Ce document décrit le livre bilingue Le mot sablier de l'écrivain roumain Dumitru Tsepeneag. Il explique le parcours de l'auteur, qui a d'abord écrit en roumain avant de se voir obligé d'émigrer en France où il a progressivement commencé à écrire en français, produisant ce livre qui alterne les deux langues. Le résumé décrit également la structure et le thème auto-référentiel de l'œuvre.
0 évaluation0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
134 vues10 pages
Ce document décrit le livre bilingue Le mot sablier de l'écrivain roumain Dumitru Tsepeneag. Il explique le parcours de l'auteur, qui a d'abord écrit en roumain avant de se voir obligé d'émigrer en France où il a progressivement commencé à écrire en français, produisant ce livre qui alterne les deux langues. Le résumé décrit également la structure et le thème auto-référentiel de l'œuvre.
Description originale:
Article visant le livre bilingue :
Le mot sablier, de Dumitru Tsepeneag
Ce document décrit le livre bilingue Le mot sablier de l'écrivain roumain Dumitru Tsepeneag. Il explique le parcours de l'auteur, qui a d'abord écrit en roumain avant de se voir obligé d'émigrer en France où il a progressivement commencé à écrire en français, produisant ce livre qui alterne les deux langues. Le résumé décrit également la structure et le thème auto-référentiel de l'œuvre.
Ce document décrit le livre bilingue Le mot sablier de l'écrivain roumain Dumitru Tsepeneag. Il explique le parcours de l'auteur, qui a d'abord écrit en roumain avant de se voir obligé d'émigrer en France où il a progressivement commencé à écrire en français, produisant ce livre qui alterne les deux langues. Le résumé décrit également la structure et le thème auto-référentiel de l'œuvre.
Téléchargez comme DOC, PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format doc, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 10
Anatomie et « mode d’emploi » d’un livre
bilingue : Le mot sablier, de Dumitru Tsepeneag Chronique d’une double traversée : interlinguistique et interculturelle
On a l’habitude, en Roumanie (ou, du moins, on l’avait
jusque naguère) de dire, un peu par plaisanterie (mais aussi dans le sens « sérieux », suivant le contexte), que « tout Roumain sait parler français ». En fait, cet adage demi- plaisant était – dans son sens littéral – légitimé, jusqu’à un certain point, par un incontestable taux de francophonie passive, enregistrable dans les milieux éduqués, mais – dans son sens ironique – il sanctionnait le caractère tout à fait relatif et limité de cette « francophonie » . Pratiquement, « tout le monde » comprenait un peu le français – sufisemment pour lire des journaux et des livres, ou pour entretenir une conversation anodine – , mais peu nombreux étaient ceux qui maîtrisaient effectivement cette langue. Langue romane – donc apparentée au roumain –, et depuis longtemps – depuis les premières décennies du XIX e siècle – familière à la plupart des Roumains instruits, la langue française n’a pas été entourée d’un « mythe » de la difficulté de son apprentissage (comme ce fut le cas pour l’anglais, par exemple, dont l’apprentissage massif s’amorça il y a une quarantaine d’années). Cela étant, le contact avec la langue française restait, pour beaucoup, sous le signe de l’approximation, situation encouragée par la tolérance générale. Le français – disait-on – , pas besoin de l’apprendre à fond ; de toute façon, il est facile… Et c’est pour cela, justement, que ceux qui, des rangs de ces francophones approximatifs, se sont vu, poussés par les circonstances (par exemple en tant qu’émigrés ou exilés en France ou en d’autres pays effectivement francophones, etc.), en situation de faire du français leur langue d’expression effective et quotidienne, se sont retrouvés assignés à des eforts nullement négligeables. La langue réputée facile, et qu’ils croyaient connaître passablement, était en fait bien plus difficile à maîtriser qu’ils n’auraient pu le soupçonner ! L’expérience fut d’autant plus éprouvante pour les écrivains roumains qui ont envisagé d’adopter comme véhicule de leur création littéraire la langue de Molière (laquelle est aussi celle de Flaubert, Proust, Céline, Queneau !). Certains d’entre eux ne se sont même pas enhardis à faire le pas de la « migration » linguistique. D’autres, peu nombreux, ont osé le faire. Avec succès, dans certains cas. Je ne prends pas en compte, en disant cela, les auteurs qui – tels Hélène Vacaresco ou Eugène Ionesco – ont vécu, dans diverses circonstances, dès leur enfance l’expérience du bilinguisme. Je pense aux auteurs qui, adultes, et déjà écrivains roumains, ont choisi d’écrire en français, ont « appris » et ont réussi de le faire. Le cas le plus notoire est certainement celui de Cioran, philosophe, certes, ou « maître à penser » (malgré lui), mais en premier lieu, et surtout, grand écrivain français, styliste très admiré. Le cas de Dumitru Tsepeneag relève, « techniquement », de la même catégorie que celui de Cioran (malgré les immenses différences, sous différents rapports, entre les deux auteurs). On sait très bien que, dans la recherche littéraire, le recours à la biographie des écrivains a enregistré des flux et des reflux, suivant la « mode » de l’époque. Succéssivement surestimée ou ignorée, la biographie des auteurs reste incontournable quand elle a trait directement et intimément avec leur écriture. Alors, il convient de rappeler, en deux mots, les circonstances dans lesquelles Dumitru Tsepeneag ( né en 1937, à Bucarest) est devenu écrivain français. Affirmé, en 1965-1972, comme jeune écrivain novateur dans son pays natal, la Roumanie, où il était l’un des leaders d’un groupe littéraire – le « groupe onirique » – néo-avantgardiste et rebelle par rapport à l’esthétique du « réalisme-socialiste » prônée par les autorités culturelles de l’État totalitaire, il se montrait, en même temps, actif en matière de prises de position contre la politique répressive générale du régime soi-disant « socialiste ». Cela gênait les autorités roumaines, aussi allait-il se retrouver pratiquement expulsé de son pays. En effet, en 1975, alors qu’il séjournait depuis un certain temps à Paris – mais sans l’intention de s’y fixer définitivement : Dumitru Tsepeneag entendait circuler librement, sans pour cela abandonner sa patrie, où il envisageait de rester actif sur le plan littéraire et civique – l’écrivain fut privé de la nationalité roumaine et de son passeport. Il n’allait plus pouvoir revenir en Roumanie jusqu’à la chûte du régime communiste de Nicolae Ceauşescu, en décembre 1989. Obligé à rester en France, Dumitru Tsepeneag ne s’y sentait pas, il est vrai, totalement dépaysé. Il y avait déjà séjourné, longuement, et à plusieurs reprises, il y avait publié deux livres, il y fréquentait les milieux littéraires. Il connaissait assez bien la langue française – comme… tout roumain instruit, et même mieux que cela – et il faut noter qu’il avait traduit en roumain des livres tels que Les Gommes et Dans le labyrinthe de Alain Robbe-Grillet, ou Graal-Flibuste de Robert Pinget. En France, il continua d’écrire et de publier, mais il écrivait en roumain, ses livres étant publiés en traduction. Puis, il commença à écrire en français. Pas tout d’un coup, ou, pour être plus précis, pas directement et exclusivement, mais progressivement. Et cela, il l’a fait non pas dans le secret de son « laboratoire de création », mais, pour ainsi dire, à rideau levé, devant le public, pas dans les coulises. En donnant le très singulier livre qui est Le mot sablier, livre proprement bilingue, dont le texte démarre en roumain et finit en français, après que, au fil des pages, les deux langues se soient alternées ou mélangées dans différentes proportions. Le Mot sablier est une œuvre-document, une chronique- démonstration du passage d’une langue à l’autre. C’est un texte qui illustre sa propre référence, un récit dont le thème principal – ou le sujet « véritable » – est sa propre production. Et qui rend compte de ce « thème »-là non pas en le racontant, ni en l’ « expliquant » , mais en le produisant, ostensiblement, au niveau de l’intimité de l’écriture. Il est vrai que l’auteur feint, plus d’une fois, de « raconter » et d’ « expliquer » ce qu’il est en train de faire en écrivant, mais ces démarches sont pratiquées avec une distanciation sournoise et une ironie implicite, ce pourquoi il convient de les considérer avec toute la prudence nécessaire, et non pas comme des « témoignages » ou des commentaires fiables à cent pour cent. Ainsi, Le mot sablier est, en premier lieu, un texte traitant de sa propre écriture, un texte auto-spéculaire. Cela n’est point extraordinaire : despuis les fameux tomes gidiens Les Faux-monnayeurs et Paludes (pour ne plus parler de maints antécédents, plus ou moins embryonnaires, et parfois étonnamment modernes voir « post-modernes »), les livres de ce genre ont peuplé dans une mesure assez substantielle la littérature, enregistrant une véritable flambée sous le signe du postmodernisme ostentatif et du « textualisme » militant. Ce qui est effectivement exceptionnel dans Le mot sablier , c’est, justement, son caractère de « sablier » bilingue. C’est un livre « à cheval sur deux langues », comme l’était son auteur au moment où il l’écrivait. Le texte de ce micro-roman – lequel pourrait tout aussi bien être catalogué comme essai ou comme une version « soignée » et « mise en scène » d’un journal de création, dont le texte devient son propre métatexte – démarre, je l’ai déjà dit, en roumain. Le narrateur ( ou le locuteur, ou, mieux dit, le scripteur, qui s’exprime à la Ire personne et se présente implicitement comme étant l’auteur « réel » du livre, l’écrivain roumain Dumitru Tsepeneag exilé en France et y publiant ses livres en français, en traduction, dans les versions dues à Alain Paruit) s’adresse directement au lecteur, en glosant au sujet de sa décision d’écrire désormais ses livres en français. Il énonce certaines confesssions et commentaires visant sa situation linguistique et littéraire, la décison qu’il vient de prendre, ainsi que les difficultés et les problèmes qui en découlent. D’entrée de jeu, le scripteur opine que son accès à l’ écriture littéraire en français ne pourrait avoir lieu « qu’au prix d’encore un texte écrit en roumain ». Ce texte- là – qui est, on le comprend, celui-ci même que nous avons devant nous – servira à exorciser, à purger les fantasmes secrets et indélébiles de l’auteur, fantasmes qui tirent leurs origines sans doute de ses souvenirs d’enfance (souvenirs de Roumain roumanophone, donc) ou de ses projections oniriques, et qui peuplent son imaginaire et, partant, son écriture littéraire : « aussi dois-je continuer pour le moment à écrire en roumain pour me débarraser enfin de tout ce ballast fantasmatique : car qui me garantit si j’écris en français que je ne me retrouverai pas hanté par tous ces spectres comme cela m’est d’ailleurs arrivé avec quelques textes brefs et dans ce cas je n’écris pas je décris je récris je copie ce que je n’ai pas été capable d’écrire mais ce qui est cependant resté dans mon esprit sous la forme de larves que je ne puis éviter » etc. Certains de ces « spectres » personnels, de ces « larves » – ou « fantômes thématiques » (comme allait les qualifier Dumitru Tsepeneag dans un autre livre, ultérieur, écrit directement et complètement en français, celui-là, sous le pseudonyme Ed Pastenague) –, une fois évoqués, sont aussitôt présentifiés dans le texte du Mot sablier, et c’est ainsi que l’introduction auto-analyique et essaiystique s’achève et que s’amorce, en catimini, le roman « proprement dit ». Cela ne veut pas dire que des passages essayistiques et « théoriques » ne seraient pas présents dans le texte par la suite, entrelacés aux « fantômes thématiques », aux fragments proprement narratifs ou descripifs, aux dialogues des personnages : l’écrivain fait montre d’une habileté extraordinaire à changer de « scène » et de discours, sa prose ne fait que – pour citer un personnage du Mot sablier – « …passer tout le temps du coq à l’âne ». En fait, c’est là, on peut dire, la caractéristique définitoire de la prose de Tsepeneag, laquelle est tout à fait différente de la narration linéaire, traditionnellement « réaliste » : elle comporte une construction certes très élaborée, mais plutôt musicale, où thèmes et motifs ( voire des leitmotive, des éléments récurrents, soit des images, de petites scènes, des rudiments ou des bribes de narration, dont les susmentionnés « fantômes thématiques », justement ) sont alternés et agencés suivant une grammaire narrative très proche de celle du Nouveau Roman français « classique », de l’époque (que l’auteur a « empruntée », tout en gardant à son égard, cependant, une distanciation ironique tout à fait caractéristique), donc propre plutôt au texte poétique, à la poésie, qu’au récit. N’arrêter de « passer du coq à l’âne », mais nullement au gré du hasard, bien au contraire, suivant un projet « symphonique » compliqué et admirablement maîtrisé: telle est, en effet, la poétique des romans de Tsepeneag- Pastenague, notamment de ceux écrits dans les années soixante-dix et quatre-vingts, et, à cet égard, le Mot sablier ne diffère guère de Arpièges, Les noces nécessaires, Roman de gare et Pigeon vole. Ce qui le rend singulier, c’est, je le répète, son caractère bilingue, son statut de chronique, ou plutôt de « journal » d’une traversée interlinguistique et interculturelle. Aussi les « fantasmes », les fantômes thématiques, les images et les propos, les « débris » naratifs et descriptifs qu'il entreprend à actualiser dès les premières pages sont- ils essentiellement « roumains ». « Roumains » non pas dans le registre, disons, « folklorique », outrancier et violemment « ethnique » et identitaire, mais indubitablement roumains. Pourquoi ? Car, au fond, il s’agit de scènes et d’une imagerie communes, des plus anodines : un garçonnet qui observe les faits et dires des adultes dans une épicerie- estaminet, où quelques habitués du coin viennent volontiers pour y casser la croûte ou boire un coup et jacasser à propos de n’importe quoi ; des volailles de basse-cour, notamment un majestueux coq ; une femme de ménage qui essuie la vaisselle, espionnée, avec peut-être une ombre de vague concupiscence précoce par le même petit garçon ; un bizarre chantier édilitaire, avec des soldats qui percent la voirie de profonds fossés destinés peut-être à poser de mystérieuses conduites ( élément présent déjà dans Arpièges, de même que la figure du « coureur immobile », de l’homme toujours en train de courir, essoufflé, et qui se trouve, en fait, toujours au même endroit) etc. Des choses aucunement extraordinaires, et certes « universelles » (il n’y a pas qu’en Roumanie des épiceries où l’on peut boire un pot, des oiseaux de basse-cour, des sapeurs qui creusent des fossés etc ), mais l’auteur, lui, dont ils hantent l’imaginaire – et, partant, les textes –, les a « reçues », cristallisées, imaginées dans sa langue maternelle, le roumain. Ces « fantasmes » sont enveloppées dans un certain paysage, matériel, mais aussi et surtout linguistique. Lequel est nettement marqué dans le texte, où le discours du narrateur et les propos des personnages sont teintés d’une oralité propre au langage familier, truffés – sans ostentation, cependant – de tournures intraduisibles, d’images convenues, de métaphores lexicalisées, d’adages ou sentences « figées », de références culturelles (nullement érudites ou « académiques » : spontanées et aparemment « naturelles »), qui participent, toutes, d’une certaine manière déterminée – caractéristiquement roumaine – de nommer ( et donc de « voir ») les choses, la « réalité ». Toutes ces marques-là, de « roumanité » – sur le plan linguistique, mais implicitement sur le plan des mentalités également – , l’auteur s’emploiera, par la suite, au fil des pages, au fur et à mesure que la langue utilisée est, de plus en plus, le français, de les transposer en français. Non pas en les traduisant, mais en les remplaçant. En francisant peu à peu sa compétence d’émetteur d’énoncés. Il aspire à devenir son propre traducteur, et ce dès avant d’écrire ce qu’il a à écrire. Il entreprend de manier, voire de devenir lui-même un sablier lexical. Aussi l’image du sablier est-elle convoquée dans le texte de manière explicite. Le sablier, rappelons-le, est – selon le Robert – un « instrument composé de deux vases ovoides abouchés verticalement, le vase supérieur étant rempli de sable qui coule doucement dans le vase inférieur (pour mesurer le temps) » . La description qu’en donne Tsepeneag dans son roman semble inspirée (délibérément, sans aucun doute) par un article de dictionnaire : « il est composé de deux vases identiques chacun de la taile d’un verre à liqueur et abouchés par un court et très mince conduit d’ouverture millimétrique où le sable coule grain à grain ». L’analogie entre le vrai sablier, qui sert par exemple pour mesurer le temps de cuisson d’un œuf à la coque, et le « sablier » abstrait, interlinguistique, roumano-français, du livre de Dumitru Tsepeneag, est, certes, relative et limitée. Néanmoins, elle est correcte, pour l’essentiel. L’ « écoulement » des grains de langage n’est pas rigoureusement régulier, mais il s’avère inéluctable. Ayant démarré comme un écrit en roumain, le texte est parsemé, peu à peu, d’ « intrusions » (mots épars, syntagmes, locutions, fragments de phrases ou phrases entières, passages compacts ensuite) françaises, dont l’importance s’accroît graduellement, insensiblement, d’un chapitre à l’autre (non pas en suivant une progression mathématique rigoureuse, mais en enregistrant des fluctuations, cependant, à l’échelle de l’ensemble, de façon implacable), jusqu’à ce que l’émission linguistique française devient prépondérante. En même temps, les éléments vernaculaires, les tournures de langue (et de pensée), les expressions et locutions intraduisibles etc. spécifiquement roumaines (et même les prénoms des personnages qui bavardent dans la boutique de l’épicier, devenu bougnat) ont été remplacées par leur corespondant français (tout aussi vernaculaires, spécifiques, intraduisibles etc ., mais…français !) Les environ vingt dernières pages ont été écrites exclusivement en français, de même que les vingt ou trente premières l’ont été presque entièrement en roumain : la transition, l’alternance et le « remplacement » se jouent, en fait, aux alentours du milieu du livre : c’est là que se trouve, comme il se doit, l’équivalent textuel du « très mince conduit d’ouverture millimétrique où le sable coule grain à grain » . Il faut par ailleurs préciser que la transition linguistique – qui se passe dans le texte même, sous les yeux du lecteur – est soutenue et appuyée, au niveau de la référence fictionnelle, sur le plan symbolique et (ironiquement) sur le plan théorique. En effet, aux « fantasmes » et « larves » précédemment mentionnées viennent s’ajouter – suivant la technique, très savante, d’ailleurs, du « coq à l’âne » pratiquée par Tsepeneag – quelques autres motifs récurrents (scènes, personnages, éléments d’imagerie). Il y a, ainsi, outre le sablier déjà mentionné, le soldat toujours en train de courir sans parvenir d’arriver à destination, il y a la frontière – qui semble coincider avec la ligne du littoral, avec la côte maritime – , bien gardée par des sentinelles qui, juchées sur des miradors, scrutent les alentours de leurs jumelles (frontière qui, outre son inévitable connotation totalitaire, quelque peu convenue et banalisée, renvoie à la « frontière » entre les langues d’expression de l’écrivain). Il y a aussi – particulièrement important – le motif du groupe d’interlocuteurs qui devisent (dans un registre plutôt « théorique ») justement des problèmes que pose le passage d’un écrivain d’une langue à une autre, et même du statut de l’écriture littéraire en général. Leurs propos, tout comme les passages « théoriques » du narrateur-auteur, sont livrés avec une certaine ironie et ne sont pas fiables à cent pour cent, mais, néanmoins, ils ne peuvent être ignorés, car ils sont révélateurs pour ce qui est du livre même où ils se trouvent inclus. D’ailleurs, ces gens qui négocient et commentent le passage d’une langue à une autre sont des passeurs professionnels (traducteur, éditeur, libraire…), et le débat a lieu, on le comprend, sur un paquebot (que les sentinelles des miradors lorgnent à travers leurs jumelles), donc en pleine traversée. Toute œuvre littéraire a, en principe, un « destinataire », c’est-à-dire des lecteurs potentiels. Quels sont, alors, les destinataires de ce livre bilingue, accomplissement textuel peu commun, s’il en fut, sinon unique en son genre ? Il est évident qu’une lecture adéquate réclame un lecteur également bilingue, et sinon parfaitement bilingue (c’est-à-dire ayant acquis et le roumain, et le français, dès l’enfance, en tant que « langues maternelles » : ce sont des cas rarissimes, dont le plus connu est peut-être celui d’Eugène Ionesco), du moins connaisseur des deux langues (et des deux cultures, ainsi que des mentalités courantes qui leur sont associées). Quand Tsepeneag a écrit ce livre, il était ostracisé, banni de son pays natal, où, interdit de signature et mis à l’index, il ne pouvait rien publier. En France, la version originale, bilingue, était également impubliable, vu que le nombre des Français roumanophones est infime. Aussi Le mot sablier y fut publié (aux Éditions P. O. L. , Paris, 1984) dans une version intégralement française, la partie roumaine du texte ayant été traduite par Alain Paruit (lui aussi, comme Eugène Ionesco, bilingue parfait, et ce dès l’enfance !) et le lecteur étant averti au sujet du statut – de, respectivement, texte originale ou traduction en français – de chaque mot ou passage du roman par un jeu de caractères typographiques : le texte écrit directement en français était imprimé en italique. Un pis-aller, une solution discutable, imposée par les circonstances. Un roman écrit entièrement dans l’une ou l’autre des deux langues peut très bien être lu soit en version originale, soit (avec les « pertes » de rigueur) en traduction. Pas celui-ci. Il reste intraduisible – vu que toute traduction partielle ou « demi-traduction » en altère gravement l’identité, centrée justement sur la question de la « traduction » –, et, par conséquent, son public potentiel est exigu, sous le rapport du nombre. Aussitôt que cela fut possible, l’auteur a entrepris de le faire paraître en version originale, bilingue, en Roumanie (Cuvântul nisiparniţă, Univers, Bucarest, 1994). Bien que fatalement destiné à un « club » très restreint, ce singulier petit « roman-sablier » tient une place importante dans le dossier, par ailleurs particulièrement riche, des rapports interculturels roumano- français.