui n'imitera plus les modèles antiques traditionnels. Virgile et Pourtant, même en admettant que le poète oppose la modernité
Homère ont été supplantés par les affiches, les catalogues et les chrétienne à l'antiquité païenne, on peut encore se demander
romans-feuilletons. Ce n'est pas une plaisanterie. Apollinaire pourquoi « les automobiles ont l'air d'être anciennes » alors
annonce la fin d'un monde, mais aussi le commencement d'un que l'aviation, qui caractérise la modernité, est comparable
autre, celui des journaux, des usines, des sténodactylographes, de à la religion.
la tour Eiffel et de l'aviation. Ces deux dernières images renvoient
Le progrès technique a manifestement ici un statut ambigu. Il
au thème de l'ascension, dans la mesure où elles symbolisent
se manifeste évidemment comme une irruption de nouveauté et
l'élévation de l'homme vers Dieu qui caractérise en général la vie
spirituelle; mais Apollinaire rattache plus spécialement l'aviation l'annonce d'un monde tout autre, qui s'exprime dans une nouvelle
au fait concret de l'ascension de Jésus et à son entrée dans la
gloire.
64 65
Jean Cachia « Le record du monde pour la hauteur »

« Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à


poésie. Mais en même temps, il est un héritage de la science et de
la technique gréco-romaines. Chartres
Le sang de votre Sacré-Cœur m'a inondé à Montmartre
En ce sens, l'automobile et l'avion ne sont pas sur le même plan.
L'automobile est une amélioration du char romain, tandis que Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses
l'aviation est l'expression d'un rêve archaïque que la mythologie
L'amour dont je souffre est une maladie honteuse »
païenne avait condamné. Icare a voulu s'élever au-dessus de la
condition humaine et il a été puni pour sa démesure. Les paroles de la foi font souffrir le poète parce qu'elles
condamnent sa manière de vivre et spécialement ce qu'il appelle
Il y a donc un lien objectif entre aviation et christianisme. La
ailleurs son faux amour. A la honte d'aller se confesser fait
croyance à la jalousie des dieux empêchait les païens de chercher
pendant la honte d'un amour vain parce qu'il n'est pas récipro-
le bonheur au-delà de la condition humaine, au-delà de cette vie et
que.
d e ce mo nde, et po ur la mê me r aiso n, ils vo yaient d ans la
prétention à s'élever dans les airs un défi lancé à la divinité. Au Déjà dans la « Chanson du Mal-Aimé », Apollinaire a traité de
contraire, la tradition judéo-chrétienne voit dans l'homme un être l'amour non partagé avec une rare sincérité, mais aussi un certain
appelé à une vie plus qu'humaine qui doit en outre, en attendant intellectualisme. L'amour non partagé est faux, le poète doit
d'être glorifié auprès de Dieu, accomplir un commandement reçu l'abandonner et l'oublier, mais il n'y parvient pas. Le poète reste
dès sa création : celui de dominer la terre et de mettre à ses pieds f id èl e à ce tte i d o le. I l f ui t la d o u le ur d e l 'éc h e c, to ut e n
tous les autres animaux (Genèse 1, 28). reconnaissant que cette douleur peut le sauver et en repoussant le
Mais la modernité c'est – et d'abord – cette rue industrielle du tentateur, le diable, symbolisé par l'ombre du poète. L'ombre
17 e arrondissement de Paris avec ses passants affairés, ses ensei-
représente les ténèbres du faux.
gnes, ses sirènes et to ut ce q ue la vie mo der ne p eut avoir Déjà le faux amour apparaissait comme conduisant à l'enfer :
d'utilitaire, qui est transformé par le poète en sujet poétique. Quel « Regrets sur quoi l'enfer se fonde
rapport avec la religion? Le culte des héros et des empereurs, Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux ».
thème central de la poésie païenne, fait place ici à la compassion
pour les petits. Mais c'est surtout que cette rue de ce qui est alors Il s'agissait alors de sa première aventure sentimentale avec
la zone, nous dirions aujourd'hui la couronne industrielle de Annie Playden, en Allemagne. Dans « Zone », c'est l'échec de sa
l'agglomération parisienne, rappelle au poète, qui maintenant a relation avec Marie Laurencin, à Auteuil, qui est en cause.
honte d'entrer dans une église pour s'y confesser, la « jeune rue », L'amour non partagé est pourtant conçu de la même façon dans
la rue de sa jeunesse, du temps où il était voué à la Sainte Vierge et les deux cas, comme une faute :
où il aimait adorer clandestinement, toute la nuit, dans la chapelle « Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
de son collège. l'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais
IL faut revenir sur cette honte. peut-on prendre au sérieux cet appel sangloter
du poète à la foi de son enfance? Ou s'agit-il d'un pur thème Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté »
poétique, occasion même de plaisanterie? La comparaison de
En ce sens il est impossible de ne pas prendre au sérieux sa
l'aviation avec l'ascension du Christ peut être comprise en effet
nostalgie de l'ancien temps où on pouvait prier sans honte :
comme une plaisanterie d'ailleurs assez douteuse.
Toutefois si le poète fait montre d'une gaieté irrépressible, il « Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un
serait à la fois imprudent et irrespectueux de ne pas prendre au monastère
sérieux sa souffrance : Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une
prière »

66 67
Jean Cachia « Le record du monde pour la hauteur »

A ce point, on ne peut plus départager la honte qui provient des C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
railleries que peut essuyer le croyant, et celle qui provient de la C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
conscience de son péché. Il détient le record du monde pour la hauteur. »
L'adoration du Saint-Sacrement n'est nullement présentée ici
comme une méditation immobile, statique, mais au contraire
C 'EST donc dans le contexte d'une foi réelle, mais affaiblie, comme la contemplation d'un événement, celui de la passion et de
qu'il faut comprendre les images christologiques de la glorification de Jésus-Christ. L'Eucharistie est la lumière qu'il
« Zo n e ». Le p o è t e s e mb l e ac c ep t er l e c o n t e n u d e l a f o i ne faut pas mettre sous le boisseau, c'est la pureté et la gloire du
chrétienne, mais il ne parvient pas à recevoir la puissance de la Sauveur, mais celle-ci est inséparable de l'événement
miséricorde divine dans sa propre vie. pascal: « Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche ». Et
Loin d'être une plaisanterie, le Christ qui monte au ciel mieux cette glorification de Jésus qui monte au ciel est
que les aviateurs est vraiment un aspect de la modernité. Dans tout l'accomplissement promis de la royauté davidique, symbolisée
le poème, Apollinaire nous décrit les péchés et les souffrances des par l'étoile à six branches.
hommes comme appelant la miséricorde – alors que Virgile et L'Eucharistie renvoie donc essentiellement à des images glorieu-
Homère s'intéressaient avant tout à la gloire de ce monde. Ce ses : celle de la Résurrection évidemment, mais aussi celle de
péché semble appeler le Christ et appeler un monde nouveau où l'Ascension et celle de « l'éternité », c'est-à-dire de la vie éternelle
l'on pourra aller se confesser sans honte. de Jésus de Nazareth glorifié à la droite du Père. L'étoile à six
De plus, le « record du monde pour la hauteur » est aussi une branches peut aussi être considérée comme l'expression du règne
expression (sans doute amusante) du dogme traditionnel, selon du Christ qui succède à David pour régner à jamais. Le record de
lequel le Christ a été placé au-dessus de toute créature pour régner hauteur de Jésus est à la fois l'entrée dans l'éternité de sa nature
sur l'univers (Psaume 110, 1; Hébreux 1, 13). Or, ce qui est très humaine et son avènement sur le trône de David, qui ne sont
frappant, c'est que ce thème de la glorification de Jésus est d'ailleurs pas encore visibles. D'où le sens de la modernité : cet
toujours rattaché à l'image centrale du poème, qui est bien celle de événement de la glorification de Jésus, dont le monde n'a pas
l'Eucharistie. encore tiré toutes les conséquences, est l'accomplissement de la
«Voilà la jeune rue tu n'es encore qu'un petit enfant promesse faite à Israël et met au second plan la culture gréco-
Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc romaine et les cultures païennes en général.
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René On pourrait être choqué de voir dans l'Eucharistie l'image de
Dalize l'ascension de Jésus alors que l'ascension est avant tout pour nous
Vous n'aimez rien tant les pompes de l'Église l'expression de l'absence de Jésus. Pourtant, sans faire d'Apolli-
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir naire un théologien, il semble qu'il ait bien appris son catéchisme.
en cachette Il s'agit ici du culte de l'Eucharistie en dehors de la messe, culte
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège qui n'aurait pas de sens si Jésus était visiblement présent parmi
Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste nous et si tout un chacun pouvait se prosterner devant lui et lui
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ embrasser les genoux. De plus, l'Eucharistie n'est pas la simple
C'est le beau lys que tous nous cultivons présence de Jésus, mais aussi la présence de son sacrifice et de sa
C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent glorification.
C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère En ce sens, s'il y a de l'ironie dans la comparaison entre Jésus et
C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières les aviateurs, c'est seulement à l'égard de l'aviation. L'homme veut
C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité monter plus haut et il a raison. Mais il ne fera jamais mieux que
C'est l'étoile à six branches Jésus :

68 69
Jean Cachia
«Le record du monde pour la hauteur»

Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane


Flottent autour du premier aéroplane « Soleil cou coupé » est dont manifestement une image sacrifi-
Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la cielle. Nous somme dans les temps modernes : la guillotine a
Sainte-Eucharistie remplacé la croix (en attendant d'être elle-même supplantée par
Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l'hostie » les armes des terroristes). Le moyen importe peu : Jésus illumine
Ici les thaumaturges païens sont mis sur le même plan que les le monde en livrant sa vie.
précurseurs de Jésus. C'est qu'eux aussi ont voulu monter, Toutefois, dans cette image de « soleil cou coupé », comme dans
quoique de façon différente, et tous les peuples sont finalement celle de la « Pupille Christ de l'œil », peut-être même dans celle de la
appelés à connaître le même Christ. Quant aux prêtres, ils sont « zone », on est tenté de voir un rapprochement possible avec la figure
élevés par l'hostie et sont transportés dans les processions, car c'est traditionnelle de l'ostensoir.
Dieu qui élève l'homme et non l'inverse. Ici encore eucharistie et
ascension sont inséparables.
Outre tous ces personnages, l'avion étonne aussi les oiseaux qui DONC, si Apollinaire a dit quelque chose en disant que Pie X est
viennent de tous lés pays du monde pour fraterniser « avec la l'Européen le plus moderne, c'est que Pie X a fait du no uvea u en
volante machine ». Il s'agit ici du rapprochement des peuples qui faisan t ap p ro cher les catho liq ues d e l'Eucha ristie. Si le
résulte des moyens de transport modernes et qu'Apollinaire monde moderne veut s'élever, qu'il choisisse le bon moyen qui est
exprime aussi en juxtaposant de façon assez surprenante, dans la la participation au sacrifice du Christ.
suite du poème, ses souvenirs de voyage. J'ajouterai pour ma part que ceux qui n'ont pas compris la
Le poème se termine par ces trois mots : condamnation du modernisme vivent encore dans l'antiquité
grecque et romaine. En niant l'objectivité de la foi, l'historicité de
« Soleil cou coupé ». l'événement pascal, la réalité de la transsubstantiation, et la
Si Apollinaire parle ailleurs de la coutume païenne de ce continuité entre la foi juive et la foi chrétienne, le modernisme
pays était un obstacle au renouveau spirituel du monde par l'Eucharis-
tie.
« Où l'on tranche la tête au soleil chaque jour Pour On pourrait même dire que cette modernité dont parle Apolli-
qu'il verse son sang en rayons sur la terre », naire nous rapproche du temps où Jésus reviendra « de la même
dans le contexte de « Zone », il s'agit manifestement d'une manière » qu'il est parti (Actes 1, 11). En effet la « bonté qui. doit
dernière image christologique. régner » rappelle la prophétie de Jésus selon laquelle, lors de son
retour, « toutes les races se frapperont la poitrine » (Matthieu 24,
Les vers qui précèdent peuvent nous éclairer : 30). Tant que les familles sont divisées, que les faux prophètes
« Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied pullulent, que les nations se dressent les unes contre les autres, que
Dormir parmi les fétiches d'Océanie et de Guinée la charité est refroidie et que les païens piétinent Jérusalem, la
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance modernité n'est pas encore vraiment arrivée.
Ils sont les Christ inférieurs des obscures espérances ». Jean CACHIA
Pour lui donc, les religions archaïques sont une obscure attente
de l'Évangile (noter l'orthographe « les Christ inférieurs »). Le
rapprochement des peuples doit permettre aux païens de connaître
la vraie lumière et aux chrétiens de donner tout leur sens aux
espérances obscures des païens. Jean Cachia, né en 1952. École Normale Supérieure en 1971, de
philosophie en 1976, est actuellement professeur au lycée Thiers de
Marseille. Marié, deux enfants.

70
71
Sur le tympan de Vézelay Communio, n° IX, 1 - janvier-février 1984

Rémi BRAGUE

Sur le tympan de Vézelay

Non un jugement dernier pour ainsi dire déjà fait,


mais une annonce de la gloire terminale du Christ en
train de se réaliser et de récapituler le monde.

ON a déjà beaucoup écrit sur le tympan du narthex de


Vézelay, en particulier depuis l'ouvrage d'Émile Mâle, qui l'a
identifié comme représentant la Pentecôte (1). Je ne me
propose ici que de reprendre rapidement ce qui est déjà connu
pour me concentrer ensuite sur le thème de la session à la droite
du Père, sujet de ce cahier.
Le tympan est construit comme l'emboîtement de trois bandes
concentriques autour de la scène centrale, à laquelle je m'attache-
rai surtout. Une frise décorative enserre un chapelet de médaillons
qui englobe lui-même une série de deux fois quatre comparti-
ments rectangulaires, série qui s'interrompt en son milieu pour
laisser passer le haut de la mandorle d'un Christ gigantesque,
représenté en gloire, avec sa tête au nimbe crucifère.
Les médaillons représentent les douze signes du zodiaque, du

Croquis de J.-M. Salamito (1) Émile Mâle L'art religieux du XIIè siècle en France. Étude sur les origines de
l'iconographie du Moyen-Age, Paris, Colin, 1922, p. 326.

73
Rémi Brague
Sur le tympan de Vézelay

Verseau au Capricorne ( de gauche à droite) entr e lesquels


viennent s'intercaler des scènes qui illustrent pour la plupart les est inconsistant est la consistance même qui le referme sur son
travaux des champs correspondant à la saison afférente. Tout en propre ressassement dans le cycle du temps. Alors que le solstice
haut, en face de l'espace laissé ouvert par l'intervalle qui sépare les temporel, au jour de la saint Jean-Baptiste, ne dure qu'un instant
compartiments, trois médaillons et demi représentent des person- pendant lequel l'année, au lieu de continuer à croître vers la
nages enroulés sur eux-mêmes : trois animaux (une sorte de lumière d'un jour sans fin, déçoit notre attente et décline à
cigogne dans le demi-médaillon, un chien (?), une sirène) et, au nouveau vers l'obscurité, le solstice du Christ, lui, ne passe ni ne
centre, un homme, un bateleur en train de faire un saut périlleux trompe. Il révèle en chaque instant le Jour éternel.
arrière, la tête en bas. L'addition de ces trois médaillons et demi, le Tandis que le thème des médaillons est ainsi la souveraineté du
redoublement compensatoire des scènes paysannes respectivement Christ sur le temps, celui des compartiments et du linteau est sa
entre le Taureau et les Gémeaux, et entre la Vierge et la Balance, souveraineté sur l'espace. Les huit compartiments qui entourent la
l'ajout enfin, tout en bas, de deux demi-médaillons représentant la scène centrale représentent sans doute les peuples auxquels sont
demi-corolle, trifoliée à gauche, quadrifoliée à droite, de fleurs envoyés les apôtres et dont certains étaient déjà présents au
stylisées, et, juste au-dessus de ceux-ci, de deux médaillons sur miracle des langues. Ils sont caractérisés chacun par leur appa-
lesquels un personnage, à gauche, se taille une tranche de pain, à rence physique, parfois monstrueuse (les cynocéphales) ou par
droite, tient une coupe, tous ces artifices permettent d'arriver au leurs particularités de vêtement. Peut-être le sculpteur a-t-il choisi
nombre de trente médaillons et demi, et de concilier ainsi le de les représenter au moment où ils accueillent avec étonnement
nombre douze, qui est à la fois celui des mois, des signes du la nouvelle du Salut, un salut déjà ébauché dans leurs corps
zodiaque et des apôtres, avec celui des jours du mois (2). Quant aux miraculeusement guéris et dont ils constatent avec admiration la
trois médaillons et demi qui occupent la cime de leur série, « leur santé retrouvée (5). La partie gauche du linteau est d'interpréta-
présence insolite en plein cercle de l'année, parmi les signes zodiacaux et tion difficile et controversée. Ce long défilé représente-t-il un
les travaux des mois, symbolise la rupture avec le temps historique et sacrifice païen? Faut-il y voir plutôt le peuple de l'ancienne
naturel, qui est à la racine du temps sacré; enroulés, ils sont de purs Alliance qui marche vers son Messie, puis, comme le dernier
cercles, et traduisent la perfection transcendante de ce temps céleste, personnage, fait brusquement volte-face pour s'enfermer dans la
immobile, imperturbable (...) D'autre part, ils écartent au maximum désobéissance, figurée par son rencoignement à l'intérieur du
le Cancer et le Lion, donnant à l'entre-deux une extension qui ne sera linteau? La partie droite de celui-ci, en tout cas, montre l'entrée
jamais égalée; la césure de l'année devient éclatante : c'est celle du dans l'Église des peuples païens les plus bizarres : un pygmée ne
solstice christique en lequel toute l'année est assumée et immobili- peut monter sur son cheval qu'à l'aide d'une échelle, un géant, au
sée » (3). Le temps ainsi dominé par le Christ fait apparaître le peu contraire, doit se pencher sur le sien pour le caresser comme nous
de sérieux et de consistance du temps mondain qui s'en trouve ferions d'un chien, d'autres ont pour entendre la bonne nouvelle
radicalement relativisé. Les trois sujets des médaillons centraux le des oreilles hautes comme trois fois leur tête. Tous ces gens
dévoilent comme le lieu de l'illusion : l'animal, la bête brute, en marchent vers l'Église dans laquelle les introduisent saint Pierre et
figure la stupidité, l'homme – un charlatan en l'un de ses tours –, saint Paul qui, les jambes dans le linteau et le tronc dans le
ce q u 'i l a d e fa u x e t d e tr o mp e ur , la sir è ne, ce q u 'il a d e tympan, leur permettent d'accéder au domaine à l'intérieur
séduisant (4). Mais ce qui séduit est justement la circularité. Ce qui duquel le Christ répand l'Esprit. C'est dans cet Esprit que nous
devenons capables de reconnaître comme humains les êtres qui
(2) Gérard de Champeaux, dom Sébastien Sterckx, o.s.b., Introduction au monde nous sembleraient à première vue, à vues humaines, des monstres
des symboles, Zodiaque, 1966, p. 425. plus ou moins repoussants. Avec une grande délicatesse, le sculpteur a
(3) Ibid., p. 408.
(4) Pascal Seynhaeve, Vézelay, Éditions franciscaines, Paris, 1969, p. 94 b, n. 7.
(5) Je suis ici l'interprétation d'Émile Mâle, op. cit., n. 1, p. 328 ss.

74
75
Sur le tympan de Vézelay
Rémi Brague

représenté ces créatures étranges dans des attitudes pleines d' discours de Pierre au jour de la Pentecôte, texte dont le tympan
« humanité », nous enseignant par là que l'homme ne se définit pas à entier constitue la puissante orchestration, et que signale peut-être
partir d'une norme qu'il aurait lui-même à poser, mais par sa discrètement le rôle privilégié qui est réservé à l'apôtre. Dans les
capacité à entendre la bonne nouvelle (6). Actes, nous lisons en effet que c'est une fois élevé à la droite de
Le centre du tympan représente le Christ en gloire, assis dans Dieu et ayant reçu du Père l'Esprit Saint qui avait été promis que
une vaste mandorle. Seules en sortent ses mains, d'où partent des le Christ le répand, le rendant visible et audible à travers la
lignes qui vont rejoindre la tête auréolée des apôtres. Ceux-ci sont prédication des apôtres et les signes miraculeux qui la corroborent
répartis en deux fois deux groupes de trois. Chaque groupe est (2, 33). Le .Christ n'est pas représenté à la droite du Père,
composé de deux personnages assis qui en cachent un troisième, L'opposition de la gauche et de la droite le cède à l'opposition antéro-
dont on ne voit guère que la tête. Le premier regard ne voit donc postérieure : le Père, si l'on peut le situer, est, non pas à la gauche
que huit apôtres, autant que de scènes d'évangélisation dans les du Christ, mais devant et au-dessus de Lui – presque au point de
compartiments qui les entourent. Ce n'est qu'avec une attention vue dont est saisi le Crucifié dans le célèbre dessin de saint Jean
plus soutenue q u'on saisit leur no mbre, et la faço n dont il de la Croix. Le Père invisible n'est représenté par rien d'autre
réconcilie le quatre des dimensions de l'Univers avec le trois de la
que par le vide laissé par l'hiatus dans la série des
divinité. Tous tiennent des livres, Pierre tenant en outre une clef,
compartiments carrés, et dans lequel s'engage le haut de la
qui permet de l'identifier. Son auréole déborde nettement sur la
mandorle du Christ, en signe de sa primauté, conçue ici comme
mandorle du Christ. C'est Lui que le Fils regarde extatiquement,
une plus grande familiarité avec le Seigneur ressuscité, qu'il a été
et son regard est ce qui lui permet de faire ce qu'il voit faire au
le premier à voir, et dont il est le représentant sur terre. La Père ( Jean 5, 19). Le Saint Esprit est ainsi, au plan de l'économie
position de ses jambes est la même que celle du Christ, qu'il imite du salut, envoyé par le Christ dans la mesure où il fait la volonté
ainsi de façon visible. En revanche, le geste de ses mains est du Père, de même que, dans un strict parallèle, au plan de la vie
exactement le contraire de celui de son Maître : alors que le Christ divine, l'Esprit ne procède du Fils que dans la mesure où celui-ci
a les bras largement écartés, aucun des apôtres ne les a plus ne forme avec le Père qu'un seul principe. De la sorte, la Trinité
repliés, refermés qu'ils sont sur le livre et la clef que Pierre tient est évoquée de manière bien plus adéquate que dans ces repré-
solidement. L'imitation du maître par le serviteur passe par le sentations naïves dans lesquelles le Père, sous les traits d'un grand
refus de vouloir s'y substituer : seul le Christ donne; Pierre ne peut prêtre de l'ancienne Alliance, soutient les bras de la croix du Fils
que garder fidèlement ce qu'il a reçu. tandis que flotte entre les deux une colombe aux ailes éployées.
Le Christ est en train de répandre l'Esprit Saint sur les apôtres, Ici, le Père est représenté, si l'on peut encore dire, dans son
envoyés dans la terre entière pour évangéliser tous les peuples. absence même. Et ce qui est, pour lors, rendu visible, c'est l'envoi
Cette Pentecôte est représentée de façon à résumer les étapes du de l'Esprit dans la lumière duquel nous pouvons voir le Fils
mystère pascal dont elle est la conclusion, à éclairer la nature de comme visage du Père.
l'Eglise dans le temps présent, et à annoncer l'accomplissement de Nous le voyons comme l'expression absolue de la charité du
toutes choses à la fin des temps. Père quand l'Esprit nous fait interpréter en ce sens le sacrifice de la
Le Christ envoyant l'Esprit est représenté assis, comme dans le Croix. C'est pourquoi la session à la droite du Père récapitule la
mort sur la croix : le Christ assis est disposé comme en croix, les
jambes repliées, les bras écartés. Mais le bois de la croix n'est plus
là. Les clous ont disparu, et avec eux jusqu'aux stigmates. On voit
(6) Le P. Henri de Lubac a su utiliser le tympan de Vézelay comme document
théologique et y voir la figure de l'universalité d'un salut vraiment « catholique ». ainsi qu'ils étaient au fond superflus. Le Christ garde par libre
Cf. Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1947 (4° éd.), pp. 190 volonté – une volonté pleinement conforme à celle du Père – la
n. 1 et 415 s.
position qu'il avait sur la croix, montrant ainsi que c'était l'amour
seul qui l'y clouait.
La session à la droite du Père est ainsi la culmination du mystère

76 77
Sur le tympan de Vézelay
Rémi Brague

pascal. Le passage du Christ au Père assure le libre accès de La session du Christ est mimée par celle des apôtres. Ceux-ci
l'homme au Père (Éphésiens 2, 18) et, en ce sens, ouvre le ciel. sont assis, mais d'une façon inconfortable : « Les apôtres, surpris
Pierre et Paul, aux pieds du Christ, immédiatement à droite du par la venue soudaine de l'esprit, ne parviennent pas à se maintenir
trumeau, ne peuvent ouvrir l'accès du tympan ecclésial aux païens fermes (...) La position assise ne pourra pas être gardée; la position
du linteau que parce que, au-dessus d'eux, Celui qui les envoie debout ne fait que s'amorcer: la pierre fixe cet instantané (7) ». Les
ouvre l'accès des hommes au Père. Le Christ est représenté apôtres sont à la fois assis, comme sur les douze trônes qui leur ont
comme celui qui franchit les limites du monde. L'arrondi du été promis et sur lesquels ils siègent pour diriger Israël; mais ils
tympan symbolise la voûte céleste, qui symbolise elle-même la sont en même temps debout comme pour le repas pascal. Ils sont
transcendance du Créateur par rapport au créé. C'est pourquoi la comme suspendus, ou au moins assis du bout des fesses – peut-être
mandorle du Christ perce comme un obus les sphères de l'eau et même le cul entre deux chaises –, un peu ridicules en tout cas de
du feu, représentées, l'une, à gauche, par des ondulations, l'autre, à s'agiter ainsi, comme électrisés. Ils sont assis comme le christia-
droite, par des flammes, – éléments qui, selon la cosmologie nisme tout entier est installé dans le monde : méditer l'attitude de
ancienne, surplombent l'air que nous respirons et la terre que nous ces apôtres, c'est pénétrer un peu mieux dans le mystère de ce
foulons. Le passage au Père lui donne envers le créé une liberté qu'il faut appeler, au pied de la lettre, la « positivité » du fait
telle que les catégories qui s'y opposent n'ont plus cours. chrétien. Le christianisme est moins « bien assis » que les autres
Ceci se voit dans la manière même dont le Christ est assis. Car il religions, qui se fondent sur une sagesse, une morale, ou une
est bel et bien assis sur un siège : on perçoit, à demi caché sous les prophétie bien attestée. Il n'a rien d' « établi ». Il est suspendu. Il
plis de ses vêtements, le trône sur lequel il siège. Il a la forme d'un ne tient qu'à un fil.
édifice dont on voit une colonne au chapiteau feuillu, et l'enta- Ce fil est visible dans le tympan. Il est celui par lequel est figuré
blement. A gauche du Christ, on devine le fragment mutilé d'une l'Esprit Saint, et qui, mieux que les langues de feu du récit des
voûte. Le Christ est ainsi assis sur un bâtiment. Ce thème n'a rien Actes, mais sans le contredire, exprime la continuité du lien de
d 'excep tio nnel et se r etro uve à Autun, do nt le tymp an est l'envoyé à Celui qui l'envoie. Le Christ apparaît comme un divin
antérieur d'une quinzaine d'années à celui de Vézelay. Il s'agit marionnettiste faisant danser les apôtres du bout de ses doigts.
probablement de la Jérusalem céleste de la fin de l'Apocalypse. Le L'image est ancienne, pour décrire le rapport de l'homme aux
Christ « élevé de terre » est assis sur la cité qui « descend d'auprès dieux (8) ou la vie de la grâce – au double sens du grec charis (9).
de Dieu ». On songe à saint Paul expliquant posément que « Ce rapport n'est pas en l'occurrence une manipulation. Si le
monter » signifie « descendre » (Éphésiens 4, 9), en une phrase Christ « tire les ficelles », celles-ci ne manœuvrent pas directement
qui manifeste la même logique tranquillement contradictoire que les membres; tout passe par la tête, le chef, l'autorité de chacun.
la formule par laquelle Jésus fournit la clef de sa Pâque : « je m'en L'Esprit Saint ne touche que la liberté. C'est lui qui attire les
vais et je viens vers vous » (jean 14, 28). Le paradoxe redouble apôtres vers le haut, qui leur fait penser les choses d'en haut, qui
quand on constate que le bâtiment sur lequel le Christ trône est ne sont plus l'idéal, mais l'endroit où le Christ est assis à la droite
nettement incliné et semble plier sous le poids. S'agit-il de la cité de Dieu (Colossiens 3, 1). Le Christ, dans son mouvement
terrestre, de Babylone que le Christ à son retour vient écraser de d'ascension, donne aux disciples de n'être ni installés ni flottants,
toute sa gloire? S'agit-il de la Jérusalem céleste dont les colonnes mais assis dans une sorte de souple élasticité (« pneumatique ») qui
sont les apôtres? Je dirais : les deux. L'édifice subit ici la loi de explique leur position humainement intenable.
l'édification chrétienne, qui est déconstruction du monde en vue
de son passage au Père. Elle est à la fois l'extrême du conserva-
tisme et l'extrême de la révolution, un peu comme Chesterton,
dans Un nommé Jeudi, met en scène, dans le personnage de (7) P. Seynhaeve, op. cit., n. 4, p. 19.
Dimanche, le cerveau de la conspiration anarchiste qui est en (8) Platon, Lois, II, 644 e ss.
même temps le chef de la police. (9) Cf. H. von Kleist, Über das Marionettentheater.

79
78
Rémi Brague Sur le tympan de Vézelay

Les apôtres se déplient et se déploient, s'ouvrant ainsi aux Dans son ensemble, Vézelay remplace par une Pentecôte le
dimensions du monde qu'il leur faut évangéliser. Ce n'est pourtant thème classique des grands tympans romans, celui du Jugement
pas eux qu'ils donnent à voir, mais les livres, aussi ouverts dernier, dans lequel le Christ est entouré, à sa droite, des élus, à sa
qu'eux-mêmes, qu'ils brandissent. C'est en eux qu'est rendu visible gauche, des damnés dont les tortures sont complaisamment
Celui qui donne sens à leur attitude, mais qui reste lui-même décrites – non parfois sans que les ennemis temporels des moines
invisible à l'abri de sa mandorle, qui indique ce que l'œil humain bâtisseurs y figurent caricaturés. Il ne s'agit pas cependant d'une
ne devrait pas voir. Celui-ci ne voit pas ce qui fait que les apôtres pure et simple substitution. Le thème du jugement dernier est en
sont ainsi mobiles, et il attribue leur étrange instabilité, soit au fait secrètement repris, mais subverti pour être replacé dans une
vin doux », soit à des explications plus sophistiquées. Le tympan conception plus juste du jugement. Le jugement, dans le christia-
fait voir l'invisible en représentant le Christ en gloire, tel qu'il nisme, départage, fait le départ, parce qu'il est d'abord le départ du
n'est pas encore manifesté. Mais il fait voir en même temps qu'il Christ : « C'est maintenant le jugement du monde (...) : élevé de
est invisible, en l'entourant d'une mandorle. Il explique à la fois la terre, j'attirerai tous les hommes à moi » (Jean 12, 31 s.).
réalité cachée de l'Esprit envoyé par le Fils, et la difficulté de saisir Le sculpteur du tympan traduit ce jugement-là par le même
cette réalité invisible. pivotement de perspective que celui par lequel le Christ, assis à la
Les apôtres se lèvent, mais restent assis. Ils sont assis comme droite du Père, se retrouvait en face de Lui : alors que la
celui qui attend qu'on l'appelle, et qui n'est assis, sur le bord de sa représentation courante du jugement dernier oppose la droite et la
chaise, que pour mieux se lever. Il en est d'eux comme du Christ gauche, il n'y a ici, des deux côtés du Christ, que des apôtres qui
qui, assis à la droite du Père, est aussi debout pour intercéder en annoncent le salut. Mais l'opposition, sans rien perdre de son
tranchant, se déplace et devient celle du devant et du derrière.
notre faveur (Actes 7, 55). L'espérance qui leur fait, très matériel-
Du coup, le jugement n'est plus celui des autres, que nous
lement, relever la tête (cf. le apokaradokia de Romains 8, 19) est verrions sculptés de part et d'autre du Christ jugeant. Il est le
aussi l'attente patiente. Les fils de l'Esprit, en même temps qu'ils nôtre : le tympan n'est pas un objet à contempler, il s'adresse à
tirent vers le haut, mesurent la distance – rien de moins que la celui qui le regarde, comme un sermon de pierre. Celui que
totalité de l'espace et du temps du monde – dans laquelle s'exerce nous regardons est celui que nous avons transpercé. Notre
le ministère apostolique. C'est l'envoi en mission lui-même qui jugement, figuré par le tympan du narthex, à l'entrée de l'église
écarte l'avidité enthousiaste du millénarisme, au profit de la de pierre, n'est autre que notre entrée dans l'Église de Pierre.
patience de la maturation. La scène centrale du tympan illustre De même que la partie la plus importante de ce qui s'y donne
ceci par sa forme d'ensemble. Elle affecte la forme d'une vaste à voir est le vide invisible par lequel le Christ donne sur le
bouteille, d'une tourie au large goulot qui se viderait vers le haut. Père, de même nous ne lisons correctement ce que nous y
On p eut y vo ir au ssi u n utér us r enver sé, a u mo ment d 'u n voyons qu'en franchissant le passage qui s'ouvre sous lui, ce
accouchement pendant lequel la tête seule serait sortie (10). On passage que mesure l'espace entre le pain et le vin des deux
rejoint ainsi l'idée selon laquelle seule la tête de l'Église, à savoir le médaillons extrêmes, figurant notre volonté d'entrer dans l'Église
Christ, est assise à la droite du Père, tandis que les membres pour y attendre de passer au Père.
attendent encore leur rédemption (11). Le temps de l'Église est Rémi BRAGUE
ainsi celui d'une naissance, ses douleurs sont celles d'un enfante-
ment. Le corps du Christ attend encore en ses membres la lumière
de la vraie vie, à laquelle, pour l'instant, seule la tête a pu avoir accès.
Rémi Brague, né en 1947. Marié, quatre enfants. École Normale
Supérieure en 1967, agrégation de philosophie en 1971, thèse de 3° cycle
en 1976. Chargé de recherche au CNRS. Publications : Le restant.
(10) Je dois ce rapprochement à ma femme. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon, Paris, Vrin/Les
(11) Saint Augustin revient à plusieurs reprises sur cette idée, en particulier dans Belles Lettres, 1978; Du temps chez Platon et Aristote. Quatre études,
les Enarrationes in Psalmos. Paris, P.U.F., 1982.

80 81
Comm unio, n° IX, 1 - janvier-février 1984
Le temps hors du monde

Walter KASPER Ces propos se vérifient aisément dans le présent débat sur
l'Ascension. Quand nous parlons du « ciel », même dans notre
langage sécularisé, nous ne désignons pas seulement le firmament au-
dessus de la terre. Le ciel demeure, dans l'usage contemporain de
la langue, une métaphore de l'accomplissement de l'homme.
Nous parlons de « se sentir transporté au septième ciel », nous
Le temps hors du monde parlons de « ciel sur la terre ». Le ciel signifie métaphoriquement
l'autotranscendance de la personne, et l'accomplissement de toute
espérance humaine. Surgit ainsi dans la métaphore du « ciel » une
question que l'homme ne fait pas que poser, une question qu'en
fait il est, mais à laquelle il ne peut donner lui-même réponse
définitive. Le « ciel » est le « lieu » où est atteint ou donné ce que
l'homme désire le plus profondément, et que les religions nom-
Depuis la Résurrection, tout mythe se retourne contre la ment « Dieu », le « ciel » est le « lieu » de la venue définitive de
Dieu à l'homme, et de l'homme à Dieu.
mythologie, puisque l'accomplissement surpasse toute
imagination. Comme l'espace, le temps lui-même se laisse Selon cette perspective, l'Ascension du Christ signifie qu'avec Jésus-
reprendre dans l'achèvement trinitaire du Christ. Christ un homme, pour la première fois, et dans l'intégralité de son
humanité, est définitivement parvenu jusqu'à Dieu, et a été r eçu en
Dieu. Dans le récit lucanien de l'Ascensio n, c'est
exactement ce que signifie la nuée (Actes 1,9). Elle n'est pas un
phénomène météorologique mais, en langage scripturaire, le
symbole de la mystérieuse présence de Dieu (2). Le Christ n'entre
pas à l'Ascension en un espace supra-terrestre préexistant; l'As-
cension est plutôt l'avènement du ciel, de telle sorte que notre ciel,
notre « être auprès de Dieu » définitif, peut dans le Nouveau
DEPUIS le débat sur la démythologisation déclenché par Bultmann Testament être défini comme « être auprès du Seigneur Jésus » (2
dans les années 50 et au début des années 60, le problème des Corinthiens 5,8; Philippiens 1,23) (3). L'ascension signifie à ce
rapports du mythe et de l'histoire a sensiblement évolué. compte un nouveau et définitif commencement. Jésus-Christ y est
L'on ne parle plus simplement du mythe comme d'un mode intronisé seigneur du monde, sa mesure et son terme permanents,
dépassé de la pensée et de la représentation, qui n'aurait mais dont la manifestation définitive n'aura lieu qu'à la fin du
convenu qu'à l'enfance de l'humanité. L'on ne peut plus assimiler temps. L'attente de la parousie est, de façon essentielle, contenue
hâtivement « mythe » et « image d'un monde à trois étages », dans l'événement de l'Ascension.
selon laquelle le « ciel » est une sorte de scène supraterrestre – Cet accomplissement eschatologique a aussi son caractère
image du monde incontestablement dépassée, de fait. Des penseurs historique intrinsèque. L'accomplissement de toute espérance
de l'importance de K. Jaspers, E. Bloch, P. Ricœur, humaine ne peut en effet être produit « d'en bas ». Il est grâce, don
L. Kolakowski, ont chacun à sa manière insisté, comme le de Dieu, manifestation de la bienveillante liberté de Dieu. Il ne
romantisme l'avait fait déjà au siècle précédent, sur le droit de cité peut à ce compte advenir que dans la contingence de l'histoire.
et l'actualité persistante du mythe. C.G. Jung a appuyé ce droit Son visage historique est, à ce compte, tout sauf une inessentielle
dans la perspective de la psychologie des profondeurs. Le mythe,
ici et là, représente une possibilité permanente de l'homme, et au
fond la seule possibilité, quand il s'agit d'exprimer en images la
dimension de la transcendance (1). Le mythe continue, selon la (2) Cf. A. Oepke, article « Néphélè », dans T.WN.T. 4, 904-912.
formule de Ricœur, à nous donner à penser. (3) Cf. K. Rahner, « Die ewige Bedeutung der Menschheit Christi für unser
(1) Cf. A. Schupp, Mythos und Religion, Düsseldorf, 1976. Gottesverh ltnis », dans Schriften zur Theologie 3, Einsiedeln/Zürich/Kôln 1956,
47-60.

82
83
Walter Kasper Le temps hors du monde

phénoménalité, dont on pourrait se défaire pour ne garder que son devrait se comprendre ainsi : dans le devenir-homme de son
seul contenu. Le visage historique de notre espérance eschatolo- Fils. Dieu emplit de la plénitude indestructible de sa vie une
gique est en fait essentiel à son contenu, et inséparable de lui : il existence d'homme s'acheminant, de par sa temporalité, vers le
est le signe sacramentel, c'est-à-dire déjà accompli, du salut en vide de la mort, de sorte que l'irruption de la vie nouvelle n'ait
train d'advenir. L'Ascension alors n'est pas un mythe qui dirait en pleinement lieu que quand l'homme en mourant se perd. Dans la
langage imagé ce qui se produit partout et toujours, et donc jamais Résurrection et l'exaltation, ce qui, fondamentalement, est advenu
et nulle part. Elle n'est pas une vérité universelle – ce que dit le à l'Incarnation apparaît comme définitivement achevé selon le
dicton – « per aspera ad astra », « aller au ciel en traversant les temps. La nature humaine y trouve un accomplissement qu'elle
difficultés », par exemple –, ni un symbole à implication cosmo- ne pouvait se donner. Sa temporalité n'y est pas supprimée : mais
logique, philosophique ou anthropologique. Il faut plutôt dire ici elle y est incomparablement accomplie. L'on peut ainsi penser
que le langage du mythe contredit le mythe, « mythica antimy- qu'une existence ressuscitée puisse posséder sans contradiction
thica dicunt ». Dans ce qui formellement est le langage du mythe, une temporalité, même si nous ne pouvons en fournir aucune
l'Ascension dit quelque chose de radicalement non-mythique, et représentation concrète. Luc décrit l'assomption de Jésus dans la
qui doit apparaître à la pensée mythique comme le scandale par gloire de Dieu comme un chemin ou un trajet : ceci signifie dans
excellence : ce qui vaut une fois pour toutes, définitivement, cette perspective que, dans et après sa résurrection, Jésus ne
advient dans l'unicité d'un événement historique – Dieu soi-même transgresse pas seulement les limites de l'espace, mais aussi
entre dans l'histoire. celles du temps, pour donner à l'espace et au temps un lieu en
Le devenir-chair du verbe (Jean 1,14) se produit sans doute une Dieu, ainsi pour inaugurer la plénitude des temps, et pour tout
fois pour toutes à l'Incarnation. Mais il reste à demander en quelle unir en lui (Ephésiens 1,10) (5).
manière l'Ascension – et avec l'Ascension, d'ailleurs, la Croix et la Walter KASPER
Résurrection – sont événements historiques ayant chacun son (traduit de l'allemand par Jean-Yves Lacoste)
(dernière partie d'un article intitulé : « Christi Himmelfahrt-Geschichte
poids propre de réalité, et non des variations sur un seul et même und theologische Bedeutung »)
thème christologique. Y a-t-il donc, à l'intérieur de la réalité
historique fondamentale de l' « événement Jésus-Christ », une
histoire interne à l'événement lui-même? La question posée sur
les quarante jours et sur leur historicité apparaît ici comme partie
d'un plus vaste questionnement.
À la question posée, l'on ne peut répondre qu'affirmativement.
L'Incarnation signifie l'assomption d'une nature humaine, à
laquelle appartient essentiellement d'être humanité « voyagère »,
invia – à laquelle appartiennent essentiellement temporalité et (5) La signification du récit lucanien de l'Ascension est celle des textes
historicité. Il appartient à l'essence de l'homme, et de la liberté correspondants du Nouveau Testament : Ephésiens 4,8-10; 1 Timothée 3,16; 1
humaine, de se réaliser dans le temps, et de n'être présent dans le Pierre 3,18 ss., 21 ss. Le propre de Luc est de lier l'exaltation à la dernière
monde que dans la mémoire de ses origines et dans l'anticipation apparition, et ainsi de lui donner des témoins. Cf. G. Schneider, Die
qui espère un accomplissement (4). L'Incarnation du Fils affirme Apostelgeschichte, 1. Teal (Herders Theol. Kommentar zum NT, volume 5),
donc l'entrée de Dieu dans la structure humaine du temps; de ce Freiburg/Basel/Wien 1980, 209.
fait, le devenir-homme du Fils est accompli une fois pour toutes à
l'Incarnation, mais en quelque sorte se temporalise en passant par
Walter Kasper, né en 1933 à Heidenheim/Brenz, professeur de théologie
une naissance, une enfance, une adolescence, pour s'achever en
une mort. La signification salvifique de l' « événement Jésus- Christ » dogmatique à l'université de Tübingen. Membre de la Commission
Théologique Internationale. Membre du comité de rédaction de Commu-
nié en langue allemande. Principales publications : Einführung in den
Glauben (1972), Jésus le Christ, tr. fr. Cerf, Paris, 1980; Der Gott Jesu
Christi 1982).
(4) Voir les Confessions d'Augustin, XI, 28, 37-39.

84 85
Le lieu hors-monde
Communio n° IX, 1 – janvier-février 1984

propriétés qu'on lui reconnaisse, sans soulever la question de son


Jean-Yves LACOSTE lieu – Qu'est-ce donc pour le ressuscité que le lieu, et « avoir lieu »
(2)?
Avoir un lieu est, semble-t-il, être inscrit en un espace.
L'espace, dit la vulgate théorique cartésienne, est à penser sous le
chiffre de la « substance étendue » ou « chose étendue », res
extenso. L'espace permet identification et mesure des choses. Le
Le lieu hors-monde lieu y est ce dont les coordonnées peuvent être données, il est le
propre de la chose, et n'est attribuable au fond à un être d'esprit
que dans la mesure où, par son corps, il a part liée à la choséité.
Les limites de mon corps sont mon lieu dans le monde. Je suis ici,
et pas ailleurs. Je suis ici, et nul autre que moi n'y est. L'identité
locale exclut l'ubiquité, comme elle exclut l'interpénétration. Etre
(aussi) chose étendue, ceci est la condition de l'homme : avoir lieu
Avant de s'inquiéter des difficultés provoquées, dans est le fait d'un sujet qui est aussi objet: observable, mesurable,
l'énoncé de foi, par la permanence de la catégorie du lieu, empirique (3).
il faudrait peut-être inverser la question et demander si le
Aurait-on admis ceci comme seule pensée possible de ce que le
lieu, depuis la Résurrection, ne doit pas s'entendre selon lieu, pour un sujet, veut dire, que l'on n'aurait d'autre attitude
des déterminations profondément renouvelées. théologique à adopter, face au Christ « élevé dans la gloire du
Père », qu'une négation conséquente ou un apophatisme flou,
suffisamment certain de l'immensité ultime de l'homme privé de
corps pour ne pas récupérer le droit à parler de résurrection, mais
suffisamment incertain de ce qui à Pâques devient pensable pour
oser disjoindre être-corps et être-dans-le-monde. Mais si les limites
LA logique des mots, et des concepts, l'impose : sauf à n'être que de l'existence personnelle ne sont pas dictées par les limites du
la représentation arbitraire de l'ineffable, l'exaltation d u monde : alors l'objectivité du sujet présent dans le monde comme
Christ ressuscité – « session à la droite du Père » – « chose étendue » n'est plus le mode nécessaire sur lequel
implique que le lieu, pour lui, signifie encore quelque chose. L'on l'homme a lieu, et alors l'on doit demander ce que la théorie
pourrait qualifier l'implication d'insensée. Être en rapport au lieu reçue ne permet pas, en fait, de penser.
serait, en une stricte équivalence, être dans le monde. Et pour En réduisant, précisément, la question sur le lieu à un problème
penser à celui qui n'est plus dans le monde, le lieu, la localisation, de géométrie, l'on met entre parenthèses la dimension humaine
seraient non pertinents et franchement oiseux. La représentation – du lieu, qui est la relation, et l'interpersonnalité (4). Le lieu certaine-
des apparitions pascales, de l'Ascension – ne mettrait en jeu le lieu
que pour mieux le mettre hors-jeu : l'image et la description
n'auraient d'autre fonction cognitive à remplir ici que de rendre
témoignage à l'inimaginable et à l'indescriptible. Que le moi
humain du Christ, par delà la mort, soit existant et présent « en
Verkündigung, Muchen (3), 1977 p. 297 s. (lit.); du même, Himmelfahrt Christi,
Dieu » aujourd'hui : ceci appartient au contenu le plus général de Lexikon fur Theologie und Kirche 5, 360-362.
la confession de foi. Que la résurrection, par définition, engage le (2) Fondamental pour cette discussion est le petit livre de T.F. Torrance, Space,
moi intégralement, âme et corps, esprit et chair : ceci doit aller de Time and Incarnation, Oxford (2), 1978.
soi (1). Mais l'on ne peut prononcer le nom de corps, quelques (3) Voir ici les commentaires de Heidegger, Sein und Zeit § 14 et suivants et Die
Grundprobleme der Phiinomenologie, Gesamtausgabe 24, Frankfurt, 1975, 5 13.
(4) Cf. C. Yannaras, Person und Eros – Eine Gegenüberstellung der Ontologie der
Griechischen Kirchenvatern und der Existenzphilosophie des Westens,
(1) Cf. Theologische Realenzyklopädie 4 550-575 Auferstehung IV, Dogmatisch (F. Forschungen zur systematischen und okumenischen Theologie 44, Gottingen 1982, §
Mildenberger); J. Ratzinger, Auferstehung u nd Ewiges Leben, in Dogma und 36-45.

87
86
Jean-Yves Lacoste
Le lieu hors-monde

ment, dans la théorie reçue, autorise la relation. Que je sois ici,


et qu'un autre homme soit là devant moi, permet ou permettra sur lequel Dieu est soi-même – et pour la seconde raison que de Jésus
la rencontre. L'immanence (être dans) permet la ressuscité l'on peut définitivement poser que sa relation à Dieu est
transcendance (être vers). Mais ce qui donne à la relation tout ce qu'il est. La question naïvement sérieuse, « où est le Christ
condition de possibilité autorise aussi le refus de la relation. Je ressuscité? » mérite réponse. – Mais de ce lieu qui n'est plus « dans »
puis ne pas aller à l'autre, et demeurer auprès de moi-même. le monde ni « du » monde, l'on n'apprendra rien de plus, ni de plus
D'aucune chose étendue l'on ne saurait déduire un moi relation- exact, que ce que le Prologue de Jean dit du Verbe, et qui après
nel; les coordonnées de l'individu ne peuvent nous dire qu'il est Pâques doit se dire intégralement de son humanité : il est «-tourné
personne, et fait pour la rencontre des personnes; la res extensa vers le Père », pros ton Théon (7).
n'est pas l'homme, et elle n'est pas ce corps par lequel l'homme (c) Ne plus être dans le monde est peut-être, en fait, la seule et
parle, fait signe, entre en relation. paradoxale manière d'y être effectivement. Dans le monde, présence
Ici serait de toute façon le point où mettre en doute la théorie ici signifie absence ailleurs : le lieu cerne ma présence, mais
reçue. L'espace que pense la théorie est abstrait : impersonnel, où consigne mon absence de tout autre lieu. Or, toute prétention d'un
l'homme n'est pas présent comme homme, et n'y est que comme y lieu à abriter exclusivement une présence est récusée par celui dont
sont les choses. Ici est aussi le point où, christologiquement, il le lieu le mieux nommable est la Trinité. L'enjeu d'une présence
faudrait s'essayer à penser le lieu à partir de la relation – non point sacramentelle gît sans doute en un inouï renversement : le lieu ici
la relation sous la présupposition du lieu, mais le lieu sous la n'annexe pas la présence, et la présence s'annexe le lieu. La « réalité » de
présupposition de la relation. Trois instances auraient à guider la la présence du ressuscité dans ses sacrements, éminemment
pensée : les apparitions pascales du ressuscité; sa présence « glo- présence eucharistique, n'indique pas la revendication qu'un point
rieuse » en Dieu; le don eucharistique distribuant aux hommes de l'espace-temps exercerait sur celui qui n'est plus dans l'espace-
une présence empiriquement dérobée. temps – mais elle révèle la revendication exercée sur un lieu et sur
tout lieu par celui qui s'y avère seigneur (8). L'Ascension ouvre
(a) Que le ressuscité soit ôté à toute observation méthodologi- empiriquement un régime d'absence. Mais l'absence a pour secret
quement incrédule, ceci est l'incontestable. Mais une présence d'être le retrait qui permet une toute présence (9) : laquelle n'est pas
sans objectivité n'est pas une absence, ou moins que la présence l'ubiquité abstraite de la divinité, mais la sollicitude du Fils à l'égard
objective de ce qui a son lieu dans le monde : il convient en fait de tous ceux qui sont rassemblés en son nom. La charité seule sait se
d'apprendre des événements de Pâques que la présence y est à donner lieu dans le monde.
chaque fois don de présence, et octroi de relation (5). En celui qui
est reconnu, aucun être-là ni aucune objectivité ne précédaient la Jean-Yves LACOSTE
rencontre et la réciprocité. Les procédures de toute connaissance
objective sont ici disqualifiées : la reconnaissance apostolique du
ressuscité est de part en part concédée, il est vu comme se donnant à
voir, et rencontré comme rencontrant – la présence est « réelle » comme (7) Cf. W. Kasper, Jésus le Christ, « Cogitatio Fidei » 88, Paris, 1977, p. 218-
231.
personnelle, et comme condescendance (6).
(8) Cf. ici les travaux de G. Martelet : Résurrection, Eucharistie et Genèse de l'homme,
(b) Le ressuscité n'est pas là comme est là la chose, ni comme est là Paris, 1972, notamment 175-220, et L'au -delà retrouvé, Paris, 1974, notamment
l'autre homme que son corps, ici et maintenant, rend solidaire de 133-180.
l'objectivité des choses. Il n'est pas « là », au moins pour la bonne
raison que la relation (être vers l'autre), et non l'être-là, est le mode (9) Voir H.U. von Balthasar, Theodramatik IV, Das Endspiel Einsiedeln, 1983, 341-
388, notamment 343-352, Himmelfahrt und Platzbereitung; K. Lehmann, Jesus
Christus unsere Hoffnung – Meditationen, Freiburg/Basel/Wien, 1976, 57 s.; J.
Ratzinger, Eucharistie, Mitte der Kirche, Munchen 1978, 49 s.
(5) Belles analyses de Ebeling dans Dogmatik des christlichen Glaubens II,
Tübingen 1979, § 20B, 279-362, notamment 319 s., Der Christus praesens. Jean-Yves Lacoste, né en 1953. École Normale Supérieure en 1972,
(6) Pourrait être ici féconde la lecture des §§ 32-34 de la Theologie des Neuen agrégation de philosophie en 1976. Ordonné prêtre en 1982. Chapelain de
Testaments de Bultmann (Tübingen (8), 1981) – pour apprendre à penser un Notre-Dame-de-Lourdes. Professeur invité à l'École Biblique de Jérusalem.
événement de grâce. Membre du comité de Rédaction de Communio.

88
89
La hauteur de Dieu
Comm unio, n° IX, 1 - janvier-février 1984

et les termes en provenance de la famille du « haut » ne


Miklos VETO cessent d'en dénoter la valeur. On parle d'une âme élevée et de la
hauteur de vues d'un individu, on admire une position exaltée, on
reconnaît la supériorité d'un autre et on s'adresse aussi à un prince
du sang comme votre Altesse... On recourt donc à des expressions
d'ordre spatial pour désigner des réalités et des valeurs spirituelles
et morales. Est spirituel ce qui est différent du matériel, du
terrestre, du moyen, du commun. On pourrait alors croire que ce
La hauteur de Dieu qui est séparé de nous – séparé surtout par une grande distance –
est eo ipso excellent et alors le haut, l'élevé, l'excellent ne seraient
que des synonymes du différent. Toutefois, n'importe quelle
différence séparatrice n'est pas propre à instituer la valeur
spirituelle, sinon le spirituel ne serait fonction que de simples
considérations quantitatives! Si on trouve le haut, la hauteur
signifiants et féconds d'un point de vue spirituel, c'est qu'ils
Que nous dit l'article de foi qui évoque les « cieux »? Il représentent une différence particulière ou plutôt sont – au sens
métaphysique – la différence par excellence. Si la conscience
n'impose aucune mythologie, mais fixe dans l'imaginaire religieuse a toujours éprouvé une prédilection pour les expressions
un certain rapport de l'homme à la gloire de Dieu. Non spatiales, c'est qu'elle sent obscurément que pour saisir et traduire
l'écart horizontal avec le lointain, semblable et inaccessi- des rapports d'ordre spirituel, des rapports moraux ou encore plus
ble, mais comme une distance que nous recevons de simplement, des rapports humains, « la détermination inessentielle
parcourir jusqu'à nous découvrir élevés dans la gloire de » par le nombre, par la quantité (3) ne suffit pas. La quantité est le
principe des relations d'homogénéité sans structure et sans
Dieu. articulation où le regard de l'esprit ne trouve pas où s'accrocher.
La simple distance, trajectoire numérique entre deux réalités, n'a
aucune implication spirituelle-morale. Que je sois séparé d'un
autre être par cinq ou par cinq cents mètres, cela ne devrait guère
affecter la signification profonde, le sens de notre relation ou, plus
SAINT Thomas écrit dans la Somme que l'Ascension est la précisément, la séparation exprimée en mètres ne saurait désigner
c a u s e d e n o t r e s a l u t . C 'e s t e n v e r t u d e s p r éo ccu p a t i o n s une relation humaine. Hegel écrit dans ses Leçons sur la Philoso-
propres à la théologie chrétienne – et que nous n'avons pas à phie de la Religion : « Le sublime n'est pas de promener son regard
exposer ici – qu'il interprète ainsi l'ultime mystère de la vie de tout autour de soi mais de le tourner vers le ciel, qui est l'au-
Jésus (1), néanmoins sa lecture du dogme se fait à partir de la delà (4) ». Regarder autour de soi revient à chercher quelque chose
symbolique universellement répandue que consacre le dictum de caché ou de mal-visible et mal-vu se trouvant très loin, mais
aristotélicien : le lieu le plus élevé est attribué à la réalité la plus l'éloignement conçu en termes de simple distance quantitative ne
digne (2). La philosophie ne fait d'ailleurs que reprendre une fonde pas encore une relation spirituelle. Cet éloignement brut et
intuition propre à la conscience religieuse : dans la plupart des nu n'a pas encore de direction. Or ce qui rend la distance du haut
religions Dieu ou les dieux habitent les cieux et ce sont très l'expression adéquate d'une réalité spirituelle, c'est qu'elle a de la
fréquemment les hauts lieux qu'on considère comme particuliè- direction et précisément la direction est la caractéristique par
rement propices au culte. Les autels sont souvent construits sur excellence de l'espace. Sans doute, l'espace est quelque chose de
des lieux élevés et les théophanies révèlent une certaine prédilec-
tion pour les montagnes. Cette localisation du divin dans le haut se
répercute jusqu'aux convictions morales et spirituelles de l'humanité
(3) Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit, I. tr. Hyppolite, Paris, p. 241.
(4) Hegel, Leçons sur la philosophie de la Religion, III, tr. Gibelin, (modifiée), Paris,
(1) Summa Theologica, III.57.6. Concl. 1972, 62.
(2) Aristote De Caelo, I. 3, 2706 6-8.

91
90
Miklos Veto La hauteur de Dieu

quantitatif car il est tissé de distances mais ce qui est essentiel, c'est prometteur. Il révèle mes lacunes et mon imperfection mais il
que ces distances ne sont pas définies en termes mathématiques s'insinue aussi, il propose tacitement de me remplir et de me
mais comme des directions. Kant avait enseigné la subjectivité de compléter. Le lointain révèle un creux en moi; un creux dans ce
l'espace, son origine dans le moi, or cette subjectivité n'est guère que j'ai pris jusqu'alors pour du plein et, sous les traits du secret et
péjorative ou dévalorisante, elle ne relativise pas la portée cogni- du mystérieux, il m'inflige une morsure, une morsure qui devient
tive du spatial mais sert plutôt à mettre en valeur le pouvoir toujours plus lancinante malgré les promesses qu'il réitère sans
créateur et ordonnateur de l'intelligence qui le produit. Toutefois cesse de la combler ou plutôt de la panser.
pour rendre vraiment justice à l'intuition géniale de Kant, il faut
précisément dépasser la vision homogénéisante du spatial pour en Ce miroitement incessant, cette alternance entre rapprochement et
saisir l'articulation sui generis. L'articulation propre à l'espace, retraite, invocation et refus, bref toute cette ambiguïté qui
c'est la direction et c'est précisément une investigation des caractérise le lointain, se comprend, pourvu qu'on se rappelle qu'il
directions, ses moments propres, c'est-à-dire une sorte de phéno- s'agit ici d'une distance horizontale, donc d'un rapport avec quelque
ménologie de l'espace qui per met de mieux co mprendre le chose qui se trouve au même plan que nous-mêmes. Le miroitement
symbolisme spirituel du spatial. Chacun des grands moments du n'est que la manifestation de ce même phénomène qu'est l'appel
spatial, le bas, le lointain, le haut, traduisent le rapport entre un d'un autre, et l'appel d'autrui est grevé d'ambiguïté, il est quasiment
être envisagé comme se situant « au milieu » de l'espace et un condamné à rester toujours un appel. L'appel d'autrui invite à se
autre qui s'en trouve éloigné. Quantitativement les distances rapprocher de lui et, par conséquent, à réduire sa condition de
peuvent être les mêmes, mais qualitativement elles recèlent des loin(tain) à la proximité. Ce n'est que dans la proximité qu'on
différences radicales. Le haut et le lointain – nous omettons devient prochain l'un pour l'autre mais le prochain n'est pas le voisin
l'analyse du bas – peuvent ouvrir le même éloignement numérique et paradoxalement pour être prochain, il lui faut plutôt limiter sa
mais ils conservent une signification morale absolument propre. proximité. L'appel du lointain et la réponse qu'il suscite obéissent à
Le loin stricto sensu rie devrait désigner que ce qu'une distance – la même dialectique que le désir. Le désir cherche sa satisfaction
n'importe quelle distance – sépare de nous mais en fait il est perçu mais, quand il la trouve, la joie s'anéantit et pour que réapparaisse la
comme une distance horizontale. Est loin ce qui se perd dans les tension féconde, on doit quitter son autre et s'installer de nouveau en
brumes de la mer ou qui s'efface dans la masse verte d'une forêt de soi-même. Le véritable amour n'est pas une prise de possession mais
l'autre côté de la baie, quelque chose qu'on ne peut plus discerner plutôt un respect de la distance de l'autre. Pour ne pas s'éteindre,
clairement, qui est au point de disparaître de l'horizon. Le loin est l'amour de l'autre doit engendrer constamment le vide auquel il est lui-
ce qu'on ne voit plus guère, quelque chose dont les contours se même la réponse. Il ne faut jamais posséder autrui, car alors il
brouillent, une grosse tache qui frémit, qui s'éclipse et puis cesse d'être vraiment autrui et ne saura désormais me combler. Le
réapparaît, bref une réalité qui se trouve à l'extrême limite du véritable prochain doit être maintenu lointain : il faut qu'il me soit
domaine que parcourt la vue. Ce loin que notre regard ne maîtrise plus proche que je ne me suis moi-même mais aussi plus lointain.
plus vraiment mais dont il ne peut pas se détacher, ce loin qui Autrement, je finis par coïncider avec lui, par conséquent je
échappe à toute saisie ferme et fixe mais que nous ne cessons de l'anéantis et je me trouve seul et plein, mais d'une plénitude plus
vouloir poursuivre, est le lointain. indigente que tous les creux.
Le miroitement auquel le lointain se trouve condamné est une
Le lointain traduit une distance mais qui n'est pas le tronçon expression, certes, extérieure mais, néanmoins très authentique de
d'une route toute faite, mesurable. Il ne désigne pas une distance la valeur et de la portée des appels qu'adressent les uns aux autres
« objective » mais le fait d'éprouver avec inquiétude la condition d'être- les êtres se trouvant sur le même plan. Les invitations à autrui – et
séparé. Le lointain est très loin mais il ne disparaît pas définitivement, ceci précisément pour pouvoir rester des appels authentiques –
il miroite plutôt incessamment comme un appel. La voix du doivent demeurer en large mesure des aspirations, et l'alternance
lointain est faible mais séduisante, la figure lointaine est effacée incessante du rapprochement et de la retraite qui caractérise le
mais fascinante. Dans la « distanciation » objective je me mets à lointain ne fait que manifester l'impuissance profonde de l'imma-
l'écart d'une chose et j'établis une séparation suffisamment nence humaine où, malgré les prouesses de l'imagination et les
importante pour ne plus pouvoir être tenté par elle. Par contre, efforts de la volonté, le lointain est condamné à demeurer lointain.
dans le lointain la distance elle-même devient comme une invitation ou Le lointain est mystérieux et caché et il no us invite à une
une invocation. Le loin(tain) est frustrant mais il est aussi pérégrination. Il indique une voie tortueuse et sinueuse mais où, en

92 93
Miklos Veto La hauteur de Dieu

dernière instance, o n ne change pas de sphère. Dans le


frémissement du lointain il y a une part de futile et de frustrant, et prise en charge par le haut accomplit un véritable décollage.
malgré le chant de sirène irrésistible de son appel, malgré Ce qui permet à l'invocation venant d'en haut de secourir
l'engouement de celui qui l'écoute, les transformations demeurent ici effectivement son invité et de lui faire franchir la distance qui les
largement fictives. Que le lointain se révèle de telle sorte chiffre sépare, c'est que contrairement au lointain, qui se situe au même
de l'indigence et de la vanité de la créature, a son origine dans des niveau que son autre, le haut ne relève pas de la même sphère que
exigences profondes de la condition métaphysique qui le sécrète. le bas. Le lointain ne saurait supporter que son autre le rejoigne
L'être lointain appelle l'autre pour qu'il le rejoigne mais il ne lui car partageant sa condition, il se fo ndrait avec lui, et, par
est pas possible d'attendre que ce dernier écoute son invitation et conséquent perdrait son identité propre, son identité de lointain.
s'unisse à lui. Il émet l'invitation mais il fuit son lieu avant Par contre, ce qui est dans le haut peut accueillir dans son intimité
l'arrivée de l'autre et ceci pour la simple raison que pour pouvoir ce qui est bas car il est d'une condition différente de lui, d'une
rester lui-même, à savoir lointain, il faut qu'il se déplace. Etant de condition solide, d'une condition stable. La distance horizontale
par sa condition originelle un être du même ordre que son invité, n'est pas du même ordre que la distance verticale, le haut ne se
il lui faut conserver une distance par rapport à son partenaire : trouve pas en une espèce de parallélisme avec le bas mais il lui est
sinon il se trouvera mélangé en et avec son autre. Le lointain n'est supérieur et c'est cette supériorité qui est le secret de l'accueil qu'il
tel que par la différence inessentielle d'une distance mesurable, peut offrir au bas, sans craindre l'empiètement, le mélange et la
donc il lui faut veiller à ce que cette distance soit conservée. perte de son identité. Le haut est haut, c'est-à-dire supérieur,
N'étant pas lui-même essentiellement différent de son autre, pour inatteignable, inviolable de par sa nature, donc il ne lui est guère
demeurer lui-même, il lui faut fuir cet autre. nécessaire de monter toujours plus haut pour pouvoir continuer à
demeurer haut. Le lointain cesse d'être lointain si un autre lui est
L'insécurité profonde du lointain qui le condamne à émettre trop proche mais le haut demeure le haut quand le bas le rejoint.
des invitations qu'il ne voudra pas par la suite honorer, l'impos- En acceptant que le bas le rejoigne complètement, le lointain perd
sibilité où il se trouve d'admettre réellement des autres dans son son éloignement mais en élevant le bas vers son cœur, le haut ne
intimité et de communier avec eux, provient de cette indigence s'abaisse pas, il rend tout simplement le bas, lui aussi, plus haut.
que partagent les êtres finis, incapables de s'associer et de s'unir La hauteur n'est pas une dimension spatiale parmi d'autres, mais
l'un à l'autre, sans mettre en péril leur propre ipséité. Il existe la dimension spatiale maîtresse, la dimension spatiale par excel-
toutefois un autre moment du spatial qui symbolise l'établissement lence ( 5 ) . Celui q u i se t r o uve en ha ut ne se tr o u ve p as là
d'une communion où les communicants savent ne pas empiéter simplement mais il s'y maintient à chaque instant au prix d'une
sur le domaine des autres, ni enfreindre les frontières de leur victoire toujours renouvelée sur la pesanteur.
identité. La hauteur est cet autre moment ou dimension du spatial L'horizon est le milieu par excellence de l'être qui tout en
qui, elle aussi, est source d'appel mais où on ne revient pas sur ses avançant ne fait que tourner en rond. Cette fixation, cette
invitations et où l'on permet, par ce fait, de véritables déplace- immobilité essentielle, malgré toute agitation apparente, s'expli-
ments, des transformations effectives. Si dans l'invite du lointain q ue p ar le fa it q ue l 'ho m me ne c ho i si t p a s l ui - mê me so n
se cache un moment de futilité, l'appel qui vient d'en haut sonne emplacement mais qu'il s'y trouve simplement et qu'il s'y trouve
avec un profond sérieux. On croirait pourtant au premier abord rivé. Par contre, l'être des hauteurs ne s'est pas simplement
que c'est dans la direction du lointain qu'on saurait accomplir le « réveillé » un beau matin en haut, il n'a pas pour ainsi dire
plus aisément de véritables déplacements car, après tout, en « échoué » sur un sommet mais il domine, grâce à un pouvoir qui
avançant, on reste dans l'horizontal, on ne change pas de plan lui permet d'explorer et d'habiter n'importe quel autre lieu de
tandis que le vertical, lui, demande de constants arrachements! l'espace, ce bas monde. Si la créature finie ne saurait jamais
Toutefois le vertical ne traduit pas seulement un appel et une échapper à son horizontalité, le pouvoir infini propre au vertical
attraction mais il manifeste aussi avec vigueur et éclat la réalité permet à son détenteur d'agir et de résider n'importe où. Qui peut le
d'une prise en main. La course au lointain est une fuite en avant
où l'absence apparente de tout changement de niveau nourrit
l'illusion du progrès. Cependant avancer ne signifie pas encore
nécessairement progresser et en l'occurrence poursuivre le loin- 5. Comme le dit Baader pour exposer les différentes régions d'existence, il faut
partir du haut « qui saisit et pénètre le bas... tandis que le bas ne saisit pas le haut
tain revient plutôt à patauger, voire à tourner en rond tandis que la (Vorlesungen und Erlauterungen zu Jacob Bdhmes Lehre, dans Sdmtliche Werke,
XIII, Aalen, 1963, 115).

94
95
Miklos Veto La hauteur de Dieu

plus, peut aussi le moins, donc celui qui survole les cimes, peut pouvoir bien plus grand que tous les hauts faits divins, une
aussi parcourir les vallées. Si, pour l'homme, monter dans les « suressentialité » qui déborde toute nécessité close. La finalité
cieux revient à la quête de l'inaccessible (Deutéronome 30, 22), véritable de ces « débordements » de Dieu n'est pas simplement
Dieu, lui, qui habite dans les cieux, peut en descendre pour d'en révéler la grandeur mais aussi et surtout d'en laisser éclater et
converser avec Abraham (Genèse 17, 22). Et cette souveraineté par répandre la bonté. Si le Christ a pénétré jusqu'aux tréfonds de
rapport aux diverses régions spatiales et plus particulièrement a l'être, s'il est descendu aux enfers, ce fut pour en délivrer les justes
l'égard de tout lieu particulier, voire tout lieu propre, est le sens le qui y pâtissaient (7) et s'il parcourut les basses terres de la Galilée,
plus profond du mystère de l'Ascension, ce moment suprême du ce ne fut guère une promenade incognito du Prince des Cieux
symbolisme spirituel du spatial. mais l'exercice et l'accomplissement d'une mission pour convertir
les pécheurs. Et cette théophanie à coloration cosmique qu'était
L'Ascension est un chiffre de la souveraineté de l'Être trans- l'Ascension de Jésus-Christ avait été précédée d'une élévation
cendant par rapport à tout ordre immanent et elle est ceci, dans la autrement spectaculaire, la montée sur la Croix où le Sauveur est
mesure même où elle fait comprendre qu'au vieil archétype mort pour ses frères.
religieux de la montée aux Cieux correspond en métaphysique le
concept d'un être disposant librement de toutes les dimensions du Le mystère de l'Ascension est la manifestation par excellence de
donné. L'ascension dans le Nouveau Testament n'est pas un la hauteur de Dieu et c'est précisément elle qui révèle que la
simple mouvement vertical mais plutôt la traduction d'un régime hauteur n'est pas simplement une épithète de Yahveh Sabaoth
de souveraineté spatiale où le haut et le bas, c'est-à-dire la descente mais aussi le chiffre privilégié d u Dieu so uverain et d 'une
et l'élévation, s'impliquent mutuellement. L'Épître aux Éphésiens souveraineté qui trouve son accomplissement dans la Rédemption.
applique au Christ l'expression vétérotestamentaire « Il est monté La hauteur de Dieu, à savoir la domination et la disposition de
dans les cieux » mais pour y ajouter immédiatement « Qu'est-ce à tout espace – au sens topologique mais aussi ontologique – permet
dire, sinon qu'il est aussi descendu dans les régions inférieures de d'expliquer – autrement que n'a su le faire la théologie médiévale –
la Terre » (4, 9). Dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus prédit que Dieu, l'Être transcendant est Pouvoir-Liberté absolu, mais le
aux Apôtres : « Vous verrez le Fils de Dieu monter là où il était Pouvoir-Liberté n'est en son essence que bonté. Quand la « troupe
auparavant » (Jean 6, 62). Et dans l'entretien avec Nicodème nombreuse de l'armée céleste » s'est mise à célébrer la gloire du Très-
l'Ascension est quasiment « déduite » à partir de l'abaissement Haut devant ce nouveau-né couché dans une basse étable de
kénotique : « Nul n'est monté au Ciel hor mis celui qui est Bethléem, elle rendit témoignage d'une profonde vérité : la
descendu du Ciel... « Jean 3, 13). Ce rapport organique entre la hauteur de Dieu se manifeste le mieux par l'abaissement où Il
montée et la descente s'étendra à d'autres manifestations de la demeure néanmoins le Très-Haut. Pour admettre ce profond
souveraineté de Dieu. La parousie, la seconde descente se trouve paradoxe, il faudra d'abord voir que l'absoluité divine ne revient
mise en rapport avec la montée de l'Ascension : « Ce même Jésus guère à une perfection à laquelle on ne saurait rien ajouter et dont
viendra de la même manière où vous l'avez vu s'en aller vers le on ne pourrait rien retrancher. La divinité de Dieu consiste plutôt
Ciel » (Actes 1, 11). Le Dieu de l'Ancien Testament est le dans ce pouvoir illimité, dans cette vertu « infinie » de déborder sa
Très-Haut et ce même Dieu, en se révélant comme le Père de propre essence, de devenir plus qu'il n'est de par sa nature – et
Jésus-Christ, « renforcera » sa hauteur en franchissant du haut en ceci en devenant précisément moins. Le ressort profond de cet auto-
bas et du bas en haut les béances qui séparent le Ciel et la Terre. débordement et de ce dépassement de soi que symbolise le •
Ces « mouvements » de Dieu révèlent la souveraineté absolue mais pouvoir du Très-Haut d'aller vers le bas, de descendre en lui, est
ils ne doivent pas être pris pour de simples prouesses ontologiques. cette sécurité de Dieu – l'expression est de Schelling (8) – qui lui
Sans doute, c'est devant « un nouveau-né... couché dans une permet pour ainsi dire de se quitter lui-même, de sortir de soi, de
crèche » qu' « une troupe nombreuse de l'armée céleste » entonna
la louange « Gloire à Dieu au plus haut des cieux (6) » mais la
descente, l'abaissement, les moments kénotiques manifestent un

( 6 ) Théologique Luc 2 12-14. Voi (982 M. Corbin, « Dieu au plus haut du Ciel (7) Anima sanctorum quas de inferno eduxerat, in coelis traduxit, Summa Theologica, III,
». Nouvelle Revue Théologique 114 (1982), 178 s. 57, 6, Concl.

(8) Schelling, Darstellung des philosophischen Empirismus, Werke X, Augsburg et


Stuttgart, 1861, 260.

96 97
Miklos Veto La hauteur de Dieu

devenir autre, sans se perdre, sans compromettre sa propre niveau de la créature au prix d'honorables distinctions conceptuelles,
identité. Et finalement, si Dieu ensevelit sa divinité sous « la mais que pourra-t-elle faire quand elle se trouvera aux prises avec
condition d'esclave », c'est pour des raisons et des buts précis que l'Incarnation, le mystère du devenir-homme de Dieu, une
poursuit tenacement sa volonté rédemptrice : la ratio exercendi de condition où les rapports de Dieu à la création ne peuvent
la liberté est la bonté. La hauteur de Dieu se manifeste d'une plus être conçus comme unilatéraux et asymétriques, où Dieu ne
manière particulièrement éclatante dans la faiblesse du nouveau- touche plus seulement comme de l'extérieur la nature humaine
né de Bethléem mais il ne s'agit pas ici d'une dialectique du mais l'assume complètement? Dans l'union hypostatique la nature
paradoxal : le faible n'est pas le fort en lui-même, en tant que divine ne survole pas seulement la nature humaine mais se trouve
faible, et le bas n'est pas le haut parce qu'il est le bas. Si le faible unie à elle réellement. Jésus-Christ est vrai homme et vrai Dieu,
incarne le fort et si le bas accomplit le haut, c'est parce que c'est et en lui « Dieu a souffert dans la chair » (10). Sans doute, la
en et par l'abandon et l'abaissement de soi que Dieu sauve les théologie scolastique a su multiplier les distinctions pour
hommes. exposer conceptuellement l'union hypostatique. Elle a su délimi-
ter la portée de cette union, mettre en valeur, sans les mélanger,
La scolastique d'inspiration hellénique a perfectionné la notion les rôles respectifs du divin et de l'humain. Toutefois l'essentiel de
d'un Dieu, être absolu et nécessité parfaite. Ce Dieu est comblé en ses préoccupations, c'est de montrer que l'union hypostatique
et par soi-même et au sens strict du terme, il ne devrait pas avoir n'abolit pas la divinité du Fils, que l'Incarnation ne porte pas
de relation à quelque chose d'autre que soi-même car il ne saurait atteinte à l'inaltérabilité divine et n'empiète aucunement sur
être sujet à aucune modification ou altération. Toutefois l'enraci- l'intégrité de la divinité. Bref, que malgré l'Incarnation, Dieu
nement biblique primitif de cette notion philosophique de Dieu continue à être Dieu et que si le Fils est descendu sur terre, il
ne pouvait pas laisser inchangées l'impossibilité et l'absence demeure néanmoins dans les cieux. Il s'agit donc d'un raisonne-
effective de toute relation ad extra. Pour rendre compte en ment d'ordre apologétique qui ignore que, loin de menacer la
philosophie de la doctrine de la création, la spéculation scolastique hauteur, la descente en est plutôt la forme la plus exaltée! La
a dû élaborer ce qu'Étienne Gilson a appelé « la métaphysique de réflexion d'inspiration hellénique ne réalise guère que de la même
l'Exode ». Dieu n'est plus alors le Premier Moteur, simple causa manière où la vraie hauteur n'est pas une portion donnée de
finalis des êtres mais il est également leur causa efficiens. Une l'espace, mais sa dimension maîtresse, et qui peut en assumer et
notion plus dynamique de l'Être s'annonce alors qui, tout en habiter chaque section, la véritable transcendance n'est pas celle
insistant sur la perfection et l'inaltérabilité de Dieu lui-même, qui s'oppose en une séparation radicale à la finitude, à son autre,
multiplie des distinctions et les définitions qui rendent possible de mais celle qui pénètre cette finitude, l'embrasse, voire la devient.
Le mettre en rapport avec autre chose que Lui-même, et Lui « Ou encore et plus généralement : si Dieu est le Même, c'est-à-dire Lui-
permettent » de devenir (ou plutôt d'être) Créateur. On récupère Même, il est tellement Lui-Même qu'Il l'est encore dans
donc en métaphysique le Dieu créateur de l'Écriture dans la l'autre ou plutôt, précisément c'est dans l'Autre qu'Il est le plus
mesure où on explique les rapports entre Dieu et le monde Lui-Même. Instruite et comme assouplie par la méditation sur la
comme asymétriques ou plutôt comme unilatéraux. L'acte de Trinité, la raison chrétienne comprend que la divinité n'est pas un
création atteint le mo nde qui est créé mais il n'affecte pas bloc de lumière mais un échange de courants d'amour. Or Dieu,
vraiment le créateur (9). S'il l'affectait, pense-t-on, Dieu cesserait qui est un « système » de communication interne dans sa Trinité,
alors d'être Dieu. Dieu est dans les cieux et si la création du peut devenir et Il devient effectivement, une communication ad
monde l'atteignait de quelque manière, alors en créant la terre, il extra dans la Création et surtout dans l'Incarnation et la Rédemp-
la toucherait et, ce qui est bien plus grave, Il serait touché par elle. tion. L'Être transcendant ne doit pas être conçu comme Acte Pur, c'est-
Mais alors Dieu ne serait pas vraiment « en haut » et se trouverait à-dire comme équivalent à une actualité sans ombre de
désormais au même plan que la créature. La métaphysique de potentialité. Il est plutôt l'origine commune et l'unité supérieure de la
l'Exode évite cet abaissement de Dieu, cette réduction de la divinité au

(9) Pour cela voir les citations de saint Thomas rassemblées par J.-L. Marion, Sur (10) Lettre de Jean II aux Sénateurs de Constantinople, Denz. 401. G. Dumeige, La
la théologie blanche de Descartes, Paris, 1981, 38. foi catholique, Paris, 1969, 191.

98 99
Miklos Veto La hauteur de Dieu

puissance et de l'acte et il demeure souverain et au-delà par rapport est, d'une certaine manière, moins que néant : à savoir
à toute actualité et toute potentialité, y compris les siennes propres l'homme pécheur. Le Christ est venu dans le monde pour sauver
(11). C'est pour cela que Dieu peut s'affirmer dans sa majesté les hommes en les guérissant du péché et pour ceci il lui fallut
ou se cacher sous la condition d'esclave mais dans les deux cas, Il assumer la co nditio n de l'ho mme. Il a d û franchir la faille
demeure lui-même. Dieu n'est ni le fort, ni le faible mais il se ontologique qui sépare l'infini du fini, radicaliser l'analogia entis
tro uve q ue c'est dans le faib le q u'Il r éalise le mieux sa en la réalisant jusqu'à l'insertion effective de l'Être dans un être
divinité. fini. Dieu, dans le Christ, accepte toutes les conséquences de cette
Dieu en tant que transcendance souveraine peut se rapporter à descente dans le monde : la fragilité du corps et de l'âme, la
quelqu'un d'autre mais il ne s'y rapporte effectivement que mû souffrance, la désolation et la mort. Dieu a dû ainsi s'abaisser pour
par son amour condescendant à l'égard du faible et du petit. se mettre à la portée des hommes, pour se trouver à leur niveau
Quand le grand se tourne vers le petit, le haut vers le bas, cela ne car ce n'est qu'ainsi que les hommes peuvent se rapprocher de lui,
peut être qu'un amour de condescendance, or, dans la création, la entrer en communion avec lui et être secourus par lui. A ce
divinité s'ouvre à ce qui est tellement infinitésimal qu'il n'existe moment on doit se rappeler les paradoxes du lointain et de son
même pas. La véritable condescendance est cet amour gratuit que contraste profond avec la condition du haut. L'être des lointains –
ne motive l'espoir d'aucune contrepartie et la creatio ex nihilo est expliquait-on – invite son autre à se rapprocher de lui, mais il ne
la forme la plus pure de cet amour, car seul celui qui n'existe saurait attendre que ce dernier le rejoigne effectivement. Le
même pas, seul le néant ne saurait receler en lui la promesse d'une lointain se trouve sur le même plan que celui qui devrait être son
récompense, d'une rétribution. Si « la raison » véritable de la hôte et la trop grande proximité de ce dernier porte atteinte à son
création est cet amour condescendant, inversement on pourrait intégrité, le menace dans son identité propre. Contrairement à
aussi dire que le rapport primitif de celui qui est le Tout dans le cette insécurité du lointain, que sa fixation à un plan particulier de
Tout à ce qui n'est pas lui-même, c'est-à-dire à ce qui est néant, ne l'espace condamne à ne pouvoir admettre une véritable proximité
peut être que de la plus pure condescendance, au sens d'une sortie de son autre, par conséquent à se refuser à toute rencontre et à
kénotique de soi. La Kabbale juive représente justement la toute communion authentiques, l'appel que profère l'Homme-
création du monde comme un retrait de Dieu, comme un abandon Dieu n'est p as q u'une invitatio n for melle. Le Chr ist ne se
de sa totalité omniprésente pour faire de la place au fini (12) et contente pas de proposer à l'homme qu'il le suive et qu'il vienne
c'est pour cela qu'une Simone Weil a pu relier la création à auprès de lui mais il s'attend à ce que l'autre lui réponde et il
l'Incarnation rédemptrice : l'Agneau a été immolé dès la création attend jusqu'à ce qu'il réponde à son appel effectivement, voire il va au-
du monde (Apocalypse, 13, 8), Dieu se « décrée » Lui-Même en devant de lui et l'accueille dans ses bras. L'invitation qui émane d'un
créant le monde (13). Toutefois si, dans la création, on assiste à la autre homme cache toujours une bonne dose d'hypocrisie car on
pure condescendance de Dieu, à cet amour incommensurable qui doit savoir pertinemment qu'on est condamné à s'éloigner sans
motive » sa descente, dans l'Incarnation et la Rédemption cette cesse de l'autre tandis que l'Homme-Dieu, le Très-Haut qui a pris
condescendance ne cesse de s'approfondir. Dans la création, la la condition d'esclave attend patiemment son invité, se laisse
générosité divine s'enflamme pour quelque chose qui n'a aucun toucher et saisir par lui. Bref, il ne s'esquive pas devant la réponse
prix ni valeur car il est néant, tandis que dans l'Incarnation et dans que suscite son appel mais reste effectivement disponible à ses
la Rédemption, la compassion se dédouble ou plutôt se transmue frères. Au lieu de faire miroiter une lumière qui se dérobe, d'être
dans une autre sphère : Dieu se quitte Lui-Même et s'abaisse pour une voix qui se perd, Dieu en Jésus-Christ s'arrête, s'immobilise,
quelque chose qui n'est pas simplement absence d'existence mais qui se laisse pour ainsi dire fixer – jusqu'à être fixé sur la Croix... C'est
en se laissant clouer sur la croix que le Christ a témoigné de la
différence essentielle entre le cri du lointain et l'invocation qui
émane du Très-Haut. Le Christ s'est laissé crucifier et il mourut
sur la Croix pour nous sauver, et il a pu agir ainsi car, comme dans
(11) Voir sur cela les profonds développements de Schelling Andere Deduktion der son Incarnation, dans sa Passion non plus il n'a cessé d'être Dieu.
Prinzipien der positiven Philosophie, Werke XIV, 1858, 339s. et M. Veto, Le Les théosophes appellent Dieu le lien indissoluble (14) et cette
fondement selon Schelling, Paris, 1977, 495 s. indissolubilité a sa
(12) G. Scholem, Les Grands Courants de la Mystique Juive, Paris, 1960, 277 s.
(13) M. Veto, La métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, 1971, 19 s. (14) C.F. Oetinger, Biblisches und emblematisches W6rterbuch, 1776, 636.

100 101
Miklos Veto La hauteur de Dieu

créature et Il ne se respecte pas non plus Soi-même. Si Dieu ne


manifestation suprême dans la Croix. Le cri d'abandon de Jésus peut sauver la créature pécheresse qu'en la dissolvant en Lui-
et sa mort sont des brèches très réelles, des cassures authentiques même, alors la rédemption gracieuse se dégrade en une manipu-
mais qui ne portent néanmoins pas atteinte à son identité divine. lation extérieure où le manipulé assiste, impuissant, à son inves-
L'iconographie du haut Moyen-Age avec ses crucifiés couronnés a tissement par la grâce et finit par cesser d'être lui-même. Et le
bien compris que la mort du Serviteur et sa glorification ne sont pouvoir rédempteur, lui aussi, se révèle impuissant, car incapable
pas des moments qui se succèdent dans le temps mais les deux de s'exercer, de se déployer en un autre comme autre. Si Dieu ne
faces d'une seule et même réalité. Pendu lourdement sur la peut diviniser l'homme qu'en le « dénucléant » ainsi, il ne s'agit
Croix, le Christ est exalté comme le Très-Haut. plus alors d'un sauvetage de l'autre mais de son intégration dans le
Même : Dieu ne restaure plus les créatures dans leur propre
La glorification du Fils dans son abaissement ultime traduit la intégrité primitive mais, à l'instar du Cronos de la mythologie, il
souveraineté absolue de Dieu par rapport à tout changement, les réabsorbe en lui-même. Autrement dit : en dernière instance, la
toute modification intérieure ou extérieure. Cette souveraineté est seule réparation de la création abîmée par le péché consisterait
fondée sur la sécurité d'un être qui ne peut jamais cesser d'être dans son abolition...
lui-même. Or le Très-Haut récuse tout privilège d'impassibilité, il
ne s'isole pas dans sa condition inaccessible. La hauteur de Dieu Une telle conception de la Rédemption où Dieu ne saurait
ne signifie pas seulement l'inviolabilité, de l'existence divine par sauver la créature qu'en la réduisant à la nullité ferait paraître une
rapport à tout empiètement éventuel de la part d'autres êtres, elle divinité « insécure » et surtout, une divinité incapable d'admettre
est plutôt le lieu et le milieu féconds d'un appel incessant au l'existence autonome de l'oeuvre qu'ont façonnée ses propres
surgissement d'autres êtres, une invitation constamment réitérée mains. Or le Très-Haut – avons-nous dit – est très haut dans la
aux créatures de monter jusqu'à elle, de la rejoindre. Son identité mesur e o ù il demeur e haut même q uand il se fait b as, par
indissoluble permet au Fils de s'abaisser et de devenir lui-même conséquent son identité ne pâtit guère de la communion avec un
homme, et, dans cette nouvelle condition, d'accueillir les hommes, êtr e b a s, à sa vo ir l 'ho m me . R ie n n e fa it mi e u x écla ter l a
ses semblables, mais c'est sa bonté infinie qui le « pousse » à souveraineté illimitée de Dieu q ue le fait d 'ad mettre et de
prendre effectivement la condition du pécheur. Qui plus est – et reconnaître l'ipséité indépendante de la créature rédimée. Dieu
ce sera le moment ultime de la symbolique de la hauteur – c'est sa seul est suffisamment puissant pour faire quelque chose – écrit un
bonté miséricordieuse qui fait que ceux qu'il sauve et régénère ne théologien contemporain – qui a de la validité même dans Sa
cesseront pas d'être eux-mêmes. Le Christ sauve les hommes en présence (15). C'est la hauteur de Dieu qui, seule, peut « garantir
prenant sur lui la condition pécheresse, en se mettant à la place que l'élévation de la créature ne tourne pas en sa dissolution...
des hommes, en consentant à ce que Dieu leur attribue ses propres « Selon saint Augustin c'est « par sa nature humaine que le Fils de
mérites ». Il y a donc toujours une assimilation réciproque entre Dieu a été suspendu à la Croix mais c'est en vertu de sa nature
Dieu et l'homme. Le Christ est le Verbe fait homme et il est fait divine qu'il est monté aux cieux » (16). Néanmoins c'est le
péché, et les hommes, les pécheurs sont – pour parler avec des Ressuscité, Jésus-Christ homme, qui est dans les cieux, et, si le fait
Pères Grecs – divinisés. Or si on a déjà pu considérer comme une qu'il soit assis à la droite du Père ne porte aucunement atteinte à
prouesse ontologique le fait que Dieu devenu homme n'a pas cessé l'identité de Dieu, sa propre humanité, elle non plus, ne s'en
pour autant d'être Dieu, on franchit une seconde étape sur la voie trouve pas lésée. La « leçon » de l'Ascension, c'est que grâce à sa
de ces admirables paradoxes en affirmant que, divinisé, l'homme hauteur, Dieu ne saurait jamais perdre son identité même quand Il
ne cesse pas d'être homme. Et il importe grandement d'insister sur descend vers le bas, mais l'humanité de l'homme, elle aussi, se
cette continuité intégrale entre la créature déchue et la créature trouve conservée quand Dieu l'élève auprès de lui. Or si Dieu ne
régénérée car toute désignation de la rédemption en termes de compromet pas son identité en quittant son « lieu », c'est qu'Il est l'être
divinisation pourra conduire à un panthéisme où sous prétexte de
louer la puissance rédemptrice de la divinité, on finit par sacrifier
l'identité de l'homme qui se trouve assumée en Dieu, mélangée et
fondue en lui, en un mot, évaporée. Or si Dieu ne sauve le
pécheur qu'en l'assumant complètement, en le vidant de sa propre (15) K. Rahner, Dieu dans le Nouveau Testament, Écrits Théologiques I, Paris, 1959,
identité, c'est qu'en dernière instance Il ne respecte pas vraiment sa (16) Sermo 176.

102 103
Miklos Veto Communio, no IX, 1 – janvier-février 1984

des hauteurs de par sa nature. Par contre, l'homme n'est ce qu'il Henri AGEL
est que dans son lieu naturel, et s'il conserve son identité même
quand il se trouve éloigné de ce lieu, ce n'est qu'en vertu d'une
communication gracieuse de Dieu qui maintient cette
identité même en dehors de sa situation naturelle. Et cette
communication quoiqu'elle ne découle pas nécessairement de
l'indissolubilité naturelle de Dieu, est bien l'oeuvre de cette bonté
miséricordieuse dont le lien indissoluble est pour ainsi dire la
condition première.
Herméneutique du film
A ce moment on commence à entrevoir toute une dimension
cachée de la hauteur divine. La hauteur de Dieu ne symbolise pas
seulement sa sécurité absolue mais elle se révèle également
comme le ressort propre de ses communications gracieuses, de
cette diffusion de soi qui est l'essence même de l'amour condes-
cend ant. Au lieu d e ne d ésigner q ue l'inaccessib ilité et la Il ne faut pas seulement interpréter le film comme une
séparation de Dieu, la hauteur finit par apparaître comme ce qui narration ou un discours. Il faut aller jusqu'à le voir
Le meut au partage, à l'échange et au sacrifice amoureux. Le comme une célébration, portée par les symboles les plus
cœur de Dieu veut le salut des hommes. Etre de hauteur, Dieu puissants. Ce qui, d'ailleurs, le ramène très souvent à une
veut que les créatures, elles aussi, vivent au Paradis, dans le Ciel, référence évangélique.
car II sait que seule une certaine élévation, c'est-à-dire une
certaine sécurité peut les ouvrir à l'amour. Au lieu de les écraser
ou de les dissoudre, Dieu élève les hommes à sa propre hauteur, ce
n'est qu'ainsi qu'ils peuvent être et échanger avec Lui. La hauteur
de Dieu n'est pas de la jalousie et de l'inaccessibilité mais la source
féconde d'autres hauteurs.
Miklos VETO IL est temps que les étudiants en cinéma et les spectateurs vraiment
adultes se soucient d'appliquer au septième art cette approche
herméneutique définie par Paul Ricœur (De l'interprétation) et
résumée de façon remarquable par Paul Guiraud (La sémiologie).
Loin de réduire le décryptage d'un film à l'utilisation d'un
ensemble de codes pétrifiants, cette méthode verra dans le
déroulement filmique « non seulement du caché qui s'ajoute mais
du profond qui se déploie » selon la belle formule de Mikel
Dufrenne appliquée à la poésie.
L'image offre en apparence une finitude, une opacité, _qui
empêchent le spectateur d'aller plus loin que ce qu'il voit. Or
l'étude minutieuse des classiques du septième art conduit à la
Miklos Veto, né en 1936 à Budapest. Marié, trois enfants. Études de droit certitude que les grands metteurs en scène n'ont pas assemblé des
en Hongrie jusqu'en 1956, puis de philosophie à Paris et Oxford. images seulement pour représenter ou figurer quelque chose : à
Enseigne aux Etats-Unis, en Afrique, puis à l'Université de Rennes depuis un degré plus ou moins élevé, l'écran est devenu pour eux une
1979. Publications : outre de nombreux articles en français, anglais, sorte de surface magique et transparente, une eau sans fond;
hongrois, espagnol, et une édition d'un texte de Schelling, signalons : La l'image, loin d'avoir la matité d'un objet, s'est mise à exister
métaphysique religieuse de Simone Weil, Vrin, Paris, 1971, et Le fondement au-delà d'elle-même, en se spiritualisant dans une échappée indéfinie
selon Schelling, Beauchesne, Paris, 1977.

104 105
Henri Agel Herméneutique du film

de profondeurs. Elle n'a plus été un tout circonscrit, clos sur lui- iceberg " cette loi de l'information visuelle. Elle est commune à l'œil et à
même. Elle est devenue ouverte et perméable aux jeux les plus la caméra. Elle nous rappelle que nous percevons seulement
irisés de l'intuition. Elle s'est muée en signe, mais en signe l'écume des choses, la superficie des phénomènes. » Ajoutons que
vivant, harmonieux et mouvant. Elle a dégagé, comme une fleur cette image est à la fois modelée en elle-même (par l'échelle des
dégage un parfum difficile à définir, une sorte d'odeur mentale ou plans, la lumière, l'angle de prise de vue) et par sa relation à
spirituelle. Ce serait pourtant une lourde erreur que de réduire cette l'ensemble des images qui composent la séquence. De ce fait un
signification diffuse et musicale d'une suite d'images à un système film, loin d'être un duplicata du réel, s'offre à la fois comme une
de symboles rigoureux, à une équation précise et lapidaire. Ces narration originale, un discours, un réveil de l'imaginaire des
images ne sont pas des symboles, le symbole fait appel à une réalisateurs qui s'adressent à notre imaginaire.
connaissance déjà acquise et à un processus intellectuel. Ces images sont A ces constantes de l'imagination mythique ou de la tradition
des signes qui agissent directement sur le spectateur sans passer par cette secrète que sont, par exemple : la traversée des apparences, le
connaissance préétablie et cette opération mentale, consciente. passage par la mort, la quête mystique, le dédoublement, le choc de
L'envoûtement du spectacle de cinéma pour le spectateur averti l'ombre et de la lumière, les grands cycles tragiques ou
réside alors dans le caractère bergsonien des enchaînements qui se mystiques (le Piège, l'Exil, la Terre promise), etc., le cinéma donne
déroulent sous ses yeux : ambiguïté ou polyvalence, peu importe le depuis plus d'un demi-siècle une modalité d'existence privilégiée.
mot (trop ambitieux) qu'on emploiera pour définir ce courant de C'est en ne perdant pas de vue ces constantes que nous voudrions
conscience, où la marge d'ineffable, le halo mystérieux sont poser le premier jalon de cette herméneutique, c'est-à-dire de cette
précisément l'essentiel. Il y a bien quelque chose de marin dans le explication d'un « système de signes implicites, latents et purement
déroulement d'une séquence de film. Les prolongements glissent contingents » qui se différencie nettement d'un « système de
et se répandent à travers notre esprit et si les portes invisibles conventions explicites et socialisées ». Ainsi pourrait être obtenu un
semblent parfois s'ouvrir sur le monde abstrait, c'est comme double gain : libérer le cinéma des méthodes réductrices qui
s'ouvriraient les portes d'un palais englouti au fond des mers. stérilisent ses virtualités indéfinies; découvrir à travers un mode de
Ainsi, le sensible se fond en mental et de son côté le mental perd communication moderne la survie éclatante de certaines aspira-
sa sécheresse de création intellectuelle. Le film est un rêve éveillé tions immémoriales des humains.
dont la consistance est d'une fluidité semblable à celle des fonds sous- Le cinéma sera ainsi une pierre de touche des mouvements de
marins. diffusion et de regroupement d'une dynamique universelle.
Dans ces perspectives, la chronique publiée par Jean Collet dans Encore que la majorité de ses exégètes, curieusement sourds à la «
le numéro d'avril 1975 des Études apparaît comme l'expression mélodie silencieuse » dont parlait René Schwob il y a un
d'une volonté très nette de rompre en visière avec une approche demi-siècle, ne connaissent de décryptage des films que celui qui
réductrice. Dans cette page qu'il est indispensable de citer tout passe par des disciplines matérialistes, il semble y avoir assez
entière, le critique révèle loyalement ses propres critères : « Oui, d'esprits non prévenus dans le monde pour envisager le septième
j'affirme que le cinéma est poétique, ou il n'est pas. L'ambivalence art en fonction d'une symbolique. Saluons avec gratitude un
qui caractérise à mes yeux toute image s'enracine plus profondément certain nombre de ceux qui ont abordé dans cette perspective des
encore dans une phénoménologie de la perception. Tout particulière- cinéastes tels que Murnau, Dreyer, Mizoguchi, Hitchcock, Rossellini,
ment de la perception visuelle. Voir, c'est nécessairement fixer son et quelques autres dont l'oeuvre permet évidemment plusieurs niveaux
regard sur un fragment d'espace. Ce que nous voyons est l'émergence de lecture, mais qui révèle à un regard sensible au spirituel des
infime d'une réalité toujours plus vaste, plus profonde, plus secrète et harmoniques indéfinies.
qui se dérobe au regard. Voir, c'est admettre les limites de notre vue. Assurément cette approche de l'oeuvre d'art indispose ceux qui
L'ceil, c'est bien connu, fonctionne comme le caméraman et sa réduisent leur investigation à l'étude des phénomènes socio-
caméra. Il cadre. Donc il isole. Il met en évidence, et du même coup économiques. Mais il y a lieu de leur répondre que l'optique qui
occulte, il ignore tout ce qui est autour de son champ. J'appelle " effet

106 107
Henri Agel Herméneutique du film

est la leur, parfaitement justifiée en elle-même, n'épuise pas le aspect de l'oeuvre de Cocteau, l'ensemble de l'oeuvre de Grémil-
champ des contenus esthétiques, surtout quand ceux-ci peuvent lon et de l'oeuvre de Robert Bresson.
aussi relever d'une analyse semblable à celle d'un Mircea Eliade, qui a Entre ces films et la production littéraire et musicale de
prononcé la phrase essentielle (condensé de toute son explo- l'Occident existent des affinités qui seront soulignées au passage.
r atio n , e n p ar tic u li er d e ce lle q ue co nt ie n t La No sta lg ie Au fur et à mesure que seront auscultées ces archives esthétiques
des origines) : « L'expérience du sacré est une structure de la de la spiritualité qui révèlent une orientation symbolique, les
conscience. » éléments fondamentaux de la metanoia tels qu'ils ont été définis
La complexité et, si l'on ose dire, le chatoiement spirituel des dans la tradition mondiale seront explicitement rappelés et ainsi
films qui ont retenu notre attention seraient la plus éclatante montreront à quel point ils sous-tendent des moments essentiels de
confirmation des interférences sans cesse rejaillissantes que les la créativité littéraire, musicale et cinématographique.
lignes de force mystiques des civilisations les plus diverses Si ces vues sont admises par ceux qui ont consacré leurs
entretiennent dans une genèse ininterrompue. En une même recherches à la science des signes dans la tradition hermétique et
oeuvre on trouverait mêlés l'exercice de la volonté et l'adhésion la par ceux qui ont vu dans le cinéma une possibilité de renouvel-
plus humble à une discipline religieuse; la reconnaissance du lement des thèmes religieux, elles suscitent plutôt le scepticisme
prochain en tant que tel et l'intégration – ou mieux la dissolution – des spécialistes du septième art qui ne sont pas enclins dans
dans le cosmos; l'esprit d'enfance enseigné par l'Évangile et la l'ensemble à regarder l'écran dans de telles dispositions. Depuis la
lucidité adulte de la Grèce et de l'Inde; la terreur et la confiance; disparition de André Bazin et de Amédée Ayfre, rares sont ceux
le détachement à l'égard des pulsions humaines et la brûlure de qui s'intéressent à l'expression du spirituel dans les films. Et en
l'amour universel. En un sens, le regard qui pourrait alors être dépit de l'élargissement donné par un Roland Barthes au cours des
porté sur l'ensemble de ces oeuvres prendrait une coloration dernières années de sa vie au déchiffrage des productions filmi-
symphonique. La vision qu'on en aurait serait une vision musicale. ques, les tenants de la sémiologie restent d'une orthodoxie
Si bien qu'un commentaire scrupuleux de chacune exigerait qu'on inflexible. Il est curieux de constater que la plupart des sémiolo-
traçât un véritable réseau initiatique, non pour y enserrer leur gues du septième art voient dans un film d'abord une narration,
contenu mais, au contraire, pour en mieux percevoir la mouvance ensuite un discours, mais en général s'arrêtent là. Mieux inspirés,
et l'ondoiement métaphysiques. semble-t-il, étaient les exégètes des années 30 qui discernaient
Si disparate que puisse sembler la liste des films à partir dans la structure même des plans et des séquences les signes d'une
desquels nous avons vu se dégager ces constantes, elle maintient vocation poétique du cinéma. Entre les deux opinions extrêmes
pourtant une indéfectible unité; ce sont (et l'inventaire est qui font d'une suite d'images soit une simple représentation de la
certainement fort incomplet) : chez Nicholas Ray : Johnny Guita- réalité familière soit un système d'équations, il y a place pour une
re, Traquenard, La Forêt interdite; chez Mizoguchi : Les Contes de vue à la fois humble et ouverte, celle que formulait André Bazin
la lune vague, L'Intendant Sansho, L'Impératrice Yang-Kwei-Fei; dans un article de la revue Esprit en juin 1944: « Dans la plupart
chez Kurosawa : Rashomon, Vivre, Barberousse; chez Dreyer l'en- des cas, l'image est encore trop engagée dans la réalité pour n'être pas
semble de l'oeuvre; chez Bergman : Les Communiants, Les Fraises chargée d'une certaine polyvalence métaphysique. » En fait cette
sauvages; joignons-y de Sjoberg : Le Chemin du ciel; en Italie polyvalence est telle que pour un séminaire ou un ciné-club
l'ensemble de l'oeuvre de Rossellini, Théorème de Pasolini, les composé de spectateurs avertis, le film devient le point de
premiers films de Fellini; des films importants du cinéma améri- polarisation intellectuelle et spirituelle d'un certain nombre de
cain : Les Damnés de l'océan, Limelight, Le Roman de Marguerite subjectivités. Cela ne peut assurément être valable que si chacun
Gautier, certains films de King Vidor et de John Ford; L'Aurore de tient compte de l'écriture et de la composition de l'oeuvre. Toute
Murnau, la quasi totalité du cinéma de Hitchcock depuis 1940; technique est grosse d'une métaphysique.
quelques oeuvres majeures de Fritz Lang; en France, L'Atalante, Mais il y a plus ici que la métaphysique : si quelques réalisateurs
Madame de, La Marquise d'O, Le Fleuve, Le Carrosse d'or, un

108 109
Henri Agel Herméneutique du film

plient la réalité visible à leur dialectique, la plupart des grands tremendum qui selon Rudolf Otto est une caractéristique du
cinéastes, ceux d'aujourd'hui comme ceux d'il y a un demi-siècle, sacré : Psaume rouge de Jancso et La nuit de San-Lorenzo des
cherchent dans l'univers une correspondance entre microcosme et frères Taviani.
macrocosme, prenant ainsi la relève des grands initiés des temps De tous les films notables de l'Histoire du cinéma, Psaume rouge
anciens et de la Renaissance. À cet égard rien n'a été écrit de plus est sans doute celui qui offre de la façon la plus remarquable la
net et de plus fort que les lignes de Barthélémy Amengual dans ses prouesse d'une transposition de la liturgie chrétienne en célébra-
Clefs pour le cinéma : « Comment chanter, célébrer (c'est nous qui tion révolutionnaire. Sur le chef-d’œuvre de Jancso qui a suscité
soulignons) un monde avec lequel on ne serait pas d'accord? La tant d'analyses contradictoires, je n'ai pas grand-chose à ajouter à
dimension contemplative, panthéistique, l'équilibre cosmique du ce que j'ai écrit dans L'espace cinématographique voici quelques
cinéma de la présence viennent de là. Les vrais réalistes, les années, utilisant à deux reprises dans la même page le terme de
chantres " viscéraux " de la réalité – Flaherty, Dovjenko, Renoir, « célébration ». Plutôt donc que de recopier ou de paraphraser ces
Vigo, Satyajit Ray, Donskoi, De Sica, Tarkowski – édifient tous commentaires, je préfère extraire quelques remarques d'un
leur oeuvre à partir de cet accord de fond. » mémoire soutenu à l'Université Paul Valéry et qui me semble
Nous avons souligné dans le texte de B. Amengual le terme de « d'une haute tenue : Marie-Christine Labat a vu le film sept fois, et
célébration », car il nous apparaît que la dimension poétique du son intérêt pour le symbolisme lui a certainement permis une
cinéma, celle qui nous permet d'entrer dans le secret de cette « approche plus rigoureuse que celle des critiques patentés.
forêt de symboles » entrevue par Baudelaire, c'est une écriture qui, C'est donc de la multiplicité des symboles et de leur diversité
tout en incluant la narration et le discours, les dépasse pour se hausser qu'elle est partie pour structurer son travail. Et tout naturellement
au niveau célébrateur c'est-à-dire à ce niveau qui est vraiment elle a été conduite à voir en Psaume rouge une paradoxale mais
celui d'une liturgie fervente et grave, exprimant le mystère de féconde harmonisation entre le déroulement d'une cérémonie
l'être. Le style est ici si déterminant que point n'est besoin pour païenne et un système de références au Saint-Sacrifice de la
que nous accédions à cette hauteur que le sujet implique la Messe. Ce qui soude ces deux éléments et les oriente symphoni-
notion de transcendance au sens théologique du terme. Certes quement vers l'expression solennelle et fervente d'une foi marxis-
dans les oeuvres d'un Dreyer (Ordet), d'un Mizoguchi (Contes de la te, c'est qu'ils s'incarnent fortement en un ensemble plastique non
lune vague), d'un Bresson (Procès de Jeanne d'Arc), d'un Rossellini point défini a priori mais émanant du terroir de Hongrie. Les
(Onze fioretti de François d'Assise) et dans mainte autre, la feuillages rappellent l'importance de l'espoir et la permanence de
référence le plus souvent explicite à cette notion est en accord la révolution; la colombe associée à la nudité des paysannes exalte
avec le déroulement du film qui devient une sorte d'office. Mais tout ce qui, en face de la perversité et des puissances de ténèbres,
dans un certain nombre d'autres productions la solennité du tempo, dit la lumière, la pureté et l'Esprit; le pain et le vin sont unis dans
la magnification du récit par le choix de la palette et des une séquence qui est le moment le plus haut de cette évocation. «
cadrages, la direction des interprètes, élèvent la diégèse si forte- Le pain, symbole de la nourriture essentielle (de l'Eucharistie)
ment au-dessus de l'anecdote ou de la chronique réaliste, que le devient le ciment de l'union et de la communion fraternelle entre les
sentiment du sacré s'impose au spectateur. Ainsi en est-il de films paysans », le levain présent dans le pain figure le principe actif de
comme L'homme d'Aran de Flaherty, Ivan le terrible d'Eisenstein, la transformation des choses. Le vin (ici M.-C. Labat reprend avec
India Song de Marguerite Duras. justesse les vues émises dans le Dictionnaire des Symboles) est à la
A ce moment, le politique ou l'historique changent de nature. fois référence aux mystères ou aux mythes dionysiaques et aux
Le constat cesse d'être un simple constat. Un mouvement, qui textes des Pères de l'Église : par sa couleur il est en relation avec le
peut passer par l'élégie ou l'épopée, soulève les images puis les sang, il est l'essence de la plante comme le sang est l'essence de la
ordonne en une grande et noble méditation symphonique. Nous vie. Conformément à la liturgie chrétienne, il devient ici non
nous limiterons à deux exemples à dessein choisis en dehors de seulement symbole de connaissance et d'initiation, mais encore
toute appartenance confessionnelle et communiquant néanmoins le allusion au sacrifice sanglant du Christ (sans lequel l'alliance entre les

110 111
Henri Agel Herméneutique du film

Église, aussi bien que des officiers et des soldats, s'oppose en deux
hommes et Dieu n'aurait pu être accomplie). Ce qui est mouvements, horizontal et vertical, l'univers en devenir de ceux
remarquable, c'est que cet enchaînement de métaphores de nature qui incarnent la vie et l'expansion dilatatrice. Horizontalement, le
christique est dirigée contre une Église considérée comme respon- refus de la ligne brisée et la prédominance de la courbe, de la
sable d'obscurantisme et d'inégalité, et que c'est l'initiation au sinuosité, de la souplesse motrice, disent, à travers les
Socialisme qui remplace le processus religieux traditionnel : ce qui méandres d'une chorégraphie subtile et ondoyante, un processus
éclate dans le Pater et le baptême socialistes figurés ici. En tout d'aération et de réunification. Verticalement, se lient à l'harmonie
cas, l'alliance n'existera réellement que par le sacrifice des suggérée par ces spirales les cadrages et les élargissements en
paysans : alors le vin prendra toute sa puissance régénératrice. hauteur du champ visuel qui miment l'accord futur de la terre
En fait tout élément cosmique ou familier, tout instrument de avec le ciel (curieusement Jancso rejoint Mizoguchi).
travail, toute gestuelle, disent le mouvement fondamental du film : Je retranscris tel quel tout le développement de M.-C. Labat
mort et résurrection, que confirme la dernière péripétie. Mais tout concernant la figure-mère du film qui est aussi le symbole fort
cela perdrait sa force si les images étaient en noir et blanc. Au bleu complexe d'un enseignement initiatique : le cercle, image de la non-
et au vert qui, comme c'est fréquent à l'écran, représentent de par division. « Le cercle symbole de perfection, d'homogénéité sans
leur nature de couleur froide la non-vie et le non-amour (les commencement ni fin représente l'éternité. La ronde des paysans,
uniformes militaires) s'oppose un rouge qui est à la fois surabon- toujours reformée affirme l'unité et la pérennité de la lutte pour la
dant et polysémique. À l'immobilisme du monde ancien s'oppose liberté, en même temps qu'elle souligne le caractère infini de cette liberté à
la volonté de changer la vie, de la dilater, d'en faire une Fête conquérir. Le cercle, image de l'harmonie et de l'union, fonctionne ici
fût-ce au prix du sacrifice personnel ou collectif. Dans la main comme un élément de sacralisation. » Il nous semble indispensable
d'une jeune femme portant un jupon blanc et atteinte par un coup d'élargir ces remarques et d'en dilater la portée sur le plan spirituel
de feu, le sang de la blessure devient la fleur écarlate, la cocarde en rappelant que dans les premières pages de son livre capital, Les
rouge de la révolution et de la liberté. métamorphoses du cercle, Georges Poulet, remontant jusqu'à Denys
Assurément, on risque de simplifier à l'extrême le déroulement l'Aréopagite, à Dante et aux penseurs du Moyen Age, dégage la
d'un film qui fond de façon si musicale les repères évangéliques et signification théologique du cercle, dont les rayons convergent et
le messianisme politique. Ce qui est indéniable, c'est que ces deux s'unissent en une transcendance qui s'identifie à l'éternité. Ce ne
lignes de force se rejoignent non seulement par les métaphores et sont certes pas là les perspectives dessinées par Psaume rouge, mais on
par la symbolique colorée, mais par la plasticité de la mise en ne peut pas ne pas être tenté de rattacher la sphéricité du film –
scène, constamment unifiante, et qui, en maintenant au cours mutatis mutandis – aux vues émises par ces mystiques du XVIè et du
d'une séquence comme dans l'ensemble de l'oeuvre la continuité XVIIIè siècle cités par G. Poulet, tel un Cudwood parlant d'une
et l'homogénéité d'un espace et d'un temps (détemporalisé), centralité secrète » qui se manifeste et se développe par une « libre
atteint par des voies rigoureusement opposées à celles du Potem- dilatation ». Phrase qui est suivie de cette remarque : « Comment
kine, le même degré de sacralisation. C'est dans cette perspective concevoir cette libre dilatation sinon comme le mouvement par
qu'il y a lieu de dire que Psaume rouge célèbre, en la préfigurant et lequel l'homme profite de chaque moment et de chaque lieu pour
en l'illustrant allégoriquement, une seconde naissance : l'équilibre embrasser du regard l'univers que la puissance divine dispose
constant entre le blanc et le rouge, les lents, tendres et solennels précisément tout autour de ce moment et de ce lieu? »
panoramiques, celui en particulier qui nous fait voir de très près Sans doute a-t-on pu voir à juste titre en la circulation de la
une sorte d'autel à la fois païen et chrétien, ruisselant de tous les caméra dans les plaines hongroises de toutes autres significations tels
signes de la fécondité, toute cette organisation symphonique exalte l'errance et le désarroi. Il n'en reste pas moins que, de la ronde
simultanément la réintégration de l'humain dans le cosmos initiale tracée par l'appareil en accompagnant chanteurs et dan-
renouvelée par l'opération de la Fête sacrificielle et fraternelle, et seurs jusqu'au final, ouvrant un espace vengeur et libérateur aux
l'éternel recommencement d'un combat pour la liberté et pour le martyrs ressuscités, le discours liturgique de Jancso dit aussi l'appel et
bonheur. À un monde monolithique et figé qui est celui de la vieille

112 113
Herméneutique du film
Henri Agel

l'amour d'une âme meurtrie, celle du cinéaste et celle du peuple de s'enfuir pour tenter de rejoindre les troupes américaines, s'en va
Hongrie, qui enveloppe en un déchirant cantique visuel un par les chemins, recommençant, comme le rappelle C.-M.
paysage, une foule, un moment de l'Histoire qui (on le sait Trémois dans Télérama, la fuite des enfants d'Israël la nuit de la
mieux encore en 1981 par ce qui se passe en des pays voisins) se Pâque. Dès ce début la narration, sans jamais négliger les petits
hausse à l'universel. faits vrais qui sonnent juste, monte insensiblement au niveau de la
Dans la production contemporaine où le cinéma français geste homérique. Il suffit de rappeler l'avancée nocturne du
semble incapable de réaliser ce mouvement d'amplification et de groupe suivie par la caméra et surtout l'arrêt autour d'un puits où
transfiguration, il est à noter que ce sont des pays contraints de les villageois attendent avec une tragique attention le moment où
lutter pour leur liberté et à la limite pour leur survie en tant que ils entendront les premières détonations. Un suspense magnifique-
personne liée à un terroir et à un passé national, qui se haussent le ment intériorisé sur des visages, une distillation tragique de la
plus aisément à un niveau célébrateur. Cela serait vrai des états durée et, en une suite de flash-backs, le souvenir intolérable des
opprimés d'Amérique du Sud comme de la Pologne. Une place à jours heureux.
part pour la Turquie où certains films, compte tenu des conditions Pour ceux qui vont communier dans l'Église, il n'y a pas assez
inhumaines dans lesquelles ils ont dû être réalisés, comme Yol de d'hosties. Alors l'un d'eux suggère qu'on émiette du pain et qu'on
Serfi Goren et Yilmaz Guney, arrivent en leurs plus hauts range les fragments dans les plateaux, ce qui nous est montré en
moments à faire converger l'épopée, le tragique et le constat le gros plan. Ainsi la circonstance permet de retrouver les données
plus cru dans une poussée grandiose. Mais en cette décade où le élémentaires de manducation qui sont liées à la Cène, et de
cinéma italien a continué à faire preuve de son génie magnifica- rejoindre les sources du Sacré. Tel sera bien le cheminement du
teur avec des oeuvres comme Le Christ s'est arrêté à Eboli de film dont la noblesse plastique et rythmique est en accord intime
Francesco Rosi d'après Carlo Levi et L'arbre aux sabots d'Er- avec l'esprit de la Bible et des épopées homériques. Point même
manno Olmi, c'est le tandem Paolo et Vittorio Taviani qui atteint à n'était besoin au scénariste de fournir des repères explicites au
un des sommets épico-lyriques de l'écran avec La nuit de couple d'Hector et d'Andromaque, au compagnonnage de Patro-
San-Lorenzo. cle et d'Achille, et aux affrontements sanglants de L'Iliade qui
Freddy Buache qui a parlé dans son beau livre sur le cinéma inspirèrent à Simone Weil les pages cliniques et miséricordieuses
italien de la « dimension spirituelle » de ces films consacre aux que l'on connaît : la diégèse propre du découpage, le choix des
Taviani des pages ferventes en accord avec l'admiration unanime plans et des cadrages, l'opposition percutante des couleurs, la
de la critique. Pourtant, reste à dégager ce que leur dernière lumière dont rayonne le grain de chaque visage : autant de signes
production, venant après Saint Michel avait un coq, Allonsenfan, de la distance prise en hauteur et en temporalité vis-à-vis de
Padre Padrone, apporte de capital à une saisie du monde – celui de l'événement. Ici d'ailleurs comme dans Le sel de la terre, c'est une
Guerre et Paix – qui en dégage par les moyens propres au langage voix féminine qui évoque ce passé, chargé à la fois d'horreur et de
du cinéma toute la grandeur mythique et toute la résonance tendresse, de désespérance et d'espoir.
sacrée. Il est remarquable de voir que ces deux hommes, marxistes Les auteurs disent qu'ils ont souhaité présenter les faits tels que la
militants et avant tout soucieux de témoigner, s'élèvent par un chronique de ces dernières années les a transformés « avec
mouvement qui paraît tout naturel à une liturgie du réel. l'ingénuité et les bonds fantastiques et épiques qui permettent à
Une nuit d'août 1944 en Toscane. Une partie des habitants l'imagination collective d'en exalter le sens ». Certes, nous savons
refuse de se plier aux ordres des Allemands qui, sur le point de que ni L'Odyssée ni La chanson de Roland ne sont le fruit d'une
détruire intégralement le village, ont promis d'épargner ceux qui imagination collective, mais il reste que la sève italienne comme le
se réuniraient dans l'Église. Sous la direction énergique du vieux génie créateur des Taviani passe à travers un terreau généreux,
Galvano, une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants vêtus de lourd de mythes et de fables (ce que Pasolini avait lui aussi bien
sombre, après avoir pathétiquement pris congé de ceux qui n'osent pas senti) dont la fécondité inépuisable nourrit tout récit intégré dans
l'Histoire contemporaine. Il faut aussi revenir à Tolstoï et à Guerre et

114 115
Henri Agel Comm unio, n° IX, 1 - janvier-février 1984

paix, cette fresque symphonique où s'enlacent comme sur le Dom Claude JEAN-NESMY
bouclier d'Achille les moments du loisir dilaté et des convulsions
atroces de la mort violente. C'est dans un paysage ruisselant des
promesses de l'été que se déroulent les batailles fratricides, c'est au
milieu des moissons que se préparent les plus abominables
affrontements.
Nous retrouvons encore Tolstoï et la Bible dans le tracé d'un
itinéraire – celui de Galvano et de Concetta – qui est celui de la
Pour une lecture
vie redécouverte au cœur du dépouillement. Pour les suppliants,
les parias, les vagabonds des temps antiques et modernes, la « chrétienne » de la Bible
nécessité de renoncer, de connaître la dénudation totale, peut être
la source d'un renouveau. La « paysanne ennoblie » non seulement
se dépouille de ses boucles d'oreilles, de son manteau, de ses bas,
mais elle détend sa raideur à l'égard de celui dont la séparait la
barrière des classes; et de son côté Galvano se laisse aller à dire ce
vieil et opiniâtre amour qu'il n'a jamais manifesté. Je pense
comme C.M. Trémois que c'est là une des plus belles scènes de Parmi les lectures possibles de la Bible, deux au moins
tendresse que nous ait offertes le cinéma. Ainsi l'imaginaire de la peuvent se privilégier. La plus courante relève de l'exé-
petite Cécilia, qui est encore à l'âge des comptines magiques, se gèse critique. Une autre, plus ancienne, semble redevenir
fond avec la vision magnifiante des deux cinéastes pour donner à aujourd'hui possible, souhaitable et d'ailleurs compatible
cette fresque toute sa densité célébratrice et pour l'entourer d'une avec la première : la lecture des Écritures selon les
aura » plus spirituelle encore que magique. commentaires qu'elles se sont suscités à travers les deux
Henri AGEL Testaments, puis dans l'histoire de la sainteté.

AINSI parle Yahvé. / Celui qui t'a créé, Jacob, qui t'a
modelé, Israël. / Ne crains pas, car je t'ai racheté... / J'ai
donné, pour ta rançon, l'Égypte, / Car tu as du prix à mes yeux
/... Et Moi, Je t'aime » (Isaïe, 43). De tous temps, juifs et
chrétiens ont cru que, dans les Livres reconnus par leur Tradition
comme faisant partie de « La Bible », c'était Dieu qui leur parlait.
Henri Agel, né en 1911, a commencé sa carrière comme professeur de La Parole de Dieu » : aura-t-on suffisamment répété cette
lettres et critique de cinéma. Il a créé au lycée Voltaire, à Paris, la expression depuis 40 ans, pour que l'on finisse par en tirer les
première classe préparatoire à l'IDHEC. Aujourd'hui professeur de conséquences, afin de la comprendre comme telle!
cinéma à l'Université de Montpellier III. Il a publié une vingtaine De tous temps, il est vrai, les croyants ont ainsi « scruté les
d'ouvrages, dont récemment Cinéma et nouvelle naissance, Paris, Albin Écritures » , pour en dégager le sens divin, inépuisable. Les
Michel, 1981 (voir Communio n° VII, 6 – novembre-décembre 1982, 61- commentaires rabbiniques rempliraient des bibliothèques, et la majorité
63) et des mémoires, J'aime la vie, Paris, Cerf, 1983.

116 117
Dom Claude Jean-Nesmy Pour une lecture « chrétienne » de la Bible

des écrits des Pères de l'Église chrétienne sont eux-mêmes des


méditations ou explications méthodiques ou homilétiques, sur ce cette « littérature » hébraïque ou néo-testamentaire, sans préjuger
qu'ils tiennent pour Parole de Dieu. La difficulté en serait plutôt la (en principe) d'une inspiration supérieure possible proprement
surabondance où, bien entendu, la paille se mêle au bon grain. divine. Mais comme l'objectivité absolue n'est pas possible, en fait
les présupposés philosophiques ou religieux influent sur l'orienta-
Mais de surcroît, entretemps, d'autres difficultés sont venues, tio n même d es recherches, co mme sur le poid s do nné aux
q ui e xi g e nt d e r eco ur i r no n se ul e me n t à l a fo i, ma i s à l a multiples trouvailles que les progrès de la science accumulent, et
science. donc sur leur choix; si bien que, comme par hasard, la critique
textuelle, historique et littéraire n'a cessé de présenter des inter-
I. La recherche scientifique prétations de la Bible excluant ou à tout le moins gommant le plus
possible l'intervention divine, que les textes pourtant mettent si
Même si leur caractère sacré lui-même a fait transmettre « les continuellement en valeur.
Écritures » au cours des âges avec la plus grande fidélité possible – Ce n'est que trop tardivement, sous l'impulsion en particulier
le s ma n u scr it s d e Q u mr an o n t p e r mi s d e le vér i fier – , l a
du Père Lagrange, que fut fondée en 1890 « L'École d'Études
matérialité même du texte pose bien des problèmes : divergences,
Bibliques » de Jérusalem. Depuis lors, une foule d'exégètes
doublets, passages altérés, parfois jusqu'à l'incohérence, etc. Cette
chrétiens a relevé le défi; l'encyclique Divino afflante, de Pie XII,
critique textuelle n'a pas été négligée par la Tradition chrétienne :
les y a enfin officiellement encouragés (1943). Et à mesure que les
qu'il suffise de citer, au II e siècle, Symmaque, au III e Origène, au
médias eux-mêmes répandaient dans le plus vaste public les
IV e saint Jérôme. Mais au XIX e siècle, l'essor prodigieux que prit questions posées par la critique biblique, non seulement les
l'histoire, notamment celle des civilisations de l'Ancien Orient,
professeurs de séminaire mais les simples catéchistes durent faire
permit une confrontation nouvelle de l'histoire du peuple hébreu
place, dans leur enseignement, à ces questions et aux réponses
avec les pays environnants : Égypte et Mésopotamie. Du même
q ue, p eu à p eu, les p ro gr ès de la science p er mettaient d 'y
coup, c'était aussi toute une littérature qui resurgissait de biblio-
apporter.
thèques jusque-là enfouies sous le sable, dont il était clair que les Démarche indispensable, que nous n'entendons pas minimiser,
genres, les formes et donc la signification demandaient à être pris
ni pour nous-mêmes, ni pour quiconque. Mais cela ne devrait pas
en considération dans l'Écriture Sainte, elle-même influencée par
empêcher d'en voir les limites : limites de la science elle-même
les cultur es a mb ia ntes d u I I e o u d u l e r millé nair e avant le
dont la poursuite amène à remettre en question des théories
Christ.
longtemps tenues pour acquises (c'est pour cela qu' « il n'y a pas de
Malheureusement, assurés de leur foi, les chrétiens ne se
dogmes » dans la science); mais limites au surplus de la critique
préoccupèrent pas suffisamment de ces éclairages nouveaux, si biblique elle-même qui, s'en tenant à ce que cette littérature a
bien que la triple critique textuelle, historique et littéraire fut
d'humain, demande à être complétée par la « lecture chrétienne
relancée tout au long du xXIX e siècle par des savants
de la Bible ». Ce n'est pas audacieux de le réclamer : c'est dit en
rationalistes.
toutes lettres par P. Grelot dans le gros manuel classique, datant
Théoriquement, ces recherches prenaient seulement le pro-
de 1957: Introduction à la Bible (I. p. 169-172). Plus récemment,
blème par l'autre bout. La complexité de la Bible tient à ce que, si
dans la Revue Biblique (1975-1979), le Père Dreyfus constatait
elle est, pour les croyants, inspirée de Dieu et par conséquent l'urgence d'ajouter à « l'exégèse en Sorbonne » une « exégèse en
garantie contre l'erreur, elle a été évidemment écrite par des
Église », en fonction des besoins que suscite le retour des chrétiens
hommes, ayant donc chacun leurs talents personnels, en même
aux sources bibliques.
temps qu'ils étaient empreints des idées ou des préoccupations de
Car examiner l'Écriture Sainte seulement d'un point de vue
leurs milieux respectifs. La science étudie les aspects humains de cette historique et humain, c'est par définition en restituer événements et
sagesse dans un passé éloigné du lecteur, en faisant ainsi une donnée

118 119
Dom Claude Jean-Nesmy Pour une lecture « chrétienne » de la Bible

du même genre que peut l'être, par exemple, l'histoire ou la ni au-delà (l'ultra-violet), de même « nul ne connaît les secrets de
sagesse de l'Égypte ancienne. Cela ne manque certainement pas Dieu sinon l'Esprit de Dieu » (1 Colossiens 2, 11). D'où l'adage
d'intérêt : même de ce point de vue, la Bible demeure un des plus patristique : « L'Ecriture Sainte demande à être lue avec un esprit
grands monuments de la culture universelle. Mais à s'en tenir là, illuminé par ce même Esprit divin qui l'a premièrement inspirée. »
on perdrait ce qu'elle a d'unique aux yeux du croyant, qui est Pour trouver Dieu, la Parole de Dieu, le Verbe de Dieu dans votre
d'être la Parole de Dieu, par conséquent éternelle, donc toujours Bible, lisez-le avec les yeux de Dieu, du point de vue de Dieu que
actuelle et s'adressant toujours, dans l'éternel aujourd'hui de Dieu, vous communique l'Esprit Saint. Oui! c'est bien, et doublement,
à l'aujourd'hui de qui la lit avec cette foi. L'essentiel des articles une « lectio divina », par son objet comme, subjectivement, par la
du P. Dreyfus visait d'ailleurs à montrer la légitimité d'une telle foi et l'Esprit Saint qui l'éclairent intérieurement.
requête; car elle correspond à la constitution même de la Bible, Or le point de vue divin est celui du seul vrai Dieu, éternel et tout-
dont les couches successives s'ajoutent par « re-lecture » approfon- puissant. Tout-puissant, Dieu conduit les événements, y
dissante et actualisante du noyau initial – qui est évidemment compris ce qui dépend de la fantasque liberté de l'homme, à
l'Alliance de Dieu avec Abraham, puis Moïse. Le Deutéro-Nome laquelle Dieu est assez intérieur puisqu'Il la crée, pour la mener à
est le type même de cette re-lecture; mais les autres livres ses fins sans pourtant la brusquer. Grand mystère, mais qui est la
historiques, les prophètes ou les sapientiaux en sont d'autres réalité. C'est donc par et dans l'histoire que Dieu peut d'abord
formes, à partir de ces mêmes événements fondateurs que sont la inscrire la réalisation progressive de son éternel projet divin. Et
vocation d'Abraham et l'Exode (donc à partir de l'histoire, mais quand il inspire les auteurs bibliques, c'est pour leur permettre
pour en partir). d'exprimer au mieux le sens que Lui-même a imprimé à cette
Or toutes les Introductions publiées encore ces dernières histoire. Dieu dispose donc d'un double clavier : celui des événe-
années, ainsi que la plupart des cercles bibliques, s'en tiennent à ments et celui de leur expression littéraire; et Il joue des deux.
l'histoire. D'où le « malaise » généralisé, signalé par le P. Dreyfus Mais Dieu est aussi l'Éternel, le « conspector saeculorum ». Alors
et bien d'autres, de croyants qui, après une première initiation que le point de vue humain est temporel, successif, fragmentaire,
trop uniquement historique, restent sur leur faim; d'où, aussi, la perspective éternelle englobe « tout à la fois ». Alors que la
l'urgence pour le mouvement biblique de trouver son second science exégétique, essentiellement historique, cherche d'abord à
souffle – qui ne saurait être moins q ue le So uffle divin de situer événements ou paroles de la Bible en leur « Sitz im Leben »,
l'Esprit, donnant d'entendre dans l'Écriture sainte, la Parole de en leur temps et en leur milieu particulier, aux yeux de Dieu toute
Dieu. La méthode n'a même pas à en être trouvée : répétons-le, cette succession, cette fragmentation temporelle se re-compose en
elle existe depuis toujours... un tout convergent, solidaire.
IL La lecture de la foi Jésus donne un bon exemple de cette perspective éternelle
lorsqu'Il déclare : « Abraham votre père a tressailli de joie, à la
A la suite de saint Benoît, les moines l'appellent « Lectio pensée de voir mon jour. Il l'a vu et s'est réjoui. » Les juifs, eux, en
divina ». Divine par son objet, puisqu'à travers ces écrits humains, restent au point de vue historique : « Tu n'as pas encore 50 ans, et
ce que l'on cherche à atteindre, c'est la Parole divine qui s'y tu as vu Abraham! » Temporellement, ils ont raison, comme
révèle. Telle est précisément la foi du croyant quand il ouvre sa l'exégèse actuelle : l'écart de 1 800 ans est humainement irréduc-
Bible. tible. Le Christ ne le conteste pas – pas plus que l'on ne saurait
Mais en vertu de la corrélation entre l'objet et le sujet dans l'acte refuser les acquis de la critique historique. La stupéfiante affir-
de la connaissance, si l'on veut percevoir dans la Bible ce qu'elle mation de Jésus ne peut se justifier que d'un autre point de vue,
nous dit de divin, il faut que nous soyons mis sur cette longueur que, de fait, il réclame aussitôt, solennellement : « En vérité, en
d'onde divine. Je veux dire que, comme l'œil ne perçoit que les vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, Je suis » (Jean, 8,
vibrations du spectre des couleurs, mais pas en-deçà (l'infra-rouge) 56-57).

120 121
Dom Claude Jean-Nesmy Pour une lecture « chrétienne » de la Bible

Du reste, le chrétien n'est pas livré à son seul discernement –


PRÉTENDRE retrouver cette perspective éternelle, dans aisément faillible et fantaisiste, pour peu que l'imagination ou le
l'Écriture, est-ce chimérique? Et est-ce arbitraire ou, repro- désir, plus ou moins inconscient, s'en mêlent : sur l'injonction du
che facile, cette lecture est-elle « subjective »? Non, ce n'est Seigneur, la Tradition tout entière a pratiqué cette méthode de
pas chimérique! C'est la méthode de lecture que le Christ a convergence de l'Ancien Testament vers le Christ. Les Évangiles
enseignée à ses Apôtres. Au chapitre 24 de saint Luc, nous Le en font cas, chez saint Matthieu plus particulièrement, mais aussi
voyons pratiquer avec les disciples d'Emmaüs cette méthode, où bien chez saint Jean, par exemple dans le parallèle entre son
l'Ancien Testament annonce le Nouveau : « Et commençant par « Prologue » et le premier verset de la Genèse, puis entre la
Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur interpréta dans première semaine de la vie publique du Christ et les Six Jours de
toutes les Écritures ce qui le concernait. » la Création. Saint Paul, l'Épître aux Hébreux, ou l'Apocalypse ne
Quelques versets plus loin, au même ch. 24, le Christ apparaît lisent pas autrement l'Écriture, quand ils rapprochent « les deux
cette fois aux Onze, et « Il leur ouvre l'esprit à l'intelligence des Adam », ou le sacrifice du Christ de celui d'Abraham et de la Loi
Écritures ». Le passage parallèle chez saint Jean précise même mosaïque. De surcroît, tous ces textes du Nouveau Testament,
qu'il « souffla sur eux » pour leur communiquer l'Esprit Saint ayant été eux-mêmes intégrés à l'Écriture Sainte, sont garantis par
(Jean, 20, 22). Or qu'est-ce que ce don de l'Esprit nous permet de l'inspiration divine : ils assurent donc à la lecture chrétienne de la
lire en profondeur (l'intelligence est un « intus-legere ») dans les Bible ses grands axes et parfois même des précisions de détail, avec
Écritures? Que le mystère pascal de sa mort et de sa résurrection, pleine garantie pour qui croit.
permettant à ceux qui s'en repentent d'obtenir la rémission des Suivant cette ligne d'interprétation, les générations successives
péchés, « accomplit tout ce qui est écrit de Moi dans la Loi de ont sans cesse relu et commenté l'Écriture. Sans doute, tout n'y est
Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (Luc, 24, 44-48). Donc, telle plus « parole d'Évangile ». Mais, contre des préjugés séculaires, le
est la méthode du Christ lui-même, et Il nous a communiqué cet Père de Lubac a montré la valeur permanente de cette exégèse,
Esprit capable d'une lectio si véritablement divina. depuis Origène jusqu'aux commentateurs médiévaux; et ce n'est
pas sans raison que la Tradition donne à ces immenses génies,
Mais faudrait-il la taxer de subjective, par rapport à l'exégèse notamment du Iv° siècle, le beau titre de « Pères de l'Église ».
historique « objective »? Oui et non! Oui, puisque nous avons dit la En tous cas, s'il est un domaine où l'Église reste assurée de
foi que le croyant doit apporter pour que la Parole de Dieu illu- l'assistance du Saint Esprit, c'est bien dans l'organisation fonda-
mine son Intelligence et son cœur} mais non, à coup sûr! au sens mentale de sa liturgie. Or il n'y a rien de plus commun à tous les
exclusif et donc péjoratif où « subjectif » s'opposerait à « objec- rites chrétiens q ue cette mise en rapport de l'Ancien et d u
tif » : car ici pas plus qu'ailleurs, foi et science ne sont à opposer. Nouveau Testament, cette fois encore suivant la leçon du Christ lui-
Il s'agit plutôt d'une différence de niveau (d' « objet formel »). même, instituant le sacrifice de la Cène et du Calvaire dans le
L'exégèse étudie la composante humaine de cette « littérature » prolongement de l'Agneau pascal et du Passage de la Mer rouge.
et de cette « histoire », comme elle ferait de toute autre. Et c'est « La récente réforme du rite romain, en particulier, a permis une
objectif » dans la mesure où cette composante existe. Mais cela meilleure conjonction entre la première lecture, son psaume, et
n'épuise pas toute objectivité, s'il est vrai qu'il y a une autre l'Évangile.
composante – si j'ose dire! – à savoir Dieu Tout-puissant, Éternel,
qui conduit cette histoire et inspire ces écrivains bibliques. Ce que
MAIS prêtres, religieux, et surtout simples chrétiens, manquaient
d'instrument pour entrer dans cette Lectio divina d e l e u r B i b l e –
la lecture de foi s'applique à retrouver dans l'Écriture Sainte, c'est s i m a s s i v e q u ' e l l e l e u r r e s t a i t s o u v e n t imperméable, si
quelque chose qui s'y trouve objectivement, tout aussi objective- bien que beaucoup ont fini par renoncer à s'en servir, et que, faute
ment que la matérialité des faits ou des paroles, puisque Dieu l'y a d'une base suffisante, beaucoup ne voient pas la perspective générale
inscrit, et que l'on atteint si l'on peut pénétrer assez profondément qui donne aux lectures de la messe leur force principale, en faisant
dans cette « intelligence » des Écritures.

122 123
Dom Claude Jean-Nesmy Pour une lecture « chrétienne » de la Bible

converger les rayons de lumière que chacune apporte sur le Mystère même quand il s'agit de prêtres ou religieuses lisant depuis longtemps
du Christ et de son Église, que nous avons tous à vivre. l'Écriture sur Bible complète, mais sans ces inter-éclairages
C'est devant une telle carence que, voilà une douzaine d'années, multiples.
Mère Elisabeth de Solms et moi-même avons entrepris – avec les Une lecture qui est un art
encouragements et l'aide inappréciable du Père Louis Bouyer et Comment apparaît cette Révélation, lorsqu'on se place dans la
du Père Raymond Fontaine – de donner à quiconque le désire, les (bonne) perspective pour la lire? Avant tout comme une harmonie
différents éléments pouvant initier à cette Lectio divina (1) : concertante.
D'une part, la suite du Pentateuque (dont nous avons rappelé Les éléments qui la constituent proviennent d'époques, de
qu'elle constitue le noyau initial) se trouve ici en synopse avec les milieux, d'écrivains divers, remontant même à des sources orales
textes parallèles dans les autres livres de l'Ancien et du Nouveau complexes, dont la critique historique tente l'analyse; mais ils ne
Testaments. Ce parallélisme est très généralement admis. Seule- sont pourtant pas entièrement hétérogènes. L'art avec lequel Dieu
ment, les autres Bibles se bornaient à en donner les références, mène l'histoire suscite dans cette diversité non seulement des
dans les marges ou en note, ce qui exige des recherches longues, convergences, mais des rapports, voire même des analogies per-
où l'on risque de perdre le fil du récit. En mettant le texte même mettant que non seulement tel événement prépare l'avenir, mais
des passages parallèles en regard de la Genèse ou de l'Exode, non de quelque façon le pré figure. Par exemple, des prescriptions de la
seulement la concordance éclate, mais le sens profond et durable Loi ancienne, saint Paul nous assure que « tout cela n'est que
des événements se dégage avec évidence et assurance, puisque l'ombre des choses futures : le corps (la réalité), c'est le Christ
c'est la Bible commentée par la Bible avec l'autorité inspirée, (Colossiens 2, 17). « En Jésus nous avons la vérité des choses »
divine, des Écritures. reprend comme en écho Chrysostome (cité Bible chrétienne 1*,
D'autres part, un volume annexe donne non seulement les p. 92-93).
explications exégétiques nécessaires, mais pour chaque passage du Or ce Christ est Verbe incarné, Fils de Dieu et Logos (ou
Pentateuque, les meilleurs commentaires de la Tradition ancienne Raison, ou Principe et Fin de la Création). C'est dire aussi qu'il y a
ou moderne, qui sont d'éminents exemples de la lumière – souvent une affinité entre ce Verbe divin incarné en notre humanité, et ces
éblouissante – que la méthode préconisée par le Christ apporte à la mots, ces phrases, ces oracles et ces poèmes où l'homme essaie
lecture « chrétienne » de la Bible. d'incarner et de fixer les mouvements de sa pensée et de son cœur.
Ainsi appuyés sur les indications de l'Écriture elle-même (textes Si bien que cette « littérature » biblique sert à ce Verbe éternel
parallèles) de la Tradition et de l'exégèse, on peut espérer que les comme d'autant de pré-incarnations (littéraires) annonçant « à
chrétiens apprendront à mieux pénétrer le sens de la Parole de maintes reprises et sous maintes formes » cette Incarnation unique
Dieu. Ce que confirment les premiers échos reçus des utilisateurs et définitive de ce même et unique Verbe, dans le Christ en
de cette « bible chrétienne », qui avouent y trouver une « Révélation », personne, « héritier de toutes choses » (cf. Hébreux 1, 1-3). Toutes
l'histoire passée biblique, toutes les figures de l'Ancien Testament
se révèlent comme le « type » du présent (1 Corinthiens 10, 1-11),
comme ces esquisses du peintre, dit encore Chrysostome, qui
(1) Bible chrétienne, Éd. Anne Sigier à Québec (en France, diffusion Bégédis), 2 permettent de saisir déjà quelque chose de ce que l'oeuvre achevée
volumes 18 x 23,5 cm reliés sous coffret, 432 + 391 p. Ne sont encore parus, dans montrera enfin de tout son éclat (cité 1 *, p. 230-231). L'inspira-
ces volumes I et I* que le Pentateuque et ses Parallèles, avec leur exégèse et les tion divine a permis que, même peut-être sans en avoir conscience
commentaires de la Tradition. La publication analogue des autres Livres de la
(quel auteur sait exactement tout ce qu'il met dans son oeuvre?),
Bible (historiques, prophétiques, sapientiaux, Évangiles et Actes, Épîtres et Apoca-
lypse) est en préparation (rythme de publication prévu : tous les deux ou trois les écrivains des Livres de la Bible mettent en lumière dans leurs
ans). récits ou leurs écrits de sagesse, ce qui précisément annonçait le
mystère du Christ et de son Église.

124 125
Dom Claude Jean-Nesmy Pour une lecture « chrétienne » de la Bible

Ainsi tout « compose », s'harmonise et converge, Dieu jouant fois, ré-unir), comme dans l'unique et synthétique éternelle vision
comme un organiste de ces claviers que sont l'histoire du peuple de Dieu.
hébreu, la mission salvatrice du Christ, l'intégration à Lui de tous
les hommes, peu à peu, jusqu'à partager enfin l'amour, la gloire et
le bonheur éternels de Dieu. On retrouve de la sorte le quadruple UNE telle lecture de la Bible se rapproche donc davantage de l a
sens littéral, christique ou ecclésial, moral et enfin eschatologique c o n t e mp l a t i o n q u e s u sc i t e u n e o e u v r e d 'a r t. P o è t e s e t
que la Tradition chrétienne explicite, mais que le Nouveau artistes ne parlent-ils pas d'inspiration? So us so n influen-
Testament indique lui-même : ce, les techniques et les matériaux de leur art; genres littéraires
« Par la foi, nous comprenons que les siècles se sont rangés sous mais aussi images et histoires, syntaxe et vocabulaire, rythmes et
la Parole de Dieu, de sorte que d'un dessein voilé (éternel, en harmonie des sons, deviennent autant de moyens convergeant vers
Dieu) surgisse l'histoire visible » (Hébreux 11, 3) : c'est le sens l'effet voulu. La sûreté de cette inspiration est telle que même
historique, mais d'une histoire qui prend sens. « La Fin de la Loi, l'inattendu s'y intègre, et devient nécessaire. Tout ne compose ainsi
c'est le Christ, pour la justification de tout croyant » (Romains 10, que par symbiose avec l'écrivain : « le style c'est l'homme ». Mieux
4) : voilà le sens christique, ecclésial. « Tout ce qui a été écrit jadis, encore : il y met un ton si personnel qu'on le reconnaît entre tous,
l'a été pour notre instruction, afin que par la constance et le dès la première phrase.
réconfort que donnent les Écritures, nous gardions l'espérance Tout cela se retrouve dans la Bible, mais avec ceci en plus : que
(Romains 15, 4) : voilà le sens moral. « La Loi n'a rien conduit à l'inspiration ici n'est pas seulement humaine, mais divine. A
l'accomplissement; et une espérance meilleure est inaugurée (dans travers les moyens littéraires particuliers et le génie très inégal des
le Christ), par laquelle nous approchons de Dieu... de la Jérusalem écrivains bibliques, l'effet cherché est cette fois l'expression,
céleste et des myriades d'anges, réunion de fête... d'un Dieu Juge l'incarnation, la révélation au moyen de mots humains de l'unique
universel des esprits des justes qui ont été rendus parfaits, [...] Verbe de Dieu, de l'éternelle Parole de Dieu, telle que l'histoire
(Hébreux, 7, 18-19 et 12, 18-25) : voilà l'orientation eschatologi- également conduite par Dieu la prépare et la pré-figure. Et l'on
que. entend « le ton de dieu », comme disait saint Ignace d'Antioche,
Ne comprenons pas cette convergence à contresens : « Ce ne dans une prophétie comme celle par laquelle nous avons com-
sont pas les textes qui prouvent d'une manière concluante la présence mencé.
de l'harmonie. Mais sur la base de l'harmonie les textes deviennent Par suite aussi, rien d'étonnant à ce que l'on retrouve dans la
transparents » (2). Nous n'avons pas tant à chercher pour dégager lecture de la Bible les deux attitudes que l'on peut adopter devant
des textes une harmonie, ce qui serait une attitude apologétique toute oeuvre d'art. En présence d'un tableau ou d'un poème, on
d'ailleurs légitime; c'est plutôt une lecture de foi, acceptant cette peut se poser les questions de son origine, de son auteur, des
Révélatio n par le Chr ist et le Nouveau Testament de cette influences qui ont pu jouer. Mais il est évident que ces merveilles
harmonie (objective) entre les différents registres (historique, n'ont pas été faites pour ça, et que l'on entrera plutôt dans ce
mystique, moral, eschatologique) comme point de départ. C'est qu'elles ont à nous dire par contemplation, participation, commu-
grâce à cette lumière initiale qu'il nous sera donné de mieux situer nion exigeant au préalable de s'être mis sur la bonne longueur
chaque élément pour tout comprendre (c'est-à-dire : prendre à la d'onde pour l'entendre, ou dans la perspective voulue pour en
comprendre la convergence et la nécessité (non pas au sens
scientifique de cause efficiente à effet, mais au sens artistique de la
cause formelle à partir de laquelle tout corn-pose). Sinon, même
(2) Hans-Urs von Balthasar. Texte cité, comme ceux qui précèdent, en exergue un Claude Perrault, architecte de la superbe colonnade du
des différentes parties de la Bible chrétienne, dont ils justifient ainsi la lecture.
Ajoutons qu'elle nous semble aussi répondre par la base à la demande d'une Esthétique Louvre, ignorera si bien la valeur spirituelle d'un art de visée
théologique » dont le Père Urs von Balthasar a montré l'importance et l'urgence dans son différente comme le sont les styles gothique ou roman, qu'il pourra
grand ouvrage : La Gloire et la Croix (Aubier, 1965-1983).

126 127
Dom Claude Jean-Nesmy Communio, n° IX, 1 – janvier février 1984

er
écrire sans sourciller qu'avant François I , « les français En quelques semaines, deux figures remarquables et comparables de
n'avaient jamais eu d'architecture ». la pensée catholique en France ont disparu : Stanislas Fumet et Jean de
Fabrègues. Nés tous deux avec le siècle (respectivement en 1896 et
De même aussi, il y a une lecture critique, historique, exégéti- 1906), ils en avaient épousé avec passion les luttes et les confronta-
que de la bible, mais aussi une Lectio divina, contemplative, tions, tant culturelles que politiques. Mais surtout, profondément
convaincus que la Révélation impose au croyant un devoir d'intelligence,
émerveillée, où la Parole de Dieu révèle à chacun, très person- ils n'avaient cessé de provoquer la rencontre de la foi et de l'esprit. A la
nellement, comment sa vocation particulière s'intègre dans la fondation par Stanislas Fumet du « Roseau d'or » (où Georges Bernanos
convergence de tout à l'unique histoire du Salut dans le Christ devait publier son premier roman, Sous le soleil de Satan) répond le
« espérance de Gloire ». Le premier type de lecture exige une travail d'éditorialiste que mena jusqu'au bout à la France catholique Jean
de Fabrègues (qui consacra d'ailleurs un remarquable essai au même
science, déploie une érudition parfois admirables. La seconde est à Bernanos). L'un et l'autre, par leur attention aux temps, par leurs écrits,
la portée de tout chrétien, fort de sa foi, intérieurement illuminé par leur acuité spirituelle surtout, savaient exemplairement lire l'oeuvre
par l'Esprit, guidé par la Tradition. de Dieu parmi les hommes.
Dès le début, ils avaient soutenu l'effort de Communio, disant même y
Gardons-nous bien d'opposer l'une à l'autre. Car la science retrouver, un demi-siècle après, l'élan de leurs premières entreprises.
exégétique est fort utile, tant pour défendre la crédibilité de la Stanislas Fumet nous a donné des « Conversations avec Paul Claudel »
Bible que pour l'interpréter correctement. Mais encore moins (janvier 1976, tome I, n° 3), puis les aphorismes d' « Occasions » (mai et
pourrait-on s'en tenir à ce point de vue, tant il est évident que la novembre 1977, tome II, n°' 3 et 6). Jean de Fabrègues nous a éclairés par
deux études : « La maïeutique de l'absence » (juillet 1978, tome III, n°4, où il
Bible n'a pas été faite pour poser des questions aux exégètes, mais voisinait déjà avec Karol Wojtyla) et, quelques jours avant sa mort si
à l'inver se les exégètes au ser vice de la Bible pour tout le brutale, « Faut-il repenser l'homme? » (novembre 1983, tome VIII, n° 6).
monde. Nous avons beaucoup reçu d'eux. Et nous savons que, d'une autre
Que vaudrait un chef d'orchestre qui n'aurait pas de sensibilité manière, nous recevrons encore plus, à présent qu'ils ont rejoint Celui
qu'ils n'avaient cessé de poursuivre.
musicale, demande le P. Beauchamp? On ne lui conseillerait J.-L. M.
même pas d'être musicologue... Il serait sans doute important, que,
pour les exégètes eux-mêmes, toute formation artistique, tout
apprentissage à la Lectio divina ne soient pas absents du pro-
gramme et des examens. En tout cas, si l'on veut que le renouveau
biblique porte ses fruits parmi les chrétiens, il faut souhaiter qu'ils
réapprennent, comme les y engage cette Bible chrétienne, cette
lecture de la foi, qui est un art, mais plus encore une prière, sous
l'emprise de l'Esprit Saint, guidée par l'Église et sa Tradition...

Dom Claude JEAN-NESMY

Dom Claude Jean-Nesmy qui vient d'éditer le premier volume d'une


Bible Chrétienne , est moine de l'abbaye Sainte-Marie de La-
Pierre- qui-vire.

128 129

Vous aimerez peut-être aussi