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Contes et nouvelles 2 (Contes et Légendes)

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Contes et nouvelles, Tome 2

Georges Ista

Imprimerie Bénard, Liége, 1917

Exporté de Wikisource le 10/06/2019


Georges ISTA

Contes &
Nouvelles

TOME II.

LIÉGE
imprimerie bénard, Soc. An.
rue lambert-le-bègue, 13

1917

1 fr.
TABLE DES MATIÈRES

13. Un Miracle de demain


14. La Canne
15. La Sonnette
16. Épiphanie moderne
17. Une Affaire d’Honneur
18. Une Rupture
19. Il faut se faire apprécier
20. Chez la Voyante
21. L’Expert
22. La Tomate
23. Un Début
24. Mademoiselle Séraphine
À propos du Concours d’Aviation Pékin-Paris

Un Miracle de demain

C’était un vieux paysan chinois qui se nommait Pou, tout simplement. En


nos pays, ce nom serait fort désagréable à porter. Mais comme Pou ne s’en
doutait même pas, ça lui était bien égal, et c’eût été, somme toute, un
gaillard fort heureux s’il n’avait fait la bêtise d’épouser une femme
beaucoup plus jeune que lui.
Elle se nommait Li-Li. (Décidément il n’y a que les Chinois pour
inventer des noms pareils.) Quand Pou manifesta son intention de l’épouser,
ses voisins, ses amis accoururent pour lui donner sur la jeune fille de
détestables renseignements.
Mais Li-Li avait de beaux gros cheveux si épais et si raides, une peau
d’un si beau jaune, de jolis yeux si finement bridés, noirs et petits comme
des trous de vrille, que le pauvre Pou, ensorcelé, traita tous les voisins, tous
les amis, de menteurs et de jaloux, se brouilla avec eux, hâta la cérémonie
du mariage, emmena triomphalement sa jeune femme chez lui, et devint
aussitôt très malheureux.
La maison de Pou était située au bord de la route qui va de Pékin à
Kalgan. Sans doute, le vieux barbon avait constaté de tout temps que c’était
une route très fréquentée. Mais, jusqu’à son mariage, il n’avait jamais
remarqué que les jeunes gens y fussent en proportion anormale. Depuis
cette époque, au contraire, il répétait vingt fois par jour :
— C’est incroyable, c’est inouï ce qu’il passe de jeunes gens sur cette
route !
C’est que plus un seul jeune homme n’y passait sans attirer l’attention de
Pou, car Li-Li, toujours à se promener, coquetait avec tous, échangeait tout
le long du jour, avec chaque passant qui en valait la peine, des œillades, des
sourires, des propos badins qui navraient le cœur du pauvre mari.
Il avait prié, grondé, menacé. Elle avait fait l’étonnée, protesté
doucement, puis pleuré comme une pauvre petite fille qu’on punit
injustement. De sorte que Pou avait pleuré à son tour, très malheureux et
très repentant d’avoir osé faire de la peine à sa chère petite Li-Li. Alors elle
l’avait consolé, en le caressant, en l’appelant grande bête, tandis qu’une
mince lueur amusée et triomphante passait dans ses petits yeux noirs. Il y
avait eu des scènes pareilles tous les jours, pendant quelques mois. Puis, au
moment où Pou commençait à être moins malheureux, à se persuader que sa
femme était sans doute un peu frivole, un peu coquette, un peu paresseuse,
mais pas méchante au fond et bien incapable de le tromper, à ce moment Li-
Li avait disparu soudain, sans explication préalable et sans un mot d’adieu.
Les voisins, réconciliés avec Pou pour la circonstance, lui apprirent d’un air
apitoyé et un peu railleur qu’on avait vu sa femme s’en aller en compagnie
d’un jeune homme de Kalgan, qui, depuis quelques semaines, passait sur la
route un peu plus souvent que de raison. Et, comme les fugitifs étaient à
cheval, qu’ils avaient plusieurs heures d’avance, que le mari ne possédait
même pas un mauvais mulet pour les poursuivre, il ne pouvait que pleurer,
le pauvre Pou ; il pleurait de tout son cœur, assis au bord de la route, dans
une grande plaine déserte où il était allé cacher son chagrin, loin des
commentaires railleurs et des consolations hypocrites.
Il pleurait depuis bien longtemps, quand un bruit lointain, étrange et
inaccoutumé vint troubler sa douleur. Pou regarda autour de lui : rien ne
bougeait ; pas un homme, pas un animal ne se silhouettait sur l’horizon,
dans la grande plaine nue et déserte. Pourtant le bruit continuait,
augmentait. Le vieillard leva la tête et vit, très haut dans le ciel, du côté de
Pékin, un grand oiseau blanc qui volait rapidement vers lui, bien que ses
ailes demeurassent immobiles. L’animal grandissait à vue d’œil avec une
clameur monotone qui devenait assourdissante. Et Pou comprit soudain que
ce n’était pas un oiseau, mais un dragon, un de ces monstres ailés, terribles
et gigantesques, qui pullulaient autrefois sur la terre et dont on peut voir
encore l’effigie terrifiante sur les paravents et les coffrets de laque.
La clameur de la bête s’arrêta. Un grand souffle secoua la robe du
vieillard. Il y eut un choc sourd, des grincements de métal, un frôlement
brusque et soudain ralenti…
Alors une voix s’éleva, une voix humaine, forte et impérieuse, qui
clamait des mots incompréhensibles.
Le monstre reposait sur le sol, immobile. Auprès de lui, deux êtres
étranges, à peu près semblables à des hommes ou à de grands singes, mais
qui parurent gigantesques et extraordinaires au pauvre Chinois terrifié, deux
êtres faisaient de grands signes d’appel, des gestes qui ordonnent.
Aussitôt Pou se leva et marcha vers eux, car la pensée ne lui vint même
pas de désobéir à ces fils du Ciel, anges ou démons, assez puissants pour
chevaucher les dragons dans l’azur inaccessible. Quand il fut tout près, il se
prosterna humblement, mais une poigne solide le remit debout, tandis qu’un
des voyageurs célestes demandait, en montrant un point de l’horizon :
— Kalgan ?
Dès que, de son doigt tendu, Pou leur eut indiqué la bonne direction, les
deux fils du Ciel échangèrent quelques phrases mystérieuses et
incompréhensibles. Puis, soudain, l’un d’eux empoigna le pauvre Pou qui
ferma les yeux, croyant sa dernière heure venue. Tiraillé, s’imaginant déjà
sentir l’haleine ardente d’une gueule formidable prête à le dévorer, il se
trouva assis, sans savoir comment, sur un petit siège fort incommode…
Les fils du Ciel emmenaient Pou sur les ailes du dragon…
Terrifié, se cramponnant à tout ce qui était à portée de sa main, il vit
défiler les rivières, les montagnes, les villages, tous les sites connus depuis
son enfance et qu’il reconnaissait à peine, défigurés, aplatis, diminués par
l’altitude et la distance.
Soudain la ville de Kalgan apparut à l’horizon, grandit, se précisa. Dans
la plaine voisine, hérissée d’étendards, une foule immense grouillait autour
d’un terrain découvert. Et le dragon se tut, s’abattit, comme un aigle sur le
lièvre caché au creux du sillon, à quelques pas des innombrables curieux
que retenait une rangée de policiers.
Hagard, éperdu, s’étonnant de vivre encore, Pou regarda autour de lui. Et
que vit-il, au premier rang de la foule ? Li-Li, sa chère petite Li-Li, clouée
au sol par la stupeur, le regardant de tous ses yeux, ses chers petits yeux si
finement bridés d’habitude, mais pour l’instant presque arrondis par la
stupéfaction. Alors Pou comprit le miracle, le merveilleux miracle de ces
deux fils du Ciel descendant vers lui, pauvre vieillard si malheureux et si
désolé, et l’emportant à travers l’azur, sur le dos d’un dragon terrible et
gigantesque, droit vers la brebis égarée qu’il allait ramener au bercail.
Et Li-Li comprit de même, car elle s’en vint vers son mari, humble,
soumise et repentante, tandis qu’un jeune homme qui se tenait à côté d’elle
s’empressait de disparaître dans la foule.
Ivre de bonheur, Pou se prosterna devant le fils du Ciel en s’écriant :
— Dis-moi ton nom, ô bienfaiteur du pauvre ! Dis-moi ton nom pour que
je t’adresse chaque jour ma reconnaissante prière.
Le bienfaiteur du pauvre, qui avait vu d’autres dragons arrivés avant le
sien, paraissait d’assez méchante humeur et repoussa d’abord le vieillard.
Puis se ravisant, il tira de sa poche un tael, un beau gros tael d’argent qu’il
lui mit dans la main. Pou n’osa refuser, mais il clama de nouveau :
— Ton nom, bienfaiteur du pauvre ? Dis-moi ton nom, je t’en supplie !
Alors le fils du Ciel prit le vieillard par les deux épaules, et bien en face,
en articulant chaque syllabe pour qu’il comprît bien, hurla cette réponse :
— Fou-Moua-La-Pê !
Et Pou, tout heureux, alla faire marché avec un voiturier qui les
reconduisit au village, lui et sa chère petite femme si miraculeusement
retrouvée, grâce à l’intervention céleste.
Quinze jours plus tard, il est vrai, Li-Li disparut de nouveau. Pou alla
bien vite s’asseoir à la place où le dragon était venu le chercher la première
fois. Mais il attendit en vain pendant tout un jour et toute une nuit ; le
dragon ne vint pas, le dragon ne revint jamais.
Li-Li non plus ne revint jamais, et le pauvre Pou essaya vainement
d’obtenir de ses nouvelles. C’est pourquoi il déclara à qui veut l’entendre :
— Fou-Moua-La-Pê est le plus puissant des dieux. Mais il n’y a pas de
dieu assez puissant pour empêcher une femme de quitter son mari quand
elle a envie de s’en aller !
La Canne

C’était une très belle canne. Elle avait une crosse en or, et était d’un bois
si rare, que le marchand lui-même en ignorait le nom. Le petit vicomte ne
l’avait pas payée moins de quinze louis.
Liline d’Ajonc, sa maîtresse, déclara :
— Tu as l’air idiot, avec cette canne.
— Vraiment ? Quand je l’ai achetée, tu la trouvais très jolie.
— Je te dis qu’elle te donne l’air idiot. Ce n’est pas une canne d’homme
du monde, elle est trop voyante, c’est une canne de scène, pour un acteur.
Demande plutôt à Merlouis, qui est du métier.
— Il est de fait que ce n’est même pas une canne de jeune premier, mais
plutôt de comique jeune, opina Merlouis, qui joue précisément les comiques
jeunes.
— Tu vois, reprit Liline. Et puis, c’est bien simple, je te défends de porter
cette horreur quand tu sortiras avec moi. Fais-en ce que tu voudras, fiche-la
par la fenêtre, ou donne-la à un camarade qui n’a pas une fortune aussi
dégoûtante que la tienne. Mais je ne veux plus te voir avec ça dans les
mains.
Le petit vicomte eut une brillante inspiration.
— Mon cher ami, dit-il à Merlouis, puisque Liline me défend de porter
cette canne, et qu’elle ne convient que pour le théâtre, faites-moi le plaisir
de l’accepter.
— J’ veux bien, répondit l’autre avec une noble simplicité.
Il faut vous dire que Merlouis est l’amant de Liline d’Ajonc, tout comme
le petit vicomte, quoique plus discrètement ; et qu’ayant envie depuis la
veille de posséder cette canne, il n’avait pas cru devoir cacher son désir à
Liline.
Le soir même, le comique jeune était dans sa loge, en train de se
maquiller pour le deux, quand Chichette vint lui conter, en pleurant, qu’elle
avait le plus grand besoin de trois louis, et ne savait où en trouver le
premier sou. Chichette a été jadis la maîtresse de Merlouis, et elle l’est
encore par-ci par-là. Or, ce brave garçon a le cœur sur la main et ne peut
voir pleurer les femmes.
— Attends-moi là, dit-il, je reviens.
Il prit sa belle canne et alla la vendre à Jartès, le jeune premier, qui lui en
donna cinq louis.
Par un hasard qui ne surprendra pas trop ceux qui connaissent Liline
d’Ajonc, Jartès est aussi, par-ci par-là, l’amant de cette jolie femme. Mais
c’est beaucoup moins connu que pour les deux autres, car il doit prendre
des précautions à cause de la grande Lolotte, qui est jalouse au point de le
battre comme plâtre chaque fois qu’elle soupçonne une infidélité.
Mais ce soir-là, comme tous les mercredis, Lolotte était allée voir sa
vieille tante à Rouen, une vieille tante dont on parle beaucoup au théâtre,
parce que chacun sait qu’elle commande un régiment d’infanterie. C’est
pourquoi le petit vicomte, ayant par mégarde soufflé la fumée de sa
cigarette au nez de Mouche, le chien de Liline d’Ajonc, eut à subir une
scène de reproches terribles, et dut aller achever sa soirée au cercle, sans
que la maîtresse ni le chien eussent daigné agréer ses excuses.
Quand Jartès entra chez Liline, une demi-heure plus tard, et lui fit
admirer sa nouvelle canne, la blonde enfant rit beaucoup en apprenant qu’il
l’avait achetée à Merlouis, mais refusa de lui dire pourquoi elle riait.
Le lendemain matin, vers onze heures, le vicomte vint renouveler ses
excuses, qui furent enfin acceptées. Après quoi, il dit d’un air
prodigieusement fin, à l’instant précis où Jartès s’en allait par le cabinet de
toilette et l’escalier de service :
— Merlouis est déjà venu ici aujourd’hui.
— Pourquoi dis-tu cela ? interrogea Liline, à qui de nombreuses
expériences ont démontré qu’il est imprudent de répondre trop vite
d’irréparables oui ou non.
— Parce que je vois dans ce coin la canne que je lui ai donnée hier !
répondit victorieusement le vicomte.
— C’est vrai, mon loup ! Il est venu m’apporter une chanson que je lui
avais demandée, et il aura oublié sa canne en s’en allant… Voyez-vous ce
gros loup chéri qui fait son petit Sherlock Holmès ! On ne peut rien lui
cacher, à ce gros loup !
Et elle embrassa le gros loup une dizaine de fois, impétueusement.
Après le déjeuner, le petit vicomte déclara :
— Merlouis répète à deux heures. Je passe devant son théâtre, je vais lui
reporter sa canne.
Car ce jeune homme est très fier d’entrer dans les théâtres aux heures où
il n’y fait pas amusant.
— Agis comme tu voudras, répondit Liline, qui ne redoute pas les
complications quand Merlouis en est.
Le petit vicomte fit comme il avait dit. L’acteur, en recevant la canne,
déclara d’un ton sec :
— Vous êtes bien gourde de vous déranger pour ça. J’allais la faire
prendre par le chasseur du théâtre. De nombreuses expériences ont
démontré à Merlouis qu’il est prudent de ne s’étonner de rien, et que le plus
simple est d’avoir toujours l’air d’être renseigné.
Le soir, Liline eut envie de souper au restaurant. Elle téléphona à
Merlouis de venir la retrouver au café de Paris, après la représentation. Il
arriva, maniant avec fierté la belle canne à crosse d’or, qu’il n’avait pas osé
rendre à Jartès avant plus ample informé. On soupa, mais quand il s’agit de
régler l’addition, Liline s’exclama :
— Elle est bien bonne ! J’ai oublié ma bourse ! Tu n’as pas quelques
louis sur toi ?
À cette supposition invraisemblable, inouïe, Merlouis la regarda d’un air
si effaré, si piteux, qu’elle en rit aux éclats pendant deux grandes minutes.
— Bah ! dit-elle, laissons cette canne en gage. Tu viendras la reprendre
demain.
Et ils allèrent se coucher.
Une demi-heure plus tard, le petit vicomte entra au café de Paris avec
quelques camarades, et vit entre les mains du gérant, qui la faisait estimer
par un consommateur, une superbe canne à crosse d’or.
— C’est un peu raide ! dit-il. De qui tenez-vous cette canne ?
L’autre conta l’histoire :
— Un monsieur, après avoir soupé avec une jolie femme, lui avait laissé
cela en gage, faute d’argent.
— Petit, ventripotent, glabre et rigoleur, le monsieur ? demanda le
vicomte… Oui, c’est bien ça, c’est bien mon homme ! Sacré Merlouis, je
lui offre une canne, et il la perd deux fois en vingt-quatre heures… Je vais
lui en faire une bien bonne !
Il paya l’addition en souffrance, et, sans un mot d’explication, renvoya la
canne au théâtre, à l’adresse de Merlouis.
Celui-ci, le lendemain, en recevant l’objet des mains du concierge,
s’abstint de poser des questions, car de nombreuses expériences lui ont
démontré que les histoires embrouillées s’arrangent beaucoup mieux quand
on ne cherche pas à les comprendre.
Pendant la représentation, Jartès entra par hasard dans sa loge.
— Tiens, dit-il, ma canne est revenue chez toi !
— Oui, répondit l’autre, c’est une canne très fidèle, très attachée à ses
anciens maîtres, comme les larbins du vieux répertoire.
— Mais comment se fait-il ?…
— Ce serait trop long à t’expliquer, déclara prudemment Merlouis. Tu
me ferais rater mon entrée. Tout ce que j’ai le temps de te dire, c’est que je
ne te la rendrai pas aujourd’hui, parce que je dois passer demain à l’agence,
pour une saison d’été.
Jartès s’inclina sans mot dire. On n’a le droit de rien refuser aux copains
qui vont à l’agence, où ça coûte trop cher d’avoir l’air d’un purotin.
Le lendemain, comme il allait à son rendez-vous, Merlouis rencontra un
camarade qui se rendait aux courses, et qui avait un tuyau sérieux sur
Jambonneau III, un tuyau tellement sérieux que l’acteur décida de n’aller à
l’agence que le lendemain.
Au champ de courses, il trouva facilement un Anglais qui lui acheta la
canne pour quatre-vingts francs, lesquels furent placés aussitôt sur
Jambonneau. L’ami évaluait le bénéfice à plus de deux mille francs. Et
Merlouis répétait en se frottant les mains :
— Ce vieux Jartès ! Va-t-il être épaté quand je lui allongerai un billet de
mille.
Car Jartès était de moitié dans l’affaire, bien entendu.
Jambonneau iii fit un départ magnifique, puis eut soudain la fâcheuse idée
de s’arrêter au milieu du parcours, malgré les coups de cravache, les quatre
pattes écartées, le cou tendu vers l’horizon où l’on voyait passer des trains.
Cela fit dire à Merlouis que ce cheval n’était qu’une vache. Et la joie
d’avoir fait un mot le consola complètement de sa déconvenue.
Le soir, comme Jartès déclarait ne rien comprendre à ses explications, et
se plaignait avec quelque aigreur, il répondit doucement :
— Comment voudrais-tu comprendre mes histoires, puisque je n’y
comprends rien moi-même ?… Et puis, cette canne-là, vois-tu, je m’étais
bien trompé sur son compte. Elle était volage et inconstante, et tu ne
l’aurais pas gardée tout de même, toi qui ne l’avais achetée qu’une fois.
Pense donc qu’en trois jours, elle m’a été donnée, rendue à deux reprises,
prêtée par toi-même, et que je n’ai jamais pu la garder pendant vingt-quatre
heures. Les cannes, vois-tu, c’est comme les femmes, quand elles ne
veulent pas de vous, on ne gagne rien à s’entêter.
Et Jartès s’en alla sans mot dire, car il sait bien qu’avec Merlouis non
plus, on ne gagne rien à s’entêter.
La Sonnette

Lundi. — Je fais la connaissance, au café, de l’homme le plus aimable


que j’aie vu de ma vie. Il porte un nom si beau qu’on ne trouverait pas
mieux en le fabriquant soi-même : Roland de Vallombreuse. Il m’invite à
passer un mois dans son château de Touraine, puis à faire une croisière en
Méditerranée sur le yacht de Vanderbilt, qu’il vient de lui acheter. En outre,
comme il a des relations superbes, il a promis de me faire recevoir une
pièce à la Comédie-Française. Quelle veine j’ai eue en rencontrant cet
homme !…
Avant de me quitter il prend mon adresse, et promet de m’apporter lui-
même la réponse de Claretie. Il est charmant, charmant, charmant !
À peine est-il parti que mon vieil ami Panuche m’aborde avec ce seul
mot, prononcé d’un air goguenard : « Combien ? »
— Combien quoi ?… Que veux-tu dire ?
— Combien le beau Roland t’a-t-il emprunté ?
Je réplique assez vertement :
— Vous faites erreur, mon cher. Il n’a jamais été question d’argent entre
M. de Vallombreuse et moi.
— Alors, fait Panuche, c’est la première fois que tu le vois.
— En effet. Il y a une heure à peine que j’eus l’honneur et le plaisir de
faire sa connaissance.
— C’est ce que je disais. Roland ne tape jamais à la première rencontre.
Mais, je t’en avertis, à la seconde il tape toujours, et n’a jamais raté son
coup. Donc, la prochaine fois, tu seras tapé.
— Je ne vous crois pas, dis-je, pour deux raisons. D’abord, M. de
Vallombreuse ne peut être l’homme que vous prétendez. Ensuite j’ai fait le
serment solennel de ne jamais prêter d’argent à personne. Jamais homme au
monde ne m’a tapé d’un sou, ne me tapera d’un centime…
— Il n’y a pas de serment qui tienne, répond Panuche. Roland est le
premier tapeur de Paris. Il n’a jamais raté son coup. À votre prochaine
rencontre, tu seras tapé.
Il m’agace, il me dégoûte même un peu, ce fielleux personnage. Je lui
serre la main assez froidement, et je m’en vais. Il me crie encore de loin,
bien haut, pour que tout le monde entende ses sales calomnies :
— Tu seras tapé ! Tu seras tapé ! Le beau Roland te tapera !
Mardi. — Roland de Vallombreuse vient me voir, comme il me l’avait
promis hier. Il m’annonce qu’il a vu Claretie, et me présentera à lui la
semaine prochaine. Je suis fou de joie ! Nous causons de choses et d’autres.
Roland cherche dans son portefeuille, pour me la montrer, une lettre de son
ami, le maharajah de Singapour. Soudain il éclate de rire et s’écrie :
— Elle est bien bonne ! On m’attend aux courses, et j’ai oublié de me
munir d’argent. Très cher, prêtez-moi donc cinquante louis jusqu’à demain.
Panuche aurait-il dit vrai ?… Non, c’est impossible… C’est un pur
hasard, une simple coïncidence… Bien entendu, je réponds :
— Vous me voyez au désespoir, mais j’ai juré de ne jamais prêter un
centime à personne. Du reste, je n’ai pas ici les cinquante louis dont vous
avez besoin.
Il devient plus charmant encore, me loue fort d’avoir fait un tel serment,
et conte quelques histoires amusantes sur les tapeurs, qu’il arrange de la
belle façon. Décidément, Panuche a calomnié cet homme.
Il se lève. Il va s’en aller… Déjà !… Oui, il ne peut rater les courses,
ayant un tuyau tout à fait sûr pour la seconde. Soudain il me glisse à
l’oreille, mystérieusement :
— Écoutez… J’ai pour vous une sympathie énorme… Je veux vous faire
profiter de ce tuyau… Il m’est impossible de vous nommer le cheval
gagnant, car j’ai promis le secret. Mais donnez-moi cinq louis et je vous
rapporte quatorze cents francs dans deux heures…
C’est bien tentant, sans doute. Malheureusement, je suis un homme à
principes, et j’ai aussi juré de ne jamais toucher une carte, de ne jamais
jouer aux courses. Je le lui dis franchement. Il ne se froisse pas, il s’écrie
d’un air ravi :
— Vraiment, vous n’avez jamais joué ! Vous avez eu ce courage !
Comme je vous envie ! Moi, les cartes et les chevaux me coûtent cent mille
francs par an.
Et il me conte, d’affilée, une vingtaine d’anecdotes terribles sur les
conséquences de cette fatale passion. Tout en causant, il tire sa montre. Ses
yeux s’arrondissent de stupéfaction. Il s’exclame :
— Déjà ! Mais je n’arriverai jamais !… Vite, très cher, un louis pour
payer mon taxi !… Pas une seconde à perdre !
J’ai déjà plongé deux doigts dans mon gousset. Mais alors, il me semble
qu’une voix goguenarde murmure à mon oreille : « Il te tapera ! Il te tapera
dès la deuxième rencontre ! » Je me raidis, et je murmure, tout rouge de
mon mensonge :
— Mille excuses… Vraiment confus… Pas un sou en ce moment…
Roland n’est plus aimable. Il est ravissant, il est suave, il est adorable. Il
me frappe sur l’épaule, me serre les mains, me remercie :
— Admirez ce hasard prodigieux !… Il était écrit que je n’irais pas à
cette course… C’est Dieu qui l’a voulu… Ce cheval sera battu sans doute et
vous m’empêcherez de perdre mon argent. Merci, très cher ami, merci de
tout mon cœur…
Il ne s’en va pas. Il examine mon installation, en fait les plus grands
éloges, admire chaque détail, prend en main chaque bibelot. Le voilà qui
tombe en arrêt devant une assez jolie sonnette en bronze, de provenance
hindoue et dont le manche représente le dieu Vichnou. Il se pâme :
— Ravissante ! Elle est ravissante !… Mais j’en suis amoureux ! Il m’en
faut la pareille !… Cher ami, vous allez me rendre un immense service :
prêtez-moi cette sonnette pour quelques jours. Je veux la confier à mon
orfèvre pour qu’il m’en fasse une copie en or… C’est dit, mon cher,
j’emporte votre sonnette, vous ne pouvez me refuser cela…
Il a raison, ça ne se refuse pas. Et puis, ce n’est pas de l’argent, donc je
ne suis pas tapé. Je m’incline en disant :
— Trop heureux de vous être agréable, cher ami. Il est parti et je ne lui ai
pas prêté un sou. Qu’est-ce que je disais ! Panuche a menti : Roland de
Vallombreuse n’est pas un tapeur.
Un quart d’heure plus tard, je vois entrer Eugène, le garçon du petit café
qui fait le coin de ma rue, et où je vais parfois prendre l’apéritif. Il tient ma
sonnette en main et me tend ce billet :
« Très cher ami,
» Il m’arrive l’aventure la plus ridicule. En sortant de chez vous, je suis
entré dans un café pour écrire quelques lettres, et y ai dépensé, en
consommations et timbres-poste, l’énorme somme de quatre francs vingt
centimes. Au moment de payer, je me suis rappelé que je n’avais pas un sou
en poche. Le patron s’est alors emparé de votre sonnette, que j’avais posée
sur la table pour l’admirer encore. Je ne veux pas qu’un objet qui vous
appartient coure le risque de s’égarer. Veuillez donner cent sous au garçon
qui vous restituera votre sonnette. Bien entendu, je serai chez vous dans une
heure pour vous rendre cette bagatelle et vous faire de vive voix des milliers
d’excuses. Merci, cher ami, et à tout à l’heure.
» Roland de Vallombreuse. »
Je demande à Eugène :
— Combien vous doit ce monsieur ?
— Un bock de six sous, répond-il. Mais il m’a promis un bon pourboire
si je ne lâche la sonnette qu’en échange de cinq francs.
— Bien. Voilà quarante sous. Ça vous fait un franc soixante-dix de
pourboire. Si ce monsieur réclame, dites-lui de venir s’expliquer ici.
Je reprends ma sonnette. Eugène s’en va… Allons, Panuche disait vrai :
Roland de Vallombreuse n’est qu’un vil tapeur. Mais il ne m’a pas tapé,
moi ! Je lui ai payé un bock et j’ai donné trente-quatre sous à Eugène ; mais
il ne m’a pas tapé… On ne me tape pas, moi !
Mercredi. — J’entre au petit café pour savoir comment le tapeur a pris sa
déconvenue. Malédiction !
Il a persuadé à cette andouille d’Eugène que j’achetais cette sonnette,
qu’il devait donc avoir mal entendu et que son pourboire ne pouvait être
que de soixante-dix centimes. Et l’imbécile lui a remis la différence.
Il l’emporte ! Panuche avait raison : Roland de Vallombreuse ne rate
jamais son coup… Quant à moi, je suis déshonoré à mes propres yeux : j’ai
trahi mon serment ! Je me suis laissé taper de vingt sous !…
Épiphanie moderne

Il y avait une fois, dans le quartier de la Villette, un pauvre vieux


charpentier qui se nommait Joseph. Sa belle barbe blanche, sa calvitie
majestueuse lui donnaient un air vénérable dont il était très fier, mais qui
l’empêchait de trouver du travail, parce que les patrons préféraient des
ouvriers jeunes et vigoureux.
Il s’en plaignait un jour à Marie, sa voisine, une jeune et jolie couturière
en chambre qui savait si bien s’arranger, qu’avec un métier rapportant
quarante à quarante-cinq sous par jour, elle parvenait à se payer des robes et
des fourrures de plusieurs centaines de francs, et à passer chaque été trois
mois à Trouville. Elle avait tant d’ouvrage qu’elle devait souvent s’absenter
pendant des nuits entières pour le livrer à domicile.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ? dit Marie à Joseph, qui se
plaignait d’être seul et misérable.
— Hélas ! répondit le charpentier.
Et lui conta à voix basse qu’au temps où il faisait son service dans les
dragons, un déplorable accident de cheval lui avait valu parmi ses
camarades le surnom trop mérité d’Abélard.
— Est-ce bien vrai, ce que vous dites là ? demanda la couturière.
— Je n’en suis que trop certain, répondit-il. Et vous savez, du reste, que
ce n’est pas mon habitude de me vanter.
— Dans ce cas, reprit Marie, je deviendrai votre femme, si vous le voulez
bien.
Joseph était un philosophe. Il connaissait la vie, et avait pour principe de
ne s’étonner de rien. Aussi accepta-t-il avec empressement, et sans poser de
questions indiscrètes, une proposition qui lui semblait assez avantageuse
pour avoir le droit d’être incompréhensible.
Ils se marièrent un mois plus tard. Le soir des noces, Marie sortit pour
aller livrer de l’ouvrage, selon son habitude. Elle rentra le lendemain vers
midi, déposa sur la table un corset enveloppé dans un journal, et s’assit à
côté de Joseph, qui fumait béatement sa pipe, vautré sur un canapé. Puis
elle lui dit, rougissante et baissant les yeux, comme il convient en cette
circonstance :
— Mon cher époux, j’ai la joie de vous annoncer que vous serez père
avant six mois.
Et Joseph sentit une larme d’émotion perler à ses paupières, car il y avait
longtemps qu’il n’espérait plus un tel bonheur.
Or, quelques mois plus tard, comme Marie était à la dernière période de
sa grossesse, il advint que le préfet de police ordonna un recensement
extraordinaire de la population parisienne. Et Joseph, ayant négligé de
remplir certaines formalités, fut invité à se rendre, ainsi que sa femme, en je
ne sais quels bureaux.
— Ils choisissent leur moment, ces bougres-là, ronchonna-t-il. Vois-tu
que ça te prenne en chemin !
— Je ne crois pas, répondit Marie… Je n’ai pas bien calculé…, je ne suis
pas très sûre de mon fait…, mais j’estime qu’il n’arrivera rien avant huit
jours. N’est-ce pas ton avis ?
— C’est à toi qu’il appartient de décider, ma chère, dit doucement le
mari. L’honnête homme n’a pas le droit de formuler une opinion sur un fait
dont il ignore les causes premières.
— Allons-y, décida Marie, allons-y même à pied. Il fait un joli froid sec,
et le docteur m’a recommandé de marcher. Il me semble que ça me fera du
bien.
Ils partirent donc. Elle marchait doucement, appuyée sur le bras de son
époux. Les passants regardaient le ventre majestueux de la femme, la barbe
vénérable du mari, et ils se poussaient le coude en disant :
— Voyez-vous ce vieux gaillard !
Soudain, comme ils passaient dans une rue écartée, en face d’une grande
cour entourée d’ateliers et de hangars, Marie s’arrêta et pâlit affreusement.
— Aïe ! dit-elle.
— Zut ! répondit-il.
Elle dut s’appuyer au mur pour ne pas tomber, en se pressant le poing sur
la bouche pour étouffer ses cris de souffrance.
Un homme qui sortait de la cour s’approcha.
— Qu’a donc cette pauvre dame ? demanda-t-il.
Joseph conta la chose en quelques mots.
— Il n’y a pas d’hôtel aux environs, reprit l’homme. Entrez vite dans
mon étable. Madame pourra se coucher sur de la paille, en attendant que
vous ayez trouvé une voiture.
À eux deux, ils portèrent Marie jusqu’à une petite étable qui se trouvait
dans un coin de la cour, et où il n’y avait qu’un âne et un bœuf que l’on
devait conduire aux abattoirs le lendemain.
Le brave homme étala de la paille fraîche sur le sol. Ils y couchèrent la
malade, puis parlèrent encore d’aller chercher une voiture. Mais Marie
hurla, tant elle souffrait :
— Non, non, pas de voiture ! Un docteur ! Vite, un docteur ! Je crois que
je vais claquer !
L’homme courut chercher un médecin qui arriva bientôt, et déclara que
cette femme n’était plus transportable, car elle allait accoucher d’un instant
à l’autre.
Elle accoucha en effet, avec l’aide du docteur et d’une sage-femme qu’on
avait fait quérir.
Celle-ci vint bientôt annoncer à Joseph, qui s’était discrètement retiré, et
fumait sa pipe sur le seuil de l’étable :
— C’est un garçon, monsieur. Votre portrait tout craché.
Et Joseph fut si content qu’il embrassa la sage-femme.
Le bruit de cette aventure s’était répandu aux alentours. Sous les hangars
voisins, il y avait quantité de moutons qui devaient, comme l’âne et le
bœuf, être conduits le lendemain aux abattoirs. Les bergers qui les gardaient
voulurent voir cet enfant qui venait de naître dans une étable. Selon la
coutume campagnarde, ils apportèrent à l’accouchée de menus présents :
des langes, des bonnets pour l’enfant, qu’ils achetèrent dans une boutique
voisine, et même une jolie peau d’agneau dont on couvrit le bébé pour qu’il
n’eût pas froid.
Joseph ne savait comment remercier ces braves gens.
Comme il les reconduisait jusqu’à l’entrée de la cour, où d’autres
personnes s’étaient massées par curiosité, trois messieurs vinrent à passer,
qui demandèrent la cause de cet attroupement. C’étaient trois messieurs très
distingués, dont un nègre. Ayant appris de quoi il s’agissait, ils entrèrent à
leur tour dans l’étable, et contemplèrent Marie et son fils. Puis le premier
s’avança, et dit :
— Je me nomme Melchior. Je suis roi d’une région lointaine, et je suis
venu à Paris pour me distraire un peu avec mes confrères ici présents. J’ai
voulu voir cet enfant né dans une étable, et je vous prie, mon brave homme,
d’accepter ceci au nom de votre fils.
Et il glissa de l’or dans la main de Joseph.
Le second dit ensuite :
— Je me nomme Gaspard. Je règne sur un pays éloigné, et je suis venu
faire la noce à Paris, selon la coutume des rois. J’ai tenu à voir cet enfant né
dans une étable, et je veux lui faire également mon petit cadeau.
Il donna aussi de l’or à Joseph, et le nègre déclara à son tour :
— Yé souis Balthasa’, lé ’oi de mon pays. Yé souis vénu à Pa’is pou’
’igoler avé les camarades. Yé aimer beaucoup lé pétit ga’çon qu’il est vénu
au monde dans un étable, et yé donner à lui de la galette, et pouis cadeaux
comme dans mon pays.
Sur quoi, il remit à Joseph de l’or, de l’encens et de la myrrhe, selon la
coutume orientale.
Joseph les remercia humblement, et les reconduisit à reculons, en portant
une bougie allumée, parce qu’il avait lu dans son journal que M. Claretie
fait ainsi, quand il reçoit des visiteurs royaux à la Comédie-Française. Mais
comme c’était au fond un bon républicain, à qui les tyrans n’en imposaient
pas, il rigolait à part lui, en murmurant dans sa belle barbe : — Brelan de
rois ! Ça ne m’était encore arrivé qu’au poker.
En rentrant dans l’étable, il dit à sa femme :
— Maintenant, ma biche, on va partager les cadeaux. T’aimes les
parfums, toi. Je te cède toutes les saletés du moricaud, et je me contente du
reste.
Donc, il garda l’or, et lui remit l’encens et la myrrhe, parfums assez peu
en vogue chez les Parisiennes. Mais Marie ne fit pas mine de protester. Elle
rêvait, les regards lointains, et proféra soudain d’une voix étrange :
— C’est tout à fait comme l’autre… absolument comme lui !
— Quel autre ? demanda Joseph, pour qui ce mot représentait, dans son
for intérieur, des personnages successifs et inconnus auxquels il aimait
autant ne pas penser.
— L’autre…, celui de Bethléem, reprit Marie d’une voix de plus en plus
prophétique. L’histoire est la même : la naissance dans une étable…,
l’âne…, le bœuf…, les bergers…, les trois rois !… Je pressens de grandes
choses !… Vois-tu que mon fils devienne plus tard un bon Dieu, lui aussi !
Joseph, qui était un homme pratique et raisonnable, la calma doucement.
— Te frappe pas, ma biche, lui dit-il, te frappe pas. Ton fils a encore tout
le temps de choisir un métier.
— C’est l’histoire de l’autre ! insista Marie. Absolument la même
histoire ! Puisque ça a si bien réussi à celui-là, je ne vois pas pourquoi mon
fils…
Mais Joseph la calma encore.
— Je le sais bien, reprit-il, je le sais bien, que c’est tout pareil. Mais tu
oublies que l’autre a eu un grand avantage : ça lui est arrivé avant la
séparation de l’Église et de l’État, même beaucoup avant, et ton moucheron
arrive trop tard. Des histoires comme ça, vois-tu, ça suffisait peut-être dans
le temps pour devenir un bon Dieu. Mais aujourd’hui, quand ça vous arrive,
il vaut même mieux ne pas s’en vanter, ça ne peut servir qu’à vous rendre
ridicule… Fais dodo, ma belle, t’as la fièvre, t’es un peu loufetingue, ce
soir…
Une Affaire d’Honneur

— Moi aussi, déclara Bercelin, j’ai eu mon duel, et ce fut un combat


singulier, vraiment singulier. Cela m’advint un jour, ou plutôt un soir de ma
vingtième année…
— Comment, un duel aux flambeaux ?
— Non, pas aux flambeaux, ni même au réverbère, pas plus qu’au clair
de lune, car je vis rarement une nuit aussi noire que celle-là.
Je fréquentais alors, dans la ville de province où je suis né, une petite
salle d’armes dirigée par un ancien prévôt, homme d’une grande capacité,
non en escrime, où l’on trouvait plus fort que lui sans aller bien loin, mais
quant à l’absorption des liquides. Les cours se donnaient dans la seconde
salle d’un café, et notre vieux maître avait élevé l’art de se faire rincer la
dalle à la hauteur de plusieurs institutions superposées. Toutes les leçons,
qu’il y en eût dix, vingt ou trente, se terminaient invariablement par ces
mots :
— À fond… En garde… Deux appels de pied… Rassemblez en avant…
Saluez… C’est très bien, mon fiston, viens prendre un verre !
Chaque fois qu’elle entendait résonner les deux appels de pied, la dame
du comptoir se hâtait d’emplir un petit verre de cognac, car notre professeur
n’aimait pas les mélanges, et s’en tenait à cette boisson. Il appelait cela
« suivre un régime rigoureux ». Sans attendre que l’élève fût servi, il
trinquait dans le vide : « À la tienne, fiston ! » lampait son verre d’un coup
de poignet plein d’un chic extrême, et rentrait dans la salle en essuyant sa
moustache du revers de son gros gant, un coup à droite, un coup à gauche.
Puis il se recoiffait de son masque et criait, de sa grosse voix éraillée : « Au
suivant ! »
Tous les soirs, dans ce même café, il a bu des cognacs pendant plus de
vingt ans, et je crois bien qu’il n’a jamais connu le prix de cette
consommation. Ou du moins, s’il en entendit parler, ce fut tout à fait par
hasard, et sans y attacher la moindre importance.
Il est de mode, aujourd’hui, de nier l’influence des maîtres sur leurs
disciples. J’ai pourtant remarqué que la plupart de mes camarades de salle,
s’ils devinrent des escrimeurs médiocres, firent preuve par la suite d’une
remarquable intempérance.
De temps à autre, notre professeur organisait des concours intimes. Pour
encourager les nouveaux membres sans toutefois grever le budget de la
salle, il avait établi ce règlement bien simple :
« Article premier. — C’est les anciens qui offrent les prix, c’est les bleus
qui les gagnent.
Art. 2. — Les bleus paient, en tournées, trois ou quatre fois la valeur des
prix qu’ils ont remportés. »
Bien qu’il ne fût inscrit nulle part, je n’ai jamais vu un règlement observé
d’une façon aussi rigoureuse que celui-là. Il est sans exemple que le dernier
venu, le plus empoté des élèves ne soit pas rentré chez lui avec le premier
prix, une cuite formidable, et sans un sou en poche. Car notre vieux maître,
seul et unique membre du jury, ordonnateur suprême des tournées à payer,
faisait respecter la tradition avec une autorité sévère.
Donc, ce soir-là, la palme, qui consistait en une boîte de cigares, échut à
Cul-de-plomb, un bon gros rougeaud de dix-huit ans, entré à la salle depuis
trois mois, et qui avait mérité ce surnom par la vitesse et la légèreté de ses
attaques. Le second, un être quelconque, dont je n’ai pas gardé souvenance,
gagna une paire de fleurets. Après avoir largement arrosé les prix à la salle,
on alla les arroser ailleurs, un peu partout, et l’on échoua, vers deux heures
du matin, dans un petit cabaret plutôt aveugle que borgne, le seul qui fût
encore ouvert. Cul-de-Plomb, ivre dès le troisième verre, buvait depuis sans
discontinuer, serrant sur son cœur la boîte de cigares qu’il avait gagnée,
refusant d’en offrir à personne, et parlant de faire encadrer ce glorieux
trophée. Les fleurets de l’autre vainqueur étaient de la partie, bien entendu,
non sans danger pour les yeux des consommateurs attardés, qui semblaient
les attirer comme de l’aimant, et pour les tables chargées de verres, qu’ils
balayaient à tout instant, sans qu’on pût savoir comment ça s’était fait.
Soudain, pendant qu’une demi-douzaine de voix vigoureuses chantaient
chacune une chanson différente, Cul-de-Plomb s’écria :
— Je veux me battre en duel !
D’abord, on n’y fit pas attention. Mais il répéta sa phrase trente fois,
quarante fois, avec une obstination magnifique, si bien qu’on finit par lui
demander :
— Avec qui veux-tu te battre ?
— Avec n’importe qui, répondit-il, je suis plus fort que lui !
Je n’avais pas bu moins que les autres. Aussi je trouvai tout naturel de
déclarer : — C’est moi, monsieur, qu’on nomme N’importequi ! Vous
m’avez insulté, nous nous battrons !
Noblement, Cul-de-Plomb riposta :
— Je vous em…
Voir la suite dans les Misérables, chapitre « Waterloo ».
On commençait à être las de chanter, et cette aventure faisait une
heureuse diversion. Aussi, les témoins ne nous manquèrent pas. Cul-de-
Plomb en eut sept aussitôt, et moi onze. Ils décidèrent à l’unanimité plus
une voix, celle du cabaretier, qui vota spontanément, que la rencontre aurait
lieu à l’instant, dans la rue, avec les fleurets du second prix, démouchetés à
cet effet.
Nous sortîmes. Aussitôt que le dernier d’entre nous eut franchi le seuil, la
porte du café se referma, et la lumière s’éteignit à l’intérieur. Il faisait très
froid, la neige commençait à tomber, mais on la sentait sans presque la voir,
tant la nuit était obscure, une municipalité économe faisant éteindre dès
minuit tous les réverbères.
Nos témoins nous obligèrent à quitter pardessus, vestons et gilets. L’un
d’eux proposa même de nous enlever nos bottines ; mais quand on lui
demanda sur quelles règles sportives il basait cette proposition, il se lança
dans un discours très confus, où il était question des athlètes grecs et des
mosquées de Constantinople. Il finit par bredouiller, s’interrompit soudain,
et se retira en sanglotant, d’un air piteux et désespéré. On nous permit donc
de conserver nos chaussures. Cul-de-Plomb refusait avec énergie de lâcher
sa boîte de cigares, qu’il serrait toujours sur son cœur ; mais on lui fit
observer que le combat avait lieu à armes égales, et que si je n’avais pas de
boîte de cigares, il n’en devait pas avoir non plus. Mon adversaire se rendit
à ces bonnes raisons, et remit la précieuse boîte à ses témoins.
On allait nous mettre en garde. Déjà on entendait le froissement sinistre
des fleurets, qu’un témoin prétendait aiguiser en frottant l’une sur l’autre
leurs lames carrées, comme un cuisinier fait de ses couteaux. Mais
quelqu’un s’écria :
— Ils n’ont pas fait leur testament ! On ne peut les laisser se battre ainsi !
Les dix-huit témoins s’écartèrent en un groupe chuchotant. Puis on
m’apporta une feuille de carnet et un crayon, et on me fit asseoir sur le seuil
glacé du cabaret, en me disant :
— Tu vas rester seul pendant cinq minutes, pour rédiger tes dernières
volontés dans le silence et le recueillement. Ton adversaire en fera autant
dans la rue voisine, tandis que les témoins se tiendront à l’écart. Puis nous
reviendrons vous prendre.
Je voulus faire observer qu’il me serait impossible, sans lumière, d’écrire
un seul mot. Mais des coups de poing vigoureux me signifièrent que j’allais
dire des bêtises, et je me tus.
Cul-de-Plomb fut donc conduit dans une rue voisine, nanti d’un crayon et
d’un morceau de papier, puis on lui déclara qu’on viendrait le rechercher
dans cinq minutes. Et il resta seul, en manches de chemise, tête nue, perdu
dans les opaques ténèbres que mouchetait, de ses vagues blancheurs, la
neige qui tombait toujours plus dense. Essaya-t-il de rédiger ses dernières
volontés ? On n’en a jamais rien su. Il était là depuis plus de dix minutes,
quand il se décida à crier, d’une voix que le froid faisait grelotter :
— J’ai fini !… Va-t-on se battre ?
Il répéta cet appel deux ou trois fois, sans obtenir de réponse. Pendant
quelque temps, on l’entendit qui battait la semelle pour tâcher de se
réchauffer, mais sans quitter sa place, ne voulant sans doute pas commettre
la moindre incorrection dans une affaire d’honneur. Il patienta ainsi un gros
quart d’heure, puis on l’entendit crier, d’une voix de plus en plus
chevrotante :
— N’y a-t-il pas encore cinq minutes que je suis ici ?
Nulle voix ne répondit à la sienne. Alors on perçut des grondements, des
jurons, puis un pas qui s’avançait, incertain, hésitant.
La rue était déserte… Sur le seuil du cabaret, une masse sombre gisait,
étendue. Cul-de-Plomb, accroupi, la tâta longuement, de ses mains
engourdies, croyant sans doute que c’était le cadavre de son adversaire, tué
par le froid et la peur. À force de tâter, il finit par reconnaître ses propres
vêtements, son chapeau, sa boîte de cigares. Mais celle-ci lui parut
singulièrement lourde. Il l’ouvrit, elle ne contenait plus que des pierres.
Alors, dans la rue noire et déserte, tendant le poing vers d’invisibles
ombres, le jeune héros s’écria :
— Les lâches ! Les lâches ! Ils ont eu peur de moi !
Et, s’étant revêtu, il s’éloigna, traçant de larges zigzags dans la neige, et
envoyant aux ténèbres muettes de terribles provocations.
Dans le cabaret, derrière la porte fermée et les volets baissés, nous
buvions du punch brûlant en fumant les cigares de Cul-de-Plomb, qui
étaient très bons, ma foi.
Le lendemain, en une lettre fort sèche, notre jeune ami envoya sa
démission à la salle d’armes, et nous ne l’avons jamais revu.
Une Rupture

Ils s’adoraient. Ils avaient tout ce qu’il faut pour être heureux : jeunes,
bien portants, riches et oisifs, tous deux ; lui célibataire, elle mariée à un
homme des plus raisonnables, qui tenait si peu de place dans sa vie qu’elle
n’avait jamais à en parler à son amant. Ils avaient tout, tout, vous dis-je ! Et
ils ont rompu, d’une façon définitive, irrévocable.
Ce fut dans un hôtel normand, un délicieux petit hôtel tout mangé de
vigne-vierge et de chèvrefeuille, avec des pigeons roucoulant sur le toit, des
poules picorant devant le seuil, et une grande cuisine fraîche, ombreuse, où
l’on voyait de la route, par l’entrebâillement de la fenêtre, des cuivres
rutiler gaîment dans le clair-obscur. Un vrai petit hôtel d’opéra-comique,
bien fait pour plaire à cette Parisienne éprise surtout de simplicité très
savante, de pittoresque astucieusement préparé, de naturalisme pomponné,
poudrerizé. Ils l’avaient vu, doré par le soleil couchant, coupé d’ombres
mauves et transparentes, un jour qu’ils passaient par là en automobile. Et,
derrière le dos du mari, sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas la route et
le moteur, ils avaient murmuré en se griffant nerveusement les paumes :
— Comme on s’aimerait bien, là-dedans !
Moins de huit jours après, ils se retrouvaient à la gare Saint-Lazare,
rajeunis, fébriles, dansant sur place comme des écoliers qui partent en
vacances. Un prétexte fort piètre, mais très suffisant, la faisait libre pour
deux jours. Il avait télégraphié au joli petit hôtel pour retenir la meilleure
chambre. Et tandis que le train s’ébranlait, assailli aussitôt par une pluie
furieuse qui semblait vouloir crever les vitres, elle murmurait, les yeux
luisants, nimbée d’espoir, trépidante de plaisir attendu :
— Ça fait rien, m’ami ! Tu verras comme il fera beau, là-bas !
Là-bas, ce n’était pas la pluie, c’était le déluge. Sur le quai de la petite
gare déserte, elle restait toute droite, essayant de se montrer brave, mais
battant des cils pour retenir ses larmes, le cœur crevé d’une grosse
désillusion. Lui se faisait rabrouer, en demandant si l’on pourrait avoir une
voiture, par un employé dont le mal de dents se devinait à son humeur
exécrable mieux encore qu’à sa joue enflée et contenue par un mouchoir à
carreaux. Moyennant quarante sous, il décida un gosse loqueteux, dont le
visage était mangé de croûtes, à courir jusqu’au village. Le jeune émissaire
revint au bout d’une heure à peine, très fier et très content de lui, sur le
siège d’une carriole non suspendue que recouvrait une bâche en lambeaux.
Aux reproches qu’on lui fit, il répondit, maussade et hautain :
— J’avions cru qu’c’était pour les sacs de pommes que v’là su’l’quai !…
Fallait donc l’dire, qu’c’était pas à vous les sacs de pommes !
Et ce fut dans cette infâme guimbarde, qui s’attestait avoir transporté
naguère des gorets aux digestions abondantes et faciles, qu’ils arrivèrent au
charmant petit hôtel qui hantait leurs songes depuis une semaine. La vigne-
vierge et le chèvrefeuille pendaient, lugubres, ruisselants comme des
chevelures de naïades. Mais ils eurent à peine un regard pour ce décor
naguère si riant. Maussades, transis, ne rêvant plus que de pantoufles sèches
et de bûches en brasier, ils se précipitèrent à l’intérieur.
Là, c’était lamentable. Dans la salle à manger, aux murs tapissés d’un
vert acide, cruel, agaçant, un petit poêle en fonte, déshabitué de son service,
fumait avec constance et sérénité. Dans la cuisine, la belle cuisine aux
cuivres rutilants entrevue l’autre jour, un enfant au maillot braillait sans fin,
avec les cris perçants d’un cochon qu’on égorge. La nuit tombait, lourde et
prématurée, du ciel implacablement gris. Leurs couverts étaient déjà
dressés, face à face, au centre d’une table pour vingt convives, sur une toile
cirée dont les lavages innombrables avaient effacé les vignettes, en
respectant toutefois les rondelles vineuses tracées par des culs de verres
poissés. Au-dessus de leurs têtes, une suspension en zinc débronzé puait
beaucoup, n’éclairait guère, et laissait suinter dans les plats les larmes de
son pétrole. Ils espéraient au moins être servis par une bonne grosse
paysanne saine et réjouie. Ce fut une petite vieille au teint jaune, aux
cheveux d’un blanc verdâtre, serrée dans un caraco noir qu’attachaient sur
sa poitrine plate d’invraisemblables boutons bruns, si gros qu’ils semblaient
enlevés aux tiroirs d’un lavabo. Elle les servit avec une aigre obséquiosité,
où perçaient l’envie et la malveillance, expliquant d’une voix pointue et
inlassable, sans leur laisser le temps de placer un mot, qu’elle était de Paris,
elle aussi, qu’elle avait été jeune et courtisée, elle aussi, qu’elle aurait pu
avoir des rentes, elle aussi, et commander aux autres au lieu de les servir, si
la justice ne lui avait fait des saletés dans son métier de sage-femme. Ce
titre, fièrement évoqué par la petite vieille, acheva de les dégoûter du repas
mal cuit qu’elle leur servait de ses mains étroites et longues, et qu’ils
chipotèrent dans leurs assiettes, sans presque y toucher. La vieille parlait,
inlassable et criarde ; la pluie grésillait aux vitres, têtue, interminable,
désespérante. Ils ne se disaient rien, ils n’osaient même plus se regarder,
anéantis, désolés, sans résistance et sans courage contre le mauvais sort,
l’esprit harassé, engourdi, mal à l’aise. Et il leur semblait qu’ils allaient
s’endormir, sous cette douche d’ennui, du sommeil pesant et angoissé de
ceux qu’on chloroforme avant de leur couper la jambe.
Le dessert était à peine posé sur la table quand elle se leva, comme si on
venait de lui faire un signe de délivrance, de lui accorder une permission
longtemps attendue. Elle demanda d’une voix brève :
— Voulez-vous nous indiquer notre chambre, s’il vous plaît ?
Ayant allumé une bougie, la vieille reprise de justice les conduisit, avec
des mines scandalisées, pleines de muette réprobation.
Et ils se trouvèrent seuls, enfin seuls, dans une chambre immense et trop
sobrement meublée. La flamme tremblante de la bougie agitait leurs ombres
sur les murs, comme des fantômes gigantesques et menaçants. Des coins
obscurs, où l’on ne distinguait rien, faisaient penser à des choses hostiles ou
répugnantes : assassins, voyeurs, champignons, araignées… L’atmosphère
était froide, humide, molle, et sentait le moisi. Dès le seuil franchi, elle
s’arrêta, n’osant aller plus loin. Et il la vit si piteuse, si désillusionnée, si
désespérée, qu’il sentit le besoin de faire un grand effort pour triompher de
sa propre tristesse, vaincre ses nerfs titillés par l’ennui, et lui dire quelque
chose de gentil et de consolant.
— Ma petite chérie…, bredouilla-t-il en l’embrassant. Elle se laissa faire,
muette, passive, puis le repoussa soudain, d’un geste presque hostile. Il
sentait le chien mouillé. Et ils se regardèrent, les bras ballants, la face
morne, sans force, sans courage, déprimés jusqu’à l’anéantissement.
À tout prix, il fallait sortir de là. Autour de sa taille souple, il eut un geste
gauche, maladroit, timide, puis murmura :
— Il fera meilleur dans le dodo…
Elle acquiesça d’un signe de tête, puis commença à se dévêtir. Comme il
enlevait son veston, elle murmura à son tour :
— Regarde sous le lit… partout…
Et, le bougeoir au poing, il fit lentement le tour de la chambre, lançant
des coups de pied dans les rideaux aux plis flasques, se mettant à quatre
pattes pour scruter d’un regard inquiet la poussière floconneuse qui dormait
sous les meubles. Il visita les moindres coins, consciencieusement,
beaucoup pour la rassurer, un peu pour se rassurer lui-même. En revenant
vers le lit, il vit qu’elle était déjà blottie sous le drap, bien sage, immobile,
ne laissant voir que sa chevelure dénouée, ses grands yeux brillants et
inquiets.
Pendant qu’il se déshabillait, elle se tourna soudain, d’un saut brusque, et
agita les couvertures d’un mouvement rageur. Vingt secondes plus tard, un
nouveau saut la retourna, et les trémoussements reprirent de plus belle. Tout
à coup, elle rejeta les couvertures d’un geste fou, découvrit son genou poli,
son mollet de petite chasseresse, et pencha sa face anxieuse et convulsée
vers la blancheur douteuse des draps. Puis elle s’abattit sur l’oreiller, dans
un grand « ah ! » de terreur et de dégoût ; et elle se mit à pleurer, avec de
longs sanglots à fendre l’âme, en geignant d’une voix faible et désespérée :
— C’est trop fort !… C’est trop fort !
À ce moment même, il sentit au bras un vague chatouillement, une légère
piqûre, et releva sa manche. Un minuscule grain de beauté, qu’il ne se
connaissait pas à cette place, s’évanouit soudain, reparut un instant sur la
blancheur de la chemise, puis disparut de nouveau.
La chambre était infestée de puces.
Elle continuait à geindre, la tête cachée dans le bras, gauche replié, se
grattant avec frénésie de la main droite, frottant son pauvre petit corps aux
draps rugueux, et répétant sans fin, comme une plainte de petit enfant qui a
du bobo :
— C’est trop fort !… C’est trop fort !…
Lui, debout au milieu de la chambre, à moitié dévêtu, ridicule, s’envoyait
de grandes claques par tout le corps, livré à la grotesque pantomine du
monsieur qui se collette avec le néant, puis essaie de se regarder dans le
dos. Et les piqûres se multipliaient, irritantes, agaçantes, mettant à bout leur
nervosité déjà exaspérée.
Alors, bien entendu, chacun d’eux s’en prit de sa malechance à celui
qu’il avait sous la main, c’est-à-dire à l’autre.
— Vous avez eu du flair, de m’amener ici ! gémit-elle entre deux
plaintes.
Il bondit, indigné, et répliqua d’une voix furibonde :
— C’est ça ! c’est ça ! Dites que c’est ma faute ! Partis en si bonne voie,
deux êtres irrités, furieux. exaspérés, ne s’arrêtent pas à mi-chemin. En
moins de cinq minutes, tout y passa, ce fut le grand déballage. Ils se
reprochèrent les petits sacrifices naguère si joyeusement consentis l’un pour
l’autre, les menus mensonges que l’être le plus sincère ne peut éviter, tout
ce qui démontrait que nul des deux n’atteignait à la perfection absolue ; ils
tracèrent avec de gros mots, de vilaines allusions, une caricature
violemment accentuée de leurs défauts respectifs ; puis, pour clôturer
dignement cette petite fête, ils s’envoyèrent au nez les histoires vraies ou
fausses qui couraient sur leurs familles et l’origine de leurs fortunes. Enfin,
quand le sac fut bien vidé, le mal à tout jamais irréparable, la libre et folle
amoureuse d’hier eut cette phrase stupéfiante :
— Tournez-vous, je vous prie. Je dois m’habiller.
Il obéit sans mot dire, comme si cet ordre était tout naturel, comme s’il
n’avait jamais vu la couleur de son corset. Et il se rhabillait en même temps,
le nez au mur, tapant ses bottines, craquant ses vêtements, avec de grands
gestes de bataille.
Quand il la devina prête, il demanda :
— Nous partons ?
— Je pars, rectifia-t-elle. Ce que vous faites m’importe peu désormais.
— Permettez au moins que jusqu’à la gare…
Mais elle l’interrompit, violente :
— Je vous défends de m’accompagner ! Je ne vous connais plus !
Et elle sortit en claquant la porte.
Il ouvrit la fenêtre. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait en tempête,
de gros nuages sinistres couraient au ciel, et de longues ornières pleines
d’eau, de grandes flaques luisaient sur la route boueuse.
Il la vit sortir de l’hôtel et partir vers la gare, rapide et résolue, la tête
baissée contre le vent, se troussant à peine, posant sans hésiter dans les
flaques rejaillissantes, dans la boue grasse et liquide, les jolis petits souliers
blancs qu’il lui avait achetés la veille.
Il descendit à son tour, leur valise à la main. Au bas de l’escalier, l’ex-
sage-femme guettait
— Monsieur s’en va déjà ? demanda-t-elle d’un ton agressif. J’espère que
monsieur est satisfait ?
Il pensa à se plaindre, à récriminer, pour calmer un peu sa rage. Mais il se
sentit capable de taper sur la vieille, à la moindre réplique insolente, et
demanda sèchement :
— Combien vous dois-je ?
La dame aux boutons bruns voulut entrer dans de longues explications :
— Monsieur avait commandé la chambre par télégramme ; elle avait
refusé de louer à des Anglais, des gens qui promettaient de faire des
dépenses folles, qui devaient amener des Américains, lesquels auraient
certainement…
Il l’interrompit :
— Combien vous dois-je ?
Alors, un défi dans ses yeux sournois, un pli méchant sur ses lèvres
minces, prête à faire de la musique s’il le fallait, elle lâcha d’une voix
résolue :
— Je veux mes deux jours de pension. Ça fait soixante francs.
Il sortit trois louis de sa poche, et les lui tendit, en disant avec un calme
féroce :
— Ce n’est pas cher ; vous ne comptez même pas les puces à un centime
la pièce… À quelle heure y a-t-il un train pour Paris ?
Ayant empoché l’or, la vieille tourna le dos, murmura dédaigneusement :
« Je ne sais pas… », et rentra dans sa cuisine.
Il sortit et s’aventura sur la route boueuse. D’abord, il risqua des pas
prudents, le pantalon troussé haut, essayant d’éviter les flaques luisantes.
Mais ayant constaté qu’il posait chaque fois le pied dans des flaques
obscures, aussi profondes que les autres, il marcha bravement devant lui,
dès qu’il eut les deux pieds bien mouillés, sans regarder où il les posait.
Au moment où il arriva en vue de la gare, un train en partait, dont il put
voir encore le fanal d’arrière et le panache de fumée. L’employé qui avait
mal aux dents n’était plus là. Un gros rougeaud, loquace et pris de vin,
répondit à ses questions que la petite dame, crottée jusqu’aux yeux, « mais
bien jolie tout d’même », était arrivée juste à temps pour sauter dans ce
train. Le suivant passait dans trois petites heures.
Alors, il comprit que c’était fini, bien fini, qu’elle aurait pu oublier sa
désillusion, la pluie, l’ex-sage-femme, le mauvais dîner, la chambre infestée
de puces, les reproches, les gros mots, les récriminations injustes ; qu’elle
lui eût peut-être pardonné tout ce qu’il avait dit, et même, chose bien plus
difficile, tout ce qu’elle avait dit, mais qu’elle ne lui pardonnerait jamais de
ne pas l’avoir rattrapée pour faire ce pénible voyage avec elle, malgré elle.
Puis, comme il n’y avait même pas un café aux environs de la gare, il
s’assit dans la salle d’attente, presque heureux d’avoir à se gratter
continuellement, parce que cela l’empêchait un peu de penser, de regretter,
de souffrir…
Et il attendit le train, un train omnibus, bien entendu, qui devait passer
trois heures plus tard.
Ils ne se sont jamais revus.
Il faut se faire apprécier

Nichette a entendu dire : « Il ne suffit pas d’avoir de la valeur, il faut


encore se faire apprécier. » Qui a dit cela devant elle ? Le précepte n’est pas
de la première fraîcheur ; les gens d’esprit en usent, les imbéciles en
abusent. Il est donc probable que Nichette a entendu parler un imbécile.
Raison de plus pour qu’elle se soit écriée :
— C’est rudement vrai ! C’est pas une bête, celui qu’a dit ça !
J’comprends maintenant pourquoi qu’je ne suis pas à la place que j’mérite ;
on n’apprécie pas ma valeur !
Car Nichette a découvert, il y a une quinzaine de jours, qu’elle n’occupe
pas dans la société la place à laquelle elle a droit. C’était au théâtre. Pendant
qu’on applaudissait les acteurs, la grande Angèle a déclaré, en haussant les
épaules :
— Pfut ! J’en ferais bien autant qu’eux.
Ne voulant pas laisser croire qu’elle vaut moins que la grande Angèle,
Nichette a déclaré, sans penser plus loin :
— Moi aussi, pour sûr.
Mais ensuite, elle a réfléchi que c’était vrai, après tout, qu’elle en ferait
autant que toutes ces grues qui se trimbalent sur les planches. Car Nichette,
marchande d’amour avérée, si elle déclare à tout venant et à tout propos
qu’elle est honnête femme, ne parle jamais des actrices sans affirmer que
toutes sont des grues.
Le lendemain, elle a dit à son ami, — pas le baron, ni l’agent de change,
c’était le sénateur, ce jour-là, — elle a dit à son ami :
— Moi, j’étais née pour être artiste.
— Dans ce cas, a-t-il répondu, moi, j’étais né pour être cardeur de
matelas.
Nichette n’a pas insisté, parce qu’elle a vu à la pendule que le général
allait venir, et qu’il était temps d’expédier le sénateur. Et depuis, les
complications de sa vie lui ont complètement fait oublier son impérieuse
vocation.
Mais en entendant ce précepte tout nouveau pour elle : « Il ne suffit pas
d’avoir de la valeur, il faut encore se faire apprécier », elle a vu clair dans sa
destinée. Si elle doit entrer au théâtre, pour devenir célèbre, bien entendu,
elle doit faire apprécier sa valeur par des gens qui soient de la partie, car
elle a conclu de sa réponse singulière que le sénateur n’y entendait rien.
Nichette rêve à cela, quand un journal lui tombe sous la patte. Elle parcourt
la chronique théâtrale et s’arrête à ces lignes :
« Un grand théâtre des boulevards montera prochainement la nouvelle
pièce en trois actes du célèbre écrivain Claude Soleret. Le rôle principal,
une jeune fille du très grand monde, est d’une telle complexité que l’auteur
n’a pu se décider encore à en choisir l’interprète. »
Cela veut dire, bien entendu, que l’interprète vient d’être choisie, et
qu’on lancera son nom au public quand il sera suffisamment alléché par
quelques échos du même genre. Mais Nichette plane bien au-dessus de ces
petites combinaisons, et elle s’écrie : — Une jeune fille du très grand
monde… v’là ç’qu’i m’faut. Si je plais tant aux hommes du monde, c’est
qu’je suis un peu mieux que les petites dindes qu’ils voient chez eux, pour
sûr… Complexité, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ce doit être
quelque chose de rigolo… Ça me botte !
Elle regarde la date du journal. Il est vieux de huit jours. Pas de temps à
perdre, il faut se faire apprécier. Elle cherche dans le Tout-Paris l’adresse de
Claude Soleret, saute en voiture, et se fait conduire chez l’auteur.
Elle est reçue !… Qui dira jamais pourquoi ? Confusion de noms ?
Maladresse de valet ? Affaissement momentané de l’énergie défensive chez
un écrivain surmené ?… Quand direz-vous, ô portes si bien closes
d’habitude, le secret de vos défaillances, à quels « Sésame » saugrenus vous
obéissez parfois ?
Mais Nichette ne se doute de rien, et ne doute de rien. Elle entre en coup
de vent dans le cabinet où on l’introduit, saisit une main qu’on ne lui tendait
pas, et s’écrie de sa voix la plus aiguë :
— Bonjour, cher monsieur ! C’est moi : Nichette de Fontenoy… Vous ne
connaissez que ça, voyons !… On a assez parlé de moi, la semaine dernière,
quand le grand-duc a jeté cet acteur à la porte de ma chambre à coucher,
sans même lui laisser le temps de remettre ses bottines !… Voici ce qui
m’amène : Je voudrais jouer le rôle de la jeune fille du très grand monde
dans votre nouveau truc… v’s savez bien, la pièce qu’on va jouer au théâtre
des… choses… des machins, quoi !
Trente-deux candidates sont inscrites pour ce rôle. Claude Soleret pense
qu’il n’y a aucun inconvénient à en compter trente-trois, d’autant plus que
l’interprète est choisie depuis une semaine. Il déclare en s’inclinant :
— Je vous écoute, madame.
Au moment où il va désigner un siège, la visiteuse s’assied
spontanément, sans doute pour lui éviter la peine de faire un geste. L’auteur
s’installe à son tour, et Nichette repart comme un petit phonographe qui
aurait pris le mors aux dents :
— Il ne faudrait pas croire, mon petit, que je suis la première venue,
parce que j’ai l’air de vous demander du turbin. Ah ! mais non, mon vieux,
j’suis bien au-dessus d’ça, j’ai pas besoin d’travailler pour vivre. Mais ce
n’est pas tout, d’avoir de la valeur, il faut encore se faire apprécier, et si je
consens à faire du théâtre, faut bien que je m’fasse connaître d’abord. C’est
humiliant, pour une femme qui a des amis distingués, de laisser croire
qu’elle vit de son travail, mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la
vie, c’est rudement vrai, ce que je vous dis là… Vous non plus, bien sûr,
vous ne faites pas toujours ce que vous voulez. C’est pas un métier bien
sérieux, ni bien reluisant, d’écrire des bouffonneries pour faire rigoler les
imbéciles… Moi, ça ne me fait pas rire, les pièces, je ne vais au théâtre que
pour regarder les toilettes. Faut être gourde pour s’emballer sur des histoires
que c’est pas même arrivé !… Moi, je n’admets que les pièces où on change
de robe à chaque acte, ou bien les revues. Ça, c’est chic, les revues ! Et on
peut se faire apprécier, au moins, là-dedans… Pourquoi que vous n’en faites
pas, plutôt que des comédies ? Faudra m’en faire, plus tard, je vous
donnerai des idées… Pour l’instant, j’aime mieux une comédie, parce que,
vous me croirez si vous voulez, j’ai un peu le trac de me mettre en maillot.
C’est pas que je sois mal faite, ah ! mais non, mon vieux ! Tout Paris est là
pour vous dire le contraire. Mais ça me gêne, parole d’honneur ! On se
figure comme ça que je dois m’en battre l’œil, on croit que je n’ai pas de
pudeur… C’est encore des gens qui ne m’apprécient pas, tout ça ! Il n’y en
a pas une qui ait autant de pudeur que moi. C’est toujours ainsi : on a de la
valeur, et les gens ne s’en rendent pas compte. Il faut que je vienne vous le
dire moi-même pour me faire apprécier. Alors, si je ne me fais pas
apprécier, vous continuez à prendre un tas de grues, toujours les mêmes,
parce que vous les avez sous la main, parce qu’elles sont du métier… Beau
métier, ma foi ! Si vous croyez que c’est difficile, ce qu’elles font, vous
vous fourrez le doigt dans l’orbite, mon pauvre vieux ! Y’a qu’à parler
comme si on était chez soi, j’m’en tirerai mieux qu’elles, craignez rien.
Vous entendez bien comment que j’parle, et qu’on n’peut rien trouver à
m’redire là-dessus. Et puis, du moment où le public se rince l’œil en
regardant une jolie femme dans des nippes qui sont un peu là, vous pensez
bien que le reste, les bêtises qu’on dégoisse, et tout ça, c’est de la
balançoire… Moi, j’m’assieds d’sus ! C’est pas avec ça qu’on fait
reconnaître sa valeur… Maintenant, mon vieux, je suppose que vous
m’avez suffisamment appréciée. Vous me gardez le rôle ? C’est convenu ?
Claude Soleret l’avait écoutée avec une attention profonde.
— Mademoiselle, répondit-il, je vous ai pleinement appréciée, croyez-le
bien, et j’en suis ravi, car vous êtes la femme que je cherchais. Je ferai
quelque chose de vous, je vous le jure. Mais ne m’en demandez pas
davantage pour le moment, ne cherchez pas à me revoir, attendez que je
vous écrive. Je vous l’affirme, je ferai quelque chose de vous.
Il répéta ces mots plusieurs fois, en la poussant doucement dehors. Elle
s’en fut, ravie.
L’auteur sonna son domestique, et lui dit :
— Vous reconnaîtrez cette dame ?
— Oui, monsieur.
— Chaque fois qu’elle reviendra, vous lui direz que je viens d’avoir une
attaque d’apoplexie.
— Bien, monsieur.
Resté seul, Claude Soleret se remit à sa table de travail, devant la page
interrompue par l’arrivée de Nichette. C’était une grande feuille portant ce
titre :

AU PIED DU LIT,
vaudeville en trois ou quatre actes.
PERSONNAGES.
Sous le titre, il y avait des noms d’hommes et de femmes, suivis de
brèves indications de caractère, raturées, couvertes de surcharges. La
dernière ligne contenait ces mots :
« La petite grue du second acte. Caractère… »
Il n’y avait rien, plus rien, après le mot « caractère ».
L’auteur empoigna sa plume, d’un grand geste joyeux, et se remit à
écrire :
« Bête, bête, bête ! Vaniteuse, bavarde, volubile et gaffeuse. Chacune de
ses bêtises, de ses gaffes, de ses insanités, est précédée de cette petite
annonce : « Je vous dis ça pour me faire apprécier. »
Il avait l’air ravi d’un homme qui vient de faire une bonne trouvaille, et il
murmura, en se frottant les mains :
— C’est la providence des vaudevillistes qui l’a envoyée poser chez moi,
cette enfant… Fichtre oui, mademoiselle, je ferai quelque chose de vous ;
mais pas comme vous l’entendez…
Chez la Voyante

Un monsieur vient de sonner à la porte de Mme Florida, voyante extra-


lucide de 1re classe. L’être qui vient lui ouvrir est vêtu d’un pantalon à
larges carreaux et d’une chemise de flanelle sur laquelle il a enfilé à la hâte
une espèce de livrée de domestique. Sa chevelure est pommadée à l’excès,
et d’un noir trop beau pour être vrai, à moins que sa barbe de trois jours ne
soit teinte en gris. On devine que ses mains velues doivent être énormes ;
mais l’estimation est difficile, parce qu’il y a des bagues à tous les endroits
où il n’y a pas de poils. Il suffit de contempler ses pantoufles rouges, ornées
de broderies qui disent les attentions pieuses d’une épouse aimante, pour
comprendre que c’est le mari de la voyante qui essaie de se faire passer
pour son domestique. Il n’est pas besoin d’avoir vu deux fois en sa vie un
chevalier des boulevards extérieurs, pour ; supposer que Mme Florida exerça
jadis un métier plus galant que celui de somnambule, et que les clients trop
durs à la détente n’en devaient pas mener large.
Ce Ruy-Blas du dernier modèle introduit le visiteur dans un salon
d’attente, espèce de couloir sombre orné de quatre chaises et d’un coffre à
bois, lui remet un carton portant le n° 17, puis se retire avec un air plein de
majesté et de mépris. La distribution de l’immeuble indique clairement que
l’appartement de la voyante ne doit comprendre, outre le dit couloir, qu’un
salon et une chambre à coucher. C’est pourquoi le monsieur, abandonné à
ses réflexions solitaires, regarde curieusement autour de lui, et semble se
demander où l’on a bien pu fourrer les seize personnes qui le précèdent et
l’obligent à attendre si longtemps.
Au bout d’une heure à peine, Ruy-Blas reparaît et lance d’une voix
sonore : « Le liméro 17 ! » Puis le monsieur est introduit dans l’antre de la
sibylle, qui ressemble à s’y méprendre au salon d’une cocotte
malchanceuse : pichpin et andrinople rouge, Dufayel fecit.
La pythonisse est déjà installée sur son trépied, qui affecte la forme d’un
fauteuil Voltaire. Elle est énorme. Son ventre tombe sur ses genoux, sa
poitrine sur son ventre, son menton sur sa poitrine. Seuls, ses cheveux se
maintiennent très bien. Il est vrai qu’ils ne sont pas à elle.
Après une courte inclinaison de tête, elle prononce, d’une voix blanche,
lasse et indifférente :
— C’est quarante sous.
Le monsieur tire la pièce demandée, et, plein de tact, la pose sur une
table, à côté de lui. Mais Mme Florida connaît la vie, elle en a vu de toutes
les couleurs, et on ne lui fait pas le coup de la discrétion.
— Donnez voir, dit-elle en tendant la main.
Le monsieur reprend la pièce et la passe à la voyante, qui l’examine, la
fait sonner, puis l’engloutit soudain dans une cachette mystérieuse, si
habilement que le client se demande où elle peut être passée. Dans la
bouche de Mme Florida ? Dans son bas, plutôt. Sans doute une vieille
habitude.
Certaine de ne pas travailler pour des prunes, la prophétesse se tasse un
peu plus encore dans son fauteuil, puis bredouille, d’une voix si morne que
le monsieur se figure d’abord qu’on parle dans la pièce voisine :
— Je ne suis qu’une humble mortelle, une créature faite de chair comme
vous…
— Et même plus que moi, pense le monsieur, qui est très maigre.
— … Ce n’est donc pas moi qui répondrai à vos questions, continue la
voyante, mais un Esprit tout-puissant et mystérieux qui daigne me visiter
par faveur spéciale, et qui m’emploie simplement comme le fil transmetteur
de ses révélations.
— On voit fichtre bien que ce n’est pas comme fil à couper le beurre,
pense encore le monsieur.
— Rien n’est caché à l’Esprit, reprend Mme Florida. Il connaît tout, sait
tout, révèle tout, le passé, le présent et l’avenir. Vous allez me dire ce seul
mot : « Dormez ! » Aussitôt, je tomberai dans un profond sommeil, et vous
n’aurez plus qu’à interroger, c’est l’Esprit lui-même qui répondra. Quand la
séance sera terminée, vous aurez soin de dire, avant de vous retirer :
« Réveillez-vous ! » Car je serai en votre pouvoir, et vous seul aurez la
puissance de me tirer du sommeil cataleptique… Allez-y !
Le monsieur ne se le fait pas dire deux fois.
— Dormez ! clame-t-il d’une voix de stentor. Les paupières de la
pythonisse se ferment aussi prestement que des couvercles de tabatières, il
semble qu’une lame de fond soulève et fait onduler les vastes étendues de
simili-soie qui recouvrent sa poitrine, et Mme Florida déclare :
— Interrogez, l’Esprit répondra.
Alors, d’une voix très douce, le monsieur pose cette question bien
simple :
— Connaissant un angle et deux côtés d’un triangle, peut-on en
déterminer le troisième côté et les deux autres angles ?
La réponse se fait attendre longtemps. Enfin, la dormeuse profère d’un
ton fort sec :
— L’Esprit n’est pas professeur de dessin.
— Pardon, observe le monsieur, je ferai remarquer à l’Esprit qu’il se
fourre le doigt dans l’œil. Il ne s’agit pas de dessin, mais de géométrie. Du
tac au tac, cette fois, la voyante répond :
— L’Esprit n’est pas professeur de « jométrie » non plus. Il révèle le
passé, le présent et l’avenir.
— Précisément, réplique le visiteur. La réponse que j’implore de lui
rentre tout à fait dans ce programme. C’est une des propositions
mathématiques que l’on classe sous le nom de vérités absolues, par
opposition à nos vérités morales, artistiques ou politiques, qui deviennent
des erreurs ou des mensonges en un temps plus ou moins long. Une vérité
mathématique était vraie il y a cent mille ans, elle reste vraie aujourd’hui, et
elle le sera encore dans cent mille autres années. Donc, elle appartient à la
fois au passé, au présent et à l’avenir. Du reste, celle-ci est connue d’un très
grand nombre d’hommes, voire de jeunes écoliers, et il me semble
inadmissible qu’elle soit ignorée par un Esprit assez puissant, assez subtil
pour déterminer le point où aboutira la trajectoire qu’une destinée humaine
trace dans le…
Il n’a pas le temps d’en dire davantage. La voyante n’a pas attendu la
phrase indispensable que le visiteur pouvait seul prononcer pour la tirer du
sommeil cataleptique, et, les yeux bien ouverts, les poings disparus dans les
profondes couches de graisse qui flottent sur ses hanches, elle clame d’une
voix furibonde :
— T’as fini, hé, fourneau !… C’est pour me faire des boniments pareils,
c’est pour te payer ma photographie qu’t’as grimpé mes quatre étages !…
Ugène !… Ugène !…
À cet appel, Ruy-Blas apparaît rapidement. Il a quitté sa veste de larbin et
fume une énorme pipe en écume de mer.
— V’là monsieur, glapit la pythonisse, v’là monsieur qu’est monté chez
moi pour m’insulter !… Monsieur ne croit pas aux voyantes… monsieur
s’offre le luxe de faire des blagues pour ses quarante sous… monsieur a le
toupet de me questionner sur la « jométrie », comme si que je serais encore
une petite fille qui va-t-à-l’école !… Monsieur veut faire le malin, et
empêcher le pauvre monde de gagner sa vie !… Maladie, va !… T’as
entendu c’que j’te dis, mon Ugène, il a insulté ta p’tite femme, ce voyou !
Tranquillement, Ugène a posé sa pipe, retroussé ses manches sur des bras
velus et musculeux, et il demande, avec la docilité passive du bourreau
incliné devant un roi nègre :
— Quoi que je vas en faire ?
Le monsieur s’est levé, avec un sursaut. Un frémissement nerveux fait
battre rapidement ses paupières, cinq ou six fois. Mais, presque aussitôt, il
déclare d’une voix calme :
— Ça va très bien !… Continuez donc, je vous en prie… Ça vous fera
deux contraventions au lieu d’une. Et la seconde sera la plus soignée, je
vous en réponds : Injures et menaces à un magistrat dans l’exercice de ses
fonctions… Je suis le commissaire de police !
Mme Florida s’écroule dans son fauteuil, qui pousse avec complaisance le
gémissement qu’elle n’a pas la force d’exhaler elle-même. Ugène
contemple avec regret l’inutile musculature de ses bras puissants. Un
silence règne, très court, et qui semble très long. Puis la voyante parvient
enfin à murmurer :
— Monsieur le commissaire, je vous jure…
— Ça suffit, interrompt le magistrat, qui semble peu désireux de
s’attarder. Vous voudrez bien vous tenir tous deux à ma disposition, je vous
convoquerai à mon bureau quand je le jugerai nécessaire.
Et il prend la porte, sans écouter Mme Florida, qui lui tend une pièce de
deux francs soudain jaillie d’on ne sait où, en geignant d’une voix
suppliante :
— Vos quarante sous, monsieur le commissaire !… Reprenez au moins
vos quarante sous !
Le monsieur descend rapidement les quatre étages, puis, dans la rue, il
murmure avec un grand soupir de soulagement :
— Bigre !… La blague a failli tourner mal !… Heureusement que cette
idée m’est-venue… Mais faut-il que ça soit crédule, une voyante, pour avoir
avalé que j’étais le commissaire de police.
L’Expert

Je vous défie de trouver un garçon plus rangé, ayant des mœurs plus
régulières que mon ami Joseph.
À quelque heure du jour qu’on ait besoin de le voir, on est certain de le
rencontrer dans le même café, assis sur la même banquette, à la même table,
devant la même marque d’absinthe. S’il n’est pas à son café, c’est qu’il
dort, puisque c’est, hélas ! une tâche au-dessus des forces humaines que de
rester au café nuit et jour sans se coucher jamais. Alors, il est impossible de
rencontrer Joseph, parce que personne ne sait où il loge, même ses
meilleurs amis. Quand on le lui demande, il répond d’une voix douce :
— Je ne donne mon adresse qu’aux gens à qui je ne dois rien.
Joseph n’a jamais donné son adresse à personne.
Quelques camarades, à l’imagination plus brillante que positive,
insinuent qu’il change peut-être de domicile chaque fois qu’il change de
profession. Mais les gens sérieux repoussent cette supposition
invraisemblable, en faisant remarquer que si l’on peut dénombrer les
logements qui existent à Paris, il est impossible de compter les métiers que
Joseph exerça. Car cet être à la vie si calme, si régulière, est d’une
inconstance, d’une instabilité incroyables sous le rapport professionnel.
Il vous dit un jour :
— Bonne nouvelle, mon vieux, je suis dans les chapeaux, maintenant.
Une affaire épatante ! Le lendemain, on entre dans « son » café, on
s’installe à « sa » table, sur une chaise, car il n’aime pas qu’on envahisse
« sa » banquette, qu’il encombre toujours de paperasses multicolores et de
paquets multiformes, dont on ne l’a jamais vu faire un emploi quelconque.
On lui demande :
— Ça marche, les chapeaux ?
Une surprise intense arrondit ses gros yeux glauques, puis il répond avec
une bienveillante pitié, comme s’il parlait à un ami que guette le
dérangement cérébral :
— Les chapeaux… Quels chapeaux ?… Tu as été longtemps malade,
mon pauvre petit ?… Mais il y a des siècles que je n’en vends plus, des
chapeaux ! Je suis dans les huiles, maintenant. Tout Paris sait que je suis
dans les huiles ! Une affaire épatante, mon vieux !
Huit jours plus tard :
— Eh bien, lui dit-on, ça marche, les huiles ? Et il s’écrie :
— Les huiles !… Les huiles !… D’où sort-il, celui-là ?… Tu as hiverné
au Spitzberg ?… Tu as fait le tour du monde à pied, à reculons ?… Mais
non, mon pauvre vieux, je ne suis plus dans les huiles depuis des siècles !…
C’est idiot, les huiles !… Je suis dans les assurances contre les insuccès aux
examens, une affaire épatante ! Tu ne veux pas t’assurer contre les insuccès
aux examens ?
Si vous insistiez beaucoup, il vous assurerait peut-être, mais il faudrait
vous dépêcher, car en remettant la chose au lendemain, vous apprendriez
alors que Joseph n’est plus dans les assurances depuis des siècles, qu’il est
dans les cigares (une affaire épatante), à moins qu’il ne soit chargé de
trouver une commandite pour un vieillard presque aveugle et digne du plus
grand intérêt, qui veut devenir aviateur (une affaire épatante).
Malgré ces innombrables métiers, ce souci louable de rejeter au plus tôt
ceux qui ne nourrissent pas leur homme, Joseph est en butte à la médisance,
car il se trouve des gens pour vous murmurer à l’oreille :
— On ne sait de quoi il vit, ce gaillard-là !
Joseph ne l’ignore pas, et déclare à ses amis :
— Si quelqu’un vous fait jamais cette stupide observation, vous
répondrez que je vide la coupe de l’existence jusqu’à la lie.
Puis il part d’un grand éclat de rire, et pour parler de choses plus
intéressantes, vous propose de jouer sa pile de soucoupes à l’écarté, en cinq
sec.
Il joue et perd. « Quitte ou double ! » dit-il. Il perd encore. « Quitte ou
double ! » Et il recommence sept, huit, dix fois s’il le faut, avec un sang-
froid merveilleux. Je l’ai vu monter ainsi jusqu’à soixante louis, sans même
sourciller. Il joue quitte ou double jusqu’à ce que la chance tourne, et
n’admet sous aucun prétexte qu’on quitte le jeu. On continue tant qu’il ait
gagné une partie, une seule, car il n’est pas exigeant. Alors, il pousse devant
vous la haute pile de soucoupes qui orne toujours sa table, et ordonne au
garçon :
— Enlevez le tapis, Adolphe ! Nous en avons soupé, de vos brèmes !
Comme vous pouvez maintenant vous en rendre compte, mon ami Joseph
est un charmant garçon. Je ne lui connaîtrais pas de défaut, s’il n’avait la
bizarre manie de compliquer étrangement ses itinéraires, ce qui est très
désagréable quand on sort avec lui. On va s’engager dans une rue, il vous
tire par le bras en disant :
— Non, pas par là, mon vieux. Je pourrais rencontrer de pauvres diables
qui me doivent de l’argent.
Et il vous oblige à faire un immense détour. Comme le fait se renouvelle
presque à chaque coin de rue, cela allonge beaucoup le trajet. C’est une
petite manie bien excusable, après tout. J’ai ouï dire que la plupart des
grands hommes avaient de ces tics singuliers.
L’autre jour, j’entrai au café de Joseph, où je l’avais laissé, la veille, en
train de disserter savamment sur le renflouage des trains de bois flotté, une
affaire épatante dont il venait d’être chargé. Je lui demandai, selon mon
habitude :
— Que fais-tu, en ce moment ?
— Mon vieux, répondit-il, une affaire épatante ! Je suis expert en
tableaux.
Puis, comme je ne pouvais m’empêcher de marquer quelque surprise, car
Joseph jusqu’à ce jour ne s’était jamais occupé de peinture, il ajouta
modestement :
— Oh ! seulement en tableaux anciens !
Là-dessus, il m’expliqua qu’il avait découvert une collection superbe,
chez une vieille demoiselle noble qui la tenait de sa famille, et que des
revers de fortune contraignaient à s’en défaire. Il était chargé d’en trouver le
placement, et on lui promettait une commission épatante.
— De quelle époque sont ces tableaux ? demandai-je. Joseph prit un air
grave et mystérieux.
— Ils sont très anciens, déclara-t-il…, excessivement anciens… tout ce
qu’il y a de plus ancien !
— Je cherche un ou deux Fragonard, affirmai-je froidement. N’y en a-t-il
pas dans ta collection ?…
— Heu… fit-il. Je crois bien… il me semble… il doit y avoir des…
comme tu dis… Et c’est tout ce qu’il y a de plus authentique, mon cher !…
Ma parole la plus sacrée !… Il y a de tout : des Rubens, des Raphaël…
— Raphaël ou Rafaëli ?
— Mais c’est la même chose, mon vieux ! Rafaëli, en italien, ça veut dire
Raphaël !… Et puis, tout ça n’a pas d’importance. Je t’affirme que c’est une
collection unique au monde, tout simplement ! J’ai rendez-vous ici même, à
cette heure, avec Gobseck, le fameux marchand de tableaux, à qui j’ai fait
des ouvertures.
— Tu lui as dit de quoi il s’agissait ?
— Pas si bête !… Pour qu’il fasse l’affaire sans moi… Ah ! non, mon
vieux… une affaire épatante !… On n’en trouve pas tous les jours… Tiens,
le voilà, Gobseck.
Le vieux marchand avait mis le bout du nez à l’intérieur du café. D’un
signe, il refusa la consommation que Joseph allait évidemment lui offrir, et
il attendit sur le trottoir. J’avais grande envie d’admirer la collection unique
au monde dénichée par mon ami, et j’obtins la permission de
l’accompagner.
— C’est à deux pas, nous dit-il, mais je vous prierai de faire un petit
détour, pour des raisons personnelles qu’il serait trop long de vous confier.
Et il nous guida, selon son habitude, par des chemins compliqués et
inattendus. En route, il s’efforça de faire l’article, mais sans entrer en des
détails très précis sur la technique des tableaux ou la personnalité de leurs
auteurs. En revanche, il prit fréquemment à témoin de l’authenticité de cette
collection unique au monde les cheveux blancs de sa mère, la croix
d’honneur de son père, et tout ce qu’il put imaginer de plus vénérable.
— Nous arrivons, dit-il, comme on entrait dans une vieille rue étroite et
sombre.
Gobseck, qui n’avait pas encore soufflé mot, l’empoigna par le bras.
— Dans cette rue ? demanda-t-il.
— Dans cette rue même.
— Au numéro 67, troisième étage, seconde porte à gauche ?
— Je… oui… parfaitement…
— Chez une vieille dame qui a un bandeau sur l’œil et qui exhale une
vague odeur de rhum ?
— En effet, j’ai cru remarquer… C’est une demoiselle de très grande
famille, qui a éprouvé des revers de fortune, et elle cherche…
— Et c’est à moi que vous voulez vendre ces tableaux ? À moi ?
Le vieux marchand semblait être sous le coup d’une indignation
incompréhensible, mais si véhémente que Joseph, qui ne s’épate pas
aisément, ne trouva rien à répondre.
— Vous ne me les vendrez pas, monsieur ! reprit Gobseck.
— Soit, monsieur ! Tant pis pour vous, je les vendrai à un autre.
— Je vous en défie, monsieur !
— Et pourquoi donc, monsieur ?
— Pourquoi, monsieur ! Parce que ces tableaux sont à moi, monsieur, et
que je cherche à les vendre depuis vingt ans, sans y être jamais parvenu,
malgré les stratagèmes les plus ingénieux !
Et, tournant le dos, le vieux marchand s’en alla en omettant de nous
saluer.
Joseph le regarda s’éloigner pendant quelques instants. Puis, pivotant à
son tour sur les talons, il me dit en haussant les épaules :
— Après tout, je m’en fiche ! On me propose justement une affaire
épatante dans les œufs conservés… Tu ne veux pas m’acheter des œufs
conservés ?
La Tomate

Sur le plateau, parmi le va-et-vient des machinistes, Marbrerot


contemplait mélancoliquement son dolman de colonel, fourni par le
magasin du théâtre, et dont il lui avait été impossible d’attacher les deux
derniers boutons.
Parti à vingt ans pour la Comédie-Française, où devait le conduire un
organe baptisé par lui-même et par lui seul « le premier creux de France »,
Marbrerot s’était trompé de route, et, à travers des flots d’absinthe et
d’innombrables parties de manille, il était arrivé, en qualité de régisseur, sur
cette petite scène de province, vouée à la revue, et que le directeur
dénommait, modestement et véridiquement, « mon pince-grues ». Pour
pallier l’insuffisance des appointements qu’il lui versait, le patron
permettait au régisseur, de temps à autre, de monter en lever de rideau une
petite pièce à tirades déclamatoires, où le premier creux de France pouvait
se dérouiller un peu. Et c’est ainsi qu’on donnait, ce soir-là, Pour le
Drapeau, un acte en quinze cents vers, dont douze cent cinquante pour le
grand premier rôle.
La petite Rosemonde, que tout le monde appelait la Petite Rosse, par
abréviation, et parce que ça lui allait parfaitement, se faufila entre un décor
et un canapé posé sur bout, et vint se camper devant le régisseur en
demandant : « J’ suis bien ? » Elle jouait, dans Pour le Drapeau, le brave
jeune homme qui veut s’engager malgré sa mère, et n’avait pas cru trouver
un costume mieux assorti à son rôle que celui de Champion du diabolo, qui
lui avait valu tant de succès dans la dernière revue. Elle portait donc une
culotte bouffante et une veste courte en velours mordoré, des chaussettes de
soie mauve, une large ceinture rouge, un vaste col blanc de baby et une
petite perruque blondine et poupine, frisée à l’Enfant-Jésus.
Le régisseur esquissa une moue dubitative. Mais Rosemonde pensait déjà
à autre chose, et, de très près, avec ces gestes frôleurs et peloteurs qu’elle
avait toujours pour quémander ou s’excuser, elle dit, très doucement :
« M’sieur Marbrerot, dans les nouvelles scènes de la revue, je voudrais bien
jouer la Tomate. »
L’autre eut un haut-le-corps. « Mais, mon enfant, tu sais bien que tous les
rôles sont distribués. C’est Josette qui l’a, la Tomate. »
Chaque fois que Rosemonde travaillait à mériter son surnom de Petite
Rosse, elle baissait les yeux avec un air si candide, si ingénu, qu’on mourait
d’envie de lui flanquer des calottes. Ce fut donc les yeux baissés, la mine
angélique, qu’elle susurra d’une voix calme : « Justement, c’est pour ça. »
Pour toute réponse, le régisseur tourna le dos, et clama vers l’escalier des
loges : « En scène pour le Drapeau ! »
Vêtue de soie noire, la grosse Pauline descendit lentement, avec les
allures solennelles et résignées d’une martyre entrant dans la fosse aux
lions. Songez donc : on lui faisait jouer un rôle de vieille, parce qu’il n’y
avait pas de duègne dans l’établissement ! Et ce gredin de régisseur
l’obligeait à se dessiner des rides, sans se demander quel effet ce crime de
lèse-beauté pourrait produire sur le petit vieux si cossu qui, depuis trois
jours, occupait chaque soir le quatrième fauteuil du premier rang, pour elle,
rien que pour elle, Pauline le sentait à n’en pouvoir douter. D’une voix
tragique, la grosse dondon s’écria : « Voyez, monsieur, je vous ai obéi ! »
Et, penchant la tête, elle montra, sur sa tempe, une patte d’oie tracée d’un
crayon si énergique, qu’il n’était pas impossible de la distinguer encore, à
trois mètres de distance, en se servant d’une excellente lorgnette. Marbrerot
faillit jurer. Mais il était trop tard pour changer quoi que ce fût, et il se
contenta de son habituel haussement d’épaules. « En scène, répéta-t-il. En
scène ! »
Sitôt qu’il eut le dos tourné, Pauline, d’une houpette cachée dans son
mouchoir, estompa de son mieux l’odieuse patte d’oie. Et le régisseur gagna
le fond, pour attendre son entrée, non sans que Rosemonde, au passage, lui
eût murmuré de son air angéliquement obstiné : « Laissez-moi jouer la
Tomate, siouplaît, m’sieur ! »
Le nez à une fente du décor, Marbrerot, en attendant sa réplique, suivait
le jeu des deux femmes, un pli de dédain aux lèvres. La grosse Pauline
jouait un rôle de mère aux pleurnichantes déclamations. Mais elle le jouait
pour le quatrième fauteuil de la première rangée, pour lui seul. C’est à lui
qu’elle déclarait, avec une œillade assassine, que son cœur était brisé, et
c’est à lui qu’elle demandait, avec son sourire le plus engageant : « Reste
avec moi ; ne nous quittons jamais ! »
Heureusement, la réplique de Marbrerot arrivait. Sur ces mots de
Pauline : « Non ! Non ! Je ne veux pas ! » il se mit à piétiner in crescendo,
pour imiter un pas qui se rapproche, fit trois enjambées sur la scène, puis
s’arrêta, fièrement campé, un poing sur la hanche. Et il prit un temps, un
long temps, pour permettre au public de l’admirer tout à son aise, mais dont
Rosemonde profita pour lui souffler tranquillement : « Donnez-moi la
Tomate, m’sieur Marbrerot. »
Le colonel débutait par une tirade de cent cinquante vers, avec deux
effets bien marqués. Hélas ! aucun ne porta, car le petit jeune homme qui
voulait s’engager, planté derrière le colonel, accompagnait chaque vers de
ce murmure obstiné : « Donnez-moi la Tomate, m’sieur… Donnez-la-moi,
siouplaît… »
Allez donc soulever l’enthousiasme des foules, dans des conditions
pareilles ! Marbrerot faillit se couper à deux reprises. Il sauta trois vers, et
ne sut pas graduer à son gré les grondements du premier creux de France.
Aussi, pas un applaudissement n’éclata, et le public des troisièmes galeries
lui-même, le vrai public pour ceux qui parlent très haut d’honneur et de
vertu, le public des apaches et des filles de joie, ne donna pas le moindre
signe d’emballement.
C’est alors que se plaçait la grande tirade de trois cent quarante-huit vers,
la plus belle, celle que Marbrerot déclamait en serrant le brave petit jeune
homme dans ses bras, contre son cœur. Seulement, le brave petit jeune
homme y mettait de la mauvaise volonté. Affalé sur le dolman trop étroit,
oppressant tant qu’il pouvait le premier creux de France, malgré les coups
de coude et les coups de pied, il recommençait à murmurer
imperturbablement : « La Tomate, m’sieur Marbrerot… Donnez-moi la
Tomate, siouplaît… »
Alors, Marbrerot entrevit le désastre, les manques de mémoire, les
bredouillements, les sarcasmes de la salle, le rideau baissé, peut-être !
Résigné à tout, il gronda entre deux phrases, derrière sa main levée en un
geste improvisé : « Prends-le, cré vingt dieux ! Prends-le, ton sale rôle !
Mais la ferme, n’est-ce pas, la ferme ! »
Dès ce moment, il n’eut plus dans les bras qu’une petite poupée
silencieuse et docile. Le premier creux de France conquit une fois de plus
l’âme des apaches et le cœur des filles de joie, et ce fut dans un tumulte
d’applaudissements que la grosse Pauline cria au petit vieux du quatrième
fauteuil, l’index tendu vers la porte, comme pour chasser un laquais : « Va,
mon fils, où le devoir t’appelle ! »
Et tandis que le colonel, radieux, rasséréné, envoyait à pleins poumons
les cent quatre-vingt-deux vers de la dernière tirade, le brave petit jeune
homme se jetait dans les bras de sa maman et lui bafouillait dans le cou :
« J’ai la Tomate, ma vieille !… Je l’ai… et Josette n’a plus que des
pannes… Elle m’avait fait une crasse, et j’te l’avais bien dit, qu’elle me le
payerait ! »
Un Début

Pour la onzième fois, Gaston Menuisot recommençait le nœud de sa


cravate. C’est qu’il ne s’agit pas de porter une cravate nouée en corde,
lorsqu’on doit se jeter aux pieds d’une femme en criant : « Je vous aime ! »
Car Gaston avait décidé que c’était pour aujourd’hui.
Sorti depuis un mois du collège anglais où son père l’avait confiné
jusqu’à l’âge de dix-huit ans, le jeune Menuisot, le soir même où il rentra
dans sa famille, avait compris qu’il n’aimerait jamais d’autre femme que
Mme Cocheroy, la meilleure amie de sa mère. Elle était un peu mûre,
disaient les mauvaises langues, mais ça ne rebutait pas Gaston, ça ne le
rebutait pas du tout. Sa profonde connaissance du cœur humain, et surtout
masculin, dont elle se targuait volontiers, était le résultat de nombreuses
expériences, affirmait-on encore. Mais Gaston n’en concluait pas moins, au
contraire, que c’était tout à fait la femme qu’il lui fallait. Ce qui le faisait
penser avec orgueil : « Je suis un gaillard déjà terriblement dépourvu de
préjugés. »
Dès la première semaine, il crut voir que Mme Cocheroy l’avait deviné, et
ne s’en montrait que plus bienveillante. S’étant un jour trouvé seul avec
elle, face à face et de très près, il eut l’intuition très nette qu’elle allait lui
prendre la tête à deux mains et l’embrasser sur la bouche. Mais elle ne fit
que parler de choses banales, de sa raie, qu’elle lui conseilla de porter au
milieu de la tête, et elle lui avait passé les doigts dans les cheveux,
légèrement, pour indiquer la place, tandis que son souffle tiède frôlait la
joue du jeune homme. Puis elle était allée s’asseoir sur un canapé, les yeux
perdus dans le vague, répondant à peine, en de brefs monosyllabes, tandis
qu’il continuait, par politesse, à l’interroger sur la meilleure façon de se
coiffer. Il avait même craint de l’ennuyer, tant elle semblait penser à autre
chose, et s’était senti très heureux de voir entrer quelqu’un.
Gaston avait conclu, de ce qu’elle ne l’embrassait pas spontanément sur
la bouche, que Mme Cocheroy ne pensait pas à lui, et n’était pas du tout ce
que l’on disait. Puisqu’elle n’était pas femme à le séduire, comme il l’avait
espéré, c’était donc à lui d’oser, hélas ! et de la conquérir.
Dès les premiers jours, elle lui avait dit une de ces phrases que l’on
répète à tout le monde : « Je reçois le mardi les gens que je n’aime pas, et le
jeudi ceux que j’aime. J’espère vous voir le jeudi. » Et l’amoureux avait
décidé : « Chez elle ! C’est chez elle que je la séduirai ! Chez papa, c’est
trop dangereux. »
Mais le sort s’était acharné sur Gaston. La première semaine, il avait eu
sur la joue un petit bouton qui le défigurait complètement. Allez donc
avouer votre amour à une femme, avec un bouton sur la joue ! Il avait
profité de ce répit pour se commander des vêtements neufs, dignes d’une
circonstance aussi solennelle. Le jeudi suivant, le tailleur, manquant à la foi
jurée, avait fait dire que monsieur n’aurait son costume que le lendemain.
Et Gaston, bien qu’il essayât d’être furieux, ne se sentait pas trop fâché de
voir reculer l’instant décisif. Il s’en donnait pour raison la nécessité de
combiner un plan d’attaque ingénieux et foudroyant. Il avait donc décidé
d’attendre encore au jeudi suivant.
Le mercredi, il la rencontra rue de la Paix, seule et à pied. Et il la jugea
un peu fantasque, car elle accourut vers lui en disant : « Quelle bonne
rencontre ! Je suis seule, je m’ennuie, j’ai tout cet après-midi à moi, et je ne
sais qu’en faire. Où me conseillez-vous d’aller ? » Il suggéra une visite à
l’exposition de l’Épatant, très intéressante, affirmait-il. Mais elle n’aimait
pas la peinture. Une conférence d’Émile Faguet ne la séduisit pas
davantage. Et elle répétait avec une insistance vraiment singulière, en le
regardant en plein dans les yeux : « Alors, pour tout de bon, vous ne
devinez pas ce qui me plairait ? »
Ne sachant plus que lui conseiller, Gaston aurait voulu prendre congé, car
sa jeune expérience craignait, pour Mme Cocheroy, les racontars que pouvait
susciter une trop longue conversation dans cette rue si fréquentée. Mais elle
l’avait retenu en s’exclamant : « Et chez moi ? Pourquoi n’êtes-vous pas
venu chez moi ? C’est très incorrect ! Je vous avais dit de venir le jeudi, il
n’y a jamais personne. Puis-je compter sur vous demain ? »
Il avait promis, et pensait en s’en allant : « Il n’y a jamais personne… Ça
veut dire qu’on sera quinze au plus, chez une femme aussi mondaine. »
Mais il avait échafaudé ce plan ingénieux : « J’arriverai
tard. Je resterai le dernier, coûte que coûte,

dût-on le remarquer. Et dès que je serai seul avec elle, je me jetterai à ses
pieds en criant : Je vous aime ! »
Le jeudi était arrivé. Nul cataclysme n’avait bouleversé Paris, nul bouton
ne fleurissait la joue de l’amoureux, ses vêtements neufs l’attendaient,
étalés sur un fauteuil, et il avait passé une heure à chercher s’il n’existait
pas de raisons impérieuses pour remettre la chose à la semaine suivante,
sans pouvoir découvrir le plus petit obstacle.
C’était donc pour aujourd’hui.
Et voilà pourquoi Gaston tortillait et détortillait sa cravate, en répétant à
satiété, comme s’il apprenait un rôle par cœur : « J’attends que tout le
monde soit sorti, et je me jette à ses pieds en criant : Je vous aime ! »
Son douzième nœud de cravate ne valait ni plus ni moins que les
précédents, mais Gaston en fut satisfait, parce qu’il n’avait plus le temps
d’en recommencer d’autres. Il acheva de se vêtir avec un soin méticuleux,
fit appeler un taxi, sauta dedans et cria l’adresse d’une voix si résolue, que
le chauffeur sursauta et le regarda d’un air méfiant et un peu craintif.
Dans le salon de Mme Cocheroy, où le jeune homme fut introduit de suite,
il n’y avait personne ! Pas un seul visiteur ! Ayant décidé qu’il y en aurait
quinze au moins, et qu’il attendrait la sortie du dernier, Gaston pensa avec
un profond dépit que son plan ne tenait plus debout. Et il n’était pas encore
remis de sa déconvenue quand Mme Cocheroy entra.
Autre tuile ! Elle était en peignoir. Donc, elle n’attendait personne, et
avait oublié qu’il lui avait promis une visite. Il fallait même qu’elle fût
bigrement coquette pour porter des peignoirs aussi décolletés, aussi
fanfreluchés, pour son seul plaisir personnel.
Elle fit asseoir le jeune homme sur un canapé, et s’installa à côté de lui.
Gaston pensait, très perplexe : « Puisqu’il n’y a personne, je ne puis
évidemment attendre que tout le monde soit sorti. Donc, quel parti dois-je
prendre ? » Mais il eût désiré, pour y réfléchir, pouvoir se recueillir pendant
quelques minutes, et la dame parlait avec tant de volubilité qu’il avait déjà
beaucoup de peine à la suivre, et ne pouvait songer à l’indispensable
modification de son plan.
Après s’être informée de la santé de ses parents, amis et connaissances, le
tout en moins de deux minutes, Mme Cocheroy lui posa soudain cette
question :
— Et vos petites maîtresses ?
Gaston sentit sa gorge se serrer, tant l’angoisse l’étreignit. Et dire qu’il
avait cru, un instant, que cette femme l’aimait ! Fallait-il qu’elle fût loin d’y
penser, pour parler avec tant d’enjouement de ses maîtresses !
— « Je vous jure »… dit-il. Mais elle n’en permit pas davantage, et le fit
taire en lui mettant la main sur la bouche. Comme à un enfant ! Oui, un
enfant, le mot n’était pas trop dur, et il se le répétait avec une douleur
profonde, tandis qu’elle continuait à se moquer de lui, il le comprenait bien,
maintenant.
— Vraiment, vous n’avez pas de maîtresses ? Je ne puis vous croire !
Vous n’avez pas une petite garçonnière, un entresol bien discret où vous
recevez de jolies filles… des femmes mariées, peut-être, vilain séducteur !
Allons, dites-moi où c’est, donnez-moi l’adresse, je ne me fâcherai pas… »
Le coup lui sembla si dur qu’il déclara d’un ton fort sec : « Je vous jure,
madame, que je n’ai pas la moindre garçonnière. »
Mais elle ne le lâchait pas, et continuait : « Vous préférez les hôtels, sans
doute ? Mais vous êtes terrible ! C’est très compromettant, les hôtels ! Est-
on bien, au moins, dans le vôtre ? Y a-t-il un peu de confort ?
Il répondit, d’une voix que le dépit faisait trembler un peu : « Je vous
répète, madame, que vous vous trompez complètement. »
Sans pitié, elle reprit : « Alors, il reste les voitures, mais c’est bien
incommode. »
Et elle le regarda d’un air désapprobateur. Elle croyait donc qu’il mentait,
qu’il avait des maîtresses ! Comment lui dire qu’il l’aimait, qu’il l’adorait,
puisqu’elle était persuadée de cela ! Un instant, il eut l’idée de risquer le
tout pour le tout, de se jeter à ses pieds en criant : « Je vous aime ! » avec
l’intonation qu’il avait répétée deux ou trois cents fois depuis le matin. Mais
au moment où il la répétait encore une fois ou deux, intérieurement, pour ne
pas rater son effet, Mme Cocheroy posa par mégarde une main sur la sienne.
Elle s’inclinait vers lui, fortement appuyée sur cette main, son bras pressé
contre celui du jeune homme, et, penchée sur sa poitrine, elle regardait
longuement son épingle de cravate, après avoir demandé : « C’est
l’émeraude que votre mère vous a donnée, je crois. »
Fallait-il qu’elle fût à cent lieues de soupçonner son amour, pour oser de
telles attitudes ! Leurs genoux se touchaient. À travers le mince tissu du
peignoir, il sentait contre sa jambe la tiédeur de cette chair tant désirée. Une
boucle de cheveux frôlait son menton, un parfum troublant montait à ses
narines, et il devait se rejeter en arrière, retenir son haleine, pour que son
souffle n’allât pas caresser la nuque ambrée et ronde, l’oreille si rose, si
rose, qu’il contemplait de ses yeux dilatés, à moins de dix centimètres de sa
bouche.
Allez donc vous jeter à genoux, dans des conditions pareilles !
Ah ! certes non, elle ne se doutait de rien ! Si elle avait pu soupçonner le
trouble, l’affolement où le jetaient ce tiède contact, ce parfum grisant, cette
nuque adorable mise à la portée de sa bouche, elle se serait enfuie en
claquant les portes, avec des clameurs d’épouvante ! Mais elle ne se doutait
de rien, car elle restait là, tranquille, tournant la pierre du bout de son doigt
fin, pour la faire briller, en disant d’une voix paisible : « J’en ai une pareille
montée en bague, mais la vôtre a plus d’éclat. »
Elle se pencha encore, pour mieux voir. Sa poitrine, un instant, toucha
celle de Gaston. Ce ne fut qu’un contact très doux et très léger, le frôlement
à peine perceptible d’une chair vivante et animée que soulève un rythme
harmonieux et lent. Mais ce fut si délicieux, si exquisement doux, que
Gaston sentit un grand frisson monter en lui, et le nuage des suprêmes
extases passer devant ses yeux. Et c’était une torture aussi, une torture
effroyable et douloureuse, de penser qu’elle ne se doutait de rien, et de
devoir rester calme, immobile, en retenant ses gestes et son souffle, comme
dans un fauteuil de dentiste, sous ce contact adorable et affolant.
Mme Cocheroy se redressa enfin. D’une voix machinale, elle répétait :
« Oui, la vôtre a plus d’éclat. » Puis elle se tut, et ses dents blanches
mordirent sa lèvre rouge que fendait un pli voluptueux. Gaston respira
longuement, trop bouleversé encore pour penser nettement à autre chose
qu’à la douceur de cet air frais qui entrait en lui, calmant la fièvre de son
âme et le frisson de sa chair.
Le silence dura. Mme Cocheroy réfléchissait. Gaston respirait. Puis il
sentit son impolitesse, fit un grand effort de pensée, et murmura :
— Vous avez là un bien joli peignoir.
Aussitôt, elle se remit à sourire, et entra dans de longues et confuses
explications sur les avantages de ce vêtement : C’était agréable et
commode, on n’avait besoin de presque rien porter dessous ; ça ne tenait
que par trois agrafes, dont elle indiquait la place d’un doigt discret : Une,
deux, trois, c’est ouvert !… Sa main fouillait les dentelles, tiraillait les
rubans, avec des gestes brusques et nerveux. Puis elle s’allongea, comme si
elle était lasse, sa tête penchée vers l’épaule du jeune homme, qu’elle
touchait presque. Dans ce mouvement, la large manche du peignoir glissa,
agrandissant encore l’échancrure du décolletage. Mme Cocheroy ne s’était
aperçue de rien. Elle se taisait de nouveau, et ses yeux fixaient sur un angle
du plafond des regards si étranges, que Gaston regarda aussi de ce côté. Il
n’y avait rien, c’était un angle de plafond comme un autre, avec des
moulures peintes et dorées. Furtifs et vascillants, les yeux de l’amoureux
revinrent vers le peignoir. Il avait glissé encore, découvrant toute l’épaule,
toute une moitié de la gorge blanche et mouvante que l’attitude penchée de
Mme Cocheroy présentait en enfilade aux regards de Gaston.
Et cette femme continuait à ne se douter de rien ! Elle ignorait que la
manche de son peignoir eût glissé, elle était à cent lieues de penser que
Gaston fût amoureux d’elle, et qu’elle le rendait à moitié fou, tremblant de
désir et d’angoisse… Voilà bien les femmes ! On avait parlé chiffons,
toilette, et elle rêvait sans doute à des fanfreluches, à des coupes inédites, à
des garnitures nouvelles, sans soupçonner le martyre dont elle était la cause,
et ce qu’un être humain endurait à ses côtés.
Alors doucement, Gaston se détourna, pour ne plus voir, pour tâcher de
souffrir un peu moins.
Le crépuscule tombait lentement. Des ombres grises descendaient du
plafond, une lueur mauve et apaisée filtrait encore entre les guipures des
rideaux. Gaston entendit un frisson d’étoffe. Mme Cocheroy était debout.
Elle alla vers la muraille, et la lumière rose des lampes électriques envahit
le salon. Puis la dame se retourna vers Gaston. Droite et calme, elle souriait
d’un air tranquille, et pourtant, il sembla au jeune homme qu’elle n’avait
pas son expression habituelle, qu’il n’avait jamais si bien lu, dans les
ombres de ses traits un peu empâtés, les signes de la maturité prochaine, les
marques des déceptions, des chagrins, du souci de vivre… Sans doute cette
lumière crue et soudaine…
Comme elle ne se rasseyait pas, il se leva en murmurant :
— Je crains, madame, d’avoir abusé…
— De rien, dit-elle, vous n’avez abusé de rien. Vous êtes décidément un
jeune homme irréprochable.
Dans sa main encore brûlante de fièvre, il prit une petite main qui, par
opposition sans doute, lui sembla glacée, et qu’il effleura d’un timide baiser.
Il balbutia un « Au revoir », auquel elle répondit d’une voix plus haute que
d’habitude, presque stridente :
— Au revoir, monsieur, tous mes compliments à votre mère, mes
compliments les plus vifs.
Il sortit, et s’en alla par les rues, au hasard, la tête basse. Il était très
malheureux, il pensait que, décidément, elle n’avait jamais songé à lui, et
que, de son côté, il était peut-être encore un peu novice pour séduire des
femmes du monde. Et il revécut, avec une douloureuse mélancolie, l’heure
bienheureuse et mensongère où il s’était cru aimé, où il avait espéré, avec
tant de joie et d’émue gratitude, que Mme Cocheroy allait lui prendre la tête
à deux mains pour l’embrasser sur la bouche.
Sur le trottoir, une petite blonde le frôla, novice sans doute, et honteuse
encore du métier qu’elle faisait, car son regard était triste en implorant celui
du jeune homme, et sa voix tremblait, enrouée et rétive, pour devoir
murmurer tout bas : « Monsieur… Dites, monsieur… »
Mais Gaston se détourna de cet être sans pudeur et sans poésie, si
différent de celle qu’il aimait.
Et, reprenant son chemin, il murmura, dans la sincérité de son âme, avec
un peu de pitié et beaucoup de mépris :
— Faut-il qu’une femme soit tombée bas pour oser s’offrir ainsi !
Mademoiselle Séraphine

Depuis trente ans, Mlle Séraphine est caissière à la Grande Confiserie


Parisienne, le plus beau magasin de la place d’Armes. Trois patrons se sont
succédés dans l’établissement. La boutique s’est transformée. Les fillettes
qui venaient autrefois acheter deux sous de berlingots sont devenues des
mamans. Les enfants qu’elles amenèrent à leur tour sont maintenant des
jeunes filles, de grands gaillards déjà moustachus. Tout a changé, évolué.
Seule, Mlle Séraphine est restée pareille, menue et silencieuse, à peine un
peu plus jaunie, un peu plus ridée, dans son éternelle robe noire qui semble
être toujours la même et ne pas vieillir plus qu’elle.
Chaque patron, en s’en allant, a dit à son successeur : « Surtout, gardez
bien Mlle Séraphine, c’est un trésor, cette fille-là. » Et il manquerait quelque
chose à la clientèle, aux belles dames qui viennent grignoter des gâteaux,
entre quatre et six heures, si l’on ne voyait plus, derrière le comptoir, le
sourire si perpétuellement poli de ses lèvres minces et exsangues, sa calme
activité de bonne employée toujours penchée sur ses livres, indifférente aux
mille potins jacassés autour d’elle.
Au moment des repas, ou quand la boutique est déserte, Mlle Séraphine
ne se mêle pas aux babillages des demoiselles de magasin, toujours
occupées à se dénigrer mutuellement, à médire des clientes et de leurs
toilettes. Sa voix douce n’intervient que pour apaiser les querelles,
réconcilier deux amies brouillées, faire entendre de sages appels à la
modération, quand les commérages deviennent trop agressifs ou trop
dangereux : « Chut ! mesdemoiselles ! Ce n’est pas gentil, ce que vous
faites-là… Sans compter qu’on peut vous entendre… »
Aussi, toutes sont d’accord pour reconnaître les qualités exceptionnelles
de la caissière, sa douceur imperturbable et son esprit de bonne
camaraderie. On la consulte volontiers dans les cas difficiles, à propos des
amourettes ébauchées aux jours de sortie. Elle donne de sages conseils,
honnêtes et prudents, et l’on sait par expérience qu’elle ne commettra pas
ensuite la moindre indiscrétion.
Quant au curé de la paroisse, il déclare que Mlle Séraphine est une sainte.
Car elle est pieuse, très pieuse, allant chaque jour à la première messe, se
levant à la chandelle, par les frissonnantes nuits d’hiver, pour gagner
l’église de son pas silencieux et paisible, dans l’obscurité lourde et
angoissante des rues encore endormies. Au retour, c’est elle qui éveille ses
camarades, frappant dix fois s’il le faut à la porte des paresseuses qui
s’attardent dans la tiédeur des draps, mettant une patience inlassable à leur
éviter d’être grondées pour une entrée tardive au magasin.
C’est un modèle… c’est un trésor… c’est une sainte… Tout le monde, à
l’envi, chante ses louanges. Elle ne paraît pas s’en apercevoir, toujours
effacée, modeste et silencieuse.
La lecture est son seul plaisir avoué. Sitôt la journée finie, tandis que les
autres demoiselles s’attardent en des bavardages interminables, elle gagne
sa petite chambre située sous les toits, portant de façon bien ostensible un
des chastes romans, approuvés par l’archevêché, qu’elle emprunte au
cabinet de lecture voisin. Elle allume sa bougie, s’enferme au verrou, voile
le trou de la serrure d’un vêtement pendu au bouton de la porte, puis jette
sur sa petite table, avec un singulier dédain, l’honnête volume approuvé par
Monseigneur.
Et soudain, à l’abri de toutes les curiosités, dans la sincérité d’une
solitude certaine, Mlle Séraphine se transforme d’étrange façon. Plus de
regards éteints et baissés, plus de sourire aimable et tranquille, plus de
gestes mesurés et calmes, plus rien de ce qui caractérise, pour toute la ville,
la bonne vieille demoiselle connue depuis trente ans. Une flamme s’allume
dans les petits yeux noirs et perçants ; des dents pointues soulèvent, en un
sourire méchant et vindicatif, le coin des lèvres pâles et sinueuses ; les
petites mains ridées et sèches gesticulent, crispées et frénétiques. Sur ses
semelles feutrées et silencieuses, Mlle Séraphine marche à grands pas, va et
vient dans sa petite chambre comme une panthère dans sa cage, ou comme
un poète qui cherche des rimes. Et des mots inattendus, incroyables, des
mots ignobles, injurieux, orduriers, passent entre ses dents serrées, très bas,
dans un sifflement à peine perceptible, pressé, rageur, bouillonnant comme
l’exhalaison malsaine des gaz fétides et des eaux fermentées qui crèvent le
sol d’un marécage.
Elle s’arrête parfois et, debout au coin de la table, jette sur un bout de
papier la phrase qu’elle vient de construire avec tant de peine. Puis elle
reprend sa promenade inspirée, cherchant des mots plus sales, des termes
plus injurieux encore.
Son brouillon achevé, elle le relit, rature, corrige, ajoute une perfidie, un
qualificatif flétrissant. Enfin, contente de sa tâche, elle la recopie sur du
papier écolier, banal et impersonnel, lentement, de la main gauche, ce qui
lui fait une grosse écriture tremblante, hommasse, où personne ne songerait
à reconnaître les jolies pattes de mouche de la vieille caissière.
Mlle Séraphine passe ses soirées à écrire des lettres anonymes.
Tout le jour durant, installée à sa caisse, impassible, indifférente en
apparence, elle ne perd pas un mot des racontars, des suppositions, des
calomnies qui montent autour d’elle, dans l’atmosphère de nervosité et de
médisance que créent vingt bavardes s’exaltant l’une l’autre. Les
demoiselles de magasin répètent, pendant les repas, ce qu’elle n’a pas
entendu. Les porteuses, courant la ville tout le jour, entrant dans chaque
maison, rapportent à la confiserie les conversations malveillantes ou
haineuses des cuisinières et des cochers. Mlle Séraphine écoute tout cela,
penchée sur ses registres ou son fade roman, impassible en apparence, mais
dévorée de joie et de curiosité. Avec une imagination désordonnée de
feuilletonniste en délire, elle coud ensemble, pour en former des histoires
absurdes et monstrueuses, les racontars les plus disparates, les plus faux, les
plus invraisemblables, compliquant tout, salissant tout, concluant des
moindres faits aux pires conséquences, transformant la petite ville froide et
guindée en une Sodome infâme, digne d’attirer à nouveau le feu vengeur du
Ciel.
Le soir, dans sa petite chambre, elle rédige pour les maris, pour les pères,
pour les fiancés, toute la chronique scandaleuse de la ville, déformée,
grossie, envenimée, aggravée et salie encore par l’emploi des termes les
plus orduriers, par des reproches personnels d’imbécillité ou d’aveuglement
volontaire.
Et les calomnies s’envolent aux quatre coins de la ville, éveillant les
jalousies, fouettant les colères, aggravant les dissensions, empoisonnant les
heures de ceux-là mêmes qui n’y veulent pas croire, semant partout les
germes indéracinables de la méfiance et du soupçon.
Depuis trente ans, une terreur sourde plane sur la ville. Il n’est pas une
maison où l’on n’ait reçu des lettres anonymes, où l’on n’en ait souffert et
pleuré. Pourtant, on en parle à peine, à voix basse et devant des amis sûrs,
tant chacun craint d’irriter l’invisible ennemi, de s’attirer de nouvelles
attaques. Deux ou trois fois, après des scandales si éclatants que tout
ménagement devenait inutile, des plaintes ont été déposées en justice.
Jamais les enquêtes n’ont abouti. On a soupçonné des innocents, amoureux
déconfits, domestiques congédiés, bavardes que leurs habitudes médisantes
rendaient suspectes. Un employé de la poste a même été condamné, cassé
aux gages, malgré ses protestations. Il a émigré en Amérique, mais les
lettres anonymes, impitoyables, inlassables, n’en ont pas moins continué
leur terrible besogne.
Peu à peu, le silence s’est fait, dans la crainte grandissante et inavouée de
tous. Mais, de temps à autre, une rupture, un divorce, un scandale nouveau
font murmurer bien bas, entre clientes de la confiserie : « Encore les lettres
anonymes ! »
Mlle Séraphine ne lève pas la tête, ne sourcille pas. Paisible et appliquée,
elle inscrit les commandes, dans les gros registres, de sa jolie écriture
penchée et régulière.
Les patrons la traitent comme si elle était un peu de la famille. Les
clientes les plus huppées lui sourient gentiment, l’appellent par son petit
nom. Les demoiselles de magasin s’abstiennent, à son égard, des petites
méchancetés sournoises qu’elles se prodiguent l’une à l’autre. Tout le
monde l’aime, la respecte. C’est un modèle… C’est un trésor… C’est une
sainte…
Il est tard. Toute la ville dort. Là-haut, dans sa mansarde, Mlle Séraphine
brûle soigneusement son brouillon, en écrase les cendres en une poussière
impalpable qu’elle jette au vent, par la fenêtre entrouverte. Elle relit une
dernière fois sa lettre, en rédige l’adresse, de sa grande écriture de la main
gauche, tremblée et impersonnelle. Puis elle cache l’enveloppe dans une
poche secrète de sa robe. Demain, en allant à la première messe, elle la
glissera à la poste, d’un geste tranquille et discret, en passant devant la boîte
sans même ralentir le pas, bien gardée du reste par la nuit complète encore
et par le sommeil de tous.
Elle se couche. À travers les minces cloisons des mansardes, elle entend
des corps qui se tournent et se retournent dans l’insomnie, des voix qui
balbutient des mots sans suite. Excédées par leur besogne fastidieuse,
énervées par la claustration, les demoiselles de magasin rêvent de longues
promenades dans la campagne claire et joyeuse, de bals, de rendez-vous, de
fringants militaires galants, empressés, amoureux. Elles rêvent d’avenir,
d’amour, de fortune. Elles rêvent qu’elles ont un mari qui les aime bien,
qu’elles sont patronnes à leur tour, qu’elles ont de beaux enfants à élever et
à chérir. La vieille caissière s’endort. Elle rêve aussi. Elle rêve aux
fiançailles qu’elle fit rompre, aux divorces qu’elle provoqua, aux neveux
qu’elle fit déshériter, à tant de familles brouillées par elle, à tant d’âmes où
elle fit éclore les fleurs vénéneuses et indestructibles du soupçon et de la
haine. Puis le songe s’embellit, se magnifie. Mlle Séraphine sourit dans son
sommeil. Car elle rêve que son plus cher désir est exaucé, sa plus grande
ambition réalisée. Elle rêve que le drame, le vrai drame, vainement
provoqué, vainement attendu depuis si longtemps, vient de s’accomplir
enfin. Elle voit du sang sur des têtes jeunes et charmantes, de beaux grands
yeux révulsés par la mort, des lèvres humides encore de baisers tordues par
la suprême souffrance. Elle rêve qu’elle a tué, enfin ! tué un de ceux-là qui
ne lui ont rien fait, mais qu’elle exècre de toutes les forces de son âme,
parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont aimés,
tandis qu’elle est laide, pauvre et solitaire.
Et il y a plus de joie, plus de bonheur, plus de passion délirante dans le
soupir heureux que pousse Mlle Séraphine, que dans tous ceux qui
s’exhalent autour d’elle, chez les pauvres filles où l’on rêve d’amour loyal
et partagé, de probe labeur et de dévouement infini.
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