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CHRONIQUES

Pierre de Boisdeffre

La France, l'Histoire
et la décadence
e cas de Guy Dupré est singulier. C'est celui
d'un écrivain de talent, entré en littérature
voici plus de quarante ans d'une manière
assez prestigieuse avec Les fiancées sont
froides (1), un premier roman cher aux deux
Julien, Gracq et Green, et dont, depuis, tous les
livres ou presque tournent autour des malheurs
de la France contemporaine, de son identité
C'est le sang
de l'amour et le
menacée, de la guerre civile franco-française qui
sang de la peine n'a pour ainsi dire pas cessé depuis un demi-
de Guy Dupré siècle. Tout se passe comme si Dupré n'était pas
LeFeld-maréchal
le contemporain de François Nourissier et de
von Bonaparte Françoise Sagan (avec qui il a signé un recueil de
de Jean Dutourd chroniques allègres [2]), mais celui de Barrès et de
Bourget, de Maurras et de Massis ; comme eux, il
vit encore en esprit les heures exaltantes et
douloureuses de la Grande Guerre. Il est peu de
Français d'aujourd'hui qui connaissent aussi bien
la vie littéraire et politique de Barrès (dont il a
édité les Cahiers et la Correspondance), les
débuts de l'Action française ou l'affrontement de
Verdun. D'autres jouent aux courses, vont au
théâtre ou dansent le rock. Guy Dupré, lui, passe
ses dimanches à l'Ossuaire de Douaumont.
Un curieux sonnet d'Eve, de Péguy, lui a donné
son titre :

C'est le sang de l'orgueil et le sang de la peine.


Et de la veineporte et c'est le sang du cœur
Et de la veine cave et le sang de la haine
Et les taches de sang sur les brasdu vainqueur.

Le roman de la famille désunie (3) commence le


sombre jour de la dégradation du capitaine Alfred
Dreyfus; il continue avec la victoire du Bloc

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REVUE DES DEUX MONDES OcrOBRE 1996
LA RENTREE LITTERAIRE

radical, les Fiches et la démoralisation de l'armée,


il connaît une page glorieuse qui, aujourd'hui,
paraît presque irréelle, avec l'élan des cyrards qui,
l'été 14, montent à l'assaut en casoar et pantalon
garance :

Flottez, jolis casos, amoureux de la brise,


Soyez flous, soyez fous, mélangez vos couleurs,
Flottez, et puis ce soir, sur la ville surprise,
Soyez les papillons, Paris prête ses fleurs

Flottez afin qu'un jour dans les grandes


[tourmentes,
Parmi les hurlements de mort, dans les assauts,
Nous entendions encore l'écho des valses lentes,
Venu se réfugier un soir, dans nos casos.

Mais très vite, au lendemain d'une victoire qui a


saigné la France de ses meilleurs hommes (plus
Dupré a
d'un million), la contemplation de la décadence l'obsession
redevient le thème majeur des observateurs poli- de la patrie
tiques et la réalité d'un système parlementaire à qui meurt ...
l'agonie. C'est cette histoire qui donne son unité
au livre, l'obsession de la patrie qui meurt «< un
homme sans patrie, quelle horrible pensée! ii,
s'écriait Clausewitz) est le fil conducteur d'un récit
qui passe à travers de multiples chroniques,
réunies ici et publiées, depuis trente ans, dans la
presse parisienne.
Curieux livre, beau et excitant (même si quelques
comptes rendus de livres dispersent un peu
l'attention), qui, dans ses meilleures pages, par la
véhémence et l'accent, fait songer à la Grande
Peur des bien-pensants de Bernanos! Evocation,
devenue rare aujourd'hui, des fastes de l'armée
française, depuis les vétérans de la Grande Armée
(le dernier de ces demi-soldes devait mourir à
cent six ans), jusqu'aux fantassins bleu horizon de 1. Réédité au Rocher en
1992.
14-18. Histoire, souvent redite, de l'Affaire 2. Aumarbre, Quai
Voltaire, 1988.
Dreyfus et de ses conséquences, qui désorganisè- 3. C'est lesangdel'amour
et lesangdelapeine, éd.
rent notre système de renseignement. Nais- Trêdantel, 286p.

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CHRONIQUES
sance de l'Action française; Maurras, disciple
affectueux de Barrès, ne parvient pas à lui « ven-
dre » son projet de restauration monarchique.
« Rien aux rois, tout à la France! », répliquait
l'auteur des Déracinés. « Votre réforme ne peut
avoir que le caractère d'une construction poéti-
que et je ne sens pas la poésie de la Monarchie. ))
S'il adore Péguy et Barrès, Dupré ne montre au-
cune indulgence à l'égard des deux soldats irrémé-
... et ne
pardonne
diablement séparés par un malentendu filial: Pé-
à De Gaulle ni les tain et De Gaulle. Le vrai vainqueur de Verdun
rigueurs de n'aurait pas été Pétain, mais Nivelle, aidé par Man-
l'épuration ni gin. Quant à De Gaulle, faux grand homme (le mot
l'abandon de
l'Algérie n'est pas prononcé, mais la démonstration est
claire), « visionnaire offensé, guerrier deux fois
arraché au champ de bataille, homme d'Etat qui
se retire à l'heure des mises )), l'orgueil, le ressenti-
ment, l'ambition auraient installé en lui « une
forme de luxure spirituelle )). L'essayiste ne lui
pardonne ni les rigueurs de l'épuration, ni l'aban-
don de l'Algérie, ni l'exécution de Bastien-Thiry. Il
faudrait discuter point par point ce réquisitoire qui
rappelle parfois les imprécations de Jacques
Isorni, mais n'enlève rien à la singularité du per-
sonnage, à sa patiente volonté, à ses vues souvent
prophétiques. Un de ses compagnons de captivité
notait qu'on n'avait jamais pu le voir « nu ». Cela
aussi fait partie de sa légende.
L'itinéraire initiatique de Dupré se termine avec
l'évocation de deux écrivains que j'ai bien connus.
Raymond Abellio, génial et un peu fou, l'auteur
des Yeux d'Ezéchiel sont ouverts et de Vers un
nouveau prophétisme, empêtré dans les arcanes
de la collaboration synarchique, et le flamboyant
Dominique de Roux, gaulliste mystique. La navi-
gation de Dupré s'achève ainsi en fanfare.

Il arrive qu'on en dise plus en cent cinquante


pages que dans un gros traité de morale. Ce fut
le cas de Chamfort, de Rivarol, de Voltaire, ces
écrivains du XVIIIe siècle auxquels Jean Dutourd

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LA RENTREE LITTERAIRE

aime se rattacher. Il nous a dit maintes fois le peu


de considération qu'il éprouve pour les idéolo-
gies et les philosophades, malmenant ses contem-
porains dans des romans comme Au bon beurre
ou lesHorreurs de l'amour, pourfendant le Socia-
lisme à tête de linotte et la Gauche la plus bête
du monde. Jamais il n'avait été aussi incisif ni plus
brillant que dans ce portrait étonnant du Feld-
maréchal von Bonaparte (4).
Dutourd part d'une idée simple, et même sim-
pliste : la Révolution française, ses hommes, sa
Et si
grandeur, ses horreurs n'ont jamais existé. Cette
Louis XVI
bonne pâte de Louis XVI n'a pas été guillotinée, n'avait pas été
le roi a faitdisperser les émeutiers le 14juillet 1789 guillotiné!
et continué de gérer, en bon père de famille, un
pays tranquille comme Baptiste. « Louis XVI
vivant jusqu'en 1830, cela fait une histoire de
France et du monde complètement différente ...
et d'abord une tranquillité de l'Europe tellequ'on
a peine à l'imaginer... Louis XVI vivantjusqu'en
1830, nous posséderions encore quelques tré-
sors : le château royal de Marly avec toute sa
machinerie hydraulique; le château de Saint-
Cloud et ses terrasses; la bellestatue de Louis XV
par Bouchardon qui était au milieu de la place
appelée présentement de la Concorde. )) La Loui-
siane n'aurait pas été vendue aux Américains et
serait encore française. Leprogrès des sciences et
des techniques « qui a rendu le monde actuel si
laid, si puant )) aurait été considérablement re-
tardé, pour le bonheur des sages et des académi-
ciens. Plus de guerres (ou alors, de toutes petites
guerres, en dentelles), de révolutions, ni même
d'émeutes. Tout baigne, rien ne bouge : un
tableau est accroché au mur depuis Hugues Capet
et cela satisfait tout le monde.
Cette vision idyllique d'une histoire de France
amputée de toutes les images d'Epinal qui la
composent ne paraît pas tout à fait convaincante.
Mais l'auteur (qui, dans sa jeunesse, ne respectait
rien et écrivait dans le Canard enchaîné), devenu
4. Editions Flammarion,
conservateur ultra, à la mode de 1815, dresse 180 p.

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CHRONIQUES
contre la Révolution française un réquisitoire qui
ne manque pas de pertinence. « Legrand attentat
des révolutions contre les peuples est qu'elles
l'associent aux assassinats... Alors qu'il y a tant
d'actions accomplies avec grâce dans l'histoirede
France, on n'en voit point dans la Révolution...
La guillotine qui empuantissait Paris a pareille-
ment empuanti l'Histoire. )) LaFrance s'est suici-
dée en assassinant non seulement son roi mais la
monarchie. « Le peuple français a perdu une
virginité qu'il avait conservée jusque-là. ))
Toutefois, Jean Dutourd - un brave homme
d'académicien qui n'a pas de sang sur son épée -
Un essai
bien noir, mais
n'en veut pas seulement aux révolutionnaires. Il
excitant a un autre ennemi, de plus grande taille: Napo-
léon Bonaparte, coupable de n'avoir pas voulu
jouer le rôle de Monk auprès du comte de
Provence. Napoléon dont il ne veut connaître que
le retour de l'île d'Elbe; Napoléon « revenu pour
convier les Français à périr avec lui dans un
grand embrasement européen )). Autre suicide,
qu'il compare à celui de Hitler (Churchill, bien
placé pour en juger, refusait toute comparaison).
Mieux vaudrait que Louis XV n'eût pas acheté la
Corse : Buonaparte aurait pris du galon dans
l'armée autrichienne et, au lieu d'être (( une
comète brûlant tout sur son passage )), il aurait fini
comme feld-maréchal (( couvert de croix en dia-
mants )), rempart d'une monarchie vieillissante et
garant de l'équilibre européen. A cet Ange noir,
Dutourd préfère le bon LouisXVI et le sage Louis
XVIII, obèse providentiel qui, même dans ses
malheurs, n'avait pas oublié que le roi de France
avait le pas sur tous les autres rois du monde.
Avec des si on mettrait Paris dans une bouteille,
dit le proverbe. Sans prendre au pied de la lettre
le paradoxe qu'a développé Dutourd, on peut
tirer plaisir et profit à lire ses considérations sur
les causes de la grandeur des Français et de leur
décadence. Voilà peut-être l'essai le plus noir,
mais aussi le plus excitant de l'année 1996.•

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