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JL. Chrétien, de La Fatigue Intro

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DE LA FATIGUE
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DU MÊME AUTEUR

LA VOIX NUE. PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PROMESSE, 1990


L’APPEL ET LA RÉPONSE, 1992 (trad. espagnole, américaine)
DE LA FATIGUE, 1996
CORPS À CORPS. À L’ÉCOUTE DE L’ŒUVRE D’ART, 1997 (trad. américaine)
PROMESSES FURTIVES, 2004
LA JOIE SPACIEUSE. ESSAI SUR LA DILATATION, 2007
CONSCIENCE ET ROMAN, I. LA CONSCIENCE AU GRAND JOUR, 2009
CONSCIENCE ET ROMAN, II. LA CONSCIENCE À MI-VOIX, 2011
L’ESPACE INTÉRIEUR, 2014
FRAGILITÉ, 2017

Chez d’autres éditeurs

LUEUR DU SECRET, L’Herne, 1985


1987,, 3e éd., 2008 (trad. italienne)
L’EFFROI DU BEAU, Le Cerf, 1987
L’ANTIPHONAIRE DE LA NUIT, L’Herne, 1989
TRAVERSÉES DE L’IMMINENCE, L’Herne, 1989
LOIN DES PREMIERS FLEUVES, La Différence, 1990
L’INOUBLIABLE ET L’INESPÉRÉ, Desclée de Brouwer, 1991, 1991, 2e éd. aug-
mentée, 2000 (trad. espagnole, américaine, italienne, hongroise)
PARMI LES EAUX VIOLENTES, Mercure de France, 1993
EFFRACTIONS BRÈVES, Obsidiane, 1995
ENTRE FLÈCHE ET CRI, Obsidiane, 1998
1998,, 2e éd. 1999 (trad. anglaise)
L’ARCHE DE LA PAROLE, P.U.F., 1998
LE REGARD DE L’AMOUR, Desclée de Brouwer, 2000
JOIES ESCARPÉES, Obsidiane, 2001
MARTHE ET MARIE (en collaboration), Desclée de Brouwer, 2002
2002, 3e éd. 2008
SAINT AUGUSTIN ET LES ACTES DE PAROLE, P.U.F., 2002,
L’INTELLIGENCE DU FEU. RÉPONSES HUMAINES À UNE PAROLE DE JÉSUS,
Bayard, 2003
SYMBOLIQUE DU CORPS. LA TRADITION CHRÉTIENNE DU CANTIQUE DES
CANTIQUES, P.U.F., 2005 (trad. italienne)
RÉPONDRE. FIGURES DE LA RÉPONSE ET DE LA RESPONSABILITÉ, P.U.F., 2007
SOUS LE REGARD DE LA BIBLE, Bayard, 2008 (trad. américaine)
POUR REPRENDRE ET PERDRE HALEINE. DIX BRÈVES MÉDITATIONS, Bayard,
2009
RECONNAISSANCES PHILOSOPHIQUES, Le Cerf, 2010
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JEAN-LOUIS CHRÉTIEN

DE LA FATIGUE

PHILOSOPHIE
LES ÉDITIONS DE MINUIT
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© 1996 by LES ÉDITIONS DE MINUIT


www.leseditionsdeminuit.f
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Pour Olivier

El alma que anda en amor,


ni cansa ni se cansa.
Saint Jean de la Croix
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INTRODUCTION
LE CLAIR-OBSCUR DE LA FATIGUE

De la fatigue, de l’une ou l’autre de ses multiples formes, quo-


tidiennement chacun de nous fait l’épreuve, et, dans cette épreuve
immémorialement familière, nous nous sommes toujours déjà
trouvés, ou perdus, depuis que nous sommes au monde. Qui vient
au jour est aussi venu à cette opacité. Elle fait sans commence-
ment assignable partie du tissu de notre vie et peut accompagner
chacune de nos activités. Même un insolite épuisement qui par
son intensité ou son poids nous inquiète n’apparaît que sur le
fond de fatigues déjà vécues. Solidaire de notre condition de
vivants et d’hommes, cette fatigue se donne tout d’abord à la fois
comme indivise et comme indéfiniment variée. Indivise, et lourde
de la charge de tout notre être, car si des analyses philosophiques
peuvent distinguer, voire opposer, une fatigue du corps et une las-
situde de l’âme, il n’est pas pour nous d’abord de fatigue, si spi-
rituelle qu’elle soit, qui ne pèse sur nos gestes, nos pas et nos
regards, ni d’effort physique qui ne nous plonge en quelque len-
teur ou stupeur, même ténue. Indéfiniment variée, car si la fatigue
se tient à l’horizon de toute activité prolongée, et de toute inac-
tivité aussi, puisqu’on peut se fatiguer de ne rien faire, ce qui
chaque fois la suscite et la produit lui confère une tonalité parti-
culière. A chaque acte sa fatigue propre. Et cette variété des
formes de la fatigue ne fait que s’accroître du fait que les moda-
lités d’un acte et le rapport que nous avons à lui déterminent et
spécifient encore la nature de la fatigue par lui provoquée. Il y a
des fatigues tristes et des fatigues joyeuses, il y a des fatigues où
quelque chose de nous se nie et se perd, comme dans un intime
évidement, et des fatigues où notre vie, brûlée à sa propre flamme,
ne la fait crépiter que plus claire, s’élève et chante sa victoire. Le
même effort, à supposer qu’il soit mesurable, ne conduira pas à
la même fatigue, selon qu’il sera, dans le jeu ou le loisir, librement
choisi, ou selon qu’il nous sera imposé dans une situation de ser-
vitude ou de contrainte. On peut jouir de sa propre fatigue, ou
en être accablé comme de ce qui nous prive, ou tend à nous pri-
ver de ce que nous avons ou sommes en propre.

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DE LA FATIGUE

Cette polychromie de la fatigue dans la vie empirique offre à


qui voudrait la décrire une tâche indéfinie, mais qui aurait la
vanité toujours attenante à l’indéfini, car elle se perdrait dans
l’énumération hasardeuse et profuse de tous les actes et de leurs
fatigues corrélatives. Le propos n’est pas ici d’une telle rhapso-
die. Il est de faire apparaître dans la fatigue un lieu fondamen-
tal pour une philosophie du corps, lourd des questions les plus
décisives. Certes, à première vue, il peut sembler qu’il y ait un
abîme entre le caractère régional, incident, marginal d’une des-
cription de la fatigue et les hautes interrogations de la métaphy-
sique et de la pensée de l’être. Chercher dans la fatigue un fil
conducteur ne serait qu’une de ces fantaisies arbitraires que
l’effritement de la philosophie fait proliférer pour la joie des
curieux, laquelle n’est que la plus ennuyeuse forme de l’ennui.
Et il est de fait que nul grand penseur n’a écrit un traité de la
fatigue, et qu’un parcours de l’histoire de la philosophie ne livre
sur elle que des pages aussi éparses que rares. Ce n’est là que
première, et mauvaise, vue. La gravité d’une question ne se
mesure pas à l’abondance et à la facilité avec lesquelles on en
parle, mais à ce qui par elle s’ouvre irréparablement. L’irrépa-
rable et l’irréversible ont, pour la pensée comme pour l’existence,
leur sobriété et leur brièveté propres. Telle est la signature de
l’éclair. D’Aristote à Nietzsche, de Plotin à Husserl, la fatigue
fait question, laisse en elle incessamment se croiser les plus graves
questions. L’ombre portée de la fatigue ne tombe que sur de
rares pages, mais ces pages sont décisives. Celles qui suivent se
proposent en tout cas de le montrer, par une écoute de paroles
philosophiques diverses et éloignées.
Comment, du reste, en irait-il autrement ? A tout esprit
incarné et temporel la fatigue appartient de droit, et c’est au plus
profond qu’elle met en jeu notre rapport au corps et notre rap-
port au temps. Elle trouble toujours déjà le présent et la pré-
sence d’un poids d’obscurité. Un pur esprit, désincarné et intem-
porel, ne saurait, semble-t-il, d’aucune façon être exposé à la
fatigue, et pourrait indéfiniment soutenir ses actes sans qu’ils
s’appesantissent de leur maintien ou de leur répétition jusqu’à
devoir, comme les nôtres, s’interrompre. Et il n’est aucun acte
humain, même le plus joyeux et le plus roboratif, qui ne soit
sous l’horizon de la fatigue. Les plus continus ont aussi leurs
intermittences. Nul corps vivant n’est infatigable, et certaines

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INTRODUCTION

philosophies iront même jusqu’à méditer une fatigue du corps


de la terre, voire du monde tout entier où nous sommes. Certes,
le rapport de fondation entre corps et fatigue, ou plus rigou-
reusement entre corporéité et fatigabilité, peut être très diverse-
ment pensé. Ainsi, pour Aristote, nous sommes voués à la fatigue
parce que nous avons un corps, et donc de la puissance qui doit
passer à l’acte dans un effort qui toujours a son coût, alors que
pour Plotin c’est parce que nos âmes se fatiguent de la contem-
plation qu’elles en viennent à prendre corps. Il demeure que dans
ces deux fondations inverses existe un lien essentiel entre le corps
et la fatigue. Dans chaque philosophie, décrire ce qu’est la
fatigue, c’est déployer, selon une perspective qui présente l’avan-
tage capital de se prêter à une étude phénoménologique, sa pen-
sée propre de l’être du corps. Il en va de même pour la pensée
du temps. La fatigue suppose par essence la temporalité, et inver-
sement une temporalité sans fatigue ne serait qu’irréelle, ou en
tout cas ne serait pas la temporalité humaine, rythmée par
l’action et le repos, l’éveil et le sommeil, l’usage et l’usure, la
dépense et la réfection des forces. A la limite, se pose aussi la
question du lien entre la fatigue et la mort. L’exposition à la
fatigue et l’exposition à la mort sont-elles deux dimensions sépa-
rées de l’existence humaine, ou deux noms de la même dimen-
sion ? Mourir d’épuisement, et d’une impossibilité de recouvrer
ou de reconstituer ses forces, est-il un événement particulier et
exceptionnel, ou jette-t-il sur la mortalité une lumière essen-
tielle ? Seul un homme peut mourir à la tâche, à sa tâche.
Ces liens, s’ils font apparaître l’importance des questions sou-
levées par le phénomène, dimensionnel plus que local, de la
fatigue, ne suffiraient pas, toutefois, pour en assurer le caractère
philosophiquement central s’il n’y allait, ou ne pouvait y aller,
en elle d’un rapport à l’être. Or, comme la démonstration en sera
fournie, si la fatigue met en jeu la totalité de notre être et de son
sens, elle met aussi en jeu notre rapport à l’être même. Ainsi la
théôria aristotélicienne est-elle le lieu le plus haut et le plus
propre de notre rapport à l’être : c’est l’homme théorétique qui
pose la question du sens et des sens de l’être. Et c’est pourquoi
la méditation aristotélicienne de la fatigue comme dimension de
la condition humaine culmine dans la question, de portée
majeure malgré son apparente particularité, de savoir sur quel
fondement et comment nous nous fatiguons de contempler, et

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DE LA FATIGUE

donc de nous rapporter à l’être. Dans une époque incomparable,


et dans un tout autre site, Emmanuel Lévinas, en posant une ori-
ginaire fatigue d’être, fait aussi de la fatigue le lieu d’une inter-
rogation sur l’être, et non seulement sur l’étant. Et même pen-
ser ce rapport à l’être comme infatigable, comme ce qui en nous
serait soustrait à toute fatigue possible, c’est encore le penser
négativement dans la dimension irréparablement ouverte par la
fatigue.
Au demeurant, et par là s’ouvrent d’autres questions, toute
fatigue a son infatigable, qu’il soit réel ou idéal. Si les dieux du
paganisme grec ou romain connaissent l’alternance de l’activité et
du repos, la veille et le sommeil, la nourriture aussi, et donc se
tiennent, même sous d’autres modes que l’homme, dans la dimen-
sion de la fatigue, la philosophie fait dès son origine de l’infati-
gabilité une détermination essentielle de l’être et de l’agir du
divin. Il n’est pour elle de principe qu’infatigable. Depuis le clair-
obscur de notre fatigue nous sommes tournés aussi vers la pure
lumière inlassable qui nous précède et nous fonde. Penser ce qui
fatigue et ce qui se fatigue, c’est toujours aussi d’un même geste
penser ce qui ne fatigue pas et ce qui ne se fatigue pas. Il y va tou-
jours d’un entrelacs de ces deux dimensions, et par là encore la
pensée de la fatigue, loin de s’en tenir à la description d’un état
psychophysiologique empirique, a une portée métaphysique et
théologique. Mais l’infatigabilité divine n’a pas qu’un seul sens :
elle change et se transforme radicalement selon que l’être du
divin, ou l’être de Dieu, se manifestent eux-mêmes autrement.
L’infatigabilité du Dieu d’Aristote et celle de Dieu selon la Sainte
Bible ne sont assurément pas identiques, et ne se définissent pas
plus dans les mêmes termes qu’elles ne sont pour l’homme
lourdes de la même promesse ni du même avenir. Ainsi, pour
n’évoquer qu’un seul aspect de ces différences, l’infatigabilité
peut caractériser la vie divine en elle-même, dans son rapport à
soi, l’éternelle force avec laquelle Dieu maintient son acte propre,
ou bien elle peut caractériser le rapport de Dieu et du monde qu’il
maintient sans défaillance dans l’être. Dans cette dernière accep-
tion, elle n’est pas l’inaccessible intimité de Dieu, mais au
contraire cela de Dieu qui est incessamment tourné vers nous,
l’impénitent oui de ses dons, un autre nom de la providence.
Tout cela ne va pas sans d’immenses conséquences, et modi-
fie le sens même de l’humaine fatigue, de ce qui chaque fois se

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INTRODUCTION

donne ou ne se donne pas à voir en elle. Comment comprendre,


dans le récit de la Genèse, que le Père tout-puissant, ayant fait
surgir le monde du néant, au septième jour se repose et nous
invite à respecter, en tous les sens du terme, ce repos en nous
abstenant nous-mêmes d’œuvrer ? Pourquoi et comment, ici,
l’agir doit-il s’interrompre ? Quelle est la portée de la différence
par là manifestée entre Dieu qui se révèle et le Dieu de la méta-
physique ? A son tour, la révélation chrétienne transforme le sens
de la fatigue et de l’infatigable : en s’incarnant, Dieu l’infatigable
entre dans la fatigue sans cesser pour autant d’être l’infatigable,
et le récit évangélique de la rencontre de Jésus et de la Samari-
taine, en tant qu’il y va de la fatigue de Dieu fait homme, offrira
aux théologiens et aux spirituels un lieu capital de contempla-
tion et de questionnement.
Ces brèves évocations par provision suffisent à faire apparaître
une nouvelle dimension, historique. Du fait même que la fatigue,
dans le grain de sa phénoménalité, laisse se croiser et s’éclairer
notre rapport au corps et au temps, notre rapport à l’être et au
divin, elle ne peut que présenter des figures diverses et les unes
aux autres irréductibles. En étudiant ce qui fut donné à voir de
la fatigue dans la pensée, et en mesurant celle-ci à ce qu’elle
découvre, ce livre ne se propose pas une doxographie, et
n’entend pas dresser un catalogue d’opinions et de définitions,
qui s’étaleraient dans une extériorité aseptique et indifférente.
Les figures historiques de la fatigue sont autant de possibilités
essentielles, où se déploie chaque fois l’être de l’homme. Et ces
possibilités renvoient aux événements fondateurs qui les ouvri-
rent. Si riche soit-elle, la typologie de ces figures, qu’il s’agit dans
ces pages de reconnaître, n’est pas indéfinie. Elle se ramènera à
trois figures fondamentales : la fatigue grecque, la fatigue
biblique, assurément dédoublée selon les deux alliances, la
fatigue nihiliste. Qualifier ces figures de fondamentales signifie
qu’elles sont essentiellement distinctes, qu’aucune de ces trois
épreuves de la fatigue ne peut se rabattre sur une autre, et que
les décrire fait apparaître une autre économie, une autre distri-
bution des dimensions qui constituent la fatigue. Certes, il ne
s’agit pas d’hypostasier ces trois fatigues et de les manier, avec
l’arrogance de ceux qui croient savoir, comme des éléments d’une
construction qui se substituerait à la description des phéno-
mènes. De cette description, elles forment à la fois l’envoi,

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DE LA FATIGUE

puisque les deux premières nous ont irréparablement donné le


langage dans lequel nous décrivons, et l’horizon téléologique,
puisqu’il faut avoir vu pour voir, et non pas le remplacement.
Chacune de ces trois fatigues dimensionnelles porte en elle de
nombreuses tensions et des possibilités variées de l’exister. Elles
ne peuvent être pensées comme des étapes chronologiquement
séparées. La fatigue ici dénommée grecque parce que c’est la phi-
losophie de langue grecque, donc la philosophie même, qui l’a
conduite au jour de la parole, ne précède pas par le temps la
fatigue biblique, celle que disent les prophètes d’Israël, et elle
ne prend pas fin avec l’apparition du christianisme. La fatigue
nihiliste ne remplace pas la fatigue chrétienne, dont elle est inti-
mement antagoniste, et elle inclut aussi en elle, comme le mon-
trerait Nietzsche, la lutte contre le nihilisme et le projet de le
surmonter. Et la rencontre de la philosophie et de la Bible fit
que fatigue grecque et fatigue biblique se sont elles-mêmes ren-
contrées, selon des modes complexes dont l’analyse réclame une
attention aiguë et libre. Il demeure, malgré tous ces entrecroise-
ments, ces enveloppements, ces échanges, que l’essence en est
chaque fois distincte, comme le montrent leurs possibilités
propres. Ainsi la fatigue grecque est-elle un lieu d’opacité, où
pèse le poids inaliénable de ce qui plus tard se nommera fini-
tude, alors que la fatigue chrétienne, mourant et ressuscitant tout
autre, est lieu de la lucidité de l’amour, laissant en elle palpiter
l’infatigable grâce, ou se détournant d’elle et la refusant, en deve-
nant le ténébreux épuisement du péché. Une telle alternative se
tient dans une épreuve de la fatigue que les Grecs n’ont ni
connue ni pensée. Les pages qui suivent s’efforcent de décrire
ces possibilités, en s’exposant à la seule critique qu’un phéno-
ménologue puisse à la fois craindre et espérer, celle de n’avoir
pas jusqu’au bout porté dans sa parole l’inguérissable blessure
de ce qui s’offre au regard, laissant à plus blessé le soin de mieux
la dire.
Une difficile question demeure : qu’il y ait plusieurs fatigues,
si vraiment elles sont eidétiquement distinctes, suppose que le
corps lui-même soit historique, loin de former le substrat non-his-
torique de toute histoire. Il ne peut y avoir de fatigue chrétienne
distincte de la fatigue grecque que si le corps chrétien est autre
que le corps grec. Si l’histoire de la fatigue n’était rien de plus que
l’histoire des représentations diverses et contradictoires que les

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INTRODUCTION

hommes se sont faites d’une fatigue en elle-même présumée iden-


tique et immuable comme le corps humain, elle ne serait qu’un
passe-temps futile. Mais où cette fatigue immuable se donne-t-elle
à voir dans son immuabilité ? Si elle se dit, elle se dira selon une
économie dont l’historicité est indéniable. Poser que la façon dont
j’existe mon corps, dont je me rapporte à lui, dont je pense son
être, son identité, sa place dans mon identité, dont j’exprime ses
épreuves, n’est qu’une agitation superficielle sur un fond
immuable, revient à entrer dans un dualisme abstrait et intenable.
Car c’est alors poser une extériorité et une indifférence radicales
entre mon propre corps et tout ce que je suis et fais en tant
qu’homme, être de parole et de pensée ; en ce cas, l’esprit humain
pourrait aussi bien exister dans un robot ou une machine, ou pas-
ser de corps en corps, comme dans la transmigration des âmes,
sans qu’on s’aperçût du moindre changement. Postuler que la
parole n’a ni poids ni sens ne saurait être philosophique.
Certes, pour penser l’histoire du corps, nous sommes bien
démunis. Aucune recherche empirique sur l’étant, des techniques
corporelles au sentiment de la pudeur, n’aura comme telle accès
à l’être même du corps, ni aux diverses dispensations de cet être.
De l’appel de l’origine, le corps toujours est le répondant, et
peut-être plus encore la réponse, avec le surcroît de toute
réponse. Pour de si abyssales questions, il faut de patients sen-
tiers. La fatigue en est un. Comment peut-elle l’être ? En tant
que phénomène empirique, il semble que la fatigue soit par
essence seconde et tardive, à l’issue et au terme d’un effort, d’une
tâche, d’une dépense de force et d’énergie. Avec la fatigue, rien
ne commence, sinon le repos, et quelque chose s’achève. Tout
comme l’oubli qui fut médité dans un livre antérieur, la fatigue
paraît ne pouvoir être originaire, et l’idée d’une fatigue première
semble aussi absurde que celle d’un oubli premier. Tout au plus
aurait-elle valeur d’indice ou de symptôme quant à ce qui la pré-
céda ou la suscita, et l’on pourrait assurément reconnaître, à la
tonalité et à l’intensité de la fatigue, quelque chose de l’effort et
de celui qui fit effort. Prise ainsi, elle ne pourrait être qu’un
appendice à une description de l’œuvre et des œuvres humaines,
et non un thème philosophique autonome.
Or les types de fatigue ici abordés sont dimensionnels. Ils relè-
vent du transcendantal et non de l’empirique : ils constituent la
condition de possibilité et le fondement du sens des fatigues

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DE LA FATIGUE

empiriques diverses qui auront lieu dans l’espace par eux ouvert.
Avant même de faire le moindre geste et d’entreprendre la
moindre tâche, je suis à mon effort déjà, tendu vers lui et pour
lui me rassemblant, selon un certain style et une certaine concen-
tration, et cet être à mon effort est aussi un être à ma fatigue,
qui possède par avance également un style déterminé. Ce style
de la fatigue qui précède et rend possible la fatigue empirique a
lui-même plusieurs couches de sens. La première est évidemment
appropriation à la nature de l’effort anticipé, et je ne m’apprête
pas à la même fatigue en partant pour une longue promenade
ou en m’installant à ma table de travail. La seconde met en jeu
mon être au monde propre et mon ipséité, chacun ayant, y com-
pris par delà la différence des activités, une façon singulière de
se fatiguer ou de résister à sa fatigue. Elle détermine ce qu’il peut
en être de la fatigue et ce dont en elle il y va. Mais ce style sin-
gulier ne jouit d’aucune exterritorialité vis-à-vis du monde et de
l’histoire, n’étant qu’à les habiter comme ce qui lui est plus intime
que lui-même. Il n’existe que de répondre à leur appel, et sa
réponse en éclaire le sens. C’est elle qu’il s’agira de décrire.
Ainsi la fatigue à laquelle s’apprête un athlète varie-t-elle, avec
la façon même de s’y apprêter, selon l’épreuve à laquelle il par-
ticipe, et aussi selon son être singulier. Mais la fatigue d’un ath-
lète de l’antiquité grecque et celle d’un participant des actuels
Jeux olympiques, préparé, observé, mesuré, objectivé par toute
une équipe sportive et médicale spécialisée et hautement tech-
nique, pour tenter de réduire un record, relèvent par avance de
dimensions différentes. Il n’y va pas de la même fatigue, car il
n’y va pas du même corps, ni du même rapport au corps. L’agôn
des Grecs, la joute où il s’agit de faire la preuve de son excel-
lence, renvoie à ce que Jacob Burckhardt a nommé l’homme ago-
nal (der agonale Mensch), car l’agôn traverse tous les domaines
de l’existence grecque, y compris le rapport de l’homme au divin,
à la vérité et à l’être, Platon ayant parlé d’un agôn des âmes pour
voir la vérité. Le corps qui se jette dans l’agôn, celui que chante
Pindare ou que montre la statuaire, n’est pas cet objet « jetable »,
susceptible de produire pendant une période limitée, et fût-ce
au prix de sa future décrépitude, des records mesurés au cen-
tième de seconde (les Grecs ne connaissaient pas même les
secondes) qu’est devenu le sportif actuel. L’enregistrement de ses
performances tout comme sa préparation aux épreuves suppo-

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INTRODUCTION

sent le monde de la technique, la mesure du corps et de ses pos-


sibilités selon une parfaite objectivation transparente, et de
proche en proche l’ensemble de notre rapport au monde. Le
« culte du corps » apparaît précisément quand le corps proposé
à l’admiration et à l’identification a cessé d’être humain, c’est-à-
dire universel, pour devenir une machine douée d’un excellent
rendement dans une tâche de plus en plus minutieusement défi-
nie. On dira que, Grec ancien ou champion contemporain, leur
fatigue musculaire, telle que la biologie peut l’étudier avec une
exactitude et une précision de plus en plus grandes, est la même,
et qu’ils n’appartiennent pas à deux espèces distinctes mettant
en jeu d’autres procès. L’argument est circulaire, car l’existence
de disciplines telles que la médecine du sport ou l’ergonomie,
objectivant le corps et son rendement à un effort devenu mesu-
rable, font partie de cette différence irréductible entre deux rap-
ports au corps. De telles disciplines ne se contentent pas d’obser-
ver les sportifs contemporains, elles font partie des conditions
de possibilité de leur existence. En projeter les procédures et les
méthodes d’observation par l’imagination dans le passé revient
à dire que, si l’antiquité grecque avait été identique à notre
époque, il n’y aurait pas de différence entre elle et notre époque.
Il n’y a pas de corps humain indépendamment de l’épreuve
qu’il fait de soi, et à cette épreuve appartient essentiellement la
pensée. C’est en ce sens qu’il existe une fatigue transcendantale.
Au demeurant, l’histoire de la philosophie présente diverses
figures d’une fatigue originaire, d’une fatigue qui n’est pas ce en
quoi la tâche s’achève, s’éteint, s’interrompt, mais qui au
contraire envoie et destine à la tâche, une fatigue à partir de
laquelle l’effort même devient possible. Ce projet est donc loin
d’être sans précédent.
Pourquoi, enfin, évoquer le clair-obscur de la fatigue ? La phé-
noménalité de la fatigue a son obliquité et son retrait propres,
elle est difficile à saisir. Comme tout phénomène au sens fort,
certes, mais avec ses apories singulières. Tout d’abord, comme
Sartre l’a bien montré, la fatigue m’apparaît initialement à par-
tir du monde, et je sens l’âpreté ou la pesanteur de ce qui est à
faire, ou encore à faire, avant de me sentir fatigué et de le dire.
Mais, alors même que je parle de ma fatigue et tente de la fixer
sous mon regard, la clarté supposée de la réflexion reste enve-
loppée et hantée par une obscurité fondamentale, comme

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DE LA FATIGUE

d’avance plus forte qu’elle. Il y a toujours déjà un cheval de Troie


de la fatigue dans la pensée qui voudrait la saisir. Il y a toujours
déjà un anonymat, une impersonnalité à l’œuvre, à l’œuvre de
me désœuvrer, de me dissocier de l’œuvre, dans ce que je vou-
drais nommer ma fatigue. Le lieu où je suis en chemin, en déca-
dence ou en chute vers n’en pouvoir plus est-il un lieu d’ipséité ?
Tendanciellement, la fatigue où je me consomme dans ce que ma
tâche aura eu de plus propre est aussi la fatigue où je me
consume, où enfin je n’y suis plus, plus pour personne et pas
même pour moi. Le regard même se lasse, et la main se relâche.
Décrire cette faiblesse elle-même en elle-même n’a-t-il pas, ne
peut-il avoir quelque chose de médusant ? Quel souffle faut-il
prendre pour dire l’essoufflement, l’être à bout de souffle ?
Jamais le rapport à la fatigue n’est neutre : il comporte le pro-
jet de la quitter et de la surmonter, que ce soit dans le repos ou
l’effort victorieux. Cette négativité reste étrangement dépourvue
de nom : bien des termes s’opposent à la fatigue, mais elle n’a
pas, en français et en d’autres langues aussi, d’antonyme qui
s’imposerait comme naturellement. D’où le succès sans doute
dans la langue familière de l’expression empruntée, si l’on en
croit les dictionnaires, à l’anglais hippique et sportif, d’être « en
forme », en « bonne » ou « pleine forme », par quoi le langage
est aristotélicien sans le savoir. N’être pas triste ne revient pas
nécessairement à être en joie, car nous pouvons n’être ni joyeux
ni tristes, mais n’être pas fatigué, c’est être en possession de sa
force. Peut-on imaginer un point de neutralité où l’on ne serait
ni fatigué ni dans sa force ?
Tout cela signale la difficulté de décrire la fatigue autrement
qu’en étant en partance d’elle, autrement que depuis ses effets ou
son surmontement. Dans la littérature même, elle est plus souvent
nommée que décrite. L’étrange lucidité, et comme la vigilance
supérieure qui, par beaucoup décrites et par chacun expérimen-
tées, s’allument parfois à l’extrémité de la fatigue, en témoignent
à leur façon. Car cette lucidité n’est pas une clarté maintenue ou
préservée contre la fatigue, le fruit d’un combat avec elle. Elle
provient plutôt d’avoir renoncé à ce combat, de s’être abandonné
à son mouvement d’oubli et de dessaisissement : lucidité qui n’est
plus proprement celle d’un soi, vigilance au cœur de l’épuisement
qui forme la vigilance même de l’épuisement, tout autre que la
clarté vigile de qui dormirait bien, comme ce point de sobriété au

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INTRODUCTION

cœur de l’ivresse qui est la marque même de l’ivresse. Cette


lumière ne s’éclaire pas elle-même, ne fait pas directement appa-
raître ce qui l’a rendue possible, elle est parution du monde à lui-
même à travers ce lieu de transit, ce terrain vague qu’épuisé je
suis devenu. Là même où la fatigue éclaire, elle reste en elle-même
obscure. Une généalogie de la fatigue n’en est que plus nécessaire.
Mais ce clair-obscur n’est d’aucune façon l’opacité d’un état en
attente d’explication causale.
Cette clarté et cette obscurité, nous savons toujours déjà ce
qu’elles tournent pudiquement vers nous, le corps humain lourd
de l’esprit et de ses œuvres, scintillation de la parole dans les
espaces muets. D’avoir parlé, et jusqu’à l’impossible, la voix peu
à peu se brise et s’enroue, les mains nues pourtant tremblent
encore de tout ce qu’elles auront porté, et les jambes deviennent
incertaines, fragiles, comme balbutiantes, de tous les chemins
qu’elles auront parcourus. L’usage du monde nous use, et ce qui
fut vraiment donné ne laisse pas en nous seulement la joyeuse
blessure d’une perte, mais aussi la pesanteur à la fois sue et igno-
rée des gestes qui donnèrent, comme la signature illisible sur
notre corps vieilli de l’errante générosité dont il fut le bref repo-
soir. La décharge que nous offre le temps de nos œuvres désor-
mais dans le monde, et non plus en nous-mêmes, est sur nos
visages la charge même de la fatigue. Aimer ces traits-là sur les
traits de l’autre, plus siens encore que ceux qu’en un sens ils
recouvrent, est forme ultime du respect, et apprend à voir dans
le lourd paraphe des rides et le lavis des ombres irréversibles
comme la lueur de source d’une promesse tenue, et qui déjà
montre à qui aime en baissant les yeux l’éternel abîme de lumière
où elle va bientôt se jeter.
Cette édition électronique du livre
De la fatigue de Jean-Louis Chrétien
a été réalisée le 04 juillet 2019
par les Éditions de Minuit
à partir de l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782707315496).

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pour la présente édition électronique.
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ISBN : 9782707339430

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