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La Symbolique Des Nombres

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QUE SAIS-JE ?

JEAN-PIERRE BRACH
Chargé de conférences
à l'Ecole pratique des Hautes Etudes
(Section des sciencesreligieuses)
A la mémoire de Jean Saunier
et Jean-Paul Corsetti
Behold! weare not boundfor ever to the cireles of the world,
and beyond them is more than memory, Farewell !
(J. R. R. Tolkien)

ISBN2 130465463
Dépôt légal —1 : 1994,octobre
©Presses Universitaires deFrance, 1994
108,boulevard Saint-Germain, 75006Paris
AVANT-PROPOS

dseeusC oarpelinàniotnlneossureconnaî
lem
setnedpeosuvdooncstrianpepsrem
tre.
ndareis
JeanPicdeLaMirandole
Attribuer aux nombres une valeur symbolique
consiste à associer à leurs caractéristiques mathémati-
quesunesaveuret des propriétés d'ordre qualitatifpou-
vant s'étendre aux disciplines les plus variées. L'on
considère par exemple qu'une parenté mystérieuse unit
les ensembles de choses groupés sous un mêmenombre
(saisons et points cardinaux, métauxet planètes) ouque
celui-ci régit tels phénomènesdepar unenécessitéimpo-
sée par les lois mêmes de la Nature, instituées par la
volonté divine. Un nombre peut encore communiquer
quelque chose de ses vertus essentielles aux éléments
qu'il affecte, cequi présuppose qu'on le regarde comme
une entité ontologiquement autonome, douée de quali-
tés spécifiques. Tout ceci relève d'une attitude d'esprit
universellement répandue. Dans la mesureoù noscom-
pétences n'ont pas la même extension, nous nous
sommes volontairement limité au domaine occidental
et, faute de place, aux seuls ouvrages et textes impor-
tants traitant directement d'arithmologie (d'arithmos,
nombre) ouarithmosophie (nous n'avons pascherchéà
distinguer les deux vocables dont le premier figure déjà
chez A. Fabre d'Olivet, Les Vers dorés, Paris, 1813 —
reprint 1991 —, p. 335-336). Il nous a été impossible
d'accueillir les auteurs ayant seulementintégré lesnom-
bres dans une réflexion d'ordre général, fût-ce au plan
théologique ou métaphysique (ainsi Plotin, D. l'Aréo-
»

pagite, sainte Hildegarde ouJ. Boehme). L'espace étant


compté, nous avons en outre été contraint de laisser de
côté la questionduNombred'or (auquel est déjàconsa-
cré un volume de la mêmecollection) et les rapports de
la symbolique numérale avecl'architecture, lamusique,
la quadrature ducercle et autres «problèmes»associés,
la littérature cyclologique, millénariste et prophétique,
les «carrés magiques »ou l'astrologie ; ont été exclues,
pour le mêmemotif, les considérations relatives à l'em-
ploi des nombres dans la structure ou le contenu des
œuvres proprement littéraires ou poétiques, de toutes
époques, de mêmeque l'interprétation des occurrences
numériquesdans lesvisions, lesrêves(déjà chezArtémi-
dore, La clef des songes, trad. A.-J. Festugière, Paris,
1975) ou les états hypnotiques. Chacune deces problé-
matiques fait à elle seule l'objet d'une bibliothèque
considérable. Par ailleurs, nous n'avons pas cherché
davantage à examinerici les sources demeurées manus-
crites, malgré leur importance, ni à rendre compte des
nombreuses études de type académique suscitées par
notre sujet.
Nous ne nous cachons pas ce que notre présentation
strictement diachronique a d'arbitraire, spécialement
en ce qui concerne l'Antiquité grecque dont le matériel
est rebelle à une telle approche : il ya en effet un trou
complet dans la documentation entre le IVet le I siè-
cles avant notre ère, ce qui n'empêche pas par exemple
les textes ou fragments hellénistiques de véhiculer par-
fois des données beaucoup plus anciennes mais dont
l'antécédence est difficile à évaluer. On ne sait presque
rien non plus du contenu de la pensée (et donc de l'ari-
thmologie) pythagoricienne avant Platon et cette igno-
rance interdit pour une bonne part à la philologie de
prétendre discerner dans l'œuvre de ce dernier l'am-
pleur exacte des transformations subies par les vues de
ses devanciers. Afin d'éviter les redites trop nom-
breuses auxquelles nous eût contraint un abord théma-
tique, nous avons dû néanmoins nous en tenir à un
examen historique suivi dans le temps, notre souci
ayant été aussi d'offrir un aperçu (nécessairement suc-
cinct) du plus grand nombre de sources possible,
compte tenu du fait que la plupart reste peu connue.
L'économie nous a amené à négliger malgré tout quel-
ques secteurs (judéo-christianisme, gnosticisme, her-
métisme) et courants (alchimie, kabbale chrétienne,
rosicrucianisme, Franc-maçonnerie), ainsi que cer-
taines phases de transition (néopythagorisme romain
ou platonisme latin) assez bien connues par ailleurs et
dont les représentants n'offrent souvent pas d'ori-
ginalité particulière. Quant aux «définitions »du type
« tout est nombre », « le nombre est l'essence (ou le
principe) des choses »et autres analogues, nous avons
considéré qu'en l'absence d'un contexte philosophique
aux contours assurés, leur portée était impossible à
déterminer avec précision sans discussions trop
étendues.
Avanttoutemesure,toutcalcul, touterelationquanti-
tative, le nombre constitue un «événementproprement
qualitatif », pour citer A. Rey, c'est-à-dire qu'il appar-
tient àunordredepenséestructurépar leréseaudescor-
respondances analogiques ; ce registre, essentiellement
transpositeur, préserve simultanément la singularité
irréductibledesnombres(etdeleurs figures associées) et
l'importancedeleurmiseencontexte, oùlejeu desdiffé-
rentes perspectives symbolise l'orientation. L'aspect
subjectifest naturellement indissociabledececontinuum
psychique rythmé, mis en forme(s) par des proportions
(ainsi l'âme dumondedu Timée)qui traduisent par liai-
sonetmélanged'élémentsontologiquementdistinctsson
adaptation progressive au corporel et au quantitatif.
Préalablement à toute implication matérielle, physique,
les proportions imagent le miroitement et la circulation
del'unitédanslamultiplicitéquiparticiped'elle. Au-delà
de l'opposition entre une tendance grecqueà spatialiser
lesnombreset unepropension sémitiqueàlesparticula-
riser dans le discontinu temporel, c'est la conception de
l'auteur suprême de l'acte cosmogonique qui marque
unerupture depointsdevue :la«délégation»dontjouit
à l'égard dumonde le démiurge hellénique est inadmis-
sible en milieu monothéiste. C'est donc Dieu lui-même,
qui, selon l'Ecriture «atout disposé enmesure, nombre
et poids»(SagesseXI,21);il semblecependant quel'on
oublie le plus souvent deprendre encompte le contexte
dans lequel intervient cette omniprésente citation, qui
s'applique enréalité àlamodération duchâtiment divin
infligéàl'Egypte. Ilenvademême,mutatismutandiseten
sens inverse, dans le «pendant »scripturaire que repré-
sente Daniel V, 25-28 (épisode du festin de Balthazar).
Ainsi, danscecadre bibliquedonthériteenleréinterpré-
tant l'Occident chrétien, l'attribution d'une dimension
symboliqueaunombrea-t-ellepourclédevoûtel'idéede
la mesure,del'équilibre établispar Dieuentre rigueuret
clémence.Desoncôté,lemondegrecprivilégielathéorie
de la balance (aux plans cosmologique, politique ou
médical) en la rapprochant d'ailleurs de la justice ; un
écho s'en trouvera plus tard jusque chez le chiite Jabir
(étudiépar P. Kraus, H. Corbin, Y.Marquet etP. Lory)
qui, adaptant ces conceptions aux perspectives de l'Is-
lam, fait dela «Balancedujugement»(divin) lemodèle
dessciencescosmologiques.
Sans entretenir le moins du monde l'illusion d'être
complet, ce petit livre voudrait simplement donner à
penserenprésentantunéventail despéculationsvisantà
montrer que la quantité peut ne pas renvoyer qu'à elle-
même. Le nombre n'est pas, à ce point de vue, l'étalon
exclusif des caractéristiques dimensionnelles. Il est
encore le mode d'apparaître au monde de ce qui n'est
pas du mondemais qui s'y reflète en harmoniesmathé-
matiques, susceptibles de mises en œuvremultiples ; en
leursein, lequantitatifestunaspectextérieur, révélateur
dedynamismesplus profonds.
Chapitre I

LE PYTHAGORISME ANTIQUE

etA
dehs!Etneres.
jamaissortirdesNombres
Baudelaire

Ce nom est pratiquement devenu, aux yeux de cer-


tains, synonyme de « philosophie —voire de symbo-
lisme —mathématique ». Si cet aspect est important,
il n'est cependant qu'une facette d'un corps de doc-
trines relativement complet, portant concurremment
sur les dieux, la législation et la politique, la religion et
son culte, la définition d'un « genre de vie » ascético-
spirituel, l'étude de la Nature et de l'harmonie cos-
mique au sein desquelles le nombre tient évidemment
une place prépondérante. L'alliance étroite de préoc-
cupations religieuses et d'une enquête « scientifique »
(dans les termes de l'époque) sur les manifestations
naturelles (« physique », astronomie, météorolo-
gie, etc.) est une caractéristique fondamentale et bien
connue du courant pythagoricien, sans toutefois
constituer son monopole.
SiPythagoredeSamos,fondateuretéponymedel' «Ecole»,
vécut approximativement au VI siècle avant notre ère (ca
570—490),sonindividualité et sonœuvrepropres'estompè-
rent rapidement dans la légende. Les sources disponibles pour
examinersapenséeetcelledesesdisciplesneremontentpasau-
delàduIVsiècleavantnotreèreetlaplupartenestmêmehellénis-
tique,doncrésolumenttardive;ellessontdesurcroîtd'ordreetde
valeur très variables, présentant le plus souvent desthèmesque
l'on croit pouvoir faire remonterà l'ancien pythagorismeimbri-
quésdansdesélémentsdoctrinauxdeprovenancesvariées(plato-
nismeetnéoplatonisme,stoïcisme,aristotélisme)dontl'accrétion
est évidemment tributaire de l'auteur, du milieu et del'époque
concernés. Cela sans oublier les éventuels gauchissementsdusà
l'esprit polémique.Notrepropos, autant quel'espacelimitédont
nousdisposons,nouscontraignentàneconsidérericiquelesspé-
culations de type purement arithmologique. Celles-ci semblent
bientoutefois, ycomprisàhauteépoque(c'est-à-direautempsde
Pythagorelui-mêmeet desesélèvesdirects), avoirétéindissocia-
blesderecherchesquenousqualifierionsaujourd'huid'arithméti-
quesau sensusuel, l'ensemble portant d'ailleurs ce nom—ari-
thmologieesteneffetunrelatifnéologisme;ilenvademêmepour
lagéométriepuisqu'ellesefondeàcestadesurdesassemblagesde
points,assimilésàdesnombresetengendrantparcroissancegno-
moniqueles figurespolygonalesdebaseencorrespondanceavec
les nombres plans ousolides. Cette représentation par points a
paruimpliqueruneconceptionexclusivementdiscontinuistedela
structuredelanature physique, quiaétérudementcontroversée
dèsleVsiècleparl'Ecoleéléate.Quantauxspéculationssurl'har-
monieuniverselle,ellesreposentsurles rapports numériquesqui
définissentlesprincipauxintervallesmusicaux(onconnaîtencore
aujourd'hui la «gammepythagoricienne»,fondéesurlaquinte)
dont la consonanceunifiecensémentlesdifférents plans ducos-
mos.Danslemêmesens,unautretraitdupythagorismeancienest
la souveraineté accordée aunombre, mêmes'il estextrêmement
délicatdechercheràprécisersonstatut philosophiqueexact,son
rapport logique et ontologique au monde, dont on a donné
maintes définitions contradictoires et quiad'ailleurs dûévoluer
aufildutemps.Toutceciaparexempleuneinfluenceprofondesur
ladoctrinedelatetractys,quisymbolisepourainsidirel'arithmo-
logiepythagoricienne,commesurlacélèbre«tabledesopposés»
(rapportéeparAristoteensaMétaphysique,A,5,986a22—ily
revientplusieursfoisdanssonœuvre),d'allureplus«scientifique»
mais dont la structure et les dix couples constitutifs reflètent
vraisemblablementdesperspectivesanalogiques. Ladécadeet la
tetractys sont de fait indissociables aux plans cosmologique,
mathématiqueet arithmologique, eux-mêmesétroitementliés au
pointqu'onpeutidentifierleurrecouvrementrespectifcommel'un
dessignesdistinctifsdel'optique pythagoricienne. Lestraitésari-
thmologiquesselimitenteneffet,saufraresexceptions,àlaconsi-
dérationdesdixpremiersnombresdontlesymbolismeembrassele
développement entier de l'univers. Quant à la tetractys (mot
qui signifie quaternité, ensemble de quatre choses), elle est le
plus généralement représentée par la fameuse for-
mule1+2+3+4=10, qui indiquedumêmecoup sonrapport
audénaire.Outrequ'ellegroupe,selondifférentsauteurs,diverses
sériesdequatrenombresoutermes,misparlefaitmêmeencorres-
pondanceanalogiqueet reliant ainsilh' ommeet lesniveauxcos-
miques,elle renfermeencore les principaux intervalles harmoni-
ques(quarte4/3, quinte3/2, octave2/1)danslesproportionsqui
joignentsesnombresconstitutifs :ainsijoue-t-elle unrôlecentral
dansladoctrinedel'Harmonie, quecelle-cisoitcélesteoumusi-
cale,qu'elleassurel'ordreetlacohésiondumondeoulapurifica-
tion rituelle de l'âme —deux aspects d'une mêmeactivité. Cet
aperçurapidenepeutoublieraupassagelaformulecélèbreduser-
mentpythagoriciendanslaquelleintervient précisémentleterme
detetractysetdontlepremierversaumoins(Burkertadisqualifié
àcetégard le second)remonteau pythagorisme ancien, comme
l'avaitdéjàmontréDelatte:«Non,jelejureparcelui[Pythagore,
évidemment] qui a transmis à notre âmela tetractys/ en qui se
trouventlasourceetla racinedel'éternelle Nature».Onlevoit,
l'insistance estextrêmesur le quaternaire commesynthèse dela
doctrinedontilestparailleursunélémentprédominant,cequiest
fonction del'importance accordée à la cosmologie. Celle-ci met
particulièrementenavantlesnombres4, 7(planètes, théorie des
âges delh' omme) et 10en tant qu'organisateurs de l'univers et
composantsdesastructure, selonunedoubleperspectivecosmo-
goniqueet «physique»; compte tenu du fait que des corres-
pondances étaient déjà établies à date ancienne entre nombres,
entitésmoralesetfacultéspsychologiques(oucognitives),lacoïn-
cidencesurtousles plansdesmodalitésontologiqueset intelligi-
bless'expliqueaisément.Selonlesthéoriesoulespointsdevue,le
nombrepeutêtreauprincipedecettecoïncidence,ousonintermé-
diaire privilégié, oumêmes'identifier à elle purementet simple-
ment.A.Delattes'estpluàsouligneruneévolutiondestendances
doctrinalesdupythagorismeantique,menantd'unmathématisme
presqu'exclusivement préoccupédel'étude desnombreseneux-
mêmeset deleurs analogies avecles phénomènesnaturels à une
théologienuméraled'époque hellénistique, soucieused'assimiler
lestermesdeladécadeàdiversesdivinités, surlabased'allusions
mythologiquesplusoumoinsfantaisistes(c'estpeut-êtreici l'ori-
ginedel'associationdurable,jusqu'auMoyenAge,entrearithmo-
logieetétymologie). Ilestdifficilededécidersicemouvementest
réelous'ilestsuggérésurtoutparl'étatdiscontinuetfragmentaire
denotredocumentation.Quoiqu'ilensoit, il semblemalgrétout
peuprobable que les disciples anciens de Pythagore (voir infra
Philolaos)aientomisderelierenquelquemanièrelesdieux—au
premierchefApollon, leur principale divinité tutélaire —à leur
quête numérale d'une connaissance duTout qui unifiait déjà le
mondeet lh' ommeselon l'analogie directrice dumacrocosmeet
du microcosme, autre point saillant de leur doctrine. Nous igno-
rons, par ailleurs, la teneur exacte de ce que la transmission orale
—très importante chezeux—seréservait dansleur enseignement.
De là cette analogie —intrinsèquement très ancienne et sans
origine assignable —est passée, avec la mystique des nombres,
dans les théories médicales véhiculées—dès le Vsiècle—par cer-
tains traités du corpus hippocratique, tels Des chairs (éd. R. Joly,
Paris, 1978) ou Des semaines (dont une partie au moins semble
plus tardive) ; d'un point de vue arithmologique, l'accent est prin-
cipalement mis sur le septénaire et son rôle prédominant dans la
détermination des «jours critiques » et autres périodes cycliques
qui interviennent dans le développement des maladies ou le cours
de la vie humaine. S'y rattachent naturellement les spéculations
relatives aux âges ou « saisons »de l'existence (ou dumonde), qui
constituent une préoccupation constante dès les débuts du pytha-
gorisme, comme on l'a indiqué plus haut ; le nombre sept gou-
verne ainsi la structure du corps et lesprocessus vitaux, de par une
«nécessité naturelle »(Des chairs XIX, adfinem) qui s'exprime par
lescycles septénaires dela gestation et dela croissance. Sonimpor-
tance est telle qu'elle a induit certains érudits (W. H. Roscher) à
supposer l'existence d'une doctrine spécifique relative au symbo-
lisme de ce nombre et antédatant la civilisation grecque. Quoi
qu'il en soit à cet égard particulier, il semble hors de doute que ce
type depensée, qui concerne aussi ledomaine du culte et durituel,
relève d'une sagesse antérieure à Pythagore.

Platon. — Le philosophe athénien s'est rapidement


(après quelques générations à peine) vu considérer, à
l'instar de Pythagore, comme l'un des « Pères fonda-
teurs » de la symbolique des nombres. A la suite
— essentiellement — du Timée, il est entendu que Pla-
ton « pythagorise », c'est-à-dire revêt les idées du
Samien d'un habillage philosophique sans en modifier
vraiment le fond. Il va presque sans dire qu'il s'agit là,
pour une bonne part, d'un quiproquo auquel ne sont pas
étrangères certaines théories d'interprétation difficile
comme celle des Nombres idéaux, qui s'est encore trou-
vée au centre de controverses érudites assez récentes sur
un éventuel enseignement oral de Platon portant sur les
« premiers principes » (excellent état de la question dans
M.-D. Richard, L'enseignement oral de Platon, Paris,
1986). Il ne fait naturellement aucun doute que l'Athé-
nien se soit trouvé au contact de théories d'origine
pythagoricienne et ait subi l'influence de certaines
d'entre elles (primat du nombre et sa relation aux
sphères célestes, doctrines de l'âme, du fini et de l'illi-
mité, du macrocosme/microcosme, etc.) ; à l'inverse, de
nombreuses sources présentées comme relevant du
pythagorisme dénotent une nette influence platoni-
cienne et c'est là par exemple l'un des principaux critères
utilisés (par W. Burkert) pour déterminer les fragments
éventuellement authentiques de Philolaos.
Une tradition veut en effet que Platon ait acquis, par l'intermé-
diaire de son ami Archytas, régent de Tarente et lui-même pytha-
goricien important, le (ou les) traité(s) «pythagoriciens » du Cro-
toniate installé dans la cité sicilienne où il aurait été le maître dudit
Archytas (2 moitié du Vsiècle). Sont attribués à cedernier maints
ouvrages (perdus) sur des sujets divers, dont un écrit sur la
décade ; parmi les fragments peut-être authentiques conservéspar
la doxographie figurent des considérations sur les rapports
mutuels de la monade et de l'unité, le couple fini-infini et sa rela-
tion à l'Un, les trois médiétés(ou moyennes proportionnelles) ari-
thmétique géométrique (ac = b) et harmonique
(ab + bc= 2ac). Avec la première et la troisième, appliquées aux
neuf premiers nombres entiers, Archytas passe pour avoir
construit les intervalles respectifs des trois gammes diatonique,
enharmonique, chromatique ; on estime en général que l'étude de
ces proportions et leur application à la musique étaient fort en
honneur au sein du pythagorisme ancien. Quant à Philolaos lui-
même, il est surtout connu pour sa cosmologie et sa théorie astro-
nomique qui déplacent la terre au centre de l'univers et posent
l'existence —peut-être sous l'effet d'un souci arithmologique, de
par la perfection reconnue au dénaire —de dix sphères célestes.
Plusieurs des fragments qui lui sont assignés portent en outre sur
l'oppositioncomplémentaire entre fini et infini et son incidence sur
lestatut et la genèse desnombres (pair-impair et leur «mélange»),
l' «harmonie »résidant dans l'octénaire (2 et son correspondant
symbolique le cube, dont les nombres définissant ses propriétés
géométriques (6 faces, 8 angles, 12 arêtes) se trouvent en propor-
tion harmonique, la puissance de la décade comme synthèse du
Tout et expression de la souveraineté dunombreen tant queprin-
cipe de la connaissance des choses divines et naturelles, l'applica-
tion auxintervalles musicauxdesdivisions du premier cubeimpair
(= 27, mais ceci rappelle Platon de bien près...) ; enfin, d'intéres-
santes considérations nous ont été conservées sous son nom(par
Proclus, CommentaireauIlivre desEléments,XXIV-XXX)relati-
vementà l'association symboliquedequatredieuxettrois déesses
àchaqueanglerespectivementdutriangleetducarré, figurantpar
leur interrelation la souveraineté universelle du duodénaire;
l'angle dudodécagoneest ainsi rapporté à Zeus qui régit le Tout
par la puissance unifiante du nombre douze. Notons le recours
simultané aux figures géométriques et aux couples symboliques
masculin-féminin,ciel-terre, synthétisésdansunensemblequiren-
voie, en dernière analyse, au Zodiaque. Il faut encore signaler—
très succinctement—lathéorieimportante(et quipassera, modi-
fiée, chezPlaton)del'âme-harmonie(encequ'ellerèglelavieetles
fonctions corporelles au plan humain ou microcosmique) dont
l'action estenrapportétroitaveclesanalogiesnumérales,aupoint
que Philolaos —d'après un fragment rapporté par Lucien —
appelaitla tetractysleprincipedelasanté ;il n'est passansintérêt
derapprochercecidel'association plusconnueentrela«santé»et
lenombrecinqoulepentagramme(danslesbranchesduquelpou-
vaients'inscrire leslettres dutermeenquestion).
Nous l'avons dit ci-dessus, si l'on a fréquemment fait
à Platon, au cours des siècles, la réputation d'être un
maître de la pensée arithmologique, il s'agit en réalité
d'un malentendu. L'intérêt de l'auteur du Timée pour
le(s) nombre(s) et les figures (ou corps) géométriques
ne réside pas dans les analogies numérales du type déjà
évoqué mais dans le statut à la fois ontologique et
cognitif des « objets » mathématiques. Dans le cadre
de sa philosophie (qu'il n'est naturellement pas ques-
tion de prétendre résumer ici, fût-ce sur ce seul point, à
propos duquel elle a d'ailleurs évolué), ceux-ci occu-
pent un rang intermédiaire entre les Formes intelligi-
bles, immuables et éternelles, et les phénomènes sensi-
bles, « physiques », en perpétuel devenir. Cette nature
ontologique médiate est indispensable à leur double
fonction : lier harmonieusement (et indissolublement)
les réalités corporelles, à l'image de leurs prototypes
« idéaux » (à entendre ici en un sens réaliste et non

1. P.Tannery,SurunfragmentdePhilolaos,Archivfür Ges.derPhi-
los. 2(1889),p. 379-386etcf.Plutarque,Isiset Osiris(v.icip. 18),§30.
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