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Annals of the Academy of Romanian Scientists

Series on History and Archaeology


40 Volume 6, Number 2/2014 ONLINE ISSN 2067-5682

LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET L’AFRIQUE NOIRE

Viorel CRUCEANU*

Résumé. Nous pouvons affirmer qu’en Afrique, la Seconde Guerre Mondiale a


débuté plus tôt qu’en Europe, avec l’invasion de l’Éthiopie, le 3 octobre 1935, par les
forces de Benito Mussolini. Les opérations militaires d’envergure ont commencé en
Afrique du Nord en 1940 et ont duré trois ans. Par contraste, l’Afrique du sud du
Sahara n’a connu que des heurts limités et sporadiques. Mais, les possessions
anglaises, françaises et belges de l’Afrique Noire (celles d’Espagne et du Portugal ont
été neutres, comme leurs métropoles) ont contribué massivement avec des ressources
humaines et matérielles à l’effort de guerre de la Grande Bretagne, de la „France
libre” et des États-Unis. La guerre a eu de nombreuses conséquences parmi lesquels la
„démocratisation du colonialisme” :les tabous raciaux tombent, on voit se conclure de
véritables partenariats entre les métropoles et les colonies, l’esprit civique se
développe, des projets alternatifs de société surgissent, élaborés par les Africains
mêmes. Même plus, au niveau des colonies une élite intellectuelle locale s’affirme.
Formée en Occident, elle est prête à assumer l’acte de gouvernance, en conditions de
délivrance. D’autre part, après 1945, un nouvel environnement politique a résulté,
hostile au colonialisme. Devenues des puissances de second rang, la Grande Bretagne
et la France se sont résignées face à la dissolution de leurs empires coloniaux. Au
grand profit d’une Afrique qui évoluait, inexorable, vers une nouvelle ère: celle de la
liberté politique!

Mots-clés: effort de guerre, Afrique Noire, colonialisme, Grande Bretagne, France,


Charte Atlantique, personnalité africaine, indépendance africaine.

Pour l’Afrique, la Seconde Guerre Mondiale a commencé plus tôt qu’en


Europe: le 3 octobre 1935, lorsque les troupes de Mussolini envahissaient
l’Éthiopie (l’Abyssinie, à l’époque). La capitale Addis-Abeba occupée, le 5 mai
1936, l’empereur Haïlé Sélassié Ier se voit obligé de prendre le chemin de l’exil.
Chemin faisant vers Bath (Grande Bretagne), le monarque éthiopien s’arrête à
Genève (le 27 juin 1936) et s’adresse à la Société des Nations (SDN). Et il s’y
produit un curieux incident diplomatique: l’empereur en personne, le Negusa
Nagast (en amharique: Roi des Rois), a été interrompu dans son discours par un
groupe de journalistes italiens qui se sont mis à huer et à siffler (le signal aurait
été donné par le consul italien, Speichel). Le président de la séance, le premier
ministre belge Paul van Zeeland, se montre hésitant. Une seule voix se fait alors
entendre et qui demande, sur un ton ferme, l’évacuation des turbulents; c’était le

*
Professeur au Collège (Lycée) National „Vasile Alecsandri”, Bacău – Roumanie.
La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 41

chef de la diplomatie roumaine, Nicolae Titulescu, qui n’a pas mâché ses mots:
‹‹À la porte les sauvages››! Des années après, lors de sa visite officielle en
Roumanie (26-29 septembre 1964), le négus Haïlé Sélassié Ier allait évoquer
l’incident dans une interview accordé à la revue roumaine Lumea (Le Monde):
«Ces tristes jours, j’ai exposé à la Société des Nations de Genève la position du
peuple éthiopien. Les provocateurs fascistes ont créé alors du brouhaha dans la
salle de l’Assemblée et m’ont chahuté. C’est alors que Nicolae Titulescu s’est
dressé pour me venir en aide et m’a accorder un soutien inestimable qui, vu les
conditions d’alors, a été un véritable acte d’héroïsme. Titulescu avait pris attitude
contre ceux qui avaient provoqué les désordres et avait obtenu leur évacuation de
la salle de l’Assemblée. Pour la solidarité manifestée à cette occasion, pour
l’appui moral accordé, tant moi que mon peuple, nous porterons une grande
reconnaissance à ce grand homme brave et honnête»1.
L’Éthiopie a été libérée grâce à l’appui des Anglais et, le 5 mai 1941,
l’empereur revenait sur son trône millénaire. Mais, entre temps, la guerre s’était
généralisée en enflammant l’Europe toute entière et en déferlant vers les océans
Atlantique et Pacifique; et, à partir de 1940, la conflagration s’étend en Afrique du
Nord, „depuis les frontières algéro-tunisiennes aux portes d’Alexandrie” et
comportant „trois ans de prodigieux efforts”2. Là, il nous faut mettre en exergue
quelques particularités: si, pendant la Grande Guerre (la Première Guerre
Mondiale), l’Afrique du Nord a été exempte d’opérations militaires d’ampleur, les
combats visant la seule Afrique Noire (c’est-à-dire l’occupation par les Alliés des
six colonies allemandes: le Togo, le Cameroun, l’Afrique du Sud-Ouest, le
Rwanda, le Burundi, et la Tanganyika), cette fois-ci c’est l’Afrique du Nord qui
devient le théâtre de batailles épiques, tandis que l’Afrique Noire ne connaît que
des confrontations sporadiques. Toujours y a-t-il que l’Afrique subtropicale a joué
un tel rôle dans l’effort de guerre des métropoles, que son implication a pesé
„d’un poids plus grand qu’en 1914 – 1918 sur l’issue du conflit”3.
Bien significatif s’est avéré l’effort économique des pays au sud du Sahara.
Ainsi, l’agriculture africaine a été entièrement subordonnée aux besoins de
„l’Europe combattante”. Les cultures industrielles étaient prioritaires: les
arachides (au Sénégal, en Gambie), le café (en Côte d’Ivoire, au Cameroun), le
cacao (en Côte d’Or – l’actuel Ghana, et en Côte d’Ivoire), les huiles végétales (au
Nigéria), le sisal (au Zanzibar), le thé (au Nyassaland – l’actuel Malawi, et au
Kenya), le tabac (en Rhodésie du Sud – en présent Zimbabwe), le coton (en
Ouganda). Pour faire face aux sollicitations du front, le gouvernement britannique

1. Voir l’interview avec l’empereur Haïlé Sélassié Ier dans Lumea (Le Monde), no. 40, 1 oct. 1964,
p. 3.
2. T. Chenntouf, La Corne de l’Afrique et l’Afrique septentrionale de 1935 à 1945, în Histoire
Générale de l’Afrique, tome VIII, L’Afrique depuis 1935, Paris, Édit. UNESCO, 1998, p. 63.
3. Ibidem.

>
42 Viorel Cruceanu

décide en 1942 l’achat de toute la production de cacao du Nigéria, pour toute la


période de la guerre. Le même produit a apporté des profits substantiels aux
propriétaires des plantations et aux commerçants de la Côte d’Or: en 1944, la
tonne de cacao était vendue à 122 livres sterling, un prix jamais rencontré
auparavant. C’est toujours le Nigéria qui assurait l’approvisionnement de la
métropole en flux continu avec de l’huile de palmier, du caoutchouc et du coton.
L’Ouganda exportait, aussi, d’appréciables quantités de café. La récolte de thé du
Nyassaland allait toute entière vers l’Angleterre. Pareillement, au Tanganyika
(qui, avec le Zanzibar, forme l’actuelle Tanzanie) on voit apparaître de nombreuses
plantations de sisal dont la production était censée suppléer celle des Philippines
et de l’Indonésie, envahies par les Japonais. Un aperçu d’ensemble sur les princi-
paux produits importés par les Britanniques nous révèle le rôle indispensable de
l’Afrique Noire: la quantité de cacao, qui en 1938 assurait 92,5% du marché
intérieur de la métropole, s’est accrue à 98% en 1941, le maximum étant atteint en
1943 avec 98,7%; la demande de noix de cocos a été entièrement satisfaite par les
possessions du continent noir; le commerce d’arachides s’est constamment
augmenté de 21,8%, en 1938, à 39,4% en 1940 et à 48,4% en 1944; la production
de café a connu, elle aussi, un cours ascendant, du coefficient assez réduit de
25,9% en 1940, à 80,5% en 1943 et même 90,7% en 1944; en même temps, 40%
de la production africaine de coton a servi, à son tour, aux impératifs britanniques
de guerre4.
Une contribution importante a eu la colonie Congo belge. À l’époque,
comme on sait, la Belgique était envahie par les Allemands. Tout ce temps-là, le
Congo belge a joui d’une liberté quasi-totale. Ce qui plus est, on en est venu à ce
que „le gouvernement belge en exil [à Londres] était en fait à 85% tributaire du
Congo pour son financement”5. Son importance économique était d’autant plus
grande que „dès 1941, le Congo belge réorientait son commerce et 85% de ses
exportations étaient alors dirigées vers la Grande Bretagne, les États-Unis, la
Rhodésie et l’Afrique du Sud, au lieu de 5% seulement en 1939”6. En plus,
l’immense colonie du centre de l’Afrique assurait aussi le nécessaire de certains
produits qui provenaient, surtout, de l’Asie du Sud-Est. La production de
caoutchouc, par exemple, a augmenté de 1.142 tonnes en 1939 à 11.337 en 1944,
et celle d’huile de palmier de 89.947 tonnes (1937), à 144.271 tonnes en 19447. À
son tour, la France se procurait en Afrique Noire, en 1938, 64% du nécessaire
d’arachides, 53% de la production d’huile de palmier et 55% du nécessaire de
cacao. La préférence pour les cultures industrielles a accentué les déséquilibres de

4. A.I. Spirt, L’Afrique pendant la seconde guerre mondiale (en l. russe), Moscou, 1959, p. 22-23.
5. M. Crowder, L’Afrique sous domination britannique et belge, în Histoire Générale..., tome VIII,
p. 113.
6. Ibidem.
7. Ibidem.

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La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 43

l’agriculture africaine, au détriment de celles qui assuraient la subsistance.


Cependant, les territoires du sud de l’Afrique, les deux Rhodésies et le
Bechuanaland en spécial, sont devenus les fournisseurs constants de viande et de
maïs. Le même rôle joua le Kenya, en Afrique Orientale. Grâce au sol fertile, il
s’est transformé en un important producteur de maïs, lin, seigle et blé. Dans ce
colonie britannique, où il y avait beaucoup d’Européens, tout comme en Afrique
australe, les inégalités étaient frappantes: „le prix garanti aux colons [blancs] était
souvent deux fois plus élevé que celui offert aux cultivateurs africains”8.
Depuis bien des décennies, le sous-sol africain avait la réputation de
„miracle géologique”. Par conséquent, ses immenses ressources minérales ont été,
elles aussi, acheminées vers l’Europe, pour combler les exigences de la guerre.
Plus de la moitié de la production mondiale d’or, «vitale pour maintenir le
système monétaire du monde»9, provenait de l’Afrique Noire. L’historien
camerounais Alexandre Kum’a Ndumbe III a dressé une liste de 20 produits
censés essentiels en situation de crise: le charbon, le pétrole, le coton, la laine,
l’acier, le caoutchouc, le nickel, le cuivre, le plomb, la glycérine, la cellulose, le
mercure, l’aluminium, le platine, l’antimoine, le magnésium, l’asbeste, le mica,
l’acide nitrique et le soufre. De toutes ces marchandises, Kum’a Ndumbe constate
que l’Angleterre ne pouvait couvrir que son besoin de charbon, le reste étant
procuré depuis son immense domaine colonial10. À préciser aussi que, lorsque la
production nationale de charbon avait baissé, les Anglais ont développé
massivement le bassin carbonifère d’Enugu (Nigéria), le seul de toute l’Afrique
Occidentale, où l’on a enregistré un quadruplement de la population entre 1939 et
194611. La consommation de minerai de fer africain par la Grande Bretagne a
augmenté de 41,9% en 1938, à 78,4% en 1944; tout comme celui de manganèse,
de 34,4% en 1940, à 96,8% en 1944. Les mêmes tendances ont été enregistrées
pour le chrome, de 67% (1940), à 86,2% (1944) et jusqu’à 91% en 1945, ainsi que
la bauxite, de 58,3% en 1942, à 90,8% en 1944 12. De façon toute naturelle, un
rôle à part revenait au Congo belge, où la production d’étain a augmenté de 2.750
tonnes en 1939, à 17.300 tonnes en 1945; et ce n’est pas tout, le Congo belge a
fourni d’autres produits essentiels tels le zinc, la cassitérite, le charbon, le cuivre,
le bois de feuillus durs13, y inclus mille tonnes d’uranium employée par les
Américains pour la fabrication de la bombe atomique. Les réalités de la guerre ont
imposé aux puissances métropolitaines l’amplification de la valorisation

8. Ibidem, p. 118.
9. F. Burke, Africa, Boston, H.M.C., 1974, p. 244.
10. A. Kum’a Ndumbe III, L’Afrique noire et l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, în
L’Afrique et la seconde guerre mondiale, Paris, UNESCO, 1985, p. 76.
11. M. Cornevin, Histoire de l’Afrique contemporaine de la deuxième guerre mondiale à nos
jours, Paris, Payot, 1972, p. 67.
12. A.I. Spirt, op. cit., p. 18-19.
13. M. Crowder, op. cit., p. 113.

>
44 Viorel Cruceanu

économique des territoires subordonnés. Dès 1940, le gouvernement de Londres a


élaboré le Second Colonial Development and Welfare Act (d’après celui de
1929) qui stipulait des investissements annuels de 5 millions de livres sterling
pendant une décennie. D’ailleurs, en 1945 le plafond sera substantiellement rehaussé
à 12 millions de livres sterling, an par an (échelonné lui aussi à une décennie)14. Un
plan similaire, intitulé Fond d’Investissement pour le Développement
Economique et Social (FIDES), formé de 55% contributions métropolitaines et
45% contributions des territoires15, a été mis en œuvre par la France, mais à peine
à partir de 1946, après l’institution de la IVe République. Les sommes investies
ont permis l’édification de nombreuses constructions stratégiques: des autoroutes
(dont un grand nombre ont contribué à la désenclavisation de certaines régions),
des ponts, des aéroports, des ports maritimes et, bien sûr, des écoles et des
hôpitaux. Les activités économiques ont connu un essor soudain. Ainsi, les ports
de Freetown (Sierra Leone) et Takoradi (Côte d’Or) se sont spécialisés dans la
réparation des bateaux et des avions avariés. Le port de Mombassa, de Kenya, a
été modernisé en 1942, ce qui permit à l’Angleterre de surveiller et contrôler tout
le trafic naval de l’Océan Indien. Sur l’aéroport d’Accra, élargi, comme celui de
Lagos, 200 à 300 avions américains atterrissaient et décollaient tous les jours, en
194216. La même année, 2.994 avions alliés se posaient sur la piste de l’aéroport
de Fort Lamy (Tchad) et 6.994 autres survolaient la zone17, devenue la plaque
tournante entre l’Afrique Occidentale, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. À
part les chantiers de réparations et la traditionnelle exploitation minière, d’autres
branches ont été mis sur pied: la sidérurgie, l’industrie chimique, textile et des
matériaux de construction. À leur tour, les échanges commerciaux ont pris une
ampleur sans précédent. Entre 1938 et 1946, le commerce extérieur de la British
West Africa (la Gambie, la Sierra Leone, la Côte d’Or et le Nigéria) s’est doublé,
en passant de 44 à 86 millions de livres sterling18. La complexité de l’activité
économique, comme effet de la guerre, a déterminé la formation d’une main-d’œuvre
africaine spécialisée. Au Nigéria, par exemple, la colonie anglaise la plus peuplée, le
nombre des employés s’est accru de 183.000 en 1939, à 300.000 en 194619. Il n’en
était pas de même des territoires français où „la France libre” du général de Gaulle ne

14. R. Oliver, J.D. Fage, A Short History of Africa, Baltimore, Penguins Books, 1963, p. 222; C.
Coquery-Vidrovitch, H. Moniot, L’Afrique Noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 1974, p. 221; V.
Opluštil, Évolution de l’Afrique depuis la deuxième guerre mondiale, Praha, 1970, p. 11.
15. C. Coquery-Viderovitch, H. Moniot, op. cit., p. 408; voir des détails chez E. M’Bokolo,
Afrique Noire. Histoire et Civilisation, tome II, Paris, Hatier-Aupelf, 1992, p. 456.
16. M. Cornevin, op. cit., p. 66; Gh. N. Cazan, Popoarele Africii în timpul războiului (Les peuples
de l’Afrique pendant la guerre), dans Marea conflagraŃie a secolului XX (La grande conflagration
du XXe siècle), Bucureşti, Edit. Politică, 1974, p. 256.
17. A. Kum’a Ndumbe III, op. cit., p. 76.
18. C. Coquery-Vidrovitch, H. Moniot, op. cit., p. 219.
19. E. Sik, Histoire de l’Afrique Noire, Budapest, Akademiai Kiadó, 1977, tome III, p. 35.

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La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 45

bénéficiait pas de moyens similaires à l’Angleterre. Là, l’effort de guerre reposait sur
des pratiques surannées telles: le travail forcé (intensifié après 1943), de lourds
impôts, des réquisitions, des prestations obligatoires et des prestations occasionnelles
etc. De pareilles méthodes ont soulevé une série de révoltes, réprimées sans merci. Il
y avait eu des mouvements protestataires dans les possessions britanniques aussi, où
le syndicalisme était permis depuis l’entre-deux-guerres (grèves des ouvriers
portuaires du Sierra Leone, de la Côte d’Or et du Nigéria), mais elles ont été aplanies
sans péricliter la fructueuse collaboration de guerre. Mais, toutes ces transformations
économiques ont représenté, pour ainsi dire, une microrévolution industrielle pour le
continent noir.
La guerre a déterminé aussi des modifications évidentes dans le domaine
social. Les Africains sont venus en contact direct avec la technique européenne
qu’ils ont assimilée avec célérité. Le monde archaïque du village a cessé d’être la
quintessence de l’univers, beaucoup d’entre eux convoitant le confort urbain. Le
fait d’être salarié, que ce soit en tant que travailleur ou en tant que fonctionnaire
noir, conférait un nouveau statut à l’individu issu d’une communauté
profondément attachée aux valeurs traditionnelles. Avoir une occupation
moyennant l’apprentissage a eu pour effet un élargissement de l’univers cognitif.
Le jour ne tarda pas où les ouvriers autochtones, qui avaient pris l’habitude de
travailler aux côtés des Européens, éprouvent les premiers sentiments politiques.
Un élément qui a eu un impact décisif sur leur conscience a été la radio. Elle
pénétra dans de nombreux foyers et, chose importante, même dans des zones plus
arriérées de l’intérieur. Les vieux, les femmes et les plus jeunes attendaient
anxieusement des nouvelles sur la voie des ondes sur leurs compatriotes partis
combattre. Les émissions radio ont ainsi familiarisé les Africains, surtout les
illettrés, avec le sens de ce monde, avec les intérêts politiques, justes ou injustes,
des Grandes Puissances. C’est pourquoi nous considérons que la radiodiffusion
s’est constituée en un stimulent bénéfique qui incita un large intérêt politique des
masses africaines, un fait qui devint évident dès le lendemain de la guerre.
Une conséquence majeure pour l’évolution ultérieure du continent noir a été
la participation des Africains aux hostilités militaires. Chaque colonie a contribué
avec un nombre signifiant de soldats (recrues ou volontaires) et d’éléments
auxiliaires. Ainsi, West African Force (WAF) a mobilisé 176.000 soldats qui ont
combattu pour la libération de l’Éthiopie, du Madagascar, de la Somalie italienne,
mais aussi bien loin, sur le continent asiatique, en Birmanie et aux Indes. La
plupart des effectifs provenaient du Nigéria – 100.000 hommes et de la Côte d’Or
– 70.000 combattants20. Les pays de l’Est de l’Afrique ont contribué à leur tour
avec d’impressionnants effectifs au cadre d’East African Force (EAF). Le seul

20. Voir R. Cornevin, L’Afrique Noire de 1919 à nos jours, Paris, 1973, p. 141; J.O. Sagay, D.A.
Wilson, Africa: A Modern History (1800-1975), London, Evans, 1978, p. 346; V. Opluštil, op. cit.,
p. 60; Gh. N. Cazan, op. cit., p. 256.

>
46 Viorel Cruceanu

Tanganyika a envoyé au front 92.000 soldats, ce qui signifiait 1 sur 75 habitants.


De même, 300.000 habitants non-combattants soutenaient l’effort de guerre par
leur travail sur les plantations ou dans les mines. Le Kenya fournissait à lui seul à
l’EAF 75.000 militaires, tandis qu’Ouganda renforçait les effectifs britanniques
de 55.000 personnes. Semblables aux Ouest-Africains, ceux de l’Est ont lutté en
Éthiopie et au Madagascar, mais surtout en Birmanie, au Ceylan et aux Indes.
C’est toujours l’EAF qui appela aussi aux armes 30.000 hommes du minuscule
Nyassaland, rejoints par 80.000 volontaires des autres trois protectorats de
l’Afrique australe: Bechuanaland (aujourd’hui Botswana), Basutoland (en présent
Lesotho) et Swaziland. La guerre finie, 50.000 Est-Africains ne sont jamais
rentrés chez eux21. Les nuages de la guerre amassés au-dessus de l’Europe depuis
le début des années ‘30 ont fait que, dans les colonies françaises, „15.000 hommes
soient recrutés chaque année et incorporés dans les régiments de tirailleurs
sénégalais, appellation désignant tous les soldats noirs des possessions françaises,
sans distinction d’origine”22. À partir de 1940, un nombre de 127.320 soldats de
l’Afrique Occidentale Française (AOF), 15.500 de l’Afrique Équatoriale
Française (AEF) et 34.000 du Madagascar ont lutté aux côtés des gaullistes en
Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Italie, en France et même en Allemagne. À
la fin des hostilités, on compta 24.271 tirailleurs sénégalais et 4.350 Malgaches
qui s’étaient sacrifiés pour la France23. La participation des Africains à la guerre a
permis le changement de leur vision sur les Européens. Ils ont rencontré à
l’occasion de nombreux Blancs simples; des fois, c’étaient des gradés Africains
expérimentés qui les instruisaient et même qui leur commandaient pendant les
combats. Loin d’être arrogants, comme les fonctionnaires coloniaux, les soldats
blancs partageaient avec les noirs „l’angoisse des tranchées”24. Il est né ainsi une
condescendance raciale, naguère inimaginable, qui mina profondément la
philosophie du système colonial. En plus, les Africains ont été les témoins de la
tragédie de leurs maîtres blancs, vaincus par une autre race: le 15 février 1942,
70.000 soldats de l’Empire Britannique ont été forcés à capituler à Singapore, face
aux Japonais. L’événement a eu un profond impact psychologique, puisque „le
prestige de l’homme blanc, l’éthos de sa supériorité s’était évanoui”25. Rentrés
chez eux, les Africains allaient diffuser leur propre perception sur le véritable état
des choses. Les limites imposées et maintenues par le complexe d’infériorité ont

21. Cf. M. Cornevin, op. cit., p. 70-72; R. Cornevin, op. cit., p. 141; E. Sik, op. cit., p. 80.
22. M. Diop, D. Birmingham, I. Hrbek, A. Margarido, D.T. Niane, L’Afrique tropicale et l’Afrique
équatoriale sous la domination française, espagnole et portugaise, în Histoire Générale..., tome
VIII, p. 86.
23. J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique Noire. D’Hier à Demain, Paris, Hatier, 1972, p. 470; M.
Cornevin, op. cit., p. 80.
24. A. Mazrui, L’Afrique et l’héritage de la seconde guerre mondiale sur le plan politique,
économique et culturel, în L’Afrique et la seconde..., p. 26.
25. The Horizon History of the British Empire, American Heritage Publishing Co., USA, 1973, p. 460.

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La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 47

été dépassées. Pour l’Afrique et implicitement pour le système colonial il


commençait à s’écrire une nouvelle page. Le prestigieux auteur de Burkina Faso,
Joseph Ki-Zerbo, considérait que, par les colportassions des idées contestataires,
„les soldats africains ont été les grands artisans de l’émancipation africaine”26.
Nous avons donc pu constater, en étudiant la succession des faits, la manière
totale de s’impliquer dans la guerre des colonies britanniques et françaises de
l’Afrique Noire. Leur effort a été tellement nécessaire et les résultats si bénéfiques
que les rapports avec les puissances métropolitaines ont évolué de la subordi-
nation au partenariat. Il devenait évident que, la paix restaurée, on ne pouvait
plus revenir au statu-quo-ante. Au plus fort de la guerre, les alliés anglo-saxons
réfléchissaient déjà à la future configuration du monde. Le 14 août 1941, à
Placentia Bay, dans l’île de Newfoundland, le président des États-Unis, Franklin
Delano Roosevelt, et le premier ministre britannique, Winston Churchill, ont
signé le document intitulé la Charte (de l’) Atlantique (Atlantic Charter). Les
deux s’engageaient à respecter «le droit qu'ont tous les peuples de choisir la forme
de Gouvernement sous laquelle ils entendent vivre; et ils désirent voir restituer, à
ceux qui en ont été privés par la force, leurs droits souverains» 27. La formulation
était claire, «chaque peuple» incluant, sans ambiguïté, les peuples coloniaux. Or,
Churchill eut tôt fait de donner une interprétation personnelle à cette stipulation
du 3e paragraphe de la Charte. Dans une harangue tenu dans la Chambre des
Communes, le 9 septembre 1941, il affirmait que «les droits souverains et le libre
exercice du gouvernement font référence à la restauration de la souveraineté des
États et des nations asservies par le nazisme en Europe»28 et que rien ne
modifierait la structure de l’Empire Britannique. En guise de réponse, le 22 février
1942, dans un message radiodiffusé, le président Roosevelt affirmait
catégoriquement: «La Charte Atlantique concerne le monde tout entier» 29. La
position américaine était soutenue par le troisième allié, l’URSS qui, le 24
septembre 1941 a adhéré à la Charte, en précisant que «l’Union Soviétique défend
les droits à l’indépendance nationale de tous les peuples»30. Là-dessus, nous
devons mentionner aussi le fait que, malgré l’hostilité britannique, le sous-
secrétaire d’État américain Sumner Wells déclarait le 30 mai 1942: «Notre
victoire doit apporter la libération de tous les peuples […] L’époque de
l’impérialisme est à son terme »31. La Charte Atlantique a eu un écho inespéré en
Afrique; l’historien Hongrois Endre Sik parle d’„un effet exaltant” 32. La première

26. J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 470.


27. Voir Charta Atlanticului (Charte de l’Atlantique), en RelaŃii internaŃionale în acte şi
documente (Relations internationaux en actes et documents), Bucureşti, Edit. Didactică şi
Pedagogică, vol. 2, 1976, p. 111.
28. V. Opluštil, op. cit., p. 7; voir aussi ...of the British Empire, p. 459.
29. V. Opluštil, op. cit., p. 7.
30. Ibidem, p. 8.
31. M. Cornevin, op. cit., p. 56.
32. E. Sik, op. cit., p. 22.

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48 Viorel Cruceanu

réaction d’envergure a été enregistrée l’été de 1943, lorsque le Nigérian ibo,


Benjamin Nnamdi Azikiwe (qui devint plus tard le premier président du Nigéria)
a adressé au gouvernement de Londres un mémoire au titre suggestif: La Charte
Atlantique et l’Afrique Occidentale Britannique. Dans le manifeste il posait le
problème de l’octroi de l’indépendance à une colonie africaine, c’est-à-dire au
Nigéria. Et ce n’était pas tout parce que, Azikiwe, qui avait étudié aux États-Unis
entre 1925 et 1934, avait même dressé un calendrier de la décolonisation de son
pays, en deux étapes, sur une période de 15 ans, ayant pour point de départ soit le
moment de la rédaction du mémorandum, soit la fin de la guerre. Dr. Azikiwe se
montrait optimiste en ce qui concernait la réussite de sa démarche car, affirmait-il,
«nous sommes censés avancer vers la liberté politique»33. L’action du militant
ouest-africain n’a pas joui de compréhension de la part des Britanniques; mais elle
a prouvé la parfaite intuition des événements qui se sont déroulés dans le sens de
l’indépendance de l’Afrique.
Des conséquences favorables pour les mouvements nationaux africains a eu
aussi l’état géopolitique résulté à la fin de la guerre. Les deux grandes puissances
coloniales, la France et l’Angleterre, étaient au bout du rouleau. Elles ont perdu
ensemble presqu’un million d’hommes. L’infrastructure de la France avait été en
grande partie détruite ou saccagée par l’occupant. Au plan moral, le pays était
traumatisé par la division de la société en maquisards (résistants) et collabos
(collaborationnistes). Cela a mené, pendant les premières années de guerre (1940-
1942), à „la scission du domaine colonial français”34, alors que „les épisodes de la
lutte entre les vichystes et les gaullistes ont compromis irrémédiablement le
prestige de l’administration coloniale”35. Plus encore, la dette publique de la
France s’élevait à 1.756 milliards francs36. À son tour, la Grande Bretagne était
tributaire aux emprunts considérables aux États-Unis et même aux colonies. Il
était évident que „le rapport des forces dans le monde avait changé au détriment
des puissances coloniales”37 et que la guerre „avait irrémédiablement porté
atteinte à la solidité du colonialisme, beaucoup plus profondément que ne le
pensaient, à ce moment-là, les Africains eux-mêmes”38. Le monde était divisé à
l’époque en sphères d’influences des deux superpuissances, les États-Unis et
l’URSS, qui „affichaient un anticolonialisme sans équivoque”39. L’attitude de

33. B. Nnamdi Azikiwe, Planurile politice ale Nigeriei (Les projets politiques du Nigéria), dans
Gândirea politică africană (La Pensée politique africaine), Bucureşti, Edit. Politică, 1982, p. 332.
34. Cf. I. Baba Kaké, L’Afrique coloniale. De la Conférence de Berlin aux indépendances, Paris,
ABC, 1977, p. 83.
35. J. Suret-Canale, Afrique Occidentale et Centrale, tome III (1), Paris, Edit. Sociales, 1972, p. 10.
36. J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 470.
37. E. Jefferson Murphy, Istoria civilizaŃiei africane (L’Histoire de la civilisation africaine),
Bucureşti, Edit. Minerva, 1981, vol. 2, p. 286.
38. Ibidem; voir aussi R. Oliver, J.D. Fage, op. cit., p. 243.
39. J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 470.

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La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 49

rejet du colonialisme ont fait l’historien Joseph Ki-Zerbo affirmer que „pendant la
première décennie de l’après-guerre, une sorte de complicité planétaire poussait
l’Afrique vers la liberté”40.
La Seconde Guerre Mondiale a eu aussi une autre conséquence importante:
le changement radical de l’attitude des métropoles envers les colonies. En Grande
Bretagne, la classe politique affichait des opinions divergentes. Le premier
ministre conservateur, Winston Churchill, déclarait qu’il n’accepterait jamais être
le «fossoyeur de l’Empire Britannique»41. Au contraire, le leader travailliste
Clement Atlee déclarait à une délégation ouest-africaine que la paix ouvrirait «une
ère de sécurité et de justice, non seulement pour un peuple et un continent, mais
pour tous les peuples de tous les continents»42. Dans cet esprit, le gouvernement
travailliste publiera en 1948 un Blue Book qui fixait une évolution en étapes vers
l’indépendance des colonies africaines, échelonnée sur 30 ans. Beaucoup plus
sinueuses se sont montrées les relations entre la France libérée et ses colonies. On
sait que le siège de la „France libre” du général de Gaulle a été la capitale
d’AEF, Brazzaville (Congo français). C’est d’ici, „depuis les vastes étendues de
l’Afrique”43, que le général a lancé sa doctrine concernant la libération de la
France „avec des hommes et des ressources de l’Empire”44. La loyauté des
possessions africaines a fait de Gaulle réfléchir au fait que „le statut des territoires
d’outre-mer devrait être profondément reformé”45. Dans ce but, dans la période 30
janvier – 8 février 1944, a été convoquée la fameuse Conférence de Brazzaville.
Tous les gouverneurs des colonies africaines ont participé à cette réunion, plus 9
membres de l’Assemblée Consultative de la métropole et 6 observateurs
représentant les colons européens de l’Afrique du Nord (l’Algérie, le Maroc et la
Tunisie). Remarqons, pourtant, qu’aucun Africain n’a été présent, le seul délégué
de couleur étant le gouverneur d’AEF, Félix Éboué (né à Cayenne, en Guyane
française). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’on ait promis des réformes
économiques, sociales, administratives, sauf celles politiques. Le ton a été donné
par le commissaire des problèmes coloniaux lui-même, René Pleven qui,
s’adressant à la Conférence, déclarait: «De temps à autre nous lisons que cette
guerre doit finir par ce qu’on appelle la libération des peuples coloniaux. Dans la
Grande France coloniale il n’y a pas de peuples à délivrer, ni de discrimination
raciale à éliminer…»46. C’est ainsi que, la Conférence terminée, on souligna que
«les buts de l’opération civilisatrice accomplie par la France dans les colonies
excluent toute idée d’autonomie, toute idée d’évolution en dehors du bloc français
40. Ibidem, p. 474.
41. Cf. C. Mureşan, Al. Vianu, R. Păiuşan, Downing Street 10, Cluj-Napoca, Edit. Dacia, 1984, p. 289.
42. E. M’Bokolo, Le continent convoité, Paris-Montreal, Études Vivantes, 1980, p. 107.
43. Charles de Gaulle, Memorii de război (Mémoires de guerre), Bucureşti, Edit. Politică, 1969, p. 113.
44. P. Bertaux, L’Afrique de la préhistoire à l’époque contemporaine, Paris, Bordas, 1973, p. 280.
45. Ibidem.
46. V. Opluštil, op. cit., p. 12.

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50 Viorel Cruceanu

de l’Empire; l’éventuelle création, même éloignée, de gouvernements autochtones


est exclue»47. L’attitude adoptée par les français à Brazzaville était en totale
contradiction avec les évolutions dans l’Empire Britannique: dès la période de
guerre, les Conseils Législatifs (les parlements locaux) sont accessibles aux
Africains (dans les possessions de l’Afrique de l’Est et en Afrique Australe, avec
un relatif retard par comparaison à l’Afrique de l’Ouest, où la représentation
africaine a débuté pendant les années de l’entre-deux-guerres); puis, on en vient,
dans les colonies ouest-africaines, à ce que les autochtones soient cooptés même
dans les Conseils Exécutifs (les gouvernements locaux). Les Africains
anglophones commençaient ainsi leur apprentissage politique dans les territoires
qu’ils allaient, sous peu, diriger. Mais la réticence de la France était explicable, si
nous considérons le rôle déterminant des colonies dans la réparation de l’honneur
sur le champ de bataille. Cette réalité trouve son écho, le 15 mai 1945, dans les
mots de Gaston Monnerville, président de l’Assemblée Consultative française:
«Sans l’Empire, la France ne serait aujourd’hui qu’un pays libéré. Grâce à son
Empire, la France est un pays vainqueur»48. La reconnaissance due à l’Afrique
Noire s’est matérialisée par l’élargissement du droit de représentation dans le
Parlement de Paris. Ainsi, le 21 octobre 1945, neuf Africains sont élus dans
l’Assemblée Nationale Constituante, parmi lesquels les Sénégalais Lamine Guèye
et Léopold Sédar Senghor ou l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Les années
suivantes, reflexe de la politique assimilationniste française, le nombre des
députés africains s’est accru. Certains d’entre eux reçoivent même des charges
gouvernementales, depuis la modeste qualité de sous-secrétaire d’État (le
Sénégalais Lamine Guèye, le Malien Fily Dabo Sissoko, le lendemain de la
guerre), ou secrétaire d’État (le Voltaïque Joseph Conombo, le Sénégalais
Léopold Sédar Senghor, le Malien Modibo Keïta, vers 1955), jusqu’à celle de
ministre (un seul cas: l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, ministre de la Santé
dans le gouvernement de Félix Gaillard et ministre d’État dans quatre cabinets
français, y inclus celui du général de Gaulle, de 7 juillet 1958 à 8 janvier 1959).
Grâce aux fauteuils parlementaires ou gouvernementaux, les leaders africains
francophones se sont montrés beaucoup „moins rebelles face au pouvoir
métropolitain”49. On en vint à déclarer, après les élections du mars 1957, par le
plus représentatif délégué africain, Félix Houphouët-Boigny: «Il nous aurait été
beaucoup plus facile d’enthousiasmer les foules avec le slogan de l’indépendance
absolue des peuples coloniaux […]. Nous avons tenu bon à la démagogie […]. Il
est réjouissant et réconfortant de constater que les masses ont fait confiance à ceux
qui ont accepté la voie de la coopération [avec la métropole]»50. Plus tard, le 22

47. X. Yacono, Les étapes de la décolonisation française, Paris, PUF, 1971, p. 58.
48. A. Grosser, La IVe République et sa politique extérieure, Paris, A. Colin, 1972, p. 27.
49. A. Mazrui, Africa’s International Relations, London-Ibadan-Nairobi, Heinemann, 1979, p. 45.
50. A. Grosser, op. cit., p. 352.

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La Seconde Guerre Mondiale et l’Afrique Noire 51

février 1960, quelques mois avant les indépendances seulement, dans une interview
accordée à la télévision canadienne, le leader ivoirien s’est avéré sceptique
encore: «Dans ce siècle où la dépendance réciproque est devenu règle d’or, je ne
vois pas comment on pourrait nous assurer un meilleur avenir dans une fausse
indépendance, qui n’est rien d’autre qu’isolement politique et économique»51.
La modération des francophones était compensée par l’activisme des
anglophones qui ont imprimé un nouvel élan au mouvement d’émancipation de
l’Afrique. Le point de départ a été le Ve Congrès Panafricain de Manchester
(15-19 octobre1945). Les destins du Panafricanisme (courant créé au début du
XXe siècle par le diaspora africain des États-Unis) ont été repris maintenant par
les jeunes intellectuels africains formés dans des universités américaines ou
anglaises „promis à un grand avenir politique”52: Kwame Nkrumah et Ako Adjei
de la Côte d’Or, Hastings Kamuzu Banda du Nyassaland, Obafemi Awolowo,
Samuel Akintola, H.O. Davies de Nigéria, Jomo Kenyatta du Kenya, I.T.A.
Wallace-Johnson du Sierra Leone et l’écrivain sud-africain Peter Abrahams. Le
groupe de Manchester avait compris que le moment était venu pour l’Afrique de
lutter pour une „personnalité propre”. Les documents rédigés par Kwame
Nkrumah affirmaient fermement: «Nous sommes décidés de devenir libres […].
Nous demandons l’autonomie et l’indépendance de l’Afrique Noire!»53.
Pratiquement, à Manchester, le Panafricanisme s’est transformé en une idéologie
„élaboré par les Africains, pour l’Afrique”54. Son ton revendicatif peut être
regardé aussi comme un acte de justice, censé récompenser la loyauté des
territoires africains envers les métropoles pendant les éprouvantes années de
guerre. Sauf que, on l’a déjà vu, une fois victorieuses, la France et la Grande Bretagne
ont essayé de minimaliser leur devoir moral envers l’Afrique Noire. Ce fait
transforma le „nationalisme domestique”55 d’avant en une „vague d’optimisme
prométhéique”56, qui confiera au mouvement continental d’émancipation, à partir de
la moitié des années ’50, „la stature d’une révolution”57.
Nous pouvons conclure que, vu ses conséquences58, la Seconde Guerre
Mondiale a influencé de manière décisive le sort de l’Afrique. Les investissements

51. V. Opluštil, op. cit., p. 121; voir aussi Le Nouvel Afrique-Asie, no. 52, janv. 1994, p. 10.
52. E. M’Bokolo, Afrique Noire..., tome II, p. 446.
53. E. Jefferson Murphy, op. cit., vol. 2, p. 289.; voir aussi W.J. Hanna (edit.), Independent Black
Africa, The Politics of Freedom, Chicago, R. MacNally, 1964, p. 533.
54. P.F. Gonidec, L’État Africain, Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1970, p. 281.
55. J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 469.
56. Le Nouvel Afrique-Asie, no. 53, févr. 1994, p. 14.
57. J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 469.
58. Pour les détails, voir V. Cruceanu, Războiul se câştigă cu oameni şi resurse din colonii (La
Guerre peut être gagneé avec des hommes et des ressources des colonies), dans Dosarele Istoriei
(Les Dossiers de l’Histoire), nr. 9 (37), sept. 1999, p. 39-41; idem, Africa Neagră şi marele război
(L’Afrique Noire et la grande guerre), dans le vol. Structuri politice în secolul XX (Structures
politiques au XXe siècle) (volume d’hommages au prof. univ. dr. Constantin Buşe), Bucureşti,
Edit. Curtea Veche, 2000, p. 426-445.

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52 Viorel Cruceanu

stratégiques opérés par les métropoles, ont donné le signal de la rupture avec le
passé. La participation des colonies à l’effort de guerre, avec des hommes et des
ressources matérielles, a conféré aux autochtones l’orgueil de se sentir utiles à ce
monde. Les réalités de la guerre, les confrontations sans merci Blancs contre
Blancs, ont fait que les Africains s’élèvent au-dessus des barrières raciales et
dépassent les préjugés de la marginalisation. Les consciences sont arrivées à leur
maturité. L’élan national, avec ses motivations intrinsèques, a joui d’un grand
suffrage international. La personnalité africaine, dont le contour est dû au labeur
passionné de plusieurs générations, allait évoluer vers son accomplissement: celui
de remporter l’indépendance!

BIBLIOGRAPHIE

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Générale de l’Afrique, tome VIII, L’Afrique depuis 1935, Paris, Édit. UNESCO, 1998
A.I. Spirt, L’Afrique pendant la seconde guerre mondiale (en l. russe), Moscou, 1959
M. Cornevin, Histoire de l’Afrique contemporaine de la deuxième guerre mondiale à nos jours,
Paris, Payot, 1972
Gh.N. Cazan, Popoarele Africii în timpul războiului (Les peuples de l’Afrique pendant la guerre),
dans Marea conflagraŃie a secolului XX (La grande conflagration du XXe siècle), Bucureşti,
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E. Jefferson Murphy, Istoria civilizaŃiei africane (L’Histoire de la civilisation africaine),
Bucureşti, Edit. Minerva, 1981

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