Contes et nouvelles 2 (Contes et Légendes)
Contes et nouvelles 2 (Contes et Légendes)
Contes et nouvelles 2 (Contes et Légendes)
Georges Ista
Contes &
Nouvelles
TOME II.
LIÉGE
imprimerie bénard, Soc. An.
rue lambert-le-bègue, 13
1917
1 fr.
TABLE DES MATIÈRES
Un Miracle de demain
C’était une très belle canne. Elle avait une crosse en or, et était d’un bois
si rare, que le marchand lui-même en ignorait le nom. Le petit vicomte ne
l’avait pas payée moins de quinze louis.
Liline d’Ajonc, sa maîtresse, déclara :
— Tu as l’air idiot, avec cette canne.
— Vraiment ? Quand je l’ai achetée, tu la trouvais très jolie.
— Je te dis qu’elle te donne l’air idiot. Ce n’est pas une canne d’homme
du monde, elle est trop voyante, c’est une canne de scène, pour un acteur.
Demande plutôt à Merlouis, qui est du métier.
— Il est de fait que ce n’est même pas une canne de jeune premier, mais
plutôt de comique jeune, opina Merlouis, qui joue précisément les comiques
jeunes.
— Tu vois, reprit Liline. Et puis, c’est bien simple, je te défends de porter
cette horreur quand tu sortiras avec moi. Fais-en ce que tu voudras, fiche-la
par la fenêtre, ou donne-la à un camarade qui n’a pas une fortune aussi
dégoûtante que la tienne. Mais je ne veux plus te voir avec ça dans les
mains.
Le petit vicomte eut une brillante inspiration.
— Mon cher ami, dit-il à Merlouis, puisque Liline me défend de porter
cette canne, et qu’elle ne convient que pour le théâtre, faites-moi le plaisir
de l’accepter.
— J’ veux bien, répondit l’autre avec une noble simplicité.
Il faut vous dire que Merlouis est l’amant de Liline d’Ajonc, tout comme
le petit vicomte, quoique plus discrètement ; et qu’ayant envie depuis la
veille de posséder cette canne, il n’avait pas cru devoir cacher son désir à
Liline.
Le soir même, le comique jeune était dans sa loge, en train de se
maquiller pour le deux, quand Chichette vint lui conter, en pleurant, qu’elle
avait le plus grand besoin de trois louis, et ne savait où en trouver le
premier sou. Chichette a été jadis la maîtresse de Merlouis, et elle l’est
encore par-ci par-là. Or, ce brave garçon a le cœur sur la main et ne peut
voir pleurer les femmes.
— Attends-moi là, dit-il, je reviens.
Il prit sa belle canne et alla la vendre à Jartès, le jeune premier, qui lui en
donna cinq louis.
Par un hasard qui ne surprendra pas trop ceux qui connaissent Liline
d’Ajonc, Jartès est aussi, par-ci par-là, l’amant de cette jolie femme. Mais
c’est beaucoup moins connu que pour les deux autres, car il doit prendre
des précautions à cause de la grande Lolotte, qui est jalouse au point de le
battre comme plâtre chaque fois qu’elle soupçonne une infidélité.
Mais ce soir-là, comme tous les mercredis, Lolotte était allée voir sa
vieille tante à Rouen, une vieille tante dont on parle beaucoup au théâtre,
parce que chacun sait qu’elle commande un régiment d’infanterie. C’est
pourquoi le petit vicomte, ayant par mégarde soufflé la fumée de sa
cigarette au nez de Mouche, le chien de Liline d’Ajonc, eut à subir une
scène de reproches terribles, et dut aller achever sa soirée au cercle, sans
que la maîtresse ni le chien eussent daigné agréer ses excuses.
Quand Jartès entra chez Liline, une demi-heure plus tard, et lui fit
admirer sa nouvelle canne, la blonde enfant rit beaucoup en apprenant qu’il
l’avait achetée à Merlouis, mais refusa de lui dire pourquoi elle riait.
Le lendemain matin, vers onze heures, le vicomte vint renouveler ses
excuses, qui furent enfin acceptées. Après quoi, il dit d’un air
prodigieusement fin, à l’instant précis où Jartès s’en allait par le cabinet de
toilette et l’escalier de service :
— Merlouis est déjà venu ici aujourd’hui.
— Pourquoi dis-tu cela ? interrogea Liline, à qui de nombreuses
expériences ont démontré qu’il est imprudent de répondre trop vite
d’irréparables oui ou non.
— Parce que je vois dans ce coin la canne que je lui ai donnée hier !
répondit victorieusement le vicomte.
— C’est vrai, mon loup ! Il est venu m’apporter une chanson que je lui
avais demandée, et il aura oublié sa canne en s’en allant… Voyez-vous ce
gros loup chéri qui fait son petit Sherlock Holmès ! On ne peut rien lui
cacher, à ce gros loup !
Et elle embrassa le gros loup une dizaine de fois, impétueusement.
Après le déjeuner, le petit vicomte déclara :
— Merlouis répète à deux heures. Je passe devant son théâtre, je vais lui
reporter sa canne.
Car ce jeune homme est très fier d’entrer dans les théâtres aux heures où
il n’y fait pas amusant.
— Agis comme tu voudras, répondit Liline, qui ne redoute pas les
complications quand Merlouis en est.
Le petit vicomte fit comme il avait dit. L’acteur, en recevant la canne,
déclara d’un ton sec :
— Vous êtes bien gourde de vous déranger pour ça. J’allais la faire
prendre par le chasseur du théâtre. De nombreuses expériences ont
démontré à Merlouis qu’il est prudent de ne s’étonner de rien, et que le plus
simple est d’avoir toujours l’air d’être renseigné.
Le soir, Liline eut envie de souper au restaurant. Elle téléphona à
Merlouis de venir la retrouver au café de Paris, après la représentation. Il
arriva, maniant avec fierté la belle canne à crosse d’or, qu’il n’avait pas osé
rendre à Jartès avant plus ample informé. On soupa, mais quand il s’agit de
régler l’addition, Liline s’exclama :
— Elle est bien bonne ! J’ai oublié ma bourse ! Tu n’as pas quelques
louis sur toi ?
À cette supposition invraisemblable, inouïe, Merlouis la regarda d’un air
si effaré, si piteux, qu’elle en rit aux éclats pendant deux grandes minutes.
— Bah ! dit-elle, laissons cette canne en gage. Tu viendras la reprendre
demain.
Et ils allèrent se coucher.
Une demi-heure plus tard, le petit vicomte entra au café de Paris avec
quelques camarades, et vit entre les mains du gérant, qui la faisait estimer
par un consommateur, une superbe canne à crosse d’or.
— C’est un peu raide ! dit-il. De qui tenez-vous cette canne ?
L’autre conta l’histoire :
— Un monsieur, après avoir soupé avec une jolie femme, lui avait laissé
cela en gage, faute d’argent.
— Petit, ventripotent, glabre et rigoleur, le monsieur ? demanda le
vicomte… Oui, c’est bien ça, c’est bien mon homme ! Sacré Merlouis, je
lui offre une canne, et il la perd deux fois en vingt-quatre heures… Je vais
lui en faire une bien bonne !
Il paya l’addition en souffrance, et, sans un mot d’explication, renvoya la
canne au théâtre, à l’adresse de Merlouis.
Celui-ci, le lendemain, en recevant l’objet des mains du concierge,
s’abstint de poser des questions, car de nombreuses expériences lui ont
démontré que les histoires embrouillées s’arrangent beaucoup mieux quand
on ne cherche pas à les comprendre.
Pendant la représentation, Jartès entra par hasard dans sa loge.
— Tiens, dit-il, ma canne est revenue chez toi !
— Oui, répondit l’autre, c’est une canne très fidèle, très attachée à ses
anciens maîtres, comme les larbins du vieux répertoire.
— Mais comment se fait-il ?…
— Ce serait trop long à t’expliquer, déclara prudemment Merlouis. Tu
me ferais rater mon entrée. Tout ce que j’ai le temps de te dire, c’est que je
ne te la rendrai pas aujourd’hui, parce que je dois passer demain à l’agence,
pour une saison d’été.
Jartès s’inclina sans mot dire. On n’a le droit de rien refuser aux copains
qui vont à l’agence, où ça coûte trop cher d’avoir l’air d’un purotin.
Le lendemain, comme il allait à son rendez-vous, Merlouis rencontra un
camarade qui se rendait aux courses, et qui avait un tuyau sérieux sur
Jambonneau III, un tuyau tellement sérieux que l’acteur décida de n’aller à
l’agence que le lendemain.
Au champ de courses, il trouva facilement un Anglais qui lui acheta la
canne pour quatre-vingts francs, lesquels furent placés aussitôt sur
Jambonneau. L’ami évaluait le bénéfice à plus de deux mille francs. Et
Merlouis répétait en se frottant les mains :
— Ce vieux Jartès ! Va-t-il être épaté quand je lui allongerai un billet de
mille.
Car Jartès était de moitié dans l’affaire, bien entendu.
Jambonneau iii fit un départ magnifique, puis eut soudain la fâcheuse idée
de s’arrêter au milieu du parcours, malgré les coups de cravache, les quatre
pattes écartées, le cou tendu vers l’horizon où l’on voyait passer des trains.
Cela fit dire à Merlouis que ce cheval n’était qu’une vache. Et la joie
d’avoir fait un mot le consola complètement de sa déconvenue.
Le soir, comme Jartès déclarait ne rien comprendre à ses explications, et
se plaignait avec quelque aigreur, il répondit doucement :
— Comment voudrais-tu comprendre mes histoires, puisque je n’y
comprends rien moi-même ?… Et puis, cette canne-là, vois-tu, je m’étais
bien trompé sur son compte. Elle était volage et inconstante, et tu ne
l’aurais pas gardée tout de même, toi qui ne l’avais achetée qu’une fois.
Pense donc qu’en trois jours, elle m’a été donnée, rendue à deux reprises,
prêtée par toi-même, et que je n’ai jamais pu la garder pendant vingt-quatre
heures. Les cannes, vois-tu, c’est comme les femmes, quand elles ne
veulent pas de vous, on ne gagne rien à s’entêter.
Et Jartès s’en alla sans mot dire, car il sait bien qu’avec Merlouis non
plus, on ne gagne rien à s’entêter.
La Sonnette
Ils s’adoraient. Ils avaient tout ce qu’il faut pour être heureux : jeunes,
bien portants, riches et oisifs, tous deux ; lui célibataire, elle mariée à un
homme des plus raisonnables, qui tenait si peu de place dans sa vie qu’elle
n’avait jamais à en parler à son amant. Ils avaient tout, tout, vous dis-je ! Et
ils ont rompu, d’une façon définitive, irrévocable.
Ce fut dans un hôtel normand, un délicieux petit hôtel tout mangé de
vigne-vierge et de chèvrefeuille, avec des pigeons roucoulant sur le toit, des
poules picorant devant le seuil, et une grande cuisine fraîche, ombreuse, où
l’on voyait de la route, par l’entrebâillement de la fenêtre, des cuivres
rutiler gaîment dans le clair-obscur. Un vrai petit hôtel d’opéra-comique,
bien fait pour plaire à cette Parisienne éprise surtout de simplicité très
savante, de pittoresque astucieusement préparé, de naturalisme pomponné,
poudrerizé. Ils l’avaient vu, doré par le soleil couchant, coupé d’ombres
mauves et transparentes, un jour qu’ils passaient par là en automobile. Et,
derrière le dos du mari, sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas la route et
le moteur, ils avaient murmuré en se griffant nerveusement les paumes :
— Comme on s’aimerait bien, là-dedans !
Moins de huit jours après, ils se retrouvaient à la gare Saint-Lazare,
rajeunis, fébriles, dansant sur place comme des écoliers qui partent en
vacances. Un prétexte fort piètre, mais très suffisant, la faisait libre pour
deux jours. Il avait télégraphié au joli petit hôtel pour retenir la meilleure
chambre. Et tandis que le train s’ébranlait, assailli aussitôt par une pluie
furieuse qui semblait vouloir crever les vitres, elle murmurait, les yeux
luisants, nimbée d’espoir, trépidante de plaisir attendu :
— Ça fait rien, m’ami ! Tu verras comme il fera beau, là-bas !
Là-bas, ce n’était pas la pluie, c’était le déluge. Sur le quai de la petite
gare déserte, elle restait toute droite, essayant de se montrer brave, mais
battant des cils pour retenir ses larmes, le cœur crevé d’une grosse
désillusion. Lui se faisait rabrouer, en demandant si l’on pourrait avoir une
voiture, par un employé dont le mal de dents se devinait à son humeur
exécrable mieux encore qu’à sa joue enflée et contenue par un mouchoir à
carreaux. Moyennant quarante sous, il décida un gosse loqueteux, dont le
visage était mangé de croûtes, à courir jusqu’au village. Le jeune émissaire
revint au bout d’une heure à peine, très fier et très content de lui, sur le
siège d’une carriole non suspendue que recouvrait une bâche en lambeaux.
Aux reproches qu’on lui fit, il répondit, maussade et hautain :
— J’avions cru qu’c’était pour les sacs de pommes que v’là su’l’quai !…
Fallait donc l’dire, qu’c’était pas à vous les sacs de pommes !
Et ce fut dans cette infâme guimbarde, qui s’attestait avoir transporté
naguère des gorets aux digestions abondantes et faciles, qu’ils arrivèrent au
charmant petit hôtel qui hantait leurs songes depuis une semaine. La vigne-
vierge et le chèvrefeuille pendaient, lugubres, ruisselants comme des
chevelures de naïades. Mais ils eurent à peine un regard pour ce décor
naguère si riant. Maussades, transis, ne rêvant plus que de pantoufles sèches
et de bûches en brasier, ils se précipitèrent à l’intérieur.
Là, c’était lamentable. Dans la salle à manger, aux murs tapissés d’un
vert acide, cruel, agaçant, un petit poêle en fonte, déshabitué de son service,
fumait avec constance et sérénité. Dans la cuisine, la belle cuisine aux
cuivres rutilants entrevue l’autre jour, un enfant au maillot braillait sans fin,
avec les cris perçants d’un cochon qu’on égorge. La nuit tombait, lourde et
prématurée, du ciel implacablement gris. Leurs couverts étaient déjà
dressés, face à face, au centre d’une table pour vingt convives, sur une toile
cirée dont les lavages innombrables avaient effacé les vignettes, en
respectant toutefois les rondelles vineuses tracées par des culs de verres
poissés. Au-dessus de leurs têtes, une suspension en zinc débronzé puait
beaucoup, n’éclairait guère, et laissait suinter dans les plats les larmes de
son pétrole. Ils espéraient au moins être servis par une bonne grosse
paysanne saine et réjouie. Ce fut une petite vieille au teint jaune, aux
cheveux d’un blanc verdâtre, serrée dans un caraco noir qu’attachaient sur
sa poitrine plate d’invraisemblables boutons bruns, si gros qu’ils semblaient
enlevés aux tiroirs d’un lavabo. Elle les servit avec une aigre obséquiosité,
où perçaient l’envie et la malveillance, expliquant d’une voix pointue et
inlassable, sans leur laisser le temps de placer un mot, qu’elle était de Paris,
elle aussi, qu’elle avait été jeune et courtisée, elle aussi, qu’elle aurait pu
avoir des rentes, elle aussi, et commander aux autres au lieu de les servir, si
la justice ne lui avait fait des saletés dans son métier de sage-femme. Ce
titre, fièrement évoqué par la petite vieille, acheva de les dégoûter du repas
mal cuit qu’elle leur servait de ses mains étroites et longues, et qu’ils
chipotèrent dans leurs assiettes, sans presque y toucher. La vieille parlait,
inlassable et criarde ; la pluie grésillait aux vitres, têtue, interminable,
désespérante. Ils ne se disaient rien, ils n’osaient même plus se regarder,
anéantis, désolés, sans résistance et sans courage contre le mauvais sort,
l’esprit harassé, engourdi, mal à l’aise. Et il leur semblait qu’ils allaient
s’endormir, sous cette douche d’ennui, du sommeil pesant et angoissé de
ceux qu’on chloroforme avant de leur couper la jambe.
Le dessert était à peine posé sur la table quand elle se leva, comme si on
venait de lui faire un signe de délivrance, de lui accorder une permission
longtemps attendue. Elle demanda d’une voix brève :
— Voulez-vous nous indiquer notre chambre, s’il vous plaît ?
Ayant allumé une bougie, la vieille reprise de justice les conduisit, avec
des mines scandalisées, pleines de muette réprobation.
Et ils se trouvèrent seuls, enfin seuls, dans une chambre immense et trop
sobrement meublée. La flamme tremblante de la bougie agitait leurs ombres
sur les murs, comme des fantômes gigantesques et menaçants. Des coins
obscurs, où l’on ne distinguait rien, faisaient penser à des choses hostiles ou
répugnantes : assassins, voyeurs, champignons, araignées… L’atmosphère
était froide, humide, molle, et sentait le moisi. Dès le seuil franchi, elle
s’arrêta, n’osant aller plus loin. Et il la vit si piteuse, si désillusionnée, si
désespérée, qu’il sentit le besoin de faire un grand effort pour triompher de
sa propre tristesse, vaincre ses nerfs titillés par l’ennui, et lui dire quelque
chose de gentil et de consolant.
— Ma petite chérie…, bredouilla-t-il en l’embrassant. Elle se laissa faire,
muette, passive, puis le repoussa soudain, d’un geste presque hostile. Il
sentait le chien mouillé. Et ils se regardèrent, les bras ballants, la face
morne, sans force, sans courage, déprimés jusqu’à l’anéantissement.
À tout prix, il fallait sortir de là. Autour de sa taille souple, il eut un geste
gauche, maladroit, timide, puis murmura :
— Il fera meilleur dans le dodo…
Elle acquiesça d’un signe de tête, puis commença à se dévêtir. Comme il
enlevait son veston, elle murmura à son tour :
— Regarde sous le lit… partout…
Et, le bougeoir au poing, il fit lentement le tour de la chambre, lançant
des coups de pied dans les rideaux aux plis flasques, se mettant à quatre
pattes pour scruter d’un regard inquiet la poussière floconneuse qui dormait
sous les meubles. Il visita les moindres coins, consciencieusement,
beaucoup pour la rassurer, un peu pour se rassurer lui-même. En revenant
vers le lit, il vit qu’elle était déjà blottie sous le drap, bien sage, immobile,
ne laissant voir que sa chevelure dénouée, ses grands yeux brillants et
inquiets.
Pendant qu’il se déshabillait, elle se tourna soudain, d’un saut brusque, et
agita les couvertures d’un mouvement rageur. Vingt secondes plus tard, un
nouveau saut la retourna, et les trémoussements reprirent de plus belle. Tout
à coup, elle rejeta les couvertures d’un geste fou, découvrit son genou poli,
son mollet de petite chasseresse, et pencha sa face anxieuse et convulsée
vers la blancheur douteuse des draps. Puis elle s’abattit sur l’oreiller, dans
un grand « ah ! » de terreur et de dégoût ; et elle se mit à pleurer, avec de
longs sanglots à fendre l’âme, en geignant d’une voix faible et désespérée :
— C’est trop fort !… C’est trop fort !
À ce moment même, il sentit au bras un vague chatouillement, une légère
piqûre, et releva sa manche. Un minuscule grain de beauté, qu’il ne se
connaissait pas à cette place, s’évanouit soudain, reparut un instant sur la
blancheur de la chemise, puis disparut de nouveau.
La chambre était infestée de puces.
Elle continuait à geindre, la tête cachée dans le bras, gauche replié, se
grattant avec frénésie de la main droite, frottant son pauvre petit corps aux
draps rugueux, et répétant sans fin, comme une plainte de petit enfant qui a
du bobo :
— C’est trop fort !… C’est trop fort !…
Lui, debout au milieu de la chambre, à moitié dévêtu, ridicule, s’envoyait
de grandes claques par tout le corps, livré à la grotesque pantomine du
monsieur qui se collette avec le néant, puis essaie de se regarder dans le
dos. Et les piqûres se multipliaient, irritantes, agaçantes, mettant à bout leur
nervosité déjà exaspérée.
Alors, bien entendu, chacun d’eux s’en prit de sa malechance à celui
qu’il avait sous la main, c’est-à-dire à l’autre.
— Vous avez eu du flair, de m’amener ici ! gémit-elle entre deux
plaintes.
Il bondit, indigné, et répliqua d’une voix furibonde :
— C’est ça ! c’est ça ! Dites que c’est ma faute ! Partis en si bonne voie,
deux êtres irrités, furieux. exaspérés, ne s’arrêtent pas à mi-chemin. En
moins de cinq minutes, tout y passa, ce fut le grand déballage. Ils se
reprochèrent les petits sacrifices naguère si joyeusement consentis l’un pour
l’autre, les menus mensonges que l’être le plus sincère ne peut éviter, tout
ce qui démontrait que nul des deux n’atteignait à la perfection absolue ; ils
tracèrent avec de gros mots, de vilaines allusions, une caricature
violemment accentuée de leurs défauts respectifs ; puis, pour clôturer
dignement cette petite fête, ils s’envoyèrent au nez les histoires vraies ou
fausses qui couraient sur leurs familles et l’origine de leurs fortunes. Enfin,
quand le sac fut bien vidé, le mal à tout jamais irréparable, la libre et folle
amoureuse d’hier eut cette phrase stupéfiante :
— Tournez-vous, je vous prie. Je dois m’habiller.
Il obéit sans mot dire, comme si cet ordre était tout naturel, comme s’il
n’avait jamais vu la couleur de son corset. Et il se rhabillait en même temps,
le nez au mur, tapant ses bottines, craquant ses vêtements, avec de grands
gestes de bataille.
Quand il la devina prête, il demanda :
— Nous partons ?
— Je pars, rectifia-t-elle. Ce que vous faites m’importe peu désormais.
— Permettez au moins que jusqu’à la gare…
Mais elle l’interrompit, violente :
— Je vous défends de m’accompagner ! Je ne vous connais plus !
Et elle sortit en claquant la porte.
Il ouvrit la fenêtre. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait en tempête,
de gros nuages sinistres couraient au ciel, et de longues ornières pleines
d’eau, de grandes flaques luisaient sur la route boueuse.
Il la vit sortir de l’hôtel et partir vers la gare, rapide et résolue, la tête
baissée contre le vent, se troussant à peine, posant sans hésiter dans les
flaques rejaillissantes, dans la boue grasse et liquide, les jolis petits souliers
blancs qu’il lui avait achetés la veille.
Il descendit à son tour, leur valise à la main. Au bas de l’escalier, l’ex-
sage-femme guettait
— Monsieur s’en va déjà ? demanda-t-elle d’un ton agressif. J’espère que
monsieur est satisfait ?
Il pensa à se plaindre, à récriminer, pour calmer un peu sa rage. Mais il se
sentit capable de taper sur la vieille, à la moindre réplique insolente, et
demanda sèchement :
— Combien vous dois-je ?
La dame aux boutons bruns voulut entrer dans de longues explications :
— Monsieur avait commandé la chambre par télégramme ; elle avait
refusé de louer à des Anglais, des gens qui promettaient de faire des
dépenses folles, qui devaient amener des Américains, lesquels auraient
certainement…
Il l’interrompit :
— Combien vous dois-je ?
Alors, un défi dans ses yeux sournois, un pli méchant sur ses lèvres
minces, prête à faire de la musique s’il le fallait, elle lâcha d’une voix
résolue :
— Je veux mes deux jours de pension. Ça fait soixante francs.
Il sortit trois louis de sa poche, et les lui tendit, en disant avec un calme
féroce :
— Ce n’est pas cher ; vous ne comptez même pas les puces à un centime
la pièce… À quelle heure y a-t-il un train pour Paris ?
Ayant empoché l’or, la vieille tourna le dos, murmura dédaigneusement :
« Je ne sais pas… », et rentra dans sa cuisine.
Il sortit et s’aventura sur la route boueuse. D’abord, il risqua des pas
prudents, le pantalon troussé haut, essayant d’éviter les flaques luisantes.
Mais ayant constaté qu’il posait chaque fois le pied dans des flaques
obscures, aussi profondes que les autres, il marcha bravement devant lui,
dès qu’il eut les deux pieds bien mouillés, sans regarder où il les posait.
Au moment où il arriva en vue de la gare, un train en partait, dont il put
voir encore le fanal d’arrière et le panache de fumée. L’employé qui avait
mal aux dents n’était plus là. Un gros rougeaud, loquace et pris de vin,
répondit à ses questions que la petite dame, crottée jusqu’aux yeux, « mais
bien jolie tout d’même », était arrivée juste à temps pour sauter dans ce
train. Le suivant passait dans trois petites heures.
Alors, il comprit que c’était fini, bien fini, qu’elle aurait pu oublier sa
désillusion, la pluie, l’ex-sage-femme, le mauvais dîner, la chambre infestée
de puces, les reproches, les gros mots, les récriminations injustes ; qu’elle
lui eût peut-être pardonné tout ce qu’il avait dit, et même, chose bien plus
difficile, tout ce qu’elle avait dit, mais qu’elle ne lui pardonnerait jamais de
ne pas l’avoir rattrapée pour faire ce pénible voyage avec elle, malgré elle.
Puis, comme il n’y avait même pas un café aux environs de la gare, il
s’assit dans la salle d’attente, presque heureux d’avoir à se gratter
continuellement, parce que cela l’empêchait un peu de penser, de regretter,
de souffrir…
Et il attendit le train, un train omnibus, bien entendu, qui devait passer
trois heures plus tard.
Ils ne se sont jamais revus.
Il faut se faire apprécier
AU PIED DU LIT,
vaudeville en trois ou quatre actes.
PERSONNAGES.
Sous le titre, il y avait des noms d’hommes et de femmes, suivis de
brèves indications de caractère, raturées, couvertes de surcharges. La
dernière ligne contenait ces mots :
« La petite grue du second acte. Caractère… »
Il n’y avait rien, plus rien, après le mot « caractère ».
L’auteur empoigna sa plume, d’un grand geste joyeux, et se remit à
écrire :
« Bête, bête, bête ! Vaniteuse, bavarde, volubile et gaffeuse. Chacune de
ses bêtises, de ses gaffes, de ses insanités, est précédée de cette petite
annonce : « Je vous dis ça pour me faire apprécier. »
Il avait l’air ravi d’un homme qui vient de faire une bonne trouvaille, et il
murmura, en se frottant les mains :
— C’est la providence des vaudevillistes qui l’a envoyée poser chez moi,
cette enfant… Fichtre oui, mademoiselle, je ferai quelque chose de vous ;
mais pas comme vous l’entendez…
Chez la Voyante
Je vous défie de trouver un garçon plus rangé, ayant des mœurs plus
régulières que mon ami Joseph.
À quelque heure du jour qu’on ait besoin de le voir, on est certain de le
rencontrer dans le même café, assis sur la même banquette, à la même table,
devant la même marque d’absinthe. S’il n’est pas à son café, c’est qu’il
dort, puisque c’est, hélas ! une tâche au-dessus des forces humaines que de
rester au café nuit et jour sans se coucher jamais. Alors, il est impossible de
rencontrer Joseph, parce que personne ne sait où il loge, même ses
meilleurs amis. Quand on le lui demande, il répond d’une voix douce :
— Je ne donne mon adresse qu’aux gens à qui je ne dois rien.
Joseph n’a jamais donné son adresse à personne.
Quelques camarades, à l’imagination plus brillante que positive,
insinuent qu’il change peut-être de domicile chaque fois qu’il change de
profession. Mais les gens sérieux repoussent cette supposition
invraisemblable, en faisant remarquer que si l’on peut dénombrer les
logements qui existent à Paris, il est impossible de compter les métiers que
Joseph exerça. Car cet être à la vie si calme, si régulière, est d’une
inconstance, d’une instabilité incroyables sous le rapport professionnel.
Il vous dit un jour :
— Bonne nouvelle, mon vieux, je suis dans les chapeaux, maintenant.
Une affaire épatante ! Le lendemain, on entre dans « son » café, on
s’installe à « sa » table, sur une chaise, car il n’aime pas qu’on envahisse
« sa » banquette, qu’il encombre toujours de paperasses multicolores et de
paquets multiformes, dont on ne l’a jamais vu faire un emploi quelconque.
On lui demande :
— Ça marche, les chapeaux ?
Une surprise intense arrondit ses gros yeux glauques, puis il répond avec
une bienveillante pitié, comme s’il parlait à un ami que guette le
dérangement cérébral :
— Les chapeaux… Quels chapeaux ?… Tu as été longtemps malade,
mon pauvre petit ?… Mais il y a des siècles que je n’en vends plus, des
chapeaux ! Je suis dans les huiles, maintenant. Tout Paris sait que je suis
dans les huiles ! Une affaire épatante, mon vieux !
Huit jours plus tard :
— Eh bien, lui dit-on, ça marche, les huiles ? Et il s’écrie :
— Les huiles !… Les huiles !… D’où sort-il, celui-là ?… Tu as hiverné
au Spitzberg ?… Tu as fait le tour du monde à pied, à reculons ?… Mais
non, mon pauvre vieux, je ne suis plus dans les huiles depuis des siècles !…
C’est idiot, les huiles !… Je suis dans les assurances contre les insuccès aux
examens, une affaire épatante ! Tu ne veux pas t’assurer contre les insuccès
aux examens ?
Si vous insistiez beaucoup, il vous assurerait peut-être, mais il faudrait
vous dépêcher, car en remettant la chose au lendemain, vous apprendriez
alors que Joseph n’est plus dans les assurances depuis des siècles, qu’il est
dans les cigares (une affaire épatante), à moins qu’il ne soit chargé de
trouver une commandite pour un vieillard presque aveugle et digne du plus
grand intérêt, qui veut devenir aviateur (une affaire épatante).
Malgré ces innombrables métiers, ce souci louable de rejeter au plus tôt
ceux qui ne nourrissent pas leur homme, Joseph est en butte à la médisance,
car il se trouve des gens pour vous murmurer à l’oreille :
— On ne sait de quoi il vit, ce gaillard-là !
Joseph ne l’ignore pas, et déclare à ses amis :
— Si quelqu’un vous fait jamais cette stupide observation, vous
répondrez que je vide la coupe de l’existence jusqu’à la lie.
Puis il part d’un grand éclat de rire, et pour parler de choses plus
intéressantes, vous propose de jouer sa pile de soucoupes à l’écarté, en cinq
sec.
Il joue et perd. « Quitte ou double ! » dit-il. Il perd encore. « Quitte ou
double ! » Et il recommence sept, huit, dix fois s’il le faut, avec un sang-
froid merveilleux. Je l’ai vu monter ainsi jusqu’à soixante louis, sans même
sourciller. Il joue quitte ou double jusqu’à ce que la chance tourne, et
n’admet sous aucun prétexte qu’on quitte le jeu. On continue tant qu’il ait
gagné une partie, une seule, car il n’est pas exigeant. Alors, il pousse devant
vous la haute pile de soucoupes qui orne toujours sa table, et ordonne au
garçon :
— Enlevez le tapis, Adolphe ! Nous en avons soupé, de vos brèmes !
Comme vous pouvez maintenant vous en rendre compte, mon ami Joseph
est un charmant garçon. Je ne lui connaîtrais pas de défaut, s’il n’avait la
bizarre manie de compliquer étrangement ses itinéraires, ce qui est très
désagréable quand on sort avec lui. On va s’engager dans une rue, il vous
tire par le bras en disant :
— Non, pas par là, mon vieux. Je pourrais rencontrer de pauvres diables
qui me doivent de l’argent.
Et il vous oblige à faire un immense détour. Comme le fait se renouvelle
presque à chaque coin de rue, cela allonge beaucoup le trajet. C’est une
petite manie bien excusable, après tout. J’ai ouï dire que la plupart des
grands hommes avaient de ces tics singuliers.
L’autre jour, j’entrai au café de Joseph, où je l’avais laissé, la veille, en
train de disserter savamment sur le renflouage des trains de bois flotté, une
affaire épatante dont il venait d’être chargé. Je lui demandai, selon mon
habitude :
— Que fais-tu, en ce moment ?
— Mon vieux, répondit-il, une affaire épatante ! Je suis expert en
tableaux.
Puis, comme je ne pouvais m’empêcher de marquer quelque surprise, car
Joseph jusqu’à ce jour ne s’était jamais occupé de peinture, il ajouta
modestement :
— Oh ! seulement en tableaux anciens !
Là-dessus, il m’expliqua qu’il avait découvert une collection superbe,
chez une vieille demoiselle noble qui la tenait de sa famille, et que des
revers de fortune contraignaient à s’en défaire. Il était chargé d’en trouver le
placement, et on lui promettait une commission épatante.
— De quelle époque sont ces tableaux ? demandai-je. Joseph prit un air
grave et mystérieux.
— Ils sont très anciens, déclara-t-il…, excessivement anciens… tout ce
qu’il y a de plus ancien !
— Je cherche un ou deux Fragonard, affirmai-je froidement. N’y en a-t-il
pas dans ta collection ?…
— Heu… fit-il. Je crois bien… il me semble… il doit y avoir des…
comme tu dis… Et c’est tout ce qu’il y a de plus authentique, mon cher !…
Ma parole la plus sacrée !… Il y a de tout : des Rubens, des Raphaël…
— Raphaël ou Rafaëli ?
— Mais c’est la même chose, mon vieux ! Rafaëli, en italien, ça veut dire
Raphaël !… Et puis, tout ça n’a pas d’importance. Je t’affirme que c’est une
collection unique au monde, tout simplement ! J’ai rendez-vous ici même, à
cette heure, avec Gobseck, le fameux marchand de tableaux, à qui j’ai fait
des ouvertures.
— Tu lui as dit de quoi il s’agissait ?
— Pas si bête !… Pour qu’il fasse l’affaire sans moi… Ah ! non, mon
vieux… une affaire épatante !… On n’en trouve pas tous les jours… Tiens,
le voilà, Gobseck.
Le vieux marchand avait mis le bout du nez à l’intérieur du café. D’un
signe, il refusa la consommation que Joseph allait évidemment lui offrir, et
il attendit sur le trottoir. J’avais grande envie d’admirer la collection unique
au monde dénichée par mon ami, et j’obtins la permission de
l’accompagner.
— C’est à deux pas, nous dit-il, mais je vous prierai de faire un petit
détour, pour des raisons personnelles qu’il serait trop long de vous confier.
Et il nous guida, selon son habitude, par des chemins compliqués et
inattendus. En route, il s’efforça de faire l’article, mais sans entrer en des
détails très précis sur la technique des tableaux ou la personnalité de leurs
auteurs. En revanche, il prit fréquemment à témoin de l’authenticité de cette
collection unique au monde les cheveux blancs de sa mère, la croix
d’honneur de son père, et tout ce qu’il put imaginer de plus vénérable.
— Nous arrivons, dit-il, comme on entrait dans une vieille rue étroite et
sombre.
Gobseck, qui n’avait pas encore soufflé mot, l’empoigna par le bras.
— Dans cette rue ? demanda-t-il.
— Dans cette rue même.
— Au numéro 67, troisième étage, seconde porte à gauche ?
— Je… oui… parfaitement…
— Chez une vieille dame qui a un bandeau sur l’œil et qui exhale une
vague odeur de rhum ?
— En effet, j’ai cru remarquer… C’est une demoiselle de très grande
famille, qui a éprouvé des revers de fortune, et elle cherche…
— Et c’est à moi que vous voulez vendre ces tableaux ? À moi ?
Le vieux marchand semblait être sous le coup d’une indignation
incompréhensible, mais si véhémente que Joseph, qui ne s’épate pas
aisément, ne trouva rien à répondre.
— Vous ne me les vendrez pas, monsieur ! reprit Gobseck.
— Soit, monsieur ! Tant pis pour vous, je les vendrai à un autre.
— Je vous en défie, monsieur !
— Et pourquoi donc, monsieur ?
— Pourquoi, monsieur ! Parce que ces tableaux sont à moi, monsieur, et
que je cherche à les vendre depuis vingt ans, sans y être jamais parvenu,
malgré les stratagèmes les plus ingénieux !
Et, tournant le dos, le vieux marchand s’en alla en omettant de nous
saluer.
Joseph le regarda s’éloigner pendant quelques instants. Puis, pivotant à
son tour sur les talons, il me dit en haussant les épaules :
— Après tout, je m’en fiche ! On me propose justement une affaire
épatante dans les œufs conservés… Tu ne veux pas m’acheter des œufs
conservés ?
La Tomate
dût-on le remarquer. Et dès que je serai seul avec elle, je me jetterai à ses
pieds en criant : Je vous aime ! »
Le jeudi était arrivé. Nul cataclysme n’avait bouleversé Paris, nul bouton
ne fleurissait la joue de l’amoureux, ses vêtements neufs l’attendaient,
étalés sur un fauteuil, et il avait passé une heure à chercher s’il n’existait
pas de raisons impérieuses pour remettre la chose à la semaine suivante,
sans pouvoir découvrir le plus petit obstacle.
C’était donc pour aujourd’hui.
Et voilà pourquoi Gaston tortillait et détortillait sa cravate, en répétant à
satiété, comme s’il apprenait un rôle par cœur : « J’attends que tout le
monde soit sorti, et je me jette à ses pieds en criant : Je vous aime ! »
Son douzième nœud de cravate ne valait ni plus ni moins que les
précédents, mais Gaston en fut satisfait, parce qu’il n’avait plus le temps
d’en recommencer d’autres. Il acheva de se vêtir avec un soin méticuleux,
fit appeler un taxi, sauta dedans et cria l’adresse d’une voix si résolue, que
le chauffeur sursauta et le regarda d’un air méfiant et un peu craintif.
Dans le salon de Mme Cocheroy, où le jeune homme fut introduit de suite,
il n’y avait personne ! Pas un seul visiteur ! Ayant décidé qu’il y en aurait
quinze au moins, et qu’il attendrait la sortie du dernier, Gaston pensa avec
un profond dépit que son plan ne tenait plus debout. Et il n’était pas encore
remis de sa déconvenue quand Mme Cocheroy entra.
Autre tuile ! Elle était en peignoir. Donc, elle n’attendait personne, et
avait oublié qu’il lui avait promis une visite. Il fallait même qu’elle fût
bigrement coquette pour porter des peignoirs aussi décolletés, aussi
fanfreluchés, pour son seul plaisir personnel.
Elle fit asseoir le jeune homme sur un canapé, et s’installa à côté de lui.
Gaston pensait, très perplexe : « Puisqu’il n’y a personne, je ne puis
évidemment attendre que tout le monde soit sorti. Donc, quel parti dois-je
prendre ? » Mais il eût désiré, pour y réfléchir, pouvoir se recueillir pendant
quelques minutes, et la dame parlait avec tant de volubilité qu’il avait déjà
beaucoup de peine à la suivre, et ne pouvait songer à l’indispensable
modification de son plan.
Après s’être informée de la santé de ses parents, amis et connaissances, le
tout en moins de deux minutes, Mme Cocheroy lui posa soudain cette
question :
— Et vos petites maîtresses ?
Gaston sentit sa gorge se serrer, tant l’angoisse l’étreignit. Et dire qu’il
avait cru, un instant, que cette femme l’aimait ! Fallait-il qu’elle fût loin d’y
penser, pour parler avec tant d’enjouement de ses maîtresses !
— « Je vous jure »… dit-il. Mais elle n’en permit pas davantage, et le fit
taire en lui mettant la main sur la bouche. Comme à un enfant ! Oui, un
enfant, le mot n’était pas trop dur, et il se le répétait avec une douleur
profonde, tandis qu’elle continuait à se moquer de lui, il le comprenait bien,
maintenant.
— Vraiment, vous n’avez pas de maîtresses ? Je ne puis vous croire !
Vous n’avez pas une petite garçonnière, un entresol bien discret où vous
recevez de jolies filles… des femmes mariées, peut-être, vilain séducteur !
Allons, dites-moi où c’est, donnez-moi l’adresse, je ne me fâcherai pas… »
Le coup lui sembla si dur qu’il déclara d’un ton fort sec : « Je vous jure,
madame, que je n’ai pas la moindre garçonnière. »
Mais elle ne le lâchait pas, et continuait : « Vous préférez les hôtels, sans
doute ? Mais vous êtes terrible ! C’est très compromettant, les hôtels ! Est-
on bien, au moins, dans le vôtre ? Y a-t-il un peu de confort ?
Il répondit, d’une voix que le dépit faisait trembler un peu : « Je vous
répète, madame, que vous vous trompez complètement. »
Sans pitié, elle reprit : « Alors, il reste les voitures, mais c’est bien
incommode. »
Et elle le regarda d’un air désapprobateur. Elle croyait donc qu’il mentait,
qu’il avait des maîtresses ! Comment lui dire qu’il l’aimait, qu’il l’adorait,
puisqu’elle était persuadée de cela ! Un instant, il eut l’idée de risquer le
tout pour le tout, de se jeter à ses pieds en criant : « Je vous aime ! » avec
l’intonation qu’il avait répétée deux ou trois cents fois depuis le matin. Mais
au moment où il la répétait encore une fois ou deux, intérieurement, pour ne
pas rater son effet, Mme Cocheroy posa par mégarde une main sur la sienne.
Elle s’inclinait vers lui, fortement appuyée sur cette main, son bras pressé
contre celui du jeune homme, et, penchée sur sa poitrine, elle regardait
longuement son épingle de cravate, après avoir demandé : « C’est
l’émeraude que votre mère vous a donnée, je crois. »
Fallait-il qu’elle fût à cent lieues de soupçonner son amour, pour oser de
telles attitudes ! Leurs genoux se touchaient. À travers le mince tissu du
peignoir, il sentait contre sa jambe la tiédeur de cette chair tant désirée. Une
boucle de cheveux frôlait son menton, un parfum troublant montait à ses
narines, et il devait se rejeter en arrière, retenir son haleine, pour que son
souffle n’allât pas caresser la nuque ambrée et ronde, l’oreille si rose, si
rose, qu’il contemplait de ses yeux dilatés, à moins de dix centimètres de sa
bouche.
Allez donc vous jeter à genoux, dans des conditions pareilles !
Ah ! certes non, elle ne se doutait de rien ! Si elle avait pu soupçonner le
trouble, l’affolement où le jetaient ce tiède contact, ce parfum grisant, cette
nuque adorable mise à la portée de sa bouche, elle se serait enfuie en
claquant les portes, avec des clameurs d’épouvante ! Mais elle ne se doutait
de rien, car elle restait là, tranquille, tournant la pierre du bout de son doigt
fin, pour la faire briller, en disant d’une voix paisible : « J’en ai une pareille
montée en bague, mais la vôtre a plus d’éclat. »
Elle se pencha encore, pour mieux voir. Sa poitrine, un instant, toucha
celle de Gaston. Ce ne fut qu’un contact très doux et très léger, le frôlement
à peine perceptible d’une chair vivante et animée que soulève un rythme
harmonieux et lent. Mais ce fut si délicieux, si exquisement doux, que
Gaston sentit un grand frisson monter en lui, et le nuage des suprêmes
extases passer devant ses yeux. Et c’était une torture aussi, une torture
effroyable et douloureuse, de penser qu’elle ne se doutait de rien, et de
devoir rester calme, immobile, en retenant ses gestes et son souffle, comme
dans un fauteuil de dentiste, sous ce contact adorable et affolant.
Mme Cocheroy se redressa enfin. D’une voix machinale, elle répétait :
« Oui, la vôtre a plus d’éclat. » Puis elle se tut, et ses dents blanches
mordirent sa lèvre rouge que fendait un pli voluptueux. Gaston respira
longuement, trop bouleversé encore pour penser nettement à autre chose
qu’à la douceur de cet air frais qui entrait en lui, calmant la fièvre de son
âme et le frisson de sa chair.
Le silence dura. Mme Cocheroy réfléchissait. Gaston respirait. Puis il
sentit son impolitesse, fit un grand effort de pensée, et murmura :
— Vous avez là un bien joli peignoir.
Aussitôt, elle se remit à sourire, et entra dans de longues et confuses
explications sur les avantages de ce vêtement : C’était agréable et
commode, on n’avait besoin de presque rien porter dessous ; ça ne tenait
que par trois agrafes, dont elle indiquait la place d’un doigt discret : Une,
deux, trois, c’est ouvert !… Sa main fouillait les dentelles, tiraillait les
rubans, avec des gestes brusques et nerveux. Puis elle s’allongea, comme si
elle était lasse, sa tête penchée vers l’épaule du jeune homme, qu’elle
touchait presque. Dans ce mouvement, la large manche du peignoir glissa,
agrandissant encore l’échancrure du décolletage. Mme Cocheroy ne s’était
aperçue de rien. Elle se taisait de nouveau, et ses yeux fixaient sur un angle
du plafond des regards si étranges, que Gaston regarda aussi de ce côté. Il
n’y avait rien, c’était un angle de plafond comme un autre, avec des
moulures peintes et dorées. Furtifs et vascillants, les yeux de l’amoureux
revinrent vers le peignoir. Il avait glissé encore, découvrant toute l’épaule,
toute une moitié de la gorge blanche et mouvante que l’attitude penchée de
Mme Cocheroy présentait en enfilade aux regards de Gaston.
Et cette femme continuait à ne se douter de rien ! Elle ignorait que la
manche de son peignoir eût glissé, elle était à cent lieues de penser que
Gaston fût amoureux d’elle, et qu’elle le rendait à moitié fou, tremblant de
désir et d’angoisse… Voilà bien les femmes ! On avait parlé chiffons,
toilette, et elle rêvait sans doute à des fanfreluches, à des coupes inédites, à
des garnitures nouvelles, sans soupçonner le martyre dont elle était la cause,
et ce qu’un être humain endurait à ses côtés.
Alors doucement, Gaston se détourna, pour ne plus voir, pour tâcher de
souffrir un peu moins.
Le crépuscule tombait lentement. Des ombres grises descendaient du
plafond, une lueur mauve et apaisée filtrait encore entre les guipures des
rideaux. Gaston entendit un frisson d’étoffe. Mme Cocheroy était debout.
Elle alla vers la muraille, et la lumière rose des lampes électriques envahit
le salon. Puis la dame se retourna vers Gaston. Droite et calme, elle souriait
d’un air tranquille, et pourtant, il sembla au jeune homme qu’elle n’avait
pas son expression habituelle, qu’il n’avait jamais si bien lu, dans les
ombres de ses traits un peu empâtés, les signes de la maturité prochaine, les
marques des déceptions, des chagrins, du souci de vivre… Sans doute cette
lumière crue et soudaine…
Comme elle ne se rasseyait pas, il se leva en murmurant :
— Je crains, madame, d’avoir abusé…
— De rien, dit-elle, vous n’avez abusé de rien. Vous êtes décidément un
jeune homme irréprochable.
Dans sa main encore brûlante de fièvre, il prit une petite main qui, par
opposition sans doute, lui sembla glacée, et qu’il effleura d’un timide baiser.
Il balbutia un « Au revoir », auquel elle répondit d’une voix plus haute que
d’habitude, presque stridente :
— Au revoir, monsieur, tous mes compliments à votre mère, mes
compliments les plus vifs.
Il sortit, et s’en alla par les rues, au hasard, la tête basse. Il était très
malheureux, il pensait que, décidément, elle n’avait jamais songé à lui, et
que, de son côté, il était peut-être encore un peu novice pour séduire des
femmes du monde. Et il revécut, avec une douloureuse mélancolie, l’heure
bienheureuse et mensongère où il s’était cru aimé, où il avait espéré, avec
tant de joie et d’émue gratitude, que Mme Cocheroy allait lui prendre la tête
à deux mains pour l’embrasser sur la bouche.
Sur le trottoir, une petite blonde le frôla, novice sans doute, et honteuse
encore du métier qu’elle faisait, car son regard était triste en implorant celui
du jeune homme, et sa voix tremblait, enrouée et rétive, pour devoir
murmurer tout bas : « Monsieur… Dites, monsieur… »
Mais Gaston se détourna de cet être sans pudeur et sans poésie, si
différent de celle qu’il aimait.
Et, reprenant son chemin, il murmura, dans la sincérité de son âme, avec
un peu de pitié et beaucoup de mépris :
— Faut-il qu’une femme soit tombée bas pour oser s’offrir ainsi !
Mademoiselle Séraphine
Fabrice Dury
Bernard54
Skull33
Hektor
Manseng
Barsetti46
Nalou
Newnewlaw
Gtaf
Metamorforme42
Wuyouyuan
Taba1964
Ernest-Mtl
Artocarpus
Hsarrazin
Yann
M0tty
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2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur
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