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Ce Fou de Platonov

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Anton Tchekhov

Ce Fou de Platonov
Anton Tchekhov
Première parution en 1878

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Anton Tchekhov

ACTE PREMIER

L'action se déroule en Russie vers 1880, dans le petit village de Voinitzevka.

La scène : un jardin chez Anna Petrovna Voinitzev.


(Au premier plan, un massif avec un sentier circulaire. En son centre, une statue porte une lanterne
allumée. Chaises et tables de jardin. À gauche, la façade d'une grande maison. Un large escalier
aboutit à des portes-fenêtres ouvertes. Perron et marches. Rires et brouhaha de conversations
animées arrivent par vagues. Musique de danse. Piano et violon. Quadrilles et valses. Dans le fond
du jardin, un pavillon d'été chinois décoré de lanternes. Au-dessus de son entrée, un monogramme
marqué "S. V. ". À côté du pavillon d'été, on joue aux boules. On entend des cris du jeu : "cinq
bonnes ! quatre mauvaises ! ". Le jardin et la maison sont illuminés. Des invités se promènent dans
les profondeurs du jardin. Les serviteurs, Vassily et Yakov, en redingotes noires, suspendent des
lampions puis les allument. C'est le crépuscule d'une belle journée d'été. Descendant de la terrasse,
invités et serviteurs passent de temps en temps.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE

NICOLAS TRILETZKI, BOUGROV, LE VIEUX GLAGOLAIEV


(Bougrov et le vieux Glagolaiev viennent par l'escalier, suivis de près par Triletzki qui est
légèrement gris.)

TRILETZKI (qui a réussi à attraper Bougrov par le bras)


Allons, allons, Pavel Petrovitch, exécutez-vous.

BOUGROV
Ne m'humiliez pas, docteur, en me forçant à vous répéter que cela m'est impossible.

TRILETZKI (se raccrochant à Glagolaiev)


Et vous, mon cher ami ? me refuserez-vous ce service ? Je vous le jure devant Dieu, je ne vous
demande presque rien. J'en prends Bougrov à témoin.

BOUGROV (levant les bras au ciel)


Je ne suis témoin de rien. On m'appelle dans le jardin.
(Il s'éloigne.)

TRILETZKI (passant son bras sous celui de Glagolaiev)


Allons, un bon mouvement. Vous avez des monceaux d'or. Vous pourriez acheter la moitié du
monde si vous le vouliez. Vous allez me dire que vous réprouvez les emprunts ? Que je vous
rassure, il ne s'agit pas d'un prêt car je n'ai aucune intention de vous rembourser. Je le jure.

GLAGOLAIEV
C'est sur cet argument que vous comptez pour me décider ?

TRILETZKI
Ah ! vous manquez de générosité, homme de bien ! (Comme Glagolaiev veut s'éloigner :)
Allons, Glagolaiev, dois-je me mettre à genoux devant vous ? Vous avez sûrement un cœur
quelque part.

GLAGOLAIEV (soupirant profondément)


Docteur Triletzki, vous ne me soulagez jamais de mes maux, mais quelle science par contre pour
m'extorquer de l'argent !

TRILETZKI
C'est ma foi vrai.
(Il soupire lui aussi.)

GLAGOLAIEV (tirant son portefeuille)


Vous me désarmez. Allons, combien vous faut-il ?
(Il sort son portefeuille.)
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TRILETZKI (dévorant des yeux la liasse de billets)


Mon Dieu ! Et on voudrait nous faire croire que la Russie manque d'argent ! Où avez-vous pris tout
cela ?

GLAGOLAIEV
Tenez. (Il lui donne de l'argent.)
Voilà cinquante roubles. Et n'oubliez pas que c'est la dernière fois.

TRILETZKI
Mais vous avez bien plus ! Regardez. Cela ne demande qu'à être dépensé. Donnez-le moi.

GLAGOLAIEV
Prenez-le. Prenez tout, sinon, vous partirez avec ma chemise. Quel voleur vous faites, Triletzki.

TRILETZKI (comptant toujours)


Soixante-dix… soixante-quinze… tout en billets d'un rouble. À croire que vous les avez ramassés à
la quête ! Vous êtes sûr qu'ils ne sont pas faux ?

GLAGOLAIEV
Si oui, rendez-les-moi.

TRILETZKI (faisant hâtivement disparaître la liasse)


Je le ferais si cela pouvait vous être utile. Dites-moi, Porfiry Séméonovitch, pourquoi menez-vous
une vie aussi anormale ? Vous buvez, vous discourez, vous transpirez, vous passez vos nuits
debout, alors que nécessairement vous devriez vous coucher tôt. Vous êtes sanguin, apoplectique
même. Regardez vos veines saillantes. Et vous êtes là ce soir ! Franchement, voulez-vous vous
suicider ?

GLAGOLAIEV
Mais, docteur…

TRILETZKI
Il n'y a pas de "mais". Je ne veux pas vous alarmer. Vous pouvez, bien sûr, vivre encore quelques
années. Avec des soins. Dites-moi : vous avez vraiment beaucoup d'argent ?

GLAGOLAIEV
Suffisamment.

TRILETZKI
Alors vous êtes doublement impardonnable. Des soirées comme celle-ci, voilà votre mort.

GLAGOLAIEV
Je refuse de…

TRILETZKI
À présent, parlons entre amis. Plus en médecin ! Ne croyez pas que je sois aveugle. Je sais ce qui
vous retient ici. La jolie veuve, n'est-ce pas ? Mais vous feriez cependant mieux d'aller vous

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coucher.

GLAGOLAIEV
Vous êtes une canaille, Triletzki. Vous m'amusez parfois, mais vous n'en êtes pas moins une
canaille.
(Il a une quinte de toux.)

TRILETZKI
Là. Vous voyez. Vous voyez. Pitié pour vous. Je vous en supplie amicalement. Allez faire un petit
somme dans le Pavillon d'Été. Vous vous sentirez beaucoup mieux après.

GLAGOLAIEV (s'éloignant)
Oui, vous avez raison. Mais vous êtes tout de même une canaille.
(Il sort.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE II

NICOLAS TRILETZKI, YAKOV, VASSILY, VOINITZEV, ANNA PETROVNA

NICOLAS TRILETZKI (regardant son argent)


De l'argent de banquier, ça pue le paysan ! Et maintenant, pour l'amour du Ciel, à quoi vais-je le
dépenser ?
(Deux domestiques traversent la scène. Tandis qu'ils sortent, Voinitzev descend l'escalier. Anna
Petrovna paraît derrière lui à la fenêtre.)

VOINITZEV
Mais, maman ! je l'ai cherchée dans toute la maison. Je ne l'ai trouvée nulle part.

ANNA PETROVNA (gentiment)


Regarde dans le jardin, bêta !
(Elle rentre dans la maison.)

VOINITZEV (appelant)
Sofia ! Oh ! Sofia ! (À Triletzki :)
Docteur, je ne trouve pas ma femme. L'auriez-vous vue par hasard ?

NICOLAS TRILETZKI
Non. Je ne crois pas. Mais j'ai quelque chose d'autre pour vous. Trois adorables roubles. (Il met les
billets dans la main de Voinitzev qui les range automatiquement dans sa poche, puis les rejette
dans un geste d'impatience et s'enfuit vers le jardin.)
Pas même un remerciement ! (À lui-même :)
Écœurant ! Telle est l'humanité actuelle. Pas de gratitude. Aucun sentiment de gratitude.
(Il se penche en titubant pour ramasser les billets.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE III

SACHA, IVAN TRILETZKI, NICOLAS TRILETZKI


(Sacha entre, venant de la maison en poussant son père.)

SACHA
Allons-nous-en maintenant.

IVAN TRILETZKI
Mais pourquoi, ma jolie, ma fleur ?

SACHA
Il n'est pas encore l'heure de dîner et déjà tu es soûl comme un cocher. Tu n'as pas honte de
m'humilier de cette façon ?

IVAN TRILETZKI
Mon enfant, tu es naïve ! Tu ne pourras jamais comprendre un homme comme moi ! Ta mère était
pareille ! Mêmes cheveux, mêmes yeux. Tiens, tu marches comme elle, comme une petite oie. Dieu
ait son âme.

SACHA
Père !

IVAN TRILETZKI
Et je ne suis pas le seul. Regarde comme ce digne individu se vautre par terre.

SACHA (c'est une femme douce, mais elle est à bout)


Mon Dieu, cela ne finira donc jamais ? Lève-toi, Nicolas. N'est-ce pas assez que ton père soit un
ivrogne ? Qu'est-ce que tu fais ?

NICOLAS TRILETZKI
Patience. Patience. Je suis en train de mettre de l'argent de côté.

SACHA
Nicolas, ne te souviendras-tu jamais que tu es le médecin du pays ? Tu devrais donner le bon
exemple.

IVAN TRILETZKI
Très juste ! Très, très, très juste !

SACHA
Et toi, père, à ton âge ! Même si tu ne te soucies pas de ce que les gens pensent de toi, tu devrais
avoir au moins honte envers Dieu !

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IVAN TRILETZKI
Sacha, ma fleur, tu perds la tête. Qui crois-tu donc être ? Portes-tu le courroux divin dans ta poche ?
- Ssh… sh, je le reconnais. Je n'essaierai pas de te mentir, mon petit. J'ai goûté à l'alcool. Goûté
simplement. Et pourquoi pas ? Je suis un militaire. Dans l'armée, on comprend ces choses-là. Mais
toi, tu ne comprends rien. Rien du tout. Ah ! si seulement j'étais encore dans l'armée. C'était la vie.
Si j'y étais resté un peu plus longtemps, un an seulement, je serais devenu général. Penses-y.

SACHA
Rentrons à la maison !

IVAN TRILETZKI
J'ai dit : général !

SACHA
Les généraux ne boivent pas autant. Allez, rentrons maintenant.

IVAN TRILETZKI
Que dis-tu ? Tu t'imagines que les généraux ne boivent pas ! Ils boivent toute la journée. À l'armée
tout le monde boit par simple "joie de vivre".

SACHA
Comme tu veux.

IVAN TRILETZKI
Chut. Tais-toi ! Fais-moi la grâce d'écouter ce que j'ai l'intention de te dire. Mon enfant, tu es
comme ta pauvre mère. Bzz, bzz, bzz, voilà le bruit familier qui l'annonçait. Tu te souviens,
Nicolas ? Bzz, bzz, bzz. Je jure devant Dieu qu'elle passait sa journée à bourdonner, et la nuit aussi.
Si elle ne prenait pas la boisson pour prétexte, c'était autre chose. Aucune de vous deux ne m'a
jamais compris. Bzz, bzz, bzz, bzz. Oh ! enfant, tu es la vivante image de ta mère. Quand je pense
que je ne verrai plus jamais son visage, j'ai envie de pleurer. Oh ! comme je l'aimais. Mais le
Seigneur me l'a donnée, et le Seigneur me l'a ôtée. (S'agenouillant :)
Oh ! pardonne-moi, pardonne-moi, petite Sacha. Je suis un vieillard faible et insensé, mais tu es ma
fille. Dis-moi que tu me pardonnes.

SACHA
Naturellement je te pardonne. Je te pardonne. Mais relève-toi.

IVAN TRILETZKI
Jure-le-moi.

SACHA
Oui, je te le jure. Mais tu vas me promettre quelque chose à ton tour.

IVAN TRILETZKI
Quoi donc ?

SACHA

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Cesse de boire. Si Nicolas veut se conduire comme un pourceau, à son aise ! Mais c'est indigne
d'un vieillard comme toi.

IVAN TRILETZKI
Ma petite fille, l'ombre de ta mère disparue vit en toi comme un avertissement. À partir de cette
minute, pas une goutte d'alcool ne franchira ces lèvres. Je le jure sur mon honneur de soldat. Je le
jure. Sauf comme médecine. Si c'est indispensable.
(Triletzki a ramassé ses billets et s'approche.)

NICOLAS TRILETZKI
Il y en a pour cent copecks, Excellence. Permettez-moi de les consacrer à votre médication.

IVAN TRILETZKI
Cent copecks ? Ah ! jeune homme, seriez-vous, par le plus grand des hasards, le fils du colonel
Ivan Ivanovitch Triletzki, qui servit dans la Garde impériale ?

NICOLAS TRILETZKI
Je le suis.

IVAN TRILETZKI
Dans ce cas, je les recevrai volontiers. (Il rit.)
Merci. Je refuse la charité mais je l'accepterai de mon fils. Je suis honnête, mes enfants ! Je vous
jure que j'ai toujours été honnête. Je n'ai jamais dévalisé un camarade, même lorsque je tenais un
emploi élevé au gouvernement. Et pourtant, ç'aurait été facile. J'ai été le témoin de corruptions
telles qu'on ne pourrit même pas les qualifier de babyloniennes. Mais partout j'ai gardé les mains
nettes. Hors ma solde, je n'aurais pas touché à un seul copeck.

NICOLAS TRILETZKI
C'est très louable, père. Mais il n'est pas indispensable de s'en glorifier.

IVAN TRILETZKI
Je ne m'en glorifie pas, Nicolaï. Je vous fais un sermon, simplement ! N'aurais-je pas à répondre de
vous devant Dieu ? Sur ce, bonsoir.

NICOLAS TRILETZKI
Où vas-tu ?

IVAN TRILETZKI
À la maison ! Cette coccinelle m'a demandé de la laisser partir. Je vais l'escorter. Les soirées la
terrorisent. Je vais la ramener à la maison et je reviendrai seul.

NICOLAS TRILETZKI
Tiens, prends trois roubles pour le voyage.

IVAN TRILETZKI (en furie subite)


Ne me suis-je donc pas fait comprendre ? Cette main n'a jamais connu la couleur de la corruption !
Mon fils, mon fils, quand je servais pendant la guerre contre les Turcs…

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NICOLAS TRILETZKI
Bravo, colonel. Allez, à droite, droite et en avant marche !

IVAN TRILETZKI
Non. À gauche. Demi-tour, et en avant marche.

SACHA
Allons, viens, cela suffit. Partons !

IVAN TRILETZKI
Dieu te protège, Nicolaï. Oui, oui, tu es un homme juste, Nicolas ! Ton beau-frère, Platonov, est un
libre penseur mais c'est aussi un homme juste ! (À Sacha :)
Je viens, je viens.

SACHA (en partant)


Tu es un véritable enfant.

IVAN TRILETZKI
Oui, c'est vrai.
(Ils sortent.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE IV

PETRIN, BOUGROV, NICOLAS TRILETZKI, ANNA PETROVNA


(Entrent Petrin et Bougrov, bras dessus bras dessous.)

PETRIN
Tu n'as qu'à poser cinquante mille roubles, là devant moi, et je le jure, je les volerai. Mais j'ai peur
de me faire prendre. Et n'importe qui en ferait autant. Toi aussi. Ne dis pas le contraire !

BOUGROV
Oh ! non, non, Petrin. Pas moi.

PETRIN
Je volerai même un seul rouble ! L'honnêteté ? Peuh ! L'honnête homme est un fou.

BOUGROV
Alors je suis fou !

NICOLAS TRILETZKI (surgissant)


Voilà un rouble pour votre honnêteté, mes amis !
(Il donne un billet à Bougrov.)

BOUGROV (l'empochant)
Oh ! merci, docteur.

PETRIN
Eh ! Tu t'en es emparé assez vite, honnête Bougrov !

NICOLAS TRILETZKI
Dites-moi, vous avez biberonné, estimés gentlemen !

PETRIN
Un tantinet. Mais je suis prêt à parier que je ne me suis pas gavé moitié autant que vous.

NICOLAS TRILETZKI
En toute justice je devrais vous tourner le dos, car j'ai horreur des ivrognes. Mais je serai généreux,
voilà encore un rouble pour chacun de vous.
(Il leur donne. Anna Petrovna apparaît à la fenêtre.)

ANNA PETROVNA
Triletzki, donnez-moi un rouble à moi aussi.
(Elle se retire de la fenêtre.)

NICOLAS TRILETZKI
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Non pas un, mais cinq, puisque vous êtes la femme d'un major-général ! Et je vous l'apporte moi-
même.
(Il entre dans la maison.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE V

PETRIN, BOUGROV

PETRIN
La fée s'est retirée.

BOUGROV
Oui.

PETRIN
Je me demande ce que ce vieux hibou de Glagolaiev peut lui trouver…

BOUGROV
Qui sait ?

PETRIN
Le vieux est fou, malgré tout son argent.
(Ils se promènent dans le jardin.)

BOUGROV
C'est vrai ! Il se précipite à toutes les soirées chez la veuve. Il s'assied, bouche bée, et la contemple.
Je te le demande, Petrin : est-ce ainsi qu'on fait la cour aux dames ?

PETRIN
On dit qu'il veut l'épouser.

BOUGROV
À son âge ! (Il ricane.)
Enfin, il n'a pas loin de cent ans.

PETRIN
C'est possible, mais moi j'aimerais assez les voir se marier.

BOUGROV
Pourquoi ?

PETRIN
Depuis que son mari est mort la veuve a englouti tout l'argent de la famille. La maison et la
propriété sont hypothéquées. Rien à espérer. (Un temps.)
Si elle épouse le vieux Glagolaiev, je récupère aussitôt mon argent. Je réalise mon hypothèque, je
commence par faire opposition, puis saisie ! C'est qu'elle me doit seize mille roubles !

BOUGROV
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Et trois mille à moi. Ma femme m'ordonne de les récupérer. Mais je ne peux pourtant pas entrer
tranquillement dans la maison et dire : "Chère Anna Petrovna, j'ai besoin de mon argent. Veuillez
me payer immédiatement. " Après tout, nous ne sommes pas des moujiks ! Non, non, si ma femme
veut l'argent elle n'a qu'à aller le réclamer elle-même. Moi je ne peux pas. C'est là une question
d'éducation.
(Ils sont entrés maintenant dans la maison.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE VI

SOFIA, VOINITZEV
(Le rythme de cette scène est assez rapide.)

SOFIA (sans colère)


Sincèrement, je n'ai rien à te dire.

VOINITZEV
Tu as déjà des secrets pour ton mari. Quels sont-ils ?
(Ils s'asseyent.)

SOFIA
Mais non ! Je ne sais pas ce qui m'arrive. Ne fais pas attention à moi. (Silence, puis vivement :)
Partons, Serguey !

VOINITZEV
Partir ! Mais pourquoi ?

SOFIA
J'en ai besoin. - Partons à l'étranger. - Dis oui.

VOINITZEV
Mais pourquoi ?

SOFIA
Je t'en prie, ne m'interroge pas.

VOINITZEV (il lui embrasse la main)


Bien. Nous partirons demain. Tu t'ennuies ici au milieu de tous ces paysans ! Bougrov ! Petrin !

SOFIA
Personne n'est responsable.

VOINITZEV
Je me demande où vous, femmes, vous prenez tout cet ennui. (Il l'embrasse sur la joue.)
En tout cas, réjouis-toi à présent. Vivons. Tu devrais suivre les recettes de Platonov ! Pourquoi ne
pas bavarder avec lui quelquefois ? Et maman ! Et Triletzki ! Cause avec eux ! Ne les regarde pas
de haut. Quand tu les connaîtras mieux, tu les aimeras toi aussi.

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ACTE PREMIER - SCÈNE VII

LES MÊMES, ANNA PETROVNA

ANNA PETROVNA (de sa fenêtre)


Serguey ! Serguey !

VOINITZEV
Oui, maman.

ANNA PETROVNA
Veux-tu venir un instant.

VOINITZEV
J'arrive. (À Sofia :)
Je te promets que nous partirons demain. - À moins que tu ne changes d'avis.
(Il entre dans la maison.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE VIII

SOFIA, PLATONOV

SOFIA (après un silence, pour elle-même)


Que dois-je faire ? Dieu miséricordieux, dites-moi ce que je dois faire ! C'est terrible. C'est si
inattendu.

PLATONOV (sortant de la maison en s'écriant)


J'ai chaud. J'aurais dû m'abstenir de boire. - Vous ici, Sofia Egorovna ! Et toute seule ?
(Il rit, Sofia se lève et se prépare à partir. Tout au long de cette scène, ne pas ralentir. Presto.)

SOFIA
Oui.

PLATONOV
Dites-moi, est-ce que vous évitez les "humbles mortels" ?

SOFIA
Je n'évite personne.
(Elle s'assied.)

PLATONOV (s'asseyant à son côté)


Vous permettez ? - Si vous n'évitez personne, pourquoi m'évitez-vous, moi ? Quand j'entre dans
une pièce, vous en sortez. Quand je mets un pied au jardin, c'est pour vous voir disparaître. Nos
relations me laissent perplexe ! Suis-je à blâmer ? Suis-je répugnant ? Ai-je la peste ? (Il se lève.)
Franchement, je ne me trouve pas coupable ! Je vous en prie, tirez-moi de cette stupide situation. Je
ne la supporterai pas plus longtemps.

SOFIA (presto)
Il est exact que je vous ai évité. Un peu. Si j'avais su que je vous faisais de la peine, j'aurais agi
différemment.

PLATONOV (la coupant)


… Ainsi vous m'évitez ! Vous le reconnaissez ! Et pour quelle raison ?

SOFIA (sans ralentir. Enchaîner presque continûment toutes ces petites phrases)
Ne parlez pas si fort. Je ne puis supporter les gens qui élèvent la voix. (Silence.)
Dès que je suis arrivée ici, j'ai pris plaisir à vous écouter. Mais, peu à peu, cet intérêt s'est
transformé en un sentiment désagréable. Je vous en prie, comprenez-moi. Je n'ai rien contre vous.
Mais nous nous sommes mis à nous voir chaque jour. Vous m'avez raconté que vous m'aimiez
depuis longtemps, et que ce sentiment était réciproque. "L'étudiant aimait la jeune fille, la jeune
fille aimait l'étudiant. " Cela est une histoire banale et sans signification ! Mais là n'est pas la
question. Quand vous me parlez du passé, vous le faites comme si vous me réclamiez quelque
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chose. Comme si, dans ce passé, vous aviez manqué ce que vous désirez maintenant. Le son de
votre voix est tyrannique. Vous dépassez les règles de l'amitié. Vous êtes en colère. Vous criez.
Vous saisissez ma main. Vous me poursuivez. Une constante surveillance ! Aucune paix ! Que
voulez-vous ? Que suis-je pour vous ?

PLATONOV
C'est tout ? Eh bien, "merci" pour votre franchise !
(Il s'éloigne.)

SOFIA (fière, presque insolente)


Voilà. Vous êtes en colère. - Et ne vous vexez pas, Michael Vassilievitch !

PLATONOV (revenant)
Oui, je comprends ! Vous ne me haïssez pas. Vous avez peur. (Il vient tout près d'elle.)
Sofia Egorovna, vous avez peur.

SOFIA (l'arrêtant de la main)


Éloignez-vous, Platonov. Vous mentez, je n'ai pas peur !

PLATONOV
Où est votre force de caractère, si chaque banale rencontre met en danger l'amour que vous avez
pour votre mari ! Voyez-vous, je venais tous les jours ici parce que vous me sembliez ne pas avoir
de préjugés. Mais quelle dépravation ! - En tout cas je dois être à blâmer : j'ai été tenté.

SOFIA
Assez, vous n'avez pas le droit de dire cela. Allez-vous-en.

PLATONOV (riant)
Ainsi, on vous poursuit. On vous épie. On vous saisit les mains. Pauvre petite chose, quelqu'un veut
vous dérober à votre époux ! Et Platonov, cet affreux Platonov vous aime. Grotesque ! Ce n'est pas
ce que j'attendais d'une femme intelligente.
(Il s'éloigne à grands pas vers la maison.)

SOFIA
Vous êtes un insolent, Platonov ! Vous perdez le sens. (Voyant qu'il l'a quittée :)
Oh ! c'est terrible. Il faut que je le retrouve et me justifie. Je ne puis supporter cela.

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ACTE PREMIER - SCÈNE IX

YAKOV, VASSILY, OSSIP


(Sofia s'éloigne vers la maison à la recherche de Platonov. Yakov et Vassily traversent la scène en
conversant, lorsque Ossip apparaît et va à leur rencontre.)

YAKOV (assez en colère, mais sympathique)


Le diable seul sait ce que ces invités vont encore inventer. Pourquoi ne pas se contenter de jouer
aux cartes comme tout le monde ?

OSSIP
Est-ce que Abram Abramovitch Vengerovitch est là ?
(Arrêt subit de Yakov et de Vassily.)

YAKOV
Dans la maison.

OSSIP
Alors, va le chercher. Dis-lui que je suis arrivé.
(Yakov sort. Presque aussitôt, Ossip décroche un lampion, l'éteint et le met dans sa poche.)

VASSILY (craintif et ferme à la fois. Il craint Ossip)


Ces lampions n'ont pas été accrochés là pour ton plaisir. Pourquoi les enlèves-tu ?

OSSIP
Qu'est-ce que cela peut bien te faire, imbécile ? (Il prend le chapeau de Vassily et le jette à la
volée.)
Eh bien, fais quelque chose ! Gifle-moi par exemple ! Non ?

VASSILY
J'aime mieux que quelqu'un d'autre s'en charge.

OSSIP
Agenouille-toi devant moi. (Il s'avance menaçant.)
Tu ne m'as pas entendu ? À genoux ! Par terre.
(Vassily s'agenouille.)

VASSILY
C'est un péché contre vous-même, Ossip.

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ACTE PREMIER - SCÈNE X

VENGEROVITCH, OSSIP, PLATONOV


(Vengerovitch apparaît. Vassily en profite pour s'échapper. Le dialogue s'enchaîne assez vivement
pendant toute la scène.)

VENGEROVITCH
Qui m'appelle ?

OSSIP (insolent)
Moi, Votre Excellence.

VENGEROVITCH
Que veux-tu ?

OSSIP
Vous m'avez fait demander à la taverne. Me voici.

VENGEROVITCH
N'aurions nous pas pu nous rencontrer ailleurs ?

OSSIP
À l'homme de bien, Excellence, tout endroit est bon.

VENGEROVITCH
J'aurais préféré quelqu'un d'autre. Tu es une belle brute.

OSSIP
Vous n'avez pas demandé un infirme, n'est-ce pas ?

VENGEROVITCH (très craintif)


Parle bas ! Tu connais Platonov ?

OSSIP
Le professeur ?

VENGEROVITCH
Oui. Celui qui est si satisfait de lui-même, si arrogant. Combien veux-tu pour l'abîmer un peu ?
Attention, pas le tuer. Tuer est un tel péché ! Mais modifier un peu sa physionomie dont il est si
fier, lui casser une côte ou deux : une leçon, quoi, pour le reste de sa vie. (Platonov apparaît sur la
terrasse au fond.)
Attention, quelqu'un ! - Nous nous retrouverons.
(Ossip s'éloigne et disparaît vivement ; tandis que Platonov, au lieu de s'approcher, reste immobile
en haut des marches. Alors Vengerovitch fait quelques pas vers lui.)
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ACTE PREMIER - SCÈNE XI

VENGEROVITCH, PLATONOV

VENGEROVITCH
Vous cherchez quelqu'un ?

PLATONOV
Je cherche plutôt à m'éviter moi-même.
(Silence.)

VENGEROVITCH
C'est agréable, n'est-ce pas ? Boire du champagne et se promener ensuite à travers les arbres sous le
clair de lune.

PLATONOV
Quand je suis soûl, du haut de ma Tour de Babel, j'aime à m'élancer vers le ciel ! Asseyons-nous.

VENGEROVITCH
Merci. (Ils s'asseyent sur les marches.)
J'ai pris l'habitude de remercier pour tout. Où est votre femme ?

PLATONOV
Elle est rentrée.
(Pause.)

VENGEROVITCH (après avoir soupiré très profondément)


Quelle nuit magnifique ! Les sons lointains de la musique et des rires, le chant des grillons, le
murmure de l'eau. Ah ! jardin d'Éden, auquel il manque un élément !

PLATONOV
Ah, oui ? - Lequel ?

VENGEROVITCH
L'adorable présence d'une femme que l'on désire. Il manque à la brise du soir le son de sa voix. Les
murmures de la terre réclament les protestations de son amour. Ô femmes… (À Platonov :)
Vous semblez surpris ! Vous vous dites que je ne parlerais pas de la sorte si j'étais sobre ?
Interdisez-vous à un juif d'avoir du sentiment ?

PLATONOV
Nullement !

VENGEROVITCH
Peut-être pensez-vous que de tels propos sonnent étrangement chez un homme de ma condition ?
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Oui, regardez-moi ! Je n'ai pas un visage de poète ? N'est-ce pas ?

PLATONOV
Franchement, non !

VENGEROVITCH
Hm, eh bien, j'en suis heureux. Aucun juif n'a jamais été beau. Pourquoi serais-je différent ? Mon
ami, notre vieille mère, la Nature, nous a joué un bon tour. Nous sommes une race d'artistes bien
que notre aspect physique le démente. Or on juge toujours un homme sur son apparence. C'est
pourquoi l'on prétend qu'aucun juif n'a jamais été un vrai poète.

PLATONOV
Qui dit cela ?

VENGEROVITCH
Oh ! tout le monde. C'est connu.

PLATONOV
Assez de niaiseries : qui le dit ?

VENGEROVITCH
Tout le monde. Et ce ne sont que mensonges. Regardez Salomon et David, par exemple. Voyez
Heine. Voyez Gœthe.

PLATONOV
Pardon, Gœthe était Allemand.

VENGEROVITCH
Oui, bien sûr ! Un juif allemand.

PLATONOV
Non, non. Un pur Allemand.

VENGEROVITCH
Il était juif par sa mère.

PLATONOV
Je vous l'abandonne. Pourquoi discuter ?

VENGEROVITCH
Bien sûr. (Pause)
De toute façon cela n'a aucune espèce d'importance. Qui donc se soucie des poètes ? Ce sont tous
des parasites et des égoïstes. Est-ce que Gœthe a seulement jamais donné une malheureuse miche
de pain à un ouvrier allemand ?

PLATONOV (il se lève et va pour partir, puis se retourne)


En tout cas, il n'en a jamais retiré une miette à qui que ce soit ! Qui peut en dire autant ? Vous ?

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VENGEROVITCH
Alors, là, vous dites des stupidités.

PLATONOV
Certainement pas et j'ajoute ceci : un seul poète vaut plus qu'un millier de misérables commerçants.
Plus que cent mille ! Et maintenant, assez !
VENGEROVITCH (ne pas prendre trop de temps)
.:
Comment pouvez-vous vous mettre en colère par une nuit pareille ? - Asseyez-vous, je vous en
prie. Vous êtes désarmant, Platonov. Vous auriez dû vivre à une autre époque. Oui, vous êtes né en
dehors de notre siècle. Et, ne vous en froissez pas, nous sommes tous très sauvages ici. À demi
civilisés. Même la veuve, Anna Petrovna. Et pourtant, quelle adorable créature ! Trop intelligente.
Mais quelle poitrine ! Quelle nuque ! - Et pourquoi, dites-le-moi, suis-je réellement si inférieur à
vous ? Et si, une fois dans la vie, cette chance (il fait allusion à Anna Petrovna)
m'arrivait ! Imaginez-la ici près des arbres, me faisant signe de ses longs doigts transparents. Ah !
Inutile de me regarder comme cela. Je sais bien que je suis stupide.

PLATONOV
Mais…
(Il commence à regarder la chaîne de montre que porte Vengerovitch.)

VENGEROVITCH
D'ailleurs, tout bonheur personnel n'est qu'égoïsme.

PLATONOV (sarcastique)
Bien sûr ! Et la misère, le sommet de la vertu ! (Il poursuit :)
Comme votre chaîne de montre brille au clair de lune !

VENGEROVITCH
Ha ? Vous aimez ces "choses" ? (Il rit.)
Ces colifichets en toc attirent donc les philosophes ? Vous me parlez de l'éthique poétique et voilà
que vous êtes prêt à vous faire voleur pour un peu d'or ()
:
Prenez-la !
(Avec mépris, il jette sa chaîne de montre par terre.)

PLATONOV
Elle est lourde.

VENGEROVITCH
Et pas de son seul poids : l'or pèse comme des fers sur les cœurs de ceux qui en possèdent.

PLATONOV (le coupant)


Il est facile de s'en défaire.

VENGEROVITCH
… Combien de pauvres hères, combien d'affamés, combien d'ivrognes sont là, sous la lune ? Quand

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donc ces millions de semeurs qui s'acharnent au travail et qui ne récoltent jamais, cesseront-ils
d'avoir faim ? - Quand ? - Je vous le demande, Platonov. Pourquoi ne répondez-vous pas ?

PLATONOV
Fichez-moi la paix ! L'incessante sonnerie d'une cloche m'est insupportable. Je vais me coucher.

VENGEROVITCH
Ainsi, pour vous, je ne suis que cela. Hm ! Vous aussi ! Mais accordée sur un ton différent.

PLATONOV
Oui, certes. Mais vous, n'importe quoi vous fait résonner. Bonsoir !
(Une horloge sonne le trois quarts dans le lointain.)

VENGEROVITCH (il regarde sa montre)


Hm ! Près de deux heures ! Si j'étais sage je rentrerais directement à la maison ! Le champagne, les
soirées tardives, l'insomnie, tout cela constitue une existence anormale… et détruit l'organisme. (Il
se lève.)
D'ailleurs je commence déjà à avoir mal à la poitrine. Bonne nuit. (Il s'éloigne.)
Je ne vous tendrai pas la main. Vous ne le méritez pas.

PLATONOV
Parfait.
(Vengerovitch revient.)

PLATONOV
Eh bien, quoi ?

VENGEROVITCH
J'ai laissé ma chaîne de montre ici.
(Silence. Vengerovitch la cherche.)

PLATONOV
Abram Vengerovitch, faites-moi une faveur.

VENGEROVITCH
Laquelle ?

PLATONOV
Donnez-moi cette chaîne. Pas pour moi ! Pour quelqu'un que je connais. Quelqu'un qui travaille
mais ne récolte jamais.

VENGEROVITCH (il trouve la chaîne)


Je regrette. Il ne m'appartient pas de jouer avec les souvenirs de famille.

PLATONOV (criant)
Allez-vous-en !

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VENGEROVITCH
Ne me parlez pas sur ce ton-là !
(Il repart dans le jardin.)

PLATONOV (criant)
Allez-vous-en !

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ACTE PREMIER - SCÈNE XII

GREKOVA, PLATONOV

GREKOVA (sortant de la maison)


Pourquoi criez-vous, Platonov ? Êtes-vous ivre, ou fou ?

PLATONOV
Ni l'un ni l'autre. Je ne faisais qu'exprimer mon opinion sur l'incohérence humaine. Si vous le
voulez - et pour votre bien personnel - je la répéterai.

GREKOVA
Merci ! - Vous feriez bien mieux de tenir compte de l'opinion des autres sur vous-même. Il y a un
certain nombre de choses que j'aimerais vous dire, moi aussi, mais à quoi bon !

PLATONOV
Exprimez-vous, exprimez-vous, ma beauté !

GREKOVA
Ceux qui prétendent que je suis belle manquent de goût. (Un temps.)
Me trouvez-vous vraiment belle ? - Soyez franc !

PLATONOV
Je vous répondrai plus tard. Dites d'abord ce que vous vouliez me révéler : l'homme que je suis.

GREKOVA
Vous êtes soit un être extraordinaire soit un vaurien sans scrupule. L'un ou l'autre. (Platonov rit.)
Bon, riez, si vous trouvez cela drôle.
(Et elle rit elle-même.)

PLATONOV (riant toujours)


C'est qu'elle l'a dit, cette petite dinde ! Allons, continuez. (Il passe son bras autour de la poitrine de
Grekova.)
Une fille comme vous ! majeure et émancipée ! qui a des connaissances philosophiques ! du goût
pour la chimie ! et qui dit de telles sottises !
(Il l'embrasse.)

GREKOVA (se débattant)


Mais je vous en prie ! (Elle se dégage et s'assied.)
Pourquoi m'embrassez-vous ?

PLATONOV
C'est bien ce que vous vouliez, n'est-ce pas ? et que j'ajoute : quelle fille perspicace ! (Il l'embrasse
à nouveau.)
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Regardez comme elle est émue.


(Il l'embrasse encore.)

GREKOVA
Vous m'aimez ? - Oui ?

PLATONOV (l'imitant)
"Vous m'aimez" ?

GREKOVA (en larmes)


Vous ne m'auriez pas embrassée sans cela, n'est-ce pas ? (Marmottant :)
Vous m'aimez ? Vous m'aimez ?

PLATONOV
Pas le moins du monde, ma beauté ! Mais j'aime les petites folles ! Quand je n'ai rien de mieux à
faire ! Ça y est, la voilà qui pâlit de colère. Et ses yeux lancent des éclairs. Elle est prête à me
gifler.

GREKOVA
Je suis fière, je ne voudrais pas me salir les mains. (Elle se lève.)
Je vous ai dit tout à l'heure que vous pouviez être soit un être magnifique, soit un vaurien. Eh bien,
je sais que vous n'êtes qu'un vaurien ! Je vous déteste ! (Elle s'en va vers la maison.)
Vous me le paierez.
(Elle se dirige vers la maison et rencontre Nicolas Triletzki sur l'escalier.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XIII

NICOLAS TRILETZKI, GREKOVA

NICOLAS TRILETZKI
Quel vacarme ! Les corneilles ne sont donc pas couchées ?

GREKOVA
Nicolas Ivanovitch, si vous avez le moindre respect pour moi, ou pour vous, vous cesserez de
fréquenter cet homme !
(Elle désigne Platonov.)

NICOLAS TRILETZKI (riant)


Ayez pitié, Maria ! C'est mon beau-frère.

GREKOVA
Et un ami ?

NICOLAS TRILETZKI (confirmant)


Un ami !

GREKOVA
Alors, j'ai une bien triste opinion de vos goûts. Vous êtes un homme honnête mais qui se moque
toujours. Il est des moments où la bouffonnerie n'est pas de saison ! Vous me voyez là, humiliée, et
vous riez. Très bien, conservez votre ami !… admirez-le ! (Elle pleure.)
Faites-lui la révérence. Craignez-le. Cela ne me regarde pas ! Je n'attends rien de vous !
(Et elle rentre vivement dans la maison.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XIV

NICOLAS TRILETZKI, PLATONOV

NICOLAS TRILETZKI
Voilà ! Vous l'avez encore prise à rebours.

PLATONOV
Je n'ai rien fait.

NICOLAS TRILETZKI
Pourquoi n'arrêtez-vous pas de la tourmenter ? Vous n'êtes pas un sot, Michel Vassilievitch, et vous
êtes trop âgé pour ce genre de fredaines. Ne pouvez-vous pas laisser cette pauvre fille ? (Silence.)
Pensez à moi, déchiré entre vous deux. La moitié de mon cœur vous est acquise. L'autre moitié
sympathise avec la fille.

PLATONOV
Excusez-moi, il n'est pas nécessaire de vous partager ainsi.

NICOLAS TRILETZKI
La veuve du général me dit toujours : "Vous n'avez pas les façons d'un gentleman. " Ils vous
désignent comme l'exemple à suivre. J'ai l'impression qu'ils prennent le problème à l'envers.

PLATONOV
Exprimez-vous plus clairement.

NICOLAS TRILETZKI
Bon. - Au fond, je comprends parfaitement tout cela. - Au revoir ! Je vais prendre un verre !
(Il s'éloigne et va revenir.)

PLATONOV
Attendez… Vous ne comprenez rien du tout. Vous n'avez aucune idée de l'enfer dans lequel je vis !
Un enfer de vulgarité et de déception. Ne haïssez-vous jamais ceux chez qui vous discernez une
lueur de votre propre passé ? Ne les haïssez-vous pas de vous rappeler ces jours enfuis où vous
étiez jeune - et pur - et plein de rêves idéalistes ? Tout est tellement simple lorsqu'on est jeune. Un
corps vif, un esprit clair, une honnêteté inaltérable, le courage et l'amour de la liberté, de la vérité et
de la grandeur. (Il rit.)
Mais voilà que surgit la vie quotidienne. Elle vous enveloppe toujours plus étroitement de sa
misère. Les années passent, et que voyez-vous alors ? Des millions de gens dont la tête est vidée
par l'intérieur. Eh bien, cependant, que nous ayons su vivre ou non, il y a quand même une petite
compensation : l'expérience commune, la Mort. Alors, on se retrouve à son point de départ : pur.
(Silence.)
"À peine au monde, nous pleurons, car nous sommes entrés sur cette grande scène de folie. " C'est
terrible, ne trouvez-vous pas ?
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NICOLAS TRILETZKI (qui vient d'être anormalement sérieux pendant quelque temps, reprend
ses esprits)
Allons, venez prendre un verre. Je suis votre médecin. C'est mon ordonnance pour le cas présent…
Qu'arrive-t-il à Anna Petrovna, ce soir ? Vous n'avez pas remarqué ? Elle rit, embrasse tout le
monde. Comme si elle était amoureuse.

PLATONOV
Qui pourrait-elle aimer ici ? Elle sans doute ! Ne croyez pas trop à son rire. Il ne faut pas faire
confiance au rire d'une femme qui ne sait pas pleurer. Croyez-moi sur parole. D'ailleurs notre veuve
ne désire pas tant pleurer que se brûler la cervelle. Cela se voit dans ses yeux.

NICOLAS TRILETZKI
Erreur ! Les femmes n'aiment pas les armes à feu. Le poison reste leur arme favorite. Mais ne
parlons plus de cela. Vous ne venez donc pas avec moi ?

PLATONOV
Non.

NICOLAS TRILETZKI
Alors je vais boire seul. Ou avec le pope. (Entrant dans la maison, il bouscule le jeune Glagolaiev.)
Excusez-moi, Excellence, voici trois roubles pour le coup d'épaule.

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ACTE PREMIER - SCÈNE XV

LE JEUNE GLAGOLAIEV, PLATONOV


LE JEUNE GLAGOLAIEV, à Platonov - C'est indécent d'être vulgaire à ce point-là !

PLATONOV
Pourquoi ne dansez-vous pas ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV (poli, ferme)


Danser ? Ici ? Et avec qui, permettez-moi de vous le demander ?
(Il s'assied.)

PLATONOV
Personne ne trouvera-t-il grâce à vos yeux ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Les avez-vous regardées ? Quelles binettes ! Des nez crochus. Et quelle affectation ! Quant aux
femmes… (il rit)
… criblées de petite vérole (poudrées à la chaux, et le diable sait encore quoi ! Vraiment, je
préfère le buffet)
:
Voilà ce que nous respirons en Russie. Je ne peux pas supporter la Russie. Quelle infection ! Et
quel ennui ! - Brrr ! - Avez-vous jamais été à Paris ?

PLATONOV
Non.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Dommage ! Il n'est pas trop tard, vous savez. Si vous y allez, prévenez-moi. Je vous révèlerai tous
les secrets de Paris. Je vous donnerai trois cents lettres d'introduction et vous aurez trois cents
cocottes françaises sur les bras.

PLATONOV
Dites-moi, est-il exact que votre père ait l'intention de payer les hypothèques d'Anna Petrovna ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV (bâillant)


Je vous avoue que je n'en sais rien. Le commerce ne m'intéresse pas. - À propos, avez-vous
remarqué comment mon père tournicote autour de la veuve ? Le vieux blaireau voudrait se marier.
Quant à la veuve, elle est charmante. Pas désagréable à regarder du tout. Et quelles formes !
Veinard ! (Il frappe Platonov sur l'épaule.)
Est-ce vrai qu'elle porte un corset ?

PLATONOV
Je l'ignore. Je n'assiste jamais à sa toilette.
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LE JEUNE GLAGOLAIEV
Ah ! - On m'avait dit… Je croyais…

PLATONOV (calme)
Vous êtes un imbécile.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Je plaisantais. Pourquoi vous mettre en colère ? Vous êtes un curieux homme. Dites-moi, cela est-il
vrai ? J'ai entendu dire qu'elle n'était pas indifférente à l'argent. Et qu'elle buvait.

PLATONOV
Pourquoi ne pas l'interroger vous-même ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV (se levant)


Tiens, c'est vrai. C'est une grande idée. Mille diables, je vais lui demander. Et je vous donne ma
parole, Platonov, qu'elle m'appartiendra. J'ai un pressentiment.
(Il se précipite vers la maison, et en montant l'escalier du perron quatre à quatre, il se heurte à
Anna Petrovna et à Triletzki.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XVI

LES MÊMES, NICOLAS TRILETZKI, ANNA PETROVNA

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Ah ! (S'inclinant :)
"Mille pardons, Madame[3]"
(Il sort.)

NICOLAS TRILETZKI (désignant Platonov)


Le voilà. Comme je vous le disais : un sombre oiseau de philosophie attendant sa proie.

ANNA PETROVNA (plaisantant)


Et il mord ?

NICOLAS TRILETZKI
Oh non ! Une fois pris dans ses griffes, il vous récite un sermon. Pauvre garçon, je suis désolé pour
lui, mais il refuse de s'enivrer comme un chrétien. (Il enchaîne :)
Oh ! j'oubliais : un rendez-vous urgent ! Le pope m'attend au buffet !
(Et il sort vivement.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XVII

ANNA PETROVNA, PLATONOV

ANNA PETROVNA (venant vers Platonov)


Pourquoi restez-vous à l'écart ?

PLATONOV
Il fait très chaud là-dedans et le ciel est plus agréable qu'un plafond de plâtre.

ANNA PETROVNA (s'asseyant près de lui)


Oui. - Quelle nuit adorable ! L'air est frais ! La lune ressemble à une lanterne vénitienne. Quel
dommage que les femmes n'aient pas le droit de dormir sous les étoiles. Quand j'étais toute jeune,
ma mère me permettait de passer la nuit sur la véranda, pendant l'été. (Silence.)
… Vous avez une cravate neuve ce soir.

PLATONOV
Oui. Je l'ai achetée hier.
(Silence. Toute la scène ira d'un bon rythme, désormais.)

ANNA PETROVNA
Oh ! Je me sens d'une humeur étrange, ce soir. Tout me plaît. Pourquoi vous taisez-vous, Michael ?
Je suis venue vous écouter parler.

PLATONOV (riant)
Eh bien, que voulez-vous m'entendre dire ?

ANNA PETROVNA
Je ne sais pas, du nouveau ! Il me semble que ce soir je vous aime plus que les autres jours. Vous
êtes un amour, cette nuit…
(Ils rient ensemble.)

PLATONOV
Et vous, vous êtes une beauté ! D'ailleurs, vous êtes toujours belle.

ANNA PETROVNA
Nous sommes amis, Platonov, n'est-ce pas ?

PLATONOV
Certainement. Je vous suis profondément attaché, Anna Petrovna. Rien ne peut altérer mes
sentiments à votre égard. Rien. Jamais.

ANNA PETROVNA
Nous sommes donc réellement de grands amis ?
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PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Bien. (Silence.)
Avez-vous parfois pensé, mon cher, que l'amitié entre homme et femme conduit souvent à l'amour
et qu'il n'y a qu'un tout petit pas à franchir ?
(Elle rit.)

PLATONOV
Eh bien, ni vous ni moi ne ferons jamais ce petit pas vers les affres de l'enfer.

ANNA PETROVNA
Et pourquoi ? Ne sommes-nous pas des êtres humains ? L'amour est agréable. Pourquoi rougissez-
vous ?

PLATONOV
Vous êtes de bonne humeur, ma chère. Venez. Allons valser !

ANNA PETROVNA
Non ! Vous dansez trop mal ! Et d'ailleurs, je tiens à avoir une conversation sérieuse avec vous.
Tenez, éloignons-nous un peu plus de la maison. (Ils vont s'installer sur un autre siège.)
Ce soir, votre attitude est si étrange que je ne sais vraiment par où commencer.

PLATONOV
Voulez-vous que je parle le premier ?

ANNA PETROVNA
Oh ! Vous allez dire tant de bêtises, Platonov ! Mais tant pis, je vous écoute. Oh ! Michel, cher et
insensé Michel, soyez bref !

PLATONOV
Je le serai. Je puis tout dire en un mot : "Pourquoi ? "

ANNA PETROVNA
Et "pourquoi pas ? " (Un temps.)
Si vous étiez libre, vous n'hésiteriez pas à me demander d'être votre épouse et je remettais "mon
Excellence" entre vos mains. (Une pause.)
Qui ne dit mot consent. (Une pause.)
Platonov, si vous êtes de mon avis, vous n'avez pas le droit de garder le silence.

PLATONOV
Oublions cette conversation, Anna Petrovna. Au nom du ciel, vivons comme si elle n'avait jamais
eu lieu !

ANNA PETROVNA (haussant les épaules)


Je me demande parfois si vous êtes aussi intelligent qu'on le dit ! (Enchaînant :)

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M'expliquerez-vous au moins pourquoi ?

PLATONOV
Parce que je vous respecte. Parce que je ne veux pas manquer à ce respect. Je ne suis pas opposé à
me donner du bon temps et je ne refuserais pas une petite aventure discrètement menée. Mais je ne
pourrais supporter de vous voir vous compromettre dans des intrigues et risquer des déceptions.
Nous vivrions stupidement un mois ou deux, puis nous nous séparerions honteusement. Ce n'est
pas ce que je veux.

ANNA PETROVNA
Mais je parlais d'amour !

PLATONOV
Eh bien, est-ce que je ne vous aime pas ? - Vous êtes bonne, intelligente et pitoyable. Je vous aime
désespérément, absolument. Je donnerais ma vie pour vous.

ANNA PETROVNA
Encore des bêtises !

PLATONOV
L'amour doit-il toujours être traité à son niveau le plus bas ?

ANNA PETROVNA (se levant)


Parfait, mon cher. Bonne nuit. Nous en reparlerons. Vous êtes fatigué.

PLATONOV
Et d'ailleurs, je suis marié.
(Il lui baise la main.)

ANNA PETROVNA
Cependant vous m'aimez. Allez-vous-en ! - Pourquoi parler de votre femme en ce moment ?

PLATONOV
Vous n'êtes pas en colère, j'espère ? Si je le pouvais, il y a longtemps que je serais votre amant.
(Il rentre dans la maison.)

ANNA PETROVNA
Quel être insupportable. Il sait qu'il ne peut pas vivre sans moi, mais : "Je vous respecte ! "

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ACTE PREMIER - SCÈNE XVIII

LE VIEUX GLAGOLAIEV, ANNA PETROVNA


(Le vieux Glagolaiev revient au pavillon d'été ; il apparaît.)
LE VIEUX GLAGOLAIEV (rage lugubre. Ne pas ralentir)
.:
Allons, je lui parlerai et je partirai !

ANNA PETROVNA
Que marmottez-vous, Porfiry Séméonovitch ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV (radieux tout d'un coup)


Oh ! vous êtes là ? Je vous cherchais.

ANNA PETROVNA
Que vouliez-vous me dire ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV (quelque peu timide)


Mon Dieu ! En fait, simplement à titre de renseignement, Anna Petrovna, qu'avez-vous l'intention
de répondre à mes lettres ?

ANNA PETROVNA
Que voulez-vous de moi, Porfiry Séméonovitch ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Ne le savez-vous pas ? Je renonce à tous les droits d'un époux. Mon foyer est un paradis mais
l'ange est absent.

ANNA PETROVNA
Je ne saurai que faire d'un paradis : je suis un être humain !

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Comment savoir ce que vous feriez au paradis, alors que vous ne savez pas ce que vous ferez
demain. Une belle âme trouve sa place en tous lieux, sur la terre comme au ciel.

ANNA PETROVNA
Mais je ne vois toujours pas que le fait de vivre sous votre toit constitue pour mon état une
amélioration. Excusez-moi, Porfiry Séméonovitch, mais votre proposition me surprend. Pourquoi
vous marier ? Pourquoi vous faut-il un ami en jupons ? Cela ne me regarde pas, bien sûr, mais si
j'avais votre âge et vos biens, votre bon sens et votre honnêteté, je ne souhaiterais rien de plus. Et si
mon cœur avait quelque amour à offrir, il irait entièrement à mon prochain. "Aimer son prochain",
voilà la plus belle occupation de la vie.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
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C'est très mal de vous moquer de moi. Je suis incapable de m'intéresser à mes semblables. Il y faut
quelque habileté et de l'obstination. Dieu ne m'a donné ni l'un ni l'autre. J'ai essayé de faire
quelques bonnes actions, mais je n'ai réussi qu'à me rendre importun. Je n'étais bon à rien, sauf à
aimer. Venez à moi.

ANNA PETROVNA
Non ! N'en parlons plus ! Et croyez-moi, ceux qui refusent ne sont pas forcément ingrats. (Elle
éclate de rire. Bruit en coulisse.)
Grands dieux, qu'est-ce que ce bruit ? C'est sans doute Platonov qui fait un scandale. (Sans
dureté :)
Quelle créature !

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ACTE PREMIER - SCÈNE XIX

LES MÊMES, GREKOVA, NICOLAS TRILETZKI


(Entrent Grekova et Nicolas Triletzki en pleine discussion. Ils sont suivis de plusieurs invités parmi
lesquels Glagolaiev Jeune, Petrin et Bougrov.)

GREKOVA (elle pleure, un peu hystérique)


Je n'ai jamais été aussi humiliée ! (À Triletzki :)
Il faut être dépourvu de toute virilité pour rester là sans rien faire !

NICOLAS TRILETZKI
Maria Grekova, je vous le demande, que pouvais-je faire ? Vous ne vouliez pas que je le provoque
avec la pelle à charbon ?

GREKOVA
Vous auriez dû le frapper avec le tisonnier si vous n'aviez rien d'autre sous la main. Allez-vous-en,
allez-vous-en ! Moi, une femme, je ne serais pas restée indifférente si quelqu'un vous eût traité
aussi abominablement !

NICOLAS TRILETZKI
Essayez de considérer la chose de plus haut, plus intelligemment…

GREKOVA
Un lâche ! Voilà ce que vous êtes. Retournez à votre sale buffet. Je ne veux plus vous revoir.
Adieu.

NICOLAS TRILETZKI
Je vous en prie, ne prenez pas cela au tragique. Toute cette histoire me rend malade. Des larmes
maintenant ! Ah, mon Dieu, j'ai la tête qui tourne ! Cœrurus cerebralis…

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ACTE PREMIER - SCÈNE XX

GREKOVA, ANNA PETROVNA, LE VIEUX GLAGOLAIEV


(Triletzki s'enfuit avec un geste d'impuissance et s'éloigne en se tenant la tête. Grekova s'écroule
sur un siège et pleure bruyamment.)

GREKOVA
Cœrurus cerebralis ! Mon Dieu ! Qu'ai-je donc fait pour mériter un tel mépris ?

ANNA PETROVNA (allant vers elle)


Maria Efimovna, je vous en prie. À votre place, je m'en irais. (L'embrassant :)
Ne pleurez pas, chérie. La plupart des femmes ont malheureusement à souffrir bien des vexations
de la part des hommes.

GREKOVA (criant)
Pas moi ! Je me vengerai. Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, on l'exclura de l'Enseignement.
Demain matin, la première chose que je ferai sera d'aller voir le directeur des Écoles nationales.

ANNA PETROVNA
Bon. En attendant, du calme, ne pleurez plus ! J'irai vous voir demain. Que s'est-il passé ?

GREKOVA
Il m'a embrassée devant tout le monde, m'a traitée de folle, puis il m'a jetée sur la table. (Pleurant :)
Mais il ne s'en tirera pas cette fois. Je lui montrerai !
(Grekova sort.)

ANNA PETROVNA (appelant Yakov à la cantonade)


Yakov ! Yakov ! Prépare la voiture pour Maria Efimovna.

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ACTE PREMIER - SCÈNE XXI

ANNA PETROVNA, LE VIEUX GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV

ANNA PETROVNA
Oh ! Platonov, Platonov ! Un de ces jours vous allez vous brûler les doigts !

LE VIEUX GLAGOLAIEV
C'est une fille charmante. Mais on dirait que notre instituteur ne l'aime guère. Il est évident qu'il a
heurté ses sentiments.

ANNA PETROVNA
Ce n'est pas très sérieux. Il la rudoie ce soir, demain il lui demandera pardon. C'est toujours la
même chose.

LE JEUNE GLAGOLAIEV (à part)


Le vieux fou ! Toujours avec elle ! (Venant vers Glagolaiev Père :)
Alors ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Eh bien, que veux-tu ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Ce que je veux ? Mais, toi, bien sûr. Les gens se demandent ce qui t'est arrivé, papa.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Qui donc ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Toute la compagnie.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
J'y vais. (Il se lève. À Anna Petrovna :)
Laissons les choses où elles sont pour le moment, chère madame. Quand vous m'aurez compris
votre réponse sera tout autre.
(Il sort.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XXII

LE JEUNE GLAGOLAIEV, ANNA PETROVNA

LE JEUNE GLAGOLAIEV (s'asseyant à côté d'Anna Petrovna)


Vieux gâteux ! Personne ne l'attend, vous savez. Je me suis moqué de lui.

ANNA PETROVNA
Quand vous serez plus âgé, vous regretterez votre conduite à l'égard de votre père.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Vous me faites rire. De toute façon, je me suis débarrassé de lui pour être seul avec vous. Voilà.

ANNA PETROVNA
Ah ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Je voulais votre réponse : "Oui" ou "Non" ?

ANNA PETROVNA
Comment ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Ne jouez pas au plus fin avec moi. Vous comprenez parfaitement. C'est oui, ou non ?

ANNA PETROVNA
Je vous le répète, je ne comprends pas.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Je vois. Un peu d'argent éclaircira vos idées. Parfaitement. (Sortant un portefeuille :)
Si la réponse est "oui", vous pourrez garder ceci. Il y en a encore beaucoup, ailleurs.

ANNA PETROVNA
Vous êtes franc, en tout cas. Mais il arrive parfois au plus intelligent de recevoir un soufflet.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Une gifle ne compte jamais pour moi quand elle est donnée par une jolie femme. D'abord la gifle,
puis le "oui" !

ANNA PETROVNA (se levant)


Prenez votre chapeau et filez. Immédiatement.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Où ?
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ANNA PETROVNA
Où vous voudrez. Mais ne vous présentez jamais plus devant moi.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Peuh ! - Ne me faites pas croire que vous êtes en colère. Je ne partirai pas, Anna Petrovna.

ANNA PETROVNA
Alors, je vais vous faire jeter dehors.
(Elle va vers la maison.)

LE JEUNE GLAGOLAIEV (la suivant)


Dieu, que cette femme est susceptible ! Je ne lui ai pourtant rien dit, rien qui puisse provoquer toute
cette histoire en tout cas !
(Il s'élance à sa poursuite.)

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ACTE PREMIER - SCÈNE XXIII

PLATONOV, SOFIA
(Un temps. On entend la musique de danse, les rires dans le calme de la nuit et une horloge proche
sonner l'heure. Entrent Platonov et Sofia.)

PLATONOV
Que j'aille au diable, moi oui. Mais vous ? Où est la pureté de votre âme ? Votre sincérité ? Votre
hardiesse ? (Il lui prend les mains.)
Dites-moi franchement, ma chère, au nom de notre passé commun : qu'est-ce qui vous a fait
épouser cet homme ?

SOFIA
C'est un homme exceptionnel.

PLATONOV
Ne mentez pas.

SOFIA (se levant)


Il est mon mari et je dois vous prier…

PLATONOV (la coupant et la forçant à se rasseoir)


Cela m'est égal. Et je vous dirai vos vérités. Pourquoi n'avez-vous pas choisi un travailleur ?
Quelqu'un qui ait souffert. Pourquoi ce pygmée, perdu de dettes et d'oisiveté ? Pourquoi lui parmi
tous les hommes ?

SOFIA
Arrêtez. Et ne criez pas. Nous ne sommes pas seuls.
(Plusieurs invités sortent de la maison et passent.)

PLATONOV
Eh bien, qu'ils entendent ! - Pardonnez ma brutalité. Je vous aimais. Je vous aimais par-dessus tout
sur cette terre. (Il caresse sa joue.)
Pauvre enfant ! - Pourquoi vous mettre de la poudre, Sofia Egorovna ? Otez-la. Si vous pouviez
rencontrer une autre sorte d'homme que votre mari, vous vous relèveriez rapidement. Si j'avais plus
de force et plus de chance, ma chère Sofia, je vous arracherais à votre boue et je vous montrerais
comment vivre.
(D'autres invités sortent. On entend du bruit dans la maison. Sofia s'éloigne de Platonov.)

SOFIA (elle se lève et couvre son visage de ses mains)


Laissez-moi. Allez-vous-en.
(Et elle va vers la maison.)

PLATONOV (la rattrapant)


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Promettez-moi de ne pas partir demain… Nous sommes amis, Sofia. Nous aurons encore d'autres
conversations, n'est-ce pas ? Dites oui.

SOFIA
Oui !

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ACTE PREMIER - SCÈNE XXIV

LES MÊMES, VOINITZEV, ANNA PETROVNA, NICOLAS TRILETZKI, LE VIEUX


GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV
(D'autres invités paraissent conduits par Voinitzev. Ils sont tous excités.)

VOINITZEV
Ah ! Voilà ceux que nous cherchions ! (À Platonov :)
Nous allons allumer le feu d'artifice ! (Criant vers les coulisses :)
Yakov ! (À Sofia :)
As-tu réfléchi, Sofia ?

PLATONOV
Elle a décidé de rester.

VOINITZEV
Hourra ! Serrez-moi la main, Michel ! Je savais que votre éloquence lui ferait entendre raison.
Allons faire partir les fusées ! (Tout en s'éloignant et les invités le suivant, il enchaîne :)
Maman, où êtes-vous ?… Platonov !

PLATONOV
Le diable les emporte, il faut que j'y aille. (Criant :)
Je viens, Serguey Pavlovitch ! N'allumez pas, attendez-moi !
(Il suit les autres tandis qu'Anna Petrovna sort de la maison.)

ANNA PETROVNA (sortant de la maison avec Triletzki)


Attends, Serguey, attends. Il y a d'autres invités qui viennent. (À Sofia :)
Eh bien, vous êtes pâle. Vous êtes toute triste. Avez-vous un ennui ?
(Elle sort. Reste Sofia. Elle s'éloigne dans le jardin.)

PLATONOV (voix de)


Qui m'accompagne dans le bateau ? (Il appelle :)
Sofia Egorovna !

SOFIA (perplexe)
Irai-je ?

VOINITZEV (voix de)


Où est Triletzki ? Ohé ! Triletzki !

NICOLAS TRILETZKI (il sort en courant de la maison)


J'arrive, j'arrive !
(Mais il voit Sofia, s'arrête et la dévisage.)

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SOFIA
Que me voulez-vous ?

NICOLAS TRILETZKI
Rien.

SOFIA
Ayez alors la bonté de me laisser seule. Ce soir je ne suis pas d'humeur à écouter. Et moins encore
à bavarder.

NICOLAS TRILETZKI (grommelant)


Je comprends, je comprends ! "Pour je ne sais quelle raison, j'ai envie sur ton front de tracer une
croix. Oh ! la terrible envie. Mais de quoi est-il fait ?… Non pour t'humilier. Mais pour y graver un
mot : chasteté ! "

SOFIA
Bouffon ! (Elle s'écarte.)
Un clown !

NICOLAS TRILETZKI (s'inclinant)


Délicieuse ! J'ai l'honneur de m'incliner devant vous. J'aimerais rester et bavarder un peu plus, mais
on me réclame. Je suis débordé. "Souviens-toi, ô nymphe, de tous mes péchés dans tes prières. "
(Il sort. Un feu de joie s'allume.)

PLATONOV (voix de)


Qui vient dans le bateau avec Platonov ?

SOFIA
Que faire ?… (Elle crie :)
Je viens !
(Elle sort. Platonov et Voinitzev continuent à s'appeler. Les deux Glagolaiev entrent, venant de la
maison.)

LE VIEUX GLAGOLAIEV (profondément ému mais vif)


… Tu mens, sale voyou. Tu mentais déjà quand tu n'étais qu'un enfant. Je ne te crois pas.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Demande-lui ! Pourquoi te mentirais-je ? Dès que tu es parti elle a commencé à me faire des
avances. Elle m'a serré dans ses bras, elle m'a embrassé. Au début, elle en voulait trois mille. J'ai
discuté ! Alors elle est descendue jusqu'à mille roubles. Donne-moi mille roubles.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Tu parles de l'honneur d'une femme, Kiryl ! Ne le souille pas. Il est sacré. Tais-toi !

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Sur mon propre honneur, je te le jure ! Tu ne me crois pas ? Donne-moi ces mille roubles et je les
lui apporte.

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LE VIEUX GLAGOLAIEV
Je ne te crois pas. Elle s'est moquée de toi, imbécile.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Je te le dis. Je l'ai enlacée. Elles sont toutes ainsi à présent. Je les connais. Et dire que tu voulais
l'épouser.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Pour l'amour du Ciel, Kiryl, sais-tu ce que tu dis ?

LE JEUNE GLAGOLAIEV
Donne-moi ces mille roubles. Je les lui remettrai devant toi. Mais tu ne me crois pas quand je te dis
que je sais vaincre les femmes. Donne-lui-en deux mille et elle est à toi.

LE VIEUX GLAGOLAIEV (il tire son portefeuille)


Tiens, prends. (Il jette le portefeuille par terre. Son fils le ramasse et compte soigneusement les
billets. Le vieux Glagolaiev s'asseyant, la tête dans ses mains :)
Et dire que je priais pour elle. Ô Seigneur !

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ACTE II

Un bois. Amorce d'un panorama. À gauche, l'école. Au lointain du panorama, des poteaux
télégraphiques. La nuit.

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ACTE II - SCÈNE PREMIÈRE

OSSIP, SACHA
À la fenêtre ouverte, Sacha assise. Ossip, un fusil en bandoulière, se tient à l'extérieur.

OSSIP
Comment c'est arrivé ? Très simplement.

SACHA
Mais comment l'as-tu rencontrée ?

OSSIP
Le jour même où je suis arrivé au village. Je me promène le long de la rivière, et brusquement je la
vois. Elle est dans l'eau, la jupe troussée, elle boit. Je m'arrête. Je la regarde. Elle ne fait pas
attention à moi. Je suis un moujik ! Alors, je lui parle. Je lui dis : "Votre Excellence, ce n'est pas
possible, vous n'aimez sûrement pas l'eau de la rivière ? - Tiens ta langue, dit-elle, va faire ton
travail. " Elle dit cela et ne me regarde plus. J'ai honte, honte. "Pourquoi restes-tu planté là,
imbécile, me dit-elle, tu n'as jamais vu de femme ? " et elle me regarde droit dans les yeux : "ou
bien est-ce que je te plairais ? " Je réponds : "Oh ! Votre Excellence, je ne peux pas me permettre
de vous dire comme vous me plaisez. " Ça la fait rire, alors je dis : "Quelle chance il aurait, celui
qui aurait le droit de vous embrasser. C'est un coup à faire tomber raide un bonhomme, sûr ! -
Parfait, dit-elle, essaie et tu verras ! " C'est comme ça que ça a commencé. Je m'approche d'elle,
elle ne bronche pas. Je la prends par les épaules et je l'embrasse. Je l'embrasse sur la bouche.

SACHA (riant)
Oh ! oh ! Qu'est-ce qu'elle a dit alors ?

OSSIP
Elle a éclaté de rire. "Et maintenant, elle dit, tombe raide mort ! " …

SACHA
Et c'est ce que tu as fait ?

OSSIP
Non, je suis resté tranquillement à me fourrager la barbe comme un idiot. Alors, elle : "Espèce de
fou, retourne travailler, coupe-toi les ongles et lave-toi si tu en as l'occasion. " Elle est partie. Voilà
comme ça a commencé.

SACHA
C'est une curieuse femme. (Elle lui tend une assiette.)
Tiens. Assieds-toi, et mange.

OSSIP
Je peux rester debout. (Il mange.)
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Un jour, je vous revaudrai ça.

SACHA
Alors, commence tout de suite en faisant ce que je te dis. On retire son chapeau quand on mange.
(Il enlève son chapeau.)
Et pourquoi ne rends-tu jamais d'actions de grâce avant le repas ?

OSSIP (sans appuyer sur le "ça")


Oh ! il y a bien longtemps que je n'ai pas fait ça. (Silence ; il mange.)
Comme je le disais : depuis ce jour-là, je n'ai jamais été le même. Je ne dors plus et je ne mange
plus. (Il mange.)
Je la vois toujours, elle. Si je ferme les yeux je la vois toujours. (Il mange.)
D'abord j'ai essayé de me noyer, mais je nage comme une loutre. Alors j'ai pensé tuer son mari,
mais le vieux fou était mort. Dans son lit. Sans m'attendre. Après ça, j'ai fait les commissions. Je
l'ai servie. Mon cœur s'est amolli et c'est très mauvais pour un homme. Mais qu'y faire ?

SACHA
Quand je suis tombée amoureuse de Michel Vassilievitch, je pensais qu'il ne me remarquait même
pas, alors j'ai souffert le martyre. Souvent, j'ai prié pour que la mort me délivre. Et brusquement un
matin, il est venu me voir chez mon père et m'a demandé : "Petite fille, que diriez-vous si nous
nous mariions ? " J'ai presque pleuré de joie, j'ai perdu toute dignité et je me suis jetée à son cou.

OSSIP
Oui, oui ! C'est terrible. (Il rend son assiette vide.)
Y a-t-il encore un peu de cette soupe au chou ? J'ai très faim.
(Sacha entre dans la maison quelques instants. Ossip suce ses doigts. Sacha revient.)

SACHA
Non. Mais veux-tu des pommes de terre frites dans de la graisse d'oie ?
(Elle lui tend une grande casserole.)

OSSIP
Merci ! (Il prend la casserole et mange avec ses doigts.)
L'année dernière, j'ai trouvé un lièvre tout ce qu'il y a de plus rare. "Votre Honneur, je dis, voilà
une nouveauté : un lièvre qui louche. " Elle le prend sur ses genoux et elle le caresse ! puis elle me
demande : "C'est vrai ce que disent les gens ? Tu es réellement une brute ? " Je réponds : "Oui, c'est
vrai", et je lui parle de mon existence de païen. "Il faut te corriger, elle me dit. Va à pied jusqu'à
Kiev, de Kiev à Jérusalem, tu reviendras ici transformé et meilleur. " Alors j'ai pris une besace et je
suis parti pour Kiev. (Il mange.)
Et puis, voilà qu'en arrivant vers Kharkov je m'embarque dans une troupe de bandits. Après j'ai
gaspillé mon argent en boisson. Je suis revenu ! (Silence.)
Maintenant, elle ne veut plus me voir.

SACHA
Ossip, pourquoi ne vas-tu pas à l'église ?

OSSIP

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Les gens riraient. "Il se repent", diraient-ils. Non, ce n'est pas la peine de le faire savoir à la racaille.

SACHA
Ossip, pourquoi méprises-tu les paysans ? Je t'ai vu parfois frapper un homme et le faire
agenouiller devant toi. Pourquoi es-tu si cruel ?

OSSIP
Pourquoi on ne les corrigerait pas ?

SACHA
Parce que le Christ a dit…

OSSIP
Non, non ! Vous ne comprenez rien à ces choses-là. Est-ce que votre honorable mari ne bat pas les
enfants ?

SACHA
S'il le fait, c'est par devoir. Pour leur enseigner les bonnes manières.

OSSIP
Mmm…

SACHA
Au fond de son cœur, il les aime tous. C'est un être tellement bon.

OSSIP
Je n'ai encore jamais rencontré une femme comme vous. Sans méchanceté.
(Il rend l'assiette à Sacha et s'approche d'elle. Elle se lève et s'éloigne un peu.)

SACHA
J'entends mon mari qui revient.

OSSIP
Mais non. Il est en conversation avec une vraie "dame du monde". Quel homme ! Les femmes lui
courent après comme des biches, elles "aiment son allure". "Il parle si bien. " (Il rit.)
Il est tout le temps après la veuve, mais elle lui est bien supérieure. Elle le remettra à sa place un de
ces jours.

SACHA
Vous parlez trop. Allez vous coucher et que Dieu vous garde.

OSSIP
Oh ! Je me moque pas mal de Dieu. Vous attendez vraiment votre mari ?

SACHA
Oui.

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OSSIP
Platonov devrait brûler une douzaine de cierges par semaine à tous les saints, pour les remercier de
vous avoir.
(Il sort en sifflant. Après son départ Sacha revient avec une lampe et un livre.)

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ACTE II - SCÈNE II

SACHA, seule.

SACHA
Il est tard. (Elle s'assied.)
Si seulement il prenait soin de lui. Ces soirées lui font du mal (elle bâille)
et je suis si fatiguée. Où en étais-je ? (Elle lit :)
"Par une grise matinée d'hiver…" (Bâillant :)
Je ne pourrai pas lire cela, ce sont uniquement des descriptions. (Elle tourne les pages. Écoutant :)
Quelqu'un vient. C'est Michel ? Enfin. (Elle se lève et éteint la lampe.)
Je suis là ! Gauche, gauche, gauche, droite, gauche !

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ACTE II - SCÈNE III

PLATONOV, SACHA

PLATONOV (entrant)
Non, non, non ! Tu te trompes, droite, droite, droite, gauche, droite. Mon petit, comme un fait
exprès, un ivrogne ne reconnaît jamais sa droite de sa gauche. Il connaît seulement : devant,
derrière, au-dessus, au-dessous.

SACHA
Assieds-toi et je te dirai ce que j'en pense. Assieds-toi.

PLATONOV
J'obéis. (Il s'assied. Sacha jette ses bras autour de son cou. Silence.)
Pourquoi n'es-tu pas couchée, petite fille laide ?

SACHA
Je n'ai pas sommeil. (Elle s'assied près de lui.)
Tu as passé une bonne soirée ?

PLATONOV
Il y avait bal, souper et feu d'artifice. Le feu d'artifice t'aurait plu.

SACHA
Le petit hurlait quand je suis arrivée.

PLATONOV
Au fait, le vieux Glagolaiev a eu une attaque.

SACHA (spontanément apitoyée)


Mon Dieu ! Est-il sauf ?

PLATONOV
Ton frère l'a examiné.

SACHA
Il avait l'air en bonne santé.

PLATONOV
Cela l'a pris dans le jardin. Son crétin de fils s'en est à peine inquiété.

SACHA
Anna Petrovna et Sofia ont dû être terrorisées.

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PLATONOV
Mm…

SACHA
J'admire Sofia Egorovna. Il y a quelque chose de droit et de loyal en elle. Et quelle jolie femme !

PLATONOV
Sacha ! Je suis stupide, je suis maudit.

SACHA
Quoi ?

PLATONOV
Oh ! J'ai encore succombé. (Cachant son visage dans ses mains :)
Le diable s'est emparé de moi.

SACHA
Dis-moi ce que tu as fait.

PLATONOV
C'est insensé, honteux. Dieu seul peut en prévoir les conséquences.

SACHA
Viens te coucher. Tu ne tiens plus debout.

PLATONOV
Quand je pense que j'ai condamné ton frère. Oh ! Sacha ! Y a-t-il la moindre étincelle de sincérité
en moi ?

SACHA (douce)
Allons, au lit.

PLATONOV
Je me suis conduit encore plus mal que d'habitude. Comment puis-je avoir de l'estime pour moi
maintenant ? Il n'est pas de plus grand malheur que d'être privé de l'estime de soi-même. Mon
Dieu, il n'y a plus rien en moi qu'on puisse aimer ou respecter… Et pourtant tu m'aimes ? Vraiment
je ne comprends pas pourquoi. Tu aurais trouvé quelque chose en moi qu'on puisse aimer ? Tu
m'aimerais ?

SACHA
Quelle question ! Comment pourrais-je ne pas t'aimer ? Tu es mon mari.

PLATONOV
Et tu m'aimes uniquement parce que je t'ai épousée ?

SACHA
Comme tu es désagréable ce soir. Il y a des moments où je ne te comprends pas.

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PLATONOV (riant)
Garde ton bonheur et reste aveugle. (Il l'embrasse sur le front.)
Que le Seigneur te préserve de jamais rien comprendre. Tu es une femme parfaite, ma chérie.

SACHA
Tu dis des bêtises.

PLATONOV
Non, tiens, réflexion faite, tu ne devrais même pas être une femme. Tu devrais être une mouche !
Ma petite idiote chérie, pourquoi n'es-tu pas née mouche ? Avec ton intelligence, tu aurais été
l'insecte le plus subtil du monde. Et pourtant tu as porté notre fils ? Tu devrais fabriquer des petits
soldats en pain d'épices.
(Il veut l'embrasser.)

SACHA (coléreuse)
Laisse-moi tranquille ! Pourquoi m'as-tu épousée si je suis sotte ? Quel dommage que tu n'aies pas
choisi l'une de tes intelligentes amies. Je ne t'ai jamais demandé de m'épouser.

PLATONOV
Dieu me pardonne, voilà quelque chose de nouveau : tu es capable de te mettre en colère !

SACHA
Et toi. Tu es ivre ! Parfait, reste là et grise-toi de paroles. Je vais me coucher !
(Elle rentre rapidement dans la maison.)

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ACTE II - SCÈNE IV
PLATONOV (seul)
Ivre ? C'est possible… Et si je le suis, toutes ces stupidités avec Sofia ne seraient-elles pas… (Il va
rentrer quand on entend le galop d'un cheval arrivant vers la maison. Il s'arrête.)
Qui cela peut-il être ? Anna Petrovna !

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ACTE II - SCÈNE V

ANNA PETROVNA, PLATONOV

ANNA PETROVNA (entrant en costume de cheval et portant une cravache)


Je pensais que vous n'étiez pas couché.

PLATONOV
Mais…

ANNA PETROVNA
Dieu a créé l'hiver pour dormir, n'est-ce pas ? (Silence.)
Qu'est-ce qui ne va pas ?… Tendez votre main. (Il le fait.)
Vous êtes ivre ?

PLATONOV
Le diable seul le sait. Mais vous-même… souffrez-vous d'insomnie ? Venez prendre l'air, chère et
estimée somnambule.

ANNA PETROVNA (s'asseyant près de lui)


Oui et non, mon très cher Michael Vassilievitch. (Elle rit.)
Vous me regardez avec des yeux où l'ignorance le dispute à la crainte.

PLATONOV
Je n'ai pas peur. En tout cas, pas pour moi. (Un temps.)
Avez-vous choisi l'incohérence ?

ANNA PETROVNA
Mettez cela sur le compte de la vieillesse qui commence.

PLATONOV
On peut pardonner ces caprices chez une femme qui vieillit, mais regardez-vous, vous êtes jeune…
(Elle va parler.)
Chut ! Vous êtes comme l'été en juin ! Vous avez toute la vie devant vous !

ANNA PETROVNA
Mais je ne veux pas avoir ma vie devant moi. Je la veux dès maintenant. Oui ! Cette nuit, je me
sens diaboliquement jeune. Impitoyablement jeune !
(Silence.)

PLATONOV
Que voulez-vous de moi ? Je ne veux rien. Partez ! (Un temps.)
Laissez-moi tranquille, je vous en implore. (Un temps.)
… Cessez de me dévisager de cette façon. (Silence.)
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Pourquoi me traquez-vous comme vous le faites ?

ANNA PETROVNA (éclatant de rire)


Oui, je vous traque, oui ! Et à cheval encore ! Eh bien, il y a un moment pour l'hallali.

PLATONOV
Pourquoi moi, parmi tous les hommes ? Je ne suis pas capable de vous résister. Je suis la faiblesse
elle-même. Comprenez-moi.

ANNA PETROVNA (s'approchant tout près de lui)


Orgueil d'abord puis humiliation de soi-même ! - Pourquoi vous défendez-vous, Platonov ? À quoi
bon, Michel, à quoi bon ! - Il faut bien que cela finisse.

PLATONOV
Comment finir quelque chose que je n'ai même pas commencé ?

ANNA PETROVNA
Et par une nuit comme celle-ci, Michel, si vous devez mentir, choisissez l'automne. Quand les
pluies sont venues et que tout est noir et bourbeux. Mais pas maintenant ! Regardez, fou que vous
êtes, regardez les étoiles ! Voyez, elles vacillent devant vos mensonges ! (Elle l'embrasse.)
Il n'y a pas d'être au monde que je pourrai jamais aimer comme je t'aime. Il n'y pas de femme au
monde qui pourra jamais t'aimer comme moi. Prenons l'amour et laissons le reste.
(Elle l'embrasse encore.)

PLATONOV
Si je pouvais seulement te rendre heureuse. (Il l'embrasse.)
Mon Dieu, comme tu es belle. Comme tu es belle. Mais je ne t'apporterai pas le bonheur. Je n'attire
que la misère. Je te rendrai affreusement malheureuse. Comme j'ai rendu malheureuses toutes les
femmes qui se sont jetées à ma tête.

ANNA PETROVNA
Vous vous prenez trop au sérieux. Croyez-vous être aussi terrible que vous vous l'imaginez, Don
Juan ? (Riant :)
Comme vous êtes beau au clair de lune ! Très séduisant.

PLATONOV (sèchement)
Je ne me connais que trop. (Silence.)
Ce genre de choses ne se termine heureusement que dans les romances.

ANNA PETROVNA (en parlant, le prend par le bras)


Asseyons-nous là. (Ils s'installent sur un tronc d'arbre mort. Un temps.)
Qu'avez-vous d'autre à me dire, monsieur le philosophe ?

PLATONOV
Si j'étais honnête, je m'enfuirais. Maudite lâcheté !

ANNA PETROVNA

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Fou que tu es, Micha : prends, saisis, étreins ! (Elle rit et sans absolument aucune hystérie. Puis,
taquine :)
Comme tu es bête, Michel, comme tu es bête ! Une femme vient à toi, elle t'aime, tu l'aimes, la nuit
est belle, quoi de plus simple ?

PLATONOV
Anna Petrovna, je vous aime. Je vous aime et je vous respecte…

ANNA PETROVNA (le coupant)


Ne recommencez pas…

PLATONOV
… Par conséquent, je ne tolérerai pas que vous pataugiez dans une intrigue mesquine.

ANNA PETROVNA (s'approchant de lui)


Tu m'aimes et tu me respectes. Moi je t'aime, je te l'ai dit, et tu le sais bien toi-même. Que faut-il de
plus ? (Geste de Platonov.)
Mais c'est la paix que je veux. (Posant sa tête sur sa poitrine.)
La paix ! Comprends-moi ! Me reposer, oublier et rien d'autre. Tu ne sais, tu ne peux pas savoir
combien ma vie est difficile et je veux vivre.

PLATONOV (il la prend dans ses bras)


Écoutez-moi… Pour la dernière fois, je parle en honnête homme : pars.

ANNA PETROVNA (riant)


Je ne vous quitterai pas. Vous aurez beau crier, tempêter et philosopher jusqu'à en perdre le
souffle… je ne partirai pas.

PLATONOV
Sur mon honneur…

ANNA PETROVNA
Envoyez votre honneur au diable. (Elle lui entoure le cou d'un mouchoir comme d'un licol.)
Allez, venez maintenant… venez.

PLATONOV (riant et cédant)


Folle que vous êtes… vous ne savez pas ce que vous faites…

ANNA PETROVNA (riant)


Allons… (Elle le prend par le bras.)
Venez ! Dépêchez-vous. (On entend Triletzki chanter à proximité.)
Attendez ! Quelqu'un vient. Cachons-nous derrière cet arbre.

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ACTE II - SCÈNE VI

NICOLAS TRILETZKI, SACHA


(Nicolas Triletzki entre, ivre.)

NICOLAS TRILETZKI (appelant à la fenêtre)


Sacha, petite sœur, Sacha. Je voudrais entrer.

SACHA (de l'intérieur)


Qui est là ?

NICOLAS TRILETZKI
C'est moi, ton frère.
(Sacha apparaît à la fenêtre.)

SACHA
Il est tard. Tu devrais être au lit.

NICOLAS TRILETZKI
Je sais. (Un temps.)
C'est pour cela que je suis ici.

SACHA
Pourquoi n'es-tu pas chez toi ?

NICOLAS TRILETZKI
Ne me pose pas tant de questions, ma chérie. Je suis fatigué. Je n'arrive plus à trouver mon chemin.
Laisse-moi dormir ici cette nuit.

SACHA
Je vais ouvrir la porte.

NICOLAS TRILETZKI
Sacha ! Il ne faut pas que Mikhail sache que je suis là. Il recommencerait ses éternels reproches. Je
vais dormir dans la classe.
(Il commence à grimper par la fenêtre.)

SACHA
Ne fais pas tant de bruit. Dépêche-toi !

NICOLAS TRILETZKI
Cela me rappelle que, près du pont, tu sais ? j'ai voulu me moucher. Alors, j'ai sorti mon mouchoir
et j'ai perdu quarante roubles ! Sois gentille d'aller les chercher demain matin. Tu regarderas bien
autour. Tu pourras les garder, si tu les trouves.
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SACHA
Mon Dieu, j'allais oublier : la femme de l'épicier est venue te chercher. Son mari est malade. Une
crise d'étouffement. Il faut y aller tout de suite.

NICOLAS TRILETZKI
Dieu le protège ! - Qu'y puis-je ! Je suis affreusement malade moi-même, Sacha. Douleurs dans le
crâne et à l'estomac ! Laisse-moi entrer !
(Il entre.)

SACHA (sans méchanceté mais vive)


Oh ! fais attention ! Tu m'as donné un coup de pied avec tes bottes !
(Elle ferme la fenêtre. Tandis que Sacha et Nicolas Triletzki disparaissent, Anna Petrovna et
Platonov rejoignent le centre de la scène.)

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ACTE II - SCÈNE VII

PLATONOV, ANNA PETROVNA

PLATONOV
Le diable nous envoie encore quelqu'un !

ANNA PETROVNA
Ne bougez pas !

PLATONOV
Lâchez-moi, je ferai ce que je veux.

ANNA PETROVNA
C'est Petrin et Bougrov.

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ACTE II - SCÈNE VIII

LES MÊMES, PETRIN, BOUGROV


(Entrent Petrin et Bougrov, zigzaguant, ayant perdu leurs redingotes. Le premier porte un chapeau
haut de forme noir, l'autre un gris.)

PETRIN
Hourra ! Hourra ! - Où est le chemin ? Où sommes-nous ? (Il rit.)
Ici, mon cher Paul, est le sanctuaire de l'Éducation nationale. Ici, on apprend aux enfants à oublier
Dieu et à tricher. C'est ici qu'habite Plati-Platonov, homme civilisé. Où est-il ce Plati en ce
moment ? Sans doute chante-t-il un duo avec la veuve.
"Glacolette, t'es fou"
"Elle te repousse et t'as une attaque. "

BOUGROV (pleurnichant)
Je veux rentrer, Gerasya. J'ai terriblement sommeil.

PETRIN
Où sont nos redingotes, Paul ? - Nous allons passer la nuit chez le chef de gare et nous n'avons pas
nos vestes. - Les filles nous les ont prises. Paul, tu as bu beaucoup de champagne, n'est-ce pas ? Eh
bien, tout ce que tu as bu était à moi. Ce que tu as mangé, aussi. La robe de la veuve est à moi. Les
chaussettes de son Serguey. Tout est à moi. Ils me doivent tout. Et qu'ai-je reçu en retour ? Ils
froncent le nez devant moi. C'est tout.

PLATONOV
Je ne les supporterai pas plus longtemps.

ANNA PETROVNA (le retenant)


Ils vont s'en aller.

PETRIN
Le juif, lui, inspire plus de respect. Vengerovitch a droit aux sourires et aux bons morceaux. Et
pourquoi ? Parce que le juif prête encore plus d'argent ! Mais je vais exécuter mon hypothèque. Pas
plus tard que demain ! Je ne supporterai pas d'être frustré. Je la ruinerai. Je la piétinerai…

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ACTE II - SCÈNE IX

PLATONOV, PETRIN, BOUGROV

PLATONOV (surgissant)
Fichez-moi le camp, espèce de porc !

PETRIN
Quoi ?

PLATONOV
Vous avez entendu ? Filez !

PETRIN (obséquieux)
Pourquoi vous mettre en colère ? Ça ne sert à rien. Où est le chemin ? Adieu, monsieur Platonov.
Avez-vous entendu ce que j'ai dit de la veuve ?

PLATONOV
Oui.

PETRIN
N'est-ce pas, Paul ?

PLATONOV
Bon ; mais filez. Et comprenez-moi bien, Gerasim Kouszmitch : si jamais je vous revois chez les
Voinitzev, si jamais je vous entends reparler de ces seize mille roubles, je vous jette par la fenêtre.

PETRIN
Je comprends, jeune homme. Emmène-moi, Paul. Tu es mon seul ami.

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ACTE II - SCÈNE X

ANNA PETROVNA, PLATONOV

ANNA PETROVNA (paraissant)


Sont-ils partis ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Alors, partons aussi !

PLATONOV
Je ferai ce que vous me dites, mais Dieu sait à quel point je m'en veux… Le diable m'a toujours
mené. Il me pousse maintenant. Il me crie "Va ! Va ! "

ANNA PETROVNA (le frappant de sa cravache)


Insolent ! Et maintenant, restez ou venez… Je m'en moque.
(Elle s'éloigne.)

PLATONOV (la prenant dans ses bras)


Attendez. Je n'ai pas voulu vous insulter…

ANNA PETROVNA (se dégageant)


Vraiment !

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ACTE II - SCÈNE XI

LES MÊMES, SACHA

SACHA (apparaissant à la fenêtre)


Michel ! Michel ! Où es-tu ?

PLATONOV
Le diable l'emporte !

SACHA
Ah ! tu es là… Y a-t-il quelqu'un avec toi ?

ANNA PETROVNA
Bonsoir, Sacha Ivanovna.

SACHA
Tiens, c'est vous, Anna Petrovna ? En costume de cheval ? Comme ce doit agréable de faire du
cheval par une aussi belle nuit.

ANNA PETROVNA
Je ne fais que m'arrêter un instant.

SACHA
Michel, tu viens ? Nicolas est malade… Il a trop bu. Viens, je te prie. Et vous aussi, Anna
Petrovna, entrez. Je remplis le samovar et je fais du thé.

ANNA PETROVNA
Non merci. Il faut que je rentre. (À Platonov :)
Je vous attends.

SACHA
Viens, Mischa.
(Elle disparaît de la fenêtre.)

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ACTE II - SCÈNE XII

PLATONOV, ANNA PETROVNA

PLATONOV
Je l'avais oubliée. Je la mets au lit et je reviens.

ANNA PETROVNA
Ne tardez pas trop.
(Il entre dans l'école.)

ANNA PETROVNA (seule)


Après tout, ce n'est pas la première fois qu'il trompe cette pauvre fille.

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ACTE II - SCÈNE XIII

ANNA PETROVNA, VENGEROVITCH, OSSIP


(Ossip, qui était caché, apparaît soutenant Vengerovitch, soûl.)

VENGEROVITCH
Anna !…

ANNA PETROVNA (effrayée)


Qui est là ? - Qui êtes vous ?

VENGEROVITCH (s'agenouillant violemment devant elle et saisissant sa main)


… Anna Petrovna… Anna !
(Baisers sur la main, petit délire.)

ANNA PETROVNA
Comment, c'est vous, Abram Abramovitch. (Essayant de se libérer :)
Mais vous êtes fou !

VENGEROVITCH (c'est la première fois qu'il l'appelle par son prénom)


Ma chère Anna.
(Il lui couvre la main de baisers.)

ANNA PETROVNA (qui va parvenir à se libérer)


Voyons ! Cela suffit ! Allez-vous-en !

VENGEROVITCH (en s'éloignant, complètement confus, tout à coup)


Comme tout cela est stupide.

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ACTE II - SCÈNE XIV

ANNA PETROVNA, OSSIP

ANNA PETROVNA
Alors, Ossip, tu me surveilles ?

OSSIP
Oh ! Votre Excellence… Vous êtes tombée bien bas.

ANNA PETROVNA (le prenant par le menton)


Alors, tu as écouté ?
(Un temps.)

OSSIP
Tout.
(Un temps.)

ANNA PETROVNA
Comme tu es pâle… Tu m'aimes, n'est-ce pas ?

OSSIP
Ne me torturez pas ! (Il tombe à genoux.)
Je vous ai toujours vénérée. Si vous m'aviez ordonné de me jeter dans le feu, je l'aurais fait.

ANNA PETROVNA
Alors, pourquoi n'as-tu pas marché jusqu'à Kiev ?

OSSIP
Je n'avais pas besoin d'aller jusqu'à Kiev ! Vous étiez ma sainte.

ANNA PETROVNA
Assez ! Viens demain : je te donnerai de quoi prendre le train jusqu'à Kiev. Bonsoir. Et ne touche
pas à Platonov, tu entends ?

OSSIP
Je ne vous oublierai plus, à présent.

ANNA PETROVNA
Pourquoi ?

OSSIP
Parce que vous n'avez pas su conserver votre rang.

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ANNA PETROVNA
Vraiment ! Alors tu vas m'expédier dans un couvent, n'est-ce pas ? Mais voilà qu'il pleure, à
présent… Allons, allons ! - Écoute, Ossip… quand il sortira de chez lui, tu tireras un coup de fusil.

OSSIP
Sur lui ?

ANNA PETROVNA
Mais non ! En l'air !

OSSIP
Bon… Je tirerai…

ANNA PETROVNA
Tu es un bon garçon…

OSSIP
Mais il ne viendra pas. Il dort avec sa femme.

ANNA PETROVNA
Ne t'inquiète pas… Assassin !
(Elle sort.)

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ACTE II - SCÈNE XV

PLATONOV, NICOLAS TRILETZKI, OSSIP


(Ossip reste en scène et s'assied, en attente, lorsque dans un grand mouvement sort Platonov
poussant Triletzki.)

PLATONOV
Allez-vous-en… Sortez d'ici…

TRILETZKI (mal réveillé)


Mais pourquoi ! Dites-moi au moins pourquoi ?

PLATONOV
Vous le savez très bien. L'épicier est malade. Il a besoin de vous. Allez le voir tout de suite.

TRILETZKI (bâillant et s'étirant)


Vous ne pouviez pas attendre demain matin pour me réveiller ?

PLATONOV
Vous êtes un coquin, Triletzki, vous entendez ? Un coquin, une canaille !

TRILETZKI
Le Bon Dieu m'a fait comme cela. Il sait sûrement ce qu'il fait.

PLATONOV
Supposez que l'épicier meure.

TRILETZKI
Eh bien, s'il meurt, il ira au paradis. Et s'il ne meurt pas vous aurez gâché mon sommeil pour rien.
(Bâillant :)
Je ne veux pas y aller ! Je veux dormir.

PLATONOV
À quoi servez-vous ?
(Il le secoue.)

TRILETZKI
Je vous en prie. Je vous en prie, ne vous mettez pas en colère ! J'ajoute que vous n'avez absolument
aucun droit, sur le plan moral, de vous interposer entre un médecin et ses patients… (Platonov a un
geste de menace.)
Merci ! Merci ! Si vous commencez à me faire la morale, je pars. Vous me donnerez votre avis un
autre jour.

PLATONOV (le frappant du pied)


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Filez.

TRILETZKI
J'y vais. (Fausse sortie.)
Mais je ne comprends pas pourquoi vous vous intéressez tant à un épicier ! Ne savez-vous pas que
c'est un ivrogne ? Enfin, c'est votre affaire ! (Il s'éloigne et s'arrête encore.)
Juste un mot encore et je m'en vais. Prenez l'avis d'un médecin digne d'estime. Appliquez vous-
même vos beaux principes. Je me comprends… (Il revient.)
Si j'étais loyal envers moi-même, je vous tirerais une balle dans la tête au lieu de vous écouter.
Vous m'avez compris ?

PLATONOV (stupéfait, inquiet)


Non.

TRILETZKI
Il y a une certaine petite fille… Je pourrais parler plus nettement. Mais je suis un piètre duelliste.
C'est votre chance. Bonsoir.
(Il sort. Platonov demeure immobile puis crie après lui.)

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ACTE II - SCÈNE XVI


PLATONOV (seul)
Je ne suis pas seul à être de la sorte. Tout le monde ! Tout le monde l'est… Irai-je ou n'irai-je pas ?
Y aller ou ne pas y aller ? (Il soupire.)
Si j'y vais, va commencer une longue chanson que je connais bien mais qui n'est pas belle. Des
hommes s'attaquent à des questions à l'échelle du monde. Moi c'est à une femme. Toute ma vie, une
femme. César a eu son Rubicon, moi j'ai une femme. Un coureur de jupons, voilà ce que je suis.
Tout cela ne serait pas si pitoyable, si je n'essayais de l'éviter. Mais je lutte. Et je suis faible. Si
faible.

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ACTE II - SCÈNE XVII

SACHA, PLATONOV

SACHA (à la fenêtre)
Michel, es-tu là ?

PLATONOV
Oui, je suis là, mon ange.

SACHA (bâillant)
Allons, viens.

PLATONOV
J'ai besoin d'air. Dors, petite fille.

SACHA
Bonne nuit.
(Elle ferme la fenêtre.)

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ACTE II - SCÈNE XVIII

KATIA, YAKOV, PLATONOV

KATIA (à Yakov)
Attends là un instant. (Elle va vers la maison.)
Oh ! C'est vous, monsieur. Comme vous m'avez fait peur ! Ma maîtresse vous envoie cette lettre.

PLATONOV
De qui parlez-vous ?

KATIA
Sofia Egorovna. Je suis sa femme de chambre.

PLATONOV (avec une totale mauvaise foi)


Sofia ? Vous plaisantez ? Pourquoi m'écrirait-elle ?
(Il lui arrache le papier.)

KATIA
Elle vous demande de venir aussitôt que possible.

PLATONOV
Quoi ? C'est une plaisanterie ! (Lisant.)
"Je suis enfin résolue. Je vais tout sacrifier comme vous me l'avez ordonné. Nous partirons
ensemble. Je vous appartiens. " Au diable ! (Brusquement à Katia :)
Qu'est-ce que vous regardez ?

KATIA
J'ai des yeux. Je m'en sers.

PLATONOV
Eh bien ! Regardez ailleurs ! Cette lettre est pour moi ?

KATIA
Oui.

PLATONOV
Vous mentez ! Allez-vous-en ! (Elle sort. Platonov lisant :)
"Je suis enfin résolue. Je vais tout sacrifier comme vous me l'avez ordonné. Nous partirons
ensemble. Je vous appartiens. "

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ACTE II - SCÈNE XIX


PLATONOV (seul)
Sofia ? Une vie nouvelle, des visages nouveaux, un décor nouveau… J'y vais. (Il part, revient et
presse les mains sur sa tête.)
Non, je n'irai pas, je n'irai pas. (Il se met en marche.)
Allons, brisons tout, piétinons tout. J'y vais.
(Il sort.)

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ACTE II - SCÈNE XX

OSSIP, seul.
(Ossip réapparaît et va frapper aussitôt à la fenêtre et aux portes.)
- Sacha Ivanovna !

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ACTE II - SCÈNE XXI

SACHA, OSSIP
(Sacha apparaît en vêtement de nuit à la porte avec une bougie.)

SACHA
Qui est là ?

OSSIP
Vite ! Appelez Michael Vassilievitch !

SACHA
Mais il n'est pas là. Qu'y a-t-il, pour l'amour du ciel ?

OSSIP
Il s'est enfui avec la veuve. Elle était là il y a un instant. J'ai tout entendu. Dieu les maudisse ! Il
s'est enfui avec la veuve du général.

SACHA (calmement)
Tu mens !

OSSIP
Non, je les ai vus. Ils s'embrassaient. Courez après lui, Sacha Ivanovna.

SACHA
Tu mens !

OSSIP
Il s'est enfui ! Vous comprenez ? Il a quitté sa femme ! Et vous êtes seule ! (Il prend son fusil à la
main.)
Anna Petrovna m'a donné un ordre. Je lui obéis. Pour la dernière fois. (Il tire.)
Si je le trouve, je vous venge, Sacha Ivanovna ! Oui, je vais lui arracher le cœur. (Sacha, livide,
s'affaisse tout d'un coup.)
Ah ! pauvre petite âme. Ne vous inquiétez pas. Je le trouverai. Je vous vengerai. Je lui arracherai le
cœur. Avec mes mains. Oui, le cœur. Ne vous inquiétez pas, Sacha Ivanovna.

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ACTE III

Une pièce dans l'École. À droite et à gauche des portes. Un placard, un meuble à tiroirs, des
chaises, un divan, etc. Complet désordre.

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ACTE III - SCÈNE PREMIÈRE

PLATONOV, OSSIP
(Platonov est couché sur le divan, le visage caché par un vieux chapeau de paille. Débraillé. Il
dort.)
Dès le lever du rideau, on voit, par une fenêtre ouverte, se faufiler Ossip. Il entre. Il vient vers le
divan. Il soulève le chapeau sur la tête de Platonov. Il est sur le point de le réveiller lorsqu'il est
interrompu par Sofia qui arrive et frappe à la porte d'entrée.

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ACTE III - SCÈNE II

SOFIA, PLATONOV
(Ossip se glisse dans une chambre voisine et Sofia, après avoir frappé deux fois, se précipite dans
la chambre, très agitée.)

SOFIA
Platonov ! Mikhaïl Vassilievitch ! Mischa, réveille-toi ! (Elle enlève le chapeau de Platonov.)
Comment peux-tu mettre un chapeau aussi sale sur ta figure ! Michel, je te parle.

PLATONOV (à moitié endormi)


Ah !

SOFIA
Réveille-toi, je t'en prie !

PLATONOV
Plus tard…

SOFIA
Tu as assez dormi. Lève-toi.

PLATONOV
Qui est là ? (Se dressant sur son séant.)
Ah ! c'est toi.

SOFIA
Regarde l'heure !

PLATONOV
Très bien !
(Il se recouche.)

SOFIA
Platonov.

PLATONOV
Que veux-tu ?
(Il se relève.)

SOFIA
Regarde l'heure !

PLATONOV
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Et alors ? - Tu cries toujours !

SOFIA (au bord des larmes)


Oui, je crie. Regarde l'heure.

PLATONOV
Sept heures et demie exactement.

SOFIA
Oui, sept heures et demie. As-tu oublié ta promesse ?

PLATONOV
Épargne-moi tes devinettes aujourd'hui. Quelle promesse ?

SOFIA
Tu devais me retrouver à la villa à six heures.

PLATONOV (la tête dans les mains)


Eh bien ?

SOFIA (s'asseyant à son côté)


N'as-tu pas honte ? Tu avais donné ta parole d'honneur.

PLATONOV
Si je ne m'étais pas endormi, j'aurais tenu parole.

SOFIA
Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je suis venue vers toi et toi, sac à vin, tu me réponds
grossièrement.

PLATONOV (répétant)
"Elle est venue ! "
(Il se lève et marche de long en large.)

SOFIA
Es-tu ivre ?

PLATONOV
Qu'est-ce que ça peut te faire ?

SOFIA
C'est charmant !
(Elle pleure.)

PLATONOV
Oh ! les femmes !

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SOFIA
Ne me parle pas des femmes ! Tu m'en parles mille fois par jour ! Je ne suis pas n'importe qui et je
ne permettrai pas… Oh ! mon Dieu.

PLATONOV
Assez ! - Penses-y toi aussi : je t'ai privée de ta famille, de ton bien-être, de ton avenir et pourquoi ?
- Je t'ai volée comme si j'étais ton pire ennemi. Le nœud illégal qui nous lie est notre malheur, notre
ruine.

SOFIA
C'est une chose sacrée ! Une…

PLATONOV (la coupant)


Ce n'est pas le moment de jouer sur les mots. J'ai détruit ta vie, voilà tout. Et ce n'est pas la seule :
attends un peu et tu entendras l'air que chantera ton mari quand il saura tout. Il te tuera.

SOFIA
Il sait tout.

PLATONOV
Oui ?

SOFIA
Je lui ai tout dit cet après-midi.

PLATONOV
Tu plaisantes !

SOFIA
Tu es pâle. Tremble, oui, tremble. Il sait. Je le jure sur mon honneur. Tremble !

PLATONOV
Impossible ! C'est impossible.

SOFIA
Tout.

PLATONOV
Et tu ne trembles pas, toi ? - Que lui as-tu raconté ?

SOFIA
Je lui ai dit que j'avais déjà… ! que je ne pouvais plus.

PLATONOV
Qu'a-t-il fait ?

SOFIA

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Il m'a regardée comme toi. Terrifié.

PLATONOV
Qu'a-t-il dit ?

SOFIA
Il a cru d'abord que je plaisantais. Puis il a pâli, tremblé, commencé à pleurer, rampé sur ses
genoux devant moi ! Sa figure était aussi répugnante que l'est la tienne en ce moment.

PLATONOV
Damnée folle, tu l'as tué ! Comment pouvez-vous, comment osez-vous parler si froidement. Avez-
vous dit mon nom ?

SOFIA
Que faire d'autre ?

PLATONOV
Qu'a-t-il dit ?

SOFIA
Désirais-tu que toute notre vie je garde la chose secrète ? Il fallait que je m'explique. Je suis une
femme honnête, moi !

PLATONOV
Sais-tu ce que tu as fait ? Tu as perdu ton mari pour toujours.

SOFIA
Pouvait-il en être autrement ? Platonov, vous êtes une canaille de me parler ainsi.

PLATONOV
Pour toujours ! - Et que deviendras-tu le jour où nous nous séparerons ? Et c'est toi qui t'en iras la
première ! (Un temps.)
Quoi qu'il en soit, fais ce que tu voudras. Je m'en remets à toi de ce qu'il faut dire et faire.

SOFIA
Nous partirons demain. J'ai déjà écrit à ma mère. Nous irons chez elle !

PLATONOV
Où tu voudras.

SOFIA
Michel ! Demain, nous allons commencer une vie nouvelle. Crois-moi chéri, tu vas renaître. Je
ferai de toi un travailleur. Nous vivrons du pain que nous aurons gagné à la sueur de nos fronts.
(Elle pose sa tête sur sa poitrine.)
Je travaillerai moi-même, Mischa.

PLATONOV

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Où ça ?

SOFIA
Tu verras ! Je te montrerai ce que peut une femme qui sait ce qu'elle veut ; crois-moi, Mikhaïl,
j'éclairerai ton chemin. Toute ma vie ne sera que l'expression de ma gratitude. Viens à la villa à dix
heures, apporte tes affaires. Réponds.

PLATONOV
Je viendrai.

SOFIA
Donne-moi ta parole d'honneur.

PLATONOV
Je l'ai déjà donnée.

SOFIA
Ta parole d'honneur !

PLATONOV
Je te jure que je viendrai.

SOFIA
Je te crois, je te crois. Demain, un sang nouveau coulera dans tes veines… (Elle rit.)
Dis adieu au vieil homme. Voici ma main. Presse-la fortement.
(Platonov lui embrasse la main. Sofia se jette à son cou.)

PLATONOV
As-tu dit dix ou onze heures ?

SOFIA
Dix !
(Elle sort enthousiaste.)

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ACTE III - SCÈNE III

PLATONOV, seul, puis MARKOV

PLATONOV (seul)
C'est une vieille chanson. Déjà entendue une centaine de fois. Il faut que je leur écrive une lettre…
Elles vont pleurer un peu, naturellement, et puis elles oublieront. (Il va à la fenêtre.)
Adieu, village de Voinitzevka ! Adieu à tout. Adieu, Sacha. Adieu, Anna Petrovna… (Il ouvre
l'armoire à vins.)
Demain je serai un homme neuf. (Il va à la table et se verse une large rasade.)
Adieu, École !… (Il boit.)
Adieu, enfants… Tsst, tsst, je viens encore de boire. J'avais dit : non… La veuve va rire… À
propos, où est sa lettre ? (Il la trouve près de l'appui de la fenêtre. Il lit :)
"Platonov, vous n'avez pas répondu à mes lettres, vous êtes un rustre. " Hm, hm !… "Si je ne reçois
pas une réponse immédiatement, je viendrai moi-même et le Diable vous emporte. " (Markov entre
par la porte ouverte. Il tousse pour attirer l'attention.)
Une apparition !
(Platonov se lève.)

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ACTE III - SCÈNE IV

MARKOV, PLATONOV

MARKOV
Pour Votre Honneur. (Il tend un papier à Platonov.)
Une citation à comparaître.

PLATONOV
Et d'où vient-elle ?
(Il rit.)

MARKOV
D'Ivan Andreivitch, juge de paix.

PLATONOV
M'invite-t-il à un baptême ? Aussi prolifique qu'une sauterelle, ce vieux pécheur ! (Arrachant le
papier des mains de Markov :)
"Michel Platonov, cité comme accusé… affront public à Maria Efimovna Grekova, fille du
conseiller d'État, et dommage causé à sa réputation…"

MARKOV
Voulez-vous signer le reçu, s'il vous plaît.

PLATONOV (s'asseyant devant la table et observant Markov)


Savez-vous, mon ami, que vous avez une tête de canard mort ?

MARKOV
Je suis fait à l'image de Dieu, Votre Honneur. Je suis un chrétien si vous voulez le savoir. J'ai servi
Dieu et le tsar pendant plus de vingt-cinq ans. J'ai prêté serment sur les Saint Évangiles.

PLATONOV
Alors vous avez servi sous le tsar Nicolas ?

MARKOV
C'est exact. J'étais sous-officier dans l'artillerie.

PLATONOV
Et les canons étaient bons ?

MARKOV
Ceux du genre habituel. Des canons à âme lisse.

PLATONOV
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Puis-je me servir de votre crayon ?

MARKOV
Bien entendu. (Désignant le papier :)
C'est là : "Reçu cette citation à la date du…" N'accepteriez-vous pas de m'offrir la valeur d'un
verre, Votre Honneur ? Un pourboire, Votre Honneur, c'est l'habitude, et j'ai parcouru un long
chemin pour venir jusqu'ici.

PLATONOV
Un verre ? Pas question ! Je vais vous préparer un samovar.
(Il fouille dans le placard pour trouver la boîte à thé.)

MARKOV
Si cela ne vous fait rien, Votre Honneur, j'aurais plus vite fait d'emporter le thé avec moi.

PLATONOV
Dans le samovar ?

MARKOV
Non, dans ma poche ! (Il ouvre une vaste poche latérale.)
Voyez ! il y a largement la place.
(Il prend la boîte et commence à la vider dans sa poche.)

PLATONOV (lui arrachant la boîte à thé presque vide)


Vous êtes sûr d'en avoir assez ?

MARKOV
Je vous remercie très humblement.

PLATONOV
Vieux soldat ! Vieux chapardeur !

MARKOV
Dieu seul est sans péché. En vous souhaitant bonne chance, monsieur.

PLATONOV
Attendez une minute… (Il s'assied et écrit un mot.)
Tu sais où demeure Maria Grekova ?

MARKOV
Oui. À douze verstes environ. En passant la rivière.

PLATONOV
C'est exact. À Zhilkov. Porte-lui tout de suite cette lettre et elle te donnera trois pièces d'argent.
Donne-lui la lettre toi-même et n'attends pas la réponse. Laisse de côté toutes les autres citations
jusqu'à demain.

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MARKOV
Je comprends. Dieu vous protège, Votre Honneur.

PLATONOV
Et toi de même ! Adieu, mon ami.
(Markov sort.)

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ACTE III - SCÈNE V


PLATONOV (seul)
Eh bien, Grekova, nous sommes quittes. Pour la première fois de ma vie, une femme me punit. (Il
s'affaisse sur le divan.)
Et Sacha ! Pauvre petite fille… Quand elle a su la vérité, elle a pris l'enfant et elle est partie.

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ACTE III - SCÈNE VI

ANNA PETROVNA, PLATONOV


(Anna Petrovna arrive et frappe à la porte d'entrée.)

ANNA PETROVNA
Y a-t-il quelqu'un ici ?

PLATONOV (regardant par la fenêtre)


Anna Petrovna !

ANNA PETROVNA (appelant)


Inutile de vous cacher. Si vous ne vous montrez pas, je casse le carreau et j'entre.

PLATONOV
Comment puis-je l'empêcher… (Il tente de se coiffer devant un petit miroir.)
J'aurais, au moins, dû me coiffer.

ANNA PETROVNA
Très bien. J'entre. (Elle entre.)
Bonsoir, Michel.

PLATONOV
Au diable ce placard. Il ne ferme pas.

ANNA PETROVNA
Êtes-vous sourd ? J'ai dit bonsoir, Michel.

PLATONOV
Ah ! c'est vous, Anna Petrovna ? Je ne vous voyais pas. Décidément cette porte ne restera pas
fermée.
(Il laisse tomber la clef et se penche pour la ramasser.)

ANNA PETROVNA
Venez ici et laissez cette porte tranquille. Alors ?

PLATONOV
Comment allez-vous ?

ANNA PETROVNA
Pourquoi ne me regardez-vous pas ?

PLATONOV
Parce que j'ai honte.
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ANNA PETROVNA
Et pourquoi ?

PLATONOV
À cause de tout.

ANNA PETROVNA
Ah ! je vois. Vous avez séduit quelqu'un.

PLATONOV
Peut-être.

ANNA PETROVNA
C'est donc vrai ! Laquelle ?

PLATONOV
Je ne dirai rien.

ANNA PETROVNA
Fort bien. Asseyez-vous ! (Ils s'asseyent sur le divan.)
Et maintenant, dites-moi, pourquoi ce mystère ? Allons, je connais vos petits péchés depuis des
années.

PLATONOV
Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à subir une enquête.

ANNA PETROVNA
Bon. (Silence.)
Avez-vous reçu ma lettre ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Et pourquoi n'êtes-vous pas venu cette nuit-là ?

PLATONOV
Cela m'a été impossible.

ANNA PETROVNA
Pourquoi ?

PLATONOV
Je ne pouvais pas, simplement. Au nom du Ciel, ne me posez plus de questions.
(Il se lève.)

ANNA PETROVNA

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Répondez, Mikhaïl Vassilievitch ! Asseyez-vous ! (Il s'assied.)


Pourquoi n'êtes-vous pas venu chez moi depuis quinze jours ?

PLATONOV
J'ai été malade.

ANNA PETROVNA
Vous mentez.

PLATONOV
Bon, je mens.

ANNA PETROVNA
Vous mentez. Vous puez le vin. Vous êtes écœurant et la pièce est une porcherie ! Vous buvez ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Alors, c'est la même histoire que l'année dernière ! Je vous défends de boire.

PLATONOV
Entendu.

ANNA PETROVNA
Oh ! à quoi bon ! Où cachez-vous ce vin ? (Platonov désigne le placard.)
Vous n'avez pas honte, Mischa ? Où est votre fameuse force de caractère ? (Ouvrant le placard :)
Et regardez-moi cette saleté ! Vous souhaitez que votre femme revienne, naturellement.

PLATONOV
Je ne veux qu'une chose : que l'on ne me pose plus de questions. Et ne me regardez pas dans les
yeux. Cela surtout.

ANNA PETROVNA
Laquelle est votre bouteille de vin ?

PLATONOV
Toutes.

ANNA PETROVNA
De quoi enivrer la Grande Armée. Il est temps que votre femme revienne. Je vous la renverrai ce
soir. Ne me croyez pas jalouse. J'admets parfaitement de vous partager. (Reniflant une bouteille
débouchée :)
Il est bon. Nous allons boire un verre avant de jeter le reste. (Platonov va chercher deux verres sur
la table.)
Vous êtes un pauvre individu, mais vous avez bon goût : ce vin me semble parfait. Droit ! (Elle
boit.)

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Encore un, et puis je jetterai le reste.

PLATONOV
Comme vous voudrez.

ANNA PETROVNA (versant)


Alors vite : "Au bonheur ! "

PLATONOV
"Au bonheur ! " Dieu veuille vous l'accorder.
(Silence. Ils boivent.)

ANNA PETROVNA
J'espère vous avoir un peu manqué. Asseyons-nous. (Ils s'asseyent.)
Vous ai-je manqué ?

PLATONOV
À chaque instant.

ANNA PETROVNA
Alors pourquoi vous obstinez vous à me fuir ?

PLATONOV
Je vous en prie, cessez de me questionner. Ce n'est pas parce que j'ai honte que je ne répondrai pas,
c'est uniquement parce que je cours à ma ruine ! À la ruine complète ! Ma conscience me gêne.
Une agonie.

ANNA PETROVNA
Jouez-vous le rôle d'un héros de roman ? - Spleen ? Ennui ? Conflits de passions ? Amours
verbeux ? - Bon sang, vivez ! Vous prenez-vous pour un archange qui ne saurait vivre au milieu
des mortels ?

PLATONOV
Raillez si vous voulez ! Mais dites-moi ce que vous voulez que je fasse.

ANNA PETROVNA
Être un homme ! Avant tout ! C'est-à-dire : ne pas se cacher pour boire. Se laver de temps en
temps ! Et me rendre visite ! Ensuite : être satisfait de son sort. (Elle se lève.)
Allons, venez chez moi.

PLATONOV (il se lève, puis)


Non ! Non !

ANNA PETROVNA
Allons, debout ! Vous parlerez, vous bavarderez, vous mangerez.

PLATONOV

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Non ! Non !

ANNA PETROVNA
Votre chapeau ! Et venez ! Une deux, une deux, en avant, Platonov ! - Mischa, mon chéri.

PLATONOV (s'arrachant de son étreinte)


Je ne viendrai pas, Anna Petrovna.

ANNA PETROVNA
Eh bien, partez en vacances. Moscou ou Saint-Pétersbourg. Vous verrez d'autres visages, vous irez
au théâtre. Je vous prêterai de l'argent et vous aurez des lettres d'introduction. Je viendrais bien, si
vous voulez… Ce serait tellement amusant. Vous reviendriez ici rénové, neuf et brillant. Voilà.

PLATONOV
C'est la dernière fois que nous nous voyons, je vous assure. Oubliez le fou, l'entêté, le pitoyable,
l'insolent Platonov. La Terre va l'avaler. Nous nous retrouverons peut-être. Alors nous rirons de
tout cela. Mais aujourd'hui "que tout cela aille au diable" !

ANNA PETROVNA (versant à boire)


Allons, encore un verre !

PLATONOV (il boit)


Je me souviendrai de vous, ma fée. Riez, vous qui êtes clairvoyante. Demain, je fuirai. Je me fuirai.
Un autre homme ! Une autre vie.

ANNA PETROVNA
Allons, dites-moi donc ce qui vous est arrivé.

PLATONOV
Quand vous l'apprendrez, ne me maudissez pas. Vous dire adieu est une peine suffisante. Vous
souriez ? Non, croyez-moi : je dis la vérité.

ANNA PETROVNA (après un silence)


Vous ne voulez pas d'argent ?

PLATONOV
Non. Je ne sais pas. - Votre portrait, peut-être. - Quittez-moi, Anna Petrovna ! Ou Dieu sait ce qui
va se passer ! Je vais me mettre à pleurer ! Pourquoi me regardez-vous comme cela ?

ANNA PETROVNA
Eh bien, adieu ! (Elle lui donne sa main à baiser.)
Nous nous reverrons, peut-être.

PLATONOV
Jamais ! (Il lui baise la main.)
Il ne faut pas ! Partez maintenant !
(Il couvre sa figure avec la main d'Anna Petrovna.)

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ANNA PETROVNA
Allons, laissez ma main ! Un dernier verre avant de partir. (Elle verse le vin.)
Heureux voyage ! Et toutes les joies ! (Ils boivent.)
Quel crime avez-vous bien pu commettre ? Dans un aussi petit village, il est peu vraisemblable que
vous ayez pu aller très loin dans la vilenie. Un autre verre… "Au chagrin ! " …

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA (versant)


Buvez, mon âme. (Ils boivent.)
Ah ! Que le diable t'emporte ! Je n'aime pas les demi-mesures ! (Versant encore du vin :)
Quand on boit, on meurt, dit-on. Mais si l'on ne boit pas, on meurt aussi. Alors il est sûrement plus
agréable de boire et de mourir. (Elle boit.)
Je vais te confier quelque chose, Platonov. Je bois depuis longtemps et personne ne le sait. C'est
vrai ! J'ai commencé du vivant du général. Et je continue. Est-ce que j'en ouvre une autre ? Non.
Nous perdrions l'usage de la parole. Tu sais, il n'y a rien de pire au monde qu'une femme libre. Et
pourquoi ? Parce qu'elle n'a rien à faire. Quelle est mon utilité ? Pour qui ai-je vécu ? Et attends, j'ai
autre chose à te dire… Je suis une femme immorale, Platonov ! (Elle éclate de rire.)
Et c'est probablement pour cela que je t'aime. (Elle se frotte le front.)
Oui, il faut que je meure. Tous les gens comme moi doivent disparaître. Si seulement j'étais
professeur. Ou directeur. Ou quelque chose d'autre ! Diplomate ! Intervenir dans les affaires du
monde ! (Elle boit.)
C'est terrible d'être une femme libre. Les chevaux, le bétail, les chiens ont un rôle sur cette terre.
Moi, je n'en ai pas. Je suis superflue. - Qu'est-ce que vous dites ?

PLATONOV
Nous n'avons rien à nous envier.

ANNA PETROVNA
Si seulement j'avais des enfants ! - Aimez-vous les enfants ? Cela occupe. (Se levant :)
Restez à Voinitzevka, mon cœur. Si tu pars, que vais-je devenir ? J'aimerais tant me reposer. Il faut
que je me repose. J'ai besoin de repos, Mischa. Je voudrais être encore une femme. Une mère.
Parle. Mais parle. Tu vas rester, n'est-ce pas ? Parce que tu m'aimes. C'est vrai que tu m'aimes ?

PLATONOV
Qui pourrait ne pas vous aimer ?

ANNA PETROVNA
Alors pourquoi n'es-tu pas venu l'autre nuit ? Michel, dis-moi que tu restes.

PLATONOV
Pour l'amour du Ciel, partez. Ou je vais tout vous dire. Et si j'avoue, il faudra que je me tue.
D'ailleurs, quand vous aurez découvert la vérité, vous ne voudrez plus me voir. (Il l'attrape et il
l'embrasse.)
Allez, pour la dernière fois, allez et soyez heureuse.

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ANNA PETROVNA
Très bien. Voilà ma main. Je vous souhaite les plus grands bonheurs. (Platonov prend sa main.)
Adieu !
(Elle sort.)

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ACTE III - SCÈNE VII

PLATONOV, seul.
(Bondissant à la fenêtre.)
- Partie ! - Une femme délicieuse ! Mais aussi une sorcière !

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ACTE III - SCÈNE VIII

OSSIP, PLATONOV

OSSIP
Comment allez-vous, Mikhaïl Vassilievitch ?

PLATONOV
Hm, à quoi dois-je l'honneur ?… Dites ce que vous avez à dire et filez immédiatement.

OSSIP
Merci, monsieur. Mais d'abord je vais m'asseoir.

PLATONOV
Je vous en prie (Silence.)
Êtes-vous malade ? Sur votre visage sont inscrites les dix plaies d'Égypte. (Un temps.)
… Pourquoi êtes-vous venu ?

OSSIP
Pour vous dire adieu.

PLATONOV
Vous quittez le pays ?

OSSIP
Pas moi, vous.

PLATONOV
Ossip, vous êtes le diable.

OSSIP
Voilà, vous voyez, je sais. Je sais même où vous allez.

PLATONOV
Alors, peut-être pourriez-vous me le dire ?

OSSIP
Vous voulez vraiment le savoir ?

PLATONOV
Naturellement. Comme c'est intéressant ! Où vais-je ?

OSSIP
Dans l'autre monde.
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PLATONOV
Un long voyage. (Silence.)
J'imagine que vous souhaitez m'envoyer là-bas vous-même…

OSSIP
Bien sûr. J'ai amené la charrette.

PLATONOV (un temps)


Et vous attendez pour me tuer.

OSSIP
Oui.

PLATONOV (l'imitant)
Insolent ! - Avez-vous reçu un ordre ? Et de qui ?

OSSIP (sortant un paquet de billets)


Oh ! de plusieurs personnes. Vengerovitch d'abord, puis le jeune maître Voinitzev qui vient de me
donner cela pour vous couper la gorge.

PLATONOV
Le jeune Serguey ?

OSSIP (déchirant les billets)


Lui-même.

PLATONOV
Pourquoi déchirez-vous ces billets ? Est-ce pour prouver votre grandeur d'âme ?

OSSIP
Je n'ai rien à prouver. J'ai déchiré les billets pour que vous ne puissez pas dire dans l'autre monde
qu'Ossip vous a tué uniquement pour de l'argent.
(Platonov marche de long en large. Silence.)

OSSIP
Vous avez peur, Mikhaïl Vassilievitch ? (Il rit.)
C'est affreux, hein ? (Il rit. Un temps.)
Vous ne me croyez pas ?

PLATONOV (allant vers Ossip et le dévisageant)


Étonnant ! (Un temps.)
Pourquoi souriez-vous, imbécile ! (Il lui saisit le bras.)
Assez ! Ne ris plus. Je te parle ! Je t'apprendrai l'éducation. Je te ferai flanquer en prison. - Rustre !
(Il s'est éloigné rapidement d'Ossip.)

OSSIP
Giflez-moi pour me punir d'être un rustre.

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PLATONOV (revenant vers Ossip)


Comme tu voudras ! (Il le frappe à la joue.)
Voilà. Te souviens-tu comment est mort Filka ?

OSSIP
Comme un chien.

PLATONOV
Tu es une bête répugnante. Un monstre. Je suis prêt à te tuer. Tiens ! (Il frappe Ossip à nouveau)
File !
(Il s'éloigne.)

OSSIP
J'avais beaucoup de respect pour vous, Platonov, dans le temps… Je vous regardais comme un
monsieur. À présent, je regrette d'avoir à vous tuer, mais il le faut. - Vous êtes nuisible !

PLATONOV
Allez ! Tue-moi si tu veux, mais vite.

OSSIP
Pourquoi la jeune maîtresse est-elle venue vous voir aujourd'hui ?

PLATONOV
Tuez-moi. Allez, tuez-moi.

OSSIP
Et pourquoi la veuve du général est-elle venue elle-même ? Vous vous moquez de la veuve, n'est-
ce pas ? Et où est votre femme ? Laquelle des trois est la bonne ? Hein ? Eh bien, n'êtes-vous pas
nuisible ? (Il fait rapidement trébucher Platonov et ils tombent sur le plancher. Ils se battent.)
Vous saluerez pour moi le général Voinitzev quand vous le rencontrerez dans l'autre monde.

PLATONOV
Lâchez-moi.

OSSIP (sortant un couteau de sa ceinture)


Restez tranquille. Je vous tuerai de toute façon.

PLATONOV
Ma main, oh ! ma main ! Assez.

OSSIP
Vous feriez mieux de garder votre souffle pour dire vos prières.
(On entend un attelage approcher. Il s'arrête.)

PLATONOV
Lâchez mon poignet… J'ai une femme ! Un enfant ! Le couteau ! Non, Ossip ! Non !
(Sacha suivie des deux Glagolaiev fait irruption.)

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ACTE III - SCÈNE IX

LES MÊMES, SACHA, LE VIEUX GLAGOLAIEV, LE JEUNE GLAGOLAIEV

SACHA
Que se passe-t-il ? (Hurlant :)
Michel ! (Aux Glagolaiev :)
Arrêtez-les, séparez-les tout de suite !
(Elle tente de séparer les combattants tandis que les Glagolaiev hésitent à s'en mêler.)

OSSIP (bondissant)
Vous arrivez un peu trop tôt, Sacha Ivanovna. C'est sa chance. Voilà un joli cadeau pour vous. (Il
lui donne son couteau.)
Je ne peux pas le tuer devant vous. Je le retrouverai plus tard. On n'échappe pas à Ossip.
(Il saute par la fenêtre.)

PLATONOV
La brute ! (Un temps.)
Et vous autres, que voulez-vous ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Excusez-nous, Michel Platonov. Je venais vous demander… Nous allons attendre, mon fils et moi,
dans le jardin, pendant que vous reprenez vos esprits. Viens, Kiryl.
(Ils vont dans le jardin.)

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ACTE III - SCÈNE X

SACHA, PLATONOV

SACHA (agenouillé auprès de Platonov)


Peux-tu te lever ? Essaie.

PLATONOV (gémissant)
Un démon.

SACHA
Tu es insupportable. Je t'avais prévenu de te garder de lui.
(Il s'allonge et elle le panse.)

PLATONOV
Le divan ?

SACHA
Allons, reste tranquille. Là, mets ta tête sur l'oreiller.

PLATONOV
Ainsi, tu es venue, mon trésor.
(Il pose la main de Sacha contre sa joue. Un temps.)

SACHA
Notre petit Kolya est malade.

PLATONOV
Qu'est-ce qu'il a ?

SACHA
Une éruption. La scarlatine, peut-être. Il n'a pas dormi ces deux dernières nuits. Il ne veut rien
prendre. (Pleurant :)
Oh ! Michel, j'ai tellement peur pour lui.

PLATONOV
Et ton frère, que fait-il ? Après tout, il est docteur !

SACHA
Il y a quatre jours, il est venu le voir une minute.

PLATONOV
Alors ?

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SACHA
Il a simplement bâillé et m'a dit que j'étais folle.

PLATONOV
Une canaille ! Souviens-toi de ce que je te dis, un de ces jours il éclatera à force de bâiller.

SACHA
Oui, mais que faire en attendant ?

PLATONOV
Dieu nous préservera. Pourquoi te ferait-il souffrir, toi ? Uniquement parce que tu t'es embarrassée
de ce bon à rien de Platonov ? (Un temps.)
Sacha, prends bien soin du petit. Sauve-le et je te le promets, j'en ferai un homme. Car c'est aussi
un Platonov ! Comme homme je suis petit, mais comme père je serai grand ! Oui, nous serons
tellement heureux tous les trois. Sacha, tu ris. Bien, voilà que tu pleures à présent. (Il lui embrasse
la tête.)
Je t'aime, ma petite chérie, je t'aime et tu me pardonnes, n'est-ce pas ?

SACHA
Est-ce que cette aventure dure toujours ?

PLATONOV
Aventure ! Quel mot.

SACHA
Alors, elle continue ?

PLATONOV
Ma foi ! ce n'est rien qu'une accumulation de malentendus. Et même si ce n'est pas réellement
terminé, ce le sera demain.

SACHA
Quand ?

PLATONOV
Oh ! très bientôt. Il y a certaines choses dans son caractère que je ne pourrais pas supporter. Sofia
ne sera jamais ta rivale. (Sacha se lève et vacille.)
Qu'y a-t-il ? (Il se lève.)
Sacha !

SACHA
Ainsi tu as une intrigue avec Sofia en même temps qu'avec la veuve ?

PLATONOV
Tu ne le savais pas ?

SACHA

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Sofia ? - Oh ! C'est affreux ! C'était déjà très mal de t'intéresser à Anna Petrovna, mais prendre la
femme d'un autre, c'est un péché ! Tu n'as pas de conscience !
(Elle va vers la porte.)

PLATONOV
Je la quitterai. Reste ici.

SACHA
Non. Je ne veux pas ! C'est impossible ! Oh ! Mon Dieu ! (Elle pleure. Un temps.)
Je ne sais plus ce que je dois faire.

PLATONOV (allant vers elle)


C'est très simple : reste ! Sacha, je suis un débauché, je le sais. Mais tu me pardonnes, n'est-ce-pas ?

SACHA
Peux-tu te pardonner toi-même ?

PLATONOV
Ceci, mon enfant, est une énigme philosophique.
(Il l'embrasse sur le front.)

SACHA
Je suis perdue ! On ne peut pas reconstruire deux fois le même bonheur, et nous étions heureux,
n'est-ce pas ?

PLATONOV
Tu nourris Ossip, tu recueilles tous les chiens et les chats perdus du voisinage et tu n'as pas pitié de
ton époux…

SACHA
Tu ne comprends donc pas ? Je ne peux plus vivre avec toi, maintenant. Tu n'es plus digne de
respect.

PLATONOV
Je sais. Je suis un scélérat. Mais qui t'aimera jamais comme je t'aime ? Qui te comprendra comme
je te comprends ? Qui d'autre t'enfermera dans ses bras comme je le fais ? (Il l'étreint.)
Et je suis le seul être humain qui pourra jamais manger ta cuisine. C'est vrai ! Avoue que tu sales
toujours atrocement la soupe ?

SACHA
Laisse-moi m'en aller. Mon cœur est brisé et tu plaisantes !

PLATONOV
Eh bien, va. (Il la lâche.)
Va-t'en et que Dieu te protège.
(Sacha s'assied et pleure.)

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SACHA
Pourquoi nous as-tu mis dans une telle impasse ? Nous étions si heureux, Kolya et moi…

PLATONOV
Tu es encore là ? Je te croyais partie…
(Sacha éclate en sanglots et s'enfuit.)

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ACTE III - SCÈNE XI


PLATONOV (seul)
Sacha ! Sacha !
(Il ouvre la porte et bute contre le vieux Glagolaiev.)

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ACTE III - SCÈNE XII

LE VIEUX GLAGOLAIEV, PLATONOV, puis LE JEUNE GLAGOLAIEV

LE VIEUX GLAGOLAIEV (il entre appuyé sur sa canne)


Inutile de crier. Mme Platonov est partie. Je suis navré de vous déranger. Mais je ne serai pas long.
Répondez-moi en une phrase, Michel Platonov, et je partirai.
(Il se lève.)

PLATONOV
Je suis ivre. La chambre tourne.

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Ma question est assez inattendue et vous me croirez peut-être stupide. Mais répondez-moi pour
l'amour du Ciel. C'est pour moi une affaire de vie ou de mort. J'accepterai votre verdict, car je vous
tiens pour un honnête homme. Je me trouve dans une situation humiliante. Vous la connaissez bien.
À mon avis, elle est le plus haut point de la perfection. Quiconque connaît Anna Petrovna
Voinitzev… (Il s'approche de Platonov et le soutient.)
Eh là, ne vous évanouissez pas !

PLATONOV
Allez-vous-en ! J'ai toujours pensé que vous étiez un vieil imbécile !

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Vous êtes son ami. Vous la connaissez comme vous-même. Mikhaïl Vassilievitch, Anna Petrovna
est-elle une honnête femme ? A-t-elle le droit d'être l'épouse d'un honnête homme ?
(Un temps.)

PLATONOV
Tout est vil, immoral et sale dans ce monde.
(Il s'écroule inconscient contre Glagolaiev et roule par terre.)

LE JEUNE GLAGOLAIEV (entrant)


Franchement, papa ! vais-je passer ici toute la journée à monter la garde ? Je ne suis pas en humeur
d'attendre.

LE VIEUX GLAGOLAIEV (citant les paroles de Platonov)


"Tout est vil, immoral et sale dans ce monde…"

LE JEUNE GLAGOLAIEV (voyant Platonov)


Qu'est-il arrivé à Platonov ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Soûl comme un porc ! (Pour lui :)
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Oui. Voilà la cruelle vérité. "Vil et immoral. " Et "sale" ! - (Silence.)


Nous partirons demain matin pour Paris !

LE JEUNE GLAGOLAIEV (riant)


Que veux-tu donc faire à Paris, toi ?
(Dehors, la tempête commence à se lever.)

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Je veux m'y conduire exactement comme cet individu s'est conduit ici.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
À Paris ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Oui, nous tenterons notre chance sous d'autres cieux. Assez de comédie. Plus d'idéal. Je n'ai plus ni
foi ni amour. Nous partons. J'en ai fini avec tout cela. Je fais mes valises et je pars.

LE JEUNE GLAGOLAIEV
À Paris ?

LE VIEUX GLAGOLAIEV
Oui. S'il faut pécher, que ce soit en terre étrangère. Je ne suis pas trop vieux. Viens, mon fils !
(Ils sortent et l'orage éclate.)

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ACTE IV

Deux jours plus tard. Un cabinet de lecture chez les Voinitzev. Deux portes. Des meubles anciens,
tapis persans, fleurs. Au mur, des collections de pistolets et de poignard caucasiens. Des oiseaux
empaillés. Une table submergée de brochures avec une arme comme presse-papiers[4].
(C'est une sombre matinée : la pluie frappe lourdement les vitres et des rafales de vent secouent les
fenêtres. On découvre Sofia marchant de long en large, tandis que Katia se tient près du feu.)

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ACTE IV - SCÈNE PREMIÈRE

SOFIA, KATIA

KATIA
Tout est louche. Les portes sont ouvertes. Tout est sens dessus dessous. Une fenêtre est arrachée de
ses gonds. Il s'est passé quelque chose de terrible. D'ailleurs, une de nos poules a crié comme un
coq. C'est un signe.

SOFIA
À ton avis, que s'est-il passé ?

KATIA
Je ne sais pas, madame. Pour moi, quelqu'un a assassiné M. Platonov. Ou alors, il est parti se
pendre. (Un temps.)
Il n'est pas au village non plus. J'ai marché pendant près de quatre heures. (Pleurant :)
Oubliez-le, madame, oubliez-le. C'est un péché. (Un temps.)
Pensez au maître… C'est lui qui me fait de la peine. C'était un garçon content de vivre et voyez ce
qu'il est devenu : il erre de tous côtés, comme s'il avait perdu l'esprit. Je suis triste pour lui,
madame, voilà ce que je suis. Ce n'est pas bien. (Un temps.)
- Qu'est-ce que vous trouvez à cet amour ? C'est un scandale, uniquement. Vous avez changé, vous
aussi, ces derniers jours. Vous ne mangez plus, vous ne buvez plus. Vous ne dormez plus. Vous ne
faites que tousser.

SOFIA (un temps)


Va, Katia. Essaie une fois encore. Retourne à l'école.

KATIA (partant)
J'y vais. Mais vous feriez mieux d'aller vous coucher.
(Elle sort.)

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ACTE IV - SCÈNE II

VOINITZEV, SOFIA

VOINITZEV (au-dehors)
Oui, maman. - Je vais m'allonger… (Entrant et voyant Sofia :)
Toi… Ici ? Pourquoi ?

SOFIA
Je m'en vais…
(Elle s'éloigne.)

VOINITZEV (aussitôt)
Une minute, Sofia, je te prie.

SOFIA
Tu as quelque chose à me dire ?

VOINITZEV
Oui. (Un temps.)
Il y a une éternité que nous ne nous sommes pas trouvés dans cette pièce.

SOFIA
Oui. Une éternité.

VOINITZEV
Tu vas me quitter ?

SOFIA
Oui.

VOINITZEV
Bientôt ?

SOFIA
Aujourd'hui.

VOINITZEV
Avec lui ?

SOFIA
Oui.

VOINITZEV
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La passion et le désespoir d'un autre, voilà de quoi fonder un solide bonheur.

SOFIA (vivement)
Tu voulais me dire quelque chose ?

VOINITZEV
Je regrette ce que j'ai pu faire ces derniers jours. J'ai prononcé des paroles blessantes, brutales :
pardonne-moi.

SOFIA
Je te pardonne.
(Elle s'en va.)

VOINITZEV (divaguant légèrement)


Ne pars pas encore. Je ne t'ai pas tout dit. Je deviens fou, Sofia. Je ne suis pas assez fort pour
supporter ce choc. Il me reste encore un petit coin clair dans l'esprit. Quand il s'éteindra, je serai
perdu. Je sais, par exemple, que je me trouve dans mon bureau. Ce bureau a appartenu à mon père,
Son Excellence le major-général Voinitzev, chevalier de Saint-Georges. Un homme grand et fier.
Beaucoup l'ont calomnié, naturellement. Ils prétendaient que c'était un tyran, qu'il battait ses gens,
qu'il les humiliait. Mais ce qu'il avait à supporter, lui, ils refusaient de le voir. (Au portrait :)
Puis-je vous présenter Sofia Egorovna, mon ex-épouse ? (Sofia essaie de partir, mais il la retient.)
Non, ne t'en va pas encore. Tu m'entendras jusqu'à la fin. Après tout, c'est la dernière fois.

SOFIA
Nous nous sommes tout dit. Et je sais parfaitement ce que je dois penser de moi-même.

VOINITZEV
Tu ne sais rien. Absolument rien. Sinon tu ne me regarderais pas de cette façon. (Il tombe à genoux
et lui prend les mains.)
Sofia, pense à ce que tu fais… Aie pitié de moi, ne me quitte pas ! Regarde, je t'ai déjà pardonné. Je
te donnerai le bonheur. J'en suis capable. Lui, ne t'apportera rien. Vous vous perdrez lui et toi. Tu
vas détruire Platonov, Sofia ! Reste. Il viendra nous voir. Tu verras. Nous ne parlerons jamais du
passé. Reste, je t'en supplie. Platonov sera d'accord avec moi. Il ne t'aime pas. Il t'a prise parce que
tu t'es donnée à lui.

SOFIA
Où est-il ?

VOINITZEV (se levant)


Je ne sais pas.

SOFIA
Où est Platonov ?

VOINITZEV
Je lui ai donné un peu d'argent et il m'a promis de s'en aller.

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SOFIA (presque défaillante)


Tu mens.

VOINITZEV
Non. Ne me crois pas, c'est un mensonge. Tu n'as eu que de bons rapports avec lui, n'est-ce pas ?
Cela n'a pas été plus loin ?

SOFIA (froidement)
Je suis sa femme. Pourquoi me retenir ? Qu'espères-tu ?
(Elle s'élance pour sortir.)

VOINITZEV (l'attrapant et criant)


Tu es sa maîtresse et tu me parles avec cette insolence ?

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ACTE IV - SCÈNE III

LES MÊMES, ANNA PETROVNA


(Entre Anna Petrovna.)

SOFIA
Laisse-moi partir…
(Elle sort.)

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ACTE IV - SCÈNE IV

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

ANNA PETROVNA
Tu sais la nouvelle, Serguey ?

VOINITZEV
Platonov a disparu. Je sais.

ANNA PETROVNA
Je parlais de l'affaire de notre propriété.

VOINITZEV
Quelle affaire ?

ANNA PETROVNA
C'est fini… complètement… Pouf ! Comme cela ! Un joli tour de passe-passe. Dieu nous l'a
donnée, Dieu nous la reprend. Glagolaiev ! Qui aurait pu s'en douter ?

VOINITZEV
Je ne comprends pas. Excuse-moi, mais je ne suis plus tout à fait moi-même.

ANNA PETROVNA
Porfiry Glagolaiev avait promis de payer pour nous les hypothèques.

VOINITZEV
Comme il l'a toujours fait.

ANNA PETROVNA
Eh bien, il ne le fera pas cette fois-ci. Il a disparu. Ses domestiques disent qu'il est parti pour Paris.
L'imbécile a dû se vexer… Si seulement il avait payé les intérêts, nous aurions pu nous arranger
avec les créanciers au moins pendant un an. En ce monde il faut se méfier de ses ennemis et tout
autant de ses amis.

VOINITZEV
Oui, il faut se méfier de ses amis.

ANNA PETROVNA (concluant)


Bon, cher seigneur féodal, que vas-tu faire maintenant ? Où vas-tu aller ?

VOINITZEV
Cela m'est égal.

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ANNA PETROVNA
Certainement pas autant que tu le crois. Assieds-toi, mon enfant… Tout d'abord, garde ton sang-
froid.

VOINITZEV
Ne fais pas attention à moi, maman. Tes propres nerfs sont à l'épreuve. Il doit bien y avoir un
moyen d'en sortir.

ANNA PETROVNA
Les femmes ne comptent pas. Leur rôle est secondaire. Du sang-froid, d'abord. Ce que tu as devant
toi, cela seul compte ! Et tu as toute la vie. Une vie d'honnêteté et de travail. Pourquoi t'attrister ?
Tu pourrais prendre un poste au collège. Tu es un garçon intelligent. Tu es fort en philologie. Tu as
des convictions solides, tu as du bon sens et une bonne épouse.

VOINITZEV
Maman…

ANNA PETROVNA
Tu n'as pas à te plaindre ! Tu iras loin.

VOINITZEV
Mais…

ANNA PETROVNA
Si seulement tu ne te chamaillais pas avec ta femme ! Voyons, pourquoi n'es-tu pas franc avec
moi ? Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? Que se passe-t-il entre vous ?

VOINITZEV
Ce n'est qu'hier que j'ai appris la vérité. (Un temps.)
J'ai l'honneur de te présenter un mari avec des cornes.

ANNA PETROVNA
Serguey ! Quelle stupide plaisanterie ! Sens-tu la gravité de cette accusation ?

VOINITZEV
Je la sens, mère. Et pas "au figuré" !

ANNA PETROVNA
Tu calomnies ta femme.

VOINITZEV
Je te le jure devant Dieu !

ANNA PETROVNA (vivement)


Ici ? à Voinitzevka ?

VOINITZEV

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Dans ce maudit Voinitzevka.

ANNA PETROVNA
Qui diable dans ce hameau aurait eu cette idée bizarre !

VOINITZEV (aussitôt)
Platonov !

ANNA PETROVNA (répétant machinalement)


"Platonov" ?

VOINITZEV
Platonov !

ANNA PETROVNA (bondissant)


Il est permis de dire des bêtises, mais à ce point-là, non ! Tu devrais savoir t'arrêter.

VOINITZEV
Je ne voulais pas le croire moi non plus, mais elle me quitte aujourd'hui et il l'accompagne.

ANNA PETROVNA
Allons, Serguey, tu as tout inventé. Comme un enfant.

VOINITZEV
Crois-moi. Elle part aujourd'hui. Durant ces deux derniers jours elle n'a pas cessé d'affirmer qu'elle
était sa maîtresse.

ANNA PETROVNA
Maintenant, je me souviens. Je me souviens. Je comprends tout maintenant. Tais-toi, que je me
souvienne de tout, tais-toi…
(Entre Vengerovitch.)

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ACTE IV - SCÈNE V

LES MÊMES, VENGEROVITCH

VENGEROVITCH
Bonjour. J'espère que vous allez bien.

ANNA PETROVNA (pour elle-même, toujours préoccupée)


Oui… Oui.

VENGEROVITCH
Il pleut à verse et pourtant le fond de l'air est chaud. (S'essuyant le front :)
Pouah ! Je suis trempé jusqu'aux os. J'avais cependant un parapluie. (Comme il voit qu'on ne fait
pas attention à lui, il répète :)
J'espère que vous allez bien ? (Personne ne répond.)
Je suis venu vous voir au sujet de cette vente épouvantable. C'est honteux, bien sûr. Et c'est dur
pour vous. Je… Je vous en prie, ne le prenez pas en mauvaise part. Ce n'est pas moi, à la vérité, qui
a forclos les hypothèques. Vos créanciers se sont solidarisés…

VOINITZEV (violent, agitant la sonnette de table fortement)


Où sont les domestiques ?

VENGEROVITCH
Ce n'est pas moi. Ils ont forclos en mon nom.

VOINITZEV
Je les ferai fouetter. Je leur ai dit cent fois que je ne voulais recevoir aucune visite aujourd'hui.

ANNA PETROVNA
Il y a des mois qu'ils n'ont été payés.

VOINITZEV
Des brutes ! Il aurait fallu qu'ils soient à notre service du temps de mon père !
(Il jette la cloche à travers la pièce et marche de long en large.)

VENGEROVITCH
C'est juridiquement en mon nom que l'action a eu lieu, vous comprenez ? Mais en mon nom ils ont
dit que vous pourriez vivre ici comme par le passé ! Au moins jusqu'à Noël, en tout cas. Il faudra
évidemment procéder à quelques changements. Mais… enfin, cela ne vous gênera pas. Et si ça en
arrivait là, vous pourriez toujours vous installer dans les dépendances. C'est chaud, c'est coquet et il
y a beaucoup de chambres. (Silence.)
… Ils m'ont chargé aussi de vous demander si vous seriez disposée à vendre vos carrières, Anna
Petrovna, vous comprenez ? Ces mines de tourbe que vous a laissées votre mari. Vous pourriez en
tirer un bon prix si vous vouliez me les abandonner…
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ANNA PETROVNA
Je ne les vendrai à personne ! Que m'en donneriez-vous ? Un copeck ? Gardez le copeck et qu'il
vous étouffe.

VENGEROVITCH
Ils m'ont également autorisé à vous prévenir qu'ils intenteraient une action si vous refusiez de
vendre les biens qui vous restent. Il faudra bien que je me joigne à eux, car j'ai racheté vos créances
à Petrin et à Bougrov. Je déplore de telles méthodes, je l'avoue. Mais que voulez-vous ! L'amitié est
une chose, l'argent en est une autre. Le Commerce ! Le Commerce ! C'est une chose maudite ! Je
sais.

VOINITZEV
Je ne laisserai pas les biens de ma mère aller à n'importe qui ! - Oh ! puis, faites ce que vous
voudrez.

ANNA PETROVNA
Je suis désolée, Abram Abramovitch, mais il faut que je vous demande de nous laisser.

VENGEROVITCH (se levant)


Très bien ! Très bien ! Ne vous troublez pas, d'ailleurs vous pourrez rester ici. Jusqu'à Noël. Je
reviendrai. Merci.
(Il sort.)

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ACTE IV - SCÈNE VI

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

ANNA PETROVNA (à Voinitzev)


Nous partirons demain. (Pour elle-même :)
Oui, je m'en souviens maintenant. C'est pour cela qu'il s'est enfui.

VOINITZEV
Oh ! qu'ils fassent ce qu'ils veulent à présent !

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ACTE IV - SCÈNE VII

LES MÊMES, GREKOVA

GREKOVA (très heureuse et très gaie)


Ah ! la voilà ! (Elle tend sa main à Anna.)
Comment allez-vous, Serguey Pavlovitch ? J'arrive à un mauvais moment, me semble-t-il, excusez-
moi ! C'est - comment dit-on ? une visite de Tartare. Oh ! je ne reste qu'une minute. (Riant ; à voix
haute :)
Excusez-moi, Serguey Pavlovitch, je dois confier un secret à Anna Petrovna. (Elle prend Anna
Petrovna à l'écart et lui donne une lettre.)
Je l'ai reçue hier.

ANNA PETROVNA
Ah !

GREKOVA
Écoutez, c'est de lui. (Lisant aussitôt :)
"Si je vous ai embrassée au cours de cette soirée, c'est parce que j'étais irrité, hors d'état de me
contrôler. Pourtant vous êtes sacrée pour moi et je vous embrasse. J'ai agi comme un animal. Mais
ai-je agi autrement avec les autres ? Nous ne nous rencontrerons pas dans la salle d'audience. Je
m'en vais demain et pour toujours. Soyez heureuse, je vous le demande. Non, ne me pardonnez pas.
" Faites-le chercher, Anna Petrovna ! Qu'il vienne !

ANNA PETROVNA
Est-ce nécessaire ?

GREKOVA
Sachez-le : Mikhaïl Vassilievitch va être déplacé ! - J'avais porté plainte auprès du directeur de
l'Enseignement. - Quel gâchis j'ai fait ! N'écoutez pas, Serguey Pavlovitch. (À Anna Petrovna :)
Comment se douter qu'il m'écrirait cette lettre. Si j'avais su ! Ah ! Ce que j'ai souffert.

ANNA PETROVNA
Passez dans la bibliothèque, ma chérie, je vous rejoins. J'ai un mot à dire à Serguey.

GREKOVA
Dans la bibliothèque ? Bon ! Et vous l'envoyez chercher ? Je veux voir son regard. Où est la lettre ?
Ah oui ! (Elle la cache dans son corsage.)
Ma chère, je vous en supplie.

ANNA PETROVNA (la poussant)


Je vous rejoins.

GREKOVA
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Bien, bien. (Elle l'embrasse.)


Ne soyez pas en colère contre moi, vous ne pouvez pas imaginer comme je souffre.
(Elle sort.)

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ACTE IV - SCÈNE VIII


ANNA PETROVNA (à Voinitzev)
Je vais voir Sofia… lui parler… Je le verrai aussi… toi, assieds-toi et pleure. Soulage-toi. Je
m'occuperai de tout.
(Anna Petrovna sort. Voinitzev pleure. Entre Platonov, le bras en écharpe.)

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ACTE IV - SCÈNE IX

PLATONOV, VOINITZEV

PLATONOV
Il pleure. Mon pauvre ami. (Il s'approche de lui.)
Écoutez-moi.
(Entre Anna Petrovna.)

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ACTE IV - SCÈNE X

LES MÊMES, ANNA PETROVNA

ANNA PETROVNA
Comment, il est là ? (Elle s'approche lentement de Platonov.)
Platonov, toute cette histoire est-elle vraie ?

PLATONOV
Oui.

ANNA PETROVNA
Voyou !

PLATONOV
Vous devriez être plus polie.

ANNA PETROVNA (elle hausse la voix)


Vous ne l'aimez pas. Vous n'avez fait cela que par désœuvrement.

VOINITZEV
Demande-lui, maman, ce qu'il est venu faire ici ?

ANNA PETROVNA
Se jouer des gens, voilà qui est immonde ! Ce sont des êtres humains, comme vous, homme
intelligent.

PLATONOV
Je vois que nous ne nous comprenons pas, Anna Petrovna. Oui, il a raison celui qui dans son
malheur ne va pas chez ses amis mais court à la taverne. Je pensais que vous étiez civilisés, mais
vous êtes comme les autres, des paysans. Mal dégrossis. Je me suis humilié pour rien. (À Voinitzev,
nettement :)
N'oubliez pas que j'ai moi aussi - et par votre faute - souffert de certaines blessures.
(Il sort.)

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ACTE IV - SCÈNE XI

ANNA PETROVNA, VOINITZEV

ANNA PETROVNA
À quoi faisait-il allusion, Serguey ? L'as-tu vu hier ? Ne me torture pas. Parle.

VOINITZEV
Est-ce nécessaire ?

ANNA PETROVNA
Parle, qu'est-il arrivé ?

VOINITZEV
Aie pitié de moi.

ANNA PETROVNA
Parle.

VOINITZEV
J'ai envoyé Ossip pour le tuer.

ANNA PETROVNA
Et tu l'as traité de "voyou" ? - Cours après lui. Montre-lui au moins que tu es humain.

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ACTE IV - SCÈNE XII

LES MÊMES, PLATONOV


(Platonov reparaît. Il va s'allonger sur le divan. Voinitzev se dresse.)

PLATONOV
J'ai très mal à la main. J'ai froid, je grelotte. J'ai mal.

VOINITZEV (allant à Platonov)


Michel Vassilievitch… Il faut nous pardonner mutuellement. Je… je suis sûr que vous avez
compris mes sentiments (Un temps.)
Je vous pardonne. Sur mon honneur. Si je pouvais tout oublier, j'en serais heureux. Essayons de
vivre en paix tous les deux.

PLATONOV
Oui !… (Un temps.)
Je suis brisé.
(Voinitzev s'éloigne de Platonov et s'assied.)

PLATONOV (s'étendant sur le divan)


Une couverture… Il pleut. Je coucherai ici.

ANNA PETROVNA
Je vous ferai accompagner par un domestique. Je veillerai à ce que l'on s'occupe de vous mais à
présent vous feriez mieux de rentrer.

PLATONOV
Si quelqu'un ne supporte pas ma présence, qu'il quitte la pièce.

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ACTE IV - SCÈNE XIII

LES MÊMES, SOFIA

SOFIA (entrant)
Ossip s'est pendu. On a trouvé son corps près du puits.

PLATONOV (se dressant, triomphant)


Enfin !

SOFIA (l'apercevant)
Que faites-vous ici ?
(Un silence.)

PLATONOV
Tout est terminé, Sofia.

SOFIA
Que voulez-vous dire ?

PLATONOV
Nous en reparlerons plus tard.

SOFIA
Mais pourquoi ?

PLATONOV
Sofia, ayez pitié de moi. Vous êtes si nombreux et je suis si seul. Je ne veux rien. La paix
seulement.

SOFIA
Vous dites ?

PLATONOV
Je ne veux pas d'une vie nouvelle. Je ne saurais même pas quoi faire de l'ancienne. Je ne veux rien.
(Il fait signe à Sofia de s'éloigner.)

SOFIA
Vous êtes un infâme voyou.
(Elle pleure.)

PLATONOV
Je sais. J'ai entendu cela cent fois. (Un temps.)
Ce qu'il y a de plus superflu dans le malheur, ce sont les larmes. Cela devait arriver et c'est arrivé.
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La nature a ses lois et notre vie a sa logique. Et tout cela est arrivé conformément à notre logique.
(Criant :)
Mais vous ne voyez donc pas que je suis malade ?

SOFIA (se tordant les mains)


Sauvez-moi, Platonov, ou je mourrai. Je le jure. Je ne survivrai pas à cette infamie.

VOINITZEV (s'approchant de Sofia)


Sofia !

SOFIA (se retournant vers Anna Petrovna)


Je sais à qui je dois tout cela. Cela vous coûtera cher.

ANNA PETROVNA
Vous perdez votre temps.
(Sofia s'élance hystériquement hors de la pièce. Une discussion bruyante s'élève dans le corridor.
Triletzki apparaît à la porte.)

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ACTE IV - SCÈNE XIV

LES MÊMES, NICOLAS TRILETZKI, YAKOV

TRILETZKI (sur le pas de la porte, à Yakov)


Alors, tu m'annonces ?

YAKOV
Le maître m'a donné des instructions.

TRILETZKI
Va et embrasse ton maître. C'est un âne aussi grand que toi. (Il se jette sur le divan.)
C'est épouvantable ! (Il sursaute en voyant Platonov.)
Ô tragédien ! Votre histoire atteint son point culminant, hein ? (Un temps.)
Vous vous prélassez ici, donc. Toujours en train de philosopher, n'est-ce pas ? de prêcher ?

PLATONOV
Parlez-moi comme à un être humain, Nicolas ! Que voulez-vous ?

TRILETZKI
Vous êtes certainement une bête, Platonov ! (Il s'assied et se couvre le visage de ses mains.)
Quel drame ! Mais comment le prévoir ?

PLATONOV
Qu'est-il arrivé ?

TRILETZKI
Vous ne le savez pas ? Il ne le savait pas ! Oh ! bien sûr, cela vous concerne-t-il ? Vous n'avez pas
le temps !

ANNA PETROVNA (à Triletzki)


Nicolas Ivanovitch…

PLATONOV
Sacha ?

TRILETZKI
Elle a fait bouillir une pleine casserole d'allumettes au phosphore et elle a bu.

ANNA PETROVNA
Quoi ?

TRILETZKI (criant)
Elle s'est empoisonnée avec du phosphore ! (Il bondit et brandit un papier sous le nez de Platonov.
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Il crie :)
Tenez… lisez… lisez… Monsieur le Philosophe.

PLATONOV
"Se suicider est un péché, je le sais. Mais, chéri, souviens-toi de moi. Je l'ai fait parce que je n'en
pouvais plus. Aime notre petit Kolya comme je l'aime. Veille sur mon frère. N'abandonne pas notre
père. Vis selon les Écritures, et Dieu te bénira comme je te bénis. Pardonne-moi, je suis une
pécheresse. La clef du buffet de bois est dans ma robe de laine. "… Mon trésor !
(Il pleure.)

TRILETZKI
Alors, on pleure à présent ? Une bonne correction, voilà ce que vous méritez. Mettez votre chapeau
et filons. Vous avez détruit une femme pour rien, Platonov. Et cependant tous ces gens qui vous
entourent vous aiment. Ils trouvent que vous êtes un sujet intéressant et que votre regard est
obscurci d'un noble chagrin. Eh bien, allons donc contempler sur place le gâchis qu'a provoqué cet
être d'exception.

PLATONOV
Assez, Triletzki.

TRILETZKI
Une chance pour vous que je sois sorti ce matin de bonne heure. Sans cela, elle serait morte.
(Réaction de Platonov.)
Vous comprenez ? Allons, partons. Je ne voudrais pas l'échanger contre dix esprits exceptionnels
comme le vôtre.

PLATONOV
Vous voulez dire qu'elle n'est pas morte ?

TRILETZKI
Vous préféreriez qu'elle le soit ?
(Platonov rit et embrasse Triletzki.)

ANNA PETROVNA
Je ne comprends pas. Parlez clairement, Triletzki. Nous sommes tous ridicules et je n'aime pas cela.
Que signifie cette lettre ?

TRILETZKI
Elle serait posthume si je n'étais arrivé à temps. Actuellement d'ailleurs elle n'est pas hors de
danger. Elle a besoin de grands soins… (À Platonov :)
Je vous en prie, écartez-vous de moi !

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ACTE IV - SCÈNE XV

LES MÊMES, IVAN TRILETZKI, puis SOFIA


(Entre Ivan Triletzki à demi vêtu d'une robe de chambre.)

NICOLAS TRILETZKI
Il ne manquait plus que lui !

IVAN TRILETZKI
Ma Sacha. Oh ! ma petite Sacha. (Il va à Platonov.)
Oh ! mon cher Mischa, mon très cher Michel, je t'implore. Au nom de l'Éternel et des Saints Esprits
et de tous les Anges, va vers elle ! Tu es un homme sage, intelligent, noble, honnête, généreux.
Retourne près d'elle ! Vite, dis-lui que tu l'aimes. Abandonne un instant tes belles dames
romantiques, je t'implore. (S'agenouillant :)
Regarde, je suis à genoux ! Si elle meurt, je suis perdu pour toujours. Mischa, mon cher, viens lui
dire que tu l'aimes, qu'elle est toujours ta femme ! Pour sauver quelqu'un, parfois il faut mentir !
Dieu sait que tu es un homme de bien, mais fais ce mensonge pour sauver quelqu'un qui t'est cher.
Fais-moi cette charité, au nom du Christ. Je suis un vieil homme.

NICOLAS TRILETZKI
Père !

IVAN TRILETZKI
Ne te moque pas de moi, je suis un vieillard très fou, mais très bon. Plus de quatre-vingts ans, à une
heure près !

PLATONOV (riant)
Très bien, colonel, relevez-vous ! Nous allons guérir votre enfant et nous boirons un verre
ensemble.

IVAN TRILETZKI
Allons-y, mon noble ami ! Deux mots de toi et sa vie est sauvée. Aucun docteur ne saurait la guérir.
C'est son âme qu'il faut sauver.
(Platonov s'affaisse sur le divan.)

NICOLAS TRILETZKI (éloignant son père)


Que vas-tu donc inventer ? Elle ne court plus aucun danger ! - Tu devrais avoir honte de venir dans
cet accoutrement.

IVAN TRILETZKI (à Anna Petrovna)


Le courroux de Dieu vous poursuivra pour ce qui est survenu, madame. Vous avez commis des
actes coupables. C'est un homme jeune et inexpérimenté. Tandis que vous, Diane au front de
marbre…

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NICOLAS TRILETZKI
Papa ! Sors !

IVAN TRILETZKI
Oui, oui.
(Triletzki pousse son père dans le couloir.)

NICOLAS TRILETZKI
Sors. (À Platonov :)
Et vous, avez-vous l'intention de m'accompagner, oui ou non ?

PLATONOV (tentant de se lever)


Oui, partons.
(Entre Sofia.)

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ACTE IV - SCÈNE XVI

SOFIA, ANNA PETROVNA, PLATONOV, NICOLAS TRILETZKI, VOINITZEV

SOFIA (à Platonov)
Platonov, une fois encore je vous supplie…

ANNA PETROVNA
Sofia !

SOFIA (à Platonov)
Partirez-vous sans moi ?

PLATONOV
O… o… h… ? !
(Il se prend la tête à deux mains.)

SOFIA (s'agenouillant)
Platonov !

ANNA PETROVNA
C'en est trop, Sofia ! Levez-vous. (Elle la relève et la force à s'asseoir sur une chaise.)
Il y a une ou deux choses qu'on ne doit pas faire, parce que personne n'en est digne. Pas à genoux !

SOFIA (pleurant)
Aidez-moi… Suppliez-le… Persuadez-le.

ANNA PETROVNA
Assez ! Montez à votre chambre. Et couchez-vous ! (À Triletzki :)
Que peut-on faire, Nicolaï Ivanovitch ? (À Voinitzev qui pleure :)
Serguey, sois un homme. Ne perds pas la tête. Je suis bien plus meurtrie que toi, mais je tiens.
Allons, Sofia… Quelle journée ! (Ils emmènent Sofia.)
Sois un homme, Serguey.

VOINITZEV
Je fais de mon mieux.

TRILETZKI
Ne vous attristez pas, frère Serguey. Vous n'êtes ni le premier, ni le dernier.
(Ils emmènent Sofia, laissant Platonov seul.)

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ACTE IV - SCÈNE XVII

PLATONOV, seul.
(Il regarde autour de lui. Un temps.)
- Quel gâchis ! J'ai détruit de faibles femmes. Innocentes. Il eût mieux valu les tuer carrément dans
un accès de passion, à la manière espagnole plutôt que de les torturer stupidement, à la manière
russe ! (Il se couvre la face de ses mains.)
Honte ! J'ai honte ! Je souffre de honte. (Silence.)
Je devrais me tuer. (Il prend un revolver.)
Hamlet avait peur de rêver, moi j'ai peur de vivre. (Il met le revolver sur sa tempe.)
Christ ! Pardonne-moi.
(Il s'assied sur le divan. Entre Grekova.)

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ACTE IV - SCÈNE XVIII

PLATONOV, GREKOVA

PLATONOV
De l'eau, de l'eau. Où est Triletzki ?… (Il voit enfin Grekova. Il se met à rire. À Grekova :)
Alors, irons-nous demain au tribunal ?

GREKOVA
Bien sûr que non ! Après votre lettre nous ne sommes plus des ennemis.

PLATONOV
Je voudrais un peu d'eau…

GREKOVA
De l'eau ? Mais pourquoi ?

PLATONOV
Eh bien, j'ai essayé de me tuer. (Il rit.)
Je n'y ai pas réussi. (Riant :)
L'instinct ! Mais l'esprit poursuit un but, la Nature un autre ! (Il lui baise la main.)
Voulez-vous m'écouter ?

GREKOVA
Oui, oui, oui.

PLATONOV
Je souffre. Emmenez-moi avec vous, chez vous.

GREKOVA
Bien sûr. Avec plaisir.

PLATONOV
Merci, mon intelligente petite fille. Une cigarette, un peu d'eau et un lit. Il pleut toujours ?

GREKOVA
Oui.

PLATONOV
Nous partirons donc sous la pluie. Et nous n'irons pas devant la cour de justice.
(Grekova se lève et il la regarde fixement.)

GREKOVA
Ne vous préoccupez pas de la pluie. J'ai une voiture couverte.
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PLATONOV
Pourquoi rougissez-vous ?

GREKOVA
Non, non, je vous en prie.

PLATONOV
Je ne vous toucherai pas. Je baiserai votre main fraîche uniquement.
(Il lui embrasse la main et l'attire vers lui.)

GREKOVA
Quel regard étrange ! Lâchez ma main !

PLATONOV
Sur la joue, alors… (Il l'embrasse sur la joue.)
Rien d'autre. Sur la joue. (Il l'embrasse sur la joue.)
… Je délire, je sais… J'aime tous les êtres humains. Et vous aussi… Je ne voulais faire de mal à
personne et j'en ai fait à tout le monde.
(Il lui embrasse la main.)

GREKOVA
Je comprends, c'était Sofia, n'est-ce pas ?

PLATONOV
Sofia, Zizi, Mimi, Macha. Elles sont toutes là. Je vous aime toutes. J'étais à l'Université et j'avais
l'habitude de dire des mots gentils aux prostituées, dans le square du théâtre. Les gens allaient au
théâtre. Les gens allaient au théâtre et moi j'étais dans le square.

GREKOVA
Reposez-vous, calmez-vous.

PLATONOV
Elles m'ont toutes aimé, toutes ! Oui ! Et je les ai humiliées et elles m'ont aimé tout de même. Par
exemple, il y avait Grekova. Je l'ai humiliée. Ah ! oui… vous êtes Grekova, je suis désolé.

GREKOVA
Qu'est-ce qui vous fait tant souffrir ?

PLATONOV
Platonov. Le monde et Platonov… Vous m'aimez, n'est-ce pas ? Vous m'aimez ? Dites oui.

GREKOVA
Oui.
(Elle pose sa tête sur la poitrine de Platonov. Entre Sofia.)

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ACTE IV - SCÈNE XIX

LES MÊMES, SOFIA


(Sofia va à la table et cherche quelque chose.)

GREKOVA (prenant Platonov par la main)


Chut ! Chut !
(Sofia prend le revolver, tire sur Platonov et le manque.)

GREKOVA (se plaçant entre Platonov et Sofia)


Que faites-vous ? (Elle se jette sur Sofia.)
Au secours ! Vite !

SOFIA
Lâchez-moi.
(Elle repousse Grekova et mettant le revolver contre la poitrine de Platonov, elle appuie sur la
détente.)

PLATONOV
Attendez… Attendez… Pourquoi ?…
(Il s'effondre. Anna Petrovna, le vieux Triletzki, Triletzki et Voinitzev accourent.)
(FIN)

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