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Hitler Staline 1941 1945

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1941-1945

LES POURPARLERS SECRETS


GERMANO-SOVIETIQUES

par NERIN G U N

Des liens ont existé, sinon uni de tout temps


l'Allemagne et la Russie, liens familiaux entre
leurs monarques, liens militaires ou économi-
ques — ce qui fut pour l'Europe de l'Ouest l'un
de ses plus grands soucis.
Le drame de la paix séparée de Brest-Litovsk,
en 1917, fut payé par la France et ses alliés
du prix du sang de ses hommes et de larmes
que le temps n'a pas effacées.
Ce n'est plus un mystère que les Soviets aidè-
rent secrètement la république de Weimar à se
réarmer, notamment en entraînant les jeunes
pilotes de la future Luftwaffe.

L'article de Nerin Gun montre que, jusque dans


la folie démoniaque des ultimes heures du
Bunker, Hitler essayait encore d'amener les
Soviets à trahir les alliés, et cela tandis que ses
propres soldats se sacrifiaient pour lui en se
battant jusqu'au bout contre les armées russes.
8 1941-1945 : L E S P O U R P A R L E R S SECRETS

« Monsieur J.V. Staline, Moscou.


[•••]
La conclusion d'un pacte de non-agression signi-
fie que pour le temps à venir la politique allemande
suivra une nouvelle orientation. Elle nous offrira des
nouveaux avantages, pour les s i è c l e s à v e n i r . [...]
J'accepte le projet de M. Molotov. [...]
Je suis persuadé qu'il ne faut plus gâcher notre
temps et nous mettre rapidement d'accord. Je vous
propose donc de recevoir mon ministre des Affaires
étrangères le mardi 22 août [ i 9 3 9 ] ou, au plus tard,
le mercredi 23 août... Je serais heureux de recevoir
rapidement votre réponse.
Adolf Hitler (1) »

Staline répondit le 21 août à 17 heures, donc vingt-quatre


heures plus tard (l'Union soviétique refuse encore aujourd'hui,
et obstinément, de permettre aux historiens de consulter ses
propres archives) :
« Au chancelier du Reich allemand,
Monsieur A. Hitler.

Je vous remercie de votre lettre.


J'espère que le pacte de non-agression germano-
soviétique marquera un tournant vers une améliora-
tion sincère des rapports entre nos deux pays.
Nos peuples ont besoin de paix. [...]
[...] d'accord pour recevoir Monsieur von Rib-
bentrop à Moscou, ce 23 août.
J. Staline »

Les pourparlers qui ont précédé cet échange de lettres, la


correspondance elle-même, le voyage éclair de Ribbentrop à
Moscou, où il sabla le Champagne avec Staline, qui déclara :
« Quand nous concluons une alliance, c'est pour y rester fidèle à
jamais » et « J'ai la même aversion pour les Juifs que votre
(1) On peut encore retrouver dans les archives personnelles d'Adolf
Hitler le double « original » de cette lettre qui devait changer le sort du
monde.
« Le Fitlirer me l'avait dicté d'un trait, j'utilisais une machine à carac-
tères géants, car il avait la vue basse et délestait porter des lunettes »,
m'avait confié Johanna Wolf, la s e c r é t a i r e personnelle de Hitler.
GERMANO-SOVIETIQUES 9

Fiihrer », appartiennent à la petite histoire et pourtant ils conti-


nuent à donner une impression d'inédit, les historiens ayant peut-
être évité la question pour ménager à la fois la droite et la gauche,
ce qui fait beaucoup de monde.
Le pacte paraphé, persuadé d'avoir réussi un chef-d'œuvre
de diplomatie, Ribbentrop rentra à Berlin où il fut accueilli par
un Hitler ravi, allant jusqu'à se faire photographier pour la
postérité par Eva Braun, le pacte à la main, et donnant immé-
diatement à la Wehrmacht l'ordre d'attaquer la Pologne.
Cet ordre fut différé, probablement en raison d'une tentative
de médiation de Mussolini. Mais la Seconde Guerre mondiale
était maintenant inévitable.

Les clauses de cet accord restèrent longtemps secrètes. Cepen-


dant, le communiqué assez vague diffusé par les agences de
presse fut interprété par l'opinion mondiale comme l'annonce
d'un conflit imminent.
L'Europe mobilisait. En quittant Venise, où j'étais allé
pour la Biennale du cinéma, je croisais des convois de réservistes
et des blindés.
Dans l'entourage de Ciano, alors ministre des Affaires étran-
gères, on était abasourdi. N i lui ni le Duce n'avaient été mis au
courant de ce qui se tramait chez leur dangereux allié, et i l sem-
blait inconcevable que le porte-drapeau de l'antibolchevisme
envisageât de pactiser avec le diable.
C'était mal connaître Hitler. Le vagabond révolutionnaire
qu'il fut, à Vienne, à Munich, avait fréquenté les milieux
marxistes. L a légende veut qu'il ait même rencontré Lénine en
1914 — rencontre fortuite, certes, et qui n'aurait rien d'invrai-
semblable pour deux marginaux. Il ne faut pas oublier que le
parti nazi fut à l'origine un parti ouvrier, aussi peut-on penser
que la croisade anticommuniste constitua d'abord un bon outil
de propagande pour celui dont l'ambition était de devenir aux
yeux du monde l'héritier du grand Frédéric II, l'homme de guerre
se jouant des renversements d'alliance, si cela allait dans le sens
de son rêve.
Les deux peuples concernés acceptèrent ce pacte avec rési-
gnation — et, du côté allemand, avec un certain soulagement :
cela écartait la hantise d'une guerre sur deux fronts. Le peuple
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soviétique ne pouvait évidemment exprimer une opinion, toute-


fois le correspondant de l'agence Tass à Berlin, Wladimir Filipoff,
me donna une explication singulière de son fatalisme : « Pour
nous, me dit-il, tous les pays d'Occident sont fascistes et impé-
rialistes, nous envisagions une entente avec l'Angleterre et la
France, nous l'avons conclue avec VAllemagne. Il n'y a pas de
différence... » Bien plus tard, je devais me souvenir de cette
vision des choses quand un politicien communiste français fit
allusion au « bonnet blanc, blanc bonnet ».
Les effets pratiques du pacte ne tardèrent pas à se faire
sentir avec le partage de la Pologne, selon une ligne de démar-
cation qui reste en vigueur encore de nos jours, et les drames
qui en découlèrent, comme le refoulement des Juifs de la zone
devenue désormais soviétique vers la zone dite allemande où
les attendait la Gestapo. Mais l'espoir de Hitler, et aussi celui de
Mussolini, était que l'accord Ribbentrop-Staline allait dissuader
l'Angleterre de continuer la guerre. Cet espoir fut amèrement
déçu. Je me souviens avec précision de la phrase de Hitler quand,
offrant aux journalistes le spectacle filmé du bombardement de
Varsovie, i l me dit — et ce fut la seule fois de ma vie où i l
m'adressa directement la parole — : « J'ai voulu à tout prix
éviter cette horreur, j'espère que maintenant les Anglo-Français
accepteront, comme moi, la paix... »
Si l'Union soviétique s'empressa de profiter de toutes les
clauses en sa faveur, du côté allemand, on ne sous-estima pas
les avantages économiques découlant de la collaboration russe,
une collaboration que nous autres, à Berlin, pouvions continuelle-
ment constater et qui, i l faut l'admettre, fut loyale jusqu'au
dernier jour. Mais le bénéfice principal pour l'Allemagne fut
l'attitude passive des mouvements communistes en Europe, surtout
dans les pays occupés, qui s'abstinrent — obéissant ainsi à des
consignes précises — de toute action hostile à l'Allemagne
nazie et à ses forces armées. Quelle contraste avec ce qui se passa
après le 22 juin 1941 ! E n Allemagne, i l n'y eut pas réciprocité,
la propagande et la répression anticommunistes se poursuivirent
comme auparavant et, à part quelques améliorations dans le
traitement des prisonniers communistes dans les camps et les
prisons, les changements furent négligeables.
Il y eut, certes, des accrocs et Ernst von Weiszacker, le bras
droit de Ribbentrop, grand artisan d'une future tentative d'alliance
GERMANO-SOVIETIQUES 11

militaire germano-soviétique, eut fort à faire pour éviter les


écueils. Finalement, il persuada Molotov de venir à Berlin afin
de discuter d'une intervention soviétique active dans le conflit.

J e me trouvais à Berlin parce que, ayant achevé mes études à


la Sorbonne, je préparais un doctorat, et la capitale allemande
offrait des conditions économiques très favorables aux étudiants
étrangers. L a guerre fit de moi un neutre qui, connaissant le
français, pouvait malgré son jeune âge et son inexpérience rem-
placer les correspondants des journaux belges et suisses franco-
phones. A vingt ans, je m'étais ainsi faufilé sur la scène inter-
nationale. Mais, quand Molotov vint à Berlin, je ne pus assister
aux cérémonies d'accueil. Je me trouvais dans une cellule de
l'Alexanderplatz, la grande prison centrale, pour avoir publié un
article sur le désespoir des populations françaises durant l'exode,
article qui avait motivé une démarche de la Croix-Rouge interna-
tionale, laquelle aurait exaspéré Hitler, qui avait des crises de rage
pour un rien. Comme l'ordre d'écrouer avait été signé, contraire-
ment aux règles internationales, par Ernst von Weiszacker,
je souhaitais mesquinement de tout mon cœur que les entretiens
avec Molotov échouassent pitoyablement. On frôla l'échec, surtout
quand Ribbentrop proclama que la Grande-Bretagne n'existait
pratiquement plus comme puissance militaire. C'est alors, dans
les caves de la Chancellerie, où les interlocuteurs s'étaient réfugiés
pendant que la R . A . F . pilonnait la capitale du Grand Reich, que
Molotov prononça la fameuse phrase : « Mais alors, qui est en
train de nous bombarder de là-haut ? »
Les documents d'archives qui reproduisent fidèlement tous
les détails des conversations démontrent que les Soviets, en
échange d'une participation active aux côtés de l'Allemagne,
exigeaient de nombreuses concessions, dont la maîtrise des
détroits turcs. Hitler fit la sourde oreille. Molotov retourna
à Moscou, mais on retrouva dans les archives la lettre inspirée
par Staline.

Ce document, daté du 25 novembre, qui est à mon avis le


plus important dans cet ensemble de tractations diplomatiques
entre les deux puissances, était explicite. Il contenait une contre-
proposition soviétique précise :
12 1941-1945 : L E S POURPARLERS SECRETS

« Nous sommes prêts à adhérer à un pacte militaire et


à intervenir dans le conflit, à condition :
— que les troupes allemandes se retirent de la Finlande ;
— que nous puissions installer une base navale en Turquie ;
— que l'Iran devienne zone d'influence soviétique ;
— que le Japon renonce à ses concessions minières dans
llle de Sakhaline. »
Hitler ne répondit jamais à cette offre, mais signa, le
18 décembre 1940, l'ordre de préparer 1' « Opération Barba-
rossa », c'est-à-dire l'attaque de la Russie soviétique.
Il serait trop facile d'affirmer, aujourd'hui, comme l'ont
fait tant d'historiens devenus clairvoyants après coup, qu'un
autre renversement d'alliance était imminent. Les plans de
1' « Opération Barbarossa » ne signifiaient pas nécessairement
que l'invasion était décidée — les tiroirs des états-majors
regorgent de plans d'attaque : i l y eut, par exemple, 1' « Opéra-
tion Maritza » (conquête de la Turquie), jamais mise à
exécution. L a collaboration germano-soviétique continua très
activement. Les avis étaient partagés, malgré plusieurs signes
précurseurs, comme l'insurrection en Yougoslavie et l'escapade
de Rudolf Hess, parachuté sur le sol anglais avec, dans ses
poches, une lettre à l'intention du roi George V I , que Churchill
fit escamoter. Hess proposait un renversement d'alliance qui
permettait aux Allemands d'attaquer les Soviets.

Mon passage dans les geôles nazies m'avait procuré un


avantage inespéré : les directeurs des journaux étrangers, ayant
pu constater que j'étais visiblement l'un des rares correspon-
dants accrédités à Berlin combattant la propagande allemande,
l'agence d'Anatolie — à l'époque le plus important des orga-
nismes d'information du monde neutre — me confia le poste
de chef de bureau à Berlin. J'y avais non seulement un salaire
fabuleux, mais encore la possibilité d'occuper une position de
premier plan aux côtés de collègues bien plus expérimentés et
prestigieux et l'occasion de participer chaque matin aux séances
de briefing du Pr Böhmer, alter-ego de Joseph Goebbels.
A u début de juin 1941, le Pr Böhmer n'assista plus aux
conférences. Il était introuvable. On apprit que, lors d'une
réception à l'ambassade de Bulgarie, sous l'influence de l'alcool,
GERMANO-SOVIETIQUES 13

il avait fait des déclarations alarmistes et prédit une action


imminente dirigée contre l'Union soviétique. Il fut arrêté la
nuit même par la Gestapo. Tout Berlin fut en émoi. Mais
l'attaché de presse soviétique, Lavrov, haussa les épaules et me
dit : « C'est un ballon d'essai. » Les rumeurs persistant, un
collègue américain, Pierre Huss, de la presse Hearst, prédit
même que le jour « J » serait le 20 juin.
Le 18 ou le 19, je raccompagnai avec ma voiture le ministre
Schwerbel, l'un des collaborateurs de Ribbentrop. Presque en
plaisantant je lui fis part des « racontars ». Sa réponse me
stupéfia : « Mon cher Gun, me déclara-t-il, dans une guerre, tout
est possible, il ne faut écarter aucune éventualité, même la plus
surprenante. »
Lors de la réunion réservée aux chefs de bureau des agences,
je pris à l'écart celui de l'agence Tass, Filipoff, et son assistant,
Smirnoff, dit aussi « Demi-Tass », et leur fit comprendre qu'ils
devaient prendre le premier train pour Moscou, « car, je vous
l'assure, les prisons nazies n'ont rien d'attrayant ». Ils n'en firent
rien, et c'est ainsi que dans la nuit pluvieuse du 21 au 22 juin
ils se retrouvèrent dans une voiture cellulaire.
Je n'oublierai jamais le visage pathétique de Ribbentrop,
durant sa conférence de presse, à l'aube du 22 juin, pendant qu'il
nous lisait un interminable texte auquel i l ne croyait pas lui-même.
Nous étions tous là, les correspondants étrangers, les neutres,
les pro-Allemands, comme ceux des pays occupés, à écouter ce
bellâtre désargenté qui avait épousé, pour redorer son blason
rhénan, un laideron, l'héritière d'un producteur de vin mousseux.
U n moment, il s'était pris pour un nouveau Metternich. Mainte-
nant, il osait à peine nous regarder en face. Il n'y avait autour de
lui que des mines inquiètes, dans cette salle du palais du prince
Schaumburg, au 75 de la Wilhelmstrasse, où tant d'autres offen-
sives militaires déclenchées à l'aurore nous avaient été annoncées.
Les Allemands, même les plus fanatiques, étaient terrorisés à
l'idée d'une guerre sur deux ou même trois fronts, une guerre
qui n'était qu'un saut dans les ténèbres. Seul, le visage épanoui
d'un certain Dr Rasche, l'organisateur des voyages sur le front,
trahissait je ne sais quelle satisfaction : j'imagine qu'il était déjà
en train de dresser la liste des chambres qu'il allait réquisitionner
pour nous dans les hôtels de Moscou...
14 1941-1945 : LES POURPARLERS SECRETS

J e n'occupai jamais, et pour cause, la chambre de l'hôtel de


Moscou, mais le pauvre Rasche nous conduisit quand même
au-delà de Smolensk. J'indiquai dans mes dépêches que Hitler,
en ne concentrant pas ses forces sur Moscou et en ne prenant
pas la ville — les chars allemands étaient arrivés pourtant
jusqu'au périphérique, près de la tête de ligne du métro — ,
n'avait pas gagné la guerre et que tout le reste était inutile. Je n'ai
pas changé d'avis, et beaucoup d'experts pensent comme moi. Le
Moscou de Staline n'étant plus celui de Napoléon, mais le centre
même d'un immense appareil bureaucratique, il fallait frapper
au cœur. Ces opinions sacrilèges et le fait que, lors du voyage de
retour à Varsovie, je signalai l'existence d'un ghetto où déjà
mouraient de faim des centaines de milliers de Juifs, firent que
le marquis Ernst von Weiszacker demanda ma destitution immé-
diate, et je fus forcé de rentrer à Ankara. En revanche, le chef
d'état-major des armées turques, compagnon d'armes d'Ataturk
et personnage extrêmement influent, le maréchal Fevzi Cakmak
me convoqua.
Je retrouvai Filipoff.
Se souvenant de mes conseils, il ne se conduisit pas en
ingrat et m'invita continuellement à déjeuner chez Carpitch,
ou à l'ambassade d'Union soviétique, dont il était devenu l'attaché
de presse.
Ankara, où tous les espoirs du monde semblaient s'être
donnés rendez-vous, était un foyer d'intrigues, et, par conséquent,
l'endroit opportun pour tenter clandestinement un rapproche-
ment diplomatique entre Berlin et Moscou, afin d'arriver à ce
renversement d'alliance si cher à Ribbentrop.
Tout se savait à Ankara et Filipoff, entre deux gorgées de
Champagne de Crimée et deux bouchées de caviar, évoquant notre
aventureuse « camaraderie », me fit comprendre que, malgré
la victoire probable — on était en pleine bataille de Stalingrad
— , l'Union soviétique voudrait faire savoir qu'elle était tou-
jours désireuse de paix. Puisque je connaissais Cakmak, puisque
entre-temps j'avais été reçu par le premier ministre, Sukru
Saradjoglou, et que je fréquentais Numan Menemencioglu, le
ministre des Affaires étrangères, j'aurais pu insister afin que la
Turquie, dont les relations avec l'Allemagne nazie étaient,
malgré les turbulences du correspondant de l'agence d'Anatolie,
GERMANO-SOVIETIQUES 15

exceptionnellement bonnes, persuadât Berlin d'envoyer un


émissaire. Je rapportai évidemment cette conversation à
Menemencioglu, mais les diplomates turcs sont fort lents et fort
prudents avant de se décider à faire quelque chose. D'ailleurs,
ayant été envoyé à Budapest, je ne pus suivre le déroulement
de cette affaire.
Plus tard, dans les minutes des interrogatoires de Franz
von Papen, l'ancien ambassadeur du Reich à Ankara, par les
autorités américaines — minutes qui se trouvent aux Archives
nationales, à Washington, et qui étaient jusqu'ici inédites — , on
retrouve un passage révélant des « entretiens confidentiels avec
les Turcs » et leur proposition de médiation : i l s'agissait d'un
projet de rencontre dans une représentation diplomatique turque
à l'étranger, les Turcs ne voulant rien savoir, par peur de se
compromettre, d'une tractation sur leur sol. Comme on ne
pouvait rien garder de secret à Ankara,^ von Papen en avait
informé Ribbentrop, qui lui téléphona pour lui dire de ne plus
s'en occuper et, surtout, de ne pas en parler à Hitler.
A Budapest, un envoyé de la même agence d'Anatolie, un
certain Serif Arzik, qui avait la réputation d'être « un homme
des Soviets », mais à l'époque on plaçait n'importe quelle éti-
quette sur n'importe qui, fit de vagues allusions à des contacts
qu'il avait pris avec les diplomates allemands lors de ses deux
voyages à Moscou. M a capture par la Gestapo m'empêcha d'en
apprendre plus, toutefois, après la guerre, l'ancien chef de presse
du premier ministre hongrois, Kallay, un certain von Bede, me
donna confirmation de ce qu'avait prétendu Arzik. Kallay, lui,
déclara ne se souvenir de rien (2).
Il faut préciser que la tragédie de Stalingrad, malgré son
ampleur, sa violence, n'eut pas le caractère de verdict militaire
sans appel qu'on lui attribue généralement pour paraphraser de
-
Gaulle. L a bataille était perdue, certes , mais pas la guerre. Le

(2) Le t r o i s i è m e volume de l'Histoire officielle de la Seconde Guerre


mondiale, dite aussi par les S o v i é t i q u e s « guerre patriotique », p u b l i é e à
Moscou en octobre 1961, r é v è l e une tentative de m é d i a t i o n i n i t i é e par Benito
Mussolini afin d'obtenir « une paix de compromis avec l'Union soviétique ».
Mussolini aurait dit à Hitler que « désormais une victoire contre la Russie
était impossible ». Mussolini, selon l ' i n t e r p r é t a t i o n d'un r é d a c t e u r de la
Pravda, aurait d e m a n d é à son ambassadeur à Budapest, Anfuso, de s'informer
a u p r è s des Hongrois afin d'envoyer un é m i s s a i r e sur le front. Anfuso aurait
aussi u t i l i s é les services d'un journaliste turc qui avait les bonnes g r â c e s
des Russes. Mais, finalement, Hitler se serait o p p o s é à toute initiative de
ce genre.
16 1941-1945 : LES POURPARLERS SECRETS

potentiel de l'armée allemande restait intact. Ce n'est q u ' à


Koursk, où l'opération « Zitadelle » fut déclenchée à 3 h 30,
le 5 juillet 1943, que la Wehrmacht perdit la bataille décisive :
après, ce fut la dégringolade. Il est donc parfaitement plausible
que l'Union soviétique comme l'Allemagne nazie aient pu envi-
sager, aucune n'étant certaine de la victoire, une paix de
compromis, ou tout au moins un cessez-le-feu.

T oujours aux Archives nationales de Washington, dans les


interrogatoires encore inédits des protagonistes de la diplomatie
allemande, cette fois i l s'agit de Joachim von Ribbentrop, on
découvre que des contacts eurent lieu entre les deux belligérants
dans la période allant de la bataille de Stalingrad à celle de
Koursk. Les témoignages de Anneliese von Ribbentrop — un
témoin, certes, intéressé — , de Paul Schmidt, d'une autre secré-
taire de Hitler, Traudel Junge, ont confirmé, en partie, les
révélations des archives.

Les auteurs de cette tentative de reprise de contact entre


Moscou et Berlin furent les trois Soviétiques qui, déjà, avaient
tenu un rôle de premier plan lors des négociations du traité de
non-agression de l'été de 1939.
Vladimir Georgoievitch Dekanasov était un collaborateur
influent du ministre de l'Intérieur soviétique et chef de toutes
les polices secrètes, Lavrenti Pavlovitch Beria, qui pensait que
c'était une erreur de vouloir rayer l'Allemagne de la carte
de l'Europe. Beria demanda donc à son collaborateur, aidé par
Vladimir Semionov et Bogdan Gobulov, deux Géorgiens, comme
lui, de chercher un rapprochement avec les nazis. Dekanasov se
rendit plusieurs fois à Berlin, où il rencontra Hitler en personne
et mit sur pied une permanence dirigée par un journaliste « anti-
fasciste » allemand, un certain Rudolf Werrenstadt. Paradoxa-
lement, Dekanasov, au lieu d'être réprimandé après l'agression
nazie, fut nommé vice-ministre des Affaires étrangères ; ses
comparses devinrent, l'un, Semionov, ambassadeur, et l'autre,
Gobulov, général. Ce fut lui qui organisa le fameux comité
« Freie Deutschland », dont les membres étaient des officiers alle-
mands faits prisonniers à Stalingrad. Le journaliste Werrenstadt,
qui, miraculeusement, se retrouva à Moscou, dirigea ce comité.
( i F. R M A \ O S ( ) VI F. I ' 101 ' K S 17

Un agent de Ribbentrop. t.ilgar C'Iuuss, utilisa à Stockholm


les bons services d'un jeune socialiste allemand qui prétendait
entretenir d'exi clientes relations avec la légation soviétique —
// s'agissait de Willy Brandi (qui a toujours farouchement nié un
tel râle, malheureusement, les documents d'archive- américains
contredisent systématiquement toutes les autres dénégations de
Willy Brandi) — pour contacter Semionov qui, comme par
hasard, se tiouvait dans les parages. On échangea des idées...
Une Allemagne désarmée mais intégrée dans le système
soviétique n'était pas une solution impossible. Ou alors, au lieu
d'une guerre totale, une paix de compromis avec des conditions
qui, si elles n'étaient pas originales, n'étaient pas inacceptables :
retour aux frontières de 1914, cession des détroits turcs à l'Union
soviétique, partage des zones d'influence en Asie et en Afrique.
Ribbentrop fit savoir qu'il souhaitait même un diumvirat Berlin-
Moscou, l'Italie étant définitivement écartée. Le ministre alle-
mand décida d'envoyer un négociateur officiel, Peter Kleist, dont
la mission était de préparer une rencontre entre Ribbentrop
et un plénipotentiaire soviétique, probablement Molotov. Il
s'engagea même à persuader Hitler de retarder « certaines offen-
sives ». Il y eut, en effet, un délai de plus d'un mois dans le
déclenchement de l'opération « Zitadelle ».
Semionov informa l'émissaire allemand que, pour l'instant,
Molotov préférait ne pas bouger, mais que Dekanasov était prêt
à rencontrer Ribbentrop et, pour prouver la bonne foi soviétique,
il lui fit lire un éditorial de Rudolf Werrenstadt paru dans le
journal que l'on faisait imprimer à Moscou. U n éditorial au titre
significatif : « U n armistice, l'impératif du jour ».
Ribbentrop ne vint pas au rendez-vous. Le journal publié à
Moscou fut confisqué et toutes les copies détruites. Semionov,
Dekanasov et Gobulov envoyés au front. Mais on les reverra
après la guerre, en Allemagne occupée, où ils seront très actifs...
Hitler, après maintes hésitations, avait interdit tout pour-
parler. Il ne rêvait que d'une capitulation sans conditions des
armées soviétiques. Paul Schmidt explique cette attitude par sa
méfiance instinctive car, s'il était persuadé que Staline était un
génie, il craignait aussi que, par fourberie, l'U.R.S.S. se servît des
négociations pour faire pression sur les Anglo-Américains afin
d'obtenir d'eux de nouvelles concessions et surtout une plus
18 1941-1945 : LES POURPARLERS SECRETS

grande aide militaire, ce qui n'aurait fait que renforcer la position


soviétique dans le conflit. Mme von Ribbentrop pense, au
contraire, que Hitler, qui se croyait toujours Frédéric le Grand, ne
voulait obtenir gain de cause que sur le champ de bataille et, mal
conseillé, mal renseigné, ne voulait pas renoncer à l'opération
« Zitadelle ».
Adolf Hitler refusa donc de négocier et de capituler. Mais,
avant de se loger une balle dans la tête, dans son Bunker de la
Wilhelmstrasse, pas très loin du refuge où il avait parlementé
avec Molotov alors que les Britanniques bombardaient sa capitale,
il dicta à sa secrétaire, Traudel Junge, son testament politique :
l'amiral Karl Dönitz devenait président, Joseph Goebbels, le
dernier de ses paladins resté fidèle, chancelier du Reich. Dönitz,
depuis Flensburg, s'empressa de proclamer son intention de
continuer une lutte à mort contre le « bolchevisme » et contacta
sans tarder les Anglo-Américains. Goebbels, qui était à Berlin,
dans son ministère de la Propagande, décida de s'adresser aux
Soviétiques. Il envoya à l'état-major russe le général Hans Krebs,
l'officier le plus élevé en grade qui se trouvait dans le Bunker
et que Hitler, dans son testament, avait nommé ministre de la
Guerre, comme parlementaire face aux lignes soviétiques. Prati-
quement, il ne s'agissait plus que de traverser la place du
Kaiserhof. Krebs, agitant un drapeau blanc, se présenta à l'aube
er
du 1 mai. Il était exactement 3 h 30 du matin quand le général
Wassilli Tschuikov le reçut. Le Russe se montra très courtois,
invita le général à prendre, avec lui et son entourage, un petit
déjeuner relativement somptueux. Krebs remit au commandant
soviétique une lettre de Goebbels où celui-ci l'informait que,
Hitler s'étant suicidé et lui, Goebbels, étant légalement son suc-
cesseur, il sollicitait un armistice afin que le nouveau gou-
vernement « puisse décider de la politique à suivre ».

Krebs, très loquace, raconta en détail ce qui s'était passé


dans le Bunker, dévoila l'existence d'Eva Braun, le mariage et
le double suicide. Puis i l demanda un sauf-conduit pour pouvoir
rejoindre un hypothétique quartier général de la Wehrmacht
pour « ordonner aux troupes de se rendre aux Soviétiques » et
afin qu'un message « confidentiel » de Goebbels soit transmis au
maréchal Joseph Staline : « Nous voulons négocier. Il faut
empêcher le "rebelle" Himmler de conclure un accord avec les
GERMANO-SOVIETIQUES 19

Anglo-Américains qui serait contraire aux intérêts soviétiques. »


Tandis que lui, Goebbels, pourrait « persuader le peuple allemand
d'accepter une nouvelle entente avec l'Union soviétique... Il n'est
jamais trop tard pour réparer une terrible erreur... »
Traudel Junge m'expliqua cette ultime tentative par l'atmo-
sphère de folie qui régnait dans le Bunker, mais i l y avait autre
chose : Goebbels avait été informé par Walter von Hevel,
jusque-là l'homme de liaison de Ribbentrop au Bunker, de toute
une série de tractations pas toujours secrètes, entre les conseillers
diplomatiques d'Eisenhower et de Goering, de Himmler et, encore
une fois, de Ribbentrop. Goebbels n'ignorait pas que les Sovié-
tiques savaient et qu'ils pourraient donc être tentés d'essayer un
renversement d'alliance pour prévenir un acte semblable des
autres. Il y eut, en effet, un certain flou ; le commandant sovié-
tique se mit en rapport avec le Kremlin. Tschuikov ne dit pas
s'il avait parlé directement avec Staline, mais la réponse, qui
n'arriva pas avant midi, fut négative : « Pas de pourparlers,
capitulation sans conditions ! »
Hans Krebs, rentré au Bunker et ayant échoué dans sa
mission, se tua avec l'arme que les Soviétiques ne lui avaient pas
confisquée et Goebbels, ayant perdu tout espoir, se suicida dans
son ministère de la Propagande après que sa femme, Martha,
véritable Médée germanique, eut empoisonné ses six enfants et
se fut empoisonnée à son tour.

Au procès de Nuremberg, en passant sous silence le pacte


germano-soviétique, Ribbentrop espérait amadouer le juge sovié-
tique et sauver sa tête. Il fut quand même pendu.
Le défenseur de Rudolph Hess, le jeune Alfred Seidl, essaya,
au contraire, d'aborder la question, car l'accusation, ne faisant
état ni de l'indéniable complicité de Hess ni du fait qu'il était le
e
troisième personnage du III Reich et le chef du parti nazi, se
concentrait surtout sur ses responsabilités dans la Seconde Guerre
mondiale. Or comment pénaliser une telle faute, si les Soviéti-
ques qui le jugeaient avaient eux-mêmes favorisé l'entrée en
guerre des nazis ? Seidl avait bien entendu parler d'accords
secrets, mais i l n'en possédait aucune preuve. L a signature d'un
pacte de non-agression n'est pas un crime, c'est plutôt un
20 1941-1945 : LES POURPARLERS SECRETS

acte de paix. Du reste, pour les Soviétiques, le sujet était


tabou ; ils menaçaient, si on l'abordait, de se retirer du procès.
Ribbentrop refusa de témoigner, quant à Rudolph Hess lui-même,
il continua de jouer la comédie de celui qui a perdu la mémoire,
même à son propre avocat.
C'est alors qu'un journaliste américain invita Seidl à
déjeuner. A l'époque où le ravitaillement était encore difficile,
on ne refusait pas une telle invitation. Le repas, à la cantine
de la presse, fut très agréable. Avant le café, prétextant un autre
rendez-vous, l'Américain s'éloigna, oubliant une serviette conte-
nant des papiers. Curieux et indiscret, Seidl les examina : i l
s'agissait du traité secret — celui où l'on s'accordait pour par-
tager la Pologne, occuper la Finlande, annexer la Bessarabie...
Une bombe. Seidl n'hésita pas : i l présentera sa preuve au
tribunal.
Comment ces textes étaient-ils parvenus dans les mains du
journaliste, et pourquoi ? Il semble plausible que des gens du
département d'Etat — la guerre froide étant déjà commencée —
aient conçu cette manœuvre pour mettre les Soviétiques dans l'em-
barras. E n examinant les originaux à Washington, j ' a i noté que la
documentation était passée entre les mains du juge Robert
Jakson, représentant américain de l'accusation, qui avait noté
en marge : « It's very hot ! » C'est très chaud ! E t le vice-
procureur nota de son côté : « Ce n'est pas si chaud que cela... »
Avant de mettre le tribunal devant le fait accompli, Seidl
tenta de marchander avec les Soviétiques : « Discrétion sur les
documents en échange de l'acquittement de mon client ! » L e
procureur soviétique, Roman Rudenko, étant absent, Seidl ne
rencontra que son remplaçant, N . D . Zorya, qui, sans doute
n'étant pas très au courant, se contenta de le rabrouer : « Notre
délégation ne perd pas son temps avec de telles idioties. »
Quelques jours après le scandale au tribunal, Zorya se tuera en
« nettoyant son arme ».
Le tribunal ne condamnera pas à mort Rudolf Hess, mais
ce ne sera qu'un demi-triomphe pour Alfred Seidl car, pour se
venger, Moscou a fait de Rudolf Hess un prisonnier à vie. Seidl
est devenu ministre de la Justice de l'Etat bavarois. Paul Schmidt
est aujourd'hui un historien fameux qui signe Paul Carell. Serif
Arzik est mort dans un accident d'avion, alors qu'il accompa-
gnait son chef, le premier ministre Adnan Menderes, qui, sorti
GERMANO-SOVIETIQUES 21

indemne de l'accident, fut pendu par les militaires turcs à Yassiada,


l'une des îles des Princes. Filipoff a été longtemps ambassadeur à
Cuba, Smirnoff en Egypte, si ma mémoire est bonne. Vlatcheslav
Molotov vit toujours, il fut ambassadeur en Mongolie, et j'attends
vainement depuis des années l'autorisation de le rencontrer. Le
baron Ernst von Weiszacker, après quelques ennuis, a connu une
existence paisible, il put, avant de mourir, écrire des mémoires de
« résistant »... Son fils. Richard von Weiszacker, est l'actuel
président de la République fédérale d'Allemagne.

NERIN GUN

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