These - Christelle - DEFAYE Texte Et Sexe
These - Christelle - DEFAYE Texte Et Sexe
These - Christelle - DEFAYE Texte Et Sexe
érotique
Christelle Defaye
Christelle DEFAYE
Membres du jury
Philippe Baudorre, Professeur, Université Bordeaux Montaigne.
Eric Benoit, Professeur, Université Bordeaux Montaigne.
Anne-Yvonne Julien, Professeur, Université de Poitiers.
Patrick Marot, Professeur, Université Toulouse Jean Jaurès.
1
2
Remerciements
Dans Carnets du grand chemin, Julien Gracq évoque avec une sorte de gratitude
« l’ange gardien de nos lectures, si grand, si expéditif économiseur de notre temps. Celui qui,
devant un compte-rendu enthousiaste, un titre qu’on nous vante, un livre qu’on hésite à acheter,
nous souffle à l’oreille, gentiment, décisivement, toujours obéi : “ Non. Pas celui-là ! Laisse.
Celui-là n’est pas de ton ressort. Celui-là n’est pas pour toi1” ». Qu’il me soit permis de
remercier « l’ange gardien » de mes lectures, qui m’a ouvert les chemins et m’a fait connaître
cette « dépense vitale » qu’a constituée ma rencontre avec l’œuvre de Julien Gracq.
Je présente mes remerciements les plus chaleureux à Éric Benoit, mon directeur de
thèse, professeur de Littérature à l’Université Bordeaux Montaigne, pour la confiance, la
disponibilité, la bienveillance dont il n’a cessé de faire preuve à mon égard et ce, dès mon travail
de Master. Je souhaite aussi exprimer ma plus grande gratitude à Pascal Léonard, pour ses
relectures attentives et son indéfectible soutien. Je remercie enfin mon mari, mes enfants, pour
leur patience et leurs encouragements constants, ma famille et mes proches pour leur amour.
1
Carnets du grand chemin, O.C., II, p. 1080.
3
Sigles et abréviations
O.C. I : Julien Gracq, Œuvres complètes, I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard,
1989, « Bibliothèque de la Pléiade ».
O.C. II : Julien Gracq, Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie avec la
collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, 1989, « Bibliothèque de la Pléiade ».
TLF : Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (1789-
1960), Paris, Editions du Centre national de la recherche scientifique, 1980, 1364 p.
4
Table des matières
REMERCIEMENTS 3
SIGLES ET ABREVIATIONS 4
INTRODUCTION 11
Chapitre II : Les composantes de la fiction. Un cadre érotisé par le sublime mais évidé de substance. 70
B. Une rencontre aporétique et impossible : face à face et menace de dilution dans l’Autre. 90
1. Séparation masculin/féminin : ordre du masculin, ordre du féminin. 90
2. Déconstruction du motif du couple. 91
a. Trio du « Roi Cophetua », envers du trio d’Au Château d’Argol ? 92
b. Grange, Mona, Julia. 95
c. Vanessa, Aldo, Aldobrandi. 97
d. Simon, Irmgard, la presqu’île. 98
3. Le problème de la coïncidence des désirs. 98
6
c. Le don sans contrepartie et la question du rapport de forces. 136
7
b. La fonction érotisante de l’italique. 207
2. Intermittence et syncope dans les dernières fictions (une mimétique du rapport). 209
a. La Route, l’impasse comme expression d’un impossible. 209
b. Intermittence et clignotement dans La Presqu’île. 210
c. Présence-absence dans « Le Roi Cophetua ». 212
3. Battement pulsionnel et dissonance. 213
8
B. Le lecteur gracquien : un herméneute comme Dupin… Une approche autre/louche. 276
1. qui aurait l’esprit assez mal tourné … ou le regard /dépravé. 277
2. Un exemple : lecture « louche » de l’incipit de la Presqu’île. 279
A Entre, écriture de l’antre : la chambre vide du texte (matrice et tombeau) /exhibition du littéraire. 318
1. Une « maïeutique des signes » : une écriture en creux. 318
2. De la lettre au corps ; du corps à la lettre. 322
3. Dérision et évidement. 323
CONCLUSION 349
BIBLIOGRAPHIE 355
9
I. Bibliographie primaire 355
1. Corpus principal : œuvres de Julien Gracq 355
2. Œuvres citées à titre de référence 355
ANNEXES 377
ANNEXE I 378
ANNEXE II 379
ANNEXE IV 381
10
Introduction
Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose que l’on ne
voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de
la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire
dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance
perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude
les cuisses2.
Pour Julien Gracq, il existe un « ange gardien de nos lectures, si grand, si expéditif
économiseur de notre temps3 », qu’il nous guide, pour ainsi dire amoureusement, dans le choix
de nos lectures. L’idée d’une relation érotisée du lecteur à l’œuvre est formulée comme une loi
littéraire dans les Carnets du grand chemin :
tout volume mis dans le circuit semble être le lieu d’une émanation sui
generis qui guide vers lui en aveugle, toutes antennes alertées, un certain public
et en écarte un autre, par l’effet d’une étrange sexualité littéraire4.
Au moment même où il ouvre le livre, le lecteur de Gracq noue une relation érotisée au
texte : l’édition Corti impose d’en prendre physiquement possession et, en en rognant plus ou
moins bien les pages, d’en faire un objet unique, qui « laisse à désirer »5. Notre étude se veut le
fruit de notre rencontre avec le texte gracquien, placée sous le signe de la séduction, y compris
au sens étymologique du terme, de déroute. Pour Julien Gracq, « si la littérature n’est pas pour
le lecteur un répertoire de femmes fatales et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu’on
s’en occupe6 ». Il déplore d’ailleurs que le roman contemporain soit devenu « de tout repos »
au point de n’être même plus interdit aux jeunes filles, ayant « perdu corps et biens ce qui
précipitait le lecteur sur son coupe-papier et lui faisait dévorer les pages, ce qui faisait de
naissance son venin et sa vertu, sa force agitante, et même sa seule vraie possibilité
2
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua », La Presqu’île, Paris, Corti, 1970, p. 215.
3
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie avec la
collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, 1989, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1080.
4
Ibid., p. 1081.
5
C’est Raphaël Baroni qui commente le choix des édition Corti et le refus par Gracq du format de poche en
soulignant la symbolique des livres à rogner, parlant de « petit rituel de défloration livresque » de livres dont la
finition « laisse à désirer », « Presqu’une île », Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île,
F. Wagner (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 157.
6
Julien Gracq, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie avec la collaboration
de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, 1989, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 680-681.
11
révolutionnaire, et qui s’appelait provocation au désir – à tous les désirs7 ». Jean–Louis Leutrat
8
partage aussi ce point de vue et conclut son chapitre sur une citation de Roland Barthes reliant
lecture et expérience corporelle : « Dans la lecture, Roland Barthes l’a écrit, ‘tous les émois du
corps sont là, mélangés, roulés : la fascination, la douleur, la volupté ; la lecture produit un
corps bouleversé’9 ».
7
Lettrines, O.C. II, op.cit., p. 195.
8
Jean-Louis Leutrat, Julien Gracq, Seuil, collection « Les Contemporains », Paris, 1991.
9
Roland Barthes, Essais critiques IV : le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1964, p. 25.
10
Les nouvelles contenues dans le volume intitulé La Presqu’île, « La Route », « La Presqu’île », « Le Roi
Cophetua », op.cit.
11
D’après Pascal Quignard, « le désir fascine. Le fascinus est le mot romain pour dire le phallos », Le sexe et
l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 75.
12
Cette impression semble d’ailleurs partagée, au vu de certains titres critiques, comme L’Enchanteur réticent :
essai sur Julien Gracq, Paris, Corti, 2004, de Michel Murat ou encore Julien Gracq : l’écrivain et les sortilèges,
Paris, Presses universitaires de France, 1993, de Clément Borgal.
13
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, p. 131.
14
Elisabeth Cardonne Arlyck, « Lectrice de Gracq », Julien Gracq 2 : « Un écrivain moderne », Rencontres de
Cerisy, 24-29 août 1991, M. Murat (textes réunis par), P. Marot (éd.), Paris, La Revue des Lettres modernes, Paris,
p. 45-62.
15
Michel Murat, L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq, op.cit., p. 123 à 131.
16
Ruth Amossy, Parcours symbolique chez Julien Gracq. Le Rivage des Syrtes, Paris, Cdu-Sedes, 1982, p. 72-73.
17
Ibid., p. 123.
12
Une lecture : La Mala Noche et la conception gracquienne de l’érotisme
Bien loin de la nature pleine et roborative de certaines œuvres18, et que certains critiques,
comme Maurice Blanchot19, ont pu lui reprocher dans ses premières œuvres, l’érotique
gracquienne sidère au contraire par la saturation de l’indicible, par la place faite à la négativité :
la scène érotique, c’est-à-dire représentation de désir sexuel, écrit la relation sexuelle sans la
représenter, guide le regard du lecteur vers une profondeur, vers pire, mais qui n’est pas écrit.
C’est ce qui fait, à mon sens, le charme indicible de « La Mala Noche20 », représentation de
corps féminins érotisés dans leur surgissement, leur mouvement et leur duplicité, comme si la
thématisation du désir permettait de le cristalliser, métonymiquement, comme forme
exemplaire et matricielle.
18
C’est d’ailleurs ce que Julien Gracq reproche à Marcel Proust : dans « Proust considéré comme terminus », il
multiplie les images, souvent péjoratives, qui illustrent la nature pleine, compacte, dense de l’œuvre proustienne :
« masse foisonnante », qui semble sur le point de prendre « comme moment à l’autre comme une gelée », elle
consiste en « une coulée verbale » qui laisse « la production imaginative du lecteur […] privée d’air et privée de
mouvement par la jungle étouffante d’une prose surnourrie » : bref, elle est « une nourriture beaucoup plus qu’un
apéritif », En lisant en écrivant, O.C. II, op.cit., p. 626-628.
19
En particulier à propos d’Au château d’Argol, Paris, Corti, 1938.
20
Dans le récit intitulé « Le Roi Cophetua », dernière fiction gracquienne, La Presqu’île, op.cit.
21
Octavio Paz, La Flamme double : amour et érotisme, Paris, Gallimard, 1994, p. 29 : « Eros est solaire et
nocturne : tous le ressentent mais rares sont ceux qui le voient. Il fut aux yeux de son amante Psyché une présence
invisible pour la même raison que le soleil est invisible en plein jour : par excès de lumière. Le double aspect
d’Eros, lumière et ombre, cristallise en une image mille fois répétée par les poètes de l’Anthologie grecque : la
lampe allumée dans l’obscure chambre ».
22
« Le Roi Cophetua », op.cit., p. 215.
23
L’expression est d’André Breton.
24
Octavio Paz réfléchit à cette question de l’origine et de sa représentation dans La Flamme double : amour et
érotisme et évoque l’idée du trou noir (p. 163) et du « moteur immobile » aristotélicien (p. 162).
13
« volonté de savoir25 ». Son texte voile et dévoile, tourne autour de ce qu’il sécrète : le secret,
l’érotisme, la sexualité.
Livres érotiques. Ils pleuvent de toutes parts par le temps qui court. Aucun de
leurs auteurs ne semble s’aviser une seconde de la règle d’or de son art, qui est
qu’en une telle matière, poétiquement, il n’y a que le premier pas qui compte, et
même pas le premier pas : le premier geste, le premier regard, transgresseur.
Passé la sensation du feu glacé sur la peau, du vent froid et brûlant, pareil à celui
qui court au ras du sol devant un tremblement de terre, du seuil franchi dans
l’étranglement de gorge, il n’y a plus rien – plus rien dont la plume puisse faire
usage. Mais où es le souffleur bénéfique que ces auteurs devraient payer pour
leur répéter sans cesse à l’oreille :
…Enough, -no more
T’is not so sweet now as it was before26?
Le « discours de maître », la posture critique de Julien Gracq dans ce passage me
paraissent tout d’abord très signifiants : émettant une critique envers les « tenants de la
littérature érotique », il adopte une attitude ambiguë. Il se présente comme n’appartenant pas à
ce courant, qu’il a tendance à mépriser (il s’agit d’une sorte de sous-littérature, ou de littérature
de moindre qualité) et en même temps comme un expert, qui maîtrise l’ars erotica au point
d’en proposer une sorte d’art poétique (il applique les règles qu’il dénonce tout en les énonçant).
Cette première ambiguïté fait écho à une attitude ambivalente face à l’érotisme, dont il est à la
fois proche et éloigné. Il énonce cependant le principe d’une poétique érotique : fondée sur
l’économie de moyens et la négativité, faisant de la scène érotique un indicible. Il définit
l’érotisme par la transgression, réduisant son expression à la suggestion, l’impulsion. Cette
conception de l’érotisme correspond à ce que la critique gracquienne a identifié comme écriture
du Désir. Cependant, il ne faut ni oublier tout le pan négatif — et toute la modernité de cette
conception —, ni éluder le paradoxe auquel il aboutit : l’œuvre fictionnelle se révèle
éminemment érotique en ne faisant sur cette voie que le premier pas.
Une difficulté semble inhérente à l’écriture érotique, et paraît même participer de son
essence : le sujet est intrinsèquement évanescent ; il se dérobe. L’irreprésentable du rapport
25
Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, tome I, Paris, Gallimard, collection « Tel »,
n°248, 1976.
26
Julien Gracq, « Littérature », Lettrines 2, O.C. II, op.cit., p. 319. Bernild Boie note le détournement ironique
d’un vers du Soir des rois ou Ce que vous voudrez de Shakespeare (acte I, scène 1, v. 7-8). « Assez ! pas davantage !
Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure ? », ibid., p. 1387-1388.
14
sexuel serait donc présent dans le texte gracquien, et l’indicible, consubstantiel à son écriture
érotique. C’est cette part essentielle de négativité et de paradoxe qui fait de l’érotisme gracquien
une érotique : la représentation de la sexualité touche à l’écriture et à l’esthétique de l’œuvre, à
la dynamique textuelle :
il [l’érotisme] est ce autour de quoi tourne le discours sans jamais l’atteindre. Un centre
de gravité aveugle et aveuglant. […] Dès lors, la représentation ne cesse de réfléchir ce
qui lui fait défaut. Si le sexe peut s’inscrire dans le texte, c’est en négatif ou de biais,
sous la forme de ce qui lui échappe ou dans le glissement même des métaphores. On
peut en revanche écrire le désir et décrire la vacance, comme on décrit un cercle, où il
s’alimente. Le texte et le désir apparaissent alors tendus vers un même objet. Et cet objet
n’est autre que la dérobade de l’objet27.
De même que le sexe alors ne peut être représenté que par quelque artifice qui le masque et
le montre en même temps, — qui le montre parce qu’il le masque —, la marque du sexe dans
le texte […] prend la forme de l’ellipse, du silence. Le sexe est la limite contre laquelle le texte
vient buter28 ». La négativité érotique, l’évitement de la scène sexuelle semblent constants chez
Gracq : « L’écriture de Gracq est amoureusement tétanisée par le ‘ lâcher des monstres de
Maldoror ’29, comme si Gracq non seulement « jouait » à dire l’indicible30, dire ce que l’on ne
peut dire.
27
Yves-Charles Grandjeat, Sexualité et textualité dans la littérature américaine contemporaine, Presses
universitaires de Bordeaux, collection « Lettres d’Amérique(s) », 1998, p. 8-14.
28
Ibid.
29
Pierre Michon, « Une littérature de l’attente », Magazine littéraire n° 465, juin 2007, p. 36.
30
Cet indicible, Gracq est d’ailleurs en mesure de l’aborder plus frontalement et plus crûment, lorsqu’il en est lui-
même « à distance ». C’est le cas dans sa traduction/adaptation de Penthésilée de Kleist en 1954, comme le
remarque Michel Murat : « Pour l’écrivain, dans ses sujets plus qu’ailleurs, le problème essentiel est celui de la
justesse de ton (…). Lorsqu’il s’agit d’émotions extrêmes, la bonne distance pour Gracq est celle de la traduction »,
L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 79. Il étudie d’ailleurs, dans son étude sur Le Rivage des Syrtes, l’indicible, d’un
point de vue rhétorique.
31
Yves-Charles Grandjeat, Sexualité et textualité dans la littérature américaine contemporaine, op.cit., p. 8-14.
15
l’érotique gracquienne : oxymorique, l’érotique gracquienne associe négativité32 et « saturation
figurale33 » et crée la dynamique scripturale :
Et du coup, ce qui est sexuel chez Gracq, ce n’est pas la figuration du désir, mais
tout le reste. Le sexuel est présent chaque fois qu’il n’est pas nommé, c’est-à-dire
presque tout le temps. Son énergie est comme vaporisée dans l’écriture et il vient se
loger jusque dans le plus menu détail34.
Pierre Michon nomme cette érotique « stratégie du dilatoire », rappelant sa proximité avec
le texte qu’il nomme « pornographique ». L’exemple de l’ilve, plante poétiquement sexuée,
association de masculin et de féminin, vient à l’appui de l’argument, comme une sorte
d’emblème du style gracquien35. Car, si le Désir est le moteur de l’écriture gracquienne, le pan
érotique est finalement loin d’être anecdotique : pour Bernard Vouilloux, « la poétique aurait
sa loi dans le désir, y compris en sa dimension libidinale36 ».
Le paradoxe, l’ambiguïté, l’étrangeté du texte gracquien s’instaurent donc via un jeu
dialectique de présence-absence de l’érotisme et de la sexualité, consubstantiel à l’écriture de
Julien Gracq pour qui « rien non plus ne peut remplacer ce mode de présence-absence qu’est la
fiction37 » : d’une part, une écriture qui emprunte les codes de la littérature érotique tout en
étant désexualisée ; d’autre part, la sexualisation de l’écriture « autre », en particulier du
paysage. Guillaume Pajon fait de la dialectique présence-absence une manifestation du désir et
le moteur des récits gracquiens. Il y voit l’origine de l’érotisme : « la tension érotique naît de
cette friction entre présence et absence38, ». Le désir s’exprime dans l’entre-deux, au cœur de
la dialectique, puisque « l’érotisme amoureux gracquien hésite donc toujours entre l’absence
qui suscite et la présence impérieuse qui s’impose39 ». L’érotisme existe donc bien dans une
forme de négativité. Selon lui, c’est l’écriture, et plus particulièrement la métaphore, qui
matérialise l’absence dans le fantasme : « cette absence qui prend corps semble même
32
Patrick Marot valorise les critiques qui ont mis en lumière « la négativité de l’écriture gracquienne », sa
modernité », dans « Julien Gracq et le surréalisme, Œuvres & Critiques, 18 (1-2), 1993, p. 134. Il cite en particulier
Anne Fabre-Luce, qui a formalisé « la négativité de l’écriture gracquienne conçue – à travers l’évidement de tous
les thèmes – comme un effondrement des mythes de l’écriture convoqués et annulés par la métaphorisation
inépuisable du discours », « Julien Gracq et le surréalisme : une dynamique du deuil », Revue des Sciences
humaines, n°184, 1981, p. 145.
33
Mar Garcia, « La dimension scripturale de Julien Gracq : de la saturation figurale à l’indicible Les Chemins du
texte, I : Literatura, II : linguistica, traduccion y didactica, historia,garcia-Sabell Tormo, Teresa et al., Santiago
de compostela : Universidad de santiago de Compostela, 1998, p. 209-218.
34
Pierre Michon, « Une littérature de l’attente », Magazine littéraire n° 465, juin 2007, p. 35-36.
35
Bernard Vouilloux définit le style gracquien comme « tension différée, rétention jouissante », « Le tableau dans
la crypte », Julien Gracq 2 : « Un écrivain moderne », (éd.), Rencontres de Cerisy, 24-29 août 1991, Paris, La
Revue des Lettres modernes, 1994, p. 202.
36
Bernard Vouilloux, ibid., p. 201-218.
37
Entretiens, Paris, Corti, 2002, p. 79.
38
Guillaume Pajon, « Présences et absences dans La Presqu’île et Un Balcon en forêt : une dialectique féconde »,
Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en Forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 98.
39
Ibid.
16
constituer un véritable topos du discours lyrique40 » Il identifie enfin le terme récurrent de
« silhouette » comme « zone de désir potentiel41 », point nodal de l’érotique.
C’est cette bipolarisation de l’écriture qui crée la tension du désir, et qui magnétise le texte
par le manque et le déplacement : Gracq, comme tout artiste, « a parfaitement conscience de la
négativité creuse et essentielle de la littérature42 ». L’érotisme serait la source du mystère à
l’œuvre, sorte de palimpseste, d’érotique cryptée, que révèlent la psychocritique et la poétique.
Jean-Pierre Richard43 étudie par exemple dans un paragraphe du Rivage des Syrtes44 la
libidinisation de l’écriture du voyage et analyse la relation érotique entre Aldo et Vanessa
comme un rapport égalitaire qui substitue l’englobement à la pénétration. Pierre Jourde45 révèle
la charge sexuelle du portrait de Piero Aldobrandi, révélant que la sexualisation du portrait est
le moteur du sens. Bernard Vouilloux le démontre dans l’analyse d’un passage précis d’Un
Beau Ténébreux dans lequel il voit à l’œuvre une « poétique de l’incarnation ».
Autrement dit, Julien Gracq braque les yeux de son lecteur sur ce que l’un ne peut pas
voir et que l’autre ne peut pas dire. Lecteur et auteur se trouvent, au moins provisoirement, dans
la posture que décrit Gracq au moment de sa découverte de la sexualité par la prostitution :
« Vis-à-vis d’elle, je suis toujours demeuré sur ce même seuil où je restais cloué sur le quai de
la Fosse : effrayé, sordidement ébloui, obscurément fasciné46 ». Cette posture de la « bouche
bée47 », de la suspension du discours, participe de la modernité de l’œuvre gracquienne. Il est,
chez Gracq, une forme d’impossibilité à dire. Entre fascination, sidération pour le sexe48, et
difficulté définitoire, l’érotisme comme l’expression « littérature érotique » semblent des
formules vides de sens, comme si leur évidence apparente les évidait justement de leur sens.
Éric Benoit souligne cette affinité du texte érotique et du silence, de la poésie et de la paralysie
40
Ibid.
41
Ibid.
42
En lisant en écrivant, Paris, Corti, 1980, p. 50.
43
Jean-Pierre Richard, « A tombeau ouvert », Microlectures, tome I, Paris, éditions du Seuil, 1979, p. 257-283.
44
« Bien plus que la perspective de la fête (…) comme à une route dont on pressent qu’elle conduit vers la mer » »,
Le Rivage des Syrtes, Paris, Corti, 1951, p. 81-82.
45
Pierre Jourde, « Le portrait de Piero Aldobrandi : Sol niger in speculo », Littératures n°27, 1992, p. 209-220.
46
Julien Gracq, La Forme d’une ville, O.C. II, op.cit., p. 836.
47
Éric Benoit, « Écrire de ne pas écrire », Modernités 35, Apories, paradoxes et autocontradictions. La littérature
et l’impossible, textes réunis et présentés par Éric Benoit, Presses universitaires de Bordeaux, septembre 2013,
p. 10
48
Pascal Quignard propose cette distinction :
« Les Gorgones sont toujours représentées de face, comme le sexe féminin. Ce sont les sidérants.
Les Silènes sont toujours représentés de profil, comme le sexe masculin, Ce sont les fascinants », Le nom sur le
bout de la langue, Paris, P.O.L, 1993, p. 96-97.
17
élocutoire49, et ce, dès les débuts de la poésie lyrique, comme une manifestation du sublime. Il
est quelque chose qui se tait au cœur de l’érotisme gracquien, et qui suscite tout autant la
curiosité, l’excitation, l’inquiétude que la difficulté définitoire, tant il touche au silence, à la
marge, à l’entre-deux, au désir qui ne dit pas son objet, mais en donne la direction.
Dès son apparition dans la langue à la fin du XVIIIe siècle50, l’érotisme désigne « le
désir amoureux », en ce qu’il « touche à la sexualité51 ». C’est le sens qui se fixe malgré diverses
fluctuations connotatives52 : le Grand Robert définit l’érotisme comme « ce qui a trait à l’amour
physique, au désir et au plaisir sexuels » ; le Trésor de la Langue Française comme « tendance
plus ou moins prononcée à l’amour (sensuel, sexuel), goût plus ou moins marqué pour les
plaisirs de la chair ». L’érotisme désigne donc une conception de l’amour qui fait jouer une
dynamique du désir et du plaisir liés au corps et à ses sensations : il implique donc un écart, une
distance, avec la sexualité. Autrement dit, est érotique la sexualité, médiatisée, représentée53,
sublimée par l’imagination54.
49
Éric Benoit prend l’exemple d’un poème fragmentaire de Sappho pour illustrer la « prédilection de l’écriture
pour une situation autocontradictoire » : Sappho exprime son impuissance à dire face à l’être aimé : « Dès que je
te vois/ je reste sans voix/ et ma langue/ se brise ». « Ce poème d’ailleurs, ne nous est parvenu que
fragmentairement, par bribes, en lambeaux, texte déchiré, texte troué de silences, sauvé de la perte grâce à la
citation qu’en fait le pseudo-Longin dans son traité Du Sublime. L’impossibilité à dire a à voir avec une esthétique
du sublime : c’est la situation d’un locuteur qui est sub limine, en deçà de la limite qui le sépare de ce qui est au-
delà de la possibilité de dire (la passion, chez Sappho). C’est une expérience des limites du langage par le
langage », « Ecrire de ne pas écrire », Modernités 35, op. cit., p. 8.
50
Selon la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française, le terme « érotisme » est employé pour la
première fois au sens de « désir amoureux » chez Restif de la Bretonne, en 1784, Dictionnaire de l’Académie
française, 9ème édition, disponible en ligne, URL : http://www.cnrtl.fr/definition/academie9/.
51
C’est la définition de l’adjectif « érotique » dont il est dérivé et qui existait seul, jusqu’alors.
52
Au XVIIIe siècle, le sens dérive jusqu’à devenir l’équivalent de « licencieux » pour reprendre au XIXe siècle
une connotation péjorative dont atteste le dictionnaire Larousse : « goût marqué, excessif, pathologique, pour les
choses sexuelles », Anne-Marie Dardigna, Les Châteaux d’Eros ou les infortunes du sexe des femmes, Paris, PCM,
« petite collection Maspero », 1980, p. 55-57.
53
Dans La Flamme double : amour et érotisme, op.cit., p. 14, Octavio Paz définit l’érotisme comme « cérémonie,
représentation », tout autant que « sexualité transfigurée : métaphore ».
54
Denis de Rougemont étudie la dimension culturelle de l’érotisme, affaire d’imagination, de métaphorisation, de
métamorphose du corps de l’autre dans L’amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972, réed. collection « 10/18 » n°34,
1993.
55
Sarane Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, Paris, Seghers, 1989, p. 345.
56
Dominique Rabaté, Histoire de la France littéraire. Tome 3, Modernités : XIXe-XXe siècle, volume dirigé par
Patrick Berthier et Michel Jarrety, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige. Dicos poche, 2006, p. 122.
18
l’érotique voilé est en même temps l’érotique dévoilé : c’est la lueur
dévoilant le côté troublant de la chair dans un contexte où l’on ne l’attend pas.
L’érotique-voilé comporte donc un dosage subtil de choses mises à nu, de choses
suggérées et de choses tues. Son pouvoir excitant dépend de ce que l’on cache,
de la façon dont on le cache et de l’ouverture faite dans ce caché pour le rendre
perceptible57.
57
Sarane Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op.cit., p. 345.
58
Patrick Marot affirme l’autoreprésentation de l’écriture et celle de la lecture dans l’œuvre de Gracq, et souligne
l’importance de la notion de palimpseste « Mythe et écriture du roman », Julien Gracq 2, « Un écrivain moderne »,
op.cit., p. 183-200.
59
Jean-Louis Leutrat, « Traversée d’un livre : les métaphores et ses modulations », Lectures de Julien Gracq. Un
Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit.
60
« Livres de pierre, livres de brume. Des falaises de marbre au Balcon en Forêt », Lectures de Julien Gracq. Un
Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit, , p. 89.
61
Francine Dugast-Porte, « Autour de la Route : quelques pas dans la noosphère », Lectures de Julien Gracq, Un
Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 140.
62
C’est le cas de Sylvie Vignes, dans « Rêveries et dérives du conducteur solitaire », Lectures de Julien Gracq.
Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 145-156 et d’Etienne Germe, « Le scenic railway de Monsieur Julien
Gracq », Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 107-116.
63
Marie-Sophie Armstrong, « Le Roi Cophetua : les adieux de Julien Gracq à l’écriture fictionnelle », Australian
Journal of French Studies, 32 (1), janvier-avril 1995, p. 77-92.
64
Ibid., p. 86.
65
Ibid., p. 87.
19
Le tableau de Burne-Jones représentant le roi Cophetua et la « beggar maid » prend là la valeur
d’emblème, de « condensé de l’aventure scripturale gracquienne ».
Les œuvres fictionnelles font corpus autour de motifs très peu nombreux et récurrents,
qui impliquent une relation désirante triangulaire, une femme qui se donne, le sexe étant
considéré souvent comme une forme terrestre — « faute de mieux71 » — du sacré. Le désir
sexuel est soutenu d’autres désirs, celui de la transgression, de la mort, de la fusion dans le
paysage.
66
En lisant en écrivant, Corti, p.12.
67
Ibid.
68
Michel Leiris définit l’érotisme comme un « art de l’amour », une sorte d’esthétisation du simple amour
charnel », dans « L’amour de la tauromachie », Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana, 1981, p. 45.
André Breton, quant à lui, pose la proximité entre sexualité et poésie comme un fondement de la réflexion
artistique : « Je n’ai jamais pu m’empêcher d’établir un rapport entre cette sensation (l’émotion poétique) et celle
du plaisir érotique, et je ne trouve entre elles que des différences de degré », dans L’Amour fou, Paris, Gallimard,
1937, réed., collection « Folio » n°723,1995, p. 12-13.
69
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, collection « Points » n°135, 1973, p. 26.
70
Ibid.
71
« La Route », op.cit, p. 29.
20
Au Château d’Argol, première œuvre de Gracq, parue en 1938, est, aux dires même de
son auteur, une œuvre de « tard-venu » à la littérature et une œuvre adolescente72. A ce titre,
elle correspond à une période de « d’éréthisme littéraire73 », métaphore qui éclaire à la fois le
grand intérêt de Gracq pour les « grands intercesseurs » que sont les écrivains qu’il a lus, qui
l’inspirent et dont on retrouve l’influence dans ce roman, et l’association entre littérature et
érotisme. Même si Gracq met l’accent a posteriori, dans son « avis au lecteur », sur l’ironie
avec laquelle il faudrait lire son roman, et qui tempère l’enthousiasme que l’on sent à l’œuvre,
elle est une forme de « paroxysme poétique74 », qui orchestre un érotisme inquiétant et fatal.
Le cadre spatio-temporel est conforme à une certaine tradition, entre roman noir, romantisme
et littérature érotique : un château isolé, le manoir d’Argol, et un temps de vacances, dans
lesquels évolue un trio de personnages. Deux hommes, Albert et Herminien, polarisent la figure
masculine comme double contradictoire, dans un jeu fatal d’attraction-répulsion, et une femme,
Heide, sorte d’intermédiaire, de médiatrice, introduit de l’étrangeté au cœur du même et de
l’autre : le désir triangulaire enclenche sa propre dramaturgie ; « la contagion d’une blessure
sexuelle se propage, du « baiser » pris par Heide à Albert au viol de Heide et à la plaie
d’Herminien, frappé par son cheval75 ». L’érotisme est partout présent, et son magnétisme doit
beaucoup à la surimpression de l’idée de mort, qui rôde tout autant que le Graal, en palimpseste.
A priori, le second roman de Gracq, Un beau Ténébreux, ne porte pas sur l’éros mais
sur la mort, désirée par Allan. C’est ce choix du suicide qui sous-tend toute la fiction et en fait
l’intérêt, pour une grande part. D’après Michel Murat,
Le sujet du livre n’est pas Allan lui-même, mais la question dont il est
porteur : la fiction permet de comprendre les effets que produit sur un groupe
fermé la présence d’un être porteur d’absolu. Ce n’est pas la mort qui est désirée,
mais la surhumanité momentanée que confère l’engagement pris avec elle76 .
L’expression « beau Ténébreux », qui désigne Allan, réfère à la fois à Amadis de Gaule,
chevalier devenu « Beltenebros » après une déception amoureuse, et au sonnet de Nerval, dans
lequel le « Ténébreux » désigne « le Prince d’Aquitaine à la tour abolie77 », connote les amours
malheureuses. En ce sens, Allan peut être considéré comme « homme fatal », au vu de
l’attraction ambivalente qu’il exerce tant sur les hommes que sur les femmes et par sa relation
72
« En réalité, si j’ai été un lecteur plutôt précoce, j’ai été un écrivain plutôt retardé ! J’ai commencé à vingt-sept
ans par Au Château d’Argol, qui était un livre d’adolescent », Entretien de Julien Gracq avec J. Roudaud, O.C. II,
op.cit., p. 1226, cité par Bernild Boie, O.C. I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard, 1989, collection
« Bibliothèque de la Pléiade », p. 1126.
73
Lettrines 2, OC. II, op.cit., p. 294.
74
Bernild Boie, notice d’Au Château d’Argol, O.C. I, op.cit., p. 1127.
75
Michel Murat, Julien Gracq, Ministère des affaires étrangères, ADPF, 2006, p. 17.
76
Ibid. p. 22.
77
Bernard Boie le rappelle dans sa notice à Un beau Ténébreux, O.C. I, op.cit., p. 1162.
21
à Dolorès, femme fatale elle aussi. Sa séduction est fondée essentiellement sur le pacte
amoureux, énigmatique et ambigu qu’il a conclu avec elle : le choix du suicide. L’érotisme est
donc présent en arrière-plan, lié au désir de mort : Christel, séduite par Allan, est prête à se
donner, quelle qu’en soit la forme (sexe ou mort) ; cette possibilité d’abandon de soi séduit
Gérard, sorte de double de Gracq. Au second plan, l’adultère d’Irène défait le couple qu’elle
formait avec Henri.
Dans Le Rivage des Syrtes, l’érotisme semble omniprésent, latent, avec quelques saillies
évidentes – scènes entre Aldo et Vanessa – et moins évidentes – descriptions du portrait de
Piero Aldobrandi et du Tängri. La tension du roman provient de l’attente et de l’espoir d’une
transgression : Aldo franchira-t-il la ligne entre Orsenna et le Farghestan ? Or le couple que
forment Aldo et Vanessa incarne ce désir de transgression et l’érotise, et ce, d’autant que passer
sur la mer en désobéissant à la parole paternelle (celle de Marino) a maille à partir avec le
sexuel.
Philippe Berthier fait d’Un Balcon en forêt un « roman érotique78 », à part entière, tant
pour la relation amoureuse qui lie Grange à Mona, le rapport trouble que Mona instaure avec
« sa serve », Julia, que pour le lien désirant de Grange à la nature et à la guerre. Le personnage
de Mona, elle dont le nom a à voir avec le Tout, l’Un, cristallise en l’unifiant, l’érotisme, le
désir : Grange la rencontre au cœur de la forêt, un jour de pluie, pendant la « drôle de guerre »,
qui s’apparente surtout à une vacance de l’Histoire, et à ce titre, le paysage, et la guerre s’en
trouvent sexualisés, comme si l’érotisme se substituait à l’héroïsme.
78
Philippe Berthier, « Faire l’amour, faire la guerre », « Un Balcon en forêt » et « La Presqu’île » de Julien Gracq,
études réunies par Dominique Viart, Roman 20-50, n°16, Lille, 1993, p. 7-16.
79
« La Route » est un fragment des Terres du couchant, œuvre parue à titre posthume aux éditions Corti, Paris,
2014. Entrepris en 1953, le roman s’insère entre Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt, « dans cette zone
rêveuse où Histoire et mythe, imaginaire collectif et destins individuels s’entremêlent », Bernild Boie, Postface,
Les Terres du couchant, p. 247. Le récit est centré sur deux hommes, Hal et le narrateur — qui est aussi celui de
« La Route » —, autour desquels s’organise la vie d’une société fraternelle et proche de la nature dans un contexte
de fin du monde et de ville assiégée, des remparts de laquelle on contemple l’ennemi et l’approche de la mort.
Nous n’y ferons référence que ponctuellement, dans la mesure où « aux yeux de l’auteur il n’a pas trouvé sa forme
dernière » et que, d’après Bernild Boie elle-même Les Terres du couchant ne viennent pas bouleverser la vision
que nous pouvons avoir de l’œuvre de Julien Gracq », ibid., p. 257.
80
Bernild Boie, O.C. II, op.cit., p. 1402.
22
et obscure de la route à la femme81 ». L’érotisme de « La Route » provient de la marche, ne
serait-ce que pour la proximité linguistique entre le compagnonnage inhérent à la route (co-ire)
et la relation sexuelle (co-it) et du fantasme de pénétration qui lui est associé. L’érotisation de
la route provient surtout de la présence de femmes anonymes, qui en sont comme les
émanations, et qui se donnent aux voyageurs. Dans un mouvement de réciprocité et d’échange,
la matérialité de la route et du paysage se sexualise, quand l’érotisation du regard se porte sur
le paysage. « La Presqu’île », parue en 1966, cristallise trois motifs gracquiens très présents
dans son œuvre : la route, le désir, le paysage. Simon, personnage principal, est plongé dans les
méandres du désir : il attend Irmgard au train de 12h53 ; comme elle n’est pas là, il prend la
route pour combler l’attente. C’est ce voyage, ce déplacement qu’écrit Gracq. Un déplacement
géographique, érotique, magique. Simon, « plante humaine », abolit les frontières entre corps
et paysage et goûte à l’euphorie du déplacement, la vitesse automobile décuplant sa jouissance
d’être au monde. A sa possession de la presqu’île de Guérande par le voyage se superposent les
intermittences de son désir pour Irmgard qui libidinisent le paysage. Au plaisir de la route et de
la pulsion scopique, s’entremêle le fantasme érotique : la matérialité du monde permet, dans un
principe de réversibilité et de déplacement, de dire l’érotisme de l’espace et de la féminité. Le
récit tire sa tension d’une sorte d’impossible — « comment la rejoindre 82 ? », comment combler
et ne pas combler l’absence, le manque ? — et décrit une forme particulière d’intermittences
du désir83 : le narrateur donne au lecteur accès à son intériorité, à son intimité, qui se manifeste
dans un décalage à la fois dans le temps et sur l’objet : l’érotisme se manifeste non seulement
par des réminiscences de moments passés avec Irmgard, mais aussi par le regard que Simon
porte sur ce qui l’entoure : mer, paysage, objets, femmes anonymes. « La dispersion du désir
peuple le récit de créatures féminines apparues à la frange de l’œil, dans un cadre cerné par
l’obscurité, et d’objets érotisés par la métaphore84 ».
Le Roi Cophetua a le statut très particulier de dernière fiction de Julien Gracq, et ce récit
est certainement le plus érotique. Dans la propriété isolée de La Fougeraie, le narrateur-
personnage se trouve seul avec une femme anonyme qu’il désigne avec ambiguïté comme la
« servante-maîtresse » du maître des lieux absent, Jacques Nueil. Au cœur du récit, deux images
iconiques sont mises en abyme et reflètent l’érotisme de la situation tout autant que son
81
Michel Murat, Julien Gracq, op.cit., p. 43.
82
La Presqu’île, O.C. II, op.cit., p. 488.
83
Nous forgeons l’expression sur le modèle proustien des « intermittences du cœur », du Narrateur à la mort de sa
grand-mère. Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, édition présentée et annotée
par Antoine Compagnon, Gallimard, collection « Folio classique » n°2047, 1988 pour l’établissement du texte,
1989 pour la préface et le dossier, p. 148.
84
Miche Murat, Julien Gracq, op.cit., p. 44.
23
mystère : la gravure de Goya, La Mala Noche85, et le tableau inspiré de Burne-Jones86,
représentant le roi Cophetua aux pieds de la « beggar maid ». Au centre du récit, une nuit
d’amour entre le héros et la femme anonyme, présentée comme rituel conjuratoire et initiatique.
Cette écriture du Désir, Michel Guiomar87 la cerne et insiste sur la difficulté définitoire
qui lui est associée. Rejetant la seule dimension du désir qu’il considère comme trop réductrice
et probablement aussi inadaptée, puisque la « séduction des êtres » gracquiens s’avère
« essentiellement étrangère à celle que dispense l’ordinaire roman psychologique88 », il a pour
projet de « reconnaître un Désir en soi, Absolu89 » à travers ses différentes « images », ses
différents « masques90 », révéler la transcendance à l’œuvre dans le texte gracquien, y compris
dans sa nature même de « Désir d’Eternité », « désirs de Vie ou de Mort91 ». Michel Guiomar
rattache le désir gracquien au surréalisme pour deux raisons : d’une part, il est « Désir
cosmique », immanent92 ; d’autre part, il est en quelque sorte allégorisé, cristallisé par la figure
féminine, qui « comme chez Breton ou Eluard, […] « prend la place de l’absolu93 » et de
l’univers ». Il esquisse alors une sorte de dynamique gracquienne, qu’il nomme
« dramaturgie94 » : le désir, au sens sexuel, est en quelque sorte sublimé pour toucher à l’absolu.
Cette métamorphose du désir, ce « masque » érotique, il le considère comme une sorte de
« cosmologie » : « il est presque inutile de désigner l’attitude créatrice véritable : la Poïetique
d’une œuvre, son instauration, implique, non la possession du monde par la sexualité ou de
l’objet du désir par une domination réelle du monde, mais une réciprocité de Rêverie qui
sexualise l’univers, comme le rêve alchimique, et universalise le Désir95 ». Cette lecture
bachelardienne se fonde sur la nature de « plante humaine » du personnage gracquien et fait de
la figure féminine, qui explore métaphoriquement tous les règnes, une sorte de médiatrice entre
85
Annexe I.
86
Annexe II.
87
Michel Guiomar, « Images et masques du Désir dans l’œuvre de Julien Gracq », Cahiers de l’Herne, n°20,
1972, Paris, réed. Livre de poche, collection « Biblio essais », 1987, p. 391-420.
88
Ibid., p. 393.
89
Ibid., p. 391.
90
Masques essentiellement thématiques : l’érotisme au sens de « désir nu de la femme et de l’homme s’offrant à
leur possession » (p. 391), l’attente, la frontière, la quête parsifalienne, entre autres.
91
Ibid, p. 302.
92
Il souligne la proximité du désir gracquien avec la philosophie surréaliste en citant Ferdinand Alquié : « Un tel
désir rejoint la philosophie du surréalisme : Envisageant comment l’amour surréaliste peut-être la voie vers « un
au-delà immanent, intérieur aux êtres mêmes dont l’expérience nous livre l’apparence », il signale les états « où
l’objet, semblant se dépasser lui-même, se révèle à la fois comme quotidien et quasi sacré, naturel et
bouleversant », Philosophie du surréalisme, Paris, Flammarion, 1970, p. 116.
93
Ibid., p. 119-120.
94
Ibid., p. 303.
95
Ibid., p. 308. Michel Guiomar fait en particulier référence à l’œuvre de Gaston Bachelard, La Psychanalyse du
feu, Paris, Gallimard, 1938, réed. 1981.
24
l’humanité et le monde, au point de pouvoir établir « un Paysage du Désir96 », dans une forme
de réversibilité, d’osmose entre les deux « pôles ». Michel Guiomar met donc en lumière une
dialectique désirante, dynamique du texte gracquien, entre « naissance de l’être au monde par
son désir », et « naissance d’un monde sous le désir de l’être » : « la transgression du corps en
matière du Monde et une création d’un Monde par la matière désirante97 ». L’explication de cet
échange, de ce déplacement du désir, est en revanche peu abordée, et à mon sens, moins
convaincante : il s’agirait d’une question morale ou éthique, « non par pudeur », mais d’une
« exigence de pensée et du style qui éloigne l’insistance du regard et ferme les portes98 ».
Même s’il ne reprend pas le terme de « dramaturgie », Michel Murat99 envisage lui aussi
le désir, moins comme érotisme que comme érotique, c’est-à-dire comme nature même de la
littérarité du texte gracquien, comme moteur de l’œuvre : « le vrai pouvoir de frayage réside
chez Gracq dans le style, et non dans l’intrigue100 ». Si Michel Guiomar envisage le Désir
comme cosmologie, pour Michel Murat, à l’origine du désir gracquien, se trouve le paysage :
« Et de fait les paysages « tout entiers lisibles » - par excellence ceux des massifs hercyniens,
de la Bretagne à l’Ardenne et à l’Aubrac- suscitent chez Gracq une émotion à la fois érotique,
esthétique, et presque morale devant le corps de la terre qui se dénude, et dévoile « ‘une beauté
presque géodésique’ (Un Balcon en forêt, O.C.II, p. 8) »101 : « l’espace décrit semble
l’incarnation d’un espace mental102 », au point d’induire une sorte d’« anthropomorphisme103 ».
Il dissocie lui aussi « la relation des sexes et la répartition des rôles » de la « structure
fondamentale du désir104 », laissant entendre que le désir serait une sorte d’absolu à ne pas
réduire à l’isotopie érotique, mais à associer plutôt à la dynamique romanesque et narrative105.
Cependant, il semble établir une sorte de hiérarchie entre désir et érotisme compris comme
représentation de la sexualité : après avoir défini la « géométrie du désir » fondée sur la
« relation triangulaire » entre sujet, objet du désir et médiateur autour de laquelle l’œuvre
gracquienne est organisée selon lui, il affirme le caractère secondaire de la sexualité doublement
96
Michel Guiomar, ibid., p. 311.
97
Ibid., p. 312.
98
Ibid., p. 316.
99
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit.
100
Ibid., p. 121.
101
Ibid., p. 15-16.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid., p. 76
105
Il évoque en particulier la fonction de l’événement : « L’essentiel est son pouvoir d’orientation : il met en place
la perspective, par l’attente, il érotise le temps » (p. 83), et ce d’autant plus qu’il est indicible : « impossible à
raconter, il s’immobilise dans des instantanés qui le représentent de manière indirecte, diffractée : tableaux ou
gravures, mascarades qui recourent à la médiation explicite de l’œuvre d’art, scènes oniriques » (p. 87). On
retrouve cette analyse chez Raphaël Baroni, pour lequel c’est l’attente qui « érotise » le temps : chez Gracq, « la
fuite du temps n’est pas vécu sur le mode de l’angoisse mais toujours sur celui de la jouissance et du plaisir »,
« Presqu’une île … », Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 157-177.
25
définie comme « relation des sexes et répartition des rôles106 ». Loin de fonder la « structure
fondamentale du désir », la sexualité ne lui est que « subordonné[e] », puisqu’ « aucun
événement fondamental n’en est issu » dans la diégèse107 : il prend l’exemple du viol de Heide
dans Au Château d’Argol, le rapport entre Aldo et Vanessa dans Le Rivage des Syrtes et enfin
la place d’Allan dans le groupe d’Un Beau Ténébreux pour illustrer sa démonstration, à savoir
que le désir sexuel n’est pas le mobile du viol de l’une, de la transgression du deuxième, ni du
magnétisme du dernier.
Pour autant, l’érotique gracquienne est loin d’être oubliée. Elle est cristallisée
essentiellement par la figure féminine. Ainsi, étudié dans les œuvres fictionnelles et
autographiques, l’érotisme gracquien est considéré comme un avatar, une manifestation
thématique dégradée, secondaire, du désir dans l’œuvre, et ce essentiellement via la figure
féminine et la féminité avec laquelle « elle se confond108 ». On comprend que de nombreux
articles de la critique thématique aient été consacrés à la figure féminine, éminemment
complexe, mouvante.
Personnage essentiel de la fiction gracquienne, elle est omniprésente dans les œuvres et
toujours présentée à travers le regard masculin, empreint de désir : Heide est l’objet du désir
d’Albert et Herminien ; les personnages de Christel, Dolorès, Irène sont médiatisées par la
subjectivité d’un homme (Gérard, Allan) ; Vanessa dépend du regard d’Aldo, Mona, du point
de vue de Grange ; la servante-maîtresse du « Roi Cophetua » n’existe que via le souvenir du
narrateur-personnage tout comme les femmes de « La Route » ou Irmgard dans les
réminiscences de Simon. Figure ambivalente qui emprunte beaucoup à l’imaginaire surréaliste,
elle est d’abord envisagée dans sa valeur positive, cosmique. Naturelle, « plante humaine », elle
revêt une fonction de médiatrice entre l’homme et la nature, via sa sensualité. Elle est en effet
106
« La relation des sexes et la répartition des rôles qui l’accompagne sont chez Gracq d’un autre ordre que la
structure fondamentale du désir, que l’on vient d’esquisser. Elles s’y superposent, parfois les compliquent, mais
leur restent subordonnées. L’intrigue même témoigne de cette hiérarchie : aucun événement véritable n’en est
issu », Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 76.
107
Ibid.
108
Ibid.
26
« médiatrice naturelle109 », intégrée au cosmos. Jean-Louis Leutrat110 explore les réseaux
sémantiques associés à la figure féminine. Partant de la scène de rencontre entre Vanessa et
Aldo dans le Rivage des Syrtes, il fait du jardin, « lieu clos », qui « porte les valeurs de
l’intimité111 » et de l’insularité, la métaphore principale de la féminité, « corps du monde »
correspondant au corps de femme. Ce même parallèle s’applique aussi à la ville selon lui.
Emanation naturelle du monde, la femme se fait eau dans le désir : les images gracquiennes de
la fontaine, de la pluie, de la marée sont d’après lui récurrentes.
Incarner le désir sous toutes ses formes — sexuelle, agressive, mortifère, transgressive
—, telle est la fonction diégétique qu’endosse le personnage féminin. Du personnage de
Kundry112, il dit « qu’elle possède cette faculté de pressentir si essentiel à l’univers gracquien
doublée d’une prodigieuse abnégation quasi maternelle113 ». De même, Michel Collot114 définit
la femme comme celle qui dirige le regard du personnage masculin vers un horizon.
109
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », Julien Gracq, Paris, éditions de l’Herne, collection « Cahier de
L’Herne » 20, 1972, p. 295.
110
Ibid., p. 282.
111
Ibid., p. 284.
112
Julien Gracq, Le Roi Pêcheur, O.C. I, op.cit., p. 326-396.
113
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », op.cit., p. 295.
114
Michel Collot, « Les guetteurs de l’horizon », Julien Gracq 2, op.cit. p. 109-126.
115
Ruth Amossy, « Prose pour l’Etrangère. Du récit poétique au poème en prose », Julien Gracq 2, op.cit., p.
127-143.
116
Etienne Germe, « Le scenic-railway de Monsieur Gracq », Lectures de Julien Gracq, op.cit., p. 107-116.
117
Julien Gracq, Prose pour l’Etrangère, poèmes en prose de Julien Gracq écrits en 1950-1951, Appendices,
O.C. I, op.cit., p. 1035-1040.
118
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », op.cit., p. 295.
119
Ibid., p. 295.
120
« Le Roi Cophetua », op.cit., p. 215 ; Vanessa est associée la transgression et à la trahison dans Le Rivage des
Syrtes, Paris, Corti, 1951 ; Christelle et Dolorès liées à la mort d’Allan dans Un beau Ténébreux, Paris, Corti,
1945.
27
de la femme gracquienne en rappelant le choix de la métaphore du puits ou de la noyade pour
figurer l’acte sexuel. Femme fatale, incarnant tout à la fois Eros et Thanatos, elle est souvent
associée à la violence et à la mort : « le féminin n’est jamais tout à fait indissociable de l’armée
ennemie121 ». Etienne Germe commente aussi la fascination des personnages masculins pour la
victime féminine en faisant référence à Irmgard et au fantasme de décapitation tout aussi bien
qu’à Heide dans Au Château d’Argol, compris comme la « mise à mort d’une femme » et du
« châtiment de son bourreau dans un climat d’étrange complicité où une communauté de désir
semble unir le meurtrier à celui qui le châtiera ». Dans le même sens, Isabelle Rachel-Casta122
désigne la guerre comme l’une des sources de l’érotisme gracquien, en tant qu’elle est
révélatrice de tensions : « la guerre révèle en chacun ce qu’il a de plus intime, de plus
douloureux, de plus désirant ». Son étude du « Roi Cophetua » montre comment « Polemos est
lié au huis-clos érotique », commente la coïncidence temporelle entre la scène sexuelle et la
« canonnade » et rappelle la tradition implicite des « mortes amoureuses » dans la littérature
fantastique, de laquelle on peut rapprocher le personnage de la servante maîtresse du « Roi
Cophetua » et d’Irmgard, omni-absente de « La Presqu’île », « altérité troublante et
envoûtante » du surréalisme123.
121
Etienne Germe, Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 114.
122
Isabelle Rachel-Casta, « Julien Gracq à la guerre ! (dans Un Balcon en forêt et La Presqu’île) », Lectures de
Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 117-128.
123
Sylvie Vignes, ibid., p. 145-156.
124
Ibid., p. 133.
125
« La Route », op.cit., p. 31.
126
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », Julien Gracq, Cahier de l’Herne, op.cit., p. 297.
127
Il fait allusion à la fin de « La Route », op.cit., p. 31 : « Je me souviens de leurs yeux graves et de leur visage
étrangement haussé vers le baiser comme vers quelque chose qui l’eût éclairé – et le geste me vient encore, comme
il nous venait quand nous les quittions, avec une espèce de tendresse farouche et pitoyable, de les baiser sur le
front ».
28
Ainsi, la femme aimée aimante toute la fiction gracquienne, exerçant une puissance de
fascination sur les personnages masculins et sur le lecteur. Tout le texte gravite autour de cette
énigme qu’est le féminin, qui même cerné, reste une « silhouette », une forme insaisissable, ce
que Freud nomme « le continent noir ».
Face à cette femme, le personnage masculin apparaît comme passif, « paralysé, fasciné,
immobile128 », d’où le désir de profanation et de transgression de son regard de « voyeur ».
Jean-Louis Leutrat prend l’exemple de la scène où la pièce momentanément désertée par son
habitant, est visitée par le voyeur pour révéler le fantasme de viol sous-jacent. Souvent
d’ailleurs, la femme est mise à distance, figée par le biais d’un procédé d’esthétisation
(photographie, tableau, statue), comme pour conjurer sa nature médusante : le désir des
personnages masculins pour le féminin équivaut à une forme de tension vers l’inconnu,
l’étrange, le mystère.
Un érotisme secondaire ?
Comme le révèle le fait que les femmes soient des initiatrices, elle [la sexualité]
se confond, en fait avec la féminité. Elle est figurée comme une instance anonyme,
émergence dans l’humanité d’une nature animale ou végétale plus puissante et à certains
égards plus précieuse, mais d’un ordre inférieur130.
Certains lecteurs et critiques ont considéré l’érotisme gracquien comme secondaire, dans
l’acception péjorative du terme, comme peu intéressant, peu innovant : si l’on s’en tient à
l’isotopie érotique gracquienne, on peut en effet le considérer comme secondaire, parce qu’il
est stéréotypé, dépendant des clichés de son temps :
il serait oiseux de multiplier les exemples : ces rêveries ne sont pas originales. Elles
sont au contraire assez typiques d’un imaginaire masculin, et d’une époque où la
sexualité s’offrait à la connaissance par les voies presque exclusives de la prostitution.
128
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », Julien Gracq, Cahier de l’Herne, op.cit., p. 287.
129
Expression de Freud pour désigner la féminité (Unheimlichkeit).
130
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 76.
29
(…) L’écrivain perpétue l’adolescent (…) Les motifs dont il use appartiennent à une
tradition littéraire, dont le mythe constitue l’arrière-plan131.
Cette première approche de l’érotisme gracquien, presque a priori, semble aussi se
heurter à un autre constat, tout aussi solide et qui confirme l’impression d’aporie : Julien Gracq
est absent des dictionnaires des œuvre érotiques, définies comme « toute œuvre remarquable,
ayant pour thème apparent ou sous-jacent, l’amour physique – l’instinct sexuel et ses
manifestations (déviations comprises)132 ». Non seulement l’œuvre ne s’inscrit pas dans le
genre érotique, qui « n’exprime que la sexualité, rien d’autre, et cela dans le but d’exciter le
lecteur133 », mais les passages érotiques peuvent paraître non seulement peu fréquents, mais
aussi difficiles à cerner, tant la représentation de la sexualité semble esquivée, éludée à peine
abordée. En rester à cette conception de l’érotisme gracquien reviendrait non seulement à le
figer dans une sorte de « posture » surréaliste, comme l’a fait la critique thématique134, mais
aussi à échouer, à ne pas dégager ce qui en fait la grandeur et la puissance, de l’ordre du
mouvement et de l’insaisissable.
Car l’érotisme est bien en lien avec tous les thèmes des œuvres : autour de la sexualité
gravitent tous les motifs les plus « obsédants135 » de l’écriture gracquienne, comme autant de
« liaisons enterrées136 » , d’autant qu’elles ont « plus d’une chose à voir avec la patiente et lente
science érotique » : étudier l’érotisme revient à s’interroger sur les personnages, en particulier
les femmes, et à travers elles, sur le merveilleux, le rapport sensuel au monde et aux éléments,
mais aussi sur l’écriture géographique, tant de la ville que du paysage, le thème de l’entre-deux,
le lien entre Eros et Thanatos (la violence, la guerre, la transgression), l’imminence d’un
Evènement attendu (le rapport sexuel ?) et qui ne vient pas, l’attente ; l’esthétique137.
C’est Pierre Michon qui fait la synthèse de cette secondarité gracquienne, dans toute
l’ambivalence de sa nature : « l’écriture de Gracq est sexuée de part en part : sans arrêt sauf, …
131
Ibid. p. 79.
132
Pascal Pia, Dictionnaire des œuvres érotiques, collection « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 2001, réed.,
Paris, Mercure de France, 1971, avertissement, p. XV.
133
Sarane Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op.cit., p. 9.
134
Patrick Marot commente l’évolution de la critique gracquienne en condamnant l’approche thématique, dont la
perversion a, d’après lui, mené à annexer Gracq au surréalisme, « Julien Gracq et le surréalisme », Œuvres et
critiques, 18 (1-2), 1993, p. 133-143. Il parle plutôt « d’affinités électives », qui n’annexent pas Gracq au
surréalisme ni ne l’en coupe et se dit favorable à une « position médiane », ibid.
135
Julien Gracq lui-même définit ainsi « la vraie rêverie créatrice », comme « pauvre, ressassante, à caractère
plutôt obsessionnel », Préférences, O.C. I, p. 855.
136
L’expression est de Julien Gracq, En lisant en écrivant, Corti, p. 256.
137
Jacques Chocheyras situe l’origine de l’érotisme du « Roi Cophetua » non dans l’attente, mais dans
« l’ambiance esthétique et plus proprement picturale » et « le recours constant aux arts plastiques ». Il propose un
intertexte au « machisme sans doute parfaitement conscient » du récit en évoquant « la littérature d’Extrême-
Orient » et propose une équivalence entre la scène sexuelle et une « entrée dans le tableau », Recherches et travaux,
n°52, 1997, p. 231.
30
sauf justement quand il parle de sexualité 138». Si l’érotisme est secondaire, c’est moins parce
qu’il s’avère peu crucial pour l’œuvre, que parce qu’il est crypté, distancié, déplacé. Idée que
ne dément pas Elizabeth Cardonne Arlyck qui considère que le lecteur de Gracq fait
l’expérience d’une œuvre au « centre décentré139 ». Ainsi, « L’érotisme n’est peut-être pas où
on le croit », affirme Philippe Berthier, à propos d’Un Balcon en forêt140.
Du texte au sexe, la pente érotique donne l’impulsion nécessaire pour suivre un désir
herméneutique, un désir de (sa)voir, de lever le voile d’un texte séducteur par son mystère et sa
charge érotique. L’érotisme gracquien, présent-absent, stéréotypé, semble être une sorte de
route aporétique, d’impasse, de chemin sans issue, pour reprendre une image de l’œuvre
littéraire chère à Gracq. A-poros, l’érotisme serait tout à la fois, conformément à son
étymologie, chemin sans issue et embarras. Or l’impasse déroutante mène contre toute attente
à une érotique « autre » : tentative d’écrire une forme d’interdit, de transgression, de tension
vers l’objet du désir. Sur le mode du négatif, du creux, de la béance, mais aussi du déplacement,
Julien Gracq semble écrire l’impossibilité du désir autant que le désir de l’impossible141 du
rapport sexuel, du rapport à l’Autre. Reste à savoir comment se formule l’indicible, du corps à
la lettre dans ses diverses stratégies d’évitement et ce que le voile du texte montre en le cachant.
Il ne s’agit pas pour autant d’envisager l’érotique gracquienne dans une sorte de candeur, de
naïveté, en ignorant l’apport de la psychanalyse en littérature et le rôle de l’érotisme dans
l’écriture surréaliste. Il existe certainement une part d’ironie et d’amusement dans l’écriture
gracquienne de celui qui n’est pas dupe et qui est sans doute moins optimiste, plus sceptique
que les Surréalistes dans son rapport à l’imagination et aux apports de la psychanalyse en
littérature142. Il ne s’agit pas non plus de nous intéresser à l’inconscient de l’auteur, entreprise
pour le moins obscène et stérile, mais exclusivement à celui du texte, — formulons ce vœu
propitiatoire —dans le respect de la pensée gracquienne du rapport au texte, qu’il formule à
propos de la lecture du « lis de mer » de Mandiargues :
Mais je me refuse — dans l’intérêt de mon plaisir — à aller si loin.
Evitons ces labours profonds dont les agronomes connaissent aujourd’hui le
138
Pierre Michon, « Une littérature de l’attente », Magazine littéraire, art.cit., p. 34-38.
139
Elizabeth Cardonne Arlyck, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges » de Julien Gracq, Paris, Minard,
collection « Archives des lettres modernes » n°199, 1982, p. 28.
140
Philippe Berthier, « Faire l’amour, faire la guerre », Roman 20-50 n°16, art.cit., p. 7-13.
141
Georges Bataille pose l’intime liaison entre impossible et sexualité : « J’indiquerai que l’impossible dans mon
livre, c’est au fond la sexualité » ; « j’affirmerai par la suite que l’impossible, c’est la littérature », Choix de Lettres
(1917-1962), Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1971, p. 520-521.
142
Julien Gracq, à propos de la psychanalyse en littérature : « Cela fait partie des choses qui me séduisent,
m’entraînent, durablement même, sans que j’y croie réellement tout à fait. Et je ne dois pas être le seul, car la
littérature de ce siècle, à tort ou à raison, donne l’impression d’avoir beaucoup joué avec le freudisme », Entretiens,
Paris, Corti, 2002, p. 179.
31
danger et qui sont le péché mignon de la critique moderne : il est si facile, une
fois le sillon engagé, de simplement appuyer. Le tuf littéraire est fragile, et il
n’est pas d’épaisseur illimitée : tout ce qui s’y anime et respire dans l’allusion et
dans l’éveil se dessèche dans la trop précise démonstration143.
Cette étude suit la pente d’une affinité élective avec le texte gracquien : elle est orientée
par la lecture des dernières fictions gracquiennes, « La Route », « La Presqu’île » et « Le Roi
Cophetua », qui mettent le reste de la production gracquienne en perspective, et deviennent
emblématiques de la démarche mise en œuvre : elles définissent une direction. Orientée par
l’expérience sensible de la lecture, elle pourra paraître marginale et secondaire, coupant par
« les petites voies de communication » de l’écriture de la sexualité, véritables « fils d’écoute
tendus à travers la campagne changeant et bavarde144 » du texte.
143
Julien Gracq, Témoignages, O.C. II, op.cit., p. 1170.
144
« La Presqu’île », op.cit., p. 58.
32
dans le regard que se produit l’anamorphose du désir : pulsion scopique et médiatisation du
regard par la fenêtre, la lunette, la carte ; sur le plan scriptural, fonction de l’art et plus
particulièrement de l’ekphrasis, de même que le statut du rêve et de la réminiscence seront aussi
étudiés, comme toutes les formes de secondarité qui déportent l’érotisme et le diffusent dans
tout le texte.
Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un
espace de jouissance est alors créé. Ce n’est pas la « personne » de l’autre qui m’est
nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision
de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu145.
De part et d’autre du texte et de son jeu herméneutique, l’écriture transfigure le texte en
sexe, la chair en chaire146. Ecran entre l’auteur et l’Autre qu’est le lecteur, limen, entre-deux
irréductible, le texte gracquien est devenu l’hymen, espace de touche entre soi et l’autre ; la
rencontre, pourtant représentée comme impossible, peut alors s’opérer dans le prisme de la
littérature.
Ainsi, loin de n’aboutir qu’à une étude thématique, la question érotique permet d’interroger
la dynamique scripturale de l’œuvre gracquienne et en particulier de se pencher sur sa
modernité : si, d’après le mot de Roland Barthes, « la modernité commence avec la recherche
d’une Littérature impossible147 », alors l’écriture gracquienne semble essayer de dire
l’indicible, en particulier l’érotisme, dans toute sa négativité et sa modernité. L’aporie, bien loin
de tétaniser l’écriture de la sexualité et de conduire à la déroute, en lance la dynamique
paradoxale et autocontradictoire148 : ne pas dire et dire toutefois.
145
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 10-11.
146
Bernard Vouilloux parle d’ « hypostase de la chair en chaire » dans son article « Julien Gracq. Auto, soma,
germen. De la paternité en littérature », Littérature, n°67, Le mystérieux des familles. Écriture et parenté, 1987,
p. 20-38.
147
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, collection « Points essais » n°35, 1972, p. 31.
148
Cette écriture paradoxale et autocontradictoire fait probablement partie des points à propos desquels Julien
Gracq se sent « une immense dette de reconnaissance » envers André Breton et le surréalisme, mais « non une
obédience », Carnets du grand chemin, O.C. II, op.cit., p. 1034. Car Michel Deguy, en ouverture à son article sur
l’aporie, rappelle la perspective hégélienne de Breton au sujet de la résolution des contraires : « Le surréalisme,
risquait André Breton, postule la possibilité pour la pensée de coïncider avec un point… surréel en ceci que les
contraires cessent de s’y contrarier ; un point où s’abolit la contrariété », Michel Deguy, « Retour de contrariétés
ou Si le milieu peut être juste », Modernités 35, Apories, paradoxes et autocontradictions. La littérature et
l’impossible, op. cit., p. 335. L’érotique gracquienne apparaît moins comme point sublime de résolution des
contraires que comme une façon d’ « oxymoriser les apories », pour reprendre l’expression d’Éric Benoit, « Ecrire
de ne pas écrire », art.cit, p. 40.
33
PREMIERE PARTIE
34
Entrer dans l’œuvre gracquienne, c’est comme commencer à cheminer sur la Route : il
faut accepter le fort sentiment de dépaysement et d’étrangeté qui, d’emblée, saisit le lecteur ; il
faut accepter d’être emporté et de perdre ses repères. Il faut accepter de suivre le féminin jusqu’à
l’inconnu, quitte à prendre le risque de l’aporie, de l’impasse. Au moment d’amorcer l’étude de
l’érotisme gracquien, force est de constater sa fragilité, son inconsistance, comme si le manque
et le trouble, consubstantiels à la nature même du désir, étaient les objets principaux de notre
questionnement. « “L’absence troublée”, travaillée par un manque, maintient la tension par des
procédés d’évitement qui accumuleraient cependant des indices repérables : l’érotisation du
récit se déplace vers le non-dit, en actionnant des associations inévitables149 ». L’écriture du
désir, et par là même le motif sexuel, serait donc tendue vers l’indicible dans une dynamique
verticale et sublime mais aussi travaillée par un mouvement transversal et dialectique, sorte
d’oscillation entre écriture manifeste du cliché érotique et absence – rétention – de certains
motifs. L’érotisme consiste donc en une « mise en scène d’une apparition-disparition » ; « toute
l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de
l’histoire (satisfaction romanesque) 150 ».
Plutôt que d’une disparition, c’est d’un véritable ravissement dont il s’agit, qui passe
par une conception particulière du sublime. L’une des étymologies possibles de l’adjectif
149
Roger Dadoun, L’Erotisme. De l’obscène au sublime, Paris, Quadrige/PUF, 2010, p. 15.
150
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 18.
35
« sublime151 » le fait dériver du préfixe sub qui indique le mouvement du bas vers le haut et du
substantif limes « qui s’élève vers la limite, qui tend vers la frontière en se dressant ». Il y aurait
donc à double titre concomitance du sublime et de l’érotisme chez Gracq : le cadre spatio-
temporel qui se déploie essentiellement autour du motif de la frontière, qu’elle soit
géographique – la forêt, le chemin, le dedans/dehors– ou temporelle – l’imminence – viendrait
former une « enceinte » autour de la montée du désir et de la scène sexuelle : il faudrait ainsi
inventer un néologisme pour désigner ce sublime qui fait se dresser le désir, péri-lime cernant
le lieu romanesque de sa manifestation.
Aussi les choix narratologiques de l’auteur, qu’ils touchent au cadre spatio-temporel, aux
personnages ou à l’action, insèrent-ils les scènes sexuelles dans la fiction autant qu’ils
participent à la représentation de la montée du désir. A priori, la scénographie de la scène
sexuelle revêt des caractéristiques topiques observables : effet de clôture et d’intimité, temps
de l’attente et logique dilatoire, montée de la tension /rétention puis décharge ; dans l’œuvre
gracquienne, tous ces éléments sont présents, installés, instaurés. Sans nul doute, la
scénographie érotique est plantée ; les personnages sont sexualisés, la description érotise les
corps, prépare le lecteur à la scène sexuelle à proprement parler. Et il est indéniable que, même
s’il s’agit de scènes rares, la sexualité est présente. Mais au cœur de cette écriture qui suit les
codes de la littérature érotique, il est difficile de ne pas sentir la rétention nichée au cœur du
récit : il s’agit d’un érotisme « blanc », évidé de la jouissance qu’on serait en droit d’attendre.
Cette scénographie fantasmatique diffuse l’érotisme dans toute l’œuvre, tout en signant sa
disparition là où le lecteur l’attend. Seule l’intensité, la différence de degré souligne la scène
sexuelle ; les personnages peuvent tout autant sembler désexualisés au lecteur. Le lecteur
reconnaît tous les codes, narratologiques, poétiques, littéraires/intertextuels, mais une sorte de
flou, de contradiction intrinsèque fait douter de la validité même de cet érotisme, étrangement
vacant.
151
André Peyronie, Un Balcon en forêt et les guetteurs de l’apocalypse, Caen, éd. Lettres Modernes Minard,
collection « Archives des Lettres Modernes » 291, 2007, p. 10.
36
Chapitre I. Structures narratives : l’escamotage de la scène érotique. Un érotisme du
ravissement.
L’événement, par essence catastrophique155, est toujours marqué par son lien intime avec la
mort : viol et mort de Heide, meurtre d’Herminien par Albert dans Au Château d’Argol, suicide
d’Allan et Dolorès dans Un beau Ténébreux, guerres dans Le Rivage des Syrtes et Un Balcon
en forêt, roman qui se clôt aussi par la probable mort de Grange, mort de Nueil planant sur « Le
Roi Cophetua », absence d’Irmgard et fin possible du couple formé par Simon et elle dans « La
Presqu’île », anéantissement du monde évoqué dans le récit rétrospectif du narrateur –
personnage de « La Route ». Or Michel Murat, qui fait le même constat, en tire une conséquence
cruciale : si l’événement est ainsi repoussé dans un au-delà de la fiction, c’est que le récit est
comme paralysé par lui :
ces récits que l’on croirait orientés en une progression continue, à la manière
d’une quête qui aboutit à une épreuve décisive me semblent en réalité statique,
discontinus et tentés, pour ainsi dire, de se tétaniser dans la posture du guet156.
L’impossible, sous toutes ses modalités, masques ou avatars –la mort, le sexe, la frontière – fige
le récit, comme s’il était aporétique. Il semble possible de dire le désir d’impossible, mais ce
152
Anne Fabre-Luce, « La description chez Julien Gracq : une dialectique des effets textuels », Julien Gracq. Actes
du colloque international d’Angers (21-23 mai 1981), textes réunis par Georges Cesbron, Presses de l’université
d’Angers, 1981, p. 409.
153
Julien Gracq, Entretiens, op.cit, p. 208.
154
Patrick Marot, « Une esthétique de la transition dans la description gracquienne », L’ordre du descriptif, J.
Bessière éditeur, Paris, PUF, 1988, p. 121, cité par Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, collection
« sciences du discours », Paris, Delachaux et Niestlé, 2000, p. 27.
155
De l’aveu même de Julien Gracq à G. Ernst, Entretiens, op.cit., p. 134.
156
Michel Murat, Julien Gracq, op.cit., p. 72.
37
désir n’est que trace, « rai de diamant157 », pour reprendre la métaphore gracquienne, d’un
Evénement indicible et impossible, parce qu’il abolit l’être, l’existence telle qu’elle est.
157
« La Route » et « Le Roi Cophetua ».
158
Entretien avec Pierre Michon « Une littérature de l’attente », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi,
Magazine littéraire n° 465, art.cit., p. 36.
159
La représentation de l’action ne peut s’étudier sans tenir compte de la temporalité interne à toute narration, qui
combine la linéarité de la succession de moments racontés, « de <t0> à <t+n>, et où n signifie que du temps s’est
écoulé » au « temps du texte lié “ la linéarité du signifiant linguistique” »159, autrement dit ce que Ricardou formule
par l’opposition fiction/narration. Gérard Genette distingue trois lignes de partage pour étudier la séquence
narrative et la représentation de l’action dans le récit : « les rapports entre l’ordre temporel de succession des
événements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit » permettent de différencier
la représentation des actions selon l’ordre chronologique, ou par le recours à l’analepse et la prolepse. Les rapports
de vitesse « entre la durée variable de ces événements (…) et la pseudo-durée (en fait longueur de texte) de leur
relation dans le récit » amènent à faire la distinction entre scène (TR = TH 159), sommaire (TR<TH), ellipse (TR
=0, TH=n) et pause (TR = n, TH = 0) : « théoriquement, il existe une gradation continue depuis cette vitesse infinie
qui est celle de l’ellipse, où un segment nul de récit correspond à une durée quelconque de l’histoire, jusqu’à cette
lenteur absolue qui est celle de la pause descriptive, où un segment quelconque du discours narratif correspond à
une durée diégétique nulle », Mireille, Noël, L’Éclipse du récit, coll. « sciences du discours », Paris, Delachaux et
Niestlé, 2000. Les rapports de fréquence, « c’est-à-dire relations entre les capacités de répétition de l’histoire et
celles du récit » font la distinction entre récit singulatif (on raconte une fois ce qui s’est passé une fois) et récit
itératif (on raconte une fois ce qui s’est passé n fois).
160
TR=TH
38
dans le cadre d’amours sinon conjugales, du moins non interdites161, soit dans le cadre de
l’adultère. Hormis l’acte de pénétration, on considérera comme scène sexuelle tout récit de
conjonction entre masculin et féminin mettant le corps en jeu, comme objet de désir ou de
jouissance. Les scènes n’ont pas toutes le même statut narratologique : elles racontent tantôt
des actes actualisés, tantôt des actes virtuels ; certaines sont singulatives, d’autres itératives. Le
récit érotique ne semble donc pas particulièrement original, ni dans le contenu narratif, ni dans
les stratégies narratologiques.
Dans Un beau Ténébreux, deux scènes sexuelles sont présentes entre Irène, épouse
d’Henri, et Jacques, tous deux membres du petit groupe de happy few descendus à l’Hôtel des
Vagues de Kerantec et comme aimantés par la présence d’Allan : l’une suit immédiatement la
scène de bal, acmé du roman, lors de laquelle Allan et Dolorès révèlent leur projet de mort par
leur costume des « amants de Montmorency », allusion littéraire au poème de Vigny162. Irène,
comme aimantée par la proximité de la mort d’Allan, dont il vient d’exhiber le projet, entraîne
Jacques dans la chambre de celui-ci. Contrepoint de l’arrivée au bal d’Allan et Dolorès, la scène
sexuelle 163 développe surtout le moment où Jacques reconduit Irène dans sa chambre et où les
amants passent dans la chambre d’Allan, à l’initiative d’Irène. L’autre 164, juxtaposée par une
ligne de points, fait immédiatement suite à la rencontre d’Henri, mari d’Irène, avec la mort,
sous les traits d’une vieille tricoteuse. Jacques retrouve Irène dans sa chambre, comme tétanisée
et attirée à la fois par ce qui pourrait advenir dans la chambre voisine d’Allan.
Les romans Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt contiennent chacun une scène
sexuelle singulative et à l’acte actualisé ; centrale, elle essaime des récits itératifs des amours
des personnages, qui répandent l’onde érotique sur toute la surface du roman. Dans Le Rivage
des Syrtes, la scène principale constitue en quelque sorte le centre du roman, le point de
basculement qui explique pourquoi Aldo suit inéluctablement la pente de la transgression.
Vanessa l’entraîne sur l’île de Vezzano, désignée comme une nouvelle Cythère, où ils
s’unissent dans une grotte qualifiée de « puits d’oubli », dont ils ne ressortent que pour se hisser
vers le sommet de l’île et admirer le mont Tängri, volcan tout autant phallus que promesse de
guerre. Dans Un Balcon en forêt, l’intrigue érotique se cristallise autour du couple Grange/
161
Dans Le Rivage des Syrtes, Aldo et Vanessa sont célibataires ; dans Un Balcon en forêt, la situation de veuvage
de Mona autorise ses amours avec Grange. Simon et Irmgard sont présentés comme un couple légitime, c’est-à-
dire engagés dans une histoire. Les rapports sexuels avec les femmes de La Route semblent inclus dans un
chronotope de liberté sexuelle (le don de soi sans contrepartie). La situation d’Au Château d’Argol est plus trouble,
puisqu’il s’agit d’un trio, mais Heide arrive avec Herminien. Enfin, la relation de Jacques et Irène dans Un beau
Ténébreux est la seule qui soit présentée comme illégitime.
162
Le contenu du poème est brièvement évoqué par Jacques : « Voyons, Irène, c’est un poème bien connu de
Vigny. Deux amoureux, décidés à ‘en finir avec la vie’, s’en vont passer un week-end à Montmorency. A la fin du
week-end, ils se tuent ensemble. C’est tout », Un Beau Ténébreux, Paris, Corti, 1945, p. 204.
163
Un beau Ténébreux, op.cit., p. 213-216.
164
Ibid., p. 240-244.
39
Mona. Une seule scène sexuelle singulative, à l’issue de leur première rencontre, dans la maison
de Mona, est racontée. Mona, associée à la nudité, à la liquidité et à l’animalité, se naturalise,
tandis que le désir masculin se manifeste par l’angoisse et l’image de la fonte. L’érotisme
transparaît dans une sorte de trouble et de brouillage des images, essentiellement naturelles : la
féminité de Mona est troublée, rendue piquante par des détails masculins, comme les « grosses
chaussettes d’homme en laine » qu’ « elle portait » ; la scène est très rapide.
Mais quelquefois, à l’étape, quand la nuit s’était épaissie autour du lit de braises
rouges – la seule coquetterie qu’elles avaient c’était de toujours choisir – une bouche
cherchait votre bouche dans le noir avec une confiance têtue de bête douce qui essaie de
lire sur le visage de son maître, et c’était soudain toute une femme, chaude, dénouée
comme une nuit défaite, qui se laissait couler entre vos bras.
La rencontre inattendue, anonyme et sans contrepartie atteint une sorte de comble dans « Le
Roi Cophetua », fiction construite autour d’une unique scène singulative actualisée entre le
personnage-narrateur et la femme anonyme, sans scène itérative ; dans « La Presqu’île »,
aucune scène actualisée n’est présente : au bout de la route, seules la chambre vide et la
contemplation de la mer attendent Simon.
La place de la scène sexuelle s’avère donc d’autant plus réduite qu’elle occupe
quantitativement peu de pages et qu’elle se trouve occuper une fonction souvent marginale dans
la narration, subordonnée à une action autre et qui relève pour l’essentiel de la guerre ou de la
mort. Chez Gracq, peut-être plus que dans n’importe quel autre récit, en tant que représentation
de l’action humaine, la distinction entre action – « ce qui fait arriver » – et événement — « ce
qui arrive simplement165 » — est importante :
165
Selon la distinction de Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 79.
40
tandis que l’EVENEMENT advient sous l’effet de CAUSES, sans intervention
intentionnelle d’un agent166.
Plus encore, la sexualité est davantage représentée par des tableaux, qui relèvent de
l’arrêt sur image, de la réminiscence ou du fantasme : l’érotisme est essentiellement descriptif.
Dans Le Rivage des Syrtes, une séquence se distingue par le halo de sensualité érotique qu’elle
distille dans le texte gracquien : l’évocation de la fête de Vanessa dans son palais de
Maremma170, lors de laquelle Aldo évolue de groupe en groupe jusqu’à être happé par le regard
médusant d’une jeune femme. Plus encore que le récit, la description, qui procède par images
successives, semble cristalliser le désir sexuel : « Une subtile atmosphère de provocation, un
magnétisme sensuel insidieux me paraissait soudain s’allumer çà et là à la courbe d’une nuque
trop complaisamment affaissée, à un regard trop lourd, au luisant gonflé d’une bouche
s’entr’ouvrant dans la demi obscurité171 ».Le portrait de l’inconnue assimilée à la figure de
166
Jean-Michel Adam & Françoise Revaz, L’analyse des récits, Paris, Seuil, collection « Memo » n°22, 1996,
p. 14.
167
Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 51.
168
Ibid.
169
Ibid., p. 59.
170
Le Rivage des Syrtes, section V, intitulée « une visite », op.cit., p. 75.
171
Ibid., p. 88-89.
41
Méduse révèle l’irréductible altérité du masculin et du féminin et relève davantage de la pause
descriptive, qui fige le récit172. Le lecteur, à la suite du narrateur intradiégétique et
homodiégétique, entre dans une parenthèse textuelle173. De même, la scène de flagellation
imposée par Belenza en présence d’Aldo à une jeune fille inconnue vient teinter de violence et
d’angoisse la relation des personnages masculins au féminin :
« Vous avez peur !... peur !... peur !... Vous me battez parce que vous
avez peur. Belsenza la poussa dehors, elle détala, mais on entendait encore les
pieds nus claquer sur les dalles entre les trop nerveux éclats de rire, et sa voix
aiguë et acharnée de petite fille toujours dans l’air comme une guêpe : « Peur !
peur ! peur ! 174 »
L’image, la description et le regard tiennent donc une place essentielle dans l’émergence de
l’atmosphère érotique propre à la fiction gracquienne, bien plus que le récit. Certains éléments
du récit, même s’ils ne représentent pas à proprement parler de scènes sexuelles, peuvent être
considérés comme des avatars érotiques dans la mesure où ils mettent en scène le désir masculin
pour un personnage féminin, qu’il s’agisse de regards ou de contacts physiques, caresses ou
gestes violents. Deux exempes : le motif de la fille fouettée revient par deux fois : il est
explicitement présent dans Le Rivage des Syrtes ; dans « Le Roi Cophetua », il est enchâssé
dans le récit principal comme réminiscence de La Mala noche de Goya : le narrateur–
personnage se souvient de la gravure sur laquelle sont représentées deux femmes, deux
silhouettes, l’une blanche, l’autre noire, encapuchonnée par sa jupe et dont les cuisses sont
172
« Dans le tableau, le temps ne s’écoule : ‘par une sorte d’arrêt sur image, des actions [ou des événements] sont
montré[s] dans un rapport de simultanéité ; le temps n’avance pas’ (Adam & Revaz, L’analyse des récits, op.cit.,
p. 39). Quant à la description d’état, elle est profondément statique, s’attachant à décrire l’être ou l’avoir d’un objet
sans passer par un déroulement temporel : elle a donc un fonctionnement antinomique par rapport à celui du récit
puisqu’elle introduit une pause dans le développement du cours des actions ou des événements », Mireille Noël,
L’éclipse du récit, op.cit., p. 47.
173
La parenthèse s’ouvre avec la phrase « Et je compris, au happement nu avec lequel ils s’emparaient des miens,
dans un au-delà souverain du scandale, qu’il n’était plus question de me détourner de ces yeux » et se clôt sur
celle-ci : « J’avais beau recourir aux alcools violents et me laisser rouler par la foule vers les points les plus éveillés
de la fête, je ne me remettais que lentement », Le Rivage des Syrtes, p. 89.
174
Ibid., p. 155-156.
175
« Le Roi Cophetua », p. 224.
42
fouettées par le vent. On peut aussi voir dans le souvenir dans l’esprit de Simon Irmgard aux
reins avancés sur le siège de l’automobile, cuisses dénudées une trace atténuée de cette topique
de la flagellation qui se conclut par le claquement de sa main sur la cuisse d’Irmgard
accompagnée du « pas sortable ! » soulignant la nature inconvenante et donc érotique de la
jeune femme. De même, enchâssé dans le récit-cadre, le « rêve voluptueux » de Grange est
inséré par des phrases qui l’isolent et le désignent comme secondaire, mis en abyme : « la veille
de son départ, il fit à son sujet un rêve voluptueux d’une espèce singulière » ; « toute la matinée
qui suivit cette trouvaille bizarre du rêve le laissa flotter dans une espèce de chaleur épuisante,
dévorée176 ». Il en est d’autant plus érotisé que ce fantasme de pendaison se clôt sur
« l’indécence qu’on attribue aux pendus177 ».
La sexualité brille donc chez Gracq essentiellement par son effacement : si l’on assimile de
façon un peu réduite la représentation de la sexualité à la narration de la scène traditionnelle de
coït ou de pénétration, il faut bien reconnaître que le corpus d’étude est particulièrement
restreint. Quand elle est présente, cette scène de rapport sexuel est réduite à sa plus simple
expression, souvent à une phrase178 ; la scène la plus longue se trouvant dans Un Balcon en
forêt et l’expression du coït toujours métaphorisée, ou alors sans cesse déplacée, jouant sur une
érotique de l’attente, de la rétention voire de la déception du lecteur. Car si les codes sont bien
présents, la scène sexuelle, elle, est rarement évoquée mimétiquement dans le présent ou dans
le fil diégétique, mais plutôt par l’analepse ou la prolepse. Ce qui domine donc, c’est plutôt la
non-représentation de la sexualité — par l’ellipse, le « simplement « ainsi » —, qui tourne le
regard du lecteur vers ce qu’on ne voit pas : l’adverbe déictique montre l’indicible de la relation
sexuelle.
176
Un Balcon en forêt, Paris, Corti, 1958, p. 147-148.
177
Ibid.
178
« le plaisir qu’elle me donna fut violent et court », « Le Roi Cophetua », p. 242-243.
179
Gaétan Brulotte, « Petite narratologie du récit dit « érotique », Poétique, février 1991, p. 3.
180
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
43
s’accommoder d’une narration objective classique », conclut-il : elle doit susciter
l’identification et « fait intervenir la parole comme excitant181 ». Quant à l’instance narrative,
« tout en laissant croire qu’elle s’engage directement, [elle] se désengage en fait subtilement en
rejetant la responsabilité du propos sur un être fictif182 ». Par ailleurs, « qu’il soit représenté ou
non, le narrataire dissous dans la fonction courante d’écoute passive et neutre est d’emblée
intégré dans la structure du désir183 » : la narration érotique se double d’une érotique de la
lecture. Anne-Marie Dardigna184, quant à elle, relève comme spécificité du récit érotique la
narration exclusivement masculine de la scène sexuelle, ce qu’elle nomme « l’univocation du
désir ». Dans le récit érotique, « ce qui circule, c’est uniquement le désir masculin, dans un
cheminement spéculaire : parti de l’homme, il se réfléchit sur le corps féminin et revient vers
le point de départ185 ». Le récit érotique met donc en acte une relation sujet/objet qui est toujours
identique : « le regard masculin, et donc le discours représentatif qu’il induit, se réservent le
droit d’être constitutifs du corps sexuel féminin » ; il s’accompagne d’une narration au passé
simple qui permet d’abstraire l’action186. Le corps masculin n’est jamais représenté, alors que
le corps féminin est « la matière inductrice du récit, pris entre un statut d’objet et une fonction
de signifiant187 ».
181
Gaétan Brulotte, op.cit., p. 10.
182
Ibid., p. 12.
183
Ibid.
184
Anne-Marie Dardigna, Les Châteaux d’Eros ou l’infortune du sexe des femmes, op.cit., p. 84-85.
185
Ibid., p. 86. Ce point peut être mis en relation avec la relation triangulaire des personnages d’Albert, Herminien
et Heide dans Au Château d’Argol.
186
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, op.cit.
187
Anne-Marie Dardigna, op.cit., p. 107.
188
Julien Gracq réfléchit sur ces choix narratologiques et souligne dans En Lisant en écrivant le paradoxe fréquent
de l’emploi de la première ou de la troisième personne : « Bien souvent on observe, dans l’usage que fait l’auteur
de romans de la première ou de la troisième personne, un contre-emploi apparent. Le je étant utilisé parfois avec
partialité là où le récit garde un caractère objectif plus marqué, le « il », pour des récits dont l’éclairage est
décidément subjectif. Il n’y a rien eu là de délibéré, rien que l’exercice de l’instinct qui, dès les premières pages,
tranche péremptoirement, sans même leur accorder une pensée claire, les problèmes les plus complexes et les plus
enchevêtrés (choix du ton, de la ‘distanciation’, du sfumato ou de la netteté des contours, etc.). En lisant en
écrivant, Corti, p 109.
189
Selon la terminologie élaborée par Gérard Genette dans Figures III Paris, Seuil, 1972.
44
Simon, qui semblent fonctionner comme double fictif du narrateur190. Jamais la focalisation ni
les paroles rapportées ne laissent entrevoir la façon dont les femmes vivent, perçoivent, jugent
le rapport sexuel. Ce « côté » de la relation amoureuse est essentiellement, fondamentalement
inaccessible et mystérieux et relève de l’étrangeté de la féminité : comme les cheveux forment
voile sur le visage et les yeux féminins pendant l’acte, de même l’intériorité féminine ne saurait
constituer un objet narratif dans la fiction gracquienne.
Quelque fois depuis – car il y avait dans ces rencontres quelque chose à
la fois d’inachevé, de gauche et de tendre, et de tenace au souvenir qui n’en
gardait jamais rien d’impur – j’ai pensé que ces errantes aux doux cheveux
soudain répandus se donnaient peut-être – et pourtant c’est étrange à dire – faute
de mieux – embarrassées de ce corps de femme qu’elles offraient dans le noir
avec une espèce de soumission humble, vouées à ne connaître jamais qu’à travers
sa chaude épaisseur. Ce qu’elles cherchaient, ce qu’elles voulaient gauchement
rejoindre, ce qui les tenait éveillées les nuits dans une si longue patience, ce n’est
pas ceux qui passaient sur la Route, c’était peut-être un reflet sur eux
passionnément recueilli de choses plus lointaines – de cela seulement peut-être
où la Route les conduisait191.
190
D’après Marie-Annick Gervais-Zanniger et Stéphane Bikialo, « le choix de la fiction romanesque a été
interprété comme un moyen, pour Gracq, de mettre à distance par le choix de la troisième personne son histoire
personnelle, au bénéfice de la perception subjective du personnage. S’il y a bien un mécanisme de délégation, il
est indéniable que l’écrivain prête à son personnage des traits qui lui appartiennent en propre, et une certaine
manière d’appréhender le monde », « Un Balcon en forêt » et « la Presqu’île » de Julien Gracq, Paris, Atlande,
Lettres XXème, collection « Clefs concours », 2007, p 90.
191
« La Route », p. 29-30.
192
Ibid., p. 242.
193
Elle semble d’autant plus à nuancer que le récit correspond à un fragment d’une œuvre avortée et commencée
à la troisième personne. Le texte finalement publié est issu du deuxième état de l’œuvre, mené comme un journal,
à la première personne, par une voix au bord de l’amuïssement.
45
mettant le récit à distance. Par ailleurs, le « je » s’efface assez vite et devient une instance plus
neutre, fondue dans le « nous » puis l’indéfini « on ».
Le dispositif est encore différent dans Un beau Ténébreux, dont la composition est
tripartite : après un bref prologue mené à une première personne, qui cultive l’ambiguïté (le
locuteur est-il l’auteur ou un personnage que le lecteur ne connaît pas encore ?), le roman
s’ouvre sur le journal de Gérard, qui est la plus longue partie du roman, puis se clôt sur un récit
pris en charge par un narrateur anonyme, présenté comme un ami de Gérard. La première partie
du récit est donc linéaire et menée par un narrateur à la fois intradiégétique et homodiégétique.
Les deux parties sont articulées autour d’une intervention isolée par l’italique d’un narrateur
intradiégétique, mais « allodiégétique » qui reprend le motif traditionnel du « manuscrit
trouvé », en présentant le journal comme élément d’un témoignage plus vaste de Gérard autour
de l’intrigue narrée. Les scènes sexuelles entre Irène et Jacques s’insèrent dans la dernière
partie. Somme toute, le dispositif narratif s’avère suffisamment classique et traditionnel pour
que cette absence d’originalité contribue à fondre le récit sexuel dans le fil du fil diégétique.
Qu’elle soit singulative ou itérative, la scène sexuelle semble toujours jouer un rôle de
contrepoint dans la diégèse, comme si la secondarité était inscrite dans sa nature même : elle
est essentiellement de l’ordre de la parenthèse, ou de la marge, de l’écho. Elle semble préparer
le personnage masculin à sa rencontre avec la mort, sous toutes ses formes. Car c’est la mort
qui est le véritable événement gracquien et qui, à ce titre, aimante le récit.
Dans cette perspective, Le Rivage des Syrtes pourrait se lire de la façon suivante : faire
l’amour pour combler l’attente de la guerre et même pour accompagner le désir de
transgression. Plusieurs séquences narratives se succèdent et accentuent l’intensité érotique du
récit : Vanessa, après avoir littéralement emporté Aldo de la forteresse jusqu’à son palais de
Maremma, le laisse errer entre les groupes d’invités lors de la fête ; la pause descriptive qui
confronte le regard d’Aldo à celui d’une inconnue décrite comme médusante ; la scène de la
46
grotte sur l’île de Vezzano ; le récit itératif des nuits qu’Aldo passe au palais ; un peu à part, car
elle ne concerne pas Vanessa, la scène de flagellation infligée à une jeune fille anonyme par
Belsenza. C’est Vanessa qui guide Aldo sur le chemin de la transgression et on peut considérer
à ce titre que l’épisode sur l’île de Vezzano enclenche le dénouement : lors d’une promenade
en mer, Aldo passe la ligne frontalière avec le Farghestan et déclenche une inévitable reprise
de la guerre endormie depuis des années.
Et en effet, dans Un Balcon en forêt, la relation entre Grange et Mona peut être
considérée comme un épisode, une parenthèse enchantée, une vacance d’avant-guerre, une
« drôle » de guerre, et ce, d’autant plus que le nom même de Mona a souvent été rapproché de
« monade », dénotant « l’unité », « la structure complexe et fermée », « totalité close »195.
L’histoire d’amour entre les deux personnages fonctionne comme un effet de suspension dans
la narration. L’éros comble le désir de Grange en attendant Autre Chose, dont Mona est le
versant euphorique et plein ; la transition s’opère quand le goût de la mort s’introduit dans leur
relation, en fin de course196 : le relais est passé. Le récit des amours de Grange et de Mona est
encadré par deux références explicites à la guerre et à la mort de Grange. Juste avant la section
VIII consacrée à l’approche de l’hiver aux Falizes et à la liaison avec Mona, la fin de la scène
entre Grange et le lieutenant en passe d’essence sonne comme une annonce proleptique de la
mort du personnage : « Cette machinette qu’on vous a louée en forêt, savez-vous comment
j’appelle ça ? Sans vouloir vous vexer, j’appelle ça un piège à cons. Vous serez fait là-dedans
comme un rat »197. Devant cette prédiction, la colère de Grange ressemble à un acquiescement :
194
Ibid., p. 166.
195
D’après la définition du TLF.
196
Après la scène de descente en luge, l’angoisse monte chez Mona et Grange, Un Balcon en forêt, p. 121-122.
197
Un Balcon en forêt, p. 82.
47
« Je brûlerai du soufre dans le bloc, pensa Grange, malcontent et furieux. Heureusement
personne n’était là. Il se sentait moins inquiet que floué : il était comme un homme qui vient de
prêter tout son argent à un escroc »198. Cette annonce est redoublée juste avant la fin de l’histoire
de Grange et de Mona dans une symétrie frappante : c’est le capitaine Varin qui tente une
nouvelle fois de mettre Grange à l’abri : « Une foutue armée, mon cher, et qui m’a tout l’air de
vouloir faire avant peu une armée foutue. Bon, ça n’est pas notre affaire, coupa-t-il, repris par
cette gaieté féroce qui lui donnait du ton. Autre chose, Grange, reprit-il après un silence, en
enfilant ses gants, les yeux baissés : que diriez-vous d’être muté au régiment199 ? ». La section
se clôt sur les pensées funestes de Grange :
— Qu’est-ce qu’on attend ici ? se disait-il, et ce même goût d’eau fade, tiédie,
écœurante, qu’il connaissait bien lui remontait à la bouche. Le monde lui
paraissait soudain inexprimablement étranger, indifférent, séparé de lui par des
lieues. Il lui semblait que tout ce qu’il avait sous les yeux se liquéfiait,
s’absentait, évacuait cauteleusement son apparence encore intacte au fil de la
rivière louche et huileuse, et désespérément, intarissablement, s’en allait – s’en
allait200.
Aimer Mona, c’est à la fois vivre une ultime épiphanie et se tourner vers la mort. Grange finit
d’ailleurs par en avoir pleinement conscience, au moment où Mona partie, il s’aventure hors de
la maison-forte et marche sur le chemin à la rencontre d’un Belge qu’il prend d’abord pour un
ennemi :
C’est ainsi que l’on peut comprendre l’évolution de leur relation, de l’euphorie étonnée de la
fusion sexuelle – seul exemple dans la fiction gracquienne – en passant par l’angoisse ressentie
par Grange lors de la descente en luge et l’intuition de Mona202, pour finir par son expérience
onirique et jouissive de petite mort. Le lit d’abord érotisé par la présence de Mona finit dans la
dernière page, tel la barque de Charon, par conduire Grange au milieu « des prairies
d’asphodèles ». Entre les deux, le « rêve voluptueux de Grange » : il vient clore la parenthèse
198
Ibid.
199
Un Balcon en forêt, p. 135.
200
Ibid., p. 151.
201
Ibid., p. 212.
202
« Et, quand il lui demandait à quoi elle pensait : – Je ne sais pas. A la mort… […] Il n’aimait les mots qui
remontaient à la bouche de cette sibylle enfant, soudain pleine de nuit », Ibid., p. 121.
48
heureuse et même s’il n’a aucune valeur prédictive ni proleptique, il semble encore illustrer
l’intrication des pulsions (eros et thanatos) dans ce « passage à vide » qu’est le désir203.
La secondarité de la scène sexuelle dans « La Route » peut aussi se lire dans son lien avec
la mort : si l’on considère que le cheminement aporétique du narrateur et de ses compagnons
est un itinéraire mortifère sur une voie d’extinction post apocalyptique, alors les rencontres
sexuelles du bord du chemin apparaissent comme des pauses à la fois marginales et
préparatoires, et ce, d’autant que les femmes de la Route sont présentées comme investies d’un
rôle sacrificiel ou spirituel. Dans « Le Roi Cophetua », la Première Guerre mondiale ne
constitue que l’arrière-plan de l’action, le cadre de la visite du narrateur à Jacques Nueil. Mais
le motif de la guerre, tout comme l’hôte du narrateur, aviateur, semblent omni-absents et par
conséquent très liés au contenu érotique du récit : la montée du désir du narrateur pour la
servante maîtresse anonyme et leur nuit d’amour. Isabelle Rachel-Casta204 montre comment
« Polemos est lié au huis-clos érotique », commente la coïncidence temporelle entre la scène
sexuelle et la « canonnade » et désigne la guerre comme l’une des sources de l’érotisme
gracquien, en tant qu’elle est révélatrice de tensions : « la guerre révèle en chacun ce qu’il a de
plus intime, de plus douloureux, de plus désirant ».
Si la guerre entretient une relation de contiguïté narrative avec l’érotisme, c’est que les deux
motifs sont des avatars de la pulsion de mort à l’œuvre dans le récit gracquien.
203
L’isotopie du vide est encore présente : « cette sensation bizarre de chute livre », « il était pendu, à une potence
ou à une branche élevée, en tout cas à une grande hauteur – il faisait soleil – (…). Le vent les balançait tous deux
très lentement dans l’air frais et agréable », Un Balcon en forêt, p. 147-148.
204
Isabelle Rachel-Casta, « Julien Gracq à la guerre ! (dans Un Balcon en forêt et La Presqu’île) », Lectures de
Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit., p. 117-128.
49
la « tête rejetée en arrière205 » qu’apparaît Heide à Albert après le viol et dans son souvenir :
« Et ce blanc cadavre aux blessures de foudre, la tête rejetée en arrière, les yeux perdus dans un
funèbre enchantement, l’entrainait à reculons dans une navigation berçante et immobile206 ».
Le viol est donc préparé par la scène du bain, tout entière placée sous le signe du désir, à la fois
en tant que pulsion de vie et de pulsion de mort, et ce, dès le décasyllabe blanc qui ouvre la
séquence : « ils se dévêtirent parmi les tombes ». Lors de cet épisode, une image de Heide est
accentuée, la tête rejetée en arrière207, essentiellement associée à l’idée de jouissance : « et ses
mouvements tragiques, quand, la tête rejetée entre les épaules sous une atteinte trop aiguë,
s’échappèrent d’elle comme un aveu involontaire les gestes de la possession208 ». Cette image
érotisée d’Heide semble d’autant plus liée au viol à venir qu’elle est associée à la subjectivité
d’Herminien : « Herminien, resté sur le rivage, fixait en lui une orageuse vision209 », comme si
l’image était la véritable motivation de l’action. De plus, le viol préfigure la mort d’Heide, en
la représentant « dans un mortuaire écrasement210 ». Mais l’originalité de l’érotisme gracquien
ne réside pas dans le motif du viol ni dans l’association entre éros et thanatos, mais plutôt dans
le fait que le motif a une place importance dans le macro-récit et ce, malgré l’ellipse. C’est donc
sa négativité qui fait la force de la scène.
Les deux scènes d’amour entre Jacques et Irène211, sorte de contraire absolu d’Allan,
force de vie et seul personnage qui semble ne pas comprendre son projet, sont essentiellement
présentées comme contrepoint à la mort d’Allan. Elles se situent dans la quatrième et dernière
partie du texte menée par un narrateur anonyme et hétérodiégétique. La première a lieu à la fin
du bal masqué, qui révèle le projet d’Allan et Dolorès par l’allusion macabre de leur
déguisement rappelant les amants de Montmorency. La seconde juxtaposée à la scène de la
mort d’Allan, dont elle n’est séparée que par une ligne de points, semble lui être presque
symétrique. Alors que la nuit d’amour est ombrée de peur, de nervosité et de la proximité de la
mort212, la dernière nuit d’Allan, dans la chambre voisine, commence par une amorce presque
ironique de scène érotique, dans laquelle Christel, provoquée par Allan, s’offre à lui :
205
Au Château d’Argol, p. 126.
206
Ibid., p. 131.
207
« Alors, elle rejeta la tête en arrière (…), Ibid., p. 89.
208
Ibid.
209
Ibid.
210
Ibid., p. 134.
211
Présentée par Gérard dans son journal comme celle qui « semble attaquer chaque jour de sa vie avec une bonne
grâce carnassière », elle s’oppose surtout à Allan dans sa conception de la mort, qu’elle considère comme un
« événement », qui « se fera bien sans [Allan] », alors que lui l’envisage comme une action, un acte délibéré.
212
La conversation a pour objet le comportement d’Allan et Christel au dîner (p. 241-242) ; lors de son réveil
nocturne, Jacques dont le lecteur partage le point de vue sur la chambre, paraît y lire partout des signes funestes :
« Le cœur alourdi comme d’une nausée, il laissait son œil glisser au long des griffons, des fleurs blêmes de la
tapisserie. « La marée baisse », songea-t-il stupidement, vraiment au bout de ses idées. Au-delà des murs invisibles,
50
« Etes-vous venue me sauver ? » lança-t-il d’une voix mauvaise,
sifflante.
« La vierge des dernières amours. Quel rôle pour vous, n’est-ce pas, et
combien héroïque ! »
Il serrait son bras avec violence, le visage tout près du sien.
« Je pourrais en profiter, savez-vous. Rien n’est peut-être dit encore.
— Me voici. » Dans sa voix tremblait une fierté brûlante. Les mots
s’arrêtèrent dans la gorge d’Allan : d’une main brusque, Christel
dénouait sa ceinture213.
Dans les deux scènes, le cœur de la narration est passé sous silence : le sexe et la mort
ne sont pas racontés dans un parallèle frappant. L’explication tient en ce que « pour Julien
Gracq “ ce que les personnages laissent pressentir, ce vers quoi on devine qu’ils sont en marche
compte infiniment plus que ce qu’ils sont ” et que ce qu’ils font 214 ». Dans les deux cas, le
silence qui auréolent ces expériences de l’impossible, signale le « passage à vide » vécu par les
personnages et matérialisé elliptiquement dans le récit.
sa pensée trouait le silence des chambres noires, ce silence pareil à un torrent rapide, lisse, submergeant ; la scène
se clôt sur ces mots d’Irène, dont la voix est « grelottante, basse, emportée par une rafale de terreur suffocante » :
« J’ai peur… ».
213
Un beau Ténébreux, p. 249.
214
Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 124.
215
Aldo raconte auparavant en analepse leur rencontre dans le jardin des Salviaggi ; il s’agit de leur première
rencontre dans le fil diégétique chronologique.
216
Le Rivage des Syrtes, p. 81.
217
Ibid., p. 80-81.
51
chambre vide218, celle de la jeune femme, à l’issue de la fête troublante à laquelle Aldo vient
d’assister. Entre temps, deux épisodes semblent préparer la scène érotique et tendre le récit :
l’emportement automobile du voyage (« Vanessa m’emportait dans la nuit légère219 ») et la
déambulation d’Aldo parmi les convives de la fête de Vanessa dans son palais de Maremma.
Finalement, la scène sexuelle est représentée dans le texte gracquien dans sa non-représentation,
illustrant par là un impossible, dans la formalisation de sa présence-absence. L’ellipse dans le
récit est considérée par Roland Barthes comme corollaire du « pouvoir catalytique du récit ».
D’après lui,
le « suspense » n’est évidemment qu’une forme privilégiée, ou, si l’on préfère,
exaspérée de la distorsion : d’une part, en maintenant une séquence ouverte (par des
procédés emphatiques de retard et de relance), il renforce le contact avec le lecteur
(l’auditeur), détient une fonction manifestement phatique ; et d’autre part, il lui offre la
menace d’une séquence inaccomplie, d’un paradigme ouvert […] c’est-à-dire d’un
trouble logique, et c’est ce trouble qui est consommé avec angoisse et plaisir (d’autant
qu’il est toujours finalement réparé) ; le « suspens » est donc un jeu avec la structure,
destiné, si l’on peut dire, à la risquer et à la glorifier220.
Dans le Rivage des Syrtes, l’ellipse sexuelle, structurelle, est comme mise en abyme dans les
motifs fictionnels : la crypte close de la grotte de Vezzano enferme le secret de la relation
sexuelle entre Aldo et Vanessa, tue, non dite. Comme dans Un Beau Ténébreux, après la
métaphore du baiser- fonte/fusion, l’ellipse est signalée par le thème du sommeil associé à celui
de la durée :
Et si brusquement complice était le secret renfermé de cette crypte close que
Vanessa, saisie d’une angoisse involontaire devant le déclic de ce piège qui se
refermait, fit en trébuchant sur les galets quelques pas incertains comme pour
fuir ; je percevais son souffle défait et trop rapide, mais, surgissant derrière elle,
et tout battant d’un sang brutal à l’aveu de cette faiblesse qui me transperçait
délicieusement, je passais mon bras sous le sien et renversait durement sa tête
sur mon épaule, et en une seconde elle sembla s’éparpiller et s’alourdir, ne fut
plus qu’une pesanteur brûlante et molle, dénouée et toute renversée sur ma
bouche221.
218
Ibid., p. 99 : « L’espace désœuvré de la chambre derrière moi me raidissait, pesait à mes épaules comme un
théâtre vide ».
219
Ibid., p. 81-82.
220
Roland Barthes, « Analyse structurale des récits », Poétique du récit, Paris, Seuil, collection « Points » n°70,
1977, p. 48.
221
Le Rivage des Syrtes, p. 146-147.
52
Quel sens donner à cette béance ? Le Rivage des Syrtes semble proposer une piste dans le
profil du texte, dans une métaphore à prendre au sens propre, dans la syllepse222 du « passage
à vide223 » :
Je trouvais Vanessa tantôt alanguie, tantôt nerveuse ; on eût dit que ces après-
midi qu’elle me réservait à moi seul au milieu de l’agitation qu’elle entreprenait
à plaisir autour d’elle la désorientaient comme un passage à vide…224
Dans la séquence itérative qui suit, Aldo raconte ce passage à vide de la relation sexuelle.
Il se rappelle « combien Vanessa et [lui] sembl[aient] avoir peu à [se] dire », analyse ce moment
comme un mouvement, le passage d’un état à un autre : « l’ardeur qui me jetait vers elle se
contentait et s’éteignait vite, comme la poussée de fièvre triste de l’après-midi des lagunes ».
Cette impression de paroxysme évanouie par la satisfaction induit « un malaise » qui « [le]
dressait tout debout au milieu de la chambre ; il [lui] semblait sentir entre les objets et [lui] un
surcroît de distance », au point de reformuler très explicitement ce « passage à vide » : « au
creux d’un déferlement de lassitude, comme si la perte de ma substance qui me laissait exténué
et vide [l’] eût accordé à la défaite fiévreuse du paysage225 ». Cette isotopie de la perte
s’applique aussi à Vanessa, décrite du point de vue d’Aldo : « Vanessa, auprès de moi, reposait
comme vidée de son sang, la tête fauchée par un sommeil sans rêves ; écartelée comme une
accouchée, elle fléchissait le lit appesanti226 ».
De même, la scène sexuelle s’avère être un « passage à vide » de la narration, autrement dit
une sorte d’impasse narrative : texte très paradoxal et contradictoire d’une possibilité de
déployer, étaler, publier227 le motif de l’acte sexuel, mais d’une possibilité que le narrateur se
refuse d’exploiter, d’une pente sur laquelle il ne s’engage pas finalement ; passage qui consiste
à ne pas « franchir le pas ». La conception de l’érotisme gracquien est sur ce point dans une
grande proximité avec la pensée de Georges Bataille :
222
« Les tropes mixtes qu’on appelle syllepses consistent à prendre un même mot tout à la fois dans de sens
différents, l’un primitif ou censé tel, mais toujours du moins propre ; et l’autre figuré ou censé tel, s’il ne l’est pas
toujours en effet, ce qui a lieu par métonymie, par synecdoque ou par métaphore », Pierre Fontanier, Les Figures
du discours, Paris, Flammarion, 2009, p. 105.
223
On retrouve ce motif dans « Paris à l’aube », appliqué au transport automobile et l’érotisant : « Il y a dans toute
trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps : celui où la fusée, au sommet amorti
de sa course, se pose sur le lit de l’air avant de s’épanouir — où le gymnaste entre deux trapèzes, un instant
interminable, appuie notre diaphragme à un vide de nausée — une perte de vitesse où la ville qu’on habite, et que
recompose pour nous jour après jour, comme ces larves de lenteur qui flottent sur la moire d’une hélice,
l’accélération seule, le volant lancé à fond d’un maelström d’orbites folles, se change en fantôme rien qu’à laisser
sentir un peu son immense corps », La Terre habitable, O.C. I, op.cit., p. 306.
224
Le Rivage des Syrtes, p. 160.
225
Ibid., p. 164.
226
Ibid., p. 168.
227
De pando, ere, pandi, passum.
53
Qu’il est doux de rester dans le désir d’excéder, sans aller jusqu’au bout, sans faire
le pas. Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de nous maintenir
en vie dans le désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout, en cédant à l’excès violent
du désir. Nous savons que la possession de cet objet qui nous brûle est impossible228.
228
Georges Bataille, L’Erotisme, Paris, Les éditions de Minuit, 1957, p. 157.
229
Mireille Noël le démontre dans son étude narratologique du roman et sa schématisation du récit. Elle présente
le viol de Heide comme micro-récit enchâssé r2 de la proposition narrative (Pn4) consacrée au dénouement,
L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 67.
230
Annie-Claude Dobbs relève avant Mireille Noël l’importance de cet épisode de viol pour la diégèse, quitte à
forcer les indices textuels – qui le situe le matin – en rappelant qu’il aurait lieu en été et midi, autant dire dans un
temps symboliquement médian, dans Dramaturgie et liturgie dans l’œuvre de Julien Gracq, Paris, José Corti,
1972, p. 15-16.
231
« Albert s’égara bientôt dans ses détours compliqués. Peu à peu, saisi malgré lui par la majesté et le silence des
bois, il ralentit sa marche et, le corps plein d’une douloureuse fatigue, il s’étendit sur un lit de mousse, près d’une
54
qu’il ne voit Heide violée, il en a l’apparition, intime conviction que ses perceptions viennent
ensuite lui confirmer. Ainsi, le personnage, pas plus que le lecteur, ne voit le viol de Heide, qui
n’est, à proprement parler, pas raconté par le narrateur extradiégétique. Le viol de Heide est
essentiellement présent via la description, comme enrichie et amplifiée par ses réécritures : c’est
le corps nu et entravé de Heide avec toute la surdétermination inhérente à la description qui met
en œuvre le sens. L’action est effacée ; le viol est moins narré que relaté, d’autant plus que la
motivation d’Herminien n’est donnée à aucun moment de façon explicite. Le motif est renvoyé
paradoxalement à la secondarité du texte, dans la mesure où sa place dans le récit est laissée
vacante et où il s’imprime, en écho à ce vide, comme une image fantasmatique dans l’intériorité
des personnages.
source murmurante dont les eaux pures coulaient entre les racines d’un pin gigantesque », Au Château d’Argol,
p. 124.
232
Ibid., p. 126.
55
Cette ellipse, qui exhibe l’absence de la scène, est renforcée par l’emploi pour la
désigner, de périphrases euphémisantes, comme « l’incomparable Evénement233 », ou encore
« la nuit d’effroi234, » « l’objet atroce et ineffable235 ».
Ainsi « dans Au Château d’Argol, les ellipses ne portent […] pas sur des actes mineurs
et conventionnels : le viol et le motif d’un suicide »236, celui d’Heide. Ce constat du blanc
narratif, de la béance du texte, a conduit certains critiques237 à combler la seconde ellipse dans
Au Château d’Argol, en justifiant le suicide de Heide par son second viol par Albert, comme le
note Mireille Noël238 :
A. Peyronie établit ainsi un lien très clair pour lui entre ce viol,
prétendument suggéré par Herminien et le suicide239. E. Cardonne-Arlyck parle
du « viol probable de Heide par Albert », du « double viol de Heide »240. M.
Monballin établit un parallèle entre Herminien et Albert, ce premier « montrant
le ‘chemin’ » à Albert qui le réempruntera pour reproduire sans doute l’acte de
violence, la nuit où Heide se donne la mort ». Le passage souterrain est un
parcours initiatique au sens où Herminien montre à Albert le vrai « chemin » qui
mène à Heide, et se lit, en même temps, comme la symbolisation spatiale de
l’acte passé (le viol de Heide par Herminien) et de l’acte futur (le viol de Heide
par Albert)241. M. Monballin le redit plus tard, sans modalisation restrictive cette
fois : « le viol de Heide par Albert éludé dans le récit, apparaît comme la
reproduction du même acte (absent du récit lui aussi)242 ».
233
Au Château d’Argol, p. 133.
234
Ibid., p. 134.
235
Ibid., p. 131.
236
Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 89.
237
Nous rendons compte de ces hypothèses parce qu’elles me semblent intéressantes pour envisager le
fonctionnement du texte gracquien et ce, même si et même justement parce que, elles ne peuvent être vérifiées.
238
Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 90.
239
André Peyronie, La Pierre de scandale du Château d’Argol de Julien Gracq, Paris, Lettres modernes, 1972,
p. 19, p. 24, p. 25, p. 37.
240
Elizabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges » de Julien Gracq, op.cit., p. 75,
p. 135.
241
Michèle Monballin, Gracq, création et recréation de l’espace, Bruxelles, De Boeck, 1987, p. 86-87, p. 200.
242
Michèle Monballin, « Argol et Le Roi Cophetua : trio en miroirs ? », Roman 20/50 n°16, op.cit., p. 98.
243
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, p. 75.
56
b. Un beau Ténébreux : au seuil de la chambre.
Dans Un beau Ténébreux, les deux scènes d’amour semblent déboucher sur une ellipse.
Irène attire Jacques dans la chambre d’Allan : il s’agit d’une scène qui contient des dialogues
au discours direct dont la fin, très abrupte, semble ambiguë et pour ainsi dire frustrante pour le
lecteur :
Elle l’attira contre lui sur le divan, froissant doucement ses seins contre
sa poitrine. Sous son loup noir, avec une immobilité sauvage, une goutte faible
de lumière liquide à ses lèvres noires, elle penchait son visage sur lui avec une
lenteur de somnambule. Jacques sentit bondir en lui un flot de désir brutal.
« …Embrasse-moi. »
Il fondit, enveloppé dans une chaleur mouillée, comblante »
…………………………………………………………………….......244
En effet, la scène d’amour semble construite selon une forme de crescendo érotique, une tension
amoureuse : une dernière danse, une conversation qui assimile le couple à Salomé et Hérode,
la montée à l’étage à la recherche d’intimité, l’instauration du tutoiement entre les personnages,
l’injonction du baiser, que l’on peut difficilement attribuer à l’un plutôt qu’à l’autre. La dernière
phrase qui emploie de la métaphore de la fonte et de la fusion, semble décrire le baiser du point
de vue de Jacques. La ligne de points245 qui suit immédiatement la scène et la première phrase
du fragment suivant « Voici l’aube. Le jour qui se lève sur la mer246 » soulignent doublement
l’ellipse : la fin de la nuit est omise, et soustraite au récit : la scène reste sinon inachevée, du
moins particulièrement brève : on ne s’attarde ni sur les corps, ni sur les manifestations du désir.
Dans les deux cas, elle semble préparer la seconde rencontre, elliptique elle aussi, mais plus
explicite :
Il se colla à elle et prit ses lèvres longuement. Ses beaux yeux humides, un peu
effrayés, tout près des siens, restaient fixes. Elle se mit à gémir doucement.
« Viens », murmura-t-elle, les dents claquantes, d’une voix hâtée, brusque…
Lorsqu’il se réveilla, à demi-conscient encore, il lui parut que la chambre était
soudain devenue très sombre247.
244
Un beau Ténébreux, p. 216.
245
La ligne de points n’est pas spécifique à la scène érotisée ; elle est employée de façon récurrente dans cette
dernière partie du récit, qui est construit comme une sorte de juxtaposition des différentes propositions narratives.
Ele matérialise cependant un retrait, qui érotise le texte, en dehors de la seule considération thématique.
246
Ibid.
247
Un beau Ténébreux, p. 242.
57
Les points de suspension illustrent l’interruption du récit : le rapport sexuel, comme inutile,
n’est pas raconté.
En quelques secondes elle fut nue, ses vêtements arrachés d’elle par un
vent violent plaqués partout contre les meubles comme une lessive qui
s’envole sur un roncier, mais au milieu du cyclone il y avait cette bouche
qui se pendait à la sienne ingénument, goulûment250.
Au milieu de la phrase, on est aussi dans l’œil du cyclone, passage à vide de l’écriture, marqué
par le point-virgule : la pénétration n’est pas racontée. Mais exceptionnellement, si le récit se
tait, le narrateur vient, dans une rétrospection presque instantanée qui relève de l’analepse,
commenter aussitôt cette action, commentaire lui-même redoublé par celui du personnage : « il
s’était trouvé en elle sans même y penser. « Tu es un paradis ! fit-il avec une espèce de
stupéfaction paisible ; et il s’étonnait lui-même de ce qu’il disait251 ». La séquence est comme
doublée et plus explicite : « il la reprit d’un mouvement plus doux ». Le commentaire se fait au
présent, coïncidant avec l’instant vécu : « Comme un poisson dans l’eau, se disait-il — j’ai
trouvé mon bien ; c’est facile — je suis bien là pour toujours252 ».
L’autre évocation des amours de Mona et de Grange se fait sur le mode itératif et
métaphorique253 : la scène, et c’est assez rare pour le souligner, est explicite :
248
Philippe Berthier, « Faire l’amour, faire la guerre », Roman 20-50, art.cit, p. 7-16. Isabelle-Rachel Casta,
« Julien Gracq à la guerre ! », Roman 20-50, art.cit., p. 117-128.
249
Un Balcon en forêt, p. 66.
250
Ibid.
251
Ibid.
252
Ibid.
253
Pour Elisabeth Cardonne-Arlyck, qui constate aussi qu’il s’agit du « seul épisode érotique de l’œuvre
gracquienne qui soit traité en scène complète, et non par sommaire et par ellipse », l’itératif constitue un choix qui
extrait l’action de la temporalité, la situe dans un hors temps duratif circulaire qui en fait quelque chose de l’ordre
du fantasme et du désir, qui extrait l’action du réel pour le faire entrer dans le symbolique (ici, fantasme matriciel
à travers les métaphores de l’allaitement et du broutage) : « l’imparfait itératif remplace le temps orienté,
58
Il la reprit d’un mouvement doux : de la plante des pieds jusqu’aux cheveux elle
frissonnait toute, mais sans fièvre, presque solennellement, comme un jeune arbre qui
répond au vent avec toutes ses feuilles. […] De temps en temps, il prenait entre ses
lèvres l’une, puis l’autre pointe de ses seins qui glissaient un peu de chaque côté de la
poitrine : il sentait une longue poussée, pleine et nocturne, venue de très loin, qui les
pressait contre sa bouche.
Epuisés, ils ne se désunissaient pas : des heures entières, baignés dans le soleil jaune qui
faisait remuer doucement sur le mur une résille de branches, elle vivait le long de lui
comme un petit espalier254.
L’espèce de fusion heureuse que permet la sexualité quand elle est représentée peut amener
à se demander si on est toujours dans le cadre de l’érotisme à proprement parler. Il est possible,
que ce soit justement parce que cette espèce de communion gémellaire255 de Grange et de Mona
n’appartient pas à l’érotisme, toujours teinté d’angoisse et de pulsion de mort que la scène
échappe à l’indicible. D’ailleurs l’érotisme, tension sexuelle, n’affleure jamais autant que
lorsque la guerre approche, que Mona « pèse » à Grange256 et que l’angoisse monte257.
Même la scène la plus érotique d’Un Balcon en forêt, le rêve de pendaison de Grange, qui
associe le motif de la strangulation à celui du plaisir sexuel, particulièrement explicite, est à la
fois très présente et importante, et simultanément dans une sorte de parenthèse. De plus elle
constitue une sorte d’adieu fantasmatique de Grange à Mona, avant les adieux définitifs258 dans
lesquels les corps sont presque désunis259. Certes, la situation et la position des personnages
sont précisément décrites, tout comme la jouissance de Grange260.
La veille de son départ, il fit à son sujet un rêve voluptueux d’une espèce
singulière. Il était pendu à une potence ou à une branche élevée, en tout cas à
une grande hauteur – il faisait soleil- et cette posture, au moins inconfortable, ne
semblait pas entraîner d’inconvénient immédiat, puisqu’il considérait avec un
historique, par un temps circulaire, fabuleux. […] La circularité que [l’itératif] signifie est l’équivalent d’un désir
magique de durée qu’il faut lier à la figure sous-jacente du corps maternel », La métaphore raconte. Pratique de
Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, p. 99.
254
Ibid., p. 67.
255
L’hypothèse de Jean Noël-Bellemin est celle de la gémellité des deux personnages : « On dirait deux enfants
jumeaux, deux images ‘réciproquement narcissiques’ », p. 70 ; « Mona fut longtemps une sœur, une amie et une
maîtresse, autrement dit la version féminine de Grange », p. 80, Une balade en galère avec Julien Gracq,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, collection « Cribles », 1995.
256
Lors de la scène de descente en luge ou du rêve de pendaison.
257
« Il semblait à Grange que la terre même jaunissait d’un mauvais teint, que le temps travaillait d’une fièvre
lente : on marchait sur elle comme un cadavre qui commence à sentir », Un Balcon en forêt, p. 122.
258
Un Balcon en forêt, p. 162 et suiv.
259
« La merveilleuse vision des deux corps qui ne s’étreignent déjà plus que de manière allusive, quoique unis à
mourir de plaisir et d’irrémédiable, ne sera suivie d’aucune analogue », Jean Bellemin-Noël, Une balade en galère
avec Julien Gracq, op.cit., p. 85.
260
Philippe Berthier souligne le sadisme du scénario qui mêle « double strangulation » et « fantasme éjaculatoire »
et où « supplice rime avec délice selon une sorte de tranquille, évidente, très puissante et très scandaleuse
obscénité », « Faire l’amour, faire la guerre », Roman 20/50, art.cit., p. 9.
59
particulier plaisir le paysage illuminé et les têtes des arbres qui s’arrondissaient
très loin au-dessous de lui. Mais le centre de la joie sensuelle qui l’habitait était
bien plus proche. Au-dessous de lui –si court que ses pieds nus par moments
effleuraient presque les cheveux blonds- Mona était pendue elle-même par le
cou à une corde mince qui lui serrait les chevilles. Le vent les balançait tous deux
très lentement dans l’air frais et agréable, et par la corde qui étranglait Mona,
surtout quand elle était secouée de légères convulsions qui lui soulevaient les
épaules, il lui venait, à ses chevilles serrées et aussi au cou où la corde le serrait
à mesure, une communication si exquise de son poids vivant et nu qui l’étirait,
qui le traversait et qui le comblait, qu’il éprouvait une volupté jamais ressentie
et que l’exercice périlleux s’acheva dans l’indécence finale qu’on attribue aux
pendus.
Toute la matinée qui suivit cette trouvaille bizarre du rêve le laissa flotter
dans une espèce de chaleur épuisante, dévorée. Et c’était quand même, se disait-
il, un étrange, un poignant rêve d’amour, une intimité vraiment bouleversante.
Mais cette scène est comme isolée du reste du roman, dans la mesure où elle est virtuelle – il
s’agit d’un rêve –, et enchâssée dans le récit. De plus, elle est repoussée à l’extérieur de la bulle
enchantée des amours de Grange, le songe intervenant après que le personnage a dit adieu à
Mona. Ce rêve se situe à un moment creux de l’histoire de Grange, un creux central pour le
récit, car il recharge et oriente la suite : l’hiver touche à sa fin et Grange s’éloigne pour la seule
fois du roman des Falizes et de la forêt ardennaise ; il se trouve à Paris, dans un temps de pause
– la permission –, qui porte bien son nom, puisqu’il s’y autorise une rêverie sexuelle inédite ;
il vient de quitter Mona et fait l’expérience du manque qu’elle laisse en lui. Elle constitue bien
un passage à vide tel que la scène érotique a été définie plus haut, et dans sa situation diégétique,
et dans ses motifs thématiques : les deux personnages sont au sens propre dans le vide. La
spécificité de l’érotisme gracquien réside donc en partie dans ce mouvement de retrait, de
rétention, de suppression de la scène sexuelle au bord de laquelle le récit s’abolit, se refuse,
s’évide.
261
Carnets du grand chemin, Paris, Corti, 1992, p. 7.
60
Aussi la sexualité est-elle surtout relatée dans l’analepse et la prolepse, dans une valorisation
de l’avant et de l’après.
Julien Gracq situe l’action dans une presqu’île, terre entre deux étendues de mer, dont les
paysages sont ceux de la presqu’île de Guérande en Loire-Atlantique, mais « remaniés et
synthétiques262 » au gré de la fictionnalisation des toponymes. La temporalité diégétique est
aussi marquée par l’entre-deux : la nouvelle raconte comment Simon comble son attente
d’Irmgard, sa maîtresse, parcourant le pays pendant les sept heures qui séparent l’arrivée du
train de 12h53 dans lequel elle n’est pas, de celui de 19h53 duquel elle doit descendre. Cet écart
temporel se double de l’entre-deux psychologique dans lequel oscille Simon, pris dans une
forme d’intermittence érotique, qui désire et ne désire pas Irmgard, qui permet à Julien Gracq
d’explorer la potentialité érotique de sa fiction. Les réminiscences sont le mode érotique
principal de La Presqu’île : elles rythment à la fois l’errance automobile et l’arrivée dans la
chambre d’hôtel sur le mode de l’intermittence et scénarisent l’attente érotique. Simon, en
attendant Irmgard, pense à elle, et l’absence de cette femme pourtant présente à l’esprit du
personnage affleure à la surface du récit à la manière d’une ombre ou plus précisément d’un
fantasme. L’émergence d’images se produit sur le double mode de la réminiscence – Simon se
souvient d’une attitude, d’une parole, d’une sensation vécue auprès d’Irmgard - et du fantasme
– Simon s’imagine ce qu’ils feront quand elle sera arrivée et la relation de l’errance automobile
de Simon entre l’arrivée du train dans lequel Irmgard n’est pas et de celui dans lequel elle doit
être est ponctuée d’analepses et de prolepses externes263. L’existence du personnage féminin
est donc repoussée à l’extérieur du texte ; autrement dit, c’est son absence et la solitude de
Simon qui érotisent les images associées au personnage d’Irmgard.
La première réminiscence érotique est suscitée par une sensation tactile dans la voiture avec
laquelle Simon se sent « faire corps264 » et dans laquelle il est disposé à une forme de plaisir.
Au « vide inattendu » de la sensation répond l’image érotisée d’Irmgard, qui vient le combler,
comme si le fantasme était suscité par cette non-coïncidence, cette dissonance entre l’attente et
le réel :
Il allongea le bras pour atteindre sur la tablette de bord la carte routière, l’arrêta
un moment désorienté, explorant machinalement du bout de doigts, au long du
bourrelet de caoutchouc, un vide inattendu ; et à ce rapide et agile toucher
262
Entretiens, p. 45.
263
Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 90.
264
« La Presqu’île », p. 53.
61
d’aveugle, en un éclair il sentit à la fois auprès de lui la place vide, et Irmgard y
bondir soudain à son côté comme s’il l’avait touchée d’une baguette dans la
posture même, tout à fait désinvolte et garçonnière, qu’il aimait et qui le
scandalisait un peu, et où elle se laissait toujours glisser dès qu’ils roulaient au
soleil dans la pleine campagne265.
La seconde a encore lieu dans l’automobile, mais elle renvoie à une situation plus intime
encore. C’est l’observation du paysage qui sert d’abord de support à la rêverie sur le corps
d’Irmgard, juste après que le narrateur a souligné les qualités d’herméneute de Simon266. Elle
surgit d’un glissement du paysage au corps d’Irmgard, à la faveur d’une personnification et
d’une comparaison :
Par association d’idées, et une sorte de dérive onirique signalée par le motif de
l’étourdissement et du vertige268, la réminiscence surgit de nouveau de façon plus
dynamique et sensuelle avec l’image du saut :
Pour la seconde fois depuis le matin, Irmgard sauta dans la voiture toute chaude
et nue et fut de tout son long contre lui.
265
Ibid., p. 59.
266
« – si intensément il vivait à l’écoute du paysage – pareil à un sourd qui lit sur les lèvres … », ibid., p. 66.
267
Ibid., p. 67.
268
« Le sentiment nu de sa présence l’étourdit un moment si fort », « La Presqu’île », p.59 ; « cette dernière image
tout à coup vint le saisir par la nuque et l’assiégea si brusquement, si intimement, qu’il s’en sentit étourdi », ibid.,
p. 74.
269
Ibid., p. 72-74.
62
Ces descriptions brèves et successives à la manière de tableau ou de vignettes constituent
une sorte d’acmé du désir, elles amorcent aussi par conséquent son decrescendo :
Il lui sembla soudain que la promesse d’Irmgard venait à lui cette douceur
protégée – non plus sensuelle et violente comme tout à l’heure sur la route, mais
plus paisible, alourdie et remise dans une sorte de tendresse aveugle.
S’il n’y a pas d’ellipse de la scène sexuelle dans la nouvelle, la séquence narrative de la
chambre vide peut se poser comme une sorte d’équivalent. En l’absence d’Irmgard, la chambre
que Simon vient préparer pour abriter ses amours avec elle est vidée de sexualité et même pose
la question de sa possibilité et de la survivance du désir : même si une dernière réminiscence a
lieu – « une poussée de désir le traversa, et d’un coup la ressuscita toute270 », « Simon a si bien
fantasmé Irmgard dans la chambre d’hôtel qu’il a épuisé toutes les images qui, un peu plus tôt,
fourmillaient encore en lui : “ Il ne pensait à rien. Il ne laissait même pas se former dans son
esprit d’images de ce qui allait venir, il les sentait seulement fourmiller en lui toutes”271 ». Au
contraire, la présence d’Irmgard — qualifiée de « coup de gong énorme, si proche maintenant,
qui allait fracasser ce calme272 » — signe la fin même du désir :
Les allusions à la sexualité du couple sont associées au personnage féminin et mises à distance
de Simon. Il décrit le comportement de sa maîtresse et l’analyse : « Tout à l’heure, à peine
entrée, Irmgard essayerait l’élasticité du lit d’un coup de reins, comme elle faisait toujours (…)
il revoyait le sourire que dessinaient les coins de sa bouche, les yeux clos, quand il se couchait
sur elle, sourire étrange où il y avait l’anticipation de l’orgueil plutôt que la gourmandise274 ».
270
Ibid., p. 126.
271
Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, op.cit., p. 221. « La Presqu’île », p. 119.
272
« La Presqu’île », p. 130.
273
Ibid.
274
Ibid., p. 125.
275
Ibid., p. 100.
63
avide276 ». L’érotisme réside donc chez Gracq davantage dans la subtilité de l’absence que dans
le comble que constitue l’accomplissement sexuel.
b. « Le Roi Cophetua ».
Et pourtant, a mise en intrigue de cette nouvelle paraît être la plus érotique de toute l’œuvre
gracquienne : au scénario de la rencontre amicale du narrateur autodiégétique avec Jacques
Nueil se substitue sa rencontre sexuelle avec une femme anonyme. La séquence narrative qui
prend en charge la nuit du narrateur passée avec la femme anonyme vient dénouer l’attente, qui
constituait jusque-là l’action. Le narrateur raconte comment il parvient jusqu’à la chambre à
l’invite de la femme, qu’il présente comme actant principal. Le récit s’interrompt au moment
où elle s’offre à lui en se dénudant : après le blanc ménagé dans le texte, narrativement et
typographiquement, le narrateur commente rétrospectivement la scène non écrite : « De toute
cette nuit, nous n’échangeâmes pas une parole. Le plaisir qu’elle me donna fut violent et court,
mais le souvenir que j’en ai gardé reste sans couleur et presque sans intimité ». Il reprend
ensuite, dans un mouvement mimétique du souvenir et de sa reconstitution fragmentaire : le
texte juxtapose des « arrêts sur images » bien plus qu’il ne raconte, pose des bribes de souvenirs
comme arrachés à l’oubli :
Rien que ce corps long qui semblait s’animer loin de moi, les yeux fermés, se recueillir
autour d’une image secrète, ces jambes nobles qui paraissaient animer encore dans le
plaisir les plis du manteau noir –cette docilité hautaine, cette distance que rien ne
parvenait à combler. La lumière oblique des bougies jetait au travers du lit froissé des
ombres d’encre d’où émergeaient un sein, un genou, le pli d’une hanche – le visage
restait noyé, penchait du côté sombre du lit, regagnait sournoisement l’abri de la
chevelure. Un moment, agacé de cette lumière vacillante qui la mêlait aux plis du drap
comme une noyée, j’écrasai durement, j’immobilisai son corps contre moi de mes bras
rigides, mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte
aucune. Dans une espèce de panique, j’eus presque le mouvement de frapper le visage
tapi et fuyard. Enfin je glissai d’un seul coup dans un sommeil pesant277.
La sexualité, pivot narratif, est davantage traitée comme un point, fondu dans le mouvement du
texte.
276
Ibid, p. 125.
277
« Le Roi Cophetua », p. 243.
64
« quand il débarqua à Moriarmé, le Toit ne lui parut plus le même278 », son rapport à Mona et
au désir. On peut douter de l’érotisme de cette scène ; certes, elle est la seule de tout le corpus
gracquien à évoquer explicitement la jouissance, mais pour autant, elle a moins pour fonction
la représentation de la sexualité qu’une intention symbolique et signifiante. La rêverie érotique
constitue une sorte de vision métaphorique de l’intériorité du personnage à un moment
important du roman : la parenthèse heureuse de vacance amoureuse se clôt et s’ouvre le temps
plus angoissant et prémonitoire de l’imminence guerrière. La pendaison de Grange peut se lire
dans cette perspective : il illustre un espace-temps sublime – le motif de la hauteur et de
l’élévation constitue le cadre de la scène et ce, dans un certain dépassement des limites – de
résolution des contraires, le poids de Mona n’empêchant pas, mais plutôt accentuant la profonde
sensation d’allègement à l’origine de la jouissance. Enfin la pulsion de vie semble s’associer à
la pulsion de mort, l’étranglement de Mona renforçant la jouissance de Grange. Autrement dit,
la scène sexuelle nous invite à revoir la notion de secondarité : certes, l’érotisme peut paraître
accessoire dans la fiction gracquienne, mais il est plus intéressant de l’envisager comme un
parti-pris esthétique et signifiant.
La narration d’Au Château d’Argol, menée à la troisième personne, joue sur plusieurs
positions « fondues », oscillant entre focalisation zéro et focalisation interne du point de vue de
chacun des personnages, Albert, Herminien et Heide et renforçant le dispositif triangulaire des
personnages279. L’instance narratrice, quoiqu’omnisciente, renonce partiellement à sa posture
traditionnelle de surplomb rendant possible jugement et commentaire (comme chez Proust),
mais joue au contraire de sa grande proximité avec les personnages, grâce à l’absence de
dialogue : « au lieu de s’imposer à eux il épouse le mouvement de leur expérience et modèle
278
Un Balcon en forêt, p. 149.
279
Cette distanciation d’avec l’auteur est aussi à nuancer, puisqu’il s’agit peut-être du roman le plus intime et
personnel de Gracq : « Car au fond j’ai mis beaucoup de moi dans ce livre », dit-il en 1968 dans un entretien avec
Jean Paget diffusé sur France Culture, d’après ce que rapporte Bernild Boie dans sa notice d’Au Château d’Argol,
O.C. I, p. 1128.
65
avec obstination sa phrase sur leur quête obscure : “ il sembla à tous trois”, “à chacun d’eux il
sembla” ; “ils ne savent ”280 ».
La scène de viol est donc érotisée dans la mesure où, comme nous l’avons vu
précédemment, elle est omise du fil narratif pris en charge par le narrateur hétérodiégétique
pour être diffractée dans la subjectivité des personnages. Le récit de leurs pensées permet une
sorte d’analepse sur la scène « ravie » du récit, multipliée par les différents points de vue qui la
prennent en charge et transforment la scène de viol en fantasme au sens premier du terme
« image », « production de l’imaginaire ». Ce qui érotise la scène est donc moins l’isotopie
sexuelle que sa réécriture dans la psyché des personnages et par conséquent dans la réception
du lecteur. La réapparition du motif du viol se fait dans la narrativisation des pensées d’Albert
au début de la section VIII, présentée sur le mode itératif :
Parfois ses pensées prenaient un autre cours (…). Bientôt, couché de tout son
long dans l’herbe mouillée qu’il mordait avec emportement, inondé des pleurs
salés de ses yeux, il évoquait la blanche apparition de Heide au sein des affres
de cette nuit dont rien ne pouvait égaler l’horreur et la fascination. Il revoyait ses
membres liés, comme fondus et réassemblés par l’écrasante majesté de la foudre,
tout son corps forcé, percé, marqué, palpitant, meurtri, déchiré, lacéré mieux que
par neuf glaives, ruisselant de sang, brûlant d’un feu rose, d’un aveuglant et
insoutenable éclat, la matière merveilleuse de toute sa chair giclant comme un
fruit dans les griffes aiguës du destin. Et ce blanc cadavre aux blessures de
foudre, la tête rejetée en arrière, les yeux perdus dans un funèbre enchantement,
l’entraînait à reculons dans une navigation berçante et immobile281.
Plus loin, l’image du viol est comme figée dans son esprit, et devient une sorte d’analepse :
Oui, tient de la magie bouleversante de son sang, le visage penché sur cette face
renversée qui commençait sous ses yeux, plus silencieuse que l’huile, son
incessant voyage à reculons, Herminien s’unissait à elle, mieux qu’en un jeu
malfaisant, pour un exorbitant atout et par l’incroyable méprise d’un artiste, le
buste du roi de pique à celui de la dame de cœur282.
Seule dans la double secondarité de la rétrospection et de la psyché de celui qui a vu mais n’a
pas fait, la jouissance peut être racontée dans toute son ambiguïté, sa contradiction et la
transgression qu’elle représente : pensant à Heide violée, Albert « les yeux fermés, les tempes
bourdonnantes, dans une desséchante angoisse » « sentait venir à lui la blessure de son
ventre283 » et se trouve dans la position maudite de « celui dont les yeux se sont ouverts sur ce
280
Bernild Boie, ibid., p. 1131.
281
Au Château d’Argol, p. 131.
282
Ibid., p. 133-134.
283
Ibid., p. 131.
66
qu’ils ne devaient pas voir ». Un dernier surgissement de la vision dans l’imaginaire d’Albert
a lieu comme une sorte d’épiphanie au moment même où Heide expire284. Elle est enfin présente
dans les pensées de Heide, comme une dernière analepse créant une sorte d’écho à ces multiples
écritures d’une scène qui n’a pas lieu dans le récit :
Sans haine, sans colère, dans un mortuaire écrasement, elle sentait encore la
puissance d’Herminien sur elle comme le déluge d’eau salé et fortifiant de l’eau
vivante de la mer où l’eussent véhiculée, sans heurt et sans effort, la vélocité des
vagues285…
La dialectique entre caché et dévoilé crée le trouble si efficacement dans l’esprit du lecteur que
l’on trouve des hésitations sur la lecture de ce texte y compris chez les critiques. Ainsi Michèle
Monballin semble-t-elle mettre en doute le viol de Heide par Herminien, parlant de « viol
supposé » et de « probable violeur286 », alors que le texte est explicite à cet égard, malgré
l’ellipse. Le traitement elliptique de l’action fait porter l’intensité dramatique sur ce qu’on
devine, ce qu’on ressent. L’érotisme gracquien passe par le ravissement au sens de disparition
de la scène sexuelle : il est nulle part et partout.
Cette mobilité de l’érotisme qui hésite entre présence et absence, le flou qui lui est par
conséquent associé, cette nature d’entre deux qu’il partage avec l’œuvre gracquienne, rendent
souvent la scène érotique déceptive tant pour le personnage que pour le lecteur. Le récit,
essentiellement tendu par différentes formes d’attente, s’avère décevant une fois cette attente
finie : c’est la montée du désir qui est l’objet de la narration, tandis que la scène sexuelle à
proprement parler est vite évacuée ou même éludée, renvoyée à une secondarité selon différents
modes.
284
Ibid., p. 175-176.
285
Ibid., p. 134.
286
Michèle Monballin, Julien Gracq, création et recréation de l’espace, op.cit., p. 114 et 86.
67
parce que l’errance de Simon et sa pensée semblent se rejoindre pour le conjurer jusqu’à le
désamorcer. Les images de femmes érotisées par le regard de Simon sont systématiquement
emboîtées, soit par le procédé d’anachronie – analepses et prolepses -, soit par le motif des
« boîtes-surprise », sorte de coup d’œil jeté par la fenêtre sur une scène intime287 ou le script de
la rencontre fortuite de « baigneuses court vêtues », révélatrices de l’ « avidité trouble » de
Simon. Ce désir pour Irmgard est systématiquement concurrencé par celui que Simon manifeste
pour la presqu’île elle-même, paysage érotisé qui désamorce l’attente amoureuse du personnage
masculin au fil de son parcours. L’attente du lecteur n’est pas comblée ; elle est déviée et a
insensiblement dérivée au fil de la fiction.
La secondarité érotique dans Un beau Ténébreux est d’un autre ordre : elle relève de la
concomitance. La sexualité du couple illégitime, contrepoint de la légitimité de l’érotique de
mort du couple d’Allan et Dolorès, redouble en mode mineur l’Evénement que représentent
leurs noces avec la mort. A défaut de pouvoir vivre le désir de mort d’Allan, de partager
autrement qu’en spectateurs les préparatifs de son suicide annoncé, Irène et Jacques, comme
magnétisés par ce projet mortifère, semblent en vivre faute de mieux le versant érotique, presque
comme une conjuration. Comme pour la mort, le récit de la scène sexuelle est tendu vers un
accomplissement qui se matérialise moins par une action que, souvent par la ligne de points qui
signifie l’arrêt du récit.
Même dans la dernière fiction, la place centrale de la scène sexuelle, qui pourrait
apparaître à bien des égards comme l’acmé du récit, semble discutable et douteuse. Même si
elle peut être considérée comme le point d’orgue de la rencontre entre le narrateur et la femme
anonyme, elle est présentée non seulement comme décevante pour le narrateur288, mais elle
s’avère tout aussi déceptive pour le lecteur, comme si la tension la précédant avait plus de valeur
et d’intensité que la rencontre sexuelle elle-même, et ce, d’autant plus que son intensité est
diffractée dans d’autres pages. Elle a pour ainsi dire été, au préalable, vidée de substance pour
érotiser d’autres motifs annonciateurs, comme autant de miroirs : le pas, la montée des escaliers,
le tableau représentant le Roi Cophetua, la réminiscence de la « mala noche » : « le souvenir
que j’en ai gardé reste sans couleur et presque sans intimité289 » ; le récit de la scène sexuelle a
perdu de sa charge érotique et de son enjeu au fil de la nouvelle. Dès l’instant où le narrateur
287
« on aperçoit une fille jolie et jeune – cambrée dans son bikini devant l’armoire de la glace Lévitan – qui
chantonne en soulevant ses cheveux sur sa nuque de ses deux bras levés », « La Presqu’île », p. 111.
288
« Le plaisir qu’elle me donna fut violent et court, mais le souvenir que j’en ai gardé reste sans couleur et presque
sans intimité », « Le Roi Cophetua », p. 242-243.
289
Ibid., p. 243.
68
prend conscience de la nature de son désir290, le récit érotique perd de son intérêt et devient
presque accessoire.
290
« Je la désirais. Je l’avais désirée, je le savais maintenant, dès la première seconde, dès que mon pas à côté du
sien avait fait craquer le gravier de la cour. Mais en ce moment cela ne comptait plus qu’à peine. Il n’y avait plus
que cette tension fixe qui me roidissait la nuque, ce vent qui semblait fouetter ses chevilles dans les remous de la
robe tout au long de l’escalier », ibid., p. 241.
291
Georges Bataille rappelle « qu’entre la mort et la « petite mort », ou le chavirement, qui enivrent, la distance
est insensible », L’érotisme, op.cit., p. 265.
69
Chapitre II : Les composantes de la fiction. Un cadre érotisé par le sublime mais évidé
de substance.
Si l’on retient souvent la préférence gracquienne pour les grands espaces et le paysage,
la scène érotique se déroule dans un lieu traditionnel et attendu : la chambre. Dans La
Presqu’île, la métaphore de la « boîte-surprise » cristallise l’imaginaire gracquien de la
chambre :
Lieu clos et protecteur, la chambre est le réceptacle de la féminité et de ce qu’elle sécrète pour
le regard masculin : l’intimité, la nudité, l’altérité, le désir sexuel297.
292
Un beau Ténébreux, p. 148.
293
Lettrines 2, O.C. II, p. 329.
294
Ce fonctionnement ne semble pas étonnant si l’on se souvient de la conception gracquienne du roman comme
totalité : « Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu
ou prou ne le change, pas plus que dans une équation à un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu »,
En lisant en écrivant, O. C. II, p. 119.
295
Je paraphrase le titre de l’étude d’Yves Bridel, Julien Gracq ou la dynamique de l’imaginaire, Lausanne, L’âge
d’homme, collection « Lettera », 1981.
296
La Presqu’île, p. 111.
297
Pour Octavio Paz, « la rencontre érotique commence avec la vision du corps désiré. Vêtu ou dénudé, le corps
est une présence, une forme qui, un instant, est toutes les formes du monde », La Flamme double, op.cit., p. 187.
70
Territoire de l’intime, elle est le lieu de l’intériorité et du secret, l’espace du corps vécu
dans sa relation à l’Autre, au grand Autre, la féminité, dont elle partage nombre de
caractéristiques, dans une sorte de continuum. La chambre apparaît donc comme un espace
privilégié du féminin, à moins que ce ne soit le féminin qui absorbe les qualités du lieu, dans
une sorte d’échange, de contiguïté, de coïncidence298. A deux reprises dans Le Roi Cophetua,
la femme anonyme qui reçoit le narrateur -personnage est désignée comme une « femme de
chambre299 ». Par l’ambiguïté de cette dénomination polysémique, elle est rattachée
doublement à l’espace de la chambre : présentée non seulement dans son rôle domestique mais
aussi en surimpression dans sa fonction érotique, elle incarne bien le fantasme traditionnel de
« la servante-maîtresse », l’italique invitant le lecteur à toute l’ambiguïté interprétative et
érotique de l’expression300. Dans Un Balcon en forêt, la forte charge érotique de la chambre de
Mona, où les couches se déclinent en « lit-divan », « lit », « hamac301 », est orchestrée par la
description de la pièce présentée comme unique pièce à vivre, comme si tout l’univers de Mona
était sexuellement chargé. Elle est imprégnée de la féminité des deux personnages qui
l’habitent, Julia et Mona, et de la relation trouble qui s’instaurent entre celles qui se présentent
à Grange comme « serve » et « maîtresse ». Elle semble illustrer le caractère de la jeune femme,
faire écho à sa féminité et finalement, en constituer une sorte de portrait indirect et érotisé302, à
en juger par l’« impression de tiédeur confortable » qui en émane, les « cartes postales
galantes » épinglées aux murs, les « menues lingeries de femme » ou encore les détails intimes :
« un harmonica, une paire de mules de cuir rouge, des ciseaux à ongles un éventail et un grand
peigne de corne espagnol ouvragé comme une chasse303 ». Dès la forêt, Grange a conscience
d’emprunter « le chemin de Mona », tant le lieu absorbe une part de l’identité féminine :
La porte de Mona n’était jamais fermée – non pour que son ami pût entrer
le matin sans la réveiller, mais parce qu’elle était par la race de ces nomades du
298 Cet « indécidable » lien entre dedans et dehors, lieu et intériorité n’est pas une spécificité du lieu érotique mais
un mode de relation du personnage gracquien au monde, à l’espace en général, dans une sorte d’assimilation de
l’un à l’autre, de symbiose que souligne la métaphore de « plante humaine », Lettrines II, O.C. II, p. 293.
299
« le ton, qui était celui d’une femme de chambre dans son service, s’accordait mal avec le geste étrange du bras
élevant le flambeau », p. 205 ; « Qui était cette femme ? (…) La déférence impersonnelle des mots, la manière
qu’elle avait de n’apparaître que pour les besoins du service, faisaient penser à une simple femme de chambre,
mais non cette façon si directe, si peu conventionnelle et presque indiscrète, d’exister soudain toute pour vous »,
« Le Roi Cophetua », p. 212.
300
Ibid., p. 213 : « L’idée convenue de la servante-maîtresse flotta dans mon imagination, faisant naître un instant
je ne sais quelle moue parodique, ironique ».
301
Un Balcon en forêt, p. 62-63.
302
Philippe Berthier analyse « le climat virtuellement libertin » du décor dans son article « Faire l’amour, faire la
guerre », Roman 20-50, art.cit., p. 7-10 : « très vite il est clair que Grange sera la proie consentante d’un affût
cynégético-érotique dont Mona a pris l’initiative », ibid., p. 8.
303
Ibid.
71
désert que le déclic d’une serrure angoisse : où qu’elle fût, elle plantait toujours
sa tente en plein vent304.
Close sur elle-même, elle est isolée, comme l’action qui s’y joue. Dans Un Balcon en
forêt, la maison de Mona est enchâssée dans le paysage : située dans un « hameau perdu306 »,
derrière « les clôtures d’épines des jardins307 », — détails qui assimilent Mona à la figure de la
Belle au bois dormant308 —, elle est comme nichée au cœur de la forêt gracquienne, dans une
clairière du bout du monde309. La description insiste sur la possibilité de la clôture de « la porte
paysanne, faite de deux vantaux superposés garnis de leurs loquets de fer et de leurs verrous 310»,
sur les volets fermés. Cette clôture ne manque pas de renvoyer au thème de l’insularité, peut
aussi insister sur la transgression que représente l’acte d’y pénétrer : c’est le cas dans Un beau
Ténébreux, lorsque le couple d’Irène et Jacques se retrouvent dans la chambre d’Allan311.
Dans « Le Roi Cophetua », l’idée de coupure et d’isolement est omniprésente et plonge
l’ensemble du récit dans une atmosphère érotique. La solitude et l’isolement du narrateur-
personnage commencent dès son voyage en train. Le texte souligne la distance et la situation
reculée de « Braye-la-forêt », lieu de la marge, entre zone urbaine et forestière, dont il dramatise
la clôture en usant de l’image de la cave et du caveau : « la solitude des villas enterrées sous les
branches était si complète que mon pas malgré moi se faisait plus léger et plus long ; il me
semblait que je venais au fond de cette cavée perdue dans les feuillages éveiller quelque chose
d’enseveli ». L’impression d’un lieu isolé, clos sur lui-même, se renforce avec la description de
la propriété de Neuil, chez qui il se rend, La Fougeraie, dont le nom en fait une émanation de
la forêt. Ainsi, ce lieu est présenté comme une impasse, une extrémité, « dernier clos bâti qui
304
Un Balcon en forêt, p. 84-85.
305
« Le Roi Cophetua », p. 241-242.
306
Un Balcon en forêt, p. 62.
307
Ibid., p. 61.
308
L’allusion au conte est présente dans le texte à propos d’un chemin dans la forêt, comparé à « une allée du
château de la belle au bois dormant », Un Balcon en forêt, O.C. II, p. 107. D’ailleurs Grange contemple souvent
Mona en train de dormir.
309
Ibid., p. 61, « quand ils sortirent du bois, le hameau était déjà anuité dans sa clairière » ; Grange arrive dans la
forêt de Mona comme on arrive à un terminus : au bout d’un voyage en train, puis à pied.
310
Un Balcon en forêt, p. 84. Un Beau Ténébreux, p. 215, « Les ferrures, les serrures accrochaient çà et là un rai
de lumière hostile ».
311
Un beau Ténébreux, p. 215 : « Irène, partons ! Viens, je t’en prie, partons ! »
72
de ce côté avait mordu sur la forêt », comme une sorte d’îlot, cerné par des symboles de rupture
avec l’extériorité : « grille », « ravin », « mur de clôture », « terrasse obturée et sans horizon
qui butaient contre les arbres de la ravine » : ce lieu est tout entier celui de la finitude, une
« lisière qui pliait bagage ». La Fougeraie accentue la solitude du personnage : il s’y trouve
d’autant plus seul que Neuil, son hôte, est absent. Les voies de communication sont
interrompues : la tempête coupe l’électricité ; la servante-maîtresse lui ôte toute possibilité
d’échappatoire, lui annonçant qu’ « il n’y a plus de train à la gare de Braye à cette heure-ci ».
Le bureau de poste, que le personnage rallie sans obtenir de réponse est lui aussi décrit comme
isolé et insulaire : « serti dans les arbres comme une maison forestière », il est clos, « tous ses
volets rabattus », « si écarté » que le personnage se dit « mal convaincu d’être arrivé ». La
solitude et l’isolement semblent émaner intentionnellement du cadre et conduire à une sorte de
fatalité contre laquelle le personnage ne peut rien, malgré ses efforts :
Les gouttes partout pleuvaient solitairement des branches, la tempête
avait cachetée la fente de la boîte aux lettres de larges feuilles jaunes et trempées.
Il était impossible que quelque nouvelle pût sortir de cette bicoque figée dans
son hivernage312.
D’ailleurs, cet isolement est souvent accentué par un rapport d’inclusion, dans un jeu
d’emboîtement : la chambre de Mona est située dans la maison dans le village des Falizes dans
la clairière dans la forêt ; la chambre du Roi Cophetua est elle aussi incluse dans la propriété de
la Fougeraie, dans le village de Braye la Forêt. Comme des boîtes gigognes, le paysage, la
maison, puis la pièce, puis le lit se referment dans un jeu d’enchâssement sur le secret de la
chambre, y compris « les colonnes du lit à baldaquin < qui > projetaient contre le mur un bâti
d’ombres longues313 ». L’effet de clôture est accentué par le motif de l’obscurité et de
l’ensevelissement : la chambre est aussi métaphorisée par l’image de la « cellule314 », de la
crypte, de la cave.
Julien Gracq décline le motif de la chambre y compris dans ses avatars naturels ou
mécaniques : la grotte ou l’île sont présents à la fois comme comparants métaphoriques 315 et
comme substituts de chambre. Dans Le Rivages des Syrtes, la chambre naturelle qui abrite les
amours d’Aldo et de Vanessa est une grotte de l’île de Vezzano316 et elle concentre toutes les
312
« Le Roi Cophetua », p. 227.
313
Ibid., p. 242.
314
Du latin « cellula », diminutif de « cella », le réduit, l’endroit où l’on tient caché quelque chose. Image elle-
même brouillée par l’emploi du substantif « cavée », qui renvoie plutôt à un chemin creux.
315
Grange « abordait à la lisière des bois comme au rivage d’une île heureuse », Un Balcon en forêt, p. 84. « Vêtue
à la hâte, elle allait et venait dans la chambre, et j’observai à travers mes paupières à demi fermées qu’elle guettait
mon réveil. Dans son long peignoir gris et onduleux, elle avait le piétinement incertain et le volètement gauche
d’un oiseau de passage abrié dans une grotte qui cherche au réveil son sens et sa direction », Le Rivage des Syrtes,
p. 168.
316
Le Rivage des Syrtes, p. 146-147.
73
caractéristiques de la chambre comme lieu érotique : on y entre par un chemin étroit317 ; lieu
matriciel de l’intimité, elle est présentée comme close et cristallise l’inconnu, recèle le secret318,
connote la transgression319. C’est aussi le cas d’un autre avatar de la chambre naturelle : la
chambre de verdure, dans laquelle Albert trouve Heide violée320. A la fois exaltante et
inquiétante, elle est aussi associée à la féminité et au désir par le motif de la liquidité.
L’automobile enfin peut faire fonction de chambre, dans la mesure où elle peut abriter l’intimité
du couple et de ses transports, dans toute la polysémie du terme, qu’il s’agisse des
réminiscences de Simon pensant à Irmgard dans « La Presqu’île » ou du rapprochement
physique d’Aldo et de Vanessa dans Le Rivage des Syrtes.
« Enfermée enfermante321 », la chambre s’avère être un lieu tout aussi ambivalent que
la mer ou la forêt322, un entre-deux, lieu dramatisé323 du rapport entre masculin et féminin, ou
plus précisément lieu de la confrontation du masculin à l’inconnu, à l’inconnaissable : la femme
fatale, la sexualité et la mort, Eros et Thanatos324. Elle est le lieu du plaisir et de la souffrance,
auquel on n’accède pas immédiatement, une matrice dans laquelle il faut pénétrer.
317
« aucune fissure ne semblait s’ouvrir dans cette enceinte formidable, lorsqu’au léger clapotis des vagues contre
la falaise tout à coup se mêla un bruit d’eaux vives, et presque aussitôt nous nous glissâmes dans une calanque,
large à peine de quelques mètres et si profonde qu’elle paraissait un trait de scie dans la masse du plateau », ibid.
318
« La grotte est qualifiée de « crypte close », « puits d’oubli et de sommeil », dans laquelle règnent « l’intimité
silencieuse et la pénombre », Le Rivage des Syrtes, p. 146.
319
« nous demeurâmes sans rien dire, embarrassés et souriant l’un à l’autre comme des enfants qui se glissent dans
une cave défendue », ibid.
320
Au Château d’Argol, p. 125-126.
321
Marie-Annick Gervais-Zaninger et Stéphane Bikialo, Julien Gracq, Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit.,
p. 67.
322
La Presqu’île, p. 130-131 : « En ordre maintenant, la pièce paraissait étouffée et songeuse, cloîtrée déjà dans
le jour encore clair, comme si une veilleuse venait de s’y allumer ». (…) « Le soir s’installait, gris et douceâtre,
calfatait d’une poussière fine la pièce close, aussi exactement comblée de silence qu’un aquarium de son eau ».
323
Nous renvoyons sur ce point à l’ouvrage d’Anne-Claude Dobbs, Dramaturgie et liturgie dans l’œuvre de Julien
Gracq, op.cit.
324
Freud conçoit Eros comme pulsion de vie et Thanatos comme pulsion de mort dans Au-delà du principe de
plaisir, Paris, Payot et Rivages, collection “Petite bibliothèque Payot” n°761, 2010.
325
L’emploi du substantif « corridor » pour désigner le couloir, par exemple dans « Le Roi Cophetua », p. 212,
insiste sur la destination de la chambre : le corps y dort.
326
Dans son article « Faire l’amour, faire la guerre », art.cit., p. 10, Philippe Berthier parle de « rêverie de
pénétration » à propos du motif de la route dans Un Balcon en forêt.
74
voyait, quand on se retournait, mourir sur l’horizon une bande étroite d’un rouge terne327 ».
Dans « Le Roi Cophetua », le narrateur-personnage suit la servante-maîtresse jusqu’à la
chambre : sa présence se détache d’abord du couloir : « Onze heures sonnèrent et presque
aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir328 ». Elle hante le mur, via
la lumière, elle qui n’est « rien d’autre que cette houle silencieuse et crêtée qui glissait et
envahissait par instants les pièces et les couloirs » et que le personnage masculin reconnaît « à
la manière dont seulement au long de sa marche ondulait sur le mur la lumière des bougies329 ».
Le couloir est enfin prolongé d’un escalier, qui connote tout autant l’ascension que l’étroitesse.
Celui de « l’hôtel des Vagues », dans Un beau Ténébreux, est aussi présenté comme
antichambre, entre-deux préparant au lieu érotique, intermédiaire entre lumière et obscurité,
entre lieu social et lieu intime330. Dans une analepse, Jacques se remémore son parcours menant
à la chambre d’Irène comme une initiation, une épreuve, particulièrement inquiétante :
Jacques revoyait les longs couloirs glacés de l’hôtel désert sous leurs lumières
faibles – comme une galerie nocturne de mine, comme les coursives d’un paquebot vide
que parcourt le veilleur de nuit, craquantes, gémissantes, en proie à un bâillement
noir331.
327
Ibid, p. 60.
328
Le Roi Cophetua, p. 237.
329
Ibid., p. 238.
330
Un beau Ténébreux, p. 214 : « Au sortir de la violente illumination du hall, les longs couloirs déserts
paraissaient plongés dans une demi-pénombre –le froid de la nuit marine soudain saisissait à la gorge. Ils
marchaient rapidement, sans bruit –une fuite silencieuse de voleurs d’hôtels ».
331
Ibid., p. 241.
332
Dans « Le Roi Cophetua », la chambre ne s’ouvre au narrateur – personnage qu’après l’ascension des escaliers ;
le trajet de Vanessa et Aldo vers la grotte de Vezzano relève plutôt de la catabase. Dans Un beau Ténébreux,
p. 214, l’expression « ils marchaient rapidement, sans bruit » peut faire penser à la catabase d’Enée chez Virgile
« Ibant obscur isola sub nocte per umbram ». La relation sexuelle est bien de l’ordre d’un impossible, d’un
inconnaissable.
333
Les occurrences sont nombreuses « rituel sans paroles », « étrange rituel », « scénario étrange », « Le Roi
Cophetua », O.C. II, p. 517, p. 520, p. 521.
334
Hervé Menou, dans son article « Ombre et lumière dans le Roi Cophetua », Roman 20-50 n°16, op.cit, assimile
le franchissement du couloir à une sorte de rituel en s’appuyant sur une phrase des Eaux étroites, O.C. II, p. 532.
75
cheminement du personnage masculin, mais aussi du monde : dans « La Presqu’île », la
chambre de « l’hôtel des bains335 » préparée par Simon pour l’arrivée d’Irmgard dans le temps
érotisé de l’attente, préparée par Simon dans une intention érotique — « ‘ce sera là’, pensa-t-
il336 » — touche aux confins du monde. « La chambre s’ouvrait sur la mer337 » : « une loge de
mer plutôt qu’une chambre, pensa Simon, se rappelant ce nom qui lui plaisait »338. L’italique
souligne là la polysémie du mot « loge », qui assimile la chambre à la fois au lieu de vie et à la
théâtralité339.
Elle est une sorte de refuge, de sanctuaire, de substitut matriciel340 : Irmgard la considère
comme « le terrain de la vérité », parce qu’elle est le lieu de la relation sexuelle341. C’est l’image
insulaire de l’oasis qui est employée dans Un beau ténébreux pour qualifier la chambre-refuge
d’Irène342. La chambre d’Allan superpose désir sexuel et désir de mort. Pour le coupe Irène/
Jacques, la mort d’Allan qui plane sur la chambre vide aiguillonne le désir sexuel et érotise la
pièce343. Grange s’y réfugie pour mourir, comme dans un désir de regressio ad uterum344, créant
un effet de symétrie entre amour et mort. Elle est aussi, parfois, la chambre vide, la cavité
révélatrice de l’impossible ou de la transgression qu’elle contient, une spatialisation de l’Interdit
et de l’énigme. La chambre de la servante - maîtresse est ainsi qualifiée négativement au
moment le plus érotisé ; elle en paraît presque hostile : « C’était une chambre sans accueil et,
me parut-il même en cet instant, singulièrement distante, moins accordée à l’imagerie tendre
flottant autour d’une femme345 », comme si la tension du moment abolissait le décor. Elle est
la chambre spacieuse de Vanessa346, la chambre vide de Heide, visitée par Albert. Le refuge
devient inquiétant, se muant par exemple en « puits d’oubli et de sommeil347 ».
335
« La Presqu’île », p. 114.
336
Ibid., p. 130.
337
Ibid., p. 116.
338
Ibid.
339
On retrouve le motif de la théâtralité de la chambre ailleurs, par exemple dans Le Rivage des Syrtes, p. 99 :
« L’espace désœuvré de la chambre derrière moi me raidissait, pesait à mes épaules comme un théâtre vide ».
340
Un Balcon en forêt, p. 249 : « Il se sentait blotti là comme dans un ventre ».
341
« La Presqu’île », p. 125 : « il savait que le lit restait toujours pour Irmgard le terrain de la vérité ».
342
Un beau Ténébreux, p. 241, « Cette oasis de lumière faible qui s’était entr’ouverte pour lui silencieusement
comme un refuge, - cernée par ces chambres vides, perdue dans cette carcasse sonore qui forçait la voix à baisser
d’un ton … »
343
Ibid., p. 216.
344
Sur ce point les analyses de Jean Bellemin-Noël sont très éclairantes, Une balade en galère avec Julien Gracq,
op.cit.
345
« Le Roi Cophetua », p. 241.
346
Le Rivage des Syrtes, p. 104, « Un faible et profond murmure entrait par les fenêtres, peuplait maintenant le
silence revenu et faisait vivre sourdement autour de nous la chambre vide. L’espace que je sentais se creuser autour
de moi me pesait ».
347
Ibid., p. 147.
76
A la chambre érotisée par le couple et la sexualité, répondent les chambres vides,
électrisées – magnétisées, pour reprendre un terme gracquien – par un Désir absolu, celui de la
transgression et du désir de connaissance : la Chapelles des Abîmes dans Au Château d’Argol
spatialise au centre de l’œuvre l’aspiration des personnages à une forme de sacralité ; la
chambre des Cartes du Rivage des Syrtes témoigne de la fascination d’Aldo pour la
transgression, le blockhaus d’Un Balcon en forêt cristallise l’attente de la guerre. Autrement
dit, l’érotisme de la chambre métaphorise le vide, le manque, consubstantiels au désir, sa tension
vers l’inconnaissable dont la sexualité n’est qu’un aspect, qu’une incarnation. L’image de la
chambre matricielle, figurée souvent par la métaphore de l’aquarium, renvoie aussi à la part
d’inconscient à l’œuvre dans l’érotisme et plus précisément à la sexuation du personnage
romanesque.
A bien des égards, la temporalité de la scène érotique est cristallisée dans le passage de
« la mala noche348 », réminiscence d’une gravure de Goya dans l’esprit du narrateur-
personnage, même si elle n’est pas à proprement parler une scène sexuelle, mais plutôt une
sorte de métonymie de l’atmosphère érotique des récits gracquiens. La clôture essentielle au
lieu érotique caractérise aussi sa temporalité. L’évocation du tableau bénéficie sur ce point d’un
effet de bouclage intensificateur et érotisant : dans le récit-cadre, le motif de la nuit de tempête,
caractérisée par son « obscurité épaisse349, » est redoublé et comme épuré par la mise en abyme.
Le souvenir de l’œuvre d’art, dans la parenthèse de la réminiscence, de l’instant de
remémoration, abstrait littéralement l’essence de la temporalité érotique, la « mala noche » :
« brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi350 ». Dans un écho351 entre
temporalité du récit-cadre et atmosphère encrée dans la gravure, c’est l’obscurité « au fond
d’une nuit sans lune352 » qui s’impose. Obscurité qui ne va d’ailleurs pas sans ambiguïté :
348
« Le Roi Cophetua », p. 214.
349
Ibid., p. 215.
350
Ibid., p. 214.
351
La correspondance entre les deux cadres temporels se manifeste par la double occurrence du mot « mine » : à
l’obscurité d’« une galerie de mine » (p. 208) de la maison répond esthétiquement la « couleur de mine de plomb »
du « fond opaque » (p. 214) de la gravure. On retrouve cette notation dans Un Beau Ténébreux, p. 241, à propos
des couloirs de l’hôtel traversés par Jacques pour aller jusqu’à Irène, « comme une galerie nocturne de mine ».
352
« Le Roi Cophetua », p. 214.
77
malgré la négativité de l’expression, la lune, présente-absente, crée une atmosphère de clair-
obscur que l’on retrouve dans toutes les scènes sexuelles et qui imprègne l’intégralité du « Roi
Cophetua ».
Comment ne pas entendre tout ce qu'a de symbolique cette « percussion lourde qui heurtait à la
porte » ? L’expression fait avant tout référence à la tempête et au bruit de la guerre en arrière-
plan évoqués dans la phrase précédente : « Le roulement de la canonnade tambourinait parfois
aux vitres avec les coups les plus lourds356 ». Mais elle connote aussi l’inconscient du
personnage, et plus particulièrement son désir sexuel, dans une dimension prédictive et
menaçante, mais aussi obsédante357. L’obscurité d’où émanent l’inconnu, le caché, mène à la
mauvaise nuit, au nui(t)-sible. Elle cache « ce qu’on ne voit pas », ce qu’on ne peut pas dire,
« quelque chose de pire »358 que l’affleurement de la violence359 : la tentation de la sexualité.
La réminiscence de la gravure révèle « tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de
nuit360 » et de la fantasmatique gracquienne361.
353
« La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante
des bougies, les images y glissaient sans résistance », « Le Roi Cophetua », p. 214. Outre l’ambiguïté du pronom
indéfini « y » qui brouille la délimitation de l’espace-temps représenté, l’unité, l’adéquation entre extériorité et
intériorité du personnage fait en quelque sorte sauter le verrou de l’inconscient : le désir peut affleurer.
354
J’attire l’attention du lecteur sur cette étrange formulation du narrateur-personnage (je souligne) : « Je
commençais à me demander si on ne m’avait pas par impossible abandonné seul, quand je distinguai sur ma droite
le rectangle d’une porte ouverte », « Le Roi Cophetua », p. 209.
355
Ibid., p. 212.
356
Ibid., p. 213.
357
Le motif est déjà introduit p. 203 « Le roulement de la canonnade prenait possession plus intimement de la
pièce noire » ; il est récurrent : Un beau Ténébreux, p. 241, « Deux trois fois, à intervalles inégaux, le coup de
bélier des lames toutes proches résonna sourdement, pareil aux coups nocturnes frappés contre une porte ».
358
« Le Roi Cophetua », p. 215.
359
Affleurement de la violence et de la transgression bien présent dans « la mala noche » : « Que se passe-t-il sur
cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? », « Le Roi Cophetua »,
p. 214. Les trois termes de l’accumulation associent violence et féminin, chargeant la description d’érotisme.
360
Ibid., p. 214.
361
Bernard Vouilloux dans Mimesis. Sacrifice et carnaval dans la fiction gracquienne, Paris, Lettres modernes,
1991, p. 66 : « Translatée du français à l’espagnol, l’expression « mauvaise nuit » (p. 214) impliquée par la
situation représentée, vient coïncider avec le titre de la gravure. La version espagnole est encore appelée par la
similitude de l’orage qui sévit au-dehors et de la « nuit de tempête » constituant l’arrière-plan de la gravure. C’est
78
Ainsi la scène sexuelle gracquienne est-elle dramatisée par le cadre nocturne, mais aussi
par la temporalité du rendez-vous. Qu’elle soit fortuite ou prédéterminée, la rencontre sexuelle
magnétise le temps qui la précède et qui la suit : la dramaturgie de l’imminence, de l’attente, de
la fatalité s’instaure. Dans « Le Roi Cophetua », le rapport sexuel, tel l’acmé du récit, est situé
vers minuit362comme la révélation de l’Evénement attendu par le narrateur-personnage et
ritualisé par la servante-maîtresse. Une forme de solennité, de gravité imprègne l’ensemble du
récit, que le silence des protagonistes ne fait qu’accentuer. Il devient d’ailleurs une sorte de
qualité temporelle (« la nuit close et coite ») consubstantielle au temps érotique363. Cette forme
de fatalité de la rencontre, d’inéluctabilité du rendez-vous se dévoile peu à peu, et la nature
rétrospective du récit permet au narrateur de l’analyser comme telle, un rendez-vous dont il
n’avait pas la conscience claire, un rendez-vous arrangé par Jacques Nueil, et orchestré par la
servante-maîtresse :
Elle a tout d’une prêtresse et a surtout l’initiative de la relation sexuelle : « Depuis que j’étais
entré à la Fougeraie, elle m’imposait son rituel sans paroles : elle décidait, elle savait, et je la
suivais365 ». Dans la plupart des récits, c’est le caractère itératif des rencontres sexuelles qui
détermine leur nature de rendez-vous, souvent tacites. Dans « La Route », elles sont présentées
par le narrateur comme le rendez-vous du soir :
mais quelquefois, à l’étape, quand la nuit s’était épaissie autour du lit de braises
rouges- la seule coquetterie qu’elles avaient c’était de toujours choisir –une
bouche cherchait votre bouche dans le noir avec une confiance têtue de bête
douce qui essaie de lire sur le visage de son maître, et c’était soudain toute une
femme, chaude, dénouée comme une pluie, lourde comme une nuit défaite, qui
se laissait couler entre vos bras. Quand nous allions, la chasteté ne nous était pas
au fait qu’elle est remémorée et non pas vue, dans l’histoire, que l’œuvre de Goya doit en outre être évoquée dans
le texte non tant comme objet pictural que comme fantasme ».
362
La scène s’ouvre sur une notation temporelle : « Onze heures sonnèrent et presque aussitôt le reflet de la lumière
se mit à bouger au plafond du couloir » (p. 237) et le passage suivant s’ouvre sur la phrase « La nuit devait être
avancée quand je me réveillai » (p. 243). On retrouve cette qualité de nuit dans Un beau Ténébreux, p. 241,
« Derrière les fenêtres capitonnées d’étoffes de la chambre coite, on entendait le vent fureter ».
363
On peut peut-être souligner à ce propos la proximité visuelle et sonore de l’adjectif « coite » et du « coït ».
364
« Le Roi Cophetua », p. 246.
365
Ibid., p. 240.
79
une règle et nous prenions comme elles nous venaient ces aubaines brusques du
chemin366.
Dans Un beau Ténébreux, c’est Irène qui fixe rendez-vous à Jacques, un rendez-vous de
nuit sous le signe du secret et de l’illégitimité : à la remarque d’Irène « Ne sois pas nerveux.
Donne-moi ta main… Tu es venu ! 367 », répondent l’angoisse et le regret de Jacques « Pourquoi
m’as-tu fait venir ? 368 » à la fin de la scène.
366
« La Route », p. 28-29.
367
Un beau Ténébreux, p. 241.
368
Ibid., p. 244.
369
Nous soulignons.
370
« Le Roi Cophetua », p. 240-241.
371
Un beau Ténébreux, p. 214.
372
Ce sens est explicite dans Au Château d’Argol, p. 147 : « Et peut-être seul le mot rendez-vous, avec le double
sens qu’il implique —par un jeu dont on peut saisir la profonde cruauté — de machination exacte et combinée et
en même temps d’entière abdication de tous les réflexes proprement défensifs… »
373
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 83.
80
confond avec l’arrivée de l’autre » et « dénoue le récit ». L’essentiel est son pouvoir
d’orientation : c’est l’attente qui érotise la fiction et met en place la tension narrative. Pierre
Michon voit dans cette caractéristique du texte gracquien d’appartenir à « une littérature du
dilatoire » ce qui le rapproche finalement le plus du texte pornographique :
L’érotisme gracquien est donc presque constamment ombré d’une menace en arrière-
plan : la guerre, la transgression, la mort. Dans l’érotique gracquienne, le pire se superpose au
désir sexuel, l’accompagne, le complète, à la manière d’un contrepoint musical, dans une forme
de complétude, de dialectique, Eros étant le versant de Thanatos, chacun représentant le revers
d’une même réalité.
Dans Au Château d’Argol, pas véritablement de scènes sexuelles, mais plutôt un climat
d’érotisme noir intimement lié au huis-clos imposé par le manoir d’Argol375 : « le récit est
fortement marqué par l’écoulement d’un temps irréversible, ici très clairement lié à l’idée de la
mort376 ». Dès le début du récit, le nom de Heide est érotisé, car chargé de la conjonction entre
sexualité et mort. Le geste d’Albert, balançant entre hommage amoureux/fasciné et
prémonition, est une première étape :
HEIDE 377.
374
Pierre Michon, « Une littérature de l’attente », Magazine littéraire, art.cit., p. 35.
375
La description du château dès les premières du roman insiste sur cet effet de clôture, d’insularité un peu
inquiétante : « Le château se dressait à l’extrémité de l’éperon rocheux que venait de côtoyer Albert. Un sentier
tortueux y conduisait – impraticable à toute voiture- et s’embranchait à gauche de la route. Il y serpentait quelque
temps dans une étroite prairie marécageuse, à travers laquelle Albert entendit le plongeon précipité des grenouilles
sur son passage. Puis le sentier abordait par une déclivité rapide les flancs de la montagne. Le silence du paysage
devint alors total. D’épaisses masses de fougères bordaient le sentier à hauteur d’homme, de chaque côté des
ruisseaux d’une limpidité surprenante coulaient sans bruit sur un fond de galets, des bois touffus enserraient le
chemin dans ses détours les plus capricieux sur le flanc de la montagne », Au Château d’Argol, p. 21.
376
B. Boie, notice d’Au Château d’Argol, O.C. I, p. 1133.
377
Au Château d’Argol, p. 50.
81
La seconde intensifie l’érotisation de cette conjonction des deux pulsions : « Ils se dévêtirent
parmi les tombes378. »
De même, le couple que forment Irène et Jacques dans Un Beau Ténébreux semble entièrement
magnétisé par la transgression et la proximité de la mort d’Allan. Le désir naît lorsqu’ils se
sentent en danger, menacés d’être découverts, ou dans la certitude de faire le mal : ils sont un
couple illégitime et se retrouvent dans la chambre d’Allan, au plus près de l’énigme que
constitue sa mort prochaine, la promesse de mort qu’il incarne. C’est la même force d’attraction
qui attire Christel : son désir de mort se travestit en un désir amoureux. Dans Le Rivage des
Syrtes, c’est Vanessa qui initie et pousse Aldo à la transgression qui mène inéluctablement à la
guerre. On peut aussi lire la tension entre Orsenna et le Farghestan comme une représentation
mythique de la tension entre principe féminin (terminaison en –a d’Orsenna, dont la figure
principale est Vanessa, et l’île de Vezzano-Cythère) et principe masculin (Farghestan, dont
l’ombre phallique du volcan Tängri plane sur les eaux frontalières). L’érotisme semble
rejoindre le temps épique/mythique qui fait coïncider épos et éros avec la Penthésilée de Kleist,
qui superpose sexe et guerre : « Eh bien ! c’était une erreur. Désirer… Déchirer… cela rime.
Qui aime d’amour songe à l’un – et fait l’autre379 ». C’est Un Balcon en forêt qui semble le plus
jouer sur l’ambivalence Eros/ Polemos. Philippe Berthier étudie l’intrication de cet érotisme et
de la guerre, Polémos devenant une sorte de chambre d’amplification du désir sexuel, et Eros
une sorte de grille de lecture de l’aspiration irrépressible de Grange (« l’aspirant ») 380 pour la
guerre. Le roman s’ouvre sur un récit de guerre381, dans lequel Grange est présenté au lecteur,
puis à Julia par Mona, comme un « militaire »382. Le temps de la guerre semble propice aux
rapprochements amoureux, puisque le couple formé par Mona et Grange est comme entouré,
redoublé, d’amours secondaires qui lui font écho dans le hameau des Falizes – « Olivon
fréquentait au Café des Platanes », « Hervouët remplaçait au foyer un chasseur alpin"383 -
parfois désignées trivialement comme « accouplements de hasard384 » ou « amours presque
animales385 » alors qu’ils instaurent une sorte d’ordre amoureux provisoire, et qu’ils fussent
« tout le contraire de la licence386 ». Philippe Berthier rappelle que traditionnellement, la guerre
est en lien avec le sexe, notamment via « l’association immémoriale de la soldatesque et de la
378
Ibid., p. 88.
379
Penthésilée, O.C. I, p. 1117.
380
Un Balcon en forêt, p. 9.
381
Il s’agit de la Seconde Guerre mondiale.
382
« Julia ! du thé ! mon pruneau – ma bestiole ! On a du monde… C’est un militaire. Un beau militaire !... », Un
Balcon en forêt, p. 62.
383
Un Balcon en forêt, p.112.
384
Ibid., p. 114.
385
Ibid., p. 115.
386
Ibid.
82
gaudriole salace387 ». Mona n’intervient que lorsque le temps de la guerre se mue en une forme
de vacance, faisant du récit de la relation Grange /Mona une sorte de substitut : Mona disparaît
du récit dès que la guerre revient au premier plan : elle est comme congédiée par Grange :
La guerre est pour de bon. Il faut que tu partes, dit-il en tournant la tête, d’un ton
moins assuré qu’il n’eût voulu. […] Il faut que tu partes, Mona, comprends-
tu ?388.
387
Philippe Berthier, « Faire l’amour, faire la guerre », Roman 20-50 n°16, art.cit., p. 11. C’est par exemple le
capitaine Magnard qui porte cette parole populaire et obscène : « Assez causé du service ! nasillait la trompette
minaudière du capitaine Magnard, éméché. Parlons de fesses », ou le rappel de certains usages comme celui de
mettre « les pieds dans la volière de la Place ducale de Charleville, où les officiers à tour de rôle allaient le
dimanche traîner leurs guêtres », Un Balcon en forêt, p. 45.
388
Un Balcon en forêt, p. 164-165.
389
« La Route », p. 28.
390
Isabelle-Rachel Casta, « Julien Gracq à la guerre ! », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 123 : « Nous
rencontrons d’abord le ‘roulement complice des nuits calmes’(p. 202) puis une page plus loin, ‘le roulement de la
canonnade prenait possession plus intimement’(p. 203), ce qui amène le fortissimo des pages 212 , où la tension
érotique croît considérablement : ‘la canonnade semblait le défoncer du côté de la nuit’ (‘le’ renvoie au ‘salon
enténébré’ où le narrateur attend la supposée servante) et 213 : ‘le roulement de la canonnade tambourinait […]
avec les coups les plus lourds’. […] L’apaisement des sens entraîne (ou permet ?) l’apaisement des bruits de guerre,
jusqu’à ce que la satiété heureuse du plaisir contamine le canon ennemi : ‘ il se faisait maintenant dans la
canonnade paresseuse des intervalles de long silence’ (p. 248) ».
391
Difficile par conséquent d’isoler dans certains récits gracquiens telle ou telle scène érotique ; l’ensemble baigne
dans une scénographie érotique de « l’enceinte fermée ». Expression que Julien Gracq utilise pour expliquer le
fonctionnement de l’œuvre romanesque, par « l’anéantissement concomitant de toute réalité de référence », En
lisant en écrivant, O. C. II, p. 632, et qui permet de passer de son érotisme à une érotique.
83
Le roman commence par un voyage et donc par une rupture. Il s’établit
dans une demeure perdue, coupée du monde : le manoir d’Argol, et dans un
espace temporel en marge : les vacances392
Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait après elle je ne sais
quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer. (…) Il allait faire beau ; je songeai
que toute la journée ce serait encore ici dimanche397.
392
B. Boie, notice d’Au Château d’Argol, O. C.I, p. 1133.
393
Au Château d’Argol, p. 39.
394
B. Boie, notice d’Un beau Ténébreux, O.C. I, p. 1167.
395
« L’Hôtel des Bains faisait la sieste, à cette heure où le coup de feu était du côté de la plage », p. 114.
396
Un Balcon en forêt, p. 62.
397
« Le Roi Cophetua », p. 251.
398
Ibid., p. 213.
399
Ibid., p. 213-214.
84
situent dans les sept heures qui séparent l’arrivée de deux trains en gare, celui de 12h53 dans
lequel Irmgard n’est pas et celui de 19h53 dans lequel elle est censée être. Ce temps de solitude
et de vacance amoureuse est aussi celui des vacances, puisque le récit se déroule dans le cadre
spatio-temporel estival et maritime400 de la presqu’île de Guérande. Dans « Le Roi Cophetua »,
le narrateur-personnage souligne cette spécificité spatio-temporelle du non-lieu, du hors-
temps : « le tintement de la sonnette au fond de cette cépée morfondue me paraissait
étrangement hors de saison401 ». De plus, la scène sexuelle entre le narrateur-personnage et la
servante-maîtresse a lieu en l’absence du propriétaire des lieux, Jacques Nueil. Elle révèle une
source capitale de la tension : l’attente pourrait bien ne pas avoir de fin.
Elle est aussi le temps de la marge, celui qui se situe à côté. Dans Le Rivage des Syrtes,
la veine érotique de l’histoire Aldo/Vanessa semble subordonnée à l’attente plus primordiale
de la Catastrophe, celle de la transgression de la ligne. Les scènes sexuelles ont lieu en marge
de la réception à Maremma, sur l’île de Vezzano, en marge d’Orsenna. Ce temps de la marge
peut se déceler aussi dans Un beau Ténébreux : Irène et Jacques dans la chambre d’Allan, sont
en marge à plusieurs égards : en marge du groupe et de la temporalité collective du bal, en
marge de l’intrigue principale, la mort d’Allan.
« La Route » semble faire la synthèse de cette temporalité sexuelle, les rencontres avec
les femmes, ayant lieu lors des temps d’arrêt de la marche, « à l’étape402 », en marge de la route,
« autour du lit de braises rouges403 ». Au hors-temps répond l’espace vacant de l’entre-deux,
espace paradoxal, s’il en est, huis-clos béant, ouverture close sur elle-même.
400
Les allusions à la chaleur et à la saison des bains de mer sont récurrentes dans la nouvelle.
401
« Le Roi Cophetua », p. 197.
402
« La Route », p. 28.
403
Ibid., p. 29.
404
« Un à un, avec une lenteur grave et maniaque, montaient de son corps et se dépliaient dans sa tête comme si
l’un après l’autre ils sortaient nus d’un fourreau les gestes du lit, qui avec Irmgard ne prolongeaient jamais ceux
de l’attention et de la tendresse, mais commençaient et finissaient nettement à la manière d’une séquence close,
d’un rituel exclusif et fermé », « La Presqu’île », p. 123-124. « Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait
après elle je ne sais quel sillage tendre et brûlant, lent à effacer », « Le Roi Cophetua », p. 251.
405
L’expression « entre-deux » est employée par Michel Murat dans L’Enchanteur réticent, 14-21 et reprise
fréquemment, entre autres par Béatrice Damamme-Gilbert dans l’article « L’entre-deux dans un Balcon en forêt »,
85
spatial ou temporel, s’avère nécessaire au déploiement du désir. Par sa nature d’entre-deux, la
scène sexuelle est essentiellement entre eux deux, sorte de point impossible, intenable, point
limite et syncrétique entre espace (de la chambre), temps (vacance) et action (entre deux
amants). Elle est entre eux deux, à la fois tout (chambre et grotte, château, caverne, automobile,
jour, nuit, fusion) et rien, entre eux deux oxymorique qui subsume les motifs principaux de
l’œuvre gracquienne, sorte de point de fuite qui ne serait pas l’horizon de l’œuvre, centre de
gravité et semeur de trouble dans l’œuvre.
Aussi l’entre-deux gracquien (si fréquemment commenté et décliné dans les œuvres via
le cadre spatio-temporel avec les motifs de la frontière, de la forêt, de l’attente chargée de désir
et d’angoisse) se manifeste-t-il sur le mode érotique par un « entre eux deux », espace-temps
pour ainsi dire déréalisé et symbolique du possible qui s’ouvre au personnage, possible
primordial, c’est-à-dire touchant au sexuel, à la mort et à l’autre :
Cette transcription métaphorisée de l’attente érotique se fait sur le mode d’un entre-deux
existentiel : l’impalpable entre eux deux matérialise dans l’entre deux du jour et de la nuit, du
blanc et du noir, du masculin et du féminin : le jeu de contraste matérialise dans le texte
l’insaisissable du rapport à l’autre.
Julien Gracq 5, « Les dernières fictions : Un Balcon en forêt, La Presqu’île », Caen, Lettres Modernes Minard,
2007, pour qualifier tout ce qu’il y a d’indécidable dans ce roman.
406
« Le Roi Cophetua », p. 233.
86
des Cent vingt journées de Sodome407 à la maison isolée d’Histoire d’O408. Le motif de l’île ou
du château se confondent souvent tant il existe une proximité dans l’imaginaire gracquien entre
la forêt et la mer ; il érotise l’atmosphère des récits en créant un effet de clôture et par
conséquent une tension de l’ordre de l’intime entre les personnages. Cette insularité du lieu
gracquien se trouve dans toutes les œuvres : la description du château d’Argol insiste sur sa
situation particulièrement reculée, en hauteur dans un lieu désertique ; la Fougeraie tient à la
fois de l’îlot et du château, en passant par les images intermédiaires du paquebot409 ou de
l’aquarium410, de même que le palais de Vanessa à Maremma ou encore l’hôtel des vagues en
surplomb de la plage. Si l’attente d’Irmgard par Simon a lieu sur une presqu’île, c’est l’île de
Vezzano qui abrite les amours d’Aldo et de Vanessa, alors que la maison de Mona est assimilée
à « l’île heureuse411 », placée dans le hameau des Falizes, au cœur de la forêt ardennaise.
407
Il s’agit du château de Silling, perdu dans la Forêt Noire, dans lequel s’enferment quatre aristocrates avec
quarante-deux victimes soumises à leur loi.
408
Il s’agit du château de Roissy, dans laquelle Pauline Réage (pseudonyme de Dominique Aury) situe l’essentiel
de l’action.
409
« L’œil évoquait vaguement, plutôt qu’une maison habitée, ces Réserves ou ces Pavillons discrètement luxueux
et un peu retirés qui respirent au large sous les arbres d’été pour une clientèle choisie auprès des champs de course
ou des golfs à la mode, et que l’hiver fit ressembler soudain –rouillés, délavés, déteints – à un paquebot échoué
sous les branches d’une crique perdue », « Le Roi Cophetua », p. 198-199.
410
Ibid., p. 17.
411
Un Balcon en forêt, p. 84 : « c’était pour lui maintenant le chemin de Mona : il abordait à la lisière des bois
comme au rivage d’une île heureuse ».
412
Nous renvoyons sur ce point à l’analyse de Jean-Paul Engelibert « Problèmes de l’insularité : la clôture et la
fente dans Le Château des Carpathes, L’île du Docteur Moreau, et L’Invention de Morel », Revue de littérature
comparée 2003/1, n°305, p. 23-34.
413
Est sacré « ce qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable », « qui a un caractère de valeur
absolue », d’après l’article « sacré, ée » du Petit Robert.
414
Le mythe du Graal est aussi traité par Gracq dans Le Roi Pêcheur.
415
« La pièce où l’on m’avait introduit devait tenir le rôle à la fois de salon, de fumoir et de salle de musique, où
plutôt de cabinet de travail, car c’était visiblement ici que Nueil composait », « Le Roi Cophetua », p. 199.
87
Vanessa entraîne la perte de leurs repères temporels416 : ils ne savent plus s’ils sont la nuit ou
le jour, quelle a été la durée de leur sommeil/oubli.
416
La durée de la scène sexuelle semble aussi très floue et se soustraire au temps Le Rivage des Syrtes, p. 147,
« Nous dûmes passer de longues heures dans ce puits d’oubli et de sommeil ». « Le sentiment du temps s’envolait
pour moi », Le Rivage des Syrtes, p. 151.
417
« l’aube grise », Un Balcon en forêt, p. 85.
418
Un beau Ténébreux, p. 241.
419
Michel Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, 1979, p. 49.
421
« Oui, d’une certaine manière, je crois toujours à la vertu révélatrice des chambres noires », fait écrire Julien
Gracq à Gérard dans son journal, Un beau Ténébreux, p. 148.
422
Scène primitive ou scène originaire (Urszene, chez Freud). Dans L’interprétation des rêves (Die
Traumdeutung), Freud souligne l’importance de l’observation du coït parental en tant que génératrice d’angoisse,
qu’elle soit un souvenir ou une construction fantasmatique (voir L’homme aux loups, 1914). D’après Le
vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige. Dicos poche, 2009, p. 432.
88
en particulier sur le corps féminin sont, selon Hervé Menou 423, « celles du désir », le manque
qui révèle sa nature profonde de « quelque chose qu’on ne voit pas424 », d’ « inconnaissable ».
Entre ombre et lumière425, la chambre dessine une sorte d’espace essentiel, non pas
véritablement un lieu, mais plutôt intervalle, écart propice à la rencontre, qui associe plaisir et
jouissance426. La chambre vide est pensée par Julien Gracq lui-même comme une image
privilégiée et obsédante de son imaginaire :
423
Hervé Menou, « Ombre et lumière dans Le Roi Cophetua », Roman 20-50, n°16, op.cit., p. 105-119.
424
« Le Roi Cophetua », p. 215.
425
Voir aussi l’article de Hervé Menou sur « Ombre et lumière dans Le Roi Cophetua », Roman 20-50, n°16.
426
L’angoisse et l’inquiétude colorent la chambre d’obscurité, chambre dans laquelle va bientôt apparaître
Vanessa. Le Rivage des Syrtes, p. 75 : « Je me sentais inquiet et nerveux, et soudain aussi rejeté qu’un enfant puni
qui, du fond de sa chambre noire, se tend vers la chaleur et les lumières de la fête ».
427
Préférences, « Les yeux bien ouverts », O.C. I, p. 853.
428
Article « Béance-Déhiscence » du Vocabulaire de Jacques Lacan de Jean-Pierre Cléro, Paris, Ellipses, 2002,
p. 16-17.
429
D’ailleurs, la relation au langage est incluse dans le choix de ce substantif, qui désigne aussi l’ouverture du
larynx.
430
Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien », 1966, p. 392.
89
béance qui reste l’intégration de ces rapports431 » ; il prépare en cela la formule « il n’y a pas
de rapport sexuel ». L’atmosphère érotique agit comme un noyau négatif, un creux, qui
viendrait magnétiser toute l’œuvre, et non pas comme un simple motif illustrant le paradigme
général. La chambre porte en elle une forme de gravité : Simon sait que « le lit restait toujours
pour Irmgard le terrain de la vérité432 » et par conséquent source d’une forme d’angoisse pour
lui-même : « le lit paré de ses cuivres glacés et étincelants, énorme entre les murs ripolinés qui
reflétaient le grand jour avec la clarté d’une cuisine, l’inquiétait et l’intimidait433 ». Grange
entend au creux de la chambre qui abrite ses amours avec Mona l’ « écho » mortifère qu’elles
impliquent dialectiquement : « il promenait les yeux autour de lui comme pour y chercher la
coûteuse blessure qui faisait le matin si pâle, refroidissait cette chambre triste jusqu’à la
mort434 ». Si l’érotisme ne peut se réduire à la représentation de la sexualité, postulons qu’il en
est le centre. L’imaginaire gracquien de l’ombre et de la lumière plonge la sexualité dans un
univers primordial, celui de la béance, tout en restant conforme à de nombreux stéréotypes
érotiques : l’insularité, la clôture, la nuit, la temporalité dilatoire.
Dans ce cadre qui instaure le désir et le nourrit, la scène sexuelle relève, on l’a vu, du
passage à vide. A ce vide de la narration, répond au niveau intradiégétique, un vide entre les
personnages. Avant le rapport, il sous-tend le désir et se matérialise dans l’espace,
géographique, social, générique. La question du désir s’apparente à celle de l’union, du
« comment rejoindre ? ».
431
Jacques Lacan, Le Séminaire IV, « la relation d’objet », Paris Seuil, collection « le Champ freudien », 1994,
p. 408.
432
La Presqu’île, p. 125.
433
Ibid., p. 124-125.
434
Un Balcon en forêt, p. 86.
435
Marie-Thérèse Ligot, « L’image de la femme dans les textes romanesques de Julien Gracq », Julien Gracq.
Actes du colloque international d’Angers, 21-22 mai 1981, Presses de l’université d’Angers, 1981, p. 337.
436
« Le fortin remplissait une place vide ; il ramenait dans le hameau rendu à l’errance du doux bétail des femmes
un ordre mâle, d’où une sévérité de tenue inhabituelle n’était pas absente, parce que s’il comportait le lit, il
s’arrêtait avant le journal d soir et les pantoufles. Dès que le crépuscule rapide de l’hiver s’annonçait, la troupe
minuscule bouclait son ceinturon, secouait sur les seuils féminins la poussière de la capote, et, comme dans un
village caraïbe libre et dispose, rejoignait pour la nuit la maison des hommes, où tout était d’un autre ordre : le
langage, l’humeur, les propos, les plaisanteries », Un Balcon en forêt, p. 114.
90
vivent de façon clanique, nouant des relations épisodiques et limitées. Elle analyse la rêverie
sur la séparation des sexes, identifiant les images de la garnison et du monastère. Ce modèle de
rapports entre masculin et féminin, qui implique séparation et conjonctions épisodiques, est
aussi celui de « la Route », où les femmes rejoignent l’ordre mâle ponctuellement puis
s’effacent, mais aussi celui du « Roi Cophetua », fiction dans laquelle le personnage- narrateur
insiste souvent sur sa solitude qui met en valeur les rares apparitions de la femme anonyme.
Dans « La Presqu’île », le récit focalise sur la solitude de Simon, la rencontre avec Irmgard, au
fil de l’effacement du féminin, devenant angoissante et impossible. Le rapport sexuel cristallise
donc le rapport entre masculin et féminin et en devient même la représentation essentielle. Le
motif de la chambre vide437 doit se lire comme le signe de cette vacuité consubstantielle à la
rencontre, y compris sexuelle, signe aussi de ce que cette rencontre contient d’impossible, tout
comme la mort. D’ailleurs, ne pourrait-on pas lire l’épigramme « Heide »438 comme
préfiguration, en forme d’épitaphe, du vide que le personnage féminin creuse au cœur de la
relation triangulaire des personnages ?
- Une femme ? dit Varin. Il ébaucha une sorte de grimace boréale qui devait être,
pensa Grange, son expression libidineuse.
-Non, reprit encore Grange, après un silence. Pas vraiment439.
437
Dans Le Rivage des Syrtes, Aldo se trouve dans la chambre des cartes lorsque Vanessa vient l’y trouver pour
le conduire dans « son » monde de Maremma, autrement dit du côté du féminin et de la transgression ; dans « Le
Roi Cophetua », la maison tout entière vidée de son propriétaire Jacques Nueil, semble amplifier la chambre dans
laquelle la femme anonyme conduit le narrateur, comme une sorte de caisse de résonnance. Dans « La Presqu’île »,
c’est seul que Simon visite la chambre d’hôtel prévue pour devenir, en présence d’Irmgard, « le terrain de la
vérité ». Dans Un Balcon en forêt, c’est la chambre vidée de ses amours avec Mona qui accueille Grange blessé.
438
Au Château d’Argol, p. 50.
439
Un Balcon en forêt, p. 136.
91
Les relations sexuelles avec les femmes de la Route, définies comme des « aubaines brusques
du chemin440 », forment des couples de hasard qui se dissolvent aussi vite qu’ils se sont formés.
Dans « La Presqu’île », Simon et Irmgard sont séparés géographiquement et Simon achoppe
sur la question cruciale – « comment la rejoindre ? » –, qui occupe l’essentiel de son errance.
Le récit se clôt sur une impasse métaphorisée par la barrière qui sépare Simon d’Irmgard : « Il
essaya de se pencher par-dessus la barrière en s’accoudant plus haut ; il sentait son genou
heurter les croisillons de métal. « ‘Comment la rejoindre ?’ pensait-il, désorienté 441 ». Le
couple appartient à la fois au passé et à la fantasmatique de Simon, si bien que le lecteur est en
droit de se demander si Irmgard peut véritablement être considérée comme un personnage à
part entière, elle qui n’existe dans le texte que comme souvenir de Simon. Dans « Le Roi
Cophetua », la question se pose aussi. Il s’agit d’une rencontre de hasard, qui aboutit sur de
l’angoisse et de la solitude : le narrateur-personnage repart seul. La tentative de conjonction –
la relation sexuelle – peut être considérée de ce point de vue comme un échec, puisque cette
intimité n’a pas permis la rencontre selon le narrateur, qui souligne entre elle et lui « cette
distance que rien ne parvenait à combler442 ». Au motif du couple est substitué celui du triangle
amoureux.
440
« La Route », p. 29.
441
« La Presqu’île », p. 179.
442
« Le Roi Cophetua », p. 243.
443
Je reprends là la lecture comparative d’Au Château d’Argol et du « Roi Cophetua » que Michèle Monballin
intitule « Argol et Cophetua en miroir ? », Lectures de Julien Gracq, op.cit., p. 81-103.
444
Expression de Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 70.
92
entretient avec moi des rapports si intimes que le récit les figure volontiers par
une thématique du double ou par une filiation spirituelle445.
Dans les premières pages d’Au Château d’Argol, Albert, qui vient d’acquérir le manoir
d’Argol, « sur les recommandations enthousiastes – mystérieuses plutôt – […] d’un ami très
cher », — périphrase derrière laquelle le lecteur ne manque pas de reconnaître assez vite
Herminien-, arrive à pied devant la maison encore inconnue. C’est ce motif de la maison
inconnue, renfermant un inconnaissable, que Michèle Monballin, cerne comme point de
comparaison avec « Le Roi Cophetua » : de la même manière qu’Albert est indirectement
conduit par Herminien à Argol, le narrateur arrive en train puis à pied, à La Fougeraie, à
l’invitation de Jacques Neuil, propriétaire de la demeure. Dans les deux cas, les lieux semblent
non seulement refléter le mystère des personnalités de leurs propriétaires, mais aussi leur nature
quelque peu fantomatique. La description inquiétante du château, comme tout droit sortie des
« romans noirs446 » appréciés d’Herminien, ainsi que les traits de son caractère — « singulière
aptitude à percer à jour les mobiles les plus troubles de la conduite humaine », « faculté de
double vue », « pouvoir constant d’analyse », « magnétisme humain et avide447 » — font de lui
une figure de médiateur. Il semble d’autant plus être le « manipulateur », le « meneur448 » du
jeu désirant face à Albert, que leur amitié est mise en doute par le narrateur : « Peut-être Albert
se méprenait-il en décorant du nom d’amitié des rapports à tout prendre extrêmement
troubles449 ». Qui plus est, la relation d’Albert et Herminien, que l’on peut interpréter à l’instar
de Michel Murat comme une rivalité de type œdipien, est figurée par la métaphore électrique450,
qui connote à la fois son excès et sa dangerosité, et illustre la tension mortifère entre les deux
personnages, autant que leur complémentarité, (« Peut-être Hegel eût-il souri de voir marcher
auprès de chacun d’eux, comme un ange ténébreux et glorieux, le fantôme à la fois de son
double et de son contraire451 »), comme deux pôles électriques. C’est d’ailleurs une image
symétriquement opposée qui met en valeur la présence fantomatique de Nueil comme médiateur
et maître du jeu de La Fougeraie : la coupure d’électricité452. En venant, le narrateur répond à
une invitation de Nueil alors qu’« il le connaissait peu453 » ; la maison spatialise cet inconnu,
elle qui est qualifiée de « secrète villa454 ». Si la personnalité d’Herminien est d’emblée
présentée comme trouble et manipulatrice, celle de Nueil semble tout aussi complexe, clivée en
445
Ibid., p. 70-71.
446
Au Château d’Argol, p. 16.
447
Ibid., p. 42.
448
Michèle Monballin, « Argol et Cophetua en miroir ? », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 83.
449
Au Château d’Argol, p. 44.
450
Michèle Monballin, « Argol et Cophetua en miroir ? », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 85-86.
451
Au Château d’Argol, p. 46.
452
« Le Roi Cophetua », p. 204.
453
Ibid., p. 189.
454
Ibid., p. 192.
93
un versant connu, sociable, et instable et un versant plus mystérieux : le narrateur a connu Nueil
juste avant la guerre de 14, critique musical, amateur de vitesse, puis pilote d’avion de chasse,
faisant partie des « sportsmen de 1910 » et lui aussi, d’une certaine manière, habitué aux rendez-
vous de nuit puisqu’affecté, après un accident, « dans une des escadrilles Voisin de
bombardement de nuit455 » ; on connaît certains aspects de sa personnalité, grâce à l’ironie de
ses « lettres brèves », « très affectées456 ». Le pan mystérieux de sa personnalité est associé à la
musique et à La Fougeraie : « il existait un autre Nueil que je ne connaissais guère ; le
compositeur qui cachait sa musique457 ». La surimpression œdipienne se manifeste dans « Le
Roi Cophetua » par l’absence fantomatique de Nueil dans sa maison vide, qui révèle bien vite
que le rendez-vous ne sera pas celui d’abord escompté par le narrateur. « La vaste pièce
appareillait pour la nuit, et je m’y sentais peu à l’aise. Je parvenais mal à croire que quelqu’un
à cette heure, pût rentrer ici chez lui458 ». Peu à peu, un indicible envahit l’espace diégétique :
Nueil, dont l’homophonie avec deuil ne semble pas fortuite, ne reviendra pas de la guerre,
comme le laisse entendre l’absence de « petite phrase » :
Dans les deux œuvres, l’inconnu tient essentiellement dans la présence des femmes,
Heide et la femme anonyme du « Roi Cophetua ». Elles sont toutes les deux pour ainsi dire
imposées par les « médiateurs ». Dans Au Château d’Argol, c’est un message péremptoire
d’Herminien à Albert qui l’informe de sa venue : « Je viendrai à Argol vendredi. Heide viendra
avec moi –Herminien460 » ; dans « Le Roi Cophetua », elle semble émaner de la maison, noire
et blanche comme elle. Si l’incertitude quant à son rôle exact domine, elle semble pourtant bien
« la servante-maîtresse de Nueil ». C’est le motif du jeu d’échec461 qui métonymise la
manipulation en place et distribue l’important rôle du Roi face à la Dame. Dans les deux œuvres
– la gravure de Dürer découverte dans la chambre d’Herminien 462 et celle représentant le Roi
455
Ibid., p. 191.
456
Ibid., p. 190.
457
Ibid., p. 191. Ce clivage très proustien de l’activité de Nueil et de sa personnalité peut faire penser à Vinteuil
dont il partage la sonorité finale. Un autre signe fait tendre vers cet intertexte : l’absence de « petite phrase »
(p. 201) signe la probable mort de Nueil.
458
« Le Roi Cophetua », p. 200-201.
459
Ibid., p.201. La dernière phrase, à double entente, désigne à la fois le sens propre et le sens figuré : le narrateur
n’a pas fait d’erreur d’interprétation. Son impression est juste : Nueil est mort.
460
Au Château d’Argol, p. 18.
461
La Fougeraie, plongée dans une atmosphère blanche et noire, faite d’ombre et de lumière, figure le plateau.
462
Au Château d’Argol, p. 161.
94
Cophetua et la beggar maid463 –, c’est la lecture d’une œuvre d’art qui révèle aux personnages
masculins la place qui leur a été assignée par les médiateurs, Herminien et Nueil. Albert se voit
en la figure du Roi Pêcheur face à Heide-Kundry ; il remplace Herminien à cette place du Roi
après le viol de Heide, « roi de pique » uni à la « dame de cœur464 ». De même, le narrateur-
personnage comprend que l’absence de Nueil lui laisse la place du Roi Cophetua, amoureux de
la beggar maid. En reconnaissant dans l’Autre la figure de soi, dans la tentation de se rejoindre,
les personnages masculins découvrent la destination de tout Désir, y compris érotique : la mort.
463
« Le Roi Cophetua », p. 223-224.
464
Au Château d’Argol, p. 134.
465
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 72.
466
D’autres figurations de la castration sont présentes dans l’œuvre : Amfortas par la lance ; Marino et « les deux
doigts perdus » ; Piero Aldobrandi et la « tête coupée ».
467
Un Balcon en forêt, p. 64.
468
Ibid. D’après Le TLF, « Personne qui dépend économiquement de quelqu'un ou de quelque chose pour vivre.
Personne soumise, qui a abandonné toute velléité d'indépendance ».
469
Un Balcon en forêt, p. 88.
95
« les cheveux courts et bouclés », « du rouge » et se passe les cils « au rimmel » ; au
« trouble470 » de Mona liée à une forme d’innocence s’oppose « la beauté du diable » de Julia.
Le motif diabolique lui est systématiquement associé et contamine parfois provisoirement
Mona : elles deviennent « deux démones rieuses471 », le rouge lui est associé par le biais du
rouge à lèvre ; elle provoque Grange du regard 472; elle apparaît et disparaît comme par
enchantement, dans cette « maison d’apprenti sorcier473 ».
Grange a conscience que la présence de Julia aiguise son désir pour Mona, essentiellement
parce qu’elle ajoute au trouble de son identité, accentue l’énigme de sa féminité : « le côté un
peu trouble de Mona glissait à une pointe de suggestion équivoque480 », mais aussi parce que
ce désir est médiatisé par cette Autre, qu’est Julia : « les yeux hardis et le sourire de cette autre
470
Ibid., p. 64.
471
Un Balcon en forêt, p. 65.
472
« La bouche pleine d’épingles ».
473
Ibid.
474
Un Balcon en forêt, p. 61-62.
475
Ibid., p. 164.
476
Ibid., p. 64-65.
477
Ibid., p. 65.
478
Ibid., p. 122.
479
Ibid., p. 88.
480
Ibid., p. 64.
96
bouche jeune et sevrée donnaient à ses baisers une espère de délire où tout se mêlait481 ». Julia
n’est pourtant qu’une silhouette dans le texte, tenant fonction d’aiguillon dans la relation
fusionnelle qui s’instaure entre les deux autres personnages. La fonction de Piero Aldobrandi,
est tout autre dans Le Rivage des Syrtes, l’aïeul de Vanessa planant davantage comme une
ombre sur le personnage-prolongement que devient Aldo.
En effet, la relation entre Aldo et Vanessa semble érotisée lors de la première nuit passée
ensemble dans le palais de Maremma par une présence fantomatique dans la chambre obscure,
celle du portrait de Piero Aldobrandi : « Et je compris soudain quelle gêne j’avais senti peser
sur moi dès mon entrée dans la chambre et tout au long de mon entretien avec Vanessa ; Il y
avait eu un tiers entre nous482 ». Ce personnage, dont le portrait est présenté comme une
présence tierce dans la chambre de Vanessa, est placé en position de voyeur dans l’intimité du
couple, comme « deux yeux grands ouverts apparus sur le mur483 ». Le personnage de Piero
Aldobrandi est doublement mis en relation avec le couple. Il est, par l’intermédiaire du portrait,
la présence érotisée érotisante– on le verra– du masculin dans la chambre de Vanessa. De plus,
l’histoire du personnage et la consonance onomastique en font une figure tutélaire d’Aldo
auprès de Vanessa : son portrait est une représentation symbolique de la transgression et une
sorte d’annonce proleptique de celle que va accomplir Aldo et vers laquelle Vanessa
accompagne le personnage masculin.
Je m’étais souvent arrêté malgré moi, comme saisi par un charme, devant
l’ancienne copie qu’en possède à Orsenna la Galerie du Conseil, et devant
laquelle un rite séculaire exige qu’on se couvre, en signe d’exécration pour la
mémoire d’un traître dont Orsenna porta longtemps le souvenir gravé dans la
chair. C’était le portrait de Piero Aldobrandi, transfuge d’Orsenna, qui soutint
contre ses forces le siège des forteresses farghiennes de Rhages, dont le tableau
précisément évoquait l’assaut le plus furieux484.
Certes, il ne s’agit pas à proprement parler d’un trio, mais plutôt d’une présence et d’un
regard érotisant les rapports du couple, d’une figure tutélaire de la montée du désir de
transgression qui dynamise tout le roman.
481
Un Balcon en forêt, p. 88.
482
Le Rivage des Syrtes, p. 105-106.
483
Ibid., p. 106.
484
Ibid.
97
d. Simon, Irmgard, la presqu’île.
On retrouve, sous une autre forme, cette médiation de la relation érotique dans « La
Presqu’île ». Le couple, constitué de Simon et d’Irmgard, n’existe qu’en filigrane, puisque seul
Simon agit, Irmgard n’ayant d’existence sinon de consistance que dans la psyché du personnage
masculin. Dans ce récit du vagabondage de Simon en automobile et à pied, c’est la figure
géographique de la presqu’île de Guérande qui concurrence la femme dans le désir de Simon,
la devance et finit par occuper la fonction comblante du féminin et de la sexualité. C’est en ce
sens que l’on peut interpréter la culpabilité et la crainte liées à sa promenade, car se profile la
possibilité d’un rendez-vous manqué : « il se demanda tout à coup commet Irmgard chercherait
à le joindre, au cas où il manquerait leur rendez-vous » ; plus loin, « il avait déjà un peu honte
de son écart ; en cas de rendez-vous manqué, le premier arrivé devait attendre à l’hôtel le plus
proche de la gare485 ». Au fil de l’errance, la route se féminise : « il regardait la route s’allonger
devant lui, baignée d’un côté dans la lumière déjà presque jaune, dentelée de l’autre par les
ombres nettes et aiguës de quatre heures, soudain invitante comme une femme à l’ombre,
étendue de tout son long au travers de la terre offerte486 ». D’ailleurs l’essentiel des images
érotisées d’Irmgard semblent suscitées par le déplacement de Simon dans la presqu’île et sont
parfois intimement liées au paysage, comme l’image de la nuque fraîchement rasée et nue
d’Irmgard sourd du regard porté par Simon sur le chaume de maisons avoisinant la route487.
Ainsi la presqu’île semble d’autant plus se substituer au personnage féminin que la rencontre
finale, teintée d’angoisse, semble vouée à l’échec, et ce, d’autant plus que la communion entre
Simon et le monde a été heureuse : « Il essaya de se pencher par-dessus la barrière en
s’accoudant plus haut ; il sentait son genou heurter les croisillons de métal. ‘Comment la
rejoindre ?’, pensait-il désorienté 488 ».
Aussi le couple, s’il n’est pas, à proprement parler, déconstruit, est cependant présenté
d’une manière originale : fantasmé, il n’existe que dans la rétrospection ou la projection d’un
personnage qui s’ancre au présent dans la réalité géographique de la presqu’île, véritable
substitut à la présence féminine.
485
« La Presqu’île », p. 54-55.
486
Ibid., p. 95.
487
Ibid., p. 67.
488
Ibid., p. 179.
98
personnage masculin un profond sentiment de dépossession et de perte, source d’angoisse
existentielle. Qu’elle se donne ou qu’elle soit prise, puisqu’il s’agit des deux modes de relations
entre masculin et féminin chez Gracq, la femme reste l’inconnaissable du « profil perdu » de la
rencontre et du corps désiré ; peut-être devient-elle-même plus mystérieuse encore, rendue
insaisissable par « cette distance que rien ne parvenait à combler489 ».
Chez Gracq « leurs yeux se rencontr(ent) » rarement : le regard féminin se dérobe, est
tourné ailleurs, vers autre chose, souvent la nuit, ou énigmatique : la femme ne se laisse pas
entièrement posséder490. S’il y a bien « franchissement491 », c’est-à-dire « l’annulation de la
distance qui est, par définition, toujours interposée », il ne semble pas toujours complet, comme
si le contact physique venait paradoxalement souligner l’impossible abolition de la différence.
Hormis l’exception de Grange et Mona qui accèdent à une forme de fusion heureuse,
l’expérience sexuelle est de l’ordre de la perte et ce, dès le regard, souvent « à la dérobée492 »,
qui craint autant qu’il espère le « pouvoir de happement redoutable493 » de la féminité. Ce motif
de la dérobade très présent dans l’érotisme gracquien associe le dévoilement du corps au secret.
Ainsi, la scène sexuelle, souvent nocturne, dérobe le regard du personnage féminin : tantôt de
profil, tantôt de dos, les yeux, comme accès symbolique à l’intériorité du personnage, restent
inaccessibles.
Qui plus est, le motif du silence est omniprésent : qu’ils s’agissent des personnages, ou
du narrateur, lors du coït, on se tient coit494. La description de l’île de Vezzano, comparée à une
nouvelle Cythère, est décrite en ce sens : « « Le long de ces parois lisses, effarouchant des
colonies d’oiseaux nichés très haut dans les creux de la roche, nous glissâmes assez longtemps
silencieusement, comme sous une voûte de cathédrale » ; et plus loin « l’intimité silencieuse et
la pénombre de cette grotte étaient si inattendues que nous demeurâmes un moment sans rien
dire ». Signe de sacralité ou de tabou, le silence495 est un élément essentiel du cadre de la
sexualité, indescriptible, irracontable : « simplement ainsi », pour reprendre la formule du « Roi
Cophetua496 ». Dans ce récit, le silence semble tellement au cœur de la relation entre homme et
489
« Le Roi Cophetua », p. 243.
490
En tout cas, dans la relation sexuelle. On verra que dans le sommeil, le personnage s’autorise cet abandon.
491
Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, Corti, 1984, p. 44-
45.
492
Un Balcon en forêt, p. 55.
493
Le Rivage des Syrtes, p. 51.
494
Pour reprendre le jeu de mots de Beckett dans Fin de partie : « Ah ! On dit coite ? On ne dit pas coïte ? », Paris,
éditions de Minuit, 1993, p. 51.
495
Le Rivage des Syrtes, p. 146.
496
« Le Roi Cophetua », p. 242.
99
femme qu’il est lisible dans le tableau représentant aux yeux du narrateur « When King
Cophetua loved the beggar maid ». Le narrateur poursuit :
Le motif du figement signale aussi l’affleurement de la sexualité dans le regard masculin, qui
fétichise le pas féminin : « Une demi-seconde, elle parut se figer sur le seuil, le pied suspendu,
puis recommença à glisser sur la moquette de ce mouvement silencieux qu'elle avait ».
Dans les dernières fictions, hommes et femmes parlent peu, et l’échange, quand il existe,
semble illusoire. Le clivage entre sexes, en dehors de la scène sexuelle, est à la fois temporel et
géographique : dans Un Balcon en forêt, à deux reprises, les personnages masculins désignent
le temps de la guerre comme le temps des hommes : « les femmes, ce n’est plus le moment »,
constate Hervouët498. C’est ce que Grange vient dire à Mona lors de leur dernière entrevue. La
maison forte est le lieu des hommes, tandis que les Mazures sont le lieu des femmes, au point
que le nom du lieu se substitue métonymiquement aux autres (« Et tu ne regretteras pas trop les
Mazures ? fit Grange en lui touchant l’épaule légèrement499 »), tout comme la maison des
Falizes est celui de Mona. Par ailleurs, si Grange parle aux hommes500, ses échanges avec Mona
sont peu nombreux, et ils sont souvent le signe de leur échec, le signe d’une incompréhension
réciproque, d’incommunicabilité entre le monde du masculin et du féminin. Le monde de
l’Autre reste inaccessible et étranger comme en témoigne le commentaire de Mona sur la
maison forte, qui signifie son incompréhension du côté de Grange et de la guerre :
- Qu’est-ce que tu peux bien faire dans cette maison qui est si laide ? lui disait-
elle parfois pendant qu’il s’habillait. Elle le regardait en plissant un peu le front
pour cerner une idée difficile, accoudée de ses deux bras au bord du lit, le menton
plongé dans les mains, et ces mots brusquement le séparaient d’elle, le
décollaient de sa berge501.
497
Ibid., p. 224.
498
Un Balcon en forêt, p. 163.
499
Ibid.
500
Ibid., p. 55-67, p. 88-90, p. 116-121.
501
Ibid., p. 90.
100
De même, leur dernier entretien montre à quel point ils ne se comprennent pas, au point de se
désunir : « Mais ils se désunirent vite : ses lèvres contre les siennes avaient un goût de fièvre
triste, une saveur sûrie, fanée502 ».
De façon plus appuyée encore, aucun dialogue n’est présent dans « La Route ». Le
narrateur-personnage pointe comme une qualité particulièrement appréciable des femmes de
La Route le silence et leur discrétion. De même, dans « La Presqu’île », la solitude de Simon
justifie l’absence de communication entre eux et prouve même que Simon la considère comme
préférable : « Irmgard était déjà là – mieux que présente, disponible -puisqu’il allait pouvoir
peupler à l’aise, loin d’elle son après-midi de tout un affairement précurseur, border partout et
de si près son absence qu’elle en deviendrait plus vivante qu’elle503 ». Les paroles rapportées
d’Irmgard viennent ponctuer les réminiscences érotiques de Simon. Malgré la conjonction que
cristallise le rapport sexuel, les personnages restent néanmoins à distance.
a. Des « transparents ».
502
Ibid., p. 164.
503
« La Presqu’île », p. 50.
504
En lisant en écrivant, p. 129.
505
Lettrines, O. C. II, p. 153.
506
Ibid.
101
Ce n’est donc pas le corps masculin qui est érotique chez le personnage gracquien : les
rares éléments descriptifs font signe507 et construisent l’essence désirante et essentiellement
creuse du personnage508, dès son nom, souvent révélateur de l’identité lacunaire du personnage.
Il n’a qu’un nom (Grange) ou qu’un prénom (Albert, Herminien, Allan, Aldo, Simon) pour
n’être plus désigné que par le pronom « je » dans la dernière fiction, « Le Roi Cophetua ».
Quant aux indices physiques, ils sont souvent très stéréotypés : Allan est essentiellement
caractérisé par le cliché du « beau Ténébreux », tout comme précédemment Herminien, au
physique complémentaire de celui d’Albert509, Grange par celui du « beau militaire510 »,
d’autres, comme Simon dans « La Presqu’île », semblent encore plus inconsistants. Il faut
apporter à cela une nuance pour le personnage de Grange, qui semble s’incarner au fil du récit,
dans la jouissance, lors des scènes sexuelles avec Mona ou du rêve voluptueux de pendaison,
ou dans la souffrance, à la fin du roman. L’érotisme tient donc bien plus à la subjectivité du
personnage qu’à sa représentation, et aussi au fait que la relation au féminin semble un peu
étrangement unilatérale : c’est le personnage féminin qui est l’objet du regard, du désir et du
plaisir masculin, jamais l’inverse.
Le personnage masculin est donc moins un séducteur qu’un homme dont le « creux »
attire, magnétise l’autre. Il se caractérise par sa posture dilatoire, sa disponibilité. Ainsi, dans
Au Château d’Argol, le roman s’ouvre sur l’évocation du personnage d’Albert en promenade –
quelque peu erratique, comme souvent –, ouvert à la possibilité de l’événement, en l’occurrence
l’arrivée d’Heide et Herminien, dont l’annonce vient clôturer le chapitre. La séduction est
renforcée dans ce roman par le magnétisme de la polarisation masculine. Aldo analyse lui-
même cette disposition originelle : « ma vie m’apparut irréparablement creuse, le terrain même
sur lequel j’avais si négligemment bâti s’effondrait sous mes pieds511 ». Grange est présenté
comme un « aspirant », c’est-à-dire, à la fois comme une sorte d’incarnation du désir (qui aspire
à quelque chose) et comme un personnage qui attire (en créant un vide). Simon attend Irmgard ;
le personnage du « Roi Cophetua » souligne sa solitude et la vacance de sa situation par
l’hypallage « j’étais seul dans mon compartiment –presque seul, semblait-il, dans ce train de
grande banlieue traînard et désœuvré512 ».
507
« Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou
prou ne change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu », En lisant
en écrivant, O.C. II, p. 638-639.
508
D’après Philipe Hamon, le personnage est un « morphème vide à l’origine », qui se construit au fil de la lecture
et de l’avancée du texte, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil, collection
« Points » n°70, 1977, p. 128.
509
Au Château d’Argol, p. 56.
510
Un Balcon en forêt, p. 62.
511
Le Rivage des Syrtes, p. 9.
512
« Le Roi Cophetua », p. 188.
102
Dans chaque cas, le motif de la promenade ou de l’errance du personnage masculin est
comblé par la présence du féminin : au bout de l’impasse ou du chemin, il y a toujours une
femme.
b. Virilité et angoisse de l’impuissance.
En effet pour Jean-Pierre Richard, « C’est que le moi viril n’existe chez Gracq que vers
l’autre, pour l’autre, mais par l’autre aussi : agi plus qu’agissant, inspiré, déchiffreur de signes,
mais non promoteur d’événements ni maître d’aventure513 ». Ce sont les femmes qui viennent
à la rencontre du personnage masculin, comme pour combler son attente désirante, au moins
provisoirement. Cette passivité du masculin a un corollaire, décliné à divers degrés : par un
simple questionnement sur la possibilité de la rencontre à l’affleurement de la violence associée
au sexe, les personnages masculins manifestent leur fascination pour la féminité et l’angoisse
de la castration514, de l’impuissance, la potentielle réification médusante du masculin par le
féminin.
Dans Le Rivage des Syrtes, Vanessa semble être le personnage qui mène Aldo, au sens
propre (de Selvaggi à Maremma, et bien sûr à Vezzano) comme au sens figuré ; elle le contient
autant qu’elle le pousse à agir : sans elle, aurait-il passé la ligne ? Sans elle, Aldo semble
incomplet, comme castré ; c’est elle qui est une Aldo-brandi515. Elle l’invite à la transgression,
le pousse à réaliser ses désirs en incarnant une forme de liberté 516. D’ailleurs, elle vient
symboliquement combler la place laissée vide par Aldo dans les jardins Selviaggi, préfigurant
par cet acte leur conjonction érotique :
Aldo est une sorte de personnage médiant, « conjonction hasardeuse entre la virilité
transgressive et docilité féminine518 ». Il répond au désir de Vanessa en devenant « l’épée que
513
Jean-Pierre Richard, « A tombeau ouvert », Microlectures, à propos d’Aldo, art.cit., p. 260.
514
Le rêve de pendaison de Grange, en particulier.
515
L’analyse onomastique de Michel Guiomar du Rivage des Syrtes est particulièrement précieuse, Principes d’une
esthétique de la mort : les modes de présences, les présences immédiates, le seuil de l'Au-delà, Paris, José Corti,
1993.
516
Gérard Guichard, « L’approche de certains « centres interdits », Colloque international Julien Gracq, op.cit.,
p. 330.
517
Le Rivage des Syrtes, p. 51.
518
Michel Murat, Etude de style. Vol. 1 : Le Roman des noms propres, Paris, José Corti, 1983, p. 15.
103
signifie en italien le mot brandi519 », devenant complet au moment où il réalise le désir d’une
Aldobrandi.
Si le personnage masculin est surtout l’œil et le « corps » par lequel passe le lecteur, y
compris en matière de sexualité, il ne semble pas pour autant mué par le désir sexuel, toujours
secondaire. Grange, qui suit Mona plus qu’il ne la séduit, le dit d’ailleurs au capitaine Varin,
qui lui demande s’il refuse une nouvelle affectation qui le mettrait à l’abri du danger pour une
femme : « pas vraiment ». Le narrateur-personnage de « La Route » voit la sexualité comme
une « aubaine » du chemin, mais il ne la recherche pas véritablement, le narrateur du « Roi
Cophetua » se sent manipulé et semble déçu de n’être pas parvenu à posséder véritablement la
servante –maîtresse, restée distante au cœur de l’intimité partagée. Simon dans « La
Presqu’île » est angoissé par la question de savoir « comment la rejoindre ? » et comme tétanisé
par la sexualité parce qu’il sait que le lit est pour Irmgard « le terrain de la vérité520 ». En effet,
le cheminement de Simon est hanté par l’angoisse de la « panne521 », le contexte automobile
voilant à peine l’angoisse véritable, d’ordre sexuel :
Il rentra dans sa voiture et alluma les phares ; le reste de jour sur la campagne
autour de lui s’éteignit d’un coup ; de nouveau il sentit la fièvre qui l’avait quitté
battre au bout de ses doigts ; une boule montait et descendait le long de sa gorge.
Il essaya de penser à Irmgard, mais aucune image dans son esprit ne se formait
plus ; il ne restait plus qu’une sensation de panique, comme quand la locomotive
qui grandissait immobile au sortir de sa courbe envahit l’écran et le déborde, et
que le spectateur dans le noir malgré lui rejette le cou en arrière ; la tête lui
tournait un peu. “J’ai peur – se dit-il. Non pas peur qu’elle ne soit pas là ! Peur
de rejoindre.”522.
519
Ibid.
520
Ibid., p. 123.
521
« La Presqu’île », p. 54.
522
Ibid., p. 166-167.
104
qu’écrit Julien Gracq, décliné sur les modes de la vacance, de l’absence, métaphorisé par
l’isotopie de la maison vide, « des petits précipices intimes523 ».
Même dans Au Château d’Argol, le viol semble moins être la volonté du personnage
qu’un événement tragique marqué du sceau de la fatalité et Heide, moins une femme désirée
que la victime d’un rituel mystérieux s’apparentant à une mystique du Graal. Enfin Jacques
dans Un beau Ténébreux semble littéralement happé par Irène, femme fatale, mais les deux
personnages restent dans le second cercle d’Allan, le premier étant constitué de Christel,
Gérard, et Dolorès. Cette angoisse de l’autre révèle la solitude ontologique 527 des personnages
masculins, renvoyés à la marge de l’humanité représentée dans le récit, — à moins que ce ne
soit l’humanité tout entière qui soit marginalisée par le regard du personnage masculin qui
constitue souvent la focale narrative, au point d’être représentée comme une sorte de déchet528
et de menace plus ou moins lointaine —. Le féminin représente à cet égard l’altérité ultime,
dont on se protège en la sacralisant (imaginaire du tabou/divinité) et / ou en la dégradant, ce qui
revient au même, ou encore en s’en protégeant par la distance. « Pourquoi le monde se prêterait-
il au désir ? », se demande Simon, dans « La Presqu’île », « il ne faudrait qu’attendre, pensa-t-
il encore. Seulement attendre. Mais il y a quelque chose de défendu à attendre cela529 », cela
désignant la jouissance sexuelle escomptée avec Irmgard, ou peut-être l’attente elle-même sans
la jouissance, trop dangereuse : il relit en effet toutes ses actions comme la marque de son
angoisse d’impuissance :
523
Ibid., p. 131.
524
Ibid., p. 171.
525
Ibid., p. 179 : : « il essaya de se pencher par-dessus la barrière en s’accoudant plus haut ; il sentait son genou
heurter les croisillons de métal. “Comment la rejoindre ?”, pensait-il, désorienté ».
526
Ibid., p. 49.
527
C’est ce que l’on peut conclure de la « fiche signalétique des personnages de [ses] romans », proposée dans
Lettrines, O.C. II, p. 153 : « Parents : éloignés. Etat civil : célibataire. Enfants à charge : néant. Profession : sans ».
528
L’étude de Mar Garcia sur l’imaginaire du déchet dans « La Route » nous semble particulièrement éclairante à
cet égard : « L’Autre comme rebut. L’imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison : International Journal
of Comparative Literature, 1-2, 2000, p. 193-202.
529
« La Presqu’île », p. 170-171.
105
soudainement repassa dans son esprit le vagabondage si mal contrôlé que
lui avait paru être tout son après-midi : la route reconnue lieue après lieue, la
chambre fleurie et refermée, le lit sur lequel d’avance il s’était étendu : il n’y
voyait plus qu’une conjuration désespérée530.
Ce positionnement du personnage masculin par rapport à l’autre et plus précisément au
féminin conditionne l’érotisme comme expérience sensible du désir sexuel et de la relation à
l’altérité qu’est le personnage féminin. Au désir et à la jouissance d’être seul au monde, se
surimprime la fascination pour l’autre féminin.
c. L’œil et l’étoile : la représentation du désir masculin.
En effet, si la fascination est le mode de séduction gracquien par excellence, c’est que
l’œil est l’organe primordial par lequel le personnage gracquien glisse au monde 531 et qui
conditionne sa façon d’être. Plus que tout autre, il peut se définir comme un guetteur532, dont la
tension du regard vers l’extérieur533 quel qu’il soit – l’autre, le monde – dit tout à la fois la
curiosité et l’inquiétude du désir534. Le regard désirant qui se porte sur le personnage féminin
n’est donc que la cristallisation d’un désir plus large.
Aussi, dans l’univers gracquien, la rencontre, lorsqu’elle est racontée, se fait-elle par le
regard, mais un regard souvent unilatéral, rarement réciproque immédiatement. Pour autant, le
personnage masculin n’en a pas toujours l’initiative. Grange pense voir Mona avant qu’elle ne
l’ait vu, ce que dément la jeune femme après leur rencontre en affirmant l’avoir repéré et
attendu. Aldo surprend Vanessa à sa place dans le jardin des Salviaggi de dos ; mais le texte
laisse à penser que Vanessa vient sciemment se poster à cet endroit. C’est de dos aussi que les
hommes de la route observent les femmes sautillant devant eux sur le chemin. Le narrateur-
personnage voit « le mouvement de la silhouette » de la femme qui l’accueille à la Fougeraie
avant de croiser son regard. En revanche, quand les yeux se rencontrent, la métaphore sidérale
fixe le désir dans le regard féminin et accentue le versant nocturne de la féminité, un peu comme
dans le vers d’Apollinaire que rappelle Maël Renouard : « Nous avons tant grandi que beaucoup
pourraient confondre nos yeux et les étoiles535 ». L’image acquiert dans l’univers gracquien une
530
Ibid.
531
Pour paraphraser la formule de Merleau-Ponty qui écrit que « mon corps est le point de vue par où je me glisse
au monde, et ce point de vue se résume dans mes yeux », dans Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, collection
« Bibliothèque des idées », 1964, p. 22.
532
André Peyronie qualifie les personnages masculins d’un Balcon en forêt de « guetteurs de l’apocalypse ».
533
Les dispositifs optiques sont très nombreux dans les fictions gracquiennes et viennent amplifier cette
manifestation de la libido sciendi du personnage masculin, qu’il s’agisse de fenêtres, longue-vue, vitres
d’automobile …
534
« Certains yeux sont tellement désireux, tellement fous de vouloir voir que leur regard n’est plus qu’une longue
veille », Maël Renouard, L’œil et l’attente. Sur Julien Gracq, Chambéry, Ed. Comp’Act, 2003, p. 10.
535
Guillaume Apollinaire, « Poème lu au mariage d’André Salmon », Alcools, Paris, nrf, Poésie/Gallimard, 2002,
p. 58.
106
forme de réversibilité ; le cadre spatio-temporel réfractant ce point de fixation du désir, dans
une sorte d’échange. Les yeux de Vanessa brillent sur Aldo « étoilés et fixes536 » et « font
comme un gouffre de nuit ». Le regard échangé constitue même une sorte de préfiguration du
rapport sexuel, d’expérience totalisante de fusion et de présence au monde, par exemple pour
Albert et Heide lors de leurs promenades dans la forêt :
Dans un autre registre, l’invite érotique d’Irène à Jacques aux yeux baissés se fait par le regard
et l’injonction « Regarde ! ». Le désir est ensuite suscité par les sensations visuelles du
personnage : « Sous son loup noir, avec une immobilité sauvage, une goutte faible de lumière
liquide à ses lèvres noires, elle penchait son visage sur lui avec une lenteur de somnambule.
Jacques sentit bondir en lui un flot de désir brutal538 ».
On l’a vu, la scène sexuelle est tout entière sertie dans un cadre d’ombre et de lumière,
et peut être considérée comme la rencontre intime et transgressive du masculin avec
« l’infracassable noyau de nuit » de la féminité. Si le motif de la nuit est si contigu et intime à
celui du désir539, c’est qu’il inscrit dans le filigrane du récit l’image des astres (sidera),
indissociable de son étymologie. Désirer (desiderare), c’est à la fois constater une absence et
en ressentir le manque, mais aussi, dans un mouvement de dé-sidération, s’arracher à l’emprise
des astres, se libérer. « Le Roi Cophetua » me semble particulièrement éclairant sur la nature
du désir masculin chez Gracq. Au désir du narrateur –personnage pour la femme anonyme se
superpose l’angoisse liée à l’absence de Nueil, dont il prend plus ou moins la place, au moins
provisoirement et symboliquement. Or le nom même de Nueil permet de superposer ces deux
significations du verbe désirer : l’épisode de La Fougeraie amène le narrateur-personnage à
536
Le Rivage des Syrtes, p. 143.
537
Au Château d’Argol, p. 140-141.
538
Un Beau Ténébreux, p. 216.
539
Maël Renouard analyse d’une façon très éclairante le motif de la « nuit d’étoiles » comme signe de l’aspiration
à la gloire du héros gracquien et de la façon dont il y accède, dans L’œil et l’attente, chapitre IV, « la gloire au
désert et la société des étoiles », op.cit., p. 59-69.
107
faire doublement l’expérience du désir, à la fois comme manque et comme aspiration à posséder
l’autre, et passé le temps de la sidération, à l’arrachement et à la liberté. Selon Maël Renouard,
Nueil dont le nom est fils d’œil et de Nuit, est le seul personnage de Gracq
à être vraiment dans le ciel, même s’il est encore bien loin des étoiles ; c’est le
seul et c’est un personnage singulier, il apparaît dans une nouvelle où il ne cesse
pas d’être absent ; son attente constitue le sujet même du Roi Cophetua : dessine-
t-il en creux l’idéal vers quoi sont tendus toutes les autres figures de Gracq540 ?
D’un certain point de vue, on peut dire que nombre de croyances impliquant la
coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie
d’un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant
s’affronter et où les multiplicités composent les aspects d’une mystérieuse Unité
(…). En fin de compte, c’est le désir de recouvrer cette Unité perdue qui a
contraint l’homme à concevoir les opposés comme les aspects complémentaires
d’une réalité unique542.
De cette pensée mystique découle une conception particulière du féminin, assez clivée,
ambivalente, calquée sur le totem et le tabou freudien. La première représentation consiste en
l’idéalisation du féminin, qui ne va pas sans une part d’asexualisation : la femme médiatrice et
la femme fatale ont tendance à se désincarner jusqu’à devenir un principe universel, qui invite
l’homme à la sacralisation et/ ou à la transgression. La seconde consiste en un modèle dégradé
qui emploie souvent le motif de la prostitution et qui dépersonnalise le féminin en l’incarnant.
540
Ibid., p. 67.
541
Platon, Le Banquet, 191-d.
542
Mircea Eliade, Méphistophélès et l’Androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 152-153.
108
Gracq reprend en partie la réactualisation de la « traditionnelle dissociation entre amour-
sentiment pour une femme éternelle et unique, idéalisée à souhait et placée sur un piédestal
élevé pour qu’il n’y ait plus nécessité de la toucher543 » et d’une sexualité dans le cadre de
laquelle les femmes se trouvent « chosifiées, anonymes fournissant l’occasion de rapports
faciles sans engagement interpersonnel544 ». La femme gracquienne emprunte ainsi bon nombre
de caractéristiques surréaliste : la fonction de médiatrice naturelle545, la proximité de la
sexualité avec un forme de don et de prostitution sacrée546. Fatale, elle est parfois assimilable
au destin547. Par ailleurs, d’après Yves Bridel548, les femmes gracquiennes, Heide et Vanessa,
mais aussi Kundry dans Le Roi Pêcheur, dépendent beaucoup du modèle de la femme celte
théorisé par Jean Markale549 et qui provient tout à la fois de la légende du Graal et de la trame
de Tristan et Yseult :
Dans l’univers mythique des Celtes, la femme joue un rôle essentiel, d’abord
parce qu’à l’origine elle était une déesse, une reine possédant les pouvoirs et
cherchant un compagnon pour les lui confier afin qu’il les exerce. C’est par
l’amour qu’elle parvient à ses fins, mais aussi qu’elle initie son amant aux
pouvoirs qu’elle possède550.
Mais Julien Gracq, tout en souscrivant à la formule d’André Breton considérant la femme
« moins comme un personnage qu’une tentation continue551 », se démarque de ces modèles,
543
Anne-Marie Dardigna, Les Châteaux d’Eros ou l’infortune du sexe des femmes, p. 60-63.
544
Ibid.
545
« Quelquefois le printemps mouillé la jetait à moi comme un bouquet de pluie fraîche, et ma bouche s’attardait
longuement à mordre à même ses cheveux de prairie avant de hausser vers moi sa bouche et ses yeux, le tendre
cœur de la fleur préservée qui faisait perler ses gouttelettes comme l’innocent et tendre cœur du chou. Sur ses pieds
nus de laveuse haut troussée, elle s’éparpillait soudain autour de moi comme une blonde meule sous les coups de
fourche … », Prose pour L’Étrangère, O.C. I, p. 1037.
546
Le rapprochement est frappant entre la façon dont Julien Gracq analyse le personnage de Vanina, dans Le Lis
de mer de Mandiargues et ses propres personnages féminins : « La jeune Vanina est une prêtresse à l’état sauvage,
je dirais même une prêtresse à l’état naissant. Elle en a tous les caractères distinctifs : la perméabilité à la
communication panique, le sens du sacré et de la solennité, l’esprit du rite […]. Vanina est la médiatrice, mue par
un génie à la fois spontané et tout traditionnel, par laquelle les relations entre ce monde de la vie à l’état brut et les
puissances cosmiques vont trouver leur éveil et sur un certain plan leur mise en forme. Il faut remarquer ici avec
quelle sécheresse cette nouvelle qu’on a jugée « osée » (il y a vingt ans, il est vrai) claque la porte à l’érotisme
vulgaire : de tout ce récit émane avec continuité la sensualité la plus intense, sauf en tout ce qui concerne
l’expérience sexuelle qui en est le centre. De son entrée dans la féminité, Vanina, qui en règle de bout en bout le
déroulement avec une précision liturgique, va faire une cérémonie unitive— dont religieuse au sens propre du mot
— très élaborée, où la vie se retrempera et se magnifiera dans la communication cosmique », « Sur le ‘Lis de mer’
de Mandiargues », Témoignages, O.C. II, p. 1170.
547
« Je comprenais pourquoi maintenant Vanessa m’avait été donnée comme un guide, et pourquoi une fois entré
dans son ombre, la partie claire de mon esprit m’avait été de si peu de prix : elle était du sexe qui pèse de tout son
poids sur les portes d’angoisse, du sexe mystérieusement docile, et consentant d’avance à ce qui s’annonce au-
delà de la catastrophe et de la nuit », Le Rivage des Syrtes, p. 286.
548
Yves Bridel, Julien Gracq ou la dynamique de l’imaginaire, Lettera, L’âge d’homme, chapitre III, p. 83.
549
Jean Markale, La femme celte, Paris, Payot, 1977.
550
Yves Bridel, Julien Gracq ou la dynamique de l’imaginaire, p. 84.
551
Formule rappelée par Olivier Penot-Lacassagne, « Julien Gracq. L’impossible de féminin », Revue Mélusine
n°23, 2003, p. 165-178.
109
ouvrant un espace critique à « l’idéalisation surréaliste de l’Éternel féminin552 », notamment
avec la figure d’Irène.
La femme, figure de l’altérité, grand Autre, est donc à la fois attirante et inquiétante, et
ce, d’une façon de plus en plus marquée au fil de l’œuvre. Autour d’elle rayonne le mystère, la
rendant fondamentalement inconnaissable. A ce titre, la femme du « Roi Cophetua » semble
concentrer l’Inquiétante étrangeté à l’œuvre dans tous les personnages féminins. Anonyme, elle
est un être à l’identité malléable par les fantasmes du narrateur – personnages, y compris les
plus contradictoires : elle est à ses yeux la servante-maîtresse révélée par le tableau de Burne-
Jones « The King Cophetua and the Beggar Maid », figure en noir et blanc mise en abyme par
la réminiscence de la gravure de Goya « la mala noche », prêtresse hiératique et lampadophore
d’un rituel orphique et femme qui se donne « simplement ainsi553 », ressemblant en ce sens aux
femmes de la Route, « moitié courtisanes, moitié sibylles554 ». Les yeux essentiellement
dérobés au regard masculin, c’est l’accès à son intériorité qui lui est aussi dénié. Entrevue au
travers des yeux, l’étrangeté intrinsèque de la féminité est comme protégée, y compris dans le
sommeil : « elle était cette nuit où je n’entrais pas », dit Aldo à propos de Vanessa endormie555.
Les personnages masculins – qu’il s’agisse d’Aldo, de Grange ou du narrateur du « Roi
Cophetua » – tentent d’abolir, sans succès la distance que le sommeil creuse encore entre eux
et elle, « la gisante énigmatique556 ».
Sur un autre mode, puisqu’elle n’a pas vraiment d’existence diégétique, Irmgard est le
personnage féminin le plus effacé, véritable « profil perdu » de la féminité, celle qu’on ne
rejoint pas, puisqu’absente de la diégèse, elle n’est présente que dans la psyché de Simon, pour
ainsi dire objet érotisé de réminiscences ponctuelles, tantôt dans l’automobile, tantôt dans la
chambre qu’il prépare pour eux. Si elle a un prénom, certes énigmatique, mais qui connote son
étrangeté et sa dépendance objective au désir masculin (« i m’garde », « i m’regarde »), elle
n’existe que dans la fantasmatique de Simon, avec un corps peu incarné, souvent sans véritable
frontière pour la séparer du paysage auquel elle est associée557, souvent morcelé par le désir ,
552
Ibid.
553
« Le Roi Cophetua », p. 242.
554
« La Route », p. 31.
555
Marie-Annick Gervais-Zaninger et Stéphane Biakalo, Julien Gracq, op.cit., p. 123.
556
« Le Roi Cophetua », p. 247. Marie-Annick Gervais et Stéphane Biakalo rappelle à ce propos l’assimilation
inversée du narrateur à la figure de Psyché, « cédant à la curiosité en éclairant d’une lampe le visage d’Eros son
époux, au risque de perdre ce qu’elle voudrait saisir : ‘Je soulevai un peu le flambeau et j’éclairai l’autre côté du
lit. Je la regardais avec une anxiété trouble et mêlée. Elle dormait allongée comme une enfant sage, à plat sur le
lit, la tête un peu tournée de côté versant encore à demi la masse des cheveux sur le visage’, op.cit., p. 123.
557
Le désir de Simon passe ainsi du paysage à Irmgard, d’Irmgard au paysage, comme en témoigne le motif du
chaume, trait d’union désirant : « de vraies chaumières maintenant au pesant capuchon rabattu jusqu’aux yeux, le
110
tantôt réduit à une posture, « les reins ramenés ver l’avant de la banquette, la tête un peu
renversée […], les genoux pliés retroussant sur les cuisses la robe de toile, les pieds nus posés
sur la tablette de bord558 », tantôt à une parole (« Vous me faites faire chaque fois le tour du
propriétaire 559»), tantôt à un paysage (la plage, la bruyère), elle n’a pas de consistance, ni de
visage.
lait de chaux de leurs murs blanc et cru comme une nuque sous la toison tranchée à pleine poignées dans
l’épaisseur. Quand Irmgard était couchée sur le ventre, il aimait soulever les cheveux lourds pour découvrir la
nacrure de la fraîche lisière rasée, promener sur le chaume dru qui gardait encore le luisant de l’acier un doigt
qu’aiguisaient brusquement, en faisant passer en lui une petite vague sensuelle, les deux mots de coupe au rasoir »,
« La Presqu’île », p. 67.
558
Ibid.
559
Ibid., p. 51-52.
560
Dominique Rabaté, « Profil perdu. Perte et consentement dans Le Roi Cophetua », Julien Gracq 5 : « Les
dernières fictions : Un Balcon en forêt, La Presqu’île », Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 241-254.
111
d’étoffe sombre. Deux bras lui faisaient une étole, un collier engourdi d’aise
pantelante, qui fouillaient comme dans une auge pleine au creux de son corsage.
L’ensemble décollait des profondeurs sous une pression énorme, montait
fixement à son ciel de sérénité comme une lune pleine à travers les feuillages.
J’avais beau recourir aux alcools violents et me laisser rouler par la foule
vers les points les plus éveillés de la fête, je ne me remettais que lentement561.
Elle peut se révéler paralysante ou enchanteresse ; face à son regard, le personnage masculin se
sent comme enchanté, dépossédé de lui-même : le regard féminin, souvent assimilé à un
plongeon, un engloutissement, est une sorte de propédeutique glaçante à la pénétration562.
Au contraire, il peut être aussi une invite à l’ouverture. C’est ce qui arrive à Aldo quand il
croise le regard de Vanessa, qui le guide sur le chemin de l’Evénement fatal. Dès leur première
rencontre dans le jardin des Salviaggi, Vanessa, figure de « L’Etrangère563 », est rendue
inquiétante et puissante par « par singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu
privilégié » et par sa posture hiératique à la « fixité de statue564 ». Elle est une sorte de reine
puissante initiant Aldo afin qu’il exerce le pouvoir de transgression confié565, au point qu’Aldo
a d’abord l’impression d’en être le prisonnier : « cette façon qu’affectait Vanessa de prendre
les choses en main me déplaisait566 ». La femme ouvre le monde et ses possibilités au
personnage masculin : « je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte, et dont
je ne savais trop encore où elle me conduisait567 », constate le narrateur à l’issue de sa nuit
d’amour avec la femme anonyme de La Fougeraie. C’est systématiquement le rôle assigné à la
femme dans chaque récit fictionnel : elle est une médiatrice, entre l’homme et le monde, entre
l’homme et l’inconnu, celle qui mène le jeu du désir568.
La femme si distante, mystérieuse, et étrangère est toujours objet de désir, même quand
elle est idéalisée. C’est le cas de Heide, femme tellement inaccessible qu’elle s’en trouve
souvent traitée comme un bel objet qui concentre tous les désirs. A la fois sacralisée et profanée,
561
Le Rivage des Syrtes, p. 88-89.
562
Selon Michel Murat, cette femme est d’autant plus fascinante que « l’œil sans regard » constitue une
« résurgence de la vague primitive et émergence absolue du désir », Etude de style. Le Roman des noms propres,
op.cit., p. 52.
563
Le Rivage des Syrtes, p. 53.
564
Ibid., p. 51.
565
D’après Yves Bridel, l’œuvre de Gracq est imprégnée de Tristan et Yseult et de la légende du Graal, Julien
Gracq et la dynamique de l’imaginaire, op.cit., p. 83 et suiv. Il établit l’analyse du personnage féminin gracquien
d’après le modèle de Jean Markale exposé dans La Femme celte, Paris, Payot, 1977.
566
Le Rivages des Syrtes, p. 139.
567
« Le Roi Cophetua », p. 249.
568
On peut considérer que c’est aussi la fonction assignée au personnage de Dolorès dans Un Beau Ténébreux,
celle d’être l’initiatrice d’Allan, avec laquelle il cheminera jusqu’à la mort.
112
elle devient l’enjeu existentiel des deux personnages masculins, Albert et Herminien dont elle
catalyse la violence et le désir. Selon Yves Bridel, l’aura de Heide renverse le rapport habituel
des deux personnages masculins, présentés comme habituellement méprisants et dédaigneux
envers les femmes, les considérant comme des objets secondaires. Ils engagent une sorte de jeu
dans lequel ils sont mis en échec par Heide. Et pour cause : elle est présentée comme un être
exceptionnel et mystérieux, tellement idéalisée qu’elle n’est pas décrite, presque divinisée :
Ainsi Heide est une créature presque divine, une reine dont la beauté est
essentiellement faite de la lumière rayonnante qui émane d’elle, comme d’un
astre brillant. Elle intervient dans la relation Albert/Herminien pour la briser,
comme elle brise leur mépris pour les femmes ; elle s’insinue dans leur égoïste
monde masculin pour imposer son règne569.
La scène du bain est un moment pour ainsi dire épiphanique : elle y apparaît comme une
sorte de Vénus organisant le cosmos, fusionnant avec le soleil, complétant du « miracle de sa
verticalité » « l’horizontalité toute puissante des bancs de brume, de ces vagues plates et lisses,
de ces rayons glissants du soleil570 », caractérisée à la fois comme une divinité grecque —« elle
soutint sans effort le ciel de ses mains comme une vivante cariatide » et christique — « il
semblait qu’elle marchât sur les eaux571 ». La femme fatale, reine d’Argol, qui crée la tension
entre les deux amis et conduit indirectement à la mort est aussi et contradictoirement incarnée,
lorsqu’elle s’offre à Albert dans la forêt, qu’elle partage le bain de mer avec Albert et Herminien
ou encore qu’elle est découverte violée, femme source inextinguible de désir pour les deux
hommes572.
Dans Un beau Ténébreux, Irène, jeune mariée en pleine lune de miel, incarne un autre
type de femme fatale, marginal et unique dans le corpus des fictions gracquienne. Elle est
présentée comme « charnelle, vivante, et semble attaquer chaque jour de sa vie avec une bonne
grâce carnassière573 ». « Irène ! femme forte, et j’oserai l’avancer, voluptueuse574 », commente
Gérard dans son journal. Attirante, elle semble incarner une féminité presque excessivement, et
à ce titre, elle est considérée péjorativement par les hommes : épouse, amante et bientôt mère,
elle est aussi la seule à dévaluer le projet de mort d’Allan.
569
Yves Bridel, Julien Gracq ou la dynamique de l’imaginaire, op.cit., p. 88.
570
Au Château d’Argol, p. 88.
571
Ibid.
572
Yves Bridel rappelle que Michel Quesnel, dans un article du numéro spécial consacré à Gracq dans la revue
Givre (mai 1976) a porté cette interprétation du roman : Heide, être de chair, entre deux hommes, « une femme
fascinante, désirable, attirante, qui sait jouer de son charme », op.cit., p. 92.
573
Un beau Ténébreux, p. 32.
574
Ibid., p. 33.
113
Impossible d’apercevoir Irène, cette magnifique brune, sans sentir aussitôt qu’elle
est avant la femme, avec tous les appétits, les besoins, les œillères de son sexe. Aucune
des galanteries les plus banales, les plus éculées qui ne viennent fleurir d’elle-même sur
les lèvres en face d’une des femmes les plus impitoyablement dépersonnalisées par son
sexe que j’aie jamais vues. Je ne voudrais pas être inconvenant — et cependant il saute
aux yeux que cette bouche, cette croupe, ces seins se rebellent à l’ode de pouvoir appeler
autre chose que la caresse sommaire de la paume, des lèvres, les mots bouleversés par
un émoi charnel. Et ce qui enorgueillirait la plupart des femmes, Irène le ressent comme
une humiliation : — elle en veut à Christel, — elle si coitement logée dans sa prison de
chair — de pouvoir faire l’ange, d’émouvoir l’imagination, la rêverie, plus
immédiatement que les sens575.
Plus loin, elle est associée à la figure biblique de Salomé et n’incarne pas la même
féminité que Christel, cérébrale ou Dolorès, présente-absente, qui n’apparaît dans Un beau
Ténébreux qu’à l’approche de la mort ». Au contraire, Irène manifeste plus que tout autre
personnage sa pulsion de vie, et ce, avec une forme de courage, en particulier lorsqu’elle
s’oppose, seule contre tous, à Allan. Même si, on l’a vu, les scènes sexuelles d’Irène et Jacques
se déroulent dans l’orbe de la mort d’Allan, on peut aussi lire, à l’instar d’Yves Bridel, dans ce
comportement, une forme de conjuration :
Ruth Amossy identifie, quant à elle, sous l’allusion, la nature même de la séduction
d’Irène, une forme de jouissance à vivre dans le champ de la mort :
dans le cadre du Carnaval, tous les attraits charnels d’Irène revêtent les
nuances de cruauté et de violence que soulignent d’abord le costume espagnol.
Soulignant l’alliance du désir et de la mort, l’allusion à Salomé transforme la
mascarade plaisante en une scène érotique dont l’ombre nocturne, « le loup de
soie noir », la proximité du danger et la destruction sont les indispensables
auxiliaires577.
575
Un Beau Ténébreux, p. 34.
576
Yves Bridel, La dynamique de l’imaginaire, op.cit., p. 97.
577
R. Amossy, Les Jeux de l’allusion littéraire dans Un Beau Ténébreux de Julien Gracq, p. 56-57.
114
En tout état de cause, toute charnelle, elle en est d’autant moins énigmatique. La femme est
donc souvent associée à une forme de gravité et de solennité, qui n’est pas incompatible avec
une certaine légèreté et gaieté. La femme, mystérieuse est traversée de mouvements contraires,
souvent à la fois reines et objets – du désir des hommes. Cette nature contradictoire, présente
chez toutes les femmes gracquiennes, est particulièrement marquée chez Mona.
Femme-fée, émanation de la forêt, Mona est peut-être la plus surréaliste de toutes les
femmes gracquiennes, tant elle est présentée comme médiatrice entre l’humain et la nature578 :
« Mona est évidemment du côté des passeurs et des médiums, elle décloisonne les espaces
physiques aussi bien que mentaux »579 ; elle est dotée d’un pouvoir unificateur. Ainsi le
personnage de Mona est-il métaphoriquement associé à différents ordres580 : animal, végétal,
minéral, aquatique581, mais aussi au merveilleux582. Mona, « personnage dupliqué de la forêt »,
est présentée comme moyen d’accès au monde583.
578
Suzanne Allaire, « Un Balcon en forêt. Les pouvoirs de l’écriture : « Liberté Grande » », Lectures de Julien
Gracq, op.cit., p. 25-42.
579
André Peyronie, Un Balcon en forêt et les guetteurs de l’apocalypse, op.cit., p. 117.
580
Jean –Louis Leutrat, « Traversée d’un livre : les métaphores et leurs modulations », Lectures de Julien Gracq.
Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit, p. 43-67.
581
Laurence Rousseau, dans Images et métaphores aquatiques dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq », Paris,
Lettres modernes Minard, collection « Archives des lettres modernes » 200, 1981, intitule le chapitre III « L’eau
et la femme, agent privilégié de l’événement », p. 61-75.
582
Analyse partagée par Bruno Tristmans, « Livres de pierre, livres de brume. Des falaises de marbre au Balcon
en Forêt », Lectures de Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, op.cit. Au détour de son analyse du
palimpseste Jünger/Gracq concernant le motif du minéral et de la falaise, il rappelle que Mona porte les principaux
« signes » de la poétique gracquienne (thème floral, solaire, minéral etc).
583
Michèle Monballin, « Relecture des premières pages d’Un Balcon en forêt », Lectures de Julien Gracq, notes
p. 73 et 79.
584
Un Balcon en forêt, p. 67.
585
« Je vous ai attendu dans la côte », ibid., p. 56 ; « … Je vous ai vu de ma maison. Tous les jours, vos venez
prendre votre café aux Platanes… », ibid., p. 57 ; « Il faut me reconduire, fit-elle quand ils arrivèrent à la route… »
ibid., p. 60.
115
es un peu nigaud586 ». Elle le séduit en le détournant de son chemin, comme le préfixe en
italique nous amène à le penser, mais aussi en usant de son charme, ce qui prouve que Mona
semble avoir plus d’expérience en amour que son air de femme-enfant ne le laisse croire à
Grange : « La voix disait que dès longtemps elle ne se trompait plus à ces choses. Elle savait
bien qu’elle plaisait587 ». Arrivé dans sa maison, certains détails du décor semblent confirmer
sa connaissance de ce qui est « galant588 » : les volets sont percés d’un cœur et des « cartes
postales galantes589 » sont épinglées sur les murs. Et la relation qu’elle entretient avec Julia
confirme l’érotisation de son personnage. Même si elles semblent entretenir des relations très
amicales ou fraternelles, peut-être favorisées par leur extrême jeunesse, leurs rapports de
maîtresse à « serve590 » sont brouillés par le partage d’une forme de connivence et d’intimité, y
compris physique. Séductrice, Mona est aussi ambiguë, accessible, mais pas-toute, comme en
témoignent sa « voix un peu changée » ; sa « gentillesse un peu ambiguë » ; « elle était
spontanée, mais elle n’était pas limpide » ; « les paroles étaient d’une enfant, mais leur audace
n’était pas toute 591
naïve ». Elle conserve une part irréductible d’inconnu et d’inconnaissable,
qui confine à la magie : « dans ses moments d’enthousiasme, il n’était pas loin de croire qu’elle
détenait le secret de certaines pratiques à moitié magiques de la vie sauvage. D’entrer dans sa
familiarité, on était loin de tout gagner sur elle : il y avait toujours plus d’un moment où elle
l’intimidait592 ». Cette part d’insaisissable de Mona, métaphorisée par l’image du saut593, et
accentuée par la nuée d’images naturelles qui l’entoure, attire Grange et sème en lui le trouble :
« A chaque réplique, à chaque mouvement des épaules et de la tête, l’idée qu’il se faisait d’elle
sautait incroyablement594 ».
Et en effet, l’image de Mona « saute », semble instable, mouvante, plurielle : outre les
motifs naturels qui la fondent dans l’espace diégétique, toute une série d’images l’assimile à
une femme-enfant595 : est-elle une « petite fille596 », « une écolière597 », « une jeune
bohémienne et une dénicheuse de nids598 » ? Elle revêt aussi un pan de merveilleux : à la fois
586
Ibid., p. 89.
587
Ibid., p. 57.
588
Un Balcon en forêt, p. 60.
589
Ibid., p. 63.
590
Ibid., p. 64.
591
Nous soulignons. Ibid., p. 61.
592
Ibid., p. 119.
593
Elle est assimilée à des animaux souples et bondissants, comme le faon ou le poulain. L’une des premières
images de Mona dans le roman est celle d’une petite fille sautant à pieds joints dans une flaque, ibid., p. 53.
594
Un Balcon en forêt, p. 57.
595
Le motif de la jeunesse de Mona est omniprésent : on trouve dix occurrences de l’adjectif « petit » associé à
Mona, dix-huit occurrences de l’adjectif « jeune ».
596
Un Balcon en forêt, p. 52.
597
Ibid., p. 53.
598
Ibid, p. 54.
116
Petit Chaperon rouge (« la silhouette était celle d’une petite fille enfouie dans une longue robe
pèlerine à capuchon et chaussée de bottes de caoutchouc599 » ; « Le dimanche soir, il passe
souvent des soldats sur la route. On dit qu’ils se méconduisent, ajouta-t-elle avec un nouveau
hochement de tête pénétré – mais on sentait qu’elle n’avait pas très peur »600), Belle au bois
dormant601, cadeau de Noël602, licorne, « enfant-fée603 ». Enfin, les objets qui l’entourent crée
une atmosphère d’hétérogénéité604, de bric-à-brac, de désordre605) voire de déchet – à noter le
caractère éphémère ou abimé des objets énumérés -, qui finit par diffracter son identité.
Peu à peu, le chemin du féminin, — chemin de Mona, route des femmes —, devient
impasse, creuse la distance : le féminin devient « opaque à l’élément masculin606 », un
inconnaissable dont « la connotation abyssale » miroite « comme envers du représentable, du
visible, du phallique607 ».
599
Ibid., p.52.
600
Un Balcon en forêt, p.57.
601
Le sommeil de Mona est un motif important (« Mona dormait à plat ventre, les couvertures enroulées autour
d’elle, les bras étendus de tout leur long, les mains plongées sous le traversin agrippant le lit de ses deux bords
… », p. 86), de même que les épines et la forêt qui entourent sa maison (« le troupeau des maisonnettes basses
allongées dans l’herbe, dont le toit dépassait à peine les clôtures d’épines des jardins », p. 61 ; « Viens te chauffer,
lui dit-elle en le tirant par la main devant la flambée d’épines », p. 64).
602
Jean-Louis Leutrat en analyse le réseau métaphorique : « Il la considérait ‘comme si elle était descendue par la
cheminée’ (p. 68) – comme un cadeau, mais l’image n’arrive pas sans avoir été préparée : en quittant Varin, Grange
songe à l’hiver et à la ‘forêt des contes de Noël’ (p. 50), et plus loin, Mona retire de la poche intérieure de sa
pèlerine ‘comme d’une cheminée de Noël’ son livret de famille (p. 58). Le son des cloches de Moriarmé avec leur
bruit grêle ‘comme un signe d’accueil à demi oublié’ (p. 42) est devenu le carillon d’une clochette à la porte de
Mona (p. 62) et l’on nous laisse imaginer un autre carillon, celui de l’attelage du Père Noël », « Traversée d’un
livre : les métaphores et leurs modulations », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 53.
603
Un Balcon en forêt, p. 119.
604
Ce sujet est abordé dans l’article de Bruno Tritsmans, « Livres de pierre, livres de brume. Des Falaises de
marbre au Balcon en forêt », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 87-88.
605
« Des disques dans leur enveloppe froissée et des livres gisaient pêle-mêle sur le tapis, des billes de verre
roulaient dans le fond des fauteuils aux murs étaient épinglés des cartes postales galantes, des portraits d’acteurs,
des coupures de journaux » ; « Quand Grange entrait, dans le carré de lumière grise que faisait la porte ouverte, il
apercevait d’abord, sur une table de cuivre le contenu de ses poches qu’elle avait vidées en vrac avant de se
coucher, et il y avait des clés, des bonbons à la menthe tout incrustés de miettes de pain, une bille d’agate, un petit
flacon de parfum, un bout de crayon mordillé et sept ou huit pièces d’un franc », Un Balcon en forêt, p. 85.
606
Entretien avec Julien Gracq, 22 octobre 1992, cité par Christine Bergassoli, « Amour et catastrophe dans
l’œuvre romanesque de Julien Gracq », Thèse de doctorat Nouveau Régime, Université Aix-Marseille I, 1994,
citée par Olivier Penot-Lacassagne, Mélusine n°23, p. 170.
607
Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, Paris, Le Livre de poche, collection « Biblio essais », 1999,
p. 190.
117
Chapitre III. Un imaginaire stéréotypé et obsessionnel : l’érotisme funèbre.
Si l’érotisme gracquien peut a priori sembler pauvre, ou même absent, c’est que la scène
sexuelle, qui fait partie de l’horizon d’attente du lecteur dans une œuvre du Désir, n’est pour
ainsi dire pas racontée. L’évitement est souvent patent et même, pourrait-on dire, exhibée par
la narration : le motif de la pénétration est soit absent, soit métaphorisé par les motifs naturels
de la fusion ou de la fonte, soit comme figé ou réifié, par celui du rituel ou de clichés sinon
violents, du moins agressifs. Plus encore, les motifs érotiques sont peu nombreux et
obsessionnels : l’imaginaire érotique est ressassant tout autant que le lexique. L’érotisme
gracquien est surtout une érotique de la négativité : tous les codes étudiés sont présents, parfois
exhibés, surreprésentés, mais vidés de substance.
Dans son article « La troisième », Brigitte Hatat part, pour penser la jouissance
féminine, de la lecture d’un texte de Freud, « le thème des trois coffrets » (1913) extrait des
Essais de psychanalyse appliquée. Elle réfléchit à ce qui fonde, au-delà de la fonction phallique,
la spécificité de l’hétérité et explore la logique du pas-tout. Elle analyse les trois modèles de
féminité proposées par Freud dans ce texte, qui illustre « les trois modes de relation de l’homme
à la femme, à savoir « la génitrice, la compagne et la destructrice609 ». L’analyse du Marchand
de Venise610, du Roi Lear611 et de La Belle Hélène porte sur le thème des trois sœurs entre
lesquels les prétendants doivent faire un choix. Il s’interroge sur les spécificités de la troisième :
comment se distingue-t-elle des deux autres ? Pourquoi est-elle la troisième ? D’après Freud,
les diverses figures littéraires de cette « troisième » femme ont toutes des particularités qui
mettent en exergue leur inquiétante étrangeté (l’Unheimlichkeit) : perfection, beauté,
effacement, mutisme. Freud fait le rapprochement entre le motif de la triade de sœurs et les
Parques, divinités gréco-romaines de la destinée humaine : Clotho file et veille donc à la
608
Brigitte Hatat, « La Troisième », L’en-je lacanien n°2, Le supplément féminin, Toulouse, Erès, 03/2004, p. 25-
32.
609
Ibid., p. 26.
610
D’après Brigitte Hatat, dans Le Marchand de Venise, les prétendants doivent trouver lequel des trois coffrets –
d’or, d’argent ou de plomb- contient le portrait de Portia afin d’obtenir sa main. Le bon choix est le troisième,
celui de plomb.
611
D’après Brigitte Hatat, le roi Lear décide de partager son royaume entre ses trois filles selon l’amour qu’elles
sauront lui témoigner. Les deux premières jouent la surenchère ; la troisième, Cordélia, s’y refuse. Le royaume est
partagé entre ses deux sœurs.
118
naissance, Lachésis dévide le fil de la vie et Atropos le coupe. Brigitte Hatat en conclut qu’ « il
y aurait donc affinité dans l’imaginaire – et l’art en témoigne- entre la mort et la femme612 ».
612
Brigitte Hatat, art.cit., p. 27.
613
Ibid.
614
Jacques Lacan, « L’Etourdit », Scilicet, n°4, Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien », 1973/III, p. 41.
615
Brigitte Hatat, art.cit., p. 27.
616
Le versant masculin étant Thanatos, conception phallique de la mort glorieuse. B. Hatat renvoie p. 28, note 4
de son article à l’ouvrage de J.-P. Vernant, « Figures féminines de la mort en Grèce », L’individu, la mort,
l’amour : soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, collection « Folio histoire » n°73, p. 131-132.
Elle le considère aussi comme lieu du signifiant par opposition à Kéré, « béance, point vide de la structure, où
l’altérité est absolue », p. 28.
617
Ibid. p. 28.
618
Khaos se rattache à khaino, khasko : s’ouvrir, béer, bâiller, Jean-Pierre Vernant, op.cit., p. 135.
119
l’érotisme du personnage féminin proviendrait de sa capacité de leurre : en tant
que pas-toute, elle inspire la totalité du désir, désir sexuel de l’Autre, mais aussi
désir de mort, désir absolu d’altérité « l’Autre sans nom, sans Nom-du-Père619.
a. La femme-la mort.
Car, à bien des égards, la femme gracquienne cultive des affinités avec la mort624 : dans
Un Balcon en forêt, Mona se présente à Grange comme veuve625 et c’est dans le village vidé de
ses hommes par la guerre qu’ils se retrouvent, village dans lequel les amours des uns soulignent
l’absence –très probablement définitive- des autres :
Quand il entrait aux Platanes pour prendre son café de l’après-midi, il surprenait
souvent, sous le calendrier Byrrh aux belles grappes où voltigeaient les dernières
mouches de la saison, Olivon en tablier de jute (le tablier du défunt, pensait
Grange : la cabaretière était une veuve un peu grasse, mais encore agréablement
souriante) attablé devant le journal du matin …626
Bien plus, l’itinéraire de Grange se termine dans le lit de Mona, qui a abrité leurs amours
et qui sert d’ultime refuge à Grange, lorsque, autour de lui, « la vie retombait à ce silence
619
Brigitte Hatat, art.cit., p. 29.
620
Je souligne l’expression qui me semble pouvoir s’entendre aussi au sens figuré : ce lieutenant n’a en effet
aucune aspiration à l’héroïsme ; le lieutenant n’est par non plutôt héros épique par essence.
621
Un Balcon en forêt, p. 82.
622
Ibid., p. 135 : « Alors c’est non, reprit Grange. Il fit de la pointe des doigts un geste qui balayait. –Décidément ?
–Décidément » ; puis, p. 138-139 : « Pourquoi voulez-vous rester ici ? reprit Varin brusquement (…) Je ne déteste
pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter ».
623
Isabelle-Rachel Casta, « Julien Gracq à la guerre ! », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 120-121.
624
Jacques Derrida, Eperons, Paris, Flammarion, 2010, cité par Isabelle Husson-Casta, « Signes du féminin dans
Un Beau Ténébreux », Julien Gracq 1, une écriture en abyme, Paris, Lettres modernes Minard, 1991, p. 49 :
« Qui s’éloigne, devient transcendante, inaccessible, séduite, agit et montre le chemin à distance — in die Ferne,
ses voiles flottant au loin, le rêve de mort commence, c’est la femme ».
625
Dans la dernière page qui laisse au lecteur le soin d’interpréter l’issue du roman, Grange dans une sorte
d’analepse se souvient de ce moment, comme si cette présentation avait finalement une valeur plus prédictive que
ponctuellement informative, faisant du veuvage de Mona un élément de son essence : « il songea encore un
moment à elle ; il revoyait la route sous la pluie où il l’avait rencontrée, où ils avaient tant ri quand elle avait ri :
‘je suis veuve’ », Un Balcon en forêt, p. 252.
626
Ibid., p. 112.
120
douceâtre de prairies d’asphodèles, plein du léger froissement du sang contre l’oreille, comme
au fond d’un coquillage le bruit de la mer qu’on n’atteindra jamais627 ».
D’autre part, dans La Presqu’île, l’absence pleine d’Irmgard fait affleurer l’idée
angoissante de mort dans l’esprit de Simon : « qu’elle ne fût pas là maintenant, tout de suite,
c’était comme l’élancement aigu, désespéré, du souvenir d’une morte, comme s’il n’allait plus
jamais la revoir »628. D’ailleurs, la réminiscence est assimilée à une résurrection 629.
b. Le mutisme de la sans-nom.
Le personnage féminin incarne donc bien cette Kéré, versant Autre de la mort dans
l’imaginaire grec, qui se distingue de la troisième sœur des Moires, Atropos, plus souvent
représentée sous les traits d’une vieille femme qui file et qui, semble-t-il, est aussi présente dans
Un beau Ténébreux : c’est Henri qui fait la rencontre glaçante, de retour de son errance nocturne
en automobile :
Une femme, vieille et morne, tricotait, l’air absent, derrière le comptoir vide.
627
Un Balcon en forêt, p. 253. L’allusion aux prairies d’asphodèles tout comme un peu plus loin le commentaire
« il se demanda ce qu’Olivon et Hervouët avaient payé avec cette monnaie funèbre », ibid., fait référence à la
représentation gréco-romaine des Enfers.
628
« La Presqu’île », p. 74.
629
Ibid., p. 126 : « une poussée d désir le traversa, et d’un seul coup la ressuscita contre lui toute ».
630
Au Château d’Argol, p. 50.
631
Ibid., p. 88.
632
Ibid., p. 64.
633
Bernild Boie, notice d’Un beau Ténébreux, O.C. I, p. 1169.
121
d’un juge. « Comment lui demander où je me trouve ? C’est ma perte », se
répétait-il stupidement.
La femme se leva, toujours tricotant, sans quitter des yeux son ouvrage, et vint
vers lui. Soudain une main glacée en une seconde se plaqua à sa peau tout entière,
la table vint à lui d’un mouvement brusque – il s’évanouit634.
Presque toutes étaient belles, d’une beauté drue et un peu lourde ; elles
ressemblaient à ces filles de paysans, aux yeux hardis dans la nuit tombante,
qu’on voit monter à cru les chevaux revenant de l’abreuvoir636.
Souvent assimilées à des animaux637, elles semblent in-fantes, mutiques638 ou peu prolixes639,
elles qui sont qualifiées de « taciturnes petits compagnons de voyage640 ». Le narrateur-
personnage souligne aussi la gravité et l’étrangeté641 qui se dégagent d’elles et qui contaminent
le rapport des hommes à ces femmes somme toutes bien mortifères. Si elles figurent le désir
sexuel, elles semblent tout autant avoir parti lié avec la mort, elles qui semblent comme
effacées, émanant d’une route aporétique et en forme d’impasse642, et que le narrateur-
personnage lit comme un signe de leur disparition643.
634
Un beau Ténébreux, p. 239.
635
Brigitte Hatat, art.cit., p. 26.
636
« La Route », p. 28.
637
Leur démarche est qualifiée de « sautillement d’oiselet boiteux », p.26 ; leur confiance est comparée à celle
d’une « bête douce qui essaie de lire sur le visage de son maître », p. 29. Leur lien à la route inspire la métaphore
marine : « on pensait quelquefois à ces oiseaux de mer qui se balancent un moment sous le vent des navires », « La
Route », p. 27-28.
638
« elles se tenaient par le doigt sans rien dire », ibid., p. 26.
639
« Elles parlaient peu – ne craignaient pas – étaient de sages et subtil conseil pour les dangers de la route », ibid.,
p. 28.
640
« La Route », p.28. Taciturne, de taciturnus, signifie « qui par nature parle peu, reste silencieux ».
641
« Je me souviens de leurs yeux graves et de leur visage étrangement haussé vers le baiser comme vers quelque
chose qui l’eût éclairé », « La Route », p. 31.
642
Christelle Defaye, « L’étrange – l’inquiétante route « gracquienne : une (im)possible voie(x) », Modernités 35,
Apories, paradoxes et autocontradictions. La littérature et l’impossible, textes réunis et présentés par Éric Benoit,
Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 213-231.
643
« Sans doute errent-elles encore auprès de la Route coupée où il ne passe plus personne, ces bacchantes
inapaisées dont le désir essayait de balbutier une autre langue –moitié courtisanes, moitié sibylles- inaptes pour
jamais qu’elles sont devenues à composer avec la vie banale, leur grand œil fier et triste comme un puits tari sur
le chemin désert – portant le regret et le veuvage de cette petite société de femmes … », « La Route », p. 31.
122
Cette affinité entre la mort et la femme se retrouve dans « Le Roi Cophetua ». Comme
dans « La Route », la femme dans ce récit est une « sans nom »644 et c’est même cet anonymat
qui semble être l’essence de sa féminité. Pour ainsi dire réduite à une existence minimale,
presque fantomatique, elle est tout d’abord présentée comme une « silhouette » :
C’est la synecdoque qui permet ensuite de la désigner, tantôt comme « pas vivant646 », tantôt
comme « masse lourde de cheveux noirs647 », ou encore l’usage de la périphrase « la femme
qui m’avait introduit ». A cet anonymat s’ajoute son silence et sa discrétion et sa « docilité
hautaine648 ». Elle est surtout mutique pendant le rapport sexuel : « De toute cette nuit, nous
n’échangeâmes pas une parole649 ». Quand elle n’est pas absente, invisible650, elle se déplace
« le pied suspendu », glissant « sur la moquette de ce mouvement silencieux qu’elle avait »651.
Seuls les mots qui relèvent de la nécessité de son étrange rituel/service sont prononcés, mais
d’une « voix sans timbre652 » ou encore « basse et monocorde653 ». Ce mutisme de la « sans
nom » aboutit dans l’esprit du narrateur-personnage et du lecteur à amplifier le mystère et
l’énigme qui caractérisent ce personnage féminin. Le personnage masculin doute de son
identité, justement parce qu’elle ne peut pas être semblable à elle-même, mais s’avère toujours
changeante et autre : « je restai quelques secondes avant de reconnaître la femme qui m’avait
introduit654 ». La contradiction, le contraste et l’altérité se révèlent dans ses faits et gestes : « Le
ton, qui était celui d’une femme de chambre dans son service, s’accordait mal avec le geste
644
Brigitte Hatat rappelle dans son article qu’il faut voir dans cet anonymat la preuve que le rapport sexuel (la
femme) et la mort sont deux impossibles : « pour l’une comme pour l’autre, il n’y a pas le signifiant qui pourrait
les représenter dans l’inconscient », art.cit., p. 27.
645
« Le Roi Cophetua », p. 197.
646
Ibid., p.198.
647
Ibid., p. 207-208 : « Je songeais à cette masse lourde de cheveux noirs qui vivait quelque part épaissement dans
la maison enténébrée ».
648
Ibid., p. 243.
649
Ibid., p. 242.
650
Les allusions à sa présence-absence sont nombreuses et soulignent la solitude d narrateur-personnage : « « Je
ne m’étonnais plus que distraitement de l’abandon où on me laissait », p. 207. « Lorsque j’avançai le flambeau en
tendant le bras au-delà du seuil de la pièce, je crus d’abord qu’il n’y avait personne. (…) Puis, quand la lumière
des bougies éclaira l’intérieur, je distinguai en face de moi une étagère d’où montait le tic-tac d’un réveil, une
corbeille à ouvrage posée sur un guéridon d’osier, et tout au bout de la table, assise et immobile, j’aperçus la
femme qui m’avait introduit », ibid., p. 209.
651
Ibid., p. 225. On pense évidemment à la Gradiva de Jensen, dont il sera question dans la troisième partie de
cette étude, à l’instar d’Anne-Yvonne Julien dans , « Jeux de référence croisées dans ‘Le Roi Cophetua’ », Julien
Gracq 5 : « les dernières fictions : Un Balcon en forêt, La Presqu’île », Caen, Lettres modernes Minard, 2007,
p. 223-239..
652
Ibid., p. 206.
653
Ibid., p. 212.
654
« Le Roi Cophetua », p. 205.
123
étrange du bras élevant le flambeau655 ». La question de son identité semble au cœur de la
nouvelle : « Qui était cette femme ? Dans le clavier très sommaire dont nous disposons pour
classer une femme de rencontre, son comportement avec moi ne venait éveiller aucune touche
précise656 ». Ce personnage incarne l’altérité absolue, « ‘une femme’, — c’est-à-dire une
question, une énigme pure657 ».
655
Ibid.
656
Ibid., p. 198.
656
Ibid., p. 207-208 : « Je songeais à cette masse lourde de cheveux noirs qui vivait quelque part épaissement dans
la maison enténébrée ».
656
Les allusions à sa présence-absence sont nombreuses et soulignent la solitude d narrateur-personnage : « « Je
ne m’étonnais plus que distraitement de l’abandon où on me laissait », ibid., p. 207. « Lorsque j’avançai le
flambeau en tendant le bras au-delà du seuil de la pièce, je crus d’abord qu’il n’y avait personne. (…) Puis, quand
la lumière des bougies éclaira l’intérieur, je distinguai en face de moi une étagère d’où montait le tic-tac d’un
réveil, une corbeille à ouvrage posée sur un guéridon d’osier, et tout au bout de la table, assise et immobile,
j’aperçus la femme qui m’avait introduit », ibid., p. 209.
656
Ibid., p. 212.
657
Ibid., p. 238.
658
Ibid., p. 212-213.
659
« Le Roi Cophetua », p. 224.
124
inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour
d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection –aveu au-delà des
mots- reddition ignoble et bienheureuse- acception stupéfiée de
l’inconcevable660.
660
Ibid.
661
Brigitte Hatat, art.cit., p. 27.
662
Sylvie Vignes, « Rêveries et dérives du conducteur solitaire », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 145-146.
663
La Presqu’île, p. 124-125.
664
« la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs se perdait dans l’ombre élargie qui se plaquait sur le
mur », « Le Roi Cophetua », p. 205. « La silhouette fondit dans le couloir obscur », ibid., p. 206.
665
Je suis sur ce point l’analyse d’Isabelle-Rachel Casta, « Julien Gracq à la guerre !, », Lectures de Julien Gracq,
art.cit., p. 125-177.
666
Le motif de la morte amoureuse combine deux figures premières de l’Altérité, amour et mort. On le trouve dès
1819 dans Lamia de John Keats. Théophile Gautier publie La morte amoureuse en 1836, E ; A. Poe, Eleonora en
1841, Villiers de l’Isle-Adam, Véra en 1874.
667
« Le Roi Cophetua », p. 242.
125
féminin semble sans réaction, comme mort, d’autant que l’image de la noyée est employée deux
fois dans le récit : « Un moment, agacé de cette lumière vacillante qui la mêlait aux plis du drap
comme une noyée, j’écrasai durement, j’immobilisais son corps contre moi de mes bras rigides,
mais ce corps restait sans crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune668 ».
La solitude des villas enterrées sous les branches était si complète que
mon pas malgré moi se faisait plus léger et plus long ; il me semblait que je
venais au fond de cette cavée perdue dans les feuilles éveiller je ne sais quoi
d’enseveli672.
Le récit a été interprété comme une sorte de rite initiatique, une réécriture de la catabase
orphique673. Dominique Rabaté lit l’itinéraire du héros comme une initiation par une femme
mystérieuse assimilable à bien des titres à Eurydice au « sentiment d’être au monde674 » et à
« une version allégée du pathétique de la perte675 » et du deuil. On peut poursuivre cette
interprétation en ajoutant que l’initiation est aussi d’ordre érotique, puisque la tension suscitée
par l’omniprésence du deuil et de la mort dans le récit est reversée dans le désir de l’Autre :
cette catabase orphique676 est pour ainsi dire à l’origine de l’érotisation du rapport entre les
personnages. D’ailleurs, tous ces signes de mort convergent vers la nuit d’amour et s’y résorbent
pour ainsi dire677.
668
Ibid., p. 243.
669
L’hypallage et la personnification de la maison concourent à donner cette impression tout au long de la lecture.
Dominique Rabaté étudie l’exemple de l’adjectif « songeuse », à la fois employé pour qualifier la maison (p. 203)
et pour caractériser le mouvement du bras du personnage féminin (p. 205), dans son article « Profil perdu. Perte et
consentement dans « Le Roi Cophetua », Julien Gracq 5, art.cit., p. 243.
670
« La salle où j’avais dîné était retournée à son ordre frigide », « Le Roi Cophetua », p. 235.
671
Ibid., p. 206.
672
Ibid., p.195. Nous soulignons.
673
Cette résonnance est inscrite dans le texte même : « Je songeais qu’on pouvait suivre Orphée très loin, dans le
sombre royaume, tant qu’il ne se retournait pas. Elle ne se retournait pas. Je l’avais suivie. Encore maintenant je
la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre –
étrangement pris en charge, étrangement charmé », ibid., p. 249.
674
Dominique Rabaté, « Profil perdu. Perte et consentement dans ‘ Le Roi Cophetua’ », Julien Gracq 5, art.cit.,
p. 252.
675
Ibid., p.253.
676
C’est aussi la lecture qu’en fait Hervé Menou dans « Ombre et lumière dans le Roi Cophetua », op.cit., p. 105-
119.
677
Isabelle-Rachel Casta remarque qu’ « on se rend bientôt compte que tous les adjectifs à connotation négative,
macabre, du commencement vont se convertir, après la nuit d’amour, en apaisement, rayonnement et espoir et
appétit de vivre », « Julien Gracq à la guerre ! », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 126.
126
2. De Kère à Chaos : béance originelle, indistinction, confusion, informe.
De plus, ce corps est rarement évoqué comme une entité absolue, complète. Il est
souvent réduit à un pied, voire à un pas, à un mouvement, ce qui renforce l’impression
d’évanescence qui se dégage de ces allusions à une sorte de fantôme, et ce, dès la première
rencontre : « Le mouvement de la silhouette que j’avais devant moi – l’un de ses pieds touchant
le sol à peine de sa pointe- avait quelque chose à la fois de vif et d’indéfinissablement suspendu,
comme si un instantané l’avait surprise682 ». Elle se réduit souvent aussi à son bras, porteur de
flambeau auquel il s’assimile. La femme se fait flamme, par transsubstantiation, et comme si
elle était plus une projection du désir masculin qu’un être véritable et incarné, « le geste étrange
du bras élevant le flambeau683 ». Elle est enfin réduite, au seuil de la scène sexuelle, à une
678
« La silhouette fondit dans le couloir obscur », « Le Roi Cophetua », p. 206.
679
Ibid., p. 239.
680
Jean-Louis Leutrat, « La reine du jardin », Julien Gracq, art.cit., p. 295.
681
Michel Guiomar, « Images et masques du Désir dans l’œuvre de Julien Gracq », Cahiers de l’Herne, n°20,
1972, Paris, réed. Livre de poche, collection « Biblio essais », 1987, p. 316.
682
« Le Roi Cophetua », p. 197.
683
Ibid., p. 205.
127
indétermination plus grande encore, à quelque chose « d’extraordinairement indistinct », un
mouvement, un silence, une ondulation : une femme, c’est-à-dire
rien d’autre que cette houle silencieuse et crêtée qui glissait et envahissait
par instants les pièces et les couloirs ; entre mille autres, il me semblait que je
l’aurais reconnue à la manière dont seulement au long de sa marche ondulait sur
le mur la lumière des bougies, comme si elle eut été portée sur un flot684.
Accessible, mais pas-toute, Mona est ombrée686 d’une menace contenue dans le motif
de la piqûre687, comme si la rencontre avec Grange était placée sous le signe d’Eros ou de
Cupidon. D’ailleurs, si Grange se sent « un peu piqué688 » du comportement de Mona à son
égard lorsqu’il la suit dans la forêt ; c’est que Mona se révèle avoir un certain piquant, -
notamment lorsqu’elle invite Grange à se chauffer « en le tirant par la main devant la flambée
d’épines689 » ou qu’elle apparaît coiffant Julia, « la bouche pleine d’épingles690 ». Mais
Thanatos/Polemos semble en être le revers : en voyant « la taille si mince dans son blouson
étroit, avec une ombre de malaise ; il pensait à ces guêpes qui savent d’instinct la piqûre qui
peut paralyser ». Par association d’idées, la taille de guêpe de Mona lui fait peut-être penser à
la fois à la guêpière et à un guêpier d’une autre nature, celui de la guerre, désigné par deux
images voisines du séjour à la maison forte, qui revient pour Grange à « être fait comme un
684
Ibid., p. 238-239.
685
La Presqu’île, p. 50.
686
Le personnage est d’ailleurs, comme toutes les femmes gracquiennes, associée à l’ombre et à la lumière :
« quand ils s’engagèrent sur la route étroite des Falizes, la nuit sembla s’abattre d’un coup avec l’ombre des
arbres », Un Balcon en forêt, p. 60 ; « quand Mona s’éveillait, avec cette manière instantanée qu’elle avait de
passer de la lumière à l’ombre… », Un Balcon en forêt, p. 85.
687
Jean-Louis Leutrat l’étudie dans « Traversée d’un livre : les métaphores et leurs modulations », Lectures de
Julien Gracq. Un Balcon en forêt, La Presqu’île, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 53.
688
Un Balcon en forêt, p. 54.
689
Ibid., p. 64.
690
Ibid., p. 65.
128
rat691 ». D’ailleurs, une part de l’angoisse que Mona suscite chez Grange est liée à la capacité
de prescience qu’il devine en cette « sibylle-enfant692 », qui fait signe du côté de la mort693,
malgré toute son aptitude de bonheur. La femme gracquienne est donc ravissante : à la fois
beauté renversante, dotée d’un « pouvoir de happement », elle capable de ravir l’homme à lui
–même, de l’emporter vers un inconnu inquiétant et menaçant son intégrité. Le rapport sexuel
est la cristallisation de ce pouvoir de ravissement du féminin.
a. La silhouette.
691
Il s’agit du constat du lieutenant accueilli par Grange à la maison forte : « Cette machinette qu’on vous a louée
en forêt, savez-vous comment j’appelle ça ? Sans vouloir vous vexer, j’appelle ça un piège à cons. Vous serez fait
là-dedans comme un rat », Ibid., p. 82.
692
Un Balcon en forêt, p. 121.
693
« Et quand il lui demandait à quoi elle pensait : - Je ne sais pas. A la mort…Quelquefois elle roulait la tête sur
son épaule, et quelques secondes elle faisait contre lui ses sanglots pressés, si étranges, brusques comme une pluie
d’avril », Un Balcon en forêt, p. 121.
694
On relève 86 occurrences du substantif « silhouette » dans les fictions gracquiennes ; dont 24 concernent une
femme. C’est « Le Roi Cophetua » qui contient le plus d’occurrences associées à la figure féminine (14).
695
D’après le Grand Robert de la Langue française, silhouette : 1. Vx. Profil, portrait à la silhouette, et, absolt,
silhouette ; 2. Ombre projetée dessinant nettement un contour ; 3. Forme qui se profile* en noir sur un fond clair ;
4. Allure ou ligne générale (d'un corps humain) telle qu'elle apparaît ou se trouve figurée sommairement ; 5. Petit
rôle, en général muet, au cinéma ou au théâtre.
129
comme dans « Le Roi Cophetua », « la silhouette entra de profil696 » –, la silhouette pouvant
aussi signifier un « portrait de profil exécuté en suivant l’ombre projetée par un visage ».
La femme-silhouette est toujours ombrée de mystère : elle est « cette silhouette droite
contre la lumière, et qui se laissait détailler si difficilement ; rien qu’un profil perdu qui fuyait
vers la pénombre du couloir, le contour mat d’une joue sortant à peine de la masse des cheveux
lourds697 ». Ainsi le motif de la silhouette insiste-t-il sur la nature de « pas toute » de la
féminité : elle est tantôt « l’apparition inattendue698 », sorte d’altérité, d’envers de soi, un peu
déstabilisant pour le personnage masculin, tantôt un être impossible à cerner. Les femmes de
« La Route » ou encore Mona dans Un Balcon en forêt, vues de loin, jettent le trouble dans
l’esprit de celui qui les voit, au point que leur image saute 699 ou qu’au contraire elle se
caractérise par une fixité hiératique et intimidante. Comme les femmes de « La Route »
accrochent le regard du narrateur de dos avec « leur sautillement d’oiselet », c’est par son
sautillement que Mona attire l’œil de Grange : « il y avait dans sa démarche quelque chose qui
l’intriguait700 ». Elle est une sorte de pointillé, comme si le mouvement imprimé à sa démarche
provenait du plus profond de son être, de son essence de « jeune bête au bois701 », d’une forme
de sauvagerie, d’ensauvagement propre à sa féminité : « Tantôt elle sautait une flaque à pieds
joints, tantôt elle s’arrêtait au bord du chemin pour casser une branche – […] puis elle repartait
à cloche-pied en poussant un caillou, et courait l’espace de quelques pas en faisant rejaillir l’eau
des flaques702 ». Même ces premières paroles « sautent » dans une sorte de bégaiement qui
semble reproduire la démarche : « - C’est m-mouillé, votre forêt, ooh là là 703 ». Le trouble
causé par la vue de Vanessa est d’un tout autre ordre. Si Mona semble insaisissable par le
trouble que provoque sa mouvance émouvante, c’est la « fixité de statue »704 qui fait tout le
pouvoir de séduction de Vanessa lorsqu’Aldo la voit pour la première fois : elle est la « reine
du jardin705 » Selvaggi, « elle faisait tomber sur ce jardin […] la solennité soudaine que prend
un paysage sous le regard d’un banni ». Le personnage féminin du « Roi Cophetua » semble
696
« Le Roi Cophetua », p. 238.
697
Ibid., p. 232.
698
« Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère préféré quand une apparition inattendue m’arrêta,
dépoté et embarrassé : à l’endroit exact où je m’accoudais d’habitude à la balustrade se tenait une femme », Le
Rivage des Syrtes, p. 50-51.
699
« A chaque réplique, à chaque mouvement des épaules et de la tête, l’idée qu’il se faisait d’elle sautait
incroyablement », Un Balcon en forêt, p. 57.
700
Ibid, p. 53.
701
Ibid., p. 54.
702
Ibid., p. 53.
703
Ibid., p. 55.
704
Le Rivage des Syrtes, p. 51.
705
Ibid. ; expression reprise par Jean-Louis Leutrat comme titre pour son étude du personnage de Vanessa.
130
faire la synthèse de ces deux silhouettes, elle qui se subsume tout à la fois dans le mouvement
de son pas, le trouble de la flamme, et sa fixité de lampadophore.
Selon Octavio Paz706, « la rencontre érotique commence avec la vision du corps désiré.
Vêtu ou dénudé, le corps est une présence, une forme qui, un instant, est toutes les formes du
monde ». Le trouble qui en résulte conduit le personnage à focaliser son regard sur les parties
du corps particulièrement porteuses de cette identité féminine. Partielle, elle ne se saisit pas
toute, comme s’il était impossible d’en faire le tour, de la posséder toute : toujours la femme
est tournée vers un point de fuite.
Tout un fétichisme du corps se met en place : les pieds et les pas l’associent à un rythme,
une démarche, découlent de l’impression générale de la silhouette. Ils connotent la légèreté de
la jeunesse de Mona, la gravité cérémoniale de la femme de La Fougeraie, scandée par
l’élévation du bras nu lampadophore ; les cheveux – souvent « ensauvagés » –, la bouche,
donnent accès la sensualité féminine, à sa sauvagerie, – les bouches mordillent – : « elles
allaient tête nue et les cheveux libres, une lourde crinière chaude qui leur tombaient jusqu’aux
reins, pleines d’épines et d’odeurs sauvages707 », la nuque rasée, sorte de comble de la nudité
pour Simon. Les yeux ourlés ou soulignés de khôl, les épaules, les hanches, les seins, la taille
serrée cristallisent le désir masculin dans la proximité physique de l’effleurement ou dans la
promesse d’une intimité plus grande. Le désir masculin provoque aussi souvent le
rajeunissement du personnage féminin : « il verrait seulement ses narines s’ouvrir et battre dans
l’odeur sauvage, et, si jeune pourtant, elle lui semblerait d’un coup rajeunir708 ».
706
Octavio Paz, La Flamme double, op.cit., p. 187.
707
« La Route », p. 27.
708
La Presqu’île, p. 99-100.
709
Michel Murat fait l’analyse de cette disparition du sujet par réduction synecdochique dans Le Rivage des Syrtes.
Etude de style I, Le Roman des noms propres, op.cit., p. 46-47 : « Dans le texte de Gracq, la disparition du sujet
dans l’anonymat est à la fois la condition et l’effet d’une focalisation intense sur un attribut ou un fragment du
corps ; des synecdoques particularisantes font saillir, en noyant le reste dans l’ombre, la voix du prédicateur, les
yeux de la femme aperçue à la fête, la croupe de la mendiante fouettée par Belsenza. […] En un sens, il y a bien
synecdoque, mais non trope : la partie a absorbé le tout, elle est le tout. Comme le manifestent de manière extrême,
mais exemplaire, ces « deux bras », seul vestige d’un vraisemblable partenaire masculin de la jeune femme de la
fête, des attributs erratiques et devenus autonomes surnagent pour témoigner d’un naufrage du sujet ».
131
pensée phénoménologique de Gaston Bachelard. Le corps féminin se parcourt et se connaît
sensuellement : il est tour à tour lourd, doux, lourd, chaud, frais, mouillé, dénoué, obscur. Le
corps est une sorte de prolongement naturel du paysage et inversement. Il est aussi souvent
animalisé, érotisé par un retour à une forme de « sauvagerie ». Tout un pan de l’érotique
gracquienne est donc moins culturel que naturel.
Mais la femme est, comme le monde, insaisissable, toute. Souvent la description érotisée
contribue à faire disparaître la femme, à dissoudre son corps dans sa naturalité, accentuant
l’impression de perte au seuil même de la relation. Comme frappée par le tabou du toucher, la
femme sexualisée se dissout au contact de l’homme et ce, y compris dans la description : Michel
Murat fait l’analyse de la description de la femme de la fête et montre comment elle se construit
autour d’un indicible710 : ce n’est pas véritablement la femme qui est décrite, mais plutôt sa
disparition, sa dissémination analogique.
Mona712, dont le nom semble être le signe de sa capacité unificatrice 713, est associée à
tous les ordres naturels714 : végétal, animal, minéral, aquatique715. Elle semble surgir du centre
d’une toile métaphorique qui innerve ensuite tout l’espace diégétique, ce qui fait d’elle, d’après
Michèle Monballin716, « une sorte de figure dupliquée de cette forêt à l’origine de l’expérience
710
« La femme entrevue par Aldo à la fête de Vanessa représente l’étape ultime de cette dissolution des
personnages. La focalisation la plus forte et la plus restrictive : réduction aux fragments successifs d’un corps
sexualisé dont l’énumération « en blason » fournit l’armature de la description, va de pair en effet avec une
dissémination maximale des prédicats. La description se construit ici contre toute représentation de son objet »,
Michel Murat, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Etude de style I, Le Roman des noms propres, op.cit., p. 51.
711
L’expression est de Jean-Louis Leutrat, « la reine du jardin », Julien Gracq, Cahier de L’Herne, art. cit., p. 282.
712
Du grec, monos, un seul. Bruno Tritsmans la rapproche de la monade leibnizienne, « Livres de pierre, livres de
brume. Des falaises de marbre au Balcon en forêt ». Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 87.
713
Elle participerait en cela à la représentation de la fonction phallique, c’est-à-dire de ce qui fait lien.
714
Bruno Tristmans, au détour de son analyse du palimpseste Jünger/Gracq autour du motif minéral et de la falaise,
rappelle que Mona porte les principaux signes de la poétique gracquienne, « Livres de pierre, livres de brume. Des
falaises de marbre au Balcon en forêt ». Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 87.
715
Je m’appuie sur l’analyse de Jean-Louis Leutrat dans un article consacrée au Balcon en forêt : « Traversée d’un
livre : les métaphores et leurs modulations », Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 54-55.
716
Michèle Monballin, « Relecture des premières pages d’Un Balcon en forêt », Lectures de Julien Gracq, op.cit.,
p. 73, note 10.
132
que fait Grange d’une relation particulière au monde et à soi ».Surgie de la forêt, elle est à la
fois « fille de la pluie717 », « encore à demi-fondue dans le rideau de pluie, une silhouette qui
trébuchait sur les cailloux entre les flaques », mais surtout être sylvestre, « une fadette – une
petite sorcière de la forêt718 », que Grange se réjouit, bien après leur rencontre, d’avoir « trouvée
dans les bois719 ». Cette origine, au moins aux yeux de Grange, justifie à elle seule les
comparaisons végétales et animales qui semblent en découler. Elle se végétalise pendant
l’amour : « des heures entières, baignés dans le soleil jaune qui faisait remuer doucement sur le
mur une résille de branches, elle vivait le long de lui comme un petit espalier 720 », au point
d’apparaître, en larmes, aux yeux de Grange venu la congédier « comme un jeune arbre […]
poisseux de sa sève721 ». Ce motif végétal se déploie dans la description des cheveux de Mona
avec les métaphores « la paille douce des cheveux blonds722 », « les cheveux couleur de
seigle723 » et de ses gestes, associés au motif de la plante.
De même, son agilité et sa vitalité l’animalisent, d’abord en son milieu –elle apparaît
tour à tour en « jeune bête au bois724 », « faon725 », « oiseau sur la branche726 », « poulain dans
une prairie727 », « chevrette qu’on a liée par les quatre pieds728 » ; face à Grange, elle adopte
même la « secousse affolée de gibier dans le piège729 ». Sa jeunesse l’assimile à « un
chaton730 », « un jeune chien731 ». Le bestiaire s’enrichit d’une touche d’exotisme qui fait surgir
son étrangeté et son charme au « perroquet sur son arbre […] –toujours accrochée d’une des
pattes et du bec732 ».
Autant dire que Mona incarne le monde dont elle émane, d’autant que ces références
s’entremêlent à d’autres qui lui donnent des caractéristiques minérales ou liquides. L’image du
« petit caillou733 » est reprise sous la forme du « galet734 » et associe d’autant plus Mona au
717
Un Balcon en forêt, p. 53.
718
Ibid., p. 53.
719
Ibid., p. 117.
720
Ibid., p. 87.
721
Ibid., p. 165.
722
Ibid., p. 55.
723
Ibid., p. 63.
724
Ibid., p. 54.
725
Ibid., p. 56.
726
Ibid., p. 59.
727
Ibid., p. 57.
728
Ibid., p. 164.
729
Ibid., p. 56.
730
Ibid., p. 54.
731
Ibid., p. 55. Ces comparaisons sont déclinées dans le texte : « comme un chat qu’on enlève de terre par la peau
du cou », p. 120 ; « à la manière des jeunes chiots », p. 89.
732
Ibid., p. 89.
733
Ibid., p. 60.
734
Ibid., p. 116.
133
monde qui l’entoure et qui entoure Grange que l’image s’applique à d’autres réalités créant des
échos entre elle. Ainsi, Mona respire au rythme du monde jusqu’à s’y confondre, de même le
« remue-ménage » peut faire signe du côté de Mona et sa maison, dans une sorte d’échange,
qui ouvre Grange au monde :
Elle semble tout aussi liquide que la forêt en plein dégel, elle qui est apparue à Grange comme
naissant de l’eau, et adaptée à son milieu « comme une petite barque qui s’abandonne au fil du
courant736 ». La femme n’est jamais loin du fluide, de même que la forêt n’est jamais loin de la
mer : « Le grand large des bois qui les cernait arrivait jusqu’à leur oreille porté sur une espèce
de musique basse et remuée, un long froissement grave de ressac737 ».
Pour Grange, posséder Mona revient donc à entrer en communion avec le monde qui
l’entoure, comme s’il n’avait accès à ce monde « gorgé d’une profusion tendre » que parce qu’il
avait eu accès auparavant à la gorge de Mona et à son corps « lourd et gorgé738 » :
D’ailleurs, Mona décline aussi les qualificatifs naturels pour s’adresser à Grange, qui se
végétalise à son tour en « pavot », ou s’animalise en « oiseau740 ». Cette réciprocité tend à
montrer que Mona est la médiatrice entre Grange et le monde : posséder Mona, c’est s’ouvrir à
un désir plus vaste qui recouvre l’érotisme de leur rapport et l’excède, comme si le rapport
amoureux était synecdochique du rapport au monde, comme si Mona blasonnait le monde741.
735
Ibid., p. 103.
736
Ibid., p. 96.
737
Ibid., p. 100.
738
Ibid., p. 66.
739
Ibid., p. 120.
740
Ibid., p. 164. On peut peut-être lire le sourire discrètement ironique de Gracq, qui joue sur les homéotéleutes
dans les trois répliques de Mona : « Qu’est-ce qu’il y a, mon pavot ? » ; « Tu es malade, mon oiseau », « Comme
tu es sot ! »
741
D’après Michèle Monballin, « Mona n’a été qu’une médiation vers une disponibilité plus grande à cette
expérience d’un rapport au monde ». Elle analyse cette expérience à partir d’un passage qu’elle considère comme
« une dévaluation de l’épisode amoureux ou plus précisément de sa place dans une hiérarchie : ‘le souvenir de
Mona lui traversa la tête avec le parfum des branches de mai : il commençait à comprendre […] ce que sans le
savoir elle était venue démuseler dans sa vie : ce besoin de faire sauter une à une les amarres, ce sentiment de
délestage et de légèreté profonde qui lui faisait bondir le cœur et qui était celui du lâchez tout’ », . Elle se démarque
en ce sens de l’analyse de Philippe Berthier, qui envisage, dans une érotique plus large, une « superposition
134
C’est être au monde intensément : « Où elle était, on le sentait, elle était toute. Quelle densité,
se disait-il, prend le moment présent, à son ombre. Avec quelle force de conviction, avec quelle
énergie elle est là !742 » Cette naturalisation est paradoxale : elle permet l’incarnation du
féminin et en même temps, désexualise le corps.
métaphorique et imaginaire (et donc communication et confusion érotique) entre la femme et le paysage », « Faire
l’amour, faire la guerre », Roman 20-50, art.cit., p. 10.
742
Un Balcon en forêt, p. 59.
743
Prose pour l’Etrangère, O.C. I, p. 1037 : « Sur les pieds nus de laveuse haut troussée, elle s’éparpillait soudain
autour de moi comme une blonde meule sous les coups de fourche –comme une souveraine qui dans le génie du
cœur improvise une décoration tendre cravatant tour à tour chaque meuble de sa guirlande singulière de lingerie
naïve- … »
744
Le Rivage des Syrtes, p. 147.
745
Un beau Ténébreux, p. 216.
135
l’averse746, à l’ondine jusqu’à la flamme747. La sexualité ramène le couple à une sorte de chaos,
ou du moins d’indétermination qui n’est pas sans rappeler le temps matriciel d’un fantasme de
regressio ad uterum. Seules les premières relations sexuelles entre Grange et Mona peuvent
être considérées comme euphoriques et heureuses, comblantes pour Grange, qui convoque
aussitôt l’image du paradis748.
Mais le plus souvent, la possession abolissant les frontières entre soi, l’autre et le monde,
s’accompagne d’une angoisse de la dépossession, de la perte et de l’anéantissement. La
jouissance toujours évoquée comme rapide749, s’évalue en termes de perte et sur un mode
particulièrement dysphorique :
Je trouvais une délectation lugubre dans ces nuits de Maremma, passées parfois tout
entière auprès d’elle, qui sombraient par le bout – comme les pilotis de la lagune dans
le gonflement matinal de l’eau noire – au creux d’un déferlement de lassitude, comme
si la perte de ma substance qui me laissait exténué et vide m’eût accordé à la défaite
fiévreuse du paysage, à sa soumission et à son accablement750.
La sexualité est considérée comme une petite mort, une expérience mortifère : Aldo comme
Vanessa plongent « dans l’eau plombée d’un étang triste, une pierre au cou »751. Pour le couple
que forment Grange et Mona, l’euphorie sexuelle revêt la forme de point sublime, point élevé
situé dans l’imminence, point limite avant l’anéantissement des deux personnages – Mona
s’évanouit pour ainsi dire ; Grange plonge dans un sommeil probablement létal – et du monde
qui les abrite — le monde sombre dans la guerre —. De plus, l’évolution vers une sexualité
teintée d’angoisse vient nuancer les débuts plus heureux. La relation sexuelle n’a d’autre fin
que la pulsion de mort et leur relation n’y échappe pas.
La sexualité est considérée du point de vue masculin comme un rapport de force avec le
féminin, dont l’enjeu principal serait de posséder sans être soi-même possédé. Souvent
l’angoisse monte chez le protagoniste qui pressent la même peur chez la femme : ainsi
« Vanessa, saisie d’une angoisse involontaire devant le déclic de ce piège qui se refermait, fit
746
« l’averse des cheveux clairs », « La Presqu’île »,p. 59 ; « comme une ondine qui sort de l’eau », Ibid., p. 74.
747
De « dans sa chaleur », jusqu’à la brûlure.
748
L’image du « paradis perdu » apparaît dès Prose pour l’Etrangère, en 1950-1951 : « Je t’aime comme on ne
t’a jamais aimée, je t’aime avec des élancements et des larmes, je t’aime come un paradis perdu », O.C. I, p. 1036.
749
« L’ardeur qui me jetait vers elle se contentait et s’éteignait vite », Le Rivages des Syrtes, p. 162 ; « Le plaisir
qu’elle me donna fut violent et court », « Le Roi Cophetua », p. 242-243.
750
Le Rivage des Syrtes, p. 164.
751
Ibid.
136
en trébuchant sur les galets quelques pas incertains comme pour fuir752 ». L’image du piège qui
se referme sur eux ou les motifs cynégétiques de la proie ou de la fuite sont récurrents. Car
l’enjeu est d’ordre existentiel : la sexualité est en quelque sorte une expérience de la mort, la
conjonction des amants scellant au moins pour un instant leur fusion et donc leur perte, la
dépossession de soi par l’autre, une forme d’annihilation.
Pour lui, l’expérience sexuelle est le lieu d’un rapport de force presque mystique, et il est
considéré aussi de la sorte par les femmes. Simon interprète son sourire comme le signe
angoissant pour lui du sentiment de victoire qu’éprouve Imrgard à être possédée, et cette idée
est d’autant plus mise en valeur que Julien Gracq a recours au vocabulaire tauromachique753 :
elle tenait comme une preuve à cette vaillance un peu glorieuse, un peu aidée, qui le
jetait sur elle chaque fois qu’ils étaient restés séparés longtemps ; il revoyait le sourire
que dessinaient les coins de sa bouche, les yeux clos, quand il se couchait sur elle,
sourire étrange où il y avait l’anticipation de l’orgueil plutôt que la gourmandise, qui
semblait prendre à témoin un tiers invisible, et qui creusait parfois sous l’estomac de
Simon un petit vide à peine agréable, comme à la cuadrilla qui débouche sur le sable754.
Dans « Le Roi Cophetua » aussi, le narrateur pense à la nuit d’amour avec la femme
anonyme en termes de pouvoir, comme si, dans une sorte d’inversion des rôles, il avait été
l’objet – rôle habituellement dévolu à la figure féminine – d’un rituel, peut-être organisé par
Nueil dans un prolongement de son propre rapport à sa « servante » : « Peut-être de son côté y
cherchait-elle chaque fois la vérification neuve de ce qu’elle avait dû éprouver presque
magiquement comme un pouvoir755 ». Cette conception du rapport sexuel comme affrontement
est présente dès Au Château d’Argol : après l’épisode du bain, Heide n’apparaît plus que comme
une reine qui aurait perdu son pouvoir de fascination auprès des hommes. Pour Yves Bridel,
Dans la même perspective, ce n’est que le rapport sexuel accompli qu’Aldo semble pouvoir
manifester « l’excès de [sa] tendresse » par des baisers sur son « corps défait757 ». Le narrateur
a d’ailleurs parfaitement conscience de la dialectique de ce rapport de force : « Humilié et serf,
752
Ibid., p. 146-147.
753
Le terme « cuadrilla » désigne l’équipe de toreros qui défilent avant d’affronter, à pied ou à cheval, le taureau.
754
« La Presqu’île », p. 125.
755
« Le Roi Cophetua », p. 247-248.
756
Yves Bridel, Julien Gracq et la dynamique de l’imaginaire, op.cit., p. 89-90.
757
Le Rivage des Syrtes, p. 147.
137
et pourtant calmement autoritaire – enchaîné – enchaînant758 » : le trouble se lit dans le texte et
dans sa probable polysémie : est-il question du narrateur lui-même, du gravier, symbole de la
femme anonyme et de son envoûtement ou encore du « piège » tendu par Nueil. L’homme
prend physiquement le dessus – la violence ou la tentation de la violence est souvent présente
dans la scène sexuelle – et envisage le corps à corps en termes de victoire et de défaite. A la
source du désir d’Aldo pour Vanessa, la perception fugitive d’une « faiblesse » de la jeune
femme759.Une fois la distance et sa domination inquiétante abolies par l’intimité physique, alors
seulement un autre rapport plus apaisé peut s’instaurer, peut-être comme signe de
reconnaissance d’une forme de proximité dans l’altérité. Alors seulement peut advenir le geste
qui vient au narrateur de « La Route » « avec une espèce de tendresse farouche et pitoyable, de
les baiser sur le front760 ».
Qu’elle soit reine ou serve, la femme s’offre sans contrepartie761 ; elle est capable
d’abandon, « invitante762 »., sa tête est le plus souvent « renversée ». Le don sexuel est même
considéré comme une sorte de service mystique et noble. Les femmes de « La Route » se
donnent, « humblement763 », « embarrassées de ce corps de femme qu’elles offraient dans le
noir avec une espèce de soumission humble764 ». D’ailleurs, cette dimension de service est
accentuée par la fonction de certains de ces personnages féminins : les femmes de la Route
« servaient l’ami d’une nuit qui se harnachait avec une adresse de page et des gestes tout
ennoblis, sachant ce qui est du lit, et ce qui est pour l’homme d’un autre ordre ». La femme
anonyme de La Fougeraie est associée au lieu comme si elle dépendait de la villa, la prolongeait.
De plus, elle prend en charge le service lié l’hospitalité : elle l’accueille, le guide à travers les
pièces, lui sert le dîner, avant d’accomplir le service d’amour765, lors duquel il la voit comme
un corps « détendu, livré, sans alerte aucune766 »; et , malgré le mystère qui plane autour de son
identité, elle est assimilée dans l’esprit du narrateur à la servante maîtresse du tableau accroché
758
« Le Roi Cophetua », p. 229.
759
Le Rivage des Syrtes, p. 147 : « tout battant d’un sang brutal à l’aveu de cette faiblesse, je passai mon bras sous
le sien et renversai durement sa tête sur mon épaule ».
760
« La Route », p. 31.
761
« La dévotion féminine comme valeur érotique de premier rang chez Stendhal (Mme de Rênal, Mme Bissaux,
Clélia Conti). Mais non pas, comme chez Laclos, en tant qu’obstacle –roi du parcours, dans le jumping de la
séduction. Plutôt comme signe électif d’une dimension d’âme supplémentaire, d’une aptitude à ce total quiétisme
amoureux qui est la secrète aspiration de Beyle, qui éclate dans le final du Rouge comme de la Chartreuse, et qui
donne à ses romans d’une matière si sèche le velouté, le moelleux qui fait leur vrai pouvoir » ? En lisant en
écrivant, O.C.II, p. 600-601.
762
Ainsi, la route semble à Simon, séduit peut-être par son accueil et son horizontalité, « invitante comme une
femme à l’ombre, étendue de tout son long au travers de la terre offerte », « La Presqu’île », p. 95. On notera le
jeu ambigu de l’hypallage qui associe femme et terre dans la même attitude face au personnage masculin.
763
« La Route », p. 31.
764
Ibid., p. 29.
765
Le narrateur évoque le « service insolite – le lit, la table – », « Le Roi Cophetua », p. 246.
766
Ibid., p. 243.
138
dans la salle à manger : « depuis des années, à cette table, servait-elle Nueil ainsi
silencieusement, rituellement, gestes et regards noués dans un malaise tendre et oppressant767 ».
Ainsi la relation sexuelle est dans certains romans assimilée au jeu d’échecs ou de cartes,
en particulier dans Au Château d’Argol et « Le Roi Cophetua », fictions dans lesquelles les
hommes croient être les maîtres du jeu et sont finalement mis en échec par le personnage
féminin. Albert, tout à la jouissance de sa reconstitution fantasmatique du viol d’Heide,
visualise l’union via le motif du jeu de cartes : « Herminien s’unissait à elle, mieux qu’en un
jeu malfaisant pour n exorbitant atout et par l’incroyable méprise d’un artiste, le buste du roi de
pique à celui de la dame de cœur768 ». Quant au jeu d’échec, présent comme un emblème769,
comme le crâne à valeur de memento mori dans une vanité, il semble, par son association du
noir et du blanc, du jeu et de l’enjeu, rappeler que les règles sont tout aussi existentielles pour
l’amour, dans un rapport de réversibilité et de continuité770. La scène sexuelle s’avère faire
fonction d’ « Intersigne »771, Eros redoublant d’autres scènes mortifères orchestrant le motif de
mort :
Sans haine, sans colère, dans un mortuaire écrasement, elle sentait encore la
puissance d’Herminien sur elle comme le déluge salé et fortifiant de l’eau vivante de la
767
Ibid., p. 229.
768
Au Château d’Argol, p.133-134.
769
Au Château d’Argol, Un beau Ténébreux, « Le Roi Cophetua ».
770
Bernard Vouilloux analyse le thème du jeu d’échecs à travers une occurrence trouvée dans Lettrines 2, Paris,
Corti, 1974, p. 176-177 : « J’ai dû tout aux livres, et presque rien à la pratique du jeu, restée chez moi très
intermittente ; outre une inaptitude naturelle avérée, ma faiblesse supplémentaire dans le jeu, —celle-là acquise—
est un peu celle d’un gratte papier qui, ayant à écrire une lettre d’affaires, se demanderait malgré lui à chaque
instant comment l’eût abordée Racine, Baudelaire ou Victor Hugo. Non pas joueur d’échecs, mais plutôt amateur
de parties, comme on l’est de tableaux ». « On sait au demeurant ce que vient représenter la collection dans un tel
système : aspiration infinie à la totalité, à la clôture, —aspiration vouée à l’échec précisément, en tant qu’elle
forclôt le sujet et interdit le passage à l’acte : Gracq, « machine célibataire » ? Gracq eût pu n’être qu’un
collectionneur — il collectionne les fragments, les lectures ; il est vrai, du reste, qu’à la contemplation du tableau
(laquelle pour autant, n’est jamais passive) il préféra malgré tout, à défaut des tables de jeu, le risque pris à écrire. »
Cette image du célibataire de l’art que je suppose empruntée à Proust (et au personnage de Swann) peut s’appliquer
au rapport aux femmes. Gracq semble aussi préférer, à défaut des femmes, prendre le risque de l’écriture.
771
Je rends compte ici de l’analyse de Michel Guiomar qui analyse la scène sexuelle comme intersigne de mort,
la pulsion sexuelle comme envers de la pulsion de mort dans Images et masques du Désir dans l’œuvre de Julien
Gracq, op.cit., p. 305.
139
mer où l’eussent véhiculée, sans heurts et sans efforts, la vélocité de mystérieuses
vagues, pour la déposer en un voyage sans retour pour l’autre rivage de l’Océan …772.
On peut en ce sens interpréter la scène entre Irène et Jacques comme double ou envers des
duos Allan /Christel et Allan/Dolorès dans la même chambre, comme si celle-ci revêtait la
fonction de chambre d’écho, amplifiant tous les avatars du désir.
Julien Gracq, à propos de Penthésilée associe les pulsions de vie et de mort sans aucune
ambiguïté, montrant que l’érotisme provient de la coïncidence des désirs, l’association des
contraires :
le duel inexpiable du couple, le duel amoureux « dont la haine mortelle des sexes
est la base » — la déchirante, la géniale ambivalence de ce champ de bataille qui
pourrait être tout aussi bien un lit bouleversé-, cette suerte de muerte impitoyable
où un homme et une femme, toutes pudeurs abolies, toutes contraintes larguées,
décidés à signifier exemplairement, jusqu’aux extrêmes conséquences, la
redoutable ambiguïté des pulsions qui les traversent, s’étreignent corps à corps,
se mesurent, s’atteignent, de la dent et du couteau, des lèvres et des ongles,
jusqu’à la mise en pièce incluse, dans une fureur d’absolu et
d’assouvissement773.
Dans Le Rivage des Syrtes, la scène érotique de la crypte sur l’île de Vezzano est à la fois
chargée de symboles sexuels et de signes de mort. D’après Marie-Thérèse Ligot774, la scène
sexuelle, chargée de violence quand Aldo se fait brutal775 , donne l’image d’une Vanessa morte
et ressuscitée, très proche du modèle d’Ophélie, flottant entre sommeil et mort au bord d’une
rivière et au cœur d’un paysage naturel. L’angoisse de la castration affleure aussi à plusieurs
reprises, comme lorsque les images de coupure se multiplient dans la conscience d’Aldo au
moment de suivre Vanessa dans la grotte qui abritera leurs amours : ses doigts s’attardent à la
« saignée de son bras », il sent sur ses yeux « les doigts fléchis et morts de cette main coupée »,
entend le cri des oiseaux « pareils à ceux d’une gorge coupée, aiguisant le vent comme un
rasoir776.
772
Au Château d’Argol, p. 134.
773
« Le Printemps de Mars », Préférences, O.C. I, p. 93-974.
774
Marie–Thérèse Ligot, L’image de la femme dans les textes romanesques de Julien Gracq, Julien Gracq, visages
d’une œuvre. Actes du colloque d’Angers, op.cit., p. 337.
775
« tout battant d’un sang brutal à l’aveu de cette faiblesse qui le transperçait délicieusement, je passai mon bras
sous le sien et renversai durement sa tête sur mon épaule, et en une seconde elle sembla s’éparpiller et s’alourdir,
ne fut plus qu’une pesanteur brûlante et molle, dénouée et toute renversée sur ma bouche », Le Rivage des Syrtes,
p. 147.
776
Le Rivage des Syrtes, p. 144-145.
140
b. A la place du mort.
Les moyens de locomotion, et l’automobile au premier chef, semblent tracer un trait d’union
entre éros et thanatos, désir érotique et pulsion de mort. Si aimer, c’est mourir un peu, l’amour
et l’expérience du désir sexuel peuvent être considérés comme une propédeutique à la mort.
Jean-Pierre Richard en fait la preuve dans sa microlecture777 d’un passage du Rivage des
Syrtes778 et son analyse de l’expression mise en italique « à tombeau ouvert » :
Je la sentais auprès de moi comme le lit plus profond que pressentent les eaux
sauvages, comme au front le vent emportant de ces côtes qu’on dévale les yeux
fermés, dans une remise pesante de tout son être, à tombeau ouvert.
Aldo se remémore son voyage en voiture auprès de Vanessa. Elle était venue le chercher dans
la chambre des cartes pour le ramener dans son palais de Maremma où elle donnait une fête le
soir-même. Il s’agit du premier rapprochement physique des deux personnages, qui métaphorise
par le motif de l’emportement et du déplacement leur autant qu’il le préfigure l’intimité érotique
et la jouissance sexuelle. Dans ce passage, l’automobile, qui vient redoubler la clôture du corps
de Vanessa embrassant Aldo, est autant assimilée à la profondeur accueillante du « lit plus
profond » qu’à celle du « tombeau ouvert » :
La descente en luge de Mona et Grange dans Un Balcon en forêt, dont le récit mêle les
connotations érotiques et mortifères, transforme le corps à corps joyeux en emportement
angoissant. La conduite de Mona se fait menaçante pour Grange, dans tous les sens du terme :
elle se méconduit quand le baiser se fait morsure, puis piqûre tout autant qu’en dirigeant la luge
contre les limites physiques du paysage : la falaise, le fond du ravin780.
Il sentait la bouche de Mona refermer sur sa nuque ses dents fraîches, et les mains
glisser le long de ses bras jusqu’à ses poignets qui manœuvraient l’avant-train.
La luge les culbutait contre une falaise molle que le ruisseau affouillait au fond
777
Jean-Pierre Richard, Microlectures, I, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 257-283.
778
Le Rivage des Syrtes, p. 88.
779
Jean-Pierre Richard, Microlectures, I, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 278.
780
On peut d’ailleurs rapprocher cet épisode d’un autre passage du Balcon en forêt, qui associe aussi, au moins
d’un point de vue métaphorique, image érotique et image mortifère, le moment où Grange pressent l’imminence
de la guerre : « et il sentait sur sa nuque entre cuir et chair — mi-appréhension, mi-excitation — la chatouille
légère du passager du scénic railway qui voit la courbure des rails, pas très loin devant lui, amorcer la grande
plongée », p. 110.
141
du ravin. ; roulés dans la neige, avec des rires énervés, ils luttaient, collés l’un à
l’autre, des mains et des genoux, et très vite, de nouveau, il sentait les dents de
Mona qui cherchaient sa nuque : une mollesse brusque l’envahissait, comme un
chat qu’on enlève de terre par la peau du cou — (…) il pensait à ces guêpes qui
savent d’instinct la piqûre qui peut paralyser781.
D’après Jean Bellemin-Noël, « il ne se passe jamais longtemps sans que l’ombre de Thanatos,
la Déliaison, revienne planer sur l’exaltation d’Eros, le Lien782 ».
On peut en lire une sorte d’équivalent dans La Presqu’île : les réminiscences érotiques de
Simon surviennent essentiellement lorsqu’il est au volant de son automobile :
Irmgard surgit pour ainsi dire à ses côtés, passagère à l’avant de la voiture, à la place du mort.
Comme dans Le Rivage des Syrtes, l’érotisation du corps féminin absent se superpose à la
possibilité de la mort : « qu’elle ne fut pas là maintenant, tout de suite, c’était comme
l’élancement aigu, désespéré, du souvenir d’une morte, comme s’il n’allait plus jamais la
revoir784 ». Dans tous les cas, la vitesse — de l’automobile, de la luge — et l’emportement à
deux qu’ils supposent créent les conditions d’un lâcher-prise favorable à la double expérience
de désir, désir de l’autre et désir de mort.
2. Un érotisme sombre.
781
Un Balcon en forêt, p. 120.
782
Jean Bellemin-Noël, Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 74.
783
La Presqu’île, p. 58-59.
784
Ibid., p. 74.
785
L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, collection « Tel » n°23, 1943, réed. 1978, 196 p.
786
Georges Bataille, L’Érotisme, op.cit., p. 12.
142
ainsi que sa dimension existentielle787 et mystique : l’acte sexuel érotique est considéré non
seulement comme une expérience de perte, mais aussi comme celle d’une transgression
consubstantielle à l’humanité : « il subsiste dans l’homme un mouvement qui toujours excède
les limites788 ». L’érotisme et la littérature sont avant tout intégrés à sa pensée de l’impossible,
comme point-limite du possible, coïncidence des contraires, superposition de « deux
inconciliables789 ». Cette pensée de l’érotisme est donc essentiellement contradictoire. En effet,
pour Bataille, la connaissance de l’érotisme relève de « l’expérience personnelle, égale et
contradictoire, de l’interdit et de la transgression790 ». L’érotisme, défini de façon oxymorique
comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort791 », est donc de nature paradoxale :
manifestation vitale, il touche aussi à la mort. Georges Bataille glisse de la dialectique vie/mort
à une autre, continuité /discontinuité. A l’origine de l’érotisme, le constat que nous sommes des
êtres discontinus avec un désir de continuité. Même si elle n’y entre pas directement en jeu792,
la reproduction en donne indirectement la clé, puisqu’elle « met en jeu des êtres
discontinus793 ». Les êtres sont séparés par leur nature mortelle ; chaque homme est isolé dans
la solitude de sa propre mortalité. Cette discontinuité entre les hommes est doublée d’une forme
de « communion » possible entre eux : l’intuition commune de la mort, « élément de continuité
de l’être », source de fascination et de trouble érotique.
L’érotisme est donc par définition violent794, car il est un mode de recherche de continuité
de l’être : le moment de la mort est le passage de la discontinuité qu’est la vie à la continuité de
la mort, autrement dit il est ce qu’il y a de plus violent pour l’homme, un arrachement. Pour
Bataille, « l’érotisme des corps » (l’acte sexuel pris indépendamment de la question de la
reproduction) est une « violation de l’être des partenaires », qui « confine à la mort795 ». L’acte
sexuel aboutit à une sorte de fusion, de dissolution des êtres, la pénétration abolissant la limite
entre dedans et dehors. L’acte sexuel devient une sorte de moment qui unit deux discontinuités
dans lequel la nudité prend une part importante. Bataille considère le corps nu comme
renoncement de la clôture de l’être sur lui-même796, rappelant aussi que dans l’Antiquité, la
787
A l’origine de l’érotisme, un désir intérieur, de nature existentielle. L’Erotisme, op.cit., p. 35.
788
Ibid., p. 46.
789
Ibid., p. 43.
790
Ibid., p. 42.
791
Ibid., p. 17.
792
Georges Bataille précise que l’activité sexuelle érotique est indépendante de l’objectif de reproduction.
793
Georges Bataille, L’Erotisme, op.cit., p. 18.
794
« Essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, le domaine de la violation », Georges
Bataille, L’Erotisme, op.cit, p. 23. La violence est aussi un interdit fondamental (Freud, Totem et tabou, 1ère éd.
Bibliothèque scientifique, 1923, traduction revue en 1965, Paris, « Petite bibliothèque Payot » n°6, 2001, 226 p).
795
Georges Bataille, L’érotisme, op.cit., p. 24.
796
« Les corps s’ouvrent à la continuité par ces conduits secrets qui nous donnent le sentiment de l’obscénité »,
ibid.
143
mise à nu était un équivalent symbolique de la mise à mort. Ainsi, « ce qui est en jeu dans
l’érotisme c’est toujours une dissolution des formes constituées797 ».
« La dérobade attise le désir804 » et la volonté de se maintenir dans l’attente, dans le désir et non
dans l’accomplissement de ce désir sont des éléments fondamentaux de la conception de
l’érotisme partagée par Bataille et Gracq :
Qu’il est doux des rester dans le désir d’excéder, sans aller jusqu’au bout, sans
faire le pas. Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de
nous maintenir en vie dans le désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout, en
créant à l’excès de violence du désir. Nous savons que la possession de cet objet
qui nous brûle est impossible805.
797
Ibid., p. 25.
798
Il rejoint là Charles Baudelaire : « Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de
faire le mal », Fusées, III, Œuvres Complètes, volume i, Claude Pichois (éd.), Paris, Gallimard, collection
« Bibliothèque de La Pléiade », 1975, p. 652.
799
Georges Bataille cité par Sarane Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, Paris, Seghers, 1989, p. 357.
800
Georges Bataille ; L’Erotisme, op.cit., p. 26.
801
Ibid., p. 104-105.
802
L’Erotisme, op.cit., p. 158.
803
Ibid., p. 161.
804
Ibid., p. 146.
805
Ibid., p. 157.
144
Parce qu’elle est proche de la mort, jamais la sexualité ne se regarde sans « trouble806 » : c’est
ce trouble que Gracq écrit et qu’il s’agit d’étudier. De plus, pour Bataille, « en principe,
l’expérience érotique nous engage au silence807 » ; ce motif du silence est omniprésent dans la
fiction gracquienne.
b. Affleurement de la violence
Le plaisir sexuel vient recouvrir le désir de mort, comme si la « petite mort » était une
préparation à l’impossible de la mort à venir. Prose pour l’Etrangère semble contenir l’essentiel
des motifs violents contenus dans les fictions : la femme soumise au désir de l’homme, la
morsure, le sang, la mort.
Je voudrais te hâter vers mon été cuisant –je voudrais te forcer à ma saison torride
– je voudrais que ton saigne et que ton plaisir te crucifie – je voudrais te crocher
de mes dents ta chair qui m’échappe, blettir ton cœur intact, plomber ta tête
aveugle – sentir ton corps lesté du mien s’abîmer plus lourd dans le puits des
années, et dans mon sang gonflé qui bat contre le tien, dans la nuit de nos corps
mêlés, un peu de ma mort envenimer la tienne808.
On peut ainsi rattacher les fantasmes violents à cette conception de la sexualité comme abolition
de la frontière dedans/dehors, forme/informe, masculin/féminin. Dans « Le Roi Cophetua », le
narrateur-personnage est pris d’une irrépressible envie de frapper (« dans une espèce de
panique, j’eus presque le mouvement de frapper le visage tapi et fuyard809 ») parce qu’elle
bascule du côté de l’indiscernable, du fondu (« Un moment, agacé de cette lumière vacillante
qui la mêlait aux plis du drap comme une noyée, j’écrasai durement, j’immobilisai son corps
contre moi de mes bras rigides810 »).
Comme chez Georges Bataille, la sexualité est considérée comme une profanation, une
transgression, prise dans une dialectique de sacralisation de la femme puis de souillure : « son
malheur, que je m’exagérais, mettait sur mes joies une arrière-pensée de retenue secrète, et sur
les pensées moins chastes qui me venaient comme l’interdit d’un sacrilège811 ». C’est dans cette
veine que l’on peut lire le viol d’Heide par Herminien, qui fascine Albert plus qu’Heide elle-
même. D’ailleurs, même lorsque la sexualité est possible, elle reste liée à l’idée de violence.
806
Ibid., p. 172.
807
Ibid., p. 279.
808
Prose pour l’Etrangère, O. C. I, p. 1039-1040.
809
« Le Roi Cophetua », p. 243.
810
Ibid.
811
Le Rivage des Syrtes, p. 53.
145
La violence ou le désir de violence ne sont jamais très loin du désir sexuel. Le couple
pris dans le désir sexuel se sent fouetté, souffleté, giflé812. Entre eux, le mordillement se
radicalise en morsure. Quand les femmes de la Route « mordillaient une branche fleurie813 »,
elles signalent par là une sorte de sensualité naturalisante, d’animalité qui fait penser à celle de
Mona qui, enlaçant Grange « de ses jambes, mordillait à la manière des jeunes chiots la main
qui remuait la cuiller814 ». Mais ce mordillement est le signe d’un désir de l’autre métaphorisé
par la faim et la dévoration : « il ne pouvait se retenir de mordiller cette peau (…) avec une faim
très trouble815 ». Dans « La Presqu’île », le motif de la morsure sert de comparant au rituel
sexuel tout entier816. Entre désir de possession, d’assimilation et d’agression, la morsure
manifeste toute l’ambivalence du rapport sexuel comme rapport à l’autre et cristallise ce qui
érotise le rapport sexuel : la superposition d’Eros et de Thanatos. Dans Un Balcon en forêt, le
désir de Grange illustre la relation de contiguïté qui les relie : « Là-dessus le mordillement se
faisait morsure ; il la serrait contre lui et il crochait de ses ongles avec une nuance de folie où
montait le goût du sang817 ». La morsure peut enfin tenir lieu de substitut à la possession : dans
Au Château d’Argol, Herminien tout comme Albert exacerbent leur désir pour Heide, source
de souffrance, par une morsure indirecte et symbolique. Comme en miroir, au désir agressif
d’Herminien — « Herminien songeait à Heide. (…) A peine voyait-il la robe blanche de Heide
(…) Alors il plongeait son visage en un dernier recours dans la nuit fraîche des oreillers, dont
il mordait avec sauvagerie la toile blanche et délicate818 » — répond celui d’Albert — « Bientôt,
couché de tout son long dans l’herbe mouillée qu’il mordait avec emportement, inondé des
pleurs salés de ses yeux, il évoquait l’apparition de Heide au sein des affres de cette nuit dont
rien ne pouvait égaler l’horreur et la fascination819 » —. Le plaisir érotique passe donc par une
possession physique oralisée et chargée de violence et d’angoisse, d’autant plus si c’est la
femme qui inflige la morsure au personnage masculin. Dans la scène de descente en luge, Mona
apparaît comme une sorte de vampire. Comme un leitmotiv, le motif de la morsure est lancé
(« il sentait la bouche de Mona refermer sur sa nuque des dents fraîches ») puis repris (« et très
vite, de nouveaux, il sentait les dents de Mona qui cherchaient sa nuque820 ») pour aboutir au
sentiment de dépossession qui caractérise souvent le plaisir masculin : « une mollesse brusque
812
C’est par exemple le cas pour Aldo et Vanessa : « je ne sentais plus rien que le vent fortifiant qui nous giflait
de claquements d’ailes rudes », Le Rivage des Syrtes, p. 142.
813
« La Route », p. 26-27.
814
Un Balcon en forêt, p. 89. Mona est aussi associée au mordillement par le « bout de crayon mordillé » (p. 85)
vidé des poches de Mona.
815
« La Presqu’île », p. 67.
816
Ibid., p. 124 : « Austère – brûlant – jamais hâté – tout entier et longuement offert aux yeux fixes comme à une
morsure, soutenu de bout en bout par le doux étranglement de la gorge derrière la barrière des dents serrées ».
817
Un Balcon en forêt, p. 89.
818
Au Château d’Argol, p. 81.
819
Ibid., p. 131.
820
Un Balcon en forêt, p. 120.
146
l’envahissait, comme un chat qu’on enlève de terre par la peau du cou821 », l’image ne manquant
pas de connoter la figure de la mère.
Le fantasme de la décollation semble aussi faire l’essai de cette frontière dedans –dehors
qu’est la peau. L’évocation de la nuque comme limite (entre la tête et le corps, entre les cheveux
et le cou) fait affleurer l’image de la coupe puis de la décollation. Outre la tentation de
transgression et de profanation que représente la décollation, la nuque rasée (« coupe au
rasoir ») devient une sorte d’emblème de l’extrême nudité, de la mise à nu, comme une
radicalisation du désir de dévoilement de la féminité822. La peau rase permet à Simon d’avoir
accès à Irmgard sans prendre le risque de la dépossession lié à la pénétration. De même, les
scènes de flagellation peuvent être lues comme tentatives de possession/dépossession de l’autre,
l’encapuchonnage garantissant la perte provisoire de singularité et d’identité823. Elles
permettent une jouissance particulière de la nudité féminine par l’inversion des catégories
vêtu/dévêtu, montré/caché, qui érotise la « croupe ». Le geste même de dénudement est violent,
car il n’est pas consenti, comme le rappelle Bernard Vouilloux à propos de la flagellation de la
jeune fille par Belsanza dans Le Rivage des Syrtes, rapprochant cet imaginaire de celui des
Surréalistes comme Desnos ou Klossowski : « l’obscène réside dans l’irruption de cet envers-
en-dessous caché en lieu et place du visage824 ». De plus la flagellation vient posséder
visuellement et tactilement le corps en faisant l’expérience de la solidité de la frontière qu’est
la peau.
Enfin, le fantasme de pendaison offre une alternative au rapport sexuel, plus jubilatoire.
Si les motifs de fusion et de fonte impliquent l’idée de gravité, de descente, le rêve de Grange
est au contraire aérien, comme porteur d’un allègement. Revers vertigineux et angoissant : faut-
il rattacher cet épisode à l’imaginaire que Bernild Boie rappelle dans sa notice825 : « A l’arrière-
plan se distingue la fascination pour un état d’équilibre dans le vertige, la recherche du point de
suspens dans la chute, la tentation aussi de lâcher prise, dont Grange saisit le caractère
équivoque parlant d’une « nausée presque voluptueuse826 » et ailleurs de son « vice » : « il n’y
821
Ibid.
822
Une étude de Georges Didi-Huberman traite de la violence comme prolongement du désir sexuel dans l’art
pictural : Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, collection « Le temps des images », Paris, Gallimard, 1999.
823
« On entendait sangloter à petits coups sous le retroussis de linge, et je savais que maintenant elle ne parlerait
pas. Le pire pour elle était passé : c’était ce licol de bête à l’encan, cette croupe jaillie des linges, rebondie de santé
et à l’épanouissement obscène, qui bafouait maintenant le visage comme un rire gras », Le Rivage des Syrtes,
p.156.
824
Bernard Vouilloux, Mimesis : sacrifice et carnaval dans la fiction gracquienne, Paris, Lettres modernes, 1991.
825
Bernild Boie, notice d’Un Balcon en forêt, O.C. II, p. 1293-1294.
826
Un Balcon en forêt, p. 118.
147
avait que cette sensation bizarre de chute libre, cette nausée flottante qui devenait son vice, dont
il ne lui parlait jamais, dont elle restait exclue, et qui était peut-être l’essentiel.
2. Eros et transgression.
C’est aussi dans cette perspective que la pénétration semble considérée presque toujours
comme une transgression827, et le corps à corps comme une confrontation. Le désir sexuel est
soutenu par la transgression828 et réciproquement. Comment celle opposition peut-elle se
résoudre ? par la dissolution des différences, et le retour à une sorte d’indétermination
primordiale asexuée. Plus souvent, la psyché du personnage masculin, qu’il soit narrateur ou
porteur du point de vue, représente le rapport sexuel avec les catégories stéréotypées de
possession et dépossession, de piège dont la victime serait tantôt la femme, tantôt l’homme
(dans « Le Roi Cophetua », par exemple). Ainsi l’imminence sexuelle, - et l’expression est à
entendre dans toute sa dimension d’attente et de menace -, est signifiée par la métaphore
cynégétique. La « secousse affolée de gibier dans le piège »829 de Mona n’échappe pas à
Grange ; Irmgard est souvent comparée par Simon à un lapin que l’on tient par les oreilles 830
ou associée à des « images de bêtes sans frein qu’on terrasse pour les marquer, de bêtes dociles
qu’on prend par la nuque »831. De même, Vanessa « fit en trébuchant quelques pas comme pour
fuir » « devant le déclic de ce piège qui se refermait »832. La femme est vaincue, soumise pour
être possédée : Heide s’offre « en cachant sa tête sous son bras replié pour qu’il ne lût pas encore
au fond de ses yeux son accablante défaite », « comme une esclave entièrement soumise »833.
Albert méprise ce don, comme un « triomphe pour lequel il n’avait pas combattu »834. L’amour
s’apparente à un combat perdu d’avance, comme entre Aldo et Vanessa : « dans sa voix posée
passait un accent de hauteur involontaire, et les yeux pitoyables se détournèrent, mais je
comprenais leur mise en demeure et leur attaque brutale. Je ne monterais sur le bateau qu’en
prisonnier »835. Ici précisément, la transgression que constitue le rapport sexuel n’est que le
prémisse d’une transgression plus ample et importante, il scelle la promesse tacite d’Aldo de
déclencher la guerre , en dépassant la ligne invisible qu’ils frôlent lors de cette escapade
marine : « dans cet instant, j’ai senti que quelque chose allait se décider pour toujours, et je
827
Hormis dans Un Balcon en forêt, puisque Grange se trouve en Mona « sans y penser ».
828
Ruth Amossy, Parcours symboliques chez Julien Gracq : Le Rivage des Syrtes, op.cit., p. 152-154.
829
Un Balcon en forêt, p. 66.
830
« il l’embrasserait sur la nuque en relevant ses cheveux, et à la petite secousse brusque qui passerait le long de
son cou, il devinerait ses yeux grands ouverts, nus et tendus comme ceux du lapin qu’on soulève par les oreilles »,
La Presqu’île, p. 123.
831
Ibid, p. 68.
832
Le Rivage des Syrtes, p. 147.
833
Au Château d’Argol, p. 74. La soumission est un motif récurrent du don sexuel ; « espèce de soumission
humble » des femmes de « La Route », p. 29.
834
Ibid., p. 76.
835
Le Rivage des Syrtes, p. 143.
148
cherchais les yeux de Vanessa », pense Aldo juste après la remarque de Vanessa mi-ironique,
mi-sérieuse sur le bateau de contrebande sur lequel elle le fait embarquer, à tous les sens du
terme : « c’est très répréhensible, n’est-ce pas836 ? ».
Elle était du sexe qui pèse de tout son poids sur les portes de l’angoisse,
du sexe mystérieusement docile et consentant d’avance à ce qui s’annonce au-
delà de la catastrophe et de la nuit838.
De même, lorsqu’Aldo passe la ligne qui le sépare de Rhages, c’est l’excitation de l’assaut
sexuel qui dramatise le récit :
Une minute, une minute encore où tiennent des siècles, voir et toucher sa faim,
soudés à ce bondissement final de train rapide, se fondre dans cette approche
éblouis, se brûler à cette lumière sortie de la mer.
Soudain, à notre droite, du côté de Rhages, le rivage vibra du cillement précipité
de plusieurs éclairs de chaleur. Un froissement lourd et musical déchira l’air au-
dessus du navire, et réveillant le tonnerre caverneux des vallées de montagne, on
entendit se répercuter trois coups de canon839.
836
Ibid.
837
Ibid., p.146.
838
Ibid., p. 286.
839
Le Rivage des Syrtes, p. 217.
840
En tout cas, dans la relation sexuelle. On verra que dans le sommeil, le personnage s’autorise cet abandon.
149
souvent « à la dérobée841 », qui craint autant qu’il espère le « pouvoir de happement
redoutable842 » de la féminité. Le dévoilement du corps mène à la dépossession de soi.
L’érotisme gracquien semble parfois très proche de celui de Georges Bataille, tant la
jouissance est mêlée à la douleur, la souffrance et une forme de mystique, même si chez Gracq
la mystique chrétienne de Bataille est plutôt remplace par l’intertexte du mythe du Graal ; il
s’agit aussi d’une jouissance permise par l’idée même de transgression : les « délices »
d’Albert, proviennent, comme le montre l’emploi de l’italique, de ce qu’il parvient à voir, grâce
à sa reconstruction fantasmatique ce qu’il ne devait pas voir : il transgresse ainsi un interdit
inscrit au cœur du texte, même le lecteur n’a pas pu voir le viol de Heide, puisqu’il n’est pas
raconté. Albert jouit de la remémoration d’Heide violée et du fantasme qui reconstruit ce qu’il
n’a pas vu :
Alors, les yeux fermés, les tempes bourdonnantes, dans une desséchante
angoisse, il sentait venir à lui la blessure de son ventre. (…) Et, les yeux
clos, il collait sa bouche à cette fontaine rouge et, goutte après goutte, il
en faisait ruisseler sur ses lèvres le sang mystérieux, délicieux. (…) Dans
le fond de son cœur qu’elle transperçait mieux que le fer rouge d’une
lance, il enfonçait cette vision comme une épine aiguë, à la charmante
morsure de laquelle il se déchirât avec délices, un tremblement sans
merci giflait toutes ses chairs vives, il se sentait fondre dans une
exténuante compassion. Qu’il affronte maintenant, pour une issue
désormais à peine douteuse, le destin qui n’eut pas la miséricorde de le
changer en statue de sel, celui dont les yeux se sont ouverts sur ce qu’ils
ne devaient pas voir843.
841
Un Balcon en forêt, p. 55.
842
Le Rivage des Syrtes, p. 51.
843
Au Château d’Argol, p. 132.
150
L’érotisme montre la voie de l’érotique. « […] car comment nommer un désir ? Un
désir, on le cerne844 ». C’est ce que fait Gracq, cerner l’érotisme, cerner la femme en tant
qu’objet ambivalent de désir. Là où le lecteur attendait le comble, il trouve l’ellipse, et
l’impression est renforcée par l’accentuation des contours de la scène, qui reprennent les codes
de la littérature érotique : la zone textuelle est formée en îlots, soulignée, comme au khôl,
artificiellement. Il reste l’orbe évidé de la sexualité face à la plénitude de l’œil voyeur du lecteur.
Le désir, mouvant et creux, est donc représenté dans toutes ses contradictions, sa mouvance, sa
nature insaisissable, ambivalente et contradictoire, tendu entre pulsion de vie et pulsion de mort.
L’érotisme apparaît donc bien comme un motif secondaire, présent, mais comme mis en
sourdine, dans une forme de latence845. Ce traitement de l’érotisme semble d’autant plus
étonnant que, pour Julien Gracq,
tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire
pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation
un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu. Quelquefois –rarement,
car une des vertus cardinales du romancier est une belle et intrépide inconscience
– dans un jour de penchant critique il m’est arrivé de sentir une phrase que je
venais d’écrire dresser, comme dit Rimbaud, des épouvantes devant moi846 :
aussitôt intégrée au récit, assimilée par lui, happée sans retour par une continuité
impitoyable, je sentais l’impossibilité radicale de discerner l’effet ultime de ce
que j’enfournais là à un organisme délicat en pleine croissance : aliment ou
poison847 ?
Il faut faire le deuil de l’érotisme dans l’œuvre de Julien Gracq : tout est installé dans le
décor et dans l’attente, les personnages sont chargés de désir, les scénarii sexuels sont en place,
844
Jacques Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, livre XI, Paris, Seuil,
1973 ; citation mise en exergue de son œuvre Désir, figure, fiction, le domaine des marges de Julien Gracq, Paris,
Minard, collection « Archives des lettres modernes » n°199, 1982, par E. Cardonne-Arlyck.
845
Le « latent » étant ce qui n’est pas manifeste, qui reste caché mais demeure susceptible d’apparaître, de se
manifester à certains moments » et en même temps ce qui forme ensemble de significations auquel aboutit
l’analyse d’une production de l’inconscient, singulièrement du rêve, d’après les définitions du TLF.
846
D’après la note de Bernild Boie, O.C. II, p.1521, la citation est empruntée à « Alchimie du verbe », « Délires
II », Une Saison en enfer, O.C., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 108.
847
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 119-120.
848
En lisant en écrivant, Corti, p. 238.
151
y compris bon nombre de stéréotypes. Tous ces cadres tournent autour d’un centre vide,
mouvant, insaisissable : on cerne849 le sexe, mais il nous échappe néanmoins. Et tant mieux, car
passés l’angoisse, le vertige, de cette perte, Gracq jette son lecteur sur de nouvelles routes,
certes déroutantes, mais peut-être plus érotiques que l’objet sexuel auquel on aurait pu
s’attendre. La coupe sombre opérée dans la mimésis érotique ensemence le texte, le charge
d’une énergie autre, celle du déplacement.
849
Sandrine Daxhelet propose cette notion de « cerne » à propos de l’écriture du deuil dans l’œuvre de Louis-René
des Forêts, « Louis-René des Forêts : une voix spectrale entre trace et écart », Bulletin de la Société Toulousaine
d’études classiques, n°217-220 décembre 2005, p. 87-101.
152
DEUXIEME PARTIE
déplacement de la sexualité
dans la textualité.
153
On pourrait s’arrêter à cette interprétation décevante, frustrante d’un érotisme ravi au
lecteur, comme si l’œuvre ne conservait que les traces d’un érotisme disparu. Mais cette lecture
aporétique ferait abstraction de l’énergie de la fiction gracquienne, de son mystère et de sa force
d’attraction. Le seul prisme du roman érotique ne suffit pas. Etudier l’érotisme sur le plan
thématique échoue à cerner, si tant est que cela soit possible, ce qui fait le magnétisme du texte
gracquien. Ou plutôt cette approche le cerne, mais au sens propre, dans une mimétique
paralysante du texte, mais reste au bord du gouffre, du vide, de l’abî (y)me textuel850. La
négativité gracquienne ne se laisse pas toucher à si peu de frais.
Pour aller plus loin, quitte à rester dans l’impasse, il nous faut adopter un autre point de
vue — et on sait combien il est important chez Gracq, dont les personnages masculins sont
adeptes du surplomb. C’est la conception du texte gracquien comme roman qu’il faudrait même
mettre en question851 , au moins partiellement et momentanément, et ne plus envisager la
sexualité représentée comme « ce qui tout compte fait, pourrait arriver », mais plutôt comme
« ce qui en aucun cas, ne saurait arriver, sauf précisément dans la région ténébreuse ou brûlante
des fantasmes », c’est-à-dire en adoptant le prisme d’un imaginaire poétique852 : Prose pour
l’Etrangère, poème en prose écrit en 1950 et au début de 1951, essaime ensuite dans toute
l’œuvre. Adaptons notre regard de lecteur au rapport sexuel, qui n’existe pas. Postulons, qu’en
tant que lecteur, il faille accepter de faire le « pas de côté » qu’implique le texte, pour voir plus
clair dans la dérivation trouble qu’implique l’érotique gracquienne : le rapport sexuel, c’est ce
qui s’écrit.
Il s’agit donc d’envisager comment le sexe glisse dans le texte, comment le rapport
sexuel, qui n’est pas raconté ou si peu, existe malgré tout, mais de façon variée, substituée. La
négativité intrinsèque à l’écriture de l’érotisme, qui troue littéralement le texte, crée une sorte
de dissonance et de mouvement : ce creux le magnétise tout en plaçant en son centre le mystère
et l’énigme. Postuler l’écriture du Désir853, c’est envisager la poétique de l’œuvre comme
tension, mais en considérant l’érotisme comme avatar secondaire – et peut-être un peu
850
Selon Lacan, parlant de l’ « objet petit a », la Chose, « tout art se caractérise par un mode d’organisation autour
de ce vide », Le Séminaire, livre XI : L’Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1986,
p. 155. Le texte cerne donc l’abîme autour duquel il est écrit. Conjointement, il met en abyme ce rapport au réel
en le mettant en fiction.
851
D’autres l’ont déjà fait, en partie : Mireille Noël, L’éclipse du récit chez Julien Gracq, coll. « sciences du
discours », Delachaux et Niestlé, Paris 2000.
852
Je prends modèle sur l’analyse d’Histoire de l’œil de Georges Bataille par Roland Barthes, dans Essais critiques,
« la métaphore de l’œil », Paris, Seuil, 1964, p. 238-245 : « faut-il donner à ce genre de composition le nom de
poème ? On n’en voit pas d’autre à opposer au roman, et cette opposition est nécessaire : l’imagination romanesque
est « probable » : le roman, c’est ce qui tout compte fait, pourrait arriver : imagination timide (même dans la plus
luxuriante des créations) puisqu’elle n’ose se déclarer que sus la caution du réel ; l’imagination poétique, au
contraire, est improbable : le poème, c’est ce qui , en aucun cas, ne saurait arriver, sauf dans la région ténébreuse
ou brûlante des fantasmes, que, par là même, il est seul à pouvoir désigner.
853
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit.
154
anecdotique - de ce Désir primordial. Or il me semble que l’originalité de l’œuvre et le trouble
qu’elle dégage à sa lecture proviennent en effet d’une érotique, mais dans laquelle l’érotisme
s’intègre comme le point aveugle qui crée la dynamique de l’œuvre en la chargeant de désir.
Chez Gracq, la route, qu’on y marche ou qu’on y roule, le train et le bateau sont liés à
une émotion désirante au sens large, au désir d’une femme souvent, à un désir sexuel plus large
qui serait une rêverie de pénétration et de possession du paysage, toujours. Ce motif n’est donc
pas seulement thématique ; il implique un déplacement du féminin dans le paysage et une
écriture géographique gynémorphe (la forêt, la grotte, l’eau, la route comme fente…) et hantée
par la question du dedans et du dehors (le blockhaus et autre motif). L’érotisme implique donc
un déplacement de la poéticité : à défaut de corps ou de corps à corps, — Gracq dirait « faute
854
Définition du Grand Robert.
855
Ibid.
856
Julien Gracq s’inscrit dans une forme de tradition littéraire et dans une lignée d’écrivains qui inclut Baudelaire,
Rimbaud et Proust tout au moins, chez qui l’emportement érotique coïncide avec l’imaginaire du transport. On
connaît, chez Baudelaire, le voyage exotique comme rêverie désirante du corps féminin (« La Chevelure »,
« Parfum exotique », « L’invitation au voyage », Les Fleurs du mal). On peut aussi penser à la façon qu’a Proust
d’associer la joue d’Albertine à la description du paysage, les réflexions du Narrateur sur le saphisme d’Albertine
et ses fantasmes profanatoires aux trajets en « tortillard », ou enfin le désir pour Albertine et l’évocation des avions
ou la superposition du désir douloureux et jaloux du Narrateur pour Albertine au motif du téléphone, dans A la
Recherche du temps perdu, IV, Sodome et Gomorrhe, édition présentée et annotée par Antoine Compagnon,
Gallimard, collection « Folio classique » n°2047.
155
de857 » — le déplacement de l’érotisme dans le dé-corps, à l’aide de l’image et de la métaphore,
ouvre à l’invisible du langage, à ce qui n’est pas dit. Le transport fonctionne dans toutes ses
dimensions, y compris dans le rapport au mot et à la langue, seule véritable corporéité du texte.
Ce sont l’espace, la béance, l’entre-deux, la négativité créés par les scènes sexuelles en
réseau qui déplacent l’érotisme et le diffusent dans toute l’œuvre : ce qui ne peut éclater à la
surface du texte implose dans la symbolisation qu’invente la métaphore et s’étoile dans toutes
ses dimensions. Selon un parcours métaphorique qui décline et fait varier l’idée de déplacement
et de transport, sexualité et génitalité, motifs déplacés, sont déclinées dans des images libres,
dans des chaînes de signifiants souvent liés au paysage. Le corps disséminé dans le texte vient
sexualiser l’écriture, ouvrant la possibilité d’une jouissance dans le corps du texte, ouvrant la
voie à une écriture autre, c’est-à-dire qui invente un rapport à l’Autre.
857
Comme dans « La Route », p. 31 : « Faute de pouvoir toucher et tout à fait atteindre, elles donnaient
humblement ».
156
Chapitre I : Une sexualité déplacée : de l’érotisation du corps au décor érotisé.
La femme tressaille plus vite que l’homme à ce qu’il passe d’emportant dans
certains souffles qui se lèvent de la terre, mais la ténèbre chaude de son corps lui pèse,
et il arrive que par impatience de ce qu’il empêche en elle de tout à fait lucide, elle le
donne comme on coupe par le chemin le plus court858.
Outre la dimension mystique du rapport de la femme à l’amour et à la chair, la
comparaison finale relie sensualité érotique (de « la ténèbre du corps »), emportement du
transport érotique et motif du chemin et du déplacement. L’érotisme serait donc la
représentation la plus immédiate possible d’une mystique difficile d’accès, d’une forme de
sublime qui le transcende et le dépasse, l’incarnation d’un emportement plus vaste et indicible.
De la clôture de la chambre à l’ouverture des chemins œuvre la dynamique gracquienne.
Le premier pas de côté est métaphorique ; l’érotisme opère une sorte de déplacement qui
relève de la carnavalisation, c’est-à-dire d’une inversion, qui bouscule parfois l’ordre moral :
représentation dénudée du corps féminin, attitudes inconvenantes et transgressives.
858
Ibid., p. 30.
859
Roland Barthes considère ce motif du vêtement comme le centre de toute l’érotique moderne : Sade, Fourier,
Loyola, Paris, Seuil, collection « Points », 1971, p. 23.
860
Bernard Vouilloux parle du « dénudement opposé à la nudité », De la peinture au texte, l’image dans l’œuvre
de Julien Gracq, Genève, Droz, 1989, p. 221.
861
Julien Gracq rappelle une scène fondatrice de cet érotisme de la dénudation dans La Forme d’une ville, O.C.
II, p. 851-852. Il situe l’anecdote lors d’un carnaval à Nantes et se souvient que la rencontre de ces « silhouettes
féminines insolites » déchaînait en lui « un trouble puissant : toute la magie de la provocation féminine s’y
embusquait, et, associée à une appréhension paralysante, y demeura tapie pour de longues années ». Plusieurs
157
a. Le scandale.
La sexualité, au sens propre comme au figuré, s’avère donc presque toujours déplacée : les
femmes de la Route s’offrent en sa marge, dans l’à-côté que constitue la halte ou le campement.
Les réminiscences sexuelles de Simon surgissent au gré de ses écarts de conduite et de ses
souvenirs des positions d’Irmgard en voiture, qu’il aime justement parce qu’il les juge
inconvenantes862. Dans la même veine, le déplacement de l’identité présumée par le narrateur
des personnages du tableau, le roi Cophetua et la servante maîtresse, renforce le désir du
narrateur pour la femme anonyme parce qu’il fait signe vers une attitude déplacée, inversion de
la relation de pouvoir entre les deux, domination du féminin sur le masculin :
Une tension que je localisais mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et
confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du
tableau comme une protection — aveu au-delà des mots — reddition ignoble et
bienheureuse — acceptation stupéfiée de l’inconcevable863.
En effet, qu’y a -t-il de « déplacé » dans cette scène ? Pour qui est le scandale ? Il repose
sur la contradiction, l’opposition avec l’ordre établi, les conventions, d’un roi, revêtu de ses
attributs de pouvoir (« le manteau de pourpre », « le diadème ») agenouillé devant une jeune
fille à l’identité floue : selon Bernard Vouilloux, « la relation entre les deux personnages est
dominée par l’ambiguïté » ; le tableau cristallise « une sorte de scandale existentiel et
sémantique (les contradictoires existent)864 » par cette « annonciation sordide865 ».
Dans Le Rivage des Syrtes, l’érotisme est aussi sulfureux aux yeux d’Aldo, gêné du
spectacle inattendu de l’intimité physique des couples présents. Lors de la fête donnée par
Vanessa dans son palais de Maremma, il entre dans une salle qui est présentée sinon comme
latérale, du moins comme secondaire, puisque les couples présents y avaient vu « la promesse
d’un relatif isolement866 ». Ce qu’il y voit lui semble tellement déplacé, irregardable, qu’il
images reviennent à sa mémoire : un « loup noir sans voilette […] et qui s’arrêtait net au-dessous du nez » ; « une
courte et étroite culotte noire » qui « cachait seule le haut des cuisses, et semblait allonger les jambes gainées de
soie noires, que chaussaient des bottillons à hauts talons, lacés sur le coup-de-pied ». Il s’agit toujours d’un
« déshabillage galant qui se fût arrêté à mi-corps, et dont le mot déjupée, que je n’ai vu employer que par Klossowki
— appliqué à une époque où le pantalon long restait inconnu chez la femme —, dégage toute la charge érotique
insidieuse » Il évoque enfin « ces torses mamelus et épais, plantés sur des jambes amincies par la soie noire », qui
constituent pour lui « le premier appel sexuel vraiment troublant ».
862
« et à ce rapide et agile toucher à l’aveugle, en un éclair il sentit à la fois auprès de lui la place vide, et Irmgard
y bondir soudain à son côté comme s’il l’avait touchée d’une baguette, dans la posture même, tout à fait désinvolte
et garçonnière, qu’il aimait et qui le scandalisait un peu, et où elle se laissait toujours glisser dès qu’ils roulaient
au soleil dans la pleine campagne », « il entendit le bruit de la claque rieuse que sans cesser de regarder la route
il donnait du bout des doigts sur la cuisse nue, et qui accompagnait le Pas sortable ! rituel », « La Presqu’île »,
p. 59.
863
« Le Roi Cophetua », p. 224.
864
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 224.
865
« Le Roi Cophetua », p. 224.
866
Le Rivage des Syrtes, p. 88.
158
retient « un mouvement de recul, comme [s’il avait] soulevé la portière sur un spectacle par
trop privé ». Le style et en particulier l’anaphore de l’adverbe « trop » vient souligner ce qu’il
y a de marginal par rapport à la ligne de conduite du personnage :
Il y avait dans la salle assez peu de monde, mais je fus frappé par quelque chose de
singulier dans l’attitude et la disposition des groupes qui, plutôt que d’une salle de
concert, parlait de fumerie d’opium ou de cérémonie clandestine, et qui me conseilla de
rentrer dans le rang rapidement868.
Il y rencontre une jeune femme invitante, qui, même s’il soutient le contraire après s’être
défait de son regard troublant et médusant, touche au scandale : preuve de son trouble face à ce
regard déplacé, il considère qu’il s’empare de ses yeux « dans un au-delà souverain du
scandale » puis commente : « si invraisemblable que pût paraître dans une telle soirée la
célébration à découvert de cette très intime liturgie amoureuse, je ne me sentais pas
scandalisé869 ».
C’est cette impression de « déplacé » qui signe la présence de la sexualité dans le portrait
de Piero Aldobrandi ornant la chambre de Vanessa à Maremma : à peine le tableau est-il évoqué
qu’aussitôt le personnage exprime son trouble et sa gêne : « Mais cette fois, j’avais devant les
yeux le tableau lui-même, aussi neuf, aussi scandaleusement dégainé que le vernis des muscles
sous une peau qu’on arrache : l’œuvre ressemblait à la copie comme un nu agréable ressemble
à un écorché vif870 », et ce, d’autant plus que son surgissement viole en quelque sorte l’intimité
d’Aldo, qui exprime sa gêne en pointant la « présence presque indiscrète » du tableau et « une
sensation gênante et inattendue de proximité871 » et ce, sur le mode de la sensation, comme
pourrait le faire un être de chair et d’os. Le scandale, en l’occurrence, et qui donne en partie la
connotation érotique du passage872, c’est que le portrait fait fonction de voyeur : Piero
Aldobrandi est un tiers entre Aldo et Vanessa, et ce, bien au-delà de la relation amoureuse : « Et
867
Ibid.
868
Ibid, p. 88.
869
Ibid., p. 89.
870
Ibid, p. 106. Le rapprochement entre le nu et l’écorché vif renforce l’impression érotique du tableau. Georges
Didi-Huberman rappelle que « la hantise de l’écorché demeure attenante à toute vision du nu », dans Ouvrir Vénus.
Nudité, rêve, cruauté, collection « Le temps des images », Paris, Gallimard, 1999, p. 39.
871
Ibid., p.105.
872
La dernière remarque de Vanessa, mise en valeur à la fin du chapitre, « Tu l’aimes, n’est-ce pas ? », le confirme,
Le Rivage des Syrtes, p. 108.
159
je compris soudain quelle gêne j’avais senti peser sur moi dès mon entrée dans la chambre et
tout au long de mon entretien avec Vanessa. Il y avait un tiers entre nous ». Si l’érotisme est
déplacé, c’est aussi parce que la relation sexuelle que l’on pourrait attendre entre Aldo et
Vanessa est retenue, absente, au profit d’une tension beaucoup plus floue et ambiguë, constituée
de tension sexuelle et de conscience de la transgression à venir, dont Piero est le symbole, lui,
la figure historique du traître à Orsenna.
Le scandale se colore d’une nuance plus mystique dans Argol. Le viol de Heide est un
sacrilège ; et lorsqu’Albert imagine dans un demi sommeil Heide nue sur son lit, il y adjoint la
figure d’Herminien : « et près d’elle, comme un ange sombre et déchaînant comme en se jouant
de toutes les frénésies, toutes les pétrifiantes délices du sacrilège, il lui sembla qu’Herminien,
avec une terrible fixité, tenait son regard rivé à l’éblouissante blessure »873. Lorsque Vanessa
se donne, elle initie Aldo au plaisir coupable de la transgression ; Mona est une amante étrange ;
elle est une jeune veuve encore enfant, rencontrée en temps de guerre et elle forme un duo
ambigu avec sa serve, Julia. Enfin, dans « Le Roi Cophetua », le narrateur prend probablement
la place du mort, c’est-à-dire de son hôte, Jacques Nueil ; or, cela ne se fait pas. Cette qualité
propre à la féminité gracquienne — comme la Vanina de Mandiargues, elle est plus ou moins
une « sauvage petite vestale en rupture de ban874 », d’être décentrée, en marge, à l’écart,
constitue un excitateur du texte. Le déplacement par rapport à la norme, qu’elle soit sociale,
morale ou autre, est renforcé par sa mise en valeur : existe chez Gracq une troublante proximité
entre prostitution et théâtralité875.
L’érotisme, chez Gracq, procède toujours d’une part de représentation ; si la sexualité, dans
la fiction gracquienne, est essentiellement cachée, enfouie dans le secret du texte, et déplacée,
elle est aussi paradoxalement exhibée876, comme si sa métamorphose textuelle et l’intimité
873
Au Château d’Argol, p. 175.
874
« Sur ‘Le Lis de mer’ de Mandiargues », Témoignages, O.C. II, p. 1170.
875
Jean-Louis Leutrat identifie l’origine de cette association dans les souvenirs de jeunesse de Louis Poirier, en
particulier d’un quartier de Nantes connu pour ses théâtres et sa prostitution : « Pour l’écrivain, il n’est de trouble
sensuel que suscité par une sorte d’excès théâtral. Cette liaison du théâtre et de la sexualité trouve son origine dans
la configuration de la ville de Nantes : ‘L’association intime, inscrite sur le terrain même, de l’exaltation violente
que me donnait l’opéra, et de la fascination-répulsion émanée du monde, pour la première fois soupçonné, de
l’érotisme le plus cru, faisait pour un adolescent de ce quartier Graslin le vrai point d’ignition de la ville, une zone
à haute tension, électrisée par ses pôles contradictoires, qui frappait par contraste de léthargie, et même quasi-mort,
presque tous les quartiers périphériques’(La Forme d’une ville) », Julien Gracq, op.cit., p. 35.
876
Cette dialectique entre parts d’ombre et de lumière, exhibition et secret est inspirée du surréalisme. « Dès sa
naissance, le surréalisme s’est opposé avec un souverain mépris à l’obscène, au scatologique, au grivois. Il leur a
substitué l’érotique-voilé » […] « L’érotique voilé est en même temps l’érotique-dévoilé : c’est la lueur dévoilant
le côté troublant de la chair dans un contexte où on ne l’attend pas. L’érotique-voilé comporte donc un dosage
subtil de choses mises à nu, de choses suggérées et de choses tues. Son pouvoir excitant dépend de ce que l’on
cache, de la façon dont on le cache et de l’ouverture faite dans ce caché pour le rendre perceptible », Sarane
Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op.cit., p. 345.
160
profonde de l’érotisme avec l’œuvre devaient néanmoins se voir877. On peut penser pêle-mêle
à la façon dont les femmes théâtralisent878 leur façon de se donner — Heide face à Albert
« dramatique et irréelle comme une princesse de théâtre879 », Christel, héroïque face à Allan —
à la façon dont le loup d’Irène, « mêlant théâtralement son visage à la nuit880 » révèle en la
masquant toute sa charge érotique et sa nature profondément sexuelle881, source d’un certain
orgueil. Même Mona, personnage féminin le plus naturel et innocent de l’univers gracquien, le
moins susceptible de mettre en œuvre des codes culturels ou mystiques, a tendance à jouer un
rôle, très provisoirement certes, lors de sa première rencontre avec Grange, lui répondant « avec
la gravité comique des petites filles qui jouent à la visite882 ».
Dans les œuvres non fictionnelles, le lien entre théâtralité et érotisme est doublement
évoqué. Dans Lettrines, à propos de Marguerite Jamois, Julien Gracq assimile le théâtre à la
prostitution883, multipliant les comparaisons : « ses rapports avec le théâtre étaient bien en effet
non ceux d’un virtuose avec son instrument, mais plutôt d’une fille avec son lit » ; par
conséquent, « elle appartenait au théâtre aussi irrémédiablement, aussi tragiquement qu’à la
police une fille sous son réverbère884 ». Dans son œuvre posthume, Les Terres du couchant,
Aega est à la fois l’amante du personnage principal et actrice. Le motif se présente là encore
comme dans la plupart des fictions : le sexe est présenté comme rituel, comme un moyen
d’accès pour l’homme à un ordre mystérieux, énigmatique et spirituel et dont le corps féminin
dans le don de soi qu’il implique, constitue le point de contact :
Quand elle est nue et fraîche contre moi sous ses cheveux lourds, je sens son corps
parfois répondre au plaisir avec une maladresse étrange, comme s’il s’arc-boutait dans
le noir au-delà du mien contre une prise plus comblante et plus cruelle, comme si, passé
un certain seuil, s’éveillaient au creux de sa chair les réflexes mystérieux de ceux qui
ont souvent lutté avec l’ange. Parfois je regarde interdit —décollée de moi, étendue
rigide sur sa grève, — cette inconnue aux yeux durs qui se souvient dans sa nuit de je
877
« Il faut que cacher se voie », rappelle Roland Barthes à propos de la passion amoureuse dans Fragments d’un
discours amoureux, Paris, Seuil, collection « Tel Quel », 1977, p. 52-53.
878
La théâtralisation du rapport sexuel est aussi renforcée narrativement par deux procédés opposés : si la scène
singulative signifie le caractère exceptionnel du don charnel, l’emploi de l’imparfait itératif a tendance à renforcer
les habitudes et la ritualisation de la scène.
879
Au Château d‘Argol, p. 77.
880
Un beau Ténébreux, p. 215.
881
« Je ne voudrais pas être inconvenant — et cependant il saute aux yeux que cette bouche, cette croupe, ces seins
se rebellent à l’idée de pouvoir appeler autre chose que la caresse sommaire de la paume, des lèvres, des mots
bouleversés par un émoi charnel », ibid., p. 34.
882
Un Balcon en forêt, p. 58.
883
Cette assimilation n’est d’ailleurs pas particulièrement provocatrice ni paradoxale, si l’on se souvient de la
situation sociale des acteurs dans l’Antiquité (et encore jusqu’au XIXe siècle où « avoir sa danseuse » était
suffisamment répandu pour les hommes de la bonne société pour passer dans le langage courant) : jouer est une
modalité de mise à disposition du corps, de don, surtout dans une perspective voyeuriste.
884
Lettrines, O.C. II, p. 180.
161
ne sais quelles profondes noces bestiales et divines ; il me semble que je touche sur sa
chair des places sacrées […]885
Cette élévation de la sexualité au rang de rituel mystique est amplifiée dans certaines
fictions. Dans « Le Roi Cophetua », le héros interprète son expérience avec la servante
maîtresse comme un cérémonial érotique, une initiation orphique dans laquelle elle joue un
rôle. Le narrateur de « la Route » souligne l’appartenance de ces femmes de la Route à un ordre
sacré, « qu’elles pressentaient avec le cœur » et établit une correspondance entre don charnel et
don spirituel886, plus noble.
Ce motif du théâtre dans la fiction est renforcé dans l’écriture par une espèce de monstration
de l’érotisme et de sa présence dans l’œuvre. La présence d’intertextes littéraires 887 chargés en
érotisme semble exonérer l’œuvre d’une présence plus personnelle et affirmée de cette
thématique, comme si Gracq souhaitait ne pas avoir d’histoire(s). L’allusion littéraire au Graal
et au Parsifal de Wagner théâtralise le rapport entre homme et femme en dialectisant rapport
sexuel et spirituel. L’érotisme révèle la vérité en renversant l’ordre habituel des choses.
Réciproquement, la réception de la fiction est pensée par Gracq selon le même mouvement : le
lecteur touche au texte, lieu de rapport avec l’auteur, et son positionnement est imaginé par
Gracq selon la métaphore théâtrale : « Mais le lecteur de roman, lui, n’est pas un exécutant qui
suit pas à pas la note et le tempo : c’est un metteur en scène. Et tout porte à croire que, d’une
cervelle à l’autre, les décors, la distribution, l’éclairage, le mouvement de la représentation
deviennent méconnaissables888 ».
Gracq, en désignant ainsi l’érotisme, en le dénonçant pour ainsi dire — autrement dit en le
faisant connaître ouvertement —, ouvre le texte à une manifestation autre889 : la figuration, le
déplacement de la sexualité dans la textualité. L’écriture ne dit plus le sexe mais se sexualise
dans la dynamique d’un déplacement dans le corps du texte, source d’un double transport, celui
de l’auteur comme celui du lecteur.
885
Les Terres du couchant, p. 226-227.
886
« La dévotion féminine comme valeur érotique de premier rang chez Stendhal (Mme de Rênal, Mme Bissaux,
Clélia Conti). Mais non pas, comme chez Laclos, en tant qu’obstacle-roi du parcours, dans le jumping de la
séduction. Plutôt comme un signe électif d’une dimension d’âme supplémentaire, d’une aptitude à ce total
quiétisme amoureux qui est la secrète aspiration de Beyle, qui éclat dans le final du Rouge comme de la Chartreuse,
et qui donne à ses romans d’une matière si sèche le velouté, le moelleux qui fait leur vrai pouvoir », En lisant en
écrivant, O.C. II, p. 600.
887
Le surréalisme, Histoire d’O, le mythe du Graal et la figure de Kundry, en particulier, mais aussi Balzac et
Racine.
888
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 648.
889
« Qu’est-ce que théâtraliser ? Ce n’est pas décorer la représentation, c’est illimiter le langage », Roland Barthes,
Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p. 10.
162
2. Dynamique du déplacement.
L’érotisme ne se trouve donc pas pleinement là où on l’attend et procède de l’écart, qui crée
du vide, du manque, espace consubstantiel à tout désir890. Ce n’est pas que la promesse tacite
faite au lecteur de la présence de la sexualité dans l’œuvre ne soit pas tenue — la frustration est
de toute manière inhérente à tout érotisme —, c’est plutôt qu’elle ne l’est pas là où on
s’attendrait à ce qu’elle le fût. Dans la fiction gracquienne, la chambre, pourtant parée pour
l’amour, est vide et tout se passe à côté. Sans être jamais strictement un néant, ce vide de la
chambre ou de ses équivalents résulte plutôt d’une volonté d’évidement, créant un appel
d’air891, « une sorte d’appel à un plein892 ». Un à-côté est donc ouvert par un vide qui se veut
solution de continuité (comme on remplit un vide), chargé de tout le manque introduit dans
l’œuvre par ce creux. Il se matérialise comme espace géographique ou comme temporalité
contiguë ; il est aussi ce que l’on nommera la marge, bord, flanc de telle ou telle réalité. Le
déplacement aussi porte sur l’épaisseur du texte, introduisant de la dissonance. Autrement dit,
l’écriture de la sexualité est connexe de la chambre vide, à la fois dans la diégèse sur un plan
thématique et dans l’écriture même de la fiction.
C’est tout l’espace de la page qui porte le mouvement de l’érotisme. Car ce vide est pris
dans une dynamique qui justifie l’idée même d’à-côté et de déplacement ; ce vide, « n’est pas
seulement le rien à quoi s’opposerait la plénitude de la présence ; il ne peut être décrit
uniquement en termes de manque et de négativité ; c’est un élément doué d’énergie, dans
l’entourage duquel s’exercent des forces attractives : il aspire893 ». Il est une sorte de promesse,
c’est-à-dire à la fois un vide et la certitude fragile d’un comble894. L’écriture de ce blanc qui
précède immédiatement le récit du trajet de Simon en automobile à travers la presqu’île engage
personnage, auteur et lecteur à prendre la route, à dérouler le fil du récit 895:
Il n’avait pas compté sérieusement qu’Irmgard serait dans le train, mais il n’avait
rien imaginé au-delà de cette attente nerveuse de la gare : c’était comme un petit gouffre
privé auquel d’avance il s’en était remis. Il se sentait tout désœuvré ; le train vide l’avait
rejeté à une planète de rebut, au monde blafard et enrayé des heures creuses. « Qu’est-
890
Le vide n’est d’ailleurs pas strictement lié à l’érotisme dans l’œuvre gracquienne, mais il participe d’une
dynamique plus large qui innerve toute l’œuvre. L’aborder par la question de la représentation de la sexualité
permet de l’aborder de profil, de biais.
891
Le motif est d’ailleurs très présent.
892
L’expression est d’André Peyronie, La Pierre de scandale du Château d’Argol de Julien Gracq, op.cit., p. 9.
893
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 210.
894
On trouve ce motif de la promesse dans « La Presqu’île », p. 93 : « Il lui sembla soudain que la promesse
d’Irmgard venait à lui dans cette douceur protégée — non plus sensuelle et violente comme tout à l’heure sur la
route, mais plutôt paisible, alourdie et remise, dans une sorte de tendresse aveugle ».
895
On verra que le thème de la route constitue une métaphore de l’écriture chez Gracq.
163
ce que je vais faire ? pensa-t-il. Je n’ai guère faim, je ne suis pas mal ici, il n’y a
personne ». Il se fit dans son esprit un blanc presque parfait de quelques secondes896.
C’est le désert de la gare puis, lors du retour, l’inoccupation de la chambre d’hôtel ouverte
à l’air marin qui happent Simon et le lancent sur la route, allument le moteur de sa voiture et de
sa rêverie.
Dans « Le Roi Cophetua », l’évocation d’une pièce vide et nue « qui faisait penser
vaguement aux appartements de luxe d’un paquebot, ou à la suite d’un grand hôtel897 », est
immédiatement suivie de la description du tableau censé représenter « le Roi Cophetua
amoureux d’une mendiante898 », comme si son assimilation au paquebot créait l’appel d’air
rendant possible et même nécessaire la suite, dans la confluence du sens propre et du sens figuré.
Mais certaines chambres vides côtoient d’autres lieux hantés, emplis, imprégnés de
sexualité. Déchargée, la chambre fait comme un appel d’air et recharge l’à-côté d’érotisme.
Dans Le Rivage des Syrtes, la chambre des cartes, magnétisée par l’obscurité et la présence de
Vanessa n’est pas un lieu érotique, l’action est déplacée juste après, dans une contiguïté
temporelle, l’automobile emportant littéralement et symboliquement le couple de la chambre
« mal défendue899 » de la forteresse vers la chambre de Vanessa à Maremma.
Dans « La Presqu’île », le motif de la chambre vide est nuancé ; l’à-côté est subtil : Simon
va préparer à l’Hôtel des Bains la chambre prévue pour accueillir ses amours et ses multiples
réminiscences révèlent le potentiel érotique du lieu : mais le lit, largement décrit902, reste vide :
896
« La Presqu’île », p. 45.
897
« Le Roi Cophetua », p. 224.
898
Ibid.
899
Le Rivage des Syrtes, p. 77.
900
On peut aussi noter l’extrême cohérence de l’imaginaire gracquien, puisque dans ces deux romans, la chambre
associée au personnage masculin est incluse dans une « maison forte », qu’il s’agisse de la forteresse du Rivage
des Syrtes ou de la maison forte des Hautes Falizes, alors que la chambre des femmes est ouverte à tous les vents
(grandes baies vitrées de Vanessa ou porte non verrouillée de Mona).
901
Un Balcon en forêt, p. 34.
902
« le lit paré de ses cuivres glacés et étincelants, énorme entre ses murs ripolinés qui reflétaient le grand jour
avec la clarté d’une cuisine, l’inquiétait et l’intimidait », « La Presqu’île », p. 124-125.
164
« pourtant le fantôme tendre qui avait flotté un moment si proche autour de lui ne se
matérialisait pas903 » ; les sentiments de solitude et de vacuité dominent dans la psyché
simonienne : « l’image d’Irmgard ne pénétrait pas dans la pièce ». Le désir de Simon et l’espèce
de tentative évocatoire de la scène sexuelle à venir sont comme désamorcés par un lieu
personnifié et figé dans la nécessité de la clôture :
L’érotisme est à côté de la chambre vide, simultané à l’absence d’Irmgard : dans le paysage
de la presqu’île, dans le vagabondage de Simon, qu’il soit géographique ou mental, dans
l’attente de l’arrivée d’Irmgard. D’ailleurs, que le vide ouvre la voie à l’érotisme dans un à-côté
est explicite dans ce récit : en automobile, Simon rencontre du bout des doigts « un vide
inattendu » le « long du bourrelet en caoutchouc », c’est-à-dire sur le côté droit de la voiture,
face à la place du passager ; « et à ce rapide et agile toucher d’aveugle, en un éclair, il sentit à
la fois auprès de lui la place vide, et Irmgard y bondir soudain à son côté 905comme s’il l’avait
touchée d’une baguette, dans la posture même, tout à fait désinvolte et garçonnière, qu’il
aimait906 ».
L’à-côté peut aussi prendre la forme du revers ou de l’envers ; chez Gracq, l’érotisme peut
être considéré comme la face d’une écriture pulsionnelle dont le revers serait une sorte de
d’écriture de l’Enigme907, de thanatisme908. A proximité de la chambre vide qu’est la chapelle
des abîmes, isolée et contenue par la forêt, « lieu si parfaitement clos que l’air confiné n’y pût
circuler davantage que dans une chambre longtemps fermée909 », Albert ressent « le charme de
la terreur et du plaisir intense de la tentation910 ». Il est vrai que, d’une façon très intense dans
le premier roman de Gracq, profondément imprégné du mythe du Graal, Eros et Thanatos se
903
« La Presqu’île », p. 126.
904
Ibid., p. 130-131.
905
Nous soulignons.
906
« La Presqu’île », p. 58-59.
907
Dans « La Presqu’île », le personnage de Simon a bien conscience que le désir amoureux et sexuel n’est qu’une
incarnation, qu’une déclinaison d’un désir transcendant : « il soupçonna qu’Irmgard n’était peut-être que le nom
de passage qu’il donnait ce soir à cette glissage panique », p. 143-144.
908
Le néologisme se justifie par l’absence de terme désignant véritablement la jouissance ressentie à l’approche
de la mort ou dans la pleine conscience de son imminence.
909
Au Château d’Argol, p. 106.
910
Ibid., p. 102.
165
mêlent et se confondent. Après avoir visité la chambre vide de Heide, la vision qui n’a pas eu
lieu est reportée au soir et dans l’imagination du personnage d’Albert, dans ce double à côté
spatio-temporel et psychologique :
c. Pouvoir de surgissement.
Si, généralement, les personnages gracquiens ont tendance à suivre une « pente », celle de
la rêverie et du désir, le déplacement de la matière érotique au sens large se fait sur un tempo
plus soudain : l’à-côté surgit, le transport de la matière érotique le juxtapose au vide, semblant
répondre à son appel, sur le mode des vases communicants. L’érotisme déplacé happe
littéralement le personnage ou lui apparaît soudainement : la surprise et l’inattendu sont des
impressions connexes au texte érotique. La soudaineté de l’apparition du désir ou de sa
représentation dessaisit le personnage de tout contrôle ; il est comme possédé, détourné de lui-
même913 ou saisi et comme soumis : c’est ainsi que le narrateur du « Roi Cophetua » formule
l’aimantation qu’il ressent pour la femme anonyme de la Fougeraie, avec des termes qui ne
manquent pas de renvoyer au sado-masochisme, et au fait qu’il soit à la fois sujet et objet du
désir : « je retrouvais le saisissement que m’avait causé ce pas sur le gravier crissant soudain
en même temps que le mien. Humilié et serf, et pourtant calmement autoritaire, — enchaîné
— enchaînant914 ».
911
Ibid., p. 175.
912
« Un faible et profond murmure entrait par les fenêtres, peuplait maintenant le silence revenu et faisait vivre
sourdement autour de nous la chambre vide. L’espace que je sentais se creuser derrière moi me pesait ; je me levai
d’un geste nerveux et marchai vers l’une des hautes baies ouvertes », Le Rivage des Syrtes, p. 104-105.
913
C’est le cas d’Aldo face au regard de la jeune femme inconnue dans la pièce à « la subtile provocation » lors
de la soirée à Maremma, qui « au happement nu » de ses yeux comprend qu’il n’est « plus question de [s’en]
détourner », Le Rivage des Syrtes, p. 88-89.
914
« Le Roi Cophetua », p. 229.
166
Ailleurs le motif du vent et de l’appel d’air accompagne l’écriture du désir. Dans « Le Roi
Cophetua », « une saute de vent » en arrière-plan annonce l’apparition d’une réminiscence
soudaine, qui prend possession de l’intériorité du narrateur sur lequel « brusquement le
souvenir de la gravure de Goya se referma915 ». Cette œuvre picturale fantasmée, qui met en
abyme toute l’atmosphère de désir du récit-cadre, semble tacitement répondre à cet appel du
vide évoqué précédemment et bien présent dans ce récit dont l’action se déroule dans une
demeure dont chaque pièce « était pour le goût de l’époque agressivement nue, d’une nudité
aiguë et impersonnelle916 » : d’où viendrait donc le « vent fou917 » qui soulève la jupe d’une
des deux formes de la gravure ? Le vent matérialise souvent la « bouffée » de désir annonçant
la relance d’énergie après le constat du vide, de l’absence918. C’est selon la même modalité que
le portrait de Piero Aldobrandi saute aux yeux d’Aldo : sa présence dans l’ombre relève d’une
autorévélation subite ; après l’orchestration du motif de la chambre vide, l’à côté, le secondaire
que constitue un élément du décor — un tableau sur un mur — magnétise et le regard du
personnage et le texte tout entier. Le personnage est passif, le récit le pose en objet : « mon
attention fut aussitôt vivement attirée par un portrait auquel j’avais tourné le dos à mon entrée
dans la chambre, et qui me donnait maintenant l’impression subite, […] d’être venu
soudainement émerger à la faveur de ma distraction sur cette surface lunaire919 ». Le tableau
se pare d’un pouvoir évocatoire puissant : non seulement, il est à l’origine d’une expérience
forte de surprise, par laquelle littéralement « on est pris à l’improviste920 », mais il est une
expérience de l’inconnu et de l’altérité, comme le souligne l’italique employé dans l’expression
« sensation violente de jamais vu921 ».
Pourtant cet imaginaire gracquien n’a pas pour secret de « fantasme sexuel » ; le lecteur
ne se penche que sur la béance du texte. A l’origine de l’œuvre, Julien Gracq note dans ses
Entretiens922 « la conjonction d’une insatisfaction latente, d’une espèce de béance un peu
obsessionnelle qui demande à être comblée littérairement avec une image-clé qui vient soudain
ouvrir les portes ».
915
Ibid., p. 214.
916
Ibid., p. 220.
917
Comme le fait remarquer Bernard Vouilloux, dans De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien
Gracq, op.cit., p. 219.
918
C’est le cas tout au long de « La Presqu’île » ; on retrouve le motif dans Un Balcon en forêt : « En quelques
secondes elle fut nue, ses vêtements arrachés d’elle par un vent violent plaqués partout contre les meubles comme
une lessive qui s’envole sur un roncier, mais au milieu du cyclone il y avait cette bouche qui se pendait à la sienne
ingénûment, goulûment », p. 66.
919
Le Rivage des Syrtes, p. 105.
920
D’après la définition du TLF.
921
Le Rivage des Syrtes, p. 105.
922
Entretiens avec B. Boie p. 290.
167
a. L’aphantos du langage.
La conjonction entre la chambre vide et la prédilection de Julien Gracq pour les routes
et grands chemins entre particulièrement en résonnance avec la relecture par Pascal Quignard923
d’un passage de l’Evangile, la rencontre sur la route d’Emmaüs924 de deux de ses disciples avec
Jésus ressuscité pour illustrer le concept d’aphantos925. De même que ces hommes ne voient
leur messie que lorsqu’il s’évanouit devant eux, de même le lecteur gracquien ne voit la
sexuation du texte que lorsque l’auteur la fait s’évanouir sous ses yeux. « Aimer, désirer,
dormir, rêver, lire est ce ‘voir l’aphantos’926 ». Il n’y a que peu de représentation érotique dans
le texte gracquien ; juste assez pour faire signe vers la profondeur du texte. Comme les disciples,
confronté au vide de la chambre désertée, et plutôt que de rester médusé devant lui — que la
chambre soit d’amour ou tombeau –, le lecteur, dans un mouvement d’emportement commun
au texte, doit partir sur les routes.
Aussi les stratégies sont-elles nombreuses quand il s’agit de ne pas dire le sexe ou de le
dire sans le dire. La litote927 constitue un détour de langue et un déplacement de la responsabilité
de la connotation sexuelle : en entendant ou en lisant plus que ce qui est écrit, c’est le lecteur
qui porte le sens dans son acte d’interprétation. La périphrase928, sorte de circonlocution
lexicale929, qui tourne autour de la chose, la cerne sans la dire explicitement, tout comme les
tournures impersonnelles et images930. Jérôme Cabot931 parle de « désertion par les mots —
l’impossible référence et la réception parodique du vocabulaire de la guerre dans Un Balcon en
forêt ; on pourrait transposer cette réflexion à l’érotique : une écriture du retrait, une politique
de la terre brûlée appliquée à l’érotique. Le texte gracquien déplace dans le creux et dans la
923
Pascal Quignard, Mourir de penser, « L’aphantos du Verbe », chapitre XXIV, Paris, Grasset, 2014, p. 134-139.
Pascal Quignard établit un parallèle entre le vide du tombeau « plus de corps » et le départ des disciples sur les
routes, chronotope de la rencontre avec la parole christique. Ils ne reconnaissent que lorsqu’il s’évanouit sous leurs
yeux : « Il s’évanouit sous leurs yeux grands ouverts. Et aperti sunt oculi eorum, et cognoverunt eum, et ipse
evanuit ex oculis eorum », p. 136.
924
La référence est aussi présente dans Un beau Ténébreux, p. 82. Allan affirme à ce propos la nécessité de voir
et de toucher pour pouvoir concevoir le mystère du monde et accéder à une forme de révélation : « Pour que le
christianisme fût, il a fallu que le Christ fût, naquît de ce village à cette date, montrât ces mains percées à
l’incrédule, et s’envolât du tombeau d’une façon tout autre que métaphorique ».
925
Luc, 24.31 : « Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut de devant eux ».
926
Ibid.
927
« quand nous allions, la chasteté ne nous était pas une règle », « La Route », p. 29.
928
« des aubaines brusques du chemin », ibid.
929
« la circonlocution est à la phrase ce que la périphrase est au mot ; elle étoffe mais n’exprime qu’indirectement
son objet », Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaires), Bernard Dupriez, Paris, Christian Bourgeois
éditeur, 1018, 1984, p. 115.
930
« et c’était soudain toute une femme, chaude, dénouée comme une pluie, lourde comme une nuit défaite, qui se
laissait coule rentre vos bras », « la Route », p. 29.
931
Jérôme Cabot, « La désertion par les mots. L’impossible référence et la réception parodique du vocabulaire de
la guerre dans Un Balcon en forêt », Julien Gracq 5, « Les dernières fictions : Un Balcon en forêt, La Presqu’île »,
Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 81.
168
marge le sexe comme pour accentuer son pouvoir de surgissement932. Ainsi cet à côté se
matérialise aussi dans la page : l’ellipse de l’acte sexuel vide la scène mais souvent recharge la
description précédant ou suivant le passage. Dans Un Balcon en forêt, l’ineffable du transport
sexuel passe par des périphrases naturalisantes : le désir se fait « cyclone » qui dénude, le plaisir
de Grange s’exprime d’abord par l’approche négative (« il ne sentait pas tendu, ni anxieux »),
puis par équivalence : « c’était plutôt une rivière dans l’ombre des arbres, à midi933 ».
Comme une chambre d’écho, la chambre vide semble amplifier par sa proximité
l’intensité de l’écriture déplacée de la sexualité ou du transport934.
Si le regard est investi de la charge sexuelle non soutenue d’angoisse, il déplace l’objet
érotisé partout où il se porte ; ce qui est vu médiatise la relation à l’Autre féminin. C’est en
particulier le cas de la nature et du paysage qui sont conçus dans une forme de contiguïté avec
le féminin. La promesse érotique est donc tenue en partie dans l’écriture de l’espace et du
paysage. Elle découle d’une perception esthétique et sensuelle de la nature : l’analogie entre le
corps féminin (et parfois masculin, en ce qui concerne Gracq) et le paysage est un mode
d’artialisation de la nature936. Le texte tisse un lien intime entre corps et décor, rend possibles
les relations entre l’espace et la représentation de la sexualité : analogie (métonymie,
métaphore), contiguïté (en une quasi-indistinction du corps et de son environnement). Si la
932
« Platon a écrit dans la Lettre VII, 341 d : soudain comme s’allume une lumière dans l’instant où bondit la
flamme l’existence est irradiée par la pensée qui résulte de l’expérience intérieure qui l’a préparée durant des
saisons, des jours, des années. Le Tout à coup suppose l’érection inassouvie comme tout rêve montre en creux la
carence de ce dont il propose l’image », Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 175.
933
Un Balcon en forêt, p. 67.
934
Au Château d’Argol, p. 110-111 : « Il lui sembla d’abord qu’Herminien, par des touches dissonantes et
incertaines, coupées de retours et de replis où le motif principal était repris dans un mode plus timide et comme
interrogatif, ne fît autre chose que de prendre la mesure du volume même de la capacité sonore de ce troublant
édifice. Alors se déchaînèrent des ondes violentes comme la forêt et libres comme les vents de l’altitude […]. A
ces jeux de la nature succédèrent les atteintes d’une passion sensuelle et aiguë, et l’artiste peignit avec vérité ses
ardeurs sauvages ».
935
Un Balcon en forêt, O.C.II, p. 128 cité par Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p.41 : « Un obus vient de
frapper le blockhaus, « ouvrant une brèche qui balaya d’une blancheur sale, sinistre, toute la profondeur du béton.
– c’est dedans ! pensa Grange. Non, c’est dehors … Non, c’est dedans ». »
936
J’emprunte le terme "artialisation » à Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, collection
« Bibliothèque des sciences humaines », 1997, p. 16.
169
métonymie procède d’un rapport d’inclusion entre le corps du personnage et un espace auquel
il est étroitement associé, dans la métaphore, les espaces937 portent analogiquement les sèmes
du sexuel, parfois même en absence du corps sexué.
La terre gardait son mystère, mais ce mystère pouvait être forcé, comme
on force une femme, d’une façon tout autre que métaphorique […] Le mystère
du monde était en lui caché, mais non pas plus symboliquement, mais caché non
autrement que le sexe dans une femme ; et comme l’amant guidé par la certitude
charnelle de son désir, le but inavoué des grands explorateurs, de Jason, de
Vasco, de Colomb, n’était peut-être autre que la possession enivrée et solitaire
de la planète939.
La pulsion sexuelle recoupe donc le rapport sensuel au monde, mais aussi au texte via
la métaphore et le symbolisme. Les frontières, nombreuses dans la fiction gracquienne et
toujours poreuses et brouillées, s’avèrent donc essentiellement lieux d’échange et de transition.
C’est aussi le cas à l’échelle du personnage, conçu par Gracq comme un « transparent », « une
plante humaine » : à ce titre, la frontière entre son intériorité et l’espace qui l’entoure dans le
récit suppose, plus qu’une limite clairement établie, un entre-deux d’échanges et de
communication940. La peau s’avère ainsi davantage un espace perméable qu’une enveloppe
garante d’intégrité. L’ambiguïté surgit dès que la sensualité apparaît, le plaisir physique se
confondant avec une expérience de fusion ; l’être devient insituable dans l’espace, dans le
temps, dans la perception : la polysémie du titre « La Presqu’île », ouvre la voie à la confusion :
la presqu’île/presqu’il, c’est elle. Le texte travaille à la substitution de la presqu’île de Guérande
au corps d’Irmgard absente, dans la psyché du personnage.
937
« Ce sable vide, encore chaud, tiède comme une plage de chair et qu’on voudrait couvrir, souiller naïvement
comme elle. » ; Un beau Ténébreux, p. 17.
938
« Par un phénomène de réfraction sémantique et syntaxique, le secret du monde s’incarne dans le secret de la
femme, l’un et l’autre présentant à l’homme en quête l’énigme spéculaire de leur métaphorisation ; le flux féminin
emporte le sujet désirant vers la connaissance, et narquoisement se farde même en objet de connaissance, en
finalité », Isabelle Husson-Casta, « Signes du féminin dans Un beau Ténébreux », Julien Gracq 1, « une écriture
en abyme », p. 52.
939
Un beau Ténébreux, p. 82.
940
Merleau-Ponty évoque dans Le Visible et l’Invisible, une « ramification de mon corps et ramification du
monde » et une « correspondance de son dedans et de mon dehors », cité par P. Née, “Julien Gracq
phénoménologue ?”, Julien Gracq 2, « un écrivain moderne », Rencontres de Cerisy, 24-29 août 1991, Paris, La
Revue des Lettres modernes, 1994, p. 176.
170
La sensualité et le désir physique passent par la possession du paysage et le sentiment de se
perdre en lui dans une relation réciproque941. La peau942 de Simon est l’interface principale
entre soi et le monde. Si le paysage, par association d’esprit, le conduit à l’érotisme, c’est parce
qu’il est ouvert à son environnement, prêt à l’accueillir, à être pénétré par une sensation
olfactive riche et puissante dans une sorte de point de contact qui fusionne temps et espace :
Le vent était tombé ; l’odeur des cèdres, résineuses, astringente, torréfiée, descendait
sur la petite place et desséchait les narines comme la sciure du bois. Si brusque tout à
coup, si salubre et amère sous le profond ombrage vert-noir que Simon ferma les yeux
et se figea, l’espace d’une ou deux secondes943 : la gare des vacances d’un coup sauta
sur lui, où, la tête dilatée, un peu étourdi, la narine ouverte, dès le portillon franchi, du
pin au varech, pour un mois entier il réapprenait à vivre entre deux versants d’odeurs944.
Pour la première fois, réveillé par le parfum vert et brûlé de cette dérive un peu
hagarde qui avait été sa journée, il sentait que le soir apportait Irmgard, l’approchait de
lui aussi accore et ferme qu’un rivage : tout était maintenant simple et sûr946.
En ce sens, l’automobile, avec ses larges surfaces vitrées, semble pouvoir être assimilée à
ces « boîtes d’optique dépaysante », au même titre que la maison948 aux grandes fenêtres —
941
« Son esprit était rafraîchi comme un paysage après l’averse, il lui semblait qu’il marchait nu ; les odeurs, les
bruits espacés entraient en lui comme si son corps eût perdu sa frontière », « La Presqu’île », p. 161.
942
Le concept de Moi-peau est développé par Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985. « [la réalité
externe] rassemble la membrane limitante —qui constitue l’interface sensorielle entre dedans et dehors au niveau
du Moi-peau — et la réalité matérielle dans un système de projection déterminé par la difficulté de mise en scène
de la réalité interne, du fait d’une étroite dépendance à l’égard de l’environnement », Catherine Chabert,
« L’interdit du toucher et le transfert paradoxal », Didier Anzieu : le Moi-peau et la psychanalyse des limites,
Didier Anzieu et al., ERES « Le Carnet psy », 2008, p. 45.
943
On pourrait attendre ici « le temps d’une ou deux secondes » ; le terme « espace » floute les limites, ouvre une
sorte de béance (à laquelle le mot « vacances » fait écho peu après) qui se répercute dans le corps, « tête dilatée »,
narine ouverte ».
944
« La Presqu’île », p. 132.
945
« Et tout à coup il se fit dans son esprit un glissement vers un mode grave et majeur », Ibid.
946
Ibid.
947
Ibid., p. 133.
948
Une exception, la maison forte des Falizes, présentée à plusieurs reprises comme un faux refuge : lorsqu’un
obus éclate, l’effraction n’est pas évidente pour Grange : « C’est dedans ! pensa Grange. Non, c’est dehors…Non,
c’est dedans », Un Balcon en forêt, p. 236-237.
171
comme La Fougeraie949 — qui médiatisent le va-et-vient entre dedans et dehors. Seconde peau
poreuse entre les personnages et le monde, l’automobile, ou la maison vitrée, constituent une
sorte de frontière qui permet par le regard, à l’abri du toucher qui charge la sexualité d’angoisse,
de la faire affleurer et ce, dans un mouvement réciproque : c’est depuis son automobile que
Simon, on l’a vu, laisse remonter les réminiscences érotisées d’Irmgard. A l’abri du « voile
opaque » de la pluie et de l’analogie, la campagne (le dehors) mène à la femme (fantasme de
Simon) par le glissement sémantique, dans un échange des qualités : des chaumières
personnifiées laissent entrevoir une nuque quand Irmgard réifiée laisse toucher « sa lisière » et
son « chaume » :
Toutes les images du Nord, qu’Irmgard appelait si naturellement autour d’elle et qui
étaient un peu son climat et sa saison calme, -aussi anciennes, aussi doucement soudées
à elle que les petits villages de l’arrière-plan, avec leur ville gothique et leur vue de
rivière, le sont dans les tableaux primitifs au profil du donateur – se reformaient dans
son esprit comme sur une eau redevenue tranquille Irmgard allongée sur la bruyère
rousse et violette d’une friche de la Sologne953.
Enfin, cette ruée de Simon vers la mer se superpose littéralement, recouvre physiquement le
désir d’Irmgard ; l’aimantation du personnage vers l’élément liquide a souvent été vue comme
un fantasme de regressio ad uterum, de fusion dans l’élément maternel ; il me semble aussi, et
ce n’est pas incompatible, interprétable comme érotisation du rapport au corps du monde, la
mer se substituant au corps féminin : Irmgard est en partie une créature de l’eau, elle qui est
949
« Le Roi Cophetua », p. 218 : « J’étais dans une de ces boîtes d’optique dépaysante, il me semblait que j’étais
à la fois dedans et dehors ».
950
« La Presqu’île », p. 67.
951
Jean-Pierre Richard analyse cette transformation d’un ordre pulsionnel à l’autre dans Le Rivage des Syrtes,
lorsque le récit passe de la femme endormie dans les bras d’Aldo aux « grandes fermes fortifiées » : « nous
longions parfois une de ces grandes fermes fortifiées endormies dans la tiédeur de la nuit des Syrtes »,
Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 257-283.
952
On a déjà évoqué le motif de la torche de la raffinerie.
953
« La Presqu’île », p. 72.
172
comparée à « un bouchon dans l’écume954 » — et qui est, à cet égard, sœur de Heide —, dont
Simon se souvient, la plage en arrière-plan, comme « la fille du gouffre955 », celle qu’on voit,
qu’on espère et qu’on ne sait comment « rejoindre ». Mais elle ne l’est qu’en partie, car le
« comme » de la figuration empêche toute coïncidence et maintient la distance : « Irmgard n’est
pas la mer, en ayant ici la figure. Mais elle est aussi la mer, puisqu’elle a en aussi la figure. […]
Cette tension entre l’identité et l’altérité, essentielle au transfert figural, est dramatisée en la
distance, minime et finale, qui sépare Irmgard de Simon au moment même où il la retrouve956 ».
Du corps au décor, même phénoménologie, même lexique : dans « La Route », la voie
forestière est comme féminisée, sexualisée, si bien que l’on ne sait plus si l’une est la métaphore
de l’autre ou son palimpseste, la femme étant présentée dans ce fragment de fiction comme
émanation de la Route :
Cette voie forestière perdue, sous son gazon fin parfois rougi de fraises, avec ses
passées de bêtes, ses flaques d’eau noire, son odeur de mousse humide et de
champignons frais, paraissait si abandonnée, si entièrement reprise par la sauvagerie des
bois qu’on luttait difficilement contre l’impression qu’elle allait d’un instant à l’autre
finir là en impasse, que les arbres allaient se refermer sur sa fente étroite, mais la digue
de pierre, le mur invisible que le chemin enfonçait sous lui dans le sol, avait contenu
obstinément l’assaut de la forêt957…
Le masculin et le féminin, comme projetés dans le paysage, se disent dans toute leur intimité.
Les termes se font ambigus ; l’écriture joue sur les similitudes entre géographie physique et
morphologie intime, qui créent entre Simon et le paysage « une intimité trouble958 ». C’est ce
que constate Patrick Née : « sans doute serait-il facile de montrer à quel point, chez Gracq,
réciproquement à l’immersion du sujet dans le monde s’inscrit un corps du monde affleurant
partout dans ses descriptions du paysage959 ». Ainsi la masculinité est-elle décrite en termes de
rigidité et de verticalité et comme confiée, déléguée à la nature. Presqu’arrivé à la gare pour
retrouver Irmgard, Simon, tout au désir anxieux de ces retrouvailles, tient « une branchette de
frêne » que Gracq désigne comme un « attribut » et que la description amène à considérer
comme potentiellement phallique :
954
« La Presqu’île », p. 179. Selon Elisabeth Cardonne-Arlyck, « non seulement Irmgard est résorbée
métonymiquement dans sa démarche, mais celle-ci l’est à son tour métaphoriquement dans le mouvement de la
vague et de l’écume », « Presque : relations de la métaphore et du récit dans La Presqu’île », Julien Gracq, visages
d’une œuvre, Actes du colloque international d’Angers, 21-22 mai 1981, p. 185.
955
L’expression est de Victor Hugo dans L’Homme qui rit, II, V : « elle avait la sécurité d’une olympienne qui se
fait la fille du gouffre, et qui peut dire à l’océan : Père ! et elle s’offrait, inabordable et superbe, à tout ce qui passe,
aux regards, aux désirs, aux démences, aux songes, aussi fièrement assoupie sur ce lit de boudoir que Vénus dans
l’immensité de l’écume ».
956
Elisabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges », op.cit., p. 53.
957
« La Route », p. 16.
958
« La Presqu’île », p. 163.
959
Patrick Née, « Julien Gracq phénoménologue ? », Julien Gracq 2. « Un écrivain moderne », art.cit., p. 175.
173
L’arbre était encore en sève : lorsqu’il tira pour la détacher, une longue lanière d’écorce
resta fixée à l’arbre et dépouilla la baguette comme une anguille ; il la sentit au creux de
sa paume, nue, tiède et poisseuse.
Simon roula sans plus rien voir devant lui, que la trace luisante de la route, blotti
dans sa propre chaleur comme dans une maison fermée, le flanc creusé par un autre
corps qui vivait tout le long du sien — et chaque point où sa peau touchait le vêtement
semblait s’auréoler aussitôt de cristaux aigus. « Dans sa chaleur », songea-t-il, sans
penser rien d‘autre960.
La frontière peut encore se fermer quand, « au sentiment de l’absence » se mêle « une ombre
de crainte961 », comme si le monde venait répercuter l’intériorité du personnage, dans une
résonnance qui en diffuse partout l’écho962 ou que le personnage n’avait de place en lui que
pour la plénitude cosmique et renonçait à ce que creuse la proximité des retrouvailles
amoureuses. Le monde se personnifie963 et donne corps à la clôture mentale du personnage,
confirmant la relation de contiguïté entre eux, jusqu’à l’image de l’aquarium qui, malgré sa
transparence, opère la vitrification du monde et de Simon au désir d’Irmgard.
Parfois enfin, le monde ne semble pas « se prêter au désir » du personnage et le dehors, via le
motif de la fenêtre ouverte, s’invite dans son désir d’intimité jusqu’à le troubler et le court-
circuiter. Dans la chambre d’hôtel, Simon tente d’appeler à lui « le fantôme tendre qui avait
flotté un moment si proche autour de lui », mais l’appel d’air rend impossible le surgissement
érotique : « sa turbulence emplissait la chambre, dérangeait la rêverie épaisse dans laquelle il
960
« La Presqu’île », p. 68.
961
Ibid., p.129-130.
962
« Le soir s’annonçait si uni, si recueilli, si tranquille, qu’on eût dit qu’il excluait de toute sa plénitude le coup
de gong énorme, si proche maintenant, qui allait fracasser ce calme : l’arrivée d’Irmgard », ibid., p. 130.
963
« Le monde toujours panique — toujours alerté, alertant — le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui
vous tourne le dos, qui regarde ailleurs, et dont on voit seulement la nuque obsédante qui, par instants, bouge »,
ibid., p. 127.
964
Ibid., p. 130-131.
174
aimait se pelotonner quand il pensait au corps d’Irmgard965 ». La porosité du personnage, qu’il
soit masculin ou féminin, crée une intimité unique avec le monde dans l’œuvre gracquienne :
pour le personnage masculin, la peau et la perception constituent un point de contact et
d’échange en intériorité et extériorité ; pour le personnage féminin, une sorte de fusion, de
relation de coïncidence ou de contiguïté entre corps et monde.
965
Ibid., p.127.
966
Éric Laurent, « La Lettre volée et le vol sur la lettre », Conférence prononcée au Cours de Jacques-Alain
Miller : « L’expérience du réel dans la cure analytique », 1998-1999 (inédit), publiée dans La Cause freudienne
n° 43, « Les paradigmes de la jouissance », p. 22.
967
Il ne s’agit pas d’une singularité gracquienne : « Il arrive même qu’en le corps féminin et son espace, se noue
une relation complexe, soumise à un principe de réversibilité : sous le regard ou dans le discours d’un personnage
se dessinent alors des relations d’inclusions réciproques, où le corps féminin est à la fois contenu (objet de l’espace)
et contenant (espace à explorer), autrement dit, « où l’espace se ramène à l’origine corporelle et le corps à son
essence spatiale », Mahmoud Sami-Ali, L’Espace imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 124.
175
Cette congruence est explicite dans Lettrines968. La forêt, la mer, la route969 font office de
recharge libidinale et s’associent à un effet d’extase970.
968
Lettrines 2, O.C. II, p. 271, « De telles saisons, de pareilles journées, si tardivement aventurées et menacées,
ensorcelantes et pourtant sereines, évoquent le climat éperdu et condamné de l’amour et donnent l’envie d’inverser
le vers Ô femme dangereuse, Ô séduisants climats ! » de Charles Baudelaire, « Ciel brouillé », Spleen et Idéal, Les
Fleurs du mal, Œuvres complètes I, p. 50.
969
Les topoï de la route et du chemin, présents en littérature dès le XVIIe siècle, où la féminité semble se définir
d’abord comme une réalité géographique.
970
Elisabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le « domaine des marges » de Julien Gracq, op.cit., p. 33-
34, à propos d’Un Balcon en forêt : « tout le projet d’Un Balcon en forêt est donc de tracer un domaine de
jouissance en marge du désir (ce que fait aussi La Presqu’île dans ses échappées géographiques) ».
971
Michel Murat, L’enchanteur réticent, op.cit., p. 181.
972
Au Château d’Argol, p. 73.
973
Un Balcon en forêt, p. 84.
974
C’est ainsi que Simon remplace littéralement Irmgard et son rapport sensuel et amoureux à la femme aimée par
le parcours tout aussi sensuel et amoureux du paysage de la presqu’île.
176
équivalents de la jouissance — perte de repères, lâchez-tout, mort, le tout accompagné
d’angoisse — au moins au plaisir sensuel.
il regardait la route s’allonger devant lui, baigné d’un côté dans la lumière déjà
presque jaune, dentelée de l’autre par les ombre nettes et aiguës de quatre heures,
soudain invitante comme une femme à l’ombre, étendue de tout son long au travers de
la terre offerte. « la bonne route »…, songea-t-il — et il se fit en lui une embellie qui le
décida979.
La route devient bientôt une rivale d’Irmgard, la teneur érotisée du paysage d’un territoire
féminin nommé « presqu’île » s’accentuant : Simon se reproche « ses écarts de conduite », on
975
« Alors elle abandonnait le bras d’Albert avec tremblement et elle s’étendait à ses pieds sur la mousse, en
cachant sa tête sous son bras replié pour qu’il ne lût pas encore son accablante défaite. Et tandis que debout, appuyé
à une branche basse, il dirigeait vers elle l’étincellement de ses yeux cruels et lucides, avec un abandon et une
confiance angéliques, — comme une esclave entièrement soumise —, elle élevait vers lui comme une prière les
trésors d’un corps qui lui était tout entier dévoué. Elle dénouait ses sandales, et ses pieds nus brillaient sur le tapis
frais de la mousse. Ses seins haletaient sous la soie légère avec un mouvement imperceptible. Elle dénouait ses
cheveux qui se répandaient sur le gazon comme une flaque », Au Château d’Argol, p. 74-75.
976
« Le Roi Cophetua », p. 241.
977
Ibid.
978
L’idée que le moteur de l’automobile métaphorise celui du récit tout entier est de Jean-Yves Laurichesse, « Le
vagabondage automobile dans La Presqu’île, Julien Gracq 5, « Les dernières fictions : Un Balcon en forêt, La
Presqu’île », Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 184 : « Que l’automobile soit à bien des égards moteur de
l’histoire, le texte le donne d’abord à l’entendre — dans les deux sens du verbe — par la place accordée au moteur
matériel qui propulse Simon à travers la Presqu’île, dont le bruit accompagne le récit comme une musique ».
979
La Presqu’île, p. 94-95.
177
l’a vu, tenaillé par l’angoisse de la panne980 et le plaisir sensuel qu’elle lui procure, elle qu’il se
retient de « dévorer si vite » et qu’il parcourt sur un rythme intermittent d’accélérations et de
ralentissements, comparant son plaisir à ce qu’il ressent après l’amour : « Il faudrait que cette
heure ne finisse jamais », se dit-il en faisant un soupir d’aise, comme il lui en venait parfois
lorsqu’il se reposait allongé auprès d’Irmgard981 ». Cette dérive automobile, qui le précède ou
plutôt s’y substitue, fait éprouver à Simon une jouissance comparable au plaisir sexuel, subtil
mélange de jubilation et d’angoisse fondu dans l’étourdissement ou le vertige. Le summum
jubilatoire de cette émotion, Simon l’éprouve à l’idée de revoir la mer ; aussitôt, preuve qu’il y
a bien une sorte de concurrence entre jouissance paysagère et sexualité, une forme de tromperie
ou de trahison, il pense à Irmgard : « l’idée lui vint tout à coup qu’Irmgard ne jouirait pas avec
lui de la beauté de cette fin de journée982 ». Le vocabulaire du comble vient exprimer
l’exaltation de l’instant dans une pré-saisie de l’ordre de l’imminence :
Tout cela atteignait pour lui un moment à une espèce de fête complète, écumeuse
et fouettée, où se mêlaient, à l’heure même où Vénus sort de la mer, l’exubérance
des corps jeunes, l’orient de la perle, la tombée de neige des cimes de glaciers,
la brutalité d’une charge de cavalerie983.
Les connotations sexuelles ne sont d’ailleurs pas loin, mais déplacées dans l’arrière-plan
descriptif du décor :
La marée montante et presque étale, avec cette exaspération de son tonnerre sur
le sable ferme, qu’on lui voit à ce moment-là, ces derniers coups de bélier plus
rageurs contre un obstacle qui se durcit. Le sable rétréci — rien qu’une mince
lisière assiégée — où la foule des baigneurs se bouscule et se piétine presque
avec ces gestes des bras levés qu’on voit aux bords du Gange ou chez les
adorateurs du soleil984.
C’est grâce à son automobile que Simon parvient à cette idée sublime d’extase, puisque c’est
son trajet qui lui procure la première des sensations de fusion heureuse au monde en l’absence
d’Irmgard. Et pour cause, « coite maison roulante », elle est une sorte d’équivalent du rapport
980
Les deux occurrences relevées (p. 54 et p. 94) jouent sur la double acception simultanée du terme : il s’agit tout
autant de la panne de moteur qui oblitérerait ses chances d’être à l’heure à la gare que de la panne sexuelle, qui
fait surgir l’angoisse panique de Simon.
981
« La Presqu’île », p. 134.
982
Ibid., p. 97.
983
Ibid.
984
Ibid. Les motifs sexuels masculins et féminins sont présents : raidissement, mouvement intermittent, image
d’une ligne/fente prête à être investie ; les « gestes de bras levés » sont aussi présents dans la description de Heide
prenant son bain de mer, silhouette « aux mouvements désordonnés et fragiles d’une femme » elle dont « la tête
rejetée entre les épaules sous une atteinte trop aiguë, s’échappèrent d’elle comme un aveu involontaire les gestes
de la possession », Au Château d’Argol, p. 89.
178
sexuel. Selon Frédéric Monneyron et Joël Thomas985 qui se fondent sur les théories de Gilbert
Durand986, l’automobile est une sorte de conjonction symbolique des contraires sexuels :
Elle se substitue donc elle aussi à la conjonction qui n’aura pas lieu, celle de Simon et Irmgard,
déplaçant dans l’ordre du symbolique ce qui paraît impossible dans le réel fictionnel988. C’est
peut-être aussi la raison pour laquelle seul l’habitacle de la voiture autorise le surgissement des
réminiscences érotiques, ce que ne permet pas aussi clairement la chambre d’hôtel, plus propice
à l’expression de l’angoisse de Simon face à la promesse sexuelle qu’elle représente.
Finalement, « La Presqu’île » raconte l’histoire d’un déplacement à double échelle. Comment,
d’une part, Simon, pensant à sa liaison, s’en libère-t-il989 ? Il se sent tellement lié à la presqu’île
qu’il fusionne avec elle, au point que le phallus soit transféré dans le décor, dans « le double
cornet rouge du bureau de tabac990 », « brandi au bout de sa tringle », dans la nature rigidifiée
du « taillis de châtaigniers hérissé contre la nuit des bouquets de lances de ses branchettes991 ».
Comment, d’autre part, le romancier perd-il le fil érotique du récit en laissant le conducteur
errer ? L’interrogation finale, « comment la rejoindre ? », dernière phrase du récit, semble
autant se poser à l’un qu’à l’autre. Plus qu’un récit érotique, « La Presqu’île » en est la négation.
L’écriture géographique n’en finit pas de ne pas écrire la sexualité et l’érotisation du corps de
l’autre.
Par ailleurs, dans les fictions gracquiennes, le motif de la route ou du chemin constitue
un avatar du sexe féminin, comme lui broussailleux et en général forestier, au moins
momentanément, comme lui marqué par la liquidité et l’humidité, par la profondeur. Parfois
985
Ouvrage cité par Jean-Yves Laurichesse dans son article sur « La Presqu’île » (op.cit., p.194) : F. Monneyron
et J. Thomas, L’automobile. Un imaginaire contemporain, Paris, Imago, 2006.
986
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, : introduction à l'archétypologie générale,
Paris, Dunod, 1992.
987
Frédéric Monneyron et Joël Thomas, L’automobile. Un imaginaire contemporain, Paris, Imago, 2006, p. 81.
988
Selon Sylvie Vignes, « les émotions sensorielles ; sensuelles, de l’automobile ont souvent pour origine non le
paysage seul mais l’interaction entre le paysage et le véhicule : la voiture pouvant devenir à l’occasion, au sens
figuré aussi, un moyen de transport : « Simon poussa le bouton du chauffage, mais laissa la vitre de la portière
ouverte ; l’air chaud glissait sur ses genoux, tandis que le froid commençant de la soirée battait contre ses joues
avec une palpitation d’éventail » (« La Presqu’île », p. 145-146, « Rêveries et dérives du conducteur solitaire,
Lectures de Julien Gracq, art.cit., p. 155.
989
« en ce moment, il suffisait à tous deux », « La Presqu’île », p. 69.
990
Ibid., p. 99.
991
Ibid., p. 161.
179
affleurent aussi les signes de castration et de la coupure992, comme la « cicatrice blanchâtre et
indurée » de la route993. L’avancée du personnage sur ce chemin constitue une pénétration et se
dit en termes d’enfoncement, qui manifestent la profondeur et l’étroitesse de ce qui est souvent
gorge, couloir obscur, vallon ou serpente entre des « croupes ». Le monde est aussi un univers
de grotte, de fente, de courbes, de chaleur, de liquidité, très souvent personnifié.
992
On trouve le motif dans le paysage de Vezzano : « Le sommet de l’île n’était qu’une table rase, éventrée sur les
bords par les coupures rayonnantes des ravins. […] à droite et à gauche de nous, maintenant tout proches, les ravins
ne laissaient plus entre eux qu’une étroite arête au tracé sinueux », Le Rivage des Syrtes, p. 149.
993
« La Route », p. 11.
994
Jean Bellemin-Noël en donne un exemple pour Un Balcon en forêt, juste après la description du blockhaus et
l’affleurement du tabou de l’inceste, insistant sur « l’accumulation oblique des mots qui murmurent la mutilation »,
in Une balade en galère avec Julien Gracq, p. 51 : On voyait seulement l’enfilade de la laie […] étroitement
corsetée par les murailles de branches de taillis— d’une couleur rêche de pierre cassée […] la chaussée plate et la
double palissade de taillis élagués découpaient en plein ciel sur le vide un créneau blanc, d’un dessin si pur, si
nettement coupé que le bord en paraissait argenté. Quand on mettait l’œil à la lunette de pointage, on distinguait
[…] chacune des pierres de la route avec leur cassure aiguë et les minces sillons écrasés […] le ciel blanc et vague,
le vide de la route ensommeillée, l’immobilité des menues branchettes devenaient fascinantes : le gros œil rond
avec les deux traits de rasoir de son œillère semblait s’ouvrir sur un autre monde, un monde silencieux et
intimidant [etc], Un Balcon en forêt, p. 35.
995
Ibid., p. 144-145.
996
Jean Bellemin-Noël, Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 78-79.
180
l’occasion de marquer une sorte d’attirance sensuelle de Grange, révélatrice de son rapport
inconscient au féminin. Elle est présentée via la comparaison « comme un matériau féminin,
pulpeux, au derme profond et sensible, tout duveté des impressions subtiles de l’air » et le
regard de Grange semble si perçant et si proche, à la toucher, qu’il en distingue les moindres
nuances et les décrit en termes de sensations, y compris tactiles :
Mais aussitôt cette féminité inscrite dans le paysage — les maisons sont « pareilles à une femme
au jardin » — se hérisse de signes plus inquiétants et dysphoriques, comme si elle devenait
menaçante, avec les maisons à la « grille fermée » et le « parterre vieillot piqué des quenouilles
défleuries des passe-roses », les quenouilles connotant dans le registre du merveilleux la piqûre
sanglante de la Belle au bois dormant (et de Mona, figure féminine sylvestre et associée à la
guêpe et son dard) et la rigidité du phallus998. Le regard que le personnage masculin porte sur
le paysage déporte et révèle celui qu’il pose sur le féminin. S’enfoncer dans la forêt, pénétrer
le paysage par la route, jeter un œil sur ou dans les maisons, c’est aborder la féminité libidinisée,
sexualisée, sans le tabou du toucher.
« La Route » peut être lue comme une exploration de la féminité. La première phrase
de ce texte fragmentaire contient deux expressions féminines aussi bien d’un point de vue
grammatical que connotatif (« la ligne de vie » évoquant le maternel, le malaise lié au féminin
faisant allusion à la nature de « Grand Autre » de la féminité), et la phrase nominale exclamative
« L’étrange – l’inquiétante route !999 » reprenant anaphoriquement « la dernière ligne de vie ».
L’expression est peut-être une allusion ironique (comme pour se prémunir de toute
interprétation psychologique, considérée comme im-pertinente et pourtant inévitable) à
l’Unheimlich de Freud, avec inversion des termes. Etrangeté et inquiétude sont orchestrées par
les noms « dangers » et « peur », associés à la connotation sexuelle des « rencontres », annonce
probable de celles des femmes de la deuxième partie, du « serpentement » et des « taillis
crépusculaires ». Cette étrangeté et même cette angoisse, la construction syntaxique de la phrase
les accentue : la concaténation de subordonnées fait perdre ses repères au lecteur, de même que
997
Un Balcon en forêt, p. 144.
998
« Toutes les formes de la douceur, angevine, florale, féminine toute l’harmonie de la langue et la sorcellerie du
verbe poétique ont été mises à contribution pour dire, pour montrer — quoi d’autre, au fond, que ceci : la femme
a le cœur plus dur que la pierre, elle vous attire avec des charmes qui sont ceux du jardin d’Eden, elle vous invite
à pénétrer dans ses mystères tout hérissés de pointent et qui recèlent des roses trémières semblables à des phallus
blessés », Jean Bellemin-Noël, Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 79.
999
« La Route », p. 9.
181
la disjonction entre le substantif sujet « le serpentement » et le verbe « creuserait » opérée par
une subordonnée concessive et l’emploi de tirets. L’image du « rai », associée par la
comparaison « comme un rai de diamant sur une vitre » au « serpentement » de la route,
récurrente dans l’œuvre gracquienne et liée ailleurs au trouble érotique et à l’écriture, motif
féminin. La féminisation de la route se poursuit tant dans sa description — « la belle ordonnance
sévère de la route qui avait traversé ces pays en étrangère s’était défaite » — que dans la relation
que le narrateur et les personnages masculins entretiennent avec elle, personnifiée : «si parfois
nous la maudissions dans ses méchantes humeurs, il y avait pourtant un charme à la trouver
ainsi variée et changeante, toute imprégnée des longues intimités de la solitude … » L’érotisme
est donc une façon d’appréhender la marche et le paysage « tout grand paysage est une
invitation à le posséder par la marche1000 », comme possession et comme co-it,
compagnonnage.
Les femmes correspondent à la Route, comme si l’une influait sur les autres : la Route
est décrite comme « un chemin cavalier1005 », les femmes comme des Amazones : « elles
allaient par deux, par trois – presque jamais seules – à cheval presque toujours ». Enfin, l’une
des caractéristiques de la Route est l’étroitesse, la finesse ; cette qualité passe aux femmes :
« mais la Route les avait affinées1006 », comme si celle-ci les possédait et pouvait les modifier
à loisir pour le plaisir des hommes. Elles semblent donc partager les mêmes qualités, qui
1000
En lisant en écrivant O.C. II, p. 616.
1001
Bernild Boie, notice de « La Route », O.C. II, p. 1410.
1002
« au long du Perré, nous rencontrions parfois des femmes ». Phrase dont la construction semble faire des
« femmes » le pendant du « Perré » ; idem p. 27, « La Route, où elles vivaient dans le remous du long voyage ».
1003
« La Route », p. 29.
1004
Ibid., p. 31.
1005
« La Route », p. 11.
1006
Ibid., p. 28.
182
correspondent à la conception surréaliste de la féminité : la naturalité, par leur assimilation à
l’eau1007, la nuit1008, la végétation1009, l’animalité1010, image totalisante qui marque un retour à
un ordre primitif.
1007
L’assimilation route /rivière (elle est une « digue », p. 10, « elle ressemblait aux rivières », p. 12, comparaison
qui permet d’enrichir le champ lexical « mares, « filet d’eau ») rappelle que l’eau est un principe féminin dans
l’œuvre gracquienne. La femme est décrite marchant sur un « chemin plein de fondrières et d’eaux neuves », p. 27.
La femme aimée devient « pluie », p. 29, qui se laisse « couler » entre les bras des hommes. Les comparaisons
l’assimilent aussi aux « oiseaux de mer », p. 27.
1008
La nuit et l’obscurité sont associées à la Route : « nuit de lune », p. 10, « berges de nuit », p. 10,
crépusculaire », p. 9, p. 11, « chien et loup du crépuscule », p. 13, « interminable bois noir », p. 10. Il en est de
même pour les femmes. C’est le contexte des rencontres amoureuses : « quand la nuit s’était épaissie autour du lit
de braises rouges », p. 29, trois occurrences de « dans le noir », « dans la nuit tombante », p. 28. C’est aussi une
qualité des femmes, décrites comme des « silhouettes noires et fragiles », p. 26.
1009
La route a la capacité de « s’incorpore[r] quelque chose de la substance même du pays traversé », 15, y compris
sa « sauvagerie » : p. 14, « crépue d’herbe, avec ses pavés sombres dans les orties, les épines noires, les
prunelliers ». Les femmes : « elles mordillaient une branche fleurie » ; « mais c’étaient ces bouches seules tout à
coup sur le chemin plein de fondrières et d’eaux neuves qui nous apprenaient que le terre fleurissait », la crinière
« pleine d’épines et d’odeurs sauvages », « beauté drue ».
1010
L’expression « dans le chien et loup du crépuscule » prise dans sa polysémie, crée l’association avec « bêtes
libres », « harde », « grognements d’aise », « sangliers », « laie », « marcassins ». Selon Jung, le symbole animal
serait la figure de la libido sexuelle, or les femmes, « à cheval presque toujours », comme des amazones,
apparaissent presque comme des êtres mythiques ; leur « sautillement d’oiselet boiteux » accentue la
contamination de la féminité avec la nature, de même que les « appels de coucous », leur « crinière », et les
notations animalisantes, « oiseaux de mer », « avec une confiance têtue de bête douce ».
1011
Xavière Gauthier analyse cet imaginaire de la femme-terre réversible en espace gynémorphe dans « la femme-
terre : mère, médiatrice, muse », Surréalisme et sexualité, Gallimard, collection « Idées », n°251, 1971, réed. 1979,
p. 118 à 158.
1012
Georges Bataille, L’Érotisme, op.cit., p. 68.
1013
Jean-Pierre Richard, dans son avant-propos à Microlectures, op.cit., p. 8.
1014
Au Château d’Argol, p. 99-102. Toutes les références de ce paragraphe sont issues de ces pages. Lecture à
laquelle invite Didier Anzieu, « Julien Gracq. Les figures de la position dépressive et le procès de la
symbolisation », Etudes philosophiques n°3, 1971, p. 301.
183
liquidité, la profondeur et l’étroitesse ; le mouvement de la description mène de « gorges
dangereuses, ces rochers escarpés, voilés par les rideaux épais des bois » aux « fraîches
entrailles de la terre » », pour aboutir comme par adynaton « au milieu de ce profond aquarium
aérien », à un lieu si marqué par l’impossible qu’il ne peut être que symbolique. En effet le
passage se clôt sur la prise de conscience du personnage d’avoir vécu le temps d’une promenade
un fantasme de regressio ad uterum, à travers un « monde à jamais interdit » dans un
mouvement doublement et contradictoirement pulsionnel, qui lui fait ressentir « le charme de
la terreur et du plaisir intense de la tentation », « un tumulte d’effroi et d’extase qui fit refluer
en une seconde tout son sang au cœur ». « Il avait découvert le sens réel de cet inconcevable
paysage », sorte de fusion entre retour aux origines et appel mortifère, « comme un gouffre
miséricordieux et désormais immédiatement ouvert, où l’homme pût enfin plonger sans retour,
et satisfaire sans retenue ce qui se révéla à l’instant à Albert être son plus naturel penchant ».
Tout au long de la description, le parti-pris de la symbolisation du paysage est marqué, signalé
par les commentaires du narrateur, qui le qualifient négativement, pointant sa nature menaçante,
angoissante : « piège » suscitant un silence médusé, « guet-apens » à dimension sexuelle
(l’horreur qu’il inspire frappe les sens « comme un serpent glissant dans les herbes ») et lieu
transgressif car entaché d’un « crime insondable ».
Il en est de même pour les signes masculins, comme le Tängri, qui apparaît à trois
reprises dans Le Rivage des Syrtes, comme un objet lancinant d’angoisse et de transgression :
symbole du Farghestan, de l’Autre rivage vers lequel Aldo tend avec un désir mêlé de crainte,
le volcan s’érotise dans une sorte de crescendo. Dans les trois occurrences, c’est la description
de sa verticalité qui domine : « cône », « lever de lune » ou « d’astre », « cime énigmatique »,
« hampe géante », la description est saturée d’expressions qui en font un signe dressé. A cette
verticalité s’ajoute le thème du jaillissement, complétant le tableau primitif et phallique : le
volcan montre des signes d’ « éruption nouvelle ». Mais si dans les deux premières
occurrences1015, il semble strictement masculin, l’ultime description en fait un « objet
hyperboliquement sexuel, à la fois mâle par la verticalité surplombante, et femelle par l’organe
qui le termine1016 », « vide noir », « ventouse obscène et vorace1017 », « bouche intarissablement
ouverte1018 ». Cette conjonction du masculin et du féminin, qui relève du comble, comme en
1015
Le Rivage des Syrtes, p. 150, p. 209. Dans la première apparition du Tängri, c’est l’île de Vezzano qui est
chargée de féminité et même érotisée par l’apparition des motifs conjoints de la flagellation et des coups de bélier
(« le vent de ce côté la fouettait furieusement, et on entendait du bas des falaises monter les coups de bélier continus
des vagues », p.149) : réduite à la fente et à la grotte, elle est l’île sur laquelle saigne Vanessa.
1016
Michel Murat, Le Rivage des Syrtes. Etude de style. Le Roman des noms propres. I, op.cit., p. 30-31.
1017
Michel Murat rapproche ces sonorités du prénom « Vanessa ».
1018
Le Rivage des Syrtes, p. 215-216.
184
témoigne l’oxymore « le silence autour de cette apparition qui appelait le cri angoissait
l’oreille », se matérialise en « une matière laiteuse et faiblement effulgente », « comme une
concrétion étrange de l’air1019 ». Il appelle à lui le malaise et la fascination liés à l’énigme, au
mystère, à la sacralité : c’est en termes érotisés que l’attraction-répulsion qu’il suscite
s’exprime :
1019
Ibid.
1020
Ibid., p. 214.
1021
On peut rapprocher ce passage de la contemplation jubilatoire de la mer depuis le balcon de la chambre d’hôtel
réservée pour attendre Irmgard et abriter leurs hypothétiques amours comme double inversée d’Au Château
d’Argol.
1022
« en face d’Herminien et d’Albert, dont l’œil courut alors longuement sur son dos puissant, lisse et ténébreux,
sur la lourde masse de sa chevelure … », Au Château d’Argol, p. 89.
1023
« Alors elle rejeta la tête en arrière, et ses épaules se haussèrent d’un mouvement frêle et doux, et le froid de
l’écume qui vola sur sa poitrine et son ventre fit bondir en elle une volupté si insoutenable que ses lèvres se
replièrent sur ses dents … », ibid.
1024
Ibid.
185
— Elles s’ouvrirent, ces mains …
— Ces dents une à une étincelèrent
— Ces lèvres s’ouvrirent…
Ce corps entier trembla…1025
Et les doigts de ses pieds se redressèrent…
L’élément liquide est donc le moyen analogique de représenter la jouissance ; il en est aussi
l’enjeu, tant la mer semble dans l’univers gracquien être ce vers quoi on tend mais aussi là où
l’on exulte. La description de Heide en jouissance (comme on a pu la voir peu avant idéalisée
et comme « en gloire ») constitue une ouverture, au sens musical, au récit du bain à trois,
expérience symbolique de mort. Cette approche du « centre interdit » qu’est la mort procure
aux personnages l’émotion oxymorique de « joie barbare » : la jouissance consiste en une
expérience simultanée des contraires : vie et mort, écrasement et allègement, ombre et
étincellement1026. Une autre évocation du bain, plus euphorique, intervient dans « La
Presqu’île ». Simon lors d’une de ses pauses sur la route vers la mer, ressent une forme de
jubilation1027 à la pensée heureuse de « l’heure du bain » à la pleine mer : là encore, l’érotisme
affleure. C’est le vent — souvent indice du désir sexuel— qui assaillit Simon1028. Les images
d’allègement se bousculent ; l’anticipation de ce plaisir sensuel est vécue comme une fête :
« des images exultantes et claires se pressèrent en foule1029 ». Comme en crescendo, le plaisir
de l’évocation sensuelle1030 s’érotise, s’enrichissant d’images, certes, éclatées, déconstruites,
mais pour le moins présentes à la jouissance sexuelle : ce sont « l’exaspération de son tonnerre
sur le sable ferme » et les « coups de bélier rageurs contre un obstacle qui se durcit », « ces
gestes de bras levés », « point suprême » placé sous le signe de Vénus et de « l’exubérance des
corps jeunes ».
1025
Ibid., p.90. Je modifie la présentation de la phrase.
1026
Ibid., p. 90-91 : « Couchés au ras de l’eau, ils voyaient accourir de l’horizon le poids régulier des vagues, et
dans un capiteux vertige il leur semblait qu’il tombât tout entier sur leurs épaules et dût les écraser, —avant de se
faire au-dessous d’eux un flux de silence et de douceur qui les élevait paresseusement sur un dos liquide, avec une
sensation exquise de légèreté. Tantôt la crête d’une vague projetait une ombre brusque sur le visage de Heide et
tantôt reparaissait l’étincellement de ses joues lavées. Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du
pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait […] ».
1027
Christelle Defaye, « Julien Gracq ou la jubilation du paysage », Modernités 39, Littérature et jubilation,
presses universitaires de Bordeaux, 2015, p. 333-345. La jubilation étant considérée comme une sorte de plaisir
secondaire et ici par anticipation, elle est une sorte de point suprême et limite d’avant la jouissance, ne se soutenant,
contrairement à cette dernière, d’aucune angoisse.
1028
« un vent vif et battant, hilare, sauta dans la voiture et sembla la délester », « La Presqu’île », p. 96.
1029
Ibid.
1030
Ce plaisir est doublé d’un plaisir poétique et esthétique de l’écriture.
186
par la marche, par l’écriture, on le verra, par la lecture. Ce corps transporté est donc un corps
joui, parce qu’il est un corps défait, facteur de trouble.
Ainsi les mots de la génitalité sont-ils aussi ceux du paysage, dans une réversibilité
instaurant le trouble au cœur du texte. Dès les premiers mots, « La Route » joue sur l’ambiguïté
métaphorique : le chemin du Perré est aussi celui des femmes, et ce, presque
morphologiquement. La proximité entre génitalité et géomorphologie s’installe dans le texte
sur le mode du transfert. Le monde devient gynémorphe quand le corps féminin devient cosmos.
L’incipit peut être lu —ou plutôt relu, car le texte incite à la relecture — comme « l’entrée »
dans l’intimité féminine, avec « la Crête », substantif présent dans l’évocation périphrastique
de la servante-maîtresse désirée par le narrateur dans « Le Roi Cophetua1032 » ; « l’étroit
chemin » est qualifié de « ligne de vie », et le mot « perré » peut signifier le « canal ». Plus loin,
la Route, qui devient « voie forestière », reste équivoque et les connotations sexuelles
appliquées à la route et au paysage réapparaissent, comme si le récit de la dynamique de la route
venait recouvrir une rêverie érotique de pénétration. Des images de castration et d’ouverture —
1031
Roland Barthes, à propos d’Histoire de l’œil de Georges Bataille, « la métaphore de l’œil », Essais critiques,
op.cit., p. 244.
1032
« Le Roi Cophetua », p. 238 : « cette houle silencieuse et crêtée ».
187
« au flanc des gorges, coupée d’éboulis, disloquée par les glissements de terrain, ouverte en
deux parfois jusqu’à la pierraille coupante de ses fondations, ce n’est souvent qu’un lit de torrent
à sec, une mauvaise coulée caillouteuse où les chevaux bronchaient1033 » — ajoutent à
l’ambiguïté syntaxique. Comment comprendre l’anacoluthe — la présence de l’accord féminin
des adjectifs qualificatifs épithètes détachés du pronom indéfini « ce » ? L’arrière-plan érotique
(la femme) de la description justifie le recours à un vocabulaire géomorphologique pour le
moins équivoque. Plus loin, la voie forestière se confond avec le sexe féminin, partageant les
mêmes caractéristiques de forme, de texture, de couleur, pénétrée par les hommes de la
route1034. L’assaut masculin se manifeste en creux par les marques de passivité et d’abandon de
la route — « le mur invisible que le chemin enfonçait sous lui », « avait obstinément contenu
l’assaut de la forêt », « la Route indéfiniment s’enfonçait ». La « voie perdue », outre le fait
qu’elle partage son qualificatif principal avec le féminin (« profil perdu », « femmes perdues »)
en adopte l’attitude (« si abandonnée ») et la nature « si entièrement reprise par la sauvagerie
… » L’évocation de la guerre et de « ces lieux touchés d’interdit » permet le retour du
palimpseste. Les symboles qui métaphorisent l’acte sexuel saturent la description : le
symbolisme phallique de « trois ou quatre ormes géants » est confronté à une représentation
possible du sexe féminin « la petite place triangulaire » dans une action — l’écrasement —
connotant la domination autant que la possession ; la personnification des « lourds rouleaux de
pierre » mise entre parenthèses comme pour l’isoler et la mettre à distance fait surgir une image
obscène et sadomasochiste1035. L’angoisse liée au « foin sûri qui nous montait jusqu’au ventre »
sonne dans ce contexte comme une menace d’impuissance. La réversibilité des rapports
métaphoriques, la possibilité de l’échange des termes créent de l’instabilité et viennent nourrir
l’éréthisme littéraire.
1033
« La Route », p. 16. Nous soulignons.
1034
« […] nous nous glissions en file indienne dans le brusque silence, sous la pluie fraîche et lente des bois
mouillés. Cette voie forestière perdue, sous son gazon fin parfois rougi de fraises, avec ses passées de bêtes, ses
flaques d’eau noire, son odeur de mousse humide et de champignon frais, paraissait si abandonnée, si entièrement
reprise par la sauvagerie des bois qu’on luttait difficilement contre l’impression qu’elle allait d’un instant à l’autre
finir en impasse, que les arbres allaient se refermer sur sa fente étroite […] », ibid.
1035
« (on voyait partout ces rouleaux de pierre, qu’on s’était découragé d’emmener, écarter les jambes très haut
au-dessus de l’herbe dans les cours de ferme, une meule au cou) », « La Route », p. 21.
188
concerné1036. Ainsi, le bombé et l’arrondi connotés par l’adjectif « ballonné » érotisent tout
autant les jupes que les nuées1037 ; le « capuchon » dérobe aux regards autant « les contours
d’une épaule, d’une tête charmante1038 » qu’une « guérite » ou « la mer1039 » ; l’évocation du
« ras » érotise autant les chaumes qu’une nuque féminine1040.
Le désir est désexualisé et renvoyé par glissement métonymique dans le décor rechargé
de sexualité : les coups de béliers et autres canonnades1041, placés respectivement dans le champ
maritime ou guerrier, s’imprègnent d’autant plus de la connotation sexuelle que la description
côtoie un récit potentiellement érotique mais vidé de substance. Aldo vient d’exprimer le
malaise qu’il ressent à suivre Vanessa, dans les dédales rocheux de l’île de Vezzano : c’est la
description, « silhouette » textuelle, qui « donne corps à sa fièvre et à [son] malaise ».
C’est que l’imaginaire sensuel et cosmique prend le dessus sur les formes dans un
lexique qui donne l’impression d’une interpénétration du même et de l’autre. Les mots font
l’amour, diraient les Surréalistes et l’érotisme se reverse autant dans l’approche sensuelle du
monde que dans celle des mots.
C’est justement une image, celle de l’ilve bleue 1042, repérée par Pierre Michon dans Le
Rivage des Syrtes, qui révèle la façon dont Julien Gracq orchestre cet « escamotage »
érotique1043, cette apparition paradoxale de la sexualité dans la langue et dans le texte :
Le sexuel est présent chaque fois qu’il n’est pas nommé, c’est-à-dire
presque tout le temps. Son énergie est comme vaporisée dans l’écriture et il vient
se loger dans le plus menu détail. Je pense à cette plante dont le nom est si
féminin et la forme si phallique : les roseaux à tige dure qu’on appelle l’ilve
1036
Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Qui vive, Autour de Julien Gracq, Paris, José Corti,
1989, p. 35 : « C’est qu’il ne sait plus là, entre le nom et les adjectifs, d’un assemblage épisodique, mais d’une
liaison importante, d’une confusion primordiale, d’un lien qui ne peut se rompre, parce que l’interdépendance des
termes n’a jamais été possible ».
1037
« Le Roi Cophetua », « les jupes ballonnées de voleuses d’enfants », ibid., p. 214 ; « les gros nuages
ballonnés », p. 244.
1038
« Le Roi Cophetua », p. 215.
1039
« La Presqu’île », p. 87 et p. 128.
1040
Dans « La Presqu’île », au « lait de chaux de leurs murs blancs et cru comme une nuque sous la toison tranchée
à pleine poignée dans l’épaisseur », répond »la nacrure de fraîche lisière rasée » sous « les cheveux lourds », « le
chaume dru qui gardait encore le luisant de l’acier », p. 67.
1041
Le Rivage des Syrtes, p. 149. Aldo vient d’exprimer le malaise qu’il ressent auprès de Vanessa arrivés sur l’île
de Vezzano : « l’île finissait devant nous par des précipices abrupts ; le vent de ce côté la fouettait furieusement,
et on entendait du bas des falaises monter les coups de bélier continus des vagues ».
1042
Le Rivage des Syrtes, p. 186, p. 198.
1043
L’idée est présente dans En lisant en écrivant, O. C. II, p. 723 : « Il y a dans l’image photographique une
franchise sans détours (elle ne gomme rien) qui proscrit — et par là dénonce— un des procédés descriptifs les plus
retors de la fiction, qui est le détail, allusif ou révélateur, glissé furtivement dans la description comme la fausse
carte dans la main de l’escamoteur ».
189
bleue ». Cette ilve, dans le récit, qui pousse à l’orée du désert, on la retrouve à
tous les moments de l’intrigue : par exemple, quand le bateau force de nuit les
eaux territoriales du Farghestan, on entend les chiens aboyer « parmi les
bosquets d’ilves ». L’ilve bleue, naturellement, n’est attestée nulle part dans la
botanique. L’ulve en revanche existe : c’est une algue, et même comestible, c’est
tout dire ! Mais l’ilve, mystère … L’ulve à passer sur la terre ferme, a changé
son U en I. Et elle a raidi1044.
Comme cette plante dont Pierre Michon décrypte la charge sexuelle, toutes sortes de motifs
sont substitués à la scène érotique, transférant la charge sexuelle du motif à l’écriture1045. Julien
Gracq lui-même inscrit l’ilve bleue, plante fictive à la description phallique, comme
emblème1046 de son érotique : l’érotisme est essentiellement déplacé, éparpillé, spatialisé dans
le paysage qui s’incarne en se féminisant : « la dissémination se lit comme une sorte de matrice
théorique de la sexualité féminine1047 ». L’image botanique donne sa forme au déplacement de
la sexualité dans la textualité : propagation, dispersion, et dissémination1048. Car l’éparpillement
de son expression féconde l’écriture et le style gracquiens1049.
Le paysage, à travers différents motifs, – la route, le Tängri, les toits de chaume des
maisons, les courbes naturelles – médiatise, à divers degrés, le trouble érotique. L’espace,
envisagé du point de vue du personnage masculin, devient gynémorphe et prend en charge,
avant ou après la scène érotique la charge sexuelle disparue de la page où elle était attendue ;
du décor à des corps, il n’y a qu’un pas, dans une sorte d’intercorporéïté du monde et des
hommes. Le paysage, par le biais de divers philtres scopiques (la carte, la fenêtre, la lunette),
se sexualise et devient l’écran1050 du désir sexuel masculin. C’est donc la description et la
métaphore qui inscrivent essentiellement l’érotisme au cœur du langage ; l’image, les mots, la
phrase opèrent ce que l’image photographique ou filmique est impuissante à montrer,
l’invisible. L’érotique concerne donc essentiellement le rapport que Julien Gracq entretient
avec la langue :
1044
Pierre Michon, « Une Littérature de l’attente », Magazine littéraire, art.cit., p. 36.
1045
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 148 : « on voit que la dérivation installe au cœur des mots un
principe de métamorphose, par lequel s’accomplit l’extase poétique ».
1046
Bernard Vouilloux, à propos de l’emblème : « C’est chez Gracq un thème qui se trouve spécialement investi
de la mise en rapport de la figure visuelle avec le langage : il noue étroitement l’image et la parole et il inscrit cette
concrétion dans le registre des tropes », De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p.
22. Il en propose la définition suivante : « l’emblème […] est une image qui parle (et inversement une parole faite
image). : il fait signe par un ou plusieurs de ces éléments ; ainsi de la figure sur la carte à jouer dont la plupart des
insignes sont pertinents : ils forment une combinatoire analogue à celle des blasons », ibid., p. 126.
1047
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 65.
1048
Jacques Derrida, La Dissémination, collection « points » n° 265, Paris, Seuil, 1972.
1049
« Le phallus n’occupe aucun centre, aucun lieu naturel, il n’est qu’un des éléments d’une chaîne infiniment
ouverte, d’une dissémination qui menace la signification », Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 65.
1050
« L’espace décrit semble l’incarnation d’un espace mental », selon Michel Murat dans L’Enchanteur réticent,
op.cit., p. 16.
190
de ses liaisons enterrées, a plus d’une chose à voir avec la patiente et lente
science érotique […]1051
Cette exploration des motifs sexuels dans le décor peut sembler inépuisable. Car
l’érotisation du corps consiste à la fois en une approche éminemment sensuelle et
intellectualisée, qui relève d’un indécidable sensoriel. La sensation, souvent contradictoire, –
fraîcheur et brûlure1053 du toucher, visions d’un corps androgyne, de femme-enfant, ou de
femme fatale, attirante et inquiétante — incorpore le désir sexuel, dans ses dimensions
euphorique et angoissante. Dans le rapport qu’est la touche, quelle qu’elle soit, il y a bien chez
Gracq simultanéité des contraires, contradiction parce qu’il y a aussi écart, hiatus, déhiscence.
La métaphore, qui permet une écriture de l’espace, de l’entre-deux entre même et autre, opère
la métamorphose du texte en sexe en évitant la pétrification des oppositions ; au contraire,
substitut séminal, elle laisse proliférer l’écriture en la fécondant1054.
1051
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 735.
1052
On sait l’admiration de Gracq pour Rimbaud : Sylvie Vignes, « ‘De l’âme appliquée sur de l’âme — et tirant’ :
présence de Rimbaud dans l’œuvre non romanesque de Gracq », Julien Gracq 4, « Références et présences
littéraires », Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 2004, p. 129-152.
1053
« Dans sa chaleur », songea-t-il, sans penser rien d’autre ; il sentait en travers de sa gorge s’épaissir une barre
angoissante et douce. Il lança la voiture à toute sa vitesse, le vent frais claqua contre sa joue et son cou comme un
drapeau, et plaqua le long de son dos une main légère qui le brûlait, « La Presqu’île », p. 68.
1054
Anne Fabre-Luce parle de « pléthore descriptive », qui aboutit à un « manque à savoir », source de plaisir pour
le lecteur, « La description chez Julien Gracq : une dialectique des effets textuels », Colloque international Julien
Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, op.cit., p. 409.
1055
« La Presqu’île », p. 53.
191
sensuelle des motifs et intimes des motifs, une étoile1056 dans un réseau de constellation. Ce que
produit sensuellement le nom de Vanessa dans le texte, c’est une sorte de chair de poule, de
hérissement du texte-peau, les lettres de son prénom propageant l’onde sensuelle de sa
signifiance : les motifs de l’île cythérienne de Vezzano dressée et levée vers le Tängri par le
désir de fusion et de confrontation, Maremma et l’univers de la féminité marine et vénitienne,
Orsenna et Farghestan comme allégorie de l’accouplement1057.
Ce trouble est entretenu par un entrelacement des motifs sexuels qui se déplacent d’une
strate du texte à une autre, jouant de la dialectique du Même et de l’Autre. S’ensuit une
délinéarisation du sens, propre à troubler la lecture et à susciter chez le lecteur la déconcertante
jouissance du non-savoir.
Certains motifs passent, parfois dans la même phrase1058 d’un degré à l’autre du texte,
créant un effet de brouillage très déroutant et séducteur pour le lecteur. La phrase gracquienne
est souvent ralentie, empêchée par les tirets, les incidentes, les adverbes qui, intervenant avec
un surplus de sens, en viennent à le brouiller.
Ce flou, cet effet d’incertitude qui se dégage du plaisir de lecture du texte gracquien
relève d’une rhétorique de l’indicible1059. S’inspirant d’une analyse de Jean Bellemin-Noël à
propos de Lovecraft, Anne Fabre-Luce pose l’hypothèse que l’effet de saturation descriptive
aboutit non à la détermination de l’objet décrit mais au contraire à un manque à savoir. « La
multiplication métaphorique est donc essentielle à une entreprise de décentrement (le vif, le
volatilisé) dans laquelle le discours définit son objet par son éparpillement1060. Le trouble naît
du « frayage » entre les oppositions, qui se juxtaposent, comme dans l’image de la femme reine
ou celle de la servante maîtresse. L’effet d’indicible et pour ainsi dire d’inquiétante étrangeté
serait relancé sans cesse par une structure ternaire, matricielle, entre don, rétention et décharge.
La spécificité du plaisir du texte gracquien relève de la pensée hégélienne fondée sur
l’opposition entre le sensible et le dicible1061. Elle développe plusieurs exemples, comme la
1056
Le motif de l’étoile est récurrent pour décrire les yeux de Vanessa : « Ils brillaient maintenant sur moi, étoilés
et fixes », Le Rivage des Syrtes, p. 143.
1057
D’ailleurs ce corps à corps n’est pas représenté, pas même dans l’arrière-plan du portrait de Piero Aldobrandi.
1058
Voir sur ce sujet le travail sur « La Route » de Sidony Loubry, « Poétique de la phrase dans La Route de Julien
Gracq », Littératures n°20, printemps 1989, Toulouse, Presses universitaires du Mirail-Toulouse, p. 141-162.
1059
Nous suivons sur cette question l’analyse d’Anne Fabre-Luce intitulée « la description chez Julien Gracq : une
dialectique des effets textuels », Julien Gracq, Actes du colloque international d’Angers, 21-22 mai 1981, Presses
de l’université d’Angers, 1981, p. 409.
1060
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, Paris, Klincksieck, 1984, p. 162.
1061
« L’universel est donc le vrai de la certitude sensible », Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard,
« bibliothèque de philosophie », 1993, p. 83-84.
192
métaphore du « rai de diamant » dans « La Route1062 » pour illustrer l’idée que « l’écriture tend
à montrer l’universel en marche dans le sensible, imposant à l’impossible description du
sensible ininventoriable une directionnalité1063 ». En effet, la description totale, fidèle au réel,
se révèle impossible car inapte à dire la mouvance du sensible : elle ne peut donc apparaître que
« sous les formes de l’engendrement et de la relance, c’est-à-dire comme une tension vers le
dicible. C’est donc sur fond d’exhaustion du réel qu’elle s’inscrit1064 ». Ainsi la description
gracquienne cherche-t-elle à épuiser l’altérité et ne parvient paradoxalement qu’à en renforcer
le caractère inépuisable et inconnaissable, jusqu’au point indécidable entre réassurance du
dicible et inquiétante étrangeté de l’indicible1065. « Tout se joue sur un don et une rétention de
sens qui sont à charge à peu près égale, d’où l’effet de « suspens insolite ». Ainsi lorsque le
narrateur–personnage se souvient de la gravure de Goya intitulée « La mala noche », dont le
titre malgré l’article défini illustre bien l’idée de rétention du sens pour le lecteur (en quoi est-
elle « mauvaise » ?), sa description amène le lecteur à se figurer, dans une sorte d’hypotypose
impossible, « quelque chose que l’on ne voit pas1066 », jusqu’à imaginer « quelque tentation
pire ». L’expression contient à la fois tous les possibles du comparatif et se trouve en même
temps vidée de tout son sens par l’absence de complément, par son intransitivité (pire que
quoi ?) : le lecteur est incité à tout imaginer pour combler le manque à dire du texte gracquien.
D’après Jean-Pierre Richard « ce qui est possédé et joui, ce n’est donc pas un autrui
singulier, une chair particulière, ce sont les qualités constitutives (pour Gracq) de toute féminité
1062
Cette métaphore court dans les trois derniers récits gracquiens, dans « La Presqu’île », p. 57, dans « Le Roi
Cophetua ».
1063
Anne Fabre-Luce, « la description chez Julien Gracq : une dialectique des effets textuels », Julien Gracq,
Actes du colloque international d’Angers, 21-22 mai 1981, art. cit., p. 416.
1064
Ibid.
1065
Ibid., p. 417.
1066
« Le Roi Cophetua », p. 215.
1067
La rhétorique de l’innommable et de l’ineffable que Michel Murat étudie dans le Rivage des Syrtes à propos
de l’absence du nom propre, en particulier du Farghestan s’applique aussi à la sexualité, Etude de style. Le Roman
des noms propres, op.cit., p. 117-119.
193
désirable1068 », à savoir, ce qu’il a déterminé précédemment, les qualités sensibles inhérentes à
la sensation tactile : la chaleur, la pesanteur, la douceur, la flexion. L’intention de Gracq n’est
donc pas de retrouver, de représenter l’érotisme, mais plutôt, dans un mouvement inverse
d’« abstraire intentionnellement le sensuel » ou de « sensualiser l’abstrait1069 ». L’hypallage
crée surtout un déplacement dans le texte qui a tendance à désassurer le regard et l’imaginaire
sensuel du lecteur en créant de l’étrangeté, de l’écart entre la formulation attendue et celle qui
est proposée. C’est dans cet espace de jeu ou de dé-jeu que Gracq met à nu la béance du langage
tout autant que celle du même et de l’autre :
dans un monde où la relation des objets à leurs propriétés les plus fondamentales
devient fragile, sensible au moindre coup de vent d’un hypallage, notre propre
place n’est plus assurée, nous nous voyons, selon le mot décisif de Blanchot, « à
la merci de ce qui nous est le plus étranger »1070.
Gracq crée en ce sens, sinon une langue nouvelle, du moins une façon tout à fait neuve de
l’employer, faisant bien du texte, par le style, un objet de plaisir.
La sensualité est transférée dans le rapport aux mots et dans le maillage sonore des uns
aux autres. Dans Le Rivage des Syrtes1071, « le nom troublant de Vezzano » répand son pouvoir
évocatoire dans une description qui démultiplie le mystère du lieu et le donne à voir. Le texte
se déploie dans toutes les dimensions, procédant par strates, et s’offre comme un monde :
motifs, sonorités, rythme, syntaxe, connotations, toutes les dimensions du mot. L’isotopie
minérale est constamment présente, ajoutant l’architectural au naturel. Elle est mêlée à celle de
l’eau, sous toutes ses formes — liquide, solide et gazeuse —Les allusions au sexe féminin
allument le texte de sensualité poétique en faisant affleurer à l’oreille et à l’œil les groupes
nominaux marquant tantôt la coupure, tantôt la liquidité. Le jaillissement, la personnification
du paysage, le mouvement partout impulsé anime la vue. La complexité et l’entrelacement des
procédés poétiques sont tels que l’on peut être amené à douter de ce que l’on voit : un paysage
1068
Jean-Pierre Richard, Microlectures, « A tombeau ouvert », art.cit., p. 263.
1069
« D’où à la fois une homogénéité dans le choix, ou le spectre de ce qu’on pourrait nommer un eidétique sensuel,
et une complication dans la manière dont s’organisent entre elles ces diverses notions voluptueuses ». Ibid. Jean-
Pierre Richard justifie cette idée par l’analyse de l’hypallage dans la poétique gracquienne :
« Ceci ressort avec évidence du procédé même d’écriture, une sorte d’hypallage, qui consiste à faire passer
l’épithète avant le substantif qu’elle détermine, puis à dériver cet adjectif en substantif abstrait : ainsi, au lieu de
fourrures tièdes, on lira la tiédeur des fourrures ». « A la tiédeur des fourrures correspond en effet le consentement
non pas d’un corps pesant, doux, fléchissant, mais d’un poids possédant ces caractéristiques, poids dépersonnalisé
d’ailleurs davantage encore, unanimisé en tout un poids…La cascade de déterminations secondaires et ultimes
(doux, fléchissant) vient ainsi accroître d’une nouvelle façon la densité abstraite des deux concepts déjà mis en
rapport de subordination interne (le consentement et le poids). D’où à la fois une homogénéité dans le choix, ou le
spectre de ce qu’on pourrait nommer un eidétique ».
1070
Michel Murat, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Etude de style II. Poétique de l’analogie, Paris,
Gallimard, « bibliothèque de philosophie », 1993, p. 133.
1071
Le Rivage des Syrtes, p. 144-145.
194
insulaire, une marine en sfumato, représentation symbolique d’Eros et de Thanatos, du féminin
et du masculin, tout cela à la fois. La description touche, donne une idée de sensualité parce
qu’elle se narrativise. Malgré la tentative définitoire de la première phrase, « c’était une sorte
d’iceberg », aucune frigidité ni rigidité dans le tableau ; plutôt un mouvement sinueux et
continu, autant agent de liaison que de déliaison dans le passage. Le resserrement lexical autour
de quelques qualités sensibles — le froid, le dur, l’évanescent, le mouillé, le coupant — est
associé à des formes verbales dénotant mouvement et action. L’ensemble crée l’impression
contradictoire d’une obsession insaisissable, persistante mais en perpétuel renouvellement. Si
la sensualité est abstraite dans le texte gracquien, c’est parce qu’elle se reverse dans le rapport
au mot, qui se charge d’une corporéité, d’une épaisseur nouvelles, d’une existence trouble, en
dernière instance.
Dans l’œuvre gracquienne, le vide, le trou de la scène textuelle peut donc être lu comme
le signe de sa dissémination, la pétrification ou la désertion que la sexualité implique amenant
au déplacement dans tous les sens du texte. Ectopique, le corps se morcelle et se métamorphose
1072
En lisant en écrivant, Corti, p. 9.
1073
L’approche paragrammatique de Michel Murat est décisive.
195
en dé-corps/ décor, via la métaphore. Le transport lié à la sexualité dans l’univers gracquien se
voit peu, se vit plutôt dans une poétique qui est essentiellement une érotique Auteur et lecteur
sont transportés dans le plaisir d’un texte érotisé. Le déplacement concerne le texte dans toutes
ses dimensions, troublant les frontières entre récit et description, délinéarisant le sens jusqu’à
la jouissance de la perte. Car Julien Gracq met en œuvre une écriture autre, en la sexualisant.
196
Chapitre II Ecriture Autre ou la sexuation de l’écriture.
A. La glissade et la tangence.
Dans une écriture sensuelle, comme l’est en principe celle d’un artiste, il me semble
qu’il devrait passer quelque chose des saisons et des humeurs du corps1074.
Julien Gracq glisse d’une image à l’autre, et plus précisément de la « topique
géographique » à la « topique graphique » puis enfin à une « topique du corps1075 », faisant de
la littérature gracquienne une œuvre organique et caractérisée par la « cohésion nucléaire
essentielle à tout grand roman1076 », l’« agir poétique1077 » gracquien, consiste en un « pouvoir
d’attraction » sur le lecteur, décrit par différentes images de l’intermittence : « tout ce qui porte
la marque de l’hésitation entre le déjà-plus et le pas-encore », celle d’une oscillation « entre
chien et loup », tout ce qui « monte du dedans et arrive du dehors1078 ». Cette dynamique relève
à plus d’un titre de la friction. La proximité des corps dans la fiction fait écho à la caresse des
mots s’effleurant les uns les autres : la poétique de Julien Gracq relève d’une forme de
« marivaudage », pour reprendre sa formule :
Le peau à peau, quelle que soit la façon dont il se décline, constitue une modalité essentielle
du rapport érotisé à l’autre : effleurer, caresser, frapper, ou même fouetter ou raser sont autant
de manières d’éprouver la peau de l’autre, sa frontière et la sienne propre : l’effleurage des
corps dansants d’Allan et Dolorès, les frottements des corps de Grange et Mona l’un contre
l’autre, redoublés par celui de la luge contre la pente, ceux de la corde contre le cou de Mona
et des pieds de Grange contre ses cheveux ; la caresse du corps d’Aldo contre celui de Vanessa
au moment où l’automobile les emporte en glissant sur la route ; le frottement de la mémoire
de Simon contre le paysage de la Presqu’île en suivant la pente, le ruban de la route, comme
pour échapper à l’attente. Sa propre peau contre la peau de l’autre, contre la peau du monde,
1074
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 666-667 ; dans Lettrines 2, O.C. II, p. 365, la marine glisse jusqu’à se fondre
dans la page : « Pendant que j’écris, le soleil qui descend en face de moi jaunit et dore cette page, et ma plume y
fait courir une ombre longue et aiguë de cadran solaire ».
1075
Bernard Vouilloux, Julien Gracq. La littérature habitable, Hermann Lettres, Paris, 2007, p. 16.
1076
Lettrines 2, O.C. II, p. 177.
1077
L’expression est de Bernard Vouilloux, Julien Gracq. La littérature habitable, op.cit., p. 16.
1078
Lettrines 2, O.C. II, p. 177.
1079
Carnets du grand chemin, O.C. II, p. 1079.
197
fait l’expérience de la frontière, de soi et de l’autre, du dehors et du dedans, d’une sensualité
qui peut conduire à la jouissance.
De même sur le plan symbolique, guerre et paix ont une tendance étrange à l’effleurage
répétée, à une friction érotisée et désignée comme telle dans Un Balcon en forêt : « toutes
choses dans cette guerre frayaient un peu bizarrement1080 ». Toucher, c’est sortir de soi, c’est
entrer en contact avec l’altérité sous toutes ses formes ; toucher se teinte donc d’angoisse. Le
verbe est employé intransitivement au sujet de la guerre :
Mais avec « les blessés » de la cavalerie » soudain on touchait ; les mots faisaient
jouer le déclic, poussaient une porte sur une terre neuve. « Est-ce que ça viendrait par
ici ? » songea-t-il scandalisé1081.
Le terme « frayage » renvoie tout autant à la métaphore spatiale — on se fraye un chemin en
repoussant les obstacles — qu’à la connotation sexuelle1082, fricare renvoyant
étymologiquement au « frottement contre ». Le texte gracquien devient l’espace d’une
expression fantasmatique entre soi (en l’occurrence Grange) et le monde (y compris sous la
forme de l’Autre et du possible).
Et tout glisse chez Gracq, tout s’infléchit jusqu’à la perdition, selon une pente
impérieuse —bateaux, vallées, prairies, fleuves, la glissade panique traduisant l’absence
d’effort dans l’adhésion au paysage, la pénétration dans sa substance la plus charnelle
pour rejoindre ses mouvements secrets, fût-ce au prix de l’anéantissement1083.
La vitesse, comme la jouissance sexuelle, brouille la perception, transfigure le paysage et
fait accéder au vertige. Ainsi l’image de la mise à flot lui semble particulièrement connexe, elle
qui est définie par Gracq comme « brusque libération d’énergie, alors qu’autour d’elle tout est
entraîné dans le vertige1084 », lorsqu’il évoque le lancement de « l’île de France », navire1085
fendant les flots. Encore une expérience de la friction, déclinée dans la fiction par la descente
en luge ou les déplacements automobiles.
1080
Un Balcon en forêt, p. 12.
1081
Ibid., p. 195.
1082
Nous nous autorisons une telle interprétation parce que Jean Bellemin-Noël l’a lui-même émise en la
rapprochant du motif de la mer et de la reproduction chez les poissons, Une balade en galère avec Julien Gracq,
op.cit., p. 39.
1083
Alain-Michel Boyer, Julien Gracq. Paysage et mémoire. Des eaux étroites à Un Balcon en forêt, Nantes,
édition Cécile Defaut, 2007, p. 108.
1084
Préférences, Corti, p. 107.
1085
L’image de la mise à flot est récurrente : Le Rivage des Syrtes, p. 130, pour décrire la forteresse, ibid., p. 149,
p. 162, 166.
198
a. La descente en luge.
Une scène d’Un Balcon en forêt illustre précisément ce transport particulier qu’est la
glissade : il s’agit de la dernière scène entre Grange et Mona avant que Grange ne la congédie,
placée au centre du roman sous le signe d’un « pylône de troncs non écorcés qui s’élevait dans
une clairière au sommet de la croupe » auquel Mona attache la luge « comme un cheval » et
dont Gracq souligne la portée symbolique par la réaction de Grange, qui compare cette
« bizarrerie » à des « pratiques à moitié magiques de la vie sauvage ».
Sur le flanc raide de la colline, une coupe de bois avait ouvert une percée qui
dévalait la pente, large et rectiligne. La luge démarrait doucement sur la neige fraîche,
puis, avec une accélération d’avalanche, plongeait à pic en fauchant le ventre entre les
chicots noirs de la pente mal dessouchée : le soleil, la poussière de neige, les écueils
traîtres des souches mouillées, la falaise proche des sapins noirs, tout s’engouffrait alors
au fond des yeux de Grange dans le sillage d’un vent de foudre qui lui mordait les
oreilles et semblait purger la terre de sa pesanteur ; il sentait les seins de Mona allongée
tout contre lui s’écraser doucement contre son dos, puis se délester à chaque cahot de la
luge ; elle collait à ses épaules, légère et lourde, comme ces enfants-fées qu’on charge
dans le gué et dont le fardeau tout à coup plombe les jambes, et quelquefois le jeu
devenait plus étrange : il sentait la bouche de Mona refermer sur sa nuque ses dents
fraîches, et les mains glisser le long de ses bras jusqu’à ses poignets qui manœuvraient
l’avant-train. La luge les culbutait contre une falaise molle que le ruisseau affouillait au
fond du ravin ; roulés dans la neige, avec des rires énervés, ils luttaient collés l’un à
l’autre, des mains et des genoux, et très vite, de nouveau il sentait les dents de Mona qui
cherchaient sa nuque : une mollesse brusque l’envahissait, comme un chat qu’on enlève
de terre par la peau du cou — la neige, qui glissait au creux de ses épaules et le long de
ses bras, devenait une brûlure douce. Quand ils secouaient et s’asseyaient un instant sur
la luge pour reprendre haleine, il la regardait un peu en dessous, la taille si mince dans
son blouson étroit, avec une ombre de malaise ; il pensait à ces guêpes qui savent
d’instinct la piqûre qui peut paralyser. Dès qu’ils se taisaient, en fermant les yeux ils
entendaient seulement à perte de vue dans la forêt le léger gargouillis du dégel —
quelquefois, très loin, un coq tout seul aiguisait le soleil de la matinée : la tête appuyée
sur l’épaule de Mona, il sentait le monde venir à lui tout gorgé d’une profusion
tendre1086.
Dans ce passage, l’écriture de la glissade est dramatisée par la dangerosité de l’environnement
et la vitesse prise par la luge : dans un paysage blanc et froid, sur une pente à pic, pleine
d’écueils et bordée d’une muraille naturelle elle-même prise dans un mouvement de descente
généralisé, le couple vit une expérience de dépression au sens propre, une plongée, un
enfoncement, un possible ensevelissement sous la neige. Tout glisse, dans une sorte de
concaténation : les mains de Mona glissent contre les bras de Grange, la luge sur laquelle ils
dévalent la pente glisse « avec une accélération d’avalanche », la percée qui leur sert de piste
« dévale la pente », toute la vision de la scène glisse dans les yeux de Grange en s’y
1086
Un Balcon en forêt, p. 119-120.
199
« engouffr[ant] ». Le passage est tout entier marqué par la pulsion de mort, intériorisée par le
personnage masculin, mais elle est entremêlée d’une pulsion sexuelle : il s’agit aussi du récit
d’un jeu amoureux et érotisé, qui se traduit finalement par une « culbute », une « lutte, collés
l’un à l’autre », hors d’haleine, accompagnées de « rires énervés ». Le paysage est marqué
symboliquement par l’angoisse de la castration — le flanc de la colline est « raide », mais coupé
par la percée faite dans la forêt — ; la sensualité est omniprésente, et certaines parties du corps
de Mona sont mises en valeur : les mains de Mona prennent l’initiative de la trajectoire, les
seins de Mona, la bouche et les dents de Mona, la taille de guêpe de Mona obsèdent Grange
dans une émotion contradictoire de plaisir et d’inquiétude.
C’est finalement à l’expérience d’un « lâchez-prise1088 » que Mona conduit Grange, « comme
un chat qu’on enlève de terre par la peau du cou », qui ouvre la voie au rêve de pendaison et à
la guerre, du malheur fantasmé à l’accomplissement du malheur. Le personnage féminin est
« l’instrument et le but du glissement pulsionnel1089 ».
1087
Jean Bellemin-Noël, Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 73-74.
1088
Grange, qui plus tard, accède à une forme de jubilation contenue dans la formule « qui m’empêche ? », formule
le rôle que Mona a joué dans sa trajectoire. « Mona lui traversa la tête avec le parfum des branches de mai : il
commençait à comprendre ce que Varin avait deviné à sa manière, ce que sans le savoir elle était venue démuseler
dans sa vie : ce besoin de faire sauter une à une les amarres, ce sentiment de délestage et de légèreté profonde qui
lui faisait bondir le cœur et qui était celui du lâchez tout », Un Balcon en forêt, p. 211-212.
1089
Jean-Pierre Richard, Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 257.
200
Un instant il ferma les yeux et se laissa glisser sous la voûte mouillée, aspirant à
plein poumons la fraîcheur salubre et résineuse ; il retrouvait le sentiment
d’accueil profond, initiatique, que lui gardaient toujours ces cavées froides aux
tempes ; ainsi, au soleil déclinant, passé le col et quitté l’alpage grésillant et tout
crayeux encore de soleil, il aimait se laisser absorber comme par une eau froide
et fermée par le tunnel des sapins du versant de l’ombre — ainsi maintenant il
se laissait couler, éprouvant voluptueusement de la plante du pied dans les
virages la masse de la voiture qui dévalait. Un moment il souhaita se confier
jusqu’à la gare à cette pente ombreuse et froide — maternelle — les yeux fermés,
les oreilles sifflantes, comme un skieur qui se laisse couler de sa montagne
jusqu’à l’hôtel : les seuls moments de sa vie qui lui avaient paru valoir la peine
de les vivre avaient ressemblé à cette vrille qui s’enfonçait toujours plus bas à
travers les arbres. Il soupçonna qu’Irmgard n’était peut-être que le nom de
passage qu’il donnait ce soir à cette glissade panique. Il n’avait eu dans sa vie
qu’une maladie grave ; chaque nuit, quand la fièvre, qui le faisait délirer, le
laissait tomber dans le sommeil plus pesant qu’une pierre, il avait refait le même
rêve ; une Sibérie immensément gelée, une piste entre les sapins noirs, la neige
doucement phosphorescente de la nuit — et, fascinantes, inévitables, comme le
plaisir solitaire, ces deux planches sous ses pieds sur lesquelles toute la nuit, la
tête lourde et légère, la tête perdue, au travers de la terre morte il glissait.
Même imbrication à différentes échelles de glissades — « la nuit déjà se glissait hors de ces
repaires murés par les branches » ; Simon « se laissa glisser sous la voûte mouillée », la voiture
« dévalait1090 » — ; même froideur dans le décor, une forêt de sapins noirs qui se meut en
Sibérie onirique, connotant la mort, mais cette fois sur le mode métaphorique — l’image du
skieur, mise en abyme dans un récit de rêve lors d’une nuit de fièvre — , même association
pulsionnelle de désir sexuel et mortifère aboutissant à une sorte de vertige jouissif1091. Plus que
le Lien, c’est la Déliaison qui semble dominer1092 : le plaisir est « solitaire », et le nom
d’Irmgard, de passage, prompt à s’effacer devant le vertige de la pulsion de mort.
Enfin, la glissade dans le paysage (forêt) est presque dissociée de l’érotisme, sauf si l’on
n’oublie pas l’espèce d’équivalence possible et de porosité entre le monde — route, forêt, mer
— et la femme, comme si la sexualité s’éteignait au fil de l’œuvre, comme si elle n’était
effectivement que de passage, essentiellement passage vers Autre Chose : la Déliaison, la mort.
Mais la glissade peut être vécue de façon moins radicale, en automobile, la route étant
considérée comme pente à dévaler dans l’euphorie de la vitesse et du changement à vue du
paysage.
1090
« La Presqu’île », p. 144-145.
1091
« la tête lourde et légère » de Simon reprend exactement l’alliance de mots associée à Mona, « légère et
lourde », Un Balcon en forêt, p. 119.
1092
« Il lui restait peu de route à faire, mais dans ce resserrement imminent de l’heure — qu’il avait désiré
violemment toute la journée — il se glissait maintenant de la peur », « La Presqu’île », p. 152.
201
b. Du vagabondage automobile de Simon : intermittence.
La jouissance est ici une sorte de contre-érotique, le transport au sens figuré provenant
du transport au sens propre dans une sorte de transposition métaphorique de la sexualité. Le
vagabondage de Simon1093 dans la presqu’île se substitue à la présence de la femme aimée et
désirée, Irmgard, et l’esprit vagabondant lui aussi, lui apporte une forme de jubilation sensuelle
presque équivalente, comme si le désir sexuel était le palimpseste du plaisir géographique.
Simon imagine ce que pourrait être son prochain trajet en voiture avec Irmgard de Brévenay à
Kergrit ; le rendez-vous de nuit vide la relation sensuelle à Irmgard de tout érotisme ; même le
sens du toucher est transféré à l’automobile1094. Le décor se charge de la tension érotique
comme en filigrane, de façon tellement discrète que le lecteur peut en douter. C’est, en un
faisceau convergent, l’idée de pénétration rectiligne de la rue, associée à celle plus angoissante
du frottement et du glissement dans un décor émaillé de « branchettes raidies », de buissons et
de gouttes jusqu’à l’image finale phallique du « double cornet rouge du bureau de tabac », qui
dans son caractère peut-être plus explicite, fait affleurer la violence de « grains traîtres que rien
n’annonce, et qui fouettent la vitre1095 ». Le fantasme de fusion entre les deux corps est opérant :
« la nuit, on n’a pas besoin de se toucher ; mieux que le jour on se sent soudés l’un à
l’autre1096 ». C’est l’occasion d’un récit de l’emportement amoureux du couple qui se clôt sur
la discrète évocation de la jouissance féminine1097 : « elle sourirait sans parler ; il verrait
seulement ses narines s’ouvrir et battre dans l’odeur sauvage, et, si jeune pourtant, elle lui
semblerait tout à coup rajeunir ». L’équivalent masculin est évoqué juste après comme une
« embellie qui s’était faite en lui1098 ».
Le transport pour Simon se fait au sens propre comme au sens figuré sur un mode
intermittent, spasmodique, fait d’arrêts et de départs, de pauses et d’accélérations.
1093
Christelle Defaye, « La Presqu’île de Julien Gracq : une érotique de(s) cor(ps). Pourquoi le monde se prêterait-
il au désir ? », Revue Frontenac Review, n.°23, n°23, (Dé)placements : le corps et l’espace, Queen’s university,
2015, p. 15-25.
1094
« Ils rouleraient serrés l’un contre l’autre dans l’obscurité, sans plus rien de vivant devant eux, que les deux
antennes frôleuses et sournoises des phares, explorant de leur toucher muet le tunnel des feuilles », « Le Roi
Cophetua », p. 98.
1095
« D’abord, ce serait seulement la campagne, creuse comme une galerie de mine devant la lampe d’un mineur
— ses branchettes raidies, ses feuilles fossiles prises et figées dans le charbon scintillant, ses buissons fascinés par
les phares, leur ombre d’encre collée tout debout et immobile contre les talus, ses gouttes pareilles au suintement
d’une voûte, égrenées dans l’air que rien ne remue plus. Les villages éteints, ou à un tournant le créneau des
maisons avale soudainement la voiture, ouvrant sa rue si nette et si vide qu’elle semble fraîchement balayée ; la
lumière glisse longuement sur les dures façades grises et comme empoussiérées — et on voit saillir seulement,
brandi au bout de sa tringle, le double cornet rouge du bureau de tabac. Le ronflement du moteur, plu vivant que
le jour, plus plein et plus étouffé, comme si on avait jeté sur le capot une couverture », « La Presqu’île », p. 98-99.
1096
Ibid., p. 99.
1097
Ce même sourire est évoqué dans un cadre amoureux sans équivoque : « il revoyait le sourire que dessinaient
les coins de sa bouche, les yeux clos, quand il se couchait sur elle, sourire étrange où il y avait l’anticipation de
l’orgueil plutôt que la gourmandise, qui semblait prendre à témoin un tiers invisible », « La Presqu’île », p. 125.
1098
« La Presqu’île », p. 100.
202
c. … au voyage en automobile d’Aldo et Vanessa.
Aldo qui est le narrateur de cet épisode rétrospectif, se souvient de son trajet en voiture
entre la forteresse de l’Amirauté et le palais Aldobrandi à Maremma. Vanessa le conduit. Jean-
Pierre Richard lit, entre autres, dans ce récit du déplacement en voiture d’Aldo et de Vanessa
une sorte de plaisir double de l’emportement, défini comme « contentement de l’aller vers uni
à celui de l’être avec », qui métaphorise le mouvement « celui qui pousse le héros tout à la fois
vers et avec le corps d’une femme aimée, cette Vanessa, autrefois connue, aujourd’hui
retrouvée, bientôt sa maîtresse1099 ».
Bien plus que la perspective de la fête, c’était la pensée de ce voyage seul
à seul avec Vanessa qui m’avait décidé. Vanessa me conduisait. J’avais passé
mon bras autour d’elle dans la tiédeur des fourrures, je sentais contre moi le
consentement de tout un poids doux et fléchissant. Nous longions parfois une de
ces grandes fermes fortifiées endormis dans les tiédeurs de la nuit des Syrtes ;
au bord de la route sablonneuse des murs gris miroitaient un instant devant la
voiture ; trompés par la lumière insolite de nos phares, parfois des coqs
chantaient. Les lumières violentes mêlaient au sol bossué de la route des bêtes
pétrifiées de terre grise, accrochaient à leurs yeux l’éclat coupant des pierreries.
Vanessa m’emportait dans la nuit légère. Je me rassemblais en elle. Je la sentais
auprès de moi comme le lit plus profond que pressentent les eaux sauvages,
comme au front le vent emportant de ces côtes qu’on dévale les yeux fermés,
dans une remise pesante de tout son être, à tombeau ouvert. Je me remettais à
elle au milieu de ces solitudes comme à une route dont on pressent qu’elle
conduit vers la mer.
Le lieu clos de l’automobile lancée à toute vitesse crée une dynamique du transport au
sens propre comme au sens figuré : à la fois « jouissance d’intimité (courbure narcissique d’une
solitude à deux) » et « euphorie d’un déplacement (co-ire)1100 ». Ce plaisir est lié à la
coïncidence dans l’automobile d’un double « contentement », celui de « l’aller et de l’être » :
« euphorie d’une situation où le corps se sentirait à la fois enclos et emporté, voué, à travers
une chair de femme à l’enfermement et à l’ouverture jusqu’à la perdition1101 ». Dans
l’automobile, lieu de l’intime, la relation érotique d’Aldo à Vanessa dans laquelle aucun ne
domine l’autre — toute pénétration, y compris métaphorisée est absente — se décline sur trois
modes : « englober, être englobé, accoler : trois façons simultanées d’être avec un corps de
femme, d’en jouir1102 ».
1099
Jean- Pierre Richard, Microlectures, « A tombeau ouvert », p. 250.
1100
Ibid., p. 257.
1101
Ibid.
1102
Ibid., p. 261.
203
Dans la fin du passage, Vanessa « prend une importance accrue déséquilibrant à son profit
la relation amoureuse1103 et devient « l’instrument et le but du glissement pulsionnel », la fusion
s’accomplit jusqu’au dessaisissement de soi et au transfert de l’identité du personnage masculin
: « Je me rassemblais en elle1104 », conclut-il avant d’assimiler cet abandon sensuel à un
dévalement : « Je me remettais à elle au milieu de ces solitudes comme à une route dont on
pressent qu’elle conduit vers la mer1105 ».
Ces trois expériences mettent en abyme la façon dont la fiction orchestre la friction. De
même que la vitesse du déplacement et l’expérience de glisse érotisent le rapport à l’autre et au
monde en ouvrant un accès à l’un et à l’autre, de même la narration frôle l’événement, ouvrant
là encore un accès vers la Chose, la mort, la guerre, l’abolition de soi et/ou du monde :
l’impossible, mais sans passer à l’acte.
S’engager sur le chemin des femmes1108 revient toujours à frôler la femme, l’événement,
la limite. Le personnage masculin chez Gracq est un frôleur : il caresse, il touche légèrement le
corps féminin et le monde au passage, mais ne s’arrête jamais. Et s’il passe la limite, ce qu’il
ne manque pas de faire, la transgression reste toujours nécessairement dans la limite du texte,
toujours avant l’accomplissement plein et entier de la catastrophe. En cela, le texte gracquien
est une écriture de touche : le « chemin » de Mona est aussi celui par lequel arrive la guerre ;
Vanessa détourne les personnages du « droit » chemin, ou, tout au moins, de leur chemin : avant
de transgresser, les personnages viennent toucher la limite, rarement évidente, s’y frotter avec
une forme de volupté. Ce sont aussi les personnages d’Un beau Ténébreux séduits par Allan et
son orbe mortifère ; Grange et ses descentes dans le blockhaus ou ses promenades en forêt,
1103
En cela, à la différence des autres personnages féminins, Vanessa s’apparente davantage à une prédatrice qu’à
une médiatrice.
1104
Le Rivage des Syrtes, p. 82.
1105
Ibid.
1106
« Dans le voyage érotique, la femme constitue à la fois le but et le chemin : immanente et transcendante par
rapport au désir, à la fois possédée et traversée, vers sa possession toujours impossible – et c’est bien là, chez
Gracq, l’énigme du jouir », Jean-Pierre Richard, Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 276.
1107
Alain-Michel Boyer, Julien Gracq. Paysages et mémoire. Des Eaux étroites au Balcon en forêt, op.cit., p. 93.
1108
On a vu qu’elles jouaient toujours ce rôle de médiatrices.
204
Aldo et Vanessa et leurs sorties en mer, jusqu’à Vezzano et en vue du Tängri. La guerre, la
mort, le sexe sont en embuscade, à l’orée du texte ou dans le trou noir du non-dit. Mais cet
inachèvement narratif, cette fiction toujours au bord, tangente, contient pourtant autrement son
propre accomplissement, dans la description1109, qui vient livrer le secret, entendu comme « ce
que sécrète le texte1110 », dans une tension proleptique1111. Quelle valeur, sinon celle du
frôlement dans le regard de Grange posé sur le paysage ardennais— il le couve du regard, si
l’on peut dire, l’image de la couvée ayant une valeur éminemment vibratile chez Gracq — au
début d’Un Balcon en forêt ? « [C]es pays de l’Est sont nés pour la guerre, pensa Grange1112 »,
à propos de ce qui deviendra le décor de l’attaque allemande. La description approche ce qui
restera inter-dit tout au long de l’œuvre. Décrire est à la fiction ce que sont le regard et la caresse
au rituel érotique : un prélude, que Julien Gracq métaphorise en « lever de rideau », image, on
l’a vu, pour le moins connexe de l’érotisme dans son imaginaire :
Toutes ces modalités du frôlement amènent à penser le texte gracquien selon une poétique du
corps à corps.
1109
A ce titre, on a raison de considérer que dans le texte gracquien la description n’est plus ancilla narrationis ;
narration et description se frôlent dans le corps à corps généralisé du texte.
1110
Elisabeth Cardonne Arlyck, Désir, figure, fiction, Le « domaine des marges » de Julien Gracq, p. 18 :
« l’inachèvement de la narration est achevé en figuration ».
1111
Patrick Marot, « Une esthétique de la transition dans la description gracquienne », L’Ordre du descriptif, Paris,
J. Bessière éditeur, PUF, 1988, p. 121 : C’est qu’il s’agit de descriptions fortement dynamisées qui sont justement
le lieu de l’événement — à condition qu’on entende par événement l’émergence d’un signe, d’une trace ».
1112
Un Balcon en forêt, p. 18.
1113
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 565.
205
1. La logique sensuelle des mots.
C’est que, comme il l’écrit dans Lettrines II, « le mot pour un écrivain, est avant
tout tangence avec d’autres mots qu’il éveille à demi de proche en proche :
l’écriture, dès qu’elle est utilisée poétiquement, est une forme d’expression à
halo ». Ce halo, caractéristique d’un « flux verbal » qui « innerve » les images,
mais ne « les enveloppe et ne les dessine pas », de manière à les laisser flotter
dans un irréel touffu à affinités oniriques », c’est surtout à travers « le proche en
proche » de la littérarité, aussi tiède que le côte à côte d’Aldo et de Vanessa,
qu’il manifeste son pouvoir (si bien que le paysage est aussi, de fourrure en halo,
comme une figure raffinée du texte)1114.
Gracq pratique souvent cet érotisme du proche en proche. Ainsi dans « La Presqu’île », Simon
s’imagine rouler dans la nuit, Irmgard à ses côtés :
Ils rouleraient serrés l’un contre l’autre dans l’obscurité, sans plus rien de vivant
devant eux, que les deux antennes frôleuses et sournoises des phares, explorant
de leur toucher muet le tunnel des feuilles1115.
A une sensualité tout entière contenue dans la contiguïté des corps, justifiée peu après — « La
nuit, on n’a pas besoin de se toucher ; mieux que le jour on se sent soudés l’un à l’autre1116 »
—, répond la contiguïté du paysage et du langage : le vide creusé par le désir se dit en
prolongement dans la nature, « creuse comme une galerie de mine », et relayée par « la rue si
nette et si vide » et laisse surgir dans le décor des détails phalliques : « on voit saillir seulement,
brandi au bout de la tringle, le double cornet du bureau de tabac ». La jouissance que la diégèse
ne raconte pas, le texte l’accomplit dans l’écriture descriptive, y compris dans la dimension
sonore du mot, essentielle dans son appréhension sensuelle : « Même dans la prose, il faut que
le son sache tenir tête au sens. On n’est pas écrivain sans avoir le sentiment que le son, dans le
mot, vient lester le sens […]1117 ».
La reprise de mêmes motifs peut aussi être considérée comme une modalité particulière
de tangence ; ce que Gracq lui-même considère comme le résultat d’un imaginaire pauvre et
1114
Jean-Pierre Richard, Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 264.
1115
« La Presqu’île », p. 98.
1116
Ibid., p. 99.
1117
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 659.
206
obsessionnel produit un allètement1118 lexical d’un texte à l’autre, d’une page à l’autre, d’une
phrase à l’autre, laissant au lecteur le sentiment d’intimité à l’œuvre assez unique et singulière :
Incliné de gauche à droite par analogie avec l’écriture cursive, l’italique1120 obéit à une
logique sensuelle1121 de la langue en ce sens que, rompant le fil visuel, elle accroche le regard
du lecteur et joue sur la corporéité du mot un peu comme les « silhouettes » gracquiennes1122.
Le corps retouché, troublé, de la lettre devient prompt à libérer, comme Julien Gracq l’observe
chez André Breton, « une énergétique du mot », jouant sur « le coefficient algébrique fait pour
multiplier magiquement sa puissance1123 ». L’italique fonctionne comme un « excitateur » et
sert de « révélateur1124 », ouvrant l’espace du signifié en profil perdu et dans toute sa
profondeur1125. Sur le modèle du « mot-glissade1126 » ou du « mot-précipice », il exerce une
forme de séduction sur le lecteur, en prenant « le mot au mot », selon la formule de Jean-Pierre
Richard1127 : en révélant la profondeur polysémique du texte, l’italique invite, par un effet
mimétique du « ton de voix1128 », à sa pénétration1129 par l’œil du lecteur, organe érotique et
1118
Un exemple de ce flux d’exultation verbale : la « fête de la mer » qui d’ailleurs se démultiplie : dans « La
Presqu’île », dans les Carnets du grand chemin, Au Château d’Argol, Un beau Ténébreux.
1119
Préférences, O.C. I, p 855.
1120
Il est particulièrement ironique que ce soit l’écriture italique qui prenne le relais de l’écriture romaine et induise
une lecture comprenant ou plutôt ressentant intuitivement l’écart, la respiration, le spasme de cette écriture de la
coïncidence polysémique, quand on connaît la déception gracquienne pour Rome, ville — et au-delà, région
italique — dans laquelle on « respire mal » (Autour des sept collines, p 888).
1121
Michel Murat considère que pour Gracq « le soulignement » est « un acte de nature pulsionnelle »,
L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 163.
1122
Barbey d’Aurevilly cité par Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 76 : « les voluptueuses traînent,
languissent et se penchent, toujours sur le point de tomber ».
1123
André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, O.C. I, p. 503.
1124
Jacqueline Michel, « La puissance imageante de l’italique dans les récits gracquiens », Julien Gracq. Actes
du colloque d’Angers 1981, op.cit., p. 420.
1125
Michel Murat parle de la « distance prise », comme forme de modalisation, Etude de style II. Poétique de
l’analogie, p. 231.
1126
André Breton, O.C., tome 1, p. 187.
1127
Jean-Pierre Richard, Microlectures I, p. 280.
1128
Michel Murat analyse cet effet essentiellement dans le dialogue (dans Etude de style II. Poétique de l’analogie,
Paris, José Corti, 1983, p. 234), mais cet effet me semble aussi repérable dans la « voix » auctoriale.
1129
« L’italique invite à démasquer le jeu du signifiant sur deux registres : le registre de ce qui est dit, et le registre
de ce qui est réservé. Branché sur une zone de silence opérante […] le mot ou l’expression en italique en reflète
207
par conséquent à l’expérience du trouble et de la perte, en mot « qui nous contraint à nous frotter
les yeux et instantanément à perdre pied1130 ». Le lecteur perd pied de ne pas pouvoir se
maintenir à la surface du sens, de se sentir comme englouti dans un trou de signification. Deux
images contradictoires se résorbent dans l’italique en dessinant un point de contact entre auteur
et lecteur : la béance de sens volontairement énigmatique offerte par l’auteur appelle à la
pénétration du lecteur dans une sorte de comble. Pour prendre d’autres images, l’italique fait
bâiller le texte comme le vêtement bâille sur la nudité du corps féminin, comme une
« déhiscence sensuelle de fleur1131 » : le lecteur a accès à la déconcertante jouissance du non-
savoir1132, approchant paradoxalement le « centre interdit » du texte, pouvant prendre le mot
« au pied de la lettre ». Jean-Pierre Richard l’a magistralement démontré dans Microlectures à
propos de la mise en italique de l’expression « à tombeau ouvert1133 », creusant dans le
cliché1134 hyperbolique de la vitesse une place pour la mort dans son image la plus crue, la plus
concrète, celle de la béance. L’italique, pour l’expression à tombeau ouvert, mime pour le
lecteur l’ é-motion profonde des personnages, leur vitesse excessive n’étant que le révélateur
de leur profonde aspiration à la mort1135.
quelque motif secret », Jacqueline Michel, « La puissance imageante de l’italique dans les récits gracquiens », cit.
Julien Gracq. Actes du colloque d’Angers 1981, art.cit., p. 425.
1130
André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, O.C. I, p. 187.
1131
« La Presqu’île », p. 145.
1132
Bernard Vouilloux, La Littérature habitable, op.cit., p. 18-19.
1133
Les fonctions de l’italique sont étudiées, entre autres, par Michel Murat pour Le Rivage des Syrtes, dans Etude
de style II. Poétique de l’analogie, op.cit., p. 230-233, par Jacqueline Michel, « La puissance imageante de
l’italique dans les récits gracquiens », art. cit., p. 420-430, par Marie- Annick Gervais-Zaninger, « Julien Gracq,
lecteur et critique », L’écrivain critique, Revue des Sciences humaines n°306, avril-juin 2012, p. 83-108.
1134
Michel Murat étudie l’italique comme formule de citation du cliché dans Etude de style II. Poétique de
l’analogie, op.cit., p. 230-232 : « entre toutes les marques de citation du stéréotype, l’italique prédomine de très
loin ». Il démontre en particulier la façon dont « la dé-lexicalisation peut amener dans certains cas une re-
métaphorisation de l’énoncé », p. 232.
1135
Michel Murat, reprenant la métaphore électrique gracquienne et déjà présente chez les Surréalistes, rappelle le
potentiel d’érotisation de la langue par l’italique, L’Enchanteur réticent, op.cit., p.163, : « Gracq interprète le
soulignement comme un acte de nature pulsionnelle, qui représente dans la phrase « le passage d’un influx
galvanique, d’une secousse nerveuse qui la vivifie et la transfigure », y portant « tous les caractères d’une véritable
sublimation » (André Breton, O.C. I, p. 502). »
1136
Jacqueline Michel, « la puissance imageante de l’italique dans les récits gracquiens », Colloque international
Julien Gracq, Angers, 21-24 mai 1981, art.cit. p. 420 et suiv.
1137
Bernard Vouilloux, La littérature habitable, op.cit., p. 86-87 : outre l’italique, « d’autres signes encore
viennent discrètement convulser l’écriture, l’inquiéter : les tirets, qui « suspendent la construction syntaxique,
obligent la phrase à cesser un instant de tendre les rênes » (En lisant en écrivant, OC. II, p. 735), ou les deux points,
qui « marquent la place d’un mini-effrondrement dans le discours » (ibid., p. 737), « l’élision des particules
208
2. Intermittence et syncope dans les dernières fictions (une mimétique du rapport).
La syncope1138 est souvent le rythme du transport dans les deux sens du terme, une sorte
de va et vient entre brisure et continuité, intermittence qui s’apparente aux battements du cœur,
mais accompagne aussi tout type d’éréthisme, y compris érotique, d’une suspension de la
respiration et peut conduire au vertige et à la perte de conscience. Elle est une façon poétique
d’ancrer dans le texte Eros et Thanatos sous la forme dialectique et musicale de la liaison et de
la déliaison. La syncope se manifeste à différents niveaux de l’œuvre.
conjonctives » (Lettrines 2, O.C. II, p. 318) laissant trace d’un menu court-circuit » (En lisant en écrivant, OC. II,
p. 737)
1138
Gilles Lapouge, « Le géographe sentimental », Magazine littéraire, op.cit., p. 38-41.
1139
Christelle Defaye, « L’étrange-inquiétante route gracquienne : une (im)possible voie(x) », Modernités 35,
Apories, paradoxes et autocontradictions. La littérature et l’impossible, textes réunis et présentés par Eric Benoit,
Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 213-231.
1140
Elle a été « un ruban bien coupé », « une voie confortable et étroite », « La Route », p. 15.
1141
Ibid., p. 11.
1142
Elle est comparée à des « fragments de chaussée romaine qui commencent et qui finissent sans qu’on sache
pourquoi au milieu d’un champ » (« La Route », p.10) ou à des « rivières des pays de sable qui cessent de couler
à la saison chaude et se fragmentent en un chapelet de mares » (Ibid, p. 12).
1143
C’est ainsi qu’elle est présentée dans la première page de « La Route » : « l’étroit chemin pavé qui conduisait
sur des centaines de lieues de la lisière des Marches aux passes du Mont –Harbré — la dernière ligne de vie, vingt
fois tronçonnée et ressoudée, qui joignait encore par intervalles le Royaume à la Montagne cernée et lointaine.
1144
Roger Dadoun rappelle la dimension érotique du cheminement et de la route, et ce dès les premiers mythes
(Malpunga et Gilgamesh) : « Rue marchante : on va et vient, avance et recule, en enfilade ou de conserve —
‘marcher’, ‘aller’, en latin ire, et ‘aller ensemble’, co-ire (coeo, coii, coitum), d’où s’érige le français « coit ».
L’anthropologue et psychanalyste Geza Roheim recourt à cette étymologie pour expliquer comment les
Aborigènes australiens ‘libidinisent’ leur longue et rude marche dans le bush, parcourant de vastes zones
désertiques où seule une connaissance intime de l’espace, eau, faune et flore, permet de subsister —savoir nourri
d’une ancestrale mythologie qui dote chaque trait du paysage d’une couleur ou d’une trace érotique », dans
L’Erotisme. De l’obscène au sublime, Paris, Quadrige/PUF, 2010, p. 31-32.
1145
« La Route », p. 14.
209
tard1146 ». Elle est la déroutante route, qui est à la fois masculine et féminine, continue et
discontinue, invitante et inquiétante, une et fusionnée au paysage, lieu de la direction et de la
perte, de la sexualité et de la mort.
Dans « La Presqu’île », la syncope prend aussi la forme d’un motif qui « clignote », qui
va et vient dans le texte. Ainsi la « torche de la raffinerie » surgit au détour de la route de Simon
à cinq reprises, dans un crescendo puis decrescendo d’allusions obscènes, au sens étymologique
du terme ces occurrences, en plus d’être chargées de connotations sexuelles, semblent aussi être
de mauvais augure. Simon vient de quitter la gare vide d’Irmgard et pleine de sa déception
puisque « simplement la chose n’avait pas eu lieu1150 » : c’est donc lorsque son désir n’a pas
été comblé, mais relancé, que pour la première fois « par-dessus les bâtiments de la gare, il
cherch[e] des yeux, à travers la brume de chaleur, la torche jaune de la raffinerie, et soudain il
l’aper[çoit], tordant dans le vent qui la rabattait, comme un bout d’un mât de pavillon, sa
somptueuse écharpe de suie bouillonnée1151 ». Lors de sa première apparition le motif, à
1146
Ibid., p. 21.
1147
On peut penser au leitmotiv wagnérien, compositeur cher à Gracq.
1148
Sortant de la gare de Brévenay, il met « sa voiture en route » (« La Presqu’île », p. 41) puis effectue un premier
arrêt « sur l’accotement herbu ; il était temps de songer à ce qu’il allait faire » (ibid., p.43), démarre de nouveau
(ibid., p. 45) pour s’arrêter au relais de Pen Bé (ibid., p. 47), qu’il quitte (ibid., p. 53) pour s’arrêter aussitôt par
« désarroi », à l’idée d’une « panne possible » (ibid., p. 54), se remet en route (ibid., p. 55), puis s’arrête pour
acheter du savon et se promener dans les magasins (ibid., p. 56). On retrouve l’arrêt suivant pendant le contour du
Marais Gât, où « Simon avait plaisir à marcher au bord de ce talus vide » (ibid., p. 71). Plus loin, à Malassac,
désorienté, il s’arrête et demande son chemin. La route de Blossac est encore émaillée d’arrêts (ibid., pp.78, 86,
88, 91) ; arrivé à Kergrit, il flâne en ville, puis se rend à l’hôtel des Bains. La voiture réapparaît « sitôt quitté
Coatliguen » (ibid., p. 142) et fait encore un arrêt (ibid., p. 157) « quand il eut laissé loin derrière lui les lumières
du village ouvrier » pour repartir (ibid., p. 166) et arrêter le moteur à Brévenay « dans la ruelle à l’endroit où des
murs commençait à enclore les vergers » (ibid., p. 168), puis tourner « la clé de contact » et commencer « à rouler
dans la venelle » (ibid., p. 172). Il « claque finalement la portière » devant la gare (ibid., p. 174).
1149
A tire d’exemples : « à petite allure » (« La Presqu’île », p. 43), « il laissa sans s’en rendre compte la voiture
courir sur sa lancée » (ibid., p. 58), « la voiture semblait accélérer d’elle-même sur une pente allègre » (ibid.,
p. 102-103) ; « il pressa l’accélérateur : la voiture bondit sur le chemin plat, mais presque aussitôt il laissa tomber
sa vitesse : il ne tenait pas à dévorer si vite le ruban enchanté » (ibid., p. 134).
1150
Ibid., p. 41.
1151
Ibid., p. 42.
210
distance, contient déjà les signes du masculin (la verticalité de la cheminée) et féminin
(l’écharpe de suie/soie bouillonnée). Il réapparaît ensuite en mode mineur — « La brume s’était
levée sur le lavis trempé du matin et la torche de la raffinerie rapetissait dans l’air sec ; le
paysage paraissait défleuri1152 » — et ce au moment où monte l’angoisse de la panne : « Plutôt
s’ennuyer tout l’après-midi à Brévenay, pensa-t-il très inquiet — ou visiter la raffinerie. Dans
son désarroi, il se rangea sur le bas-côté et s’arrêta1153 ». Le motif est doublement cohérent : la
pause effectuée par Simon en automobile, son « écart de conduite », est le signe d’une angoisse
du personnage sur la valeur et la possibilité de son déplacement ; on peut aussi entendre celle
de l’auteur sur la question de la poursuite du récit (le récit de l’attente amoureuse ne va-t-il pas
subir un écart de conduite et se poursuivre comme le récit d’un déplacement ?) ; le motif de la
torche de la raffinerie vient dans les deux cas poser la question du carburant : à quoi
l’automobile de Simon et le récit « carburent »-ils ? Une dernière hypothèse semble répondre à
ces questions : la raffinerie peut connoter le désir, peut-être même la jouissance, ce qui
expliquerait la montée de l’angoisse chez le personnage1154. Les deux occurrences suivantes
semblent aller dans ce sens. Au moment où, roulant de nouveau vers la gare, Simon ressent le
désir d’Irmgard comme une « glissade panique », la torche de la raffinerie réapparaît :
Tout au fond, la torche vive s’était rallumée à l’horizon, décollée de sa hampe par le
brouillard déjà violet. Elle s’ouvrait et se reployait de seconde en seconde avec une
déhiscence sensuelle de fleur, crevant par en haut en une gerbe d’étamines couleur de
suie, dardée, gonflante et houleuse sur les hanches bougeantes de l’air. Dans le
crépuscule qui commençait, elle éveillait un reflet gras et cuivré, vaguement sinistre,
semblait conjurer la nuit autour d’elle au milieu du jour encore clair1155.
1152
Ibid. p. 54.
1153
Ibid.
1154
SI l’hypothèse est recevable, l’ironie gracquienne, que l’on peut percevoir dans l’emploi de l’italique, ne
manque pas de piquant : « L’impression persistait dans son esprit qu’il ne s’était pas arrêté pour le bon motif »,
« La Presqu’île », p. 55.
1155
Ibid., p. 145.
1156
Ibid., p. 160.
211
moins appuyé, transparaît par le noir et l’allusion à la prostitution et semble singer une forme
d’échec, celui du raffinement, du raffinage du désir.
Le haut bouillonné de flammes de la torche de la raffinerie brûlait clair maintenant
derrière lui, sa frange de suie noire mangée par le ciel qui s’assombrissait. Mais il ne se
retournait pas ; il n’aimait pas cette flamme sensuelle et lourde qui depuis le matin se
déplaçait sur l’horizon, plus charbonneuse que l’œil d’une maquerelle, impuissante à
purifier son aliment1157.
La dernière occurrence1158, très brève, est complètement intégrée au décor, comme si sa teneur
symbolique ne clignotait plus, à ce moment où Simon sent « flotter en lui une sorte de
bonheur », « un étrange bonheur de lassitude ». Souvent la syncope conduit au vertige :
étourdissements de Simon tout au long de la route, syncope finale de Grange dont on ignore si
elle est simple lipothymie ou prémices de la mort.
1157
Ibid., p. 161-162.
1158
« La Torche avait reparu, jaunie par la brume », ibid., p. 173.
1159
Ce va et vient est permanent : elle accueille le narrateur (« Le Roi Cophetua », p. 197), puis le laisse seul dans
la salle de musique (ibid., p. 199), réapparaît avec un flambeau (ibid., p. 205) puis se retire aussitôt (ibid., p. 207).
Le narrateur la rejoint (ibid., p.209) puis de nouveau se retrouve « seul dans le salon enténébré » (ibid., p. 212). Il
prend ensuite le retrait de cette présence intermittente : il fait un aller-retour jusqu’à la poste (ibid., p. 228-230).
Le va et vient devient le signe de son attente désirante (ibid., p. 234) : « le silence des tapis épais accentuait le
caractère clandestin de mes allées et venues […] ».
1160
Ibid., p. 220.
1161
« Elle arrivait sans aucun bruit, ses pas étouffés par la moquette qui tapissait le couloir, et je guettais dans le
miroir le regard vif, embusqué, aussitôt réprimé, de ses yeux fendus — un peu étiré vers les tempes par le khol —
qui se croisait avec le mien un instant dans la glace. […] Et cependant le sentiment de sa présence, quand pour un
moment elle allait et venait dans la pièce, ne se laissait pas un instant oublier. […] Dès qu’elle avait disparu pour
un moment, je me laissais de nouveau envahir par le bruit monotone et nul ; je regardais les pointes des branches
vaguement éclairées qui frottaient à la vitre », Ibid., p. 221-222.
1162
ibid.,, p. 232.
212
de l’érotique gracquienne, comme la Gradiva de Jensen rassemble dans son pas l’énigme du
récit1163.
a. Leitmotiv wagnérien.
Parce que l’intermittence, la pulsation unissent les contraires, ce qui est puis n’est plus,
bat et ne bat plus, elle est sublime, et jouissance en ce sens qu’elle résout les oppositions en les
coulant dans un même mouvement. Ce battement pulsionnel est thématisé dans Au Château
d’Argol, témoignant de l’importance de la respiration de l’écriture comme représentation de la
jouissance. A la toute fin de l’épisode du bain à trois, comme témoignant du retour à la vie des
personnages après cet épisode de jouissance orphique, la description d’une sorte de respiration
cosmique, qui concerne aussi bien les vagues, les nuages que les herbes, aboutit au récit de leur
résurrection :
On retrouve encore ce motif dans la partie consacrée à la Chapelle des Abîmes : le motif,
d’abord musical1165, est vite associé au personnage de Heide et érotisé : selon le narrateur, il
métaphorise « les atteintes d’une passion sensuelle et aiguë », « les ardeurs sauvages »
d’Herminien, degré intermédiaire d’ascension vers un sublime plus noble et désincarné :
Heide flotta dans l’altitude à la façon d’un brouillard lumineux, s’éclipsa, puis
revint, et établit enfin son empire sur des houles mélodiques d’une rare ampleur
qui paraissaient emporter les sens vers une région inconnue et rendre à l’oreille
1163
« Patent est en effet l’emprunt fait à la démarche si caractéristique de la gradiva (« celle qui s’avance »), pour
le descriptif du pas suspendu de la servante maîtresse. Que conte la fantaisie pompéienne de Jensen (1903) ?
L’attrait exercé sur un jeune archéologue inhibé par la gracieuse figure sculptée d’un bas-relief latin en qui il voit
une domina disparue dans la pluie de cendres du Vésuve et non, comme le voudrait une logique plus directe, sa
jeune voisine affecte du mouvement réflexe de l’orteil frôleur. Freud, on le sait, suggère que le séjour du
personnage masculin aux abords du champ de fouilles de Pompéi est un juste doublet de la cure analytique puisque
l’expédition sur le site antique devient occasion de retrouver la Gradiva réelle et vivante sous la Gradiva enfouie
et morte, et partant, de libérer une libido endormie par la puissance du refoulement », Anne-Yvonne Julien, « Jeux
de références croisées dans ‘Le Roi Cophetua’ », Julien Gracq 5, op.cit., p. 236.
1164
Au Château d’Argol, p. 95.
1165
« Il lui sembla d’abord qu’Herminien, par des touches dissonantes et incertaines, coupées de retours et de replis
où le motif principal était repris dans un mode plus timide et interrogatif, ne fît autre chose que de prendre la
mesure du volume même de la capacité sonore de ce troublant édifice », ibid., p. 110-111.
213
des grâces du toucher et de la vue par l’entremise d’une incroyable
perversion1166.
De même, sur le plan du style et de la musicalité, Gracq est sensible à la nature érotique
du leitmotiv wagnérien1167, sa « technique instinctive » relevant « du spasme … d’une passe
acharnée…1168 », lui dont les « secrets sont presque des secrets d’alcôve ». Le parallèle entre la
musique de Wagner et la « vamp », auréolée du « prestige louche et tout puissant de la femme
dont on murmure qu’elle a le secret de certaines pratiques1169 » renforce l’éroticité du procédé.
Il souligne par ces images l’intention didactique de Wagner, qu’il assimile à un désir de
« posséder » son public1170. Le leitmotiv que Gracq interprète comme une prescription
wagnérienne d’élévation, un « clin d’œil » à l’auditeur pour accéder à sa liturgie, est aussi
présent dans son œuvre. Mais le texte gracquien décline le battement itératif moins comme un
facteur de cohérence, qu’il est néanmoins, que comme un mouvement continu de désassurance
et d’entre-deux : la répétition se vit comme un accès et un retour ; de nombreuses métaphores
déclinant la pulsation, le va et vient (houle, vagues, cœur, sang dans les artères) s’accompagnent
de procédés poétiques.
b. La « boiterie délicieuse1171 ».
Michel Leiris considère que le propre de l’érotisme est d’« introduire volontairement
dans l’activité sexuelle un élément gauche, jouant comme une dissonance, un décalage et
servant de ressort premier à l’émotion1172 ». Julien Gracq loue dans la poésie de Rimbaud et
plus précisément dans son rythme « un imperceptible bégaiement, un clapotement tremblé, un
repentir d’apparence gauche » ou encore une « boiterie délicieuse1173 ». L’érotique gracquienne
semble bien fonctionner sur un mode similaire : une scène sexuelle qui réécrit les clichés de la
littérature érotique jusqu’à saturation, au point de créer la dissonance, c’est-à-dire jusqu’à
exhiber le vide même de ce type d’écriture ; une écriture de la vitesse, ou du paysage tellement
syncopée ou tellement métaphorisée qu’une autre scène, présente mais non écrite, affleure ; une
métaphore érotique qui surgit dans le discours de critique littéraire (discours du maître),
dissonante.
1166
Ibid.
1167
Le leitmotiv est analysé par Jean-Pierre Richard dans Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 266.
1168
Lettrines, O.C. II, p. 224-225.
1169
Ibid.
1170
« Personne peut-être n’a jamais souhaité aussi monstrueusement posséder son public », Lettrines, O.C. II,
p.224 ; la métaphore amoureuse est filée à propos du rapport que Nietzsche, éminent admirateur de l’œuvre
wagnérienne, entretient à cette musique : « Les sarcasmes atroces de Nietzsche vengent des années
d’asservissement sensuel à la vieille maîtresse », Ibid., p. 225.
1171
Lettrines 2, O.C.II, p. 310.
1172
Michel Leiris, « L’amour de la tauromachie », Miroir de la Tauromachie, op.cit., p. 54.
1173
Lettrines 2, O.C. II, p. 310.
214
On peut en trouver un premier exemple dans le Rivage des Syrtes dans la description de
la femme de la fête, la « tête de méduse » qu’Aldo croise au détour d’une salle du palais. La
jouissance est à la fois thématisée et conçue comme une poétique, faisant du lecteur une sorte
de double d’Aldo dans une mise en abyme des regards, le texte étant au lecteur ce que la femme
est à Aldo1174. La jouissance d’Aldo voyeur est ainsi thématisée par « les fantasmes symétriques
de la chute (et du naufrage) et du décollage /décollation » :
Deux bras lui faisaient une étole, un collier engourdi d’aise pantelante,
qui fouillaient comme dans une auge pleine au creux de son corsage. L’ensemble
décollait des profondeurs sous une pression énorme, montait fixement à son ciel
de sérénité comme une lune pleine à travers les nuages1175.
Elle est poétisée, rendue possible pour le lecteur par la perte de repères de signifiés 1176 , que
Gracq souligne lui-même dans un commentaire métalinguistique : « Comme on raccorde dans
la stupeur les anneaux d’un serpent emmêlé, s’organisait par saccades autour de cette tête de
méduse une conformation bizarre1177 ». Cette jouissance ressentie par Aldo est ensuite
renforcée et prolongée par le commentaire qu’il fait lui-même de cette expérience :
Comme mordus un instant par un soleil trop vif, un point noir flottait devant mes
yeux sur le scintillement des lumières. […] Les yeux qui m’avaient regardé
étaient sans juge. Quand j’essayais de retrouver l’étrange pesanteur qui m’avait
rivé à eux, une image obsédante me revenait : celle des puits naturels ouverts au
ras du sol, dans lesquels l’oreille cherche à surprendre vainement la chute d’une
pierre. Sur ce vide de nausée au-delà du comblement, on trébuchait une seconde,
l’esprit ailleurs, mais comme si de rien n’était, il ne fallait plus songer à reprendre
sa route. Ces yeux marchaient auprès de moi, le vent faible de leur gouffre
soufflait les lumières ; ils faisaient tanguer doucement la fête sur un fond de
cauchemar1178.
1174
Je reprends l’analyse de Michel Murat : « Aldo, en assumant pleinement sa fonction d’‘Observateur’, de
‘délégué aux yeux’, implique le lecteur dans la scène par la substitution à une deixis impressive (la jeune femme
s’expose d’elle-même à l’‘Observateur’) d’une deixis expressive (Aldo montre la femme au lecteur). Dans le
passage de l’une à l’autre, ce qui disparaît, c’est la femme comme sujet possible du discours, au profit d’un
spectacle impersonnel offert par le narrateur à un lecteur qu’il contraint à voir par ses yeux, à se faire lui-même lui
-même voyeur : processus exemplaire de la représentation, où la déixis se montre dans l’acte de montrer », Etude
de style, I. Le roman des noms propres, op.cit., p. 52.
1175
Le Rivage des Syrtes, p. 89.
1176
Michel Murat analyse un exemple de cette poétique saccadée à l’œuvre dans le Rivage des Syrtes dans la
description qu’il nomme la femme de la fête et attribue le mystère de cette apparition médusante à la poétique
même du passage : « quant au caractère énigmatique de l’apparition, il tient à la très longue portée de la plupart
des renvois cataphoriques. Seule une lecture rétrospective pourra ainsi « raccorder les anneaux du serpent
emmêlé » : le texte intègre un commentaire analogique de sa propre pratique d’écriture. Mais cette marque même
est impersonnelle (« comme on accorde dans la stupeur »), indexant un travail de lecture et non l’appropriation
d’un sens, et elle privilégie le discontinu : le texte est bien ce qui lie des blocs de sens, mais « par saccades » ;
l’ellipse est inséparable des anaphores et cataphores, qui procèdent par sauts en laissant le soin au lecteur de
‘fabriquer du cohérent’ », Etude de style, I, Le Roman des noms propres, op.cit., p. 52.
1177
. Le Rivage des Syrtes, p. 89-90
1178
Ibid.
215
De même, le style multiplie, à tous les niveaux, les figures d’opposition, de contradiction :
l’anacoluthe sème le trouble, l’antithèse noir/ lumière exprime la perte des repères, les sens
s’entremêlent, les images contradictoires de pesanteur et de légèreté, de vide et de plénitude, de
rêve et de cauchemar s’entrechoquent. On peut extrapoler cette analyse microstructurale au
passage de Gracq à l’écriture fragmentaire : il y a une forme d’érotique à l’œuvre dans les
Carnets du grand chemin, dans cette discontinuité des descriptions des paysages ou des pensées
développées. Par ailleurs, un des éléments de l’érotique gracquienne est l’espèce de pulsation
des motifs et de la construction temporelle du récit autour d’une scène primordiale, la rencontre
du narrateur et de la femme anonyme dans une posture usurpatrice :
c. Perte et délinéarisation.
1179
« Le Roi Cophetua », p. 247-248, cité par Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de
Julien Gracq, p. 104.
1180
« La Route », p. 9-10.
216
de partage avec le lecteur du « grand chemin » et de l’égarement qu’il procure, grâce aux
rythmes binaires (« sans nœuds, sans attaches », « blanchi de soleil, pourri de feuilles mortes »),
aux rallonges hyperbatiques (dans …/où …par …/ comme si …), aux chiasmes « les herbes par
une nuit de lune/entre ses berges de nuit ») associés à des homophonies (« herbes »/ « berges »)
et assonances «interminables bois noirs ». La linéarité du sens existe, elle est d’ailleurs tissée
dans le texte par la récurrence du mot « fil » répercuté par des effets sonores (estafilade, filet
d’eau, file de marcassins … qu’étudie M. Santamaria), « mais cette ligne impavide n’est érigée
que pour être constamment brisée : dans la « coulée unie de l’écriture et dans sa richesse
cumulative » (types : Bossuet, Chateaubriand) (LE, 580) s’introduisent autant de détours et de
ruptures destinés à « déjouer l’attente » (type : Stendhal)1181 ».
A l’échelle de la phrase, la dissonance est introduite par une prolifération troublante des
incises, incidentes et signes de ponctuation. Un beau Ténébreux offre un exemple d’autant plus
frappant qu’il est relié à la question de la perte et de la jouissance : Gérard commente la scène
ainsi : « Je me sentais déchiré. Il fallait faire quelque chose, arrêter ce vertige, cette petite
mort1182 ». Pris en charge par le personnage de Gérard, le récit s’intègre à son journal, en date
du 4 août. Lors d’une soirée au casino à laquelle Christel l’entraîne, Gérard observe, impuissant,
Allan jouer d’une façon tout à fait insolite : il joue « contre lui-même », perdant volontairement
son argent.
L’air distrait, un peu ensommeillé, les yeux voilés — expression qui m’est déjà
si familière — tambourinant légèrement du doigt sur le rebord de la table verte,
Allan à chaque passe de jeu disposait devant lui — n’importe où, à gauche, à
droite, avec une indifférence qui ne pouvait être jouée, avec la régularité
mécanique du chauffeur qui enfourne des pelletées dans sa machine, — une
masse de jetons qui, du premier coup d’œil, me parut exorbitante. Le sept, le
huit, puis le trois ; avec des sautes, des voltes incompréhensibles, comme si,
beaucoup plus qu’au résultat du coup, il eût été attentif à certains
entrecroissements de lignes et de chiffres, à la solution de quelque obscur
problème algébrique (je pensai au problème du cavalier au jeu d’échecs : « il
essaie de boucler la boucle »). Il perdait régulièrement — et le total englouti
devait être, à en juger d’après le regard de ses adversaires, déjà énorme1183.
La phrase gracquienne accomplit syntaxiquement et graphiquement la perte volontaire qu’elle
exprime sémantiquement1184. Son déroulement pour ainsi dire en deux dimensions perturbe sa
1181
Bernard Vouilloux, « Du récit au fragment », La Littérature habitable, op.cit, p. 81-88.
1182
Un beau Ténébreux, p. 128.
1183
Ibid., p. 126.
1184
« Il s’agit de garder ouverte la phrase, d’empêcher qu’aussitôt commencée elle ne se fige dans la préparation
de sa fin, de ‘cette espèce de petite mort rituelle, artificielle, que constitue le point’ (André Breton, p. 151).
L’élan maintenu, la possibilité est préservée d’une rencontre dans le texte, rencontre de mots, figures », Elisabeth
Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratiques de Julien Gracq, op.cit., p. 40.
217
linéarité et la perception que l’on peut en avoir : le texte avance par juxtaposition de segments
séparés par des virgules, des points virgules ou encore deux points. Cette linéarité semble à la
fois dynamique et comme empêchée, comme s’il s’agissait d’une activité physique de
pénétration dans le corps du texte1185 : appositions, accumulations, rallonges hyperbatiques
viennent matérialiser tout à la fois la progression de la phrase et la résistance de la langue,
jusqu’à mimer la suffocation à laquelle, en clin d’œil, le texte fait allusion :
1185
Les métaphores scripturales employées par Gracq nous encouragent en ce sens, « le rai de diamant » sur une
vitre relevant de la gravure, donc d’une action physique d’enfoncement dans la matière, celle de la « ligne de vie »
de « La Route » connotant tout autant la couture ou suture que la possession du territoire par la marche.
1186
Un beau Ténébreux, p. 126-127.
1187
« La Presqu’île », p.
1188
Un beau Ténébreux, p. 126-127.
1189
Christelle Defaye, « Julien Gracq ou la jubilation du paysage », Modernités 39, Littérature et jubilation,
art.cit., p. 333-345.
218
proche du dessaisissement de soi, descendant « la pente ombreuse et froide — maternelle1190 »
et tendant vers « l’indistinction finale et vers la sécurité de l’élément1191 ».
Si, dans la représentation de la scène sexuelle, on trouve le motif de l’appel d’air, c’est que
l’expérience de l’inconnu que représente la féminité est un appel au départ, un départ plus
impérieux et plus large, tel que les Surréalistes l’ont formulé en parlant de l’injonction des Pas
Perdus1193. C’est à cette conclusion qu’aboutit Grange quand il fait le bilan du rôle que Mona a
joué dans sa vie : elle a été un agent de déliaison (« elle était venue démuseler » quelque chose
« dans sa vie ») : la parenthèse érotique a été une propédeutique guerrière, jubilatoire ET
mortifère, paradoxe subsumé sous une leçon de légèreté, « besoin de faire sauter une à une les
amarres, ce sentiment de délestage et de légèreté profonde qui lui faisait bondir le cœur et qui
était celui du lâchez tout1194 ».
La veille de son départ, il fit à son sujet un rêve voluptueux d’une espèce
singulière. Il était pendu, à une potence ou à une branche élevée, en tout cas à
une grande hauteur – il faisait soleil- et cette posture, au moins inconfortable, ne
semblait pas entraîner d’inconvénient immédiat, puisqu’il considérait avec un
particulier plaisir le paysage illuminé et les têtes des arbres qui s’arrondissaient
très loin au-dessous de lui. Mais le centre de cette joie sensuelle qui l’habitait
1190
« La Presqu’île », p. 143
1191
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 540.
1192
Ibid.
1193
Alain-Michel Boyer, Julien Gracq. Paysages et mémoire. Des eaux étroites à Un Balcon en forêt, op.cit.,
p. 110-112.
1194
Un Balcon en forêt, p. 212.
1195
Bernard Vouilloux prolonge sa réflexion autour de la rêverie ascensionnelle des personnages gracquiens, La
littérature habitable, op.cit., p. 18-19 : « Sur les moyens de transport (dont la voiture, le train, le tramway), cette
œuvre de marcheur est intarissable. Un rêve de Grange, cependant, semble condenser les deux vections de
l’imagination : pendu à une branche ou à une potence, très au-dessus de la crête des arbres, de sorte qu’il peut
découvrir l’ensemble du paysage, il sent en même temps se communiquer à lui le poids de Mona, elle-même
pendue à une corde passée autour de ses chevilles (Un Balcon en forêt, p. 79). Il y a, de même, dans la phrase de
Gracq, une force de contention, voire de rétention, (héritée sans doute de la syntaxe latine), qui en ralentit et freine
le débit, la cantonne dans la rythmique d’une basse continue et semble en différer le terme, et une force
d’arrachement, d’enlèvement, qui tout d’un coup la libère et la fait s’envoler sur une note claire ».
219
était bien plus proche. Au-dessous de lui, -si court que ses pieds nus par moments
effleuraient presque les cheveux blonds- Mona était pendue elle-même par le
cou à une corde mince qui lui serrait les chevilles. Le vent les balançait tous deux
très lentement dans l’air frais et agréable, et par la corde qui étranglait Mona,
surtout quand elle était secouée de légères convulsions qui lui soulevaient les
épaules, il lui venait, à ses chevilles serrées et aussi au cou où la corde le serrait
à mesure, une communication si exquise de son poids vivant et nu qui l’étirait,
qui le traversait et qui le comblait, qu’il éprouvait une volupté jamais ressentie
et que l’exercice périlleux s’acheva dans l’indécence finale qu’on attribue aux
pendus1196.
1196
Un Balcon en forêt, p.147-148.
1197
Lise Frenkel, « Le vivant et le figé. Dialectique d’Eros et de Thanatos dans Un Balcon en forêt », Roman 20-
50 n°16, Lille, 1993, p. 137.
1198
« […] à l’intérieur de la nature, il y a une extase au sein de la contemplation (theoria) où le corps jusque-là
personnel devient un morceau de ce qu’il contemple. […] Elle (Colette) a été la seule à penser la réclamation
sensorielle de la terre originaire face au monde linguistique », Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 181.
1199
C’est aussi le cas dans Les Carnets du grand chemin qui commente le son hautement réjouissant de la marée
haute entendu depuis son balcon, le matin au réveil : « Le matin, quand je m’éveille au soleil déjà levé et que la
marée est haute, il se fait sous mon balcon un remue-ménage profus de grandes EAUX contre les rocs qui est le
fracas même de la FRAICHEUR, et qui DOUCHE le réveil à pleins SEAUX comme l’ECLABOUSSEMENT
de la CASCADE. Le bruit du TORRENT, que j’aimais tant dans la nuit des Alpes, plus pierreux que LIQUIDE,
n’a pas ce brassement joueur (1), jubilant (2), inexhaustible (3), qui monte jusqu’aux oreilles et les réjouit(4),
comme monte la surface de la coupe pleine jusqu’au bord des dents (5) », Carnets du grand chemin, Corti, p. 125.
220
perception par le plaisir secondaire qu’est le texte, tant pour l’auteur que pour le lecteur, mais
plaisir qui est lui aussi de l’ordre de la sensorialité visuelle et auditive. A ce ressenti individuel
et heureux s’ajoute, comme redoublement de la joie première, comme sorte de célébration
seconde, le plaisir du texte, pour paraphraser Roland Barthes, et ce, d’autant plus que, chez
Gracq, comme chez les Surréalistes, le symbolisme de l’eau et en particulier de la mer renvoie
à la poésie1200.
a. Le corps du texte.
La marée montante et presque étale, avec cette exaspération de son tonnerre sur
le sable ferme, qu’on lui voit à ce moment-là, ces derniers coups de béliers plus
rageurs contre un obstacle qui se durcit. (…) tout cela atteignait pour lui un
moment à une espèce de point suprême, de fête complète, écumeuse et fouettée,
où se mêlaient, à l’heure même où Venus sort de la mer, l’exubérance des corps
jeunes, l’orient de la perle, la tombée de neige des cimes de glaciers, la brutalité
d’une charge de cavalerie1204.
Son intensité trouve donc à se manifester par l’analogie érotique comme preuve de
l’existence du « corps du texte », conformément à l’esthétique surréaliste1205, que Julien Gracq
reprend à son compte à propos de Valéry : « Mais ce déploiement magique du désir suggère
une autre analogie encore, qui semble aimanter souterrainement la relation entre l’acte
d’imaginer, l’acte d’écrire, et l’acte d’aimer1206 ». L’allégresse esthétique naît aussi de l’écriture
d’une dynamique, d’une énergie du mouvement contenue dans la description du paysage, celle
du « changement à vue1207 ». Les manifestations du plaisir de la trouvaille verbale jaillissent.
La perte de sens se fait au profit du surgissement d’impressions – de couleurs, de lignes, de
1200
Simone Grossman, Julien Gracq et le Surréalisme, Paris, Corti, 1980, p. 62.
1201
En lisant en écrivant, O.C. II., p. 556.
1202
« La Presqu’île », p. 97.
1203
Elizabeth Cardonne-Arlyck, « Presque : relations de la métaphore et du récit dans La Presqu’île », Julien
Gracq, visages d’une œuvre, Actes du colloque d’Angers, 1981, op.cit, p.187.
1204
« La Presqu’île », p. 97.
1205
« Je n’ai jamais pu m’empêcher d’établir une relation entre cette sensation [l’émotion esthétique] et celle du
plaisir érotique et ne découvre entre elles qu’une différence de degré », André Breton, L’Amour fou, Œuvres
Complètes, volume II, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 678.
1206
En lisant en écrivant, O.C. II., p. 634.
1207
Carnets du grand chemin, O. C. II, p. 968-969.
221
sons-, proche d’une ivresse joyeuse, comme en témoignent l’indétermination finale et l’espèce
d’adynadon : le paysage débouche sur le transport !
Le texte gracquien a accès à la signifiance, qui est le « sens en ce qu’il est produit
sensuellement1208 ». La jubilation du paysage fait donc partie intégrante d’une poétique
géographique, comme « une rêverie œuvrante1209». Julien Gracq exprime cette joie intense de
connexion au monde en termes d’ivresse, de griserie, de chaleur, de profusion sensorielle,
autant d’images du délestage et de la légèreté : « ce pétillement montait à la tête comme celui
d’un vin, faisait voler notre sillage sur les vagues, vibrer le navire jusqu’à la quille d’une
jubilation sans contenu1210 ». Le transport est donc lié à l’intensité du plaisir, dont elle est une
exaltation, qui mène à la griserie, à l’ivresse, au trouble. La jubilation est aussi liée à une fusion
voluptueuse dans la nature « qui comble et étanche en nous quelque chose de plus ancien que
la soif » et orchestre l’imagerie ascensionnelle (« on monte, on voudrait continuer à monter
interminablement vers ce haut pays de verdure arborescente »), jusqu’à la perte de maîtrise, à
cette « perte jubilante de soi1211 ».
b. « L’embellie tardive ».
S’il explore la jubilation de l’espace, Julien Gracq aborde aussi celle de l’imminence,
consubstantielle à son œuvre, si souvent qualifiée d’écriture du désir. Joie secondaire, elle
module le plaisir de l’attente et de la certitude du plaisir. Elle est ce moment « où la possibilité
explose ». Il étudie l’avènement de cette jubilation dans l’expérience connexe d’« embellie
tardive1212 ». Gracq considère conjointement l’espace et le temps et ce dans une perspective
esthétique (embellie, connotant le beau). La jubilation serait donc aussi « promesse confuse
d’une joie à venir », sorte de prescience indicible à laquelle il donne un sens mystique : jouir
de ce moment si particulier de la journée permettrait d’appréhender la mort, dans son
inéluctabilité :
1208
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 82.
1209
Bernild Boie, notice des Eaux étroites, O.C. II, p. 1464.
1210
Le Rivage des Syrtes, p. 225-226.
1211
Expression de Claude Dourguin, dans sa notice des Carnets du grand chemin, O.C. II., p. 1633.
1212
Julien Gracq, Les Eaux étroites, O.C. II, p. 544-545 : « S’il y a une constante dans la manière que j’ai de réagir
aux accidents de l’ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l’écoulement d’une journée,
c’est bien le sentiment de joie et de chaleur, et davantage encore peut-être, de promesse confuse d’une autre joie
encore à venir, qui ne se sépare jamais pour moi de ce que j’appelle, ne trouvant pas d’expression meilleure,
l’embellie tardive ».
222
pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain
« passage obscur », lieu d’exil ou vallée de ténèbres1213.
1213
Ibid.
1214
Llewzllyn Brown définit la jubilation comme « une exaltation fondée sur le déni du danger », qui
s’accompagne de sentiments contradictoires : « toutefois, la conscience de ce déni provoque simultanément un
sentiment d’inquiétude et l’idée de retenue, la recherche d’une atténuation », « L’objet de l’écriture dans Un
Balcon en forêt et « La Presqu’île », Julien Gracq 7, « La mémoire et le présent. Actualité de Julien Gracq »,
Caen, Lettres modernes Minard, 2010, p. 156.
223
la brutalité d’une charge de cavalerie : « L’été n’est pas fini », songea-t-il, tout
ragaillardi »1215.
L’érotique gracquienne ouvre une voie d’accès à une écriture autre. Cette dissémination
du corps érotisé, sexualisé constitue une écriture du rapport, au dehors, à l’autre et à la figure
primordiale de la mère.
1215
« La Presqu’île », p. 96-97.
1216
Sous la forme du désir transgressif et du déni du danger, renforçant le vertige, Grange avance vers la possibilité
de la mort : « Qui m’empêche ? se dit-il avec un mouvement de jubilation encore inconnu, encore très trouble »,
Un Balcon en forêt, p. 209-210.
1217
Le Rivage des Syrtes, p. 203-204.
1218
« La Presqu’île », p. 144.
224
3. Le corps de la mère : la forme d’une matrice.
L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère […] : pour le glorifier,
l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être
reconnu1219.
Que le chemin du texte mène à la forêt ou à la mer, dont la complémentarité symbolique
a déjà été démontrée1220, Julien Gracq dessine toujours la pente douce et organique d’un retour
à la sauvagerie, à la terre-mère ou à l’eau-mère, souvent médiatisée par la femme.
Dès son apparition dans la diégèse, le blockhaus présente une difficulté définitoire :
« une maison-forte, qu’est-ce que cela peut être ? », pense Grange. Tour à tour définie par son
rapport ambivalent à l’intérieur et à l’extérieur, par son esthétique, son étrangeté, sa situation,
1219
Roland Barthes, à propos de la langue maternelle, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 52.
1220
Jean Bellemin-Noël rappelle à ce sujet les propos que Julien Gracq confiait à Gilbert Ernst en juillet 1971,
insistant sur la « grande affinité entre forêt et mer », Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 17, note 7.
1221
« La Presqu’île », p. 143.
1222
Didier Anzieu, « Julien Gracq ou les figures de la position dépressive et le procès de la symbolisation », Les
Etudes philosophiques, n°3, Marseille, 1971, p. 300-301.
1223
« La mère étant nulle part, est partout » rappelle Didier Anzieu, ibid.
1224
« Dans le grand dehors […], il n’y a plus de mère. Matrice contre mère. Gracq, écrivain matricien », Bernard
Vouilloux, « Julien Gracq : auto, soma, germen. De la paternité en littérature », Littérature n°67, 1987. Le
mystérieux des familles. Écriture et parenté, p. 4.
225
elle s’avère essentiellement hybride et insaisissable : liée à sa fonction guerrière, « maison
d’arrêt », « prison », « fortin1225 », elle est vue tout aussi bien comme un « bungalow »
« coquinet1226 » que comme un « chalet minable avec ses longs pleurs de rouille qui zébraient
le béton1227 », ou encore, plus légèrement et étrangement, comme « une guinguette décatie »,
« un bric-à-brac1228 ». Elle participe enfin du merveilleux et de la poésie de la forêt, « maison
parmi les arbres », « maisonnette de Mère-Grand », tombée « comme un aérolithe au milieu de
ces fourrés perdus1229 ». Double, elle est constituée à la fois d’une habitation qui ressemble fort
à une maison de vacances, et d’un bloc de béton, blockhaus de la ligne Maginot, qui lui confère
une connotation létale, tantôt désigné comme « mastaba1230 », tantôt comme « caveau de
famille1231 ».
1225
Un Balcon en forêt, p. 15.
1226
Ibid., p. 78.
1227
Ibid., p. 139.
1228
Ibid., p. 21-22.
1229
Ibid.
1230
Ibid.
1231
Ibid., p. 79. On peut d’ailleurs considérer qu’il s’agit d’une annonce proleptique, puisque Olivon et Hervouët
y meurent, touchés par un obus, p. 237-238.
1232
Ibid., p. 25.
1233
Ibid., p. 33.
1234
Ibid.
1235
Ibid., p. 34.
1236
Ibid., p. 70.
1237
Jean Bellemin-Noël, Une Balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 47 et suivantes.
226
sexuels féminins et masculins, présents via « la lunette de pointage », « la vis de pointage »,
« le canon antichar1238 », une sorte de fantasme de regressio ad uterum.
Ce retour à une forme d’indistinction (il est partout et nulle part) passe par la béance du
texte et l’instauration d’un trouble. Le lecteur a accès à un inconscient du texte via le motif de
la cave et ses déclinaisons (le caveau, la cavée) : « Mais elle [la cave] est d’abord l’être obscur
de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines. En y rêvant, on s’accorde à
l’irrationalité des profondeurs1239 ».
L’originalité de l’érotique gracquienne est donc qu’elle déplace aussi et surtout l’organe
sexuel : la rencontre, comme la sexualité, est pour ainsi dire pervertie, au sens étymologique du
1238
Un Balcon en forêt, p. 35.
1239
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Quadrige/Puf, 1957 ; réed. 2012, p. 45.
1240
Pour Elisabeth Cardonne-Arlyck, le projet d’un Balcon en forêt consiste à « tracer un domaine de jouissance
en marge du désir (ce que fait aussi ‘La Presqu’île’ dans ses échappées géographiques) », Désir, figure, fiction. Le
« domaine des marges » de Julien Gracq, op.cit., p. 34.
1241
Jacques Derrida, « Le retrait de la métaphore », Poésie 7, p. 104, cité par E. Cardonne-Arlyck dans Désir,
figure, fiction, « Le domaine des marges », op.cit., p. 5.
1242
Mélusine n°X, Amour-Humour, Cahiers du centre de recherche sur le surréalisme. Julien Gracq partage là la
conception surréaliste de la métaphore.
1243
Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, collection « Folio essais n°89 », 1955, réed. 2009,
p. 28-29 : « Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans
le contact a confusion. Voir signifie que cette séparation est devenue cependant rencontre. Mais qu’arrive-t-il à ce
qu’on voit, quoique à distance, semble vous toucher par un contact saisissant, quand la matière de voir devient une
sorte de touche, quand voir est un contact à distance ? […] Ce qui nous est donné par un contact à distance est
l’image ».
227
terme : détournée, elle se fait par l’œil. Si érotique il y a chez Gracq, il s’agit donc d’une
érotoscopie, en ce sens que le regard est érotisé dans l’espace qu’il libère entre touche et
distance à l’Autre. Cette béance essentielle creuse dans le texte la place de l’œil érotisé du
lecteur, à perte de vue.
228
Chapitre III : Une érotoscopie : le mirage de l’Autre.
Si l’on adopte l’optique érotique, toute une cohérence nouvelle apparaît et crée des liens
entre thème érotique et métaphorisation /enfouissement de cette érotique dans le corps du texte :
la passe est triple.
Le dispositif optique est chez Gracq un moyen de possession et de pénétration ; le regard,
le déplacement de l’acte sexuel1244, l’œil, un organe sexuel. D’ailleurs, c’est souvent l’œil qui
embrasse, en général, et la femme et le paysage. Il opère lui aussi un déplacement, un
décentrement1245 propice à décrire/peindre l’espace du désir : comme la carte permet de
posséder le paysage, le cadrage — fenêtre, tableau, encadrement de porte — permet de posséder
le féminin tout en le gardant à distance. Il instaure un toucher dans le contact, un toucher à
distance.
Mais le déplacement opère dans l’épaisseur du texte même : il s’agit d’étudier le statut de
l’image comme opération de transport de la matière érotique dans la secondarité et l’épaisseur
du texte. On s’intéressera sur le plan scriptural à la fonction de l’art et plus particulièrement de
l’image. De même, le statut du rêve et de la réminiscence seront aussi étudiés, comme toutes
les formes de secondarité qui déportent l’érotisme et le diffusent dans tout le texte. Seront
abordées les principales isotopies sexuelles, du bain, du volcan, de la marche, ou de
l’emportement automobile. Le travail d’Elisabeth Cardonne-Arlyck, sert de base à cette étude
sur la métaphore, autant que celui de Bernard Vouilloux qui approche une autre forme d’images,
celle du tableau ou de l’ekphrasis. L’art, est un motif très présent dans la fiction gracquienne,
qu’il s’agisse de la gravure de Goya dans « Le Roi Cophetua » ou du portrait de Piero
Aldobrandi dans le Rivage des Syrtes ; nous envisagerons l’hypothèse que l’art pictural
constitue une sorte de voile permettant de dire la sexualité ou du moins le désir sexuel du
personnage masculin. Nous verrons enfin qu’entre images mentales, images verbales et images
iconiques, certains motifs passent d’un degré à l’autre du texte, créant un effet de brouillage et
de saturation très déroutant et séduisant pour le lecteur.
1244
Michel Murat, Etude de style, II, Poétique de l’analogie, p. 38-39 : « Pour en revenir au regard, la relation
intersubjective qu’il établit est un substitut métonymique évident de l’acte amoureux ». Nuance à apporter sur
l’idée d’intersubjectivité.
1245
Bernard Vouilloux, constatant le « décentrement du regard » par rapport au tableau, envisage d’étudier « la
déviation de la ligne focale par rapport au plan frontal : rien moins que le mouvement du voir chez Gracq », qu’il
identifie comme « biais, tangence, obliquité ». De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq,
Genève, Droz, 1989, p. 83.
229
1. Pénétration et voyeurisme : la tentation de l’effraction.
Dans la fiction gracquienne, il existe souvent une forme de contiguïté entre la maison et
la féminité, comme si l’une était le domaine de l’autre, contiguïté qui leur fait partager les
mêmes particularités, les mêmes caractéristiques1246. L’intérieur de la maison des Falizes dit
beaucoup de Mona, de même que la femme anonyme du « Roi Cophetua » semble personnifier
le domaine de La Fougeraie, lui donner corps dans un rapport synecdotique. La maison est lieu
féminin par excellence, lieu clôt qui couve le secret de l’intime, qui abrite et représente une
promesse de bonheur pour qui chemine1247. Cette équivalence permet le déplacement du regard
du personnage masculin sur le substitut féminin qu’est la maison. Ainsi le regard par la fenêtre
peut être compris comme une tentative de saisie de l’essence même de la féminité. Dans « La
Presqu’île », les voix d’une mère et sa fille entendues par Simon au hasard d’une fenêtre ouverte
sont à l’origine d’une évocation très picturale de leur duo, fantasme du personnage qui prend
corps grâce à l’écriture selon un principe quasi synesthésique : à l’appel de la voix et du secret
de l’intimité, l’imaginaire de Simon répond par une sorte de vision, dont Gracq souligne
l’importance, la polysémie et la profondeur par l’emploi de l’italique :
« Une mère et sa fille, pensa Simon. Elle ne doit pas avoir plus de dix
ans. Comme elle est sage ! », se dit-il encore en souriant dans le noir malgré lui.
Il se la représentait avec netteté, assise à la table éclairée qui devait lui venir
jusqu’au menton, un livre de classe ou d’images ouvert devant elle ; il voyait la
toile cirée de la table avec ses roses usées et ses crevasses noircies par les
savonnages, le carreau rouge, le buffet ouvert dont les gonds criaient par
intervalles, et toute cette complicité féminine, tendre et clandestine, baignant
précairement la pièce qui attend l’homme pour le dîner. […] De temps en temps,
il pensait à sa voiture qui l’attendait au bord de la route, à la gare, à l’heure toute
proche, mais cette lumière confiante et répandue, ces voix qui coulaient nues
pour la solitude, le fascinaient ; une envie le saisit de se glisser jusqu’à la porte,
de rejoindre ce murmure qui bougeait sans signifier, comme des feuilles dans le
vent1248.
1246
On pourrait envisager des contre-exemples, et au premier de ceux-ci la maison-forte des Falizes dans Un
Balcon en forêt, lieu a priori masculin, par ses habitants —des soldats— et sa destination —la guerre. Mais il me
semble possible de démontrer sa nature profondément féminine (et c’est peut-être pour cette raison précise qu’elle
plaît à Grange) : sa description en fait un symbole d’inquiétante-étrangeté, de même que le risque de mort qu’elle
implique pour ses habitants (elle est considérée par ceux qui connaissent le lieu comme une souricière, un piège
« à rats ») ; la descente au blockhaus a été analysée par Jean Bellemin-Noël comme un retour dans la matrice, autre
motif inconscient de la féminité, Une balade en galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 49-52.
1247
« L’ombre des jardins le protégeait encore : il sentait flotter en lui une sorte de bonheur de lassitude, comme
un homme qui a fini sa journée et aperçoit déjà sa maison », La Presqu’île, p. 173.
1248
« La Presqu’île », p. 164-165.
230
Qui plus est, le surgissement de scène fantasmée par Simon intervient juste après une
évocation poétique et sexualisée de la nature1249, comme si un lien inconscient liait dans la
psyché du personnage contemplation du paysage et surgissement des voix féminines.
A cette scène tendre et chaste, répondent d’autres visions surgies du récit de promenade.
La métaphore de la « boîte-surprise » inverse le mouvement du regard : ce n’est plus l’œil
masculin qui plonge par effraction dans l’intimité d’une chambre de jeune fille, c’est la « fille
jolie et jeune — cambrée dans son bikini devant la glace de l’armoire Lévitan — qui chantonne
en soulevant ses cheveux sur sa nuque de ses deux bras levés1250 » qui, comme un diable hors
de sa boîte, accroche le regard du passant et du lecteur. La surprise provient de l’écart entre
l’apparence plate et trompeuse des « fausses maisons de pêcheurs » et ce qu’elle révèle d’intime
et de déplacé1251, un nu contemporain, érotisé par le cliché de la « pin-up » qu’il constitue. La
digression ressemble alors elle aussi à une « boîte-surprise » dans sa dimension métalittéraire,
dans la mesure où cette scène d’intimité surgit dans le texte comme une sorte de fantasme du
narrateur : ce n’est pas une vision de Simon, mais une évocation très générale, prise en charge
par un sujet indéfini dans un temps qui relève autant de l’itératif que du présent gnomique1252.
D’ailleurs, l’érotisme fugace de cette vision au double sens du terme et à mettre sur le compte
du narrateur autant que sur celui du personnage, rejaillit sur la diégèse : la jeune fille en bikini
venue depuis les profondeurs de sa chambre jusqu’au regard du passant dans la ruelle semble
venir la peupler de « baigneuses court-vêtues1253 » dans le regard de Simon. L’érotisme relève
alors autant de la surprise, du déplacement que de l’encadrement de l’image par la fenêtre : la
prise sur le vif du nu populaire, vulgaire même, devient presque photographique1254.
Ainsi ces exemples montrent combien le surgissement du sexuel, du nu féminin érotisé
ou plus abstraitement encore de la pulsion sexuelle de pénétration se détache du fil diégétique
pour se déplacer vers ce que Julien Gracq aime à nommer souvent le profil du texte, la
contemplation du dehors (maison, ruelles …) venant éclairer l’intériorité du personnage ou du
1249
Ibid., p. 162, « Au-delà de la croupe s’enfonçait dans la demi-obscurité un vallon encaissé et feuillu tout
comblé d’arbres, plus tapi dans le sommeil qu’un oiseau qui met la tête sous l’aile. La traînée blanche du chemin
dévalait dans cette feuillée et se perdait de vue sous les branches. Du haut du champ découvert où passait parfois
une risée de vent, la petite vallée semblait close comme un ermitage ; une odeur de feuilles écrasées, verte et amère,
montait avec le soir, aussi compacte que celle d’un étang sous ses lentilles d’eau ».
1250
Ibid., p. 111.
1251
La référence populaire et datée au meuble Lévitan pouvant faire entendre au lecteur ce que cette image a de
flottant et d’évitable dans l’esprit du narrateur.
1252
« La Presqu’île », p. 111, « dans la pénombre fraîche et encombrée de la pièce, on aperçoit une fille jolie et
jeune […] et l’intimité de la ruelle paysanne soudain muée en rue chaude fait lever pour une seconde dans
l’imagination du flâneur je ne sais quel fantôme incongru et piquant de la luxure ».
1253
Ibid., p. 112.
1254
La scène est aussi déclinée dans Lettrines 2, p. 11 : « Plus à gauche, la Luxure — timide, cloîtrée, loin du
regard de l’Homme — s’embusque derrière une fenêtre à rideaux blancs que la chaleur des après-midi d’été
entr’ouvre : deux jeunes filles, redressées dans des poses gracieuses, y coparent parfois un instant, devant une
armoire à glace, les fruits mûrs de leur nubilité ».
231
narrateur. Cette tentation de l’effraction1255 oriente le regard masculin à la fois dans la
contemplation du féminin, mais aussi dans la contemplation du paysage. Selon Lise Frenkel,
« la pulsion de mort peut jouer comme un affect inconscient qui freine la jouissance1256 » ; la
pulsion scopique prend le relais1257. Ainsi le motif du cambriolage est aussi un déplacement du
désir sexuel de pénétration1258 dans la chambre vide comme prélude, dans la chambre en
l’absence de son occupant, y compris dans les maisons vides et éventrées de « La Route1259 »
qui concentrent angoisse du sexe et angoisse de mort. La confusion du désir (sexuel et
mortifère) se crée dans l’esprit du narrateur et trouble la description : les signes sexuels et
mortifères coïncident et renversent le regard. Quand le désir sexuel se mêle à la description des
habitations1260 jusqu’à y voir un corps féminin, l’angoisse qui l’accompagne renverse le regard,
comme si la pénétration, vécue comme menaçante, pouvait s’inverser.
Souvent aussi, l’angoisse est levée par les dispositifs optiques qui protègent le
voyeur/observateur de l’interaction avec l’Autre : plus de risque de (con)fusion lorsque l’Autre
est isolé, par une fenêtre, ou n’importe quelle autre frontière visuelle1261 :
Plus à gauche, la Luxure — timide, cloîtrée, loin du regard de l’Homme,
— s’embusque derrière une fenêtre à rideaux blancs que la chaleur des après-
midi d’été entr’ouvre : deux jeunes filles, redressées dans des poses gracieuses,
y comparent parfois les fruits mûrs de leur nubilité1262.
1255
Bernard Vouilloux rappelle que le voyeurisme constitue une forme de perversion : « voir l’Autre sans être vu
procure un bénéfice de plaisir », De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op. cit., p. 301.
1256
Lise Frenkel, « Le vivant et le figé. Dialectique d’Eros et de Thanatos dans Un Balcon en forêt », Roman 20-
50, n°16, Lille, 1993, op.cit., p.131.
1257
On voit avec le thème de la guerre affleurer le tabou du toucher : « Mais avec ‘les blessés de la cavalerie’
soudain on touchait ; les mots faisaient jouer un déclic, poussaient une porte sur une terre neuve ».
1258
Hervé Menou, « Ombre et lumière dans le Roi Cophetua », Roman 20-50, n°16, Lille, 1993.
1259
« La Route », p. 20 : « […] une curiosité triste nous écartait un moment de la Route, et, par les fenêtres
arrachées, nous jetions un coup d’œil dans les pièces vides. Un grand jour blanc, sinistre, y tombait des toits crevés,
faisant cligner comme un oiseau de nuit la caverne violée de la profonde maison paysanne, avec ses secrets pauvres
et compliqués, le rencoignement peureux de son alcôve, ses caches à provisions, avec le suint de ses murs fumeux,
épaissement frottés à la peau humaine, la longue coulée de suie froide de la cheminée, et, dans l’appentis carrelé
de rouge, les pots à lait ébréchés encore pendus à leurs pitons au-dessus de la baratte pourrie ».
1260
« Trois ou quatre ormes géants écrasaient de leur ombre la petite place triangulaire ; entre les troncs
quelques bancs d’ardoise écartaient encore les hautes herbes comme des pierres tombales — dans un coin, un
rouleau était resté basculé à l’ombre, enfoui jusqu’à ses brancards, levés (on voyait partout ces lourds rouleaux de
pierre, qu’on s’était découragé d’emmener, écarter les jambes très haut au-dessus de l’herbe dans les cours de
ferme, une meule au cou). Les chevaux entravés nous fîmes quelques pas indécis dans le foin sûri qui nous montait
jusqu’au ventre, ne nous décidant pas à allumer le feu, mal à l’aise sous le regard des fenêtres veuves qui nous
suivaient sous le couvert de leurs orbites charbonneuses, puis, sans même nous consulter, nous nous remîmes
en selle, et nous nous enfonçâmes dans la forêt », je souligne, « La Route », p. 21-22.
1261
Mar Garcia, « L’autre comme rebut : l’Imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison : International
Journal of Comparative Literature, 1-2, 2000, « L’Autre apparaît ainsi encadré, délimité à l’intérieur d’un espace
qui ne se confond pas avec celui du Moi. Ecrans, frontières visuelles, toute sorte d’obstacles, dont la fenêtre n’est
qu’un exemple, délimitent le terrain du Moi et de l’Autre et empêchent le contact », p. 201.
1262
Lettrines 2, O. C. II, p. 256.
1263
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 301.
232
2. Regards sur le sommeil et visions oniriques.
D’une certaine manière, ce mystère attire le personnage masculin : dans Le Rivage des Syrtes,
le sommeil est un moyen paradoxal d’union des amants. En se laissant couler dans le sommeil,
Aldo rejoint symboliquement Vanessa comme dans une plongée conjointe et mystique. La
fusion est décrite sur le mode particulièrement angoissant de la noyade1267 : pour Vanessa,
l’amour est une préparation à la transgression vers laquelle elle guide Aldo.
Dans un autre registre, le regard que porte le narrateur personnage du « Roi Cophetua »
sur le sommeil de la femme anonyme me semble redoubler et réécrire la scène sexuelle. La
possession de la femme anonyme peut être considérée comme une sorte d’échec pour le
narrateur personnage : son récit est entièrement marqué par la négation1268 et l’absence de
communication qui montrent que la femme se donne mais en même temps se refuse à combler
le désir de savoir du narrateur1269 : il l’a prise, mais pas connue : elle demeure la femme sans
1264
Cet aspect de l’érotique gracquienne ne manque pas de rappeler le traitement du sommeil d’Albertine chez
Proust.
1265
Le Rivage des Syrtes, p.162.
1266
Ibid., p. 164.
1267
« ces yeux m’engluaient, me halaient comme un plongeur vers leurs reflets visqueux d’eaux profondes ; ses
bras se dépliaient, se nouaient à moi en tâtonnant dans le noir ; je sombrais avec elle dans l’eau plombée d’un
étang triste, une pierre au cou », ibid.
1268
« Je n’osai chercher sa bouche, je baisai seulement son épaule. Elle ne faisait aucun mouvement ; elle ne se
défendait pas, mais je ne sentais pas la poussée de la peau tiède contre ma bouche ; il n’y avait ni surprise, ni
attente, ni fièvre. […] De toute cette nuit, nous n’échangeâmes pas une parole. Le plaisir qu’elle me donna fut
violent et court, mais le souvenir que j’en ai gardé reste sans couleur et presque sans intimité », « Le Roi
Cophetua », p. 242-243.
1269
Le corps est « livré », comme pour mieux refuser l’accès à l’être, d’où l’impression d’ « indifférence
hautaine », ibid., p. 246.
233
nom et s’est affirmée dans un écho surréaliste comme la femme sans tête, elle qui soustrait
toujours son visage à la lumière ou au regard de l’homme. Cette scène inscrit au cœur du texte
la frustration du personnage et du lecteur – voyeur. La jouissance, pour une fois évoquée mais
décevante, explique l’angoisse teintée de violence du narrateur personnage1270.
Les pages suivantes juxtaposent à mon sens un autre récit de possession par effraction :
c’est durant son sommeil que le personnage pénètre ou plutôt tente de pénétrer la femme
anonyme et de s’approcher de son secret. Julien Gracq reprend les topoi de la belle endormie et
de l’effraction per oculum : le plaisir érotique consiste à pénétrer un espace secret, celui de la
féminité, et le sommeil rend la femme à ce qu’elle est : l’insaisissable, le mystère. Chez Gracq,
comme chez Proust1271, néanmoins, le regard de la femme endormie pacifie le rapport à l’autre
en ce qu’il exclut l’idée de profanation présente dans leur représentation de la sexualité.
Ainsi le sommeil est-il considéré comme un abandon plus grand encore que celui lié au
sexe : « Le sommeil d’une femme qu’on regarde intensément conjure autour d’elle une
innocence, une sécurité presque démente : il m’a toujours paru inconcevable de s’abandonner
ainsi les yeux fermés à des yeux ouverts1272 ». D’ailleurs, alors qu’elle était restée close et
inaccessible au personnage provoquant une forme de colère, pour qui la regarde dormir, elle se
révèle « ouverte en deux par le sommeil » suscitant « une curiosité mystérieuse1273 » : l’énigme
de la servante maîtresse s’efface devant la possibilité d’une hypothèse. La servante de Nueil
réinventerait dans la répétition rituelle de l’accueil et du don de soi la surprise qui la lui avait
révélée et en fait sa maîtresse. La teneur sexuelle ou pseudo sexuelle du passage me semble
1270
« … j’écrasai durement, j’immobilisai son corps contre moi de mes bras rigides, mais ce corps restait sans
crispation et sans réponse, détendu, livré, sans alerte aucune. Dans une espèce de panique, j’eus presque le
mouvement de frapper le visage tapi et fuyard », Ibid., p. 243.
1271
« Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants elle était parcourue d’une agitation légère
et inexplicable comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à
sa chevelure, puis ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si
suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement, elle redevenait calme dans le
sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un
abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé en la regardant d’étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants. Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule,
il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais
vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices
reposaient sur son visage. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent
insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration peu
à peu plus profonde maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, se perles,
déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait
osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, et que je ne me heurterais pas
à ses écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais
sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa
joue et sur son cœur, puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée libre, et qui était soulevée
aussi comme des perles, par la respiration d’Albertine ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement
régulier. Je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine », Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, V, La
Prisonnière, Gallimard, collection « Folio classique » n°2089, p. 63-64.
1272
« Le Roi Cophetua », p. 248.
1273
Ibid.
234
renforcée par l’esthétisation de la scène comme si le filtre pictural du clair-obscur la mettait à
distance /voilait. Le sommeil de Mona dans Un Balcon en forêt1274 me semble aussi constituer
une sorte de fusion heureuse entre les deux personnages. L’effraction par le regard a presque
disparu, seulement symbolisée par la façon qu’à Grange d’étouffer le bruit de son irruption1275.
Le sommeil, posé comme un équivalent érotique ou comme l’autre versant du « grand carnage
de literie », aboutit à une même fusion heureuse des personnages dans le monde par le biais de
leurs perceptions :
Il lui semblait que sa vie s’était décloisonnée, et que toutes les choses y
tenaient ensemble par cette porte battante qui brouillait les heures du sommeil et
du jour […]. Un instant il fermait les yeux, et il écoutait dans le noir leurs deux
souffles mêlés passer et repasser sur le long bruissement grave de la forêt : c’était
comme le bruit des vaguelettes au fond d’une grotte qui respirent sur la clameur
même des brisants ; la même épaule énorme de la marée qui balayait la terre les
soulevait, portait ensemble la veille et le sommeil1276.
L’image de la mer est convoquée, et celle du décloisonnement, créant une sorte de dialectique
entre dedans et dehors, la femme et le monde, l’amour et la pulsion de vie.
1274
Un Balcon en forêt, p. 102-103.
1275
« Grange sautait les échaliers et gagnait par les jardins la porte de la petite maison de Mona ; avant d’ouvrir,
il entourait de son mouchoir le loquet de fer paysan, de crainte de la réveiller », Ibid.
1276
Un Balcon en forêt, Ibid.
1277
Ibid., p. 147-148.
1278
Ibid., p. 142.
235
qui serait matriciel1279. Enfin, la jouissance est une conséquence directe du plaisir sexuel mêlé
à une expérience de mort imminente1280. Il s’agit aussi d’une sorte d’adieu de Grange au
« poids » de Mona, physique et affectif, avant d’entrer dans le temps de la guerre.
Ainsi, qu’il s’agisse du regard porté sur la femme endormie ou de visions oniriques, le
sommeil constitue-t-il bel et bien un déplacement du rapport sexuel, en ce qu’il refoule, prépare,
prolonge le sexuel ou au contraire l’exhibe. Il est une possibilité d’accès à l’Autre : la frontière
entre moi éveillé et l’Autre endormi maintient la limite, empêche le contact et ouvre la
possibilité de posséder sans l’être soi-même.
a. Au Château d’Argol
Dans la relation entre Albert et Heide, le regard semble prendre le relais de la tension
sexuelle une fois que le viol de Heide par Herminien a rendu le rapport sexuel entre eux
impossible, une sorte de sacrifice mystique, et qu’elle apparaît aux yeux d’Albert « désincarnée
à jamais1281 ». Le fantasme de Heide, réécriture explicite du mythe du Graal1282, surgi à l’esprit
d’Albert telle la vision d’un « objet atroce et ineffable », constitue une source de jouissance
pour le personnage masculin, dont l’émotion se manifeste physiquement 1283 et en des termes
érotisants, à coloration sadomasochiste, confinant à la jouissance1284, présentée comme une
sorte de transgression de la part de « celui dont les yeux se sont ouverts sur ce qu’ils ne devaient
pas voir1285 ».
Plus loin, lors de promenades silencieuses en forêt, l’échange de regards se superpose à
une scène érotique impossible : c’est la nature — en l’occurrence féminine, la forêt — qui est
pénétrée, et qui abrite des regards dont l’intensité s’exprime par la coexistence de contraires, et
les images sensuelles du nageur1286 et de la gelée de lumière1287. L’échange de regards constitue
1279
L’interprétation psychanalytique de cet extrait est développée par Jean Bellemin-Noël dans Une Balade en
galère avec Julien Gracq, op.cit., p. 75 à 86.
1280
Les périphrases sont très explicites : « l’exercice périlleux s’acheva dans l’indécence finale qu’on attribue
aux pendus », p. 142.
1281
Au Château d’Argol, p. 136.
1282
La référence aux « romans de chevalerie » est explicite, ibid., p. 144.
1283
« Alors, les yeux fermés, les tempes bourdonnantes, dans une desséchante angoisse, il sentait venir à lui la
blessure de son ventre », ibid., p. 131.
1284
« Dans le fond de son cœur qu’elle transperçait mieux que le feu rouge d’une lance, il enfonçait cette vision
comme une épine aiguë, à la charmante morsure de laquelle il se déchirât avec délices, un tremblement sans merci
giflait toutes ses chairs vives, il se sentait fondre dans une exténuante compassion », ibid, p. 132.
1285
Ibid.
1286
Le motif du nageur est d’autant plus intéressant qu’outre la sensualité érotique du bain auquel il renvoie, il
contient aussi le rappel discret de la pulsion de mort, présente dans le même épisode. Il suffit par exemple de se
souvenir de la fresque de la tombe du plongeur de Paestum.
1287
« Incroyable était alors leur félicité, leurs inépuisables et absorbantes délices, et dans l’eau profonde de leurs
yeux, au plus profond ils plongeaient comme de vigoureux nageurs et prolongeaient jusqu’au plus complet vertige
la fixité de leurs regards insoutenables, où la glace même des abîmes alternait avec la flamme atroce du soleil. Ils
ne pouvaient se rassasier de leurs yeux inexorables, dévastants soleils de leurs cœurs, soleils humides, soleils de
236
une rencontre sexuelle sans le danger des corps ; la manière dont ils se voient constitue « une
sorte de touche », « un contact à distance1288 » qui opère une fusion des contraires et incarne la
lumière.
« Presque à me toucher », raconte Aldo, le regard d’une jeune femme anonyme le happe
et s’empare du sien lors de la fête. Expérience sexuelle s’il en est, puisqu’il est saisi, possédé et
que la perception visuelle transfigure le visage en sexe féminin : ouverture et humidité
caractérisent sa vulve, suggérée par la proximité sonore de « valve » et métaphorisée en
coquillage. L’impression est accentuée par le « tremblement rétractile » de la bouche toute
proche1289. Par association, les motifs sexuels, — « les anneaux d’un serpent emmêlé »,
« l’enfoncement », viennent s’organiser autour, composant une sorte d’objet éclaté, visible par
stroboscopie, « par saccades ». Le regard échangé est sexualisé.
la mer, soleils jaillis trempés des abîmes, glacés et tremblants comme une gelée vivante où la lumière se fût faite
chair par l’opération d’un sortilège inconcevable », Au Château d’Argol, p. 140-141.
1288
Maurice Blanchot, « La solitude essentielle », L’espace littéraire, op.cit., p.28.
1289
« […] au regard leur humidité luisante et étale faisait songer à une valve de coquillage ouverte toute grande
dans le noir […] La bouche aussi vivait comme sous les doigts, d’un tremblement rétractile, nue un petit cratère
bougeant de gelée marine », Le Rivage des Syrtes, p. 89.
1290
Julia Kristeva, La révolte intime : Colette. Séminaire doctoral de Julia Kristeva. Le corps métamorphique :
plantes, bêtes, monstres, en ligne www.kristeva.fr/colette-le-corps.html
1291
La Presqu’île, p. 59.
237
blonds embroussaillés où pointait seulement le bout du très petit nez1292 », « une courte veste
échancrée qui laissait ses bras nus1293 », le fantasme de la langue tirée de Vanessa1294.
a. Béance et métaphore.
L’analogie, fondement du style gracquien, dans le droit fil de la poétique surréaliste qui
fait de la figure de l’étreinte amoureuse l’expression de la conciliation de l’antinomie1298, est
une forme de rapport inscrit dans le profil du texte et fonde l’érotique gracquienne. Les mots
gracquiens entremêlent description d’un ciel nuageux et changeant, se chargeant du possible de
l’orage1299 et description plus équivoque, élémentaire et organique : comme en écho au
« mamelon », la description du ciel se charge d’images, via l’isotopie du lait, de liquide caillant,
visqueux, opaque, blanchâtre. Dans un mouvement parallèle à cette description, le texte se
1292
Ibid.
1293
Le Rivage des Syrtes, p. 140.
1294
« Elle tenait ses épingles dans sa bouche serrée, qui baignait tout le visage tendu d’une soudaine onde
d’enfance ; dans son innocence ambiguë et son application maniaque d’écolière, on eût dit que cette bouche
abandonnée, si crûment à son affaire, tirait la langue, vivait avec une intensité de fleur carnassière dans le geste
aveugle de happer et de retenir », Le Rivage des Syrtes, p. 140.
1295
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit, p. 15.
1296
C’est ce que Mar Garcia nomme la « saturation figurale » aboutit à l’instabilité du motif et à la perte de sens,
« La dimension scripturale de Julien Gracq : de la saturation figurale à l’indicible », Les Chemins du texte, I :
Literatura, II : linguistica, traduccion y didactica, historia,garcia-Sabell Tormo, Teresa et al., Santiago de
compostela : Universidad de santiago de Compostela, 1998, p. 209-218) : la description gracquienne est animée
d’une « dynamique démolitoire », comme pour exhiber le manque à dire du langage, la béance entre perception et
signifiant, d’après Anne-Fabre-Luce, « Julien Gracq et le surréalisme : une dynamique du deuil », Revue des
Sciences humaines, n°184, 1981, p. 145-149.
1297
« La Presqu’île », p. 61.
1298
« la poétique surréaliste est une érotique », Mélusine n° X, Amour-Humour, Cahiers du centre de recherche
sur le surréalisme.
1299
Le motif de l’orage est par ailleurs érotiquement associé à la représentation orgasmique dans Au Château
d’Argol, p. 33-34.
238
charge de possibles sémantiques, pourrait même s’en trouver ensemencé, mais la métaphore
maintient l’écart, et ce sens reste dans le « profil de la route » ; la question de Simon « comment
[la] rejoindre ? » valant aussi dans ce contexte scriptural, le sexe, ne cessant pas de ne pas
s’écrire aussi par la béance métaphorique. La réversibilité de la figuration peut aussi être
considérée dans sa dialectique, dans le lien qu’elle tend entre même et autre comme une
tentative de suturation entre réel et symbolique. La négativité de la formulation peut être
considérée en ce sens : elle permet de faire coïncider le même et l’autre dans la phrase, et en
particulier dans la métaphore1300. La métaphore transporte en rapprochant mais n’opère pas la
fusion. Gracq inscrit la perte et le vide au creux de l’analogie et ce, jusqu’à l’orgasme.
1300
E. Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction, p. 38 : « Le détour négatif est une constante de l’écriture
gracquienne, on le sait : dire ce qui est en disant ce que cela n’est pas. Ce passage par la négation de l’autre pour
dire le même étale, pourrait-on dire, le paradoxe métaphorique de l’écriture : alors que la jonction « être/n’être
pas » est, comme le montre Paul Ricœur dans La Métaphore vive, implicite dans la métaphore et dans le comme
comparatif, elle est signifiée dans le détour négatif, qui la produit à la surface du texte. Le paradoxe serait ainsi
désamorcé, la négation de l’autre faisant voie au même, […] ».
1301
Elisabeth Cardonne-Arlyck cite André Breton, p. 151 et L’Erotisme, p. 265 : « tant il est vrai, dit Bataille,
qu’entre la mort, et la petite mort, ou le chavirement, qui enivrent, la distance est insensible ».
1302
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p. 49.
1303
Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 15.
1304
Dans La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p.49 ; E. Cardonne-Arlyck identifie les quatre
fonctions canoniques de la clausule. Cette « disposition des mots à la fin d’un membre de phrase ou d’une phrase,
destinée à créer un certain rythme quantitatif, tonique ou accentuel », d’après le TLF, peut remplir un rôle
sémantique, rythmique, narratif, structurant.
239
de la syncope et de l’intermittence, preuves qu’il existe bel et bien une « physique de la
jouissance1305 », qui, par son fil coupé, interrompu ou démultiplié, implique la syncope de qui
— lecteur, auteur ? — tombe dans la stupéfaction1306. La métaphore participe de cette pulsation
du texte, qui relève du va-et-vient, de la présence-absence qui relance le désir, d’une forme de
réversibilité entre comparant et comparé. Cette description de Vanessa1307 devient érotique par
l’insaisissable mouvement qui la fait osciller au rythme de la rêverie d’Aldo, depuis la torsion
de ses cheveux mouillés à l’inversion de l’érotisme sadique sur la nature dans l’image du « fouet
de pluie » :
c. Aveuglement et cécité.
1305
Roland Barthes, Le plaisir du texte, ibid., p. 58.
1306
Difficile de ne pas penser aussi à la « symecope » du narrateur proustien dans les intermittences du cœur au
moment où il prend conscience de la mort de sa grand-mère, Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, A la recherche
du temps perdu, p. 175. D’ailleurs Jean-Pierre Richard définit la poétique gracquienne comme « appel d’une
jouissance/mort », dans Microlectures, « A tombeau ouvert », op.cit., p. 280.
1307
Ce passage est analysé par E. Cardonne-Arlyck Désir, figure, fiction. Le domaine des marges de Julien Gracq,
p. 47-48.
1308
Le Rivage des Syrtes, p. 140-141.
1309
Isabelle Husson Casta, « Ecriture et connaissance. Signes du féminin dans Un Balcon en forêt », Julien Gracq
1 : « Une écriture en abyme », op. cit., p. 53.
1310
Elisabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le domaine des marges de Julien Gracq ; p. 22, note 29. Le
Rivage des Syrtes, pp. 18, 31, 122, 213, 263, 269, 278.
240
« l’infracassable noyau » de nuit de la féminité et du désir chez Breton. Cette écriture de la
lumière et de l’obscurité apparaît dans différentes occurrences de la métaphore de la méduse,
par exemple quand Aldo, en posture de voyeur, rencontre le regard de la jeune femme assimilée
à la figure de Méduse lors de la fête de Vanessa dans une salle dévolue aux couple1311 ou encore
dans le portrait de Piero Aldobrandi. « Les éléments dissociés du « soleil trop vif1312 » et du
« point noir », du regardé et du regardant, sont joints en une figure qui abolit la distinction de
l’objet et du sujet : « Mes yeux se rivaient à ce visage, jailli du collet tranchant de la cuirasse
dans une phosphorescence d’hydre neuve et de tête coupée, pareil à l’ostension aveuglante d’un
soleil noir1313 ». Par ailleurs, elle met en valeur une perte de sens dans ce passage : « ‘éteinte’
ne marche pas : pour que l’angoisse du possible agisse (fasse la nuit), il faut qu’elle soit active
–allumée, non éteinte. L’adjectif abolit la figure qu’il devrait compléter. Certainement, il y a eu
effet d’anticipation et de redondance : « éteinte » prévient « nuit ». Mais il est curieux que cette
sorte de lapsus arrive dans cette même figure du point (et du moment) aveugle où se repère, au
long du récit, un travail particulièrement dense et hasardeux, du sens1314 ». D’autres zones de
non-sens dans le texte, qu’elle localise « au resserrement de la figure » et que Jean-François
Lyotard définit comme « espace vacant ouvert par le désir », « ce qui est proprement différence,
événement, inquiétante étrangeté, principe de jouissance ».
2. A perte de vue ?
Dans « La Route », l’érotisme provient d’un regard louche1318 des hommes sur les
femmes dont est représentatif celui du héros narrateur, ne serait-ce que dans la mesure où il
1311
Le Rivage des Syrtes, p. 88-89.
1312
Ibid.
1313
Ibid., p. 108.
1314
E. Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le domaine des marges de Julien Gracq, op.cit., p. 24.
1315
E. Cardonne-Arlyck, ibid., p. 63 : « Dans la Presqu’île, l’insistance est sur le déphasement, la nécessité de
« passer à côté », pour atteindre (en manquant), de déplacer pour écrire ».
1316
TLF : « Adverbe de quantité qui signifie qu'une prédication n'atteint pas le degré où elle serait pleinement
appropriée, mais qu'elle s'en approche de si près qu'elle en est comme équivalente ».
1317
E. Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le domaine des marges de Julien Gracq, op.cit., p. 66.
1318
Dans L’Enchanteur réticent, Michel Murat parle de « strabisme » entre un regard « analytique et intellectuel »
et un « regard géographique » et explique ainsi l’anthropomorphisme du paysage et son érotisation, p.14. « Et de
fait les paysages « tout entiers lisibles » - par excellence ceux des massifs hercyniens, de la Bretagne à l’Ardenne
ou à l’Aubrac- suscitent chez Gracq une émotion à la fois érotique, esthétique et presque morale devant le corps
de la terre qui se dénude, et dévoile « une beauté presque géodésique » », p. 15-16.
241
s’agit d’un regard rétrospectif : il se retourne sur une expérience passée, maintenant qu’a cessé
l’aventure. Le regard porté sur les femmes est à la fois lointain et proche. Elles ne sont que des
« silhouettes noires, loin devant nous sur le chemin1319 ». Il les rencontre « parfois ». Pourtant,
le narrateur ressent leur grande sensualité comme s’il les voyait de très près : « elles se tenaient
par le doigt », « elles mordillaient » ; il remarque la valeur érotique de leur coiffure (« tête
nue ») ; il ressent le poids de leur « lourde crinière », leur « chaleur », les odeurs … Par ailleurs,
il les voit à la fois de dos et de face. Alors qu’elles sont « loin devant [lui] sur le chemin », il
discerne un détail auquel il ne peut avoir accès que de face (« elles mordillaient une branche
fleurie1320 »). Cette « loucherie » s’étend à la route et au paysage, contamine la nature, qui est
aussi vue par ce même regard désirant. Les « appels de coucous » peuvent faire échos au désir
des hommes ; « le chemin plein de fondrières et d’eaux neuves », peut révéler comme une forme
de regard oblique, le trouble érotique attribuant au décor les qualités des personnages féminins :
les « bouches » évoquées dans la même phrase1321 transmettant leur humidité à la nature.
Ce regard louche se charge de trouble au contact de la nature qui le répercute, et c’est
l’impression de confusion et de brouillage qui prédomine1322. Paysage et visage se confondent ;
dans l’échange qui s’instaure, le paysage fait écho au regard et réciproquement : l’image du
cerne appliqué au chemin a une conséquence directe sur les caractéristiques du regard porté sur
lui— elle le ferme et en renforce l’impressionnisme :
Quand il se découvrait au loin, du haut d’une colline, il se disposait par
grandes taches au bord effrangés qui s’amincissaient et se fondaient au bord de
l’horizon en strates confuses, finalement mêlées dans un cerne plus foncé qui
fermait le regard : taches plus sombres des forêts, plus claires des plaines
d’herbes, gris fumé et tremblé de vapeur des marais […]1323
L’image, reprise deux pages plus loin1324, renforce cette impression de brouillage suscité par le
retour à la sauvagerie en induisant l’idée de réciprocité de la pulsion scopique entre même et
autre. Un jeu complexe de regards s’instaure : celui qui regarde est aussi regardé et il regarde
ce/ceux qui le regarde(nt) : le regard de travers en excitant le désir, en s’associant à la
transgression d’un interdit, à l'instar de celui qui louche à force de s'approcher de ce qu'il
1319
« La Route », p. 26.
1320
Ibid., p. 27.
1321
« mais c’étaient ces bouches seules tout à coup sur le chemin plein de fondrières et d’eaux neuves qui nous
apprenaient que la terre fleurissait », ibid., p. 27.
1322
« Des pays qu’elle traversait, il me reste une image flottante, pareille à celle que pourrait laisser, […] le
souvenir par exemple d’un ciel sans nuages, avec ses masses confuses et brouillées, sa dérive lente au fil des
heures, la montée de signes de ses ombres d’orage, et cette manière rapide qu’il a de virer tout entier du clair au
sombre », ibid., p. 17.
1323
Ibid. Nous soulignons.
1324
« tout un cerne ondulant de plantes sauvages, piqué de bouillons blancs et de coquelicots » (à rapprocher peut-
être d’Apollinaire, « Les Colchiques », Alcools, et de la femme-poison).
242
regarde, louche de voir ce qu’il ne devrait pas voir. La pulsion scopique établit un rapport avec
le dehors, nécessairement autre, tant dans sa dimension inquiétante qu’attirante.
b. L’orage.
Voilà comment la description d’un orage « secrète », c’est-à-dire enfouit dans le secret
du texte et le sécrète tout à la fois, celle d’un orgasme féminin1325. Dans une sorte de mise en
abyme, le personnage d’Albert est placé en position d’observateur du paysage dans la phrase
qui ouvre la description, incitant le véritable lecteur à faire de même, à adopter tout à la fois
une posture élevée — « il se hâta de monter sur la terrasse » — et alertée — « un bruit semblable
à celui des grains de plomb heurtant les vitraux épais lui fit lever la tête » —. L’effet de clôture
du texte ne fait que renforcer l’incitation à la lecture symbolique du passage, en ce que cette
contemplation ouvre le personnage à « de sombres pressentiments », éclairant la suite du texte
d’une ombre tragique tout autant qu’érotique : cet orgasme féminin supposé désignant Heide,
incarnation de la féminité mais aussi médiatrice mystique, comme enjeu entre Albert et
Herminien. D’autre part, les signes de l’érotisation sont bien présents et annoncent, en leur
faisant écho, l’épisode de la « mala noche »1326 dans l’esprit du lecteur herméneute, c’est-à-dire
du relecteur, que « l’altération soudaine du paysage » concerne à la fois le déchaînement de
l’orage mais aussi sa dimension symbolique. A la montée de l’orage 1327, l’œil et l’oreille et la
mémoire du lecteur perçoivent le surgissement du sexuel : les mêmes signes annonciateurs sont
présents et dessinent les contours d’un espace fantasmatique : le bruit sur les vitres, image de
l’inconscient1328, la métaphore de la flagellation, le vent fou, le plomb1329.
Finalement, « peut-être en effet s’est-il passé quelque chose » dans le passage et dans
l’œil du lecteur, la focalisation interne du point de vue d’Albert permettant le glissement de
sens du plan intradiégétique — il s’est passé quelque chose pour le personnage — au plan
métadiscursif — il s’est passé parallèlement quelque chose pour l’auteur et le lecteur ; l’emploi
de l’italique témoigne de la profondeur interprétative ouverte dans le texte, de sa possible
1325
Didier Anzieu, « Julien Gracq. Les figures de la position dépressive et le procès de la symbolisation », Etudes
philosophiques n°3, 1971, p. 302 : « Par exemple, l’orage, contemplé du haut de la terrasse du château d’Argol,
fait frissonner, gémir et se tordre la forêt comme un orgasme féminin ».
1326
Au Château d’Argol paraît en 1938 ; « Le Roi Cophetua », écrit en 1968, paraît en 1970.
1327
« j’écoutais l’orage des futaies qui se reformait après l’accalmie, reprenait souffle pour la mauvaise nuit »,
« Le Roi Cophetua », p. 214.
1328
« Le Roi Cophetua », p. 213, « on eût dit qu’il n’y avait plus rien entre moi et cette percussion lourde qui
heurtait à la porte ».
1329
« un bruit (…) heurtant les vitraux épais » (Au Château d’Argol, p. 33)/« le roulement de la canonnade
tambourinait aux vitres avec les coups les plus lourds » (« Le Roi Cophetua », p. 213) ; « la pluie les fouettait avec
violence » (Au Château d’Argol, p. 33)/ « « silhouette troussée et flagellée » (« Le Roi Cophetua », p. 215) ;
« mais le vent surtout, le vent remplissait l’espace du déchaînement de son poids épouvantable » (Au Château
d’Argol, p. 33)/ « vent fou », « vent brutal » (« Le Roi Cophetua », p. 215) ; « un bruit semblable à celui des grains
de plomb » (Au Château d’Argol, p. 33)/ « sur le fond opaque, couleur de mine de plomb » (« Le Roi Cophetua »,
p. 214).
243
ouverture à l’altération du sens. La description s’est ouverte à « quelque tentation pire » par la
descryption1330 du lecteur : le quelque chose non nommé a pu s’anamorphoser dans le profil
figuratif du texte. Et la narration invite à la relecture du texte à la recherche du « centre » du
malaise, « du centre de cette anxiété dont tout l’après-midi il a revêtu un paysage qui, sans
doute, le mérite à bien des égards1331 ».
1330
Certains détails incitent à la lecture symbolique, comme le fait qu’il y ait vraiment un homme endormi dans le
corridor (corps y dort) … « Au détour d’un corridor, son pied heurte un homme endormi : c’est le serviteur qui l’a
accueilli et qui dort, couché en long sur les dalles, dans la pose d’un animal surpris par une écœurante fatigue —
et il tressaille involontairement », Au Château d’Argol, p. 35.
1331
Ibid.
1332
Au Château d’Argol, p. 33-34.
1333
On peut penser aux Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, partie I, livre III chapitre 11.
244
surtout de dynamique et de vitesse. Très vite, surgit, à peine voilée, la pénétration dans des
images diverses, comme éclatées, fragmentées. Gracq écrit l’idée plus que la chose. Le paysage
se féminise par la comparaison avec la chevelure, le motif de la dénudation. Le texte mime
surtout par sa montée en puissance le fantasme orgasmique : les phrases s’allongent
d’hyperbates, de cadences majeures, de tirets : « Les répétitions et hyperboles font monter
l’excitation de la langue ; les verbes font affleurer la violence ; les sons — allitérations en [k]–
accompagnent l’intensification de la description : « Et ils succombaient, ils succombaient, —
un craquement sec préludait à la chute, et puis mille craquements s’entendaient d’un coup, une
cascade de sons retentissants que couvrait le hurlement de la tempête, et les géants
s’engloutissaient ». Le sens cède sous le son. A l’acmé, une liquidité sauvage suspend la phrase,
la faisant se déployer comme en extase1334 dans l’espace clos des tirets, puis soudainement et
brutalement retomber dans un décasyllabe.
1334
Extase (TLF) : État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est
soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du
monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante,
essentielle. Sentiment intense et ineffable paraissant correspondre à une joie indicible teintée d'angoisse, qui fige
le sujet dans une immobilité presque complète.
1335
Au Château d’Argol, p. 35.
1336
La Presqu’île, p. 58.
245
« Le Roi Cophetua », le charme de la démarche féminine tient à une sorte de point sublime qui
se déploie dans une poétique de la pointe, de la suspension :
La beauté des femmes de La Route et ce qui suscite en elles le désir du narrateur relèvent
de la contradiction qu’il perçoit entre le serré et le lâche, le culturel et le naturel, la contention
que les vêtements exercent sur leur nature : « presque toutes portaient les épaisses bottes
plissées sur la cheville ; les braies lacées, le petit poignard et le corselet de cuir qui les
enserraient rudement de la taille aux poignets ; mais elles allaient tête nue et les cheveux libres,
une lourde crinière chaude qui leur tombaient jusqu’aux reins …1338 »
1337
Le Roi Cophetua, p. 197.
1338
« La Route », p. 27.
1339
Michel Guiomar avait choisi le motif du masque dans l’un de ses articles, « Images et masques du Désir dans
l’œuvre de Julien Gracq », Cahiers de l’Herne, n°20, art.cit., p. 391-420.
1340
Michel Murat analyse le champ périphrastique du Farghestan, « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq. Etude
de style. Vol. 1 : Le Roman des noms propres, p. 111-131.
1341
« Est poésie tout ce qui met un instant entre parenthèses le monde de contradictions qui nous enferme, crée
un état d’absence violente (c’est-à-dire de profonde présence à autre chose) (…) Est poésie, en définitive, pour les
surréalistes tout moyen, quel qu’il soit, de s’introduire par effraction, ne fût-ce qu’une seconde, dans l’état de
surréalité… », Julien Gracq, « Le surréalisme et la littérature contemporaine », Appendices, O.C. I, p. 1020.
1342
E Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte, op.cit., note 20, p. 86-87.
246
ce que le texte ne raconte pas et en même temps elle exprime la béance qui est à son origine.
« La célébration métaphorique devient alors l’indice d’une séparation essentielle du masculin
et du féminin que le langage ne peut rassembler1343 ». « Aucun possible n’est anéanti1344 » dans
le roman ; tout fait signe, à perte de vue.
Insaisissable, l’érotisme implique, on l’a vu, une dialectique entre pulsion de vie et pulsion
de mort comme une sorte de Janus. Il n’y a qu’en adoptant un regard détourné ou plutôt
retourné, inspiré de celui d’Orphée1346, qu’on peut voir la mort dans le sexe et son lien avec la
féminité, que l’on peut approcher d’une vision sinon juste, du moins rendue cohérente — même
provisoirement — par la focale textuelle. C’est d’ailleurs très certainement ce que voit le héros
du « Roi Cophetua » contemplant le sommeil de « la gisante énigmatique1347 » et qui attise en
lui la « hâte panique » avec laquelle il quitte le domaine de La Fougeraie le « Jour des
Morts1348 ». Ce que lui a signifié sa nuit d’amour avec la femme anonyme, c’est la proximité,
peut-être même la réversibilité, entre sexualité et mort, entre l’écriture fictionnelle et la mort1349.
Le lit de Mona, qui reçoit Grange pour son dernier sommeil s’épaissit d’avoir accueilli leurs
étreintes ; le texte aussi. Les yeux bien ouverts sur la prairie d’asphodèles que Grange est en
train de rejoindre, le lecteur peut lire le mystérieux mouvement de Mona dans les bras de son
amant : « puis elle poussait de nouveau contre la sienne sa bouche têtue, et elle retournait à sa
prairie1350 ». Autre expérience d’anamorphose : initié comme Christel à cette érotique de la
mort qu’incarne Allan, le lecteur peut recentrer dans la perspective le personnage d’Irène, dont
la sexualité s’avère véritable « puissance de conjuration1351 » du magnétisme d’Allan.
L’érotisme se déploie aussi à perte de vue. C’est ainsi par exemple que la femme
gracquienne est « moins un personnage qu’une tentation continue1352 », tension entre
1343
Olivier Penot-Lacassagne, « Julien Gracq. L’impossible féminin », Revue Mélusine n°23. Dedans-dehors,
2003, p. 174.
1344
En lisant en écrivant, O.C. II, p.638.
1345
« […] il devinerait ses yeux grands ouverts, nus et tendus comme ceux d’un lapin qu’on soulève par les
oreilles », « La Presqu’île », p. 123. L’expression métaphorise l’attente et la tension sexuelles d’Irmgard, allongée
sur le lit.
1346
« Orphée s’enfuit dès qu’il aperçut le visage rongé par les vers d’Eurydice aux enfers. Les vers tombaient de
ses yeux vides. Les vers tombaient de ses narines. Les vers tombaient de sa bouche entrouverte », Pascal Quignard,
Mourir de penser, op.cit., p. 137-138.
1347
« Le Roi Cophetua », p. 247.
1348
Ibid., p. 250-251.
1349
Marie-Sophie Armstrong a démontré l’omniprésence des signes du renoncement à l’écriture et de la frigidité
scripturale dans cette dernière fiction, écrite comme un adieu, « Le Roi Cophetua : les adieux de Julien Gracq à
l’écriture fictionnelle », Australian Journal of French Studies, 32 (1), janvier-avril 1995, p. 77-92.
1350
Un Balcon en forêt, p. 67.
1351
Un beau Ténébreux, p. 80.
1352
Formule d’André Breton cité par Olivier Penot-Lacassagne, « Julien Gracq. L’impossible féminin », Mélusine
n°XXIII, Dedans-dehors, p. 165.
247
construction en motifs serrés et abolition de toute signifiance par la pléthore métaphorique dont
elle est l’objet : le déplacement de sens exhibe en même temps que sa richesse son intrinsèque
émiettement, éparpillement insaisissable1353. Cette évanescence concerne d’abord le domaine
du féminin. Hormis Irène, les personnages féminins partagent tous une forme d’évanescence et
de déréalisation : les femmes de la Route n’existent plus depuis bien longtemps au moment du
récit, et ne sont que des émanations transparentes de la route, comme une espèce de mirages
flottant au-dessus du tracé. Le symbolisme d’Au Château d’Argol fait de Heide une femme si
idéalisée qu’elle en perd sa substance et devient fantomatique ; Vanessa est nommément é-
vanescente1354; quant à la servante-maîtresse, difficile de faire plus effacé que ce personnage
sans nom, et à la consistance de flamme et d’ombre, dans une parenthèse temporelle un peu
mystique. Ou peut-être, à faire de la femme une absente, comme Irmgard. Cette présence-
absence des femmes gracquiennes n’empêche pas, bien au contraire, l’impression de leur
omniprésence ; car elles sont comme nimbées de motifs féminins : route, terre, vie sauvage,
mais aussi ville ou encore image de la grossesse. Genre d’autant plus insaisissable qu’il est
décliné dans toutes les strates du texte au point de le troubler, le féminin innerve l’œuvre et
l’érotise, sans se réduire aux personnages. Vanessa irradie en même temps qu’elle concentre
les signes d’une féminité érotisée1355 dans une réciprocité saisissante : l’onomastique la met en
lien avec Vezzano, Selvaggi et Maremma, comme le centre inconscient de ces toponymes qui
font d’elle une sorte de divinité insulaire et vénusienne. La rose, que le tableau représentant
Piero Aldobrandi pendant la prise de Rhages instaure Vanessa à la fois comme emblème
d’Orsenna et attribut sexualisant, érotise aussi les rapports des deux villes, incestueuses tout
autant que Vanessa et son aïeul.
C. Rencontrer l’Autre.
L’érotique donc est chez Gracq davantage une façon d’envisager le texte, la textualité
et le rapport à l’Autre qu’un sujet de fiction à proprement parler. Le déplacement poétique et
métaphorique implique une sensualité essentiellement visuelle et une touche à distance. La
métaphore implique une non interaction du même et de l’autre, plutôt une coexistence. Et
1353
« La célébration métaphorique devient alors l’indice d’une séparation essentielle du masculin et du féminin
que le langage ne peut rassembler », Olivier Penot-Lacassagne, ibid., p. 174.
1354
Comme n’a pas manqué de le faire remarquer Michel Guiomar, qui fait le rapprochement entre Vanessa et le
papillon nommé « vanesse ».
1355
Michel Murat étudie les relations internes au réseau onomastiques et plus particulièrement le champ
paragrammatique du nom de Vanessa, Etude de style I. Le roman des noms propres, op.cit., p. 14-15 ; 29-33.
1356
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p. 83.
248
puisque le dehors dit aussi le dedans, l’Autre est objectivé pour que soit levée l’angoisse qu’il
suscite. L’écriture gracquienne est celle d’une non-présence de l’Autre.
Dans les fictions gracquiennes, l’Autre n’a d’existence que subjective : il est perçu par le
personnage, qu’il soit narrateur, ou non, le point de vue lui étant délégué. Or, le regard, s’il
touche, s’il constitue à un rapport sensuel à l’autre, n’en est pas pour autant un échange1357 ;
d’ailleurs, la plupart des regards dans la fiction gracquienne sont unilatéraux, regards de
voyeurs ou regards évités.
Il y a malgré tout des exceptions, qui confirment l’altérité angoissante des femmes, dont le fait
qu’elles disposent « de ce coup d’œil particulier » à leur sexe, qui consiste à voir en étant vues,
mais sans montrer qu’on voit, « où l’image vient se former sur la frange extrême de la rétine,
(the tail of the eye), et qui leur permet de percevoir vaguement sans se retourner un suiveur dont
elles entendent le pas derrière elles dans la rue1359 ». Le regard « les yeux dans les yeux »,
comme celui échangé par Aldo et la femme anonyme de la fête, ouvre à une rencontre véritable,
et même à un équivalent du rapport sexuel. Là, l’angoisse est telle qu’elle pétrifie le personnage.
La réciprocité du regard crée le malaise : gêne et inquiétude des personnages masculins de la
Route, objets de « regards » « des fenêtres veuves qui [les] suivaient sous le couvert de leurs
orbites charbonneuses ». Systématiquement, la « sauvagerie », valeur naturelle et féminine, est
accompagnée d’angoisse : elle est ce contre quoi il faut lutter, se défendre1360.
1357
« percevoir une personne n’est pas en soi un fait d’interaction », rappelle Mar Garcia en référence à la
l’anthropologie sociale, « L’autre comme rebut : l’Imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison :
International Journal of Comparative Literature, 1-2, 2000.
1358
Mar Garcia, op. cit., p. 200. Pour cette raison- même, on a considéré que le regard masculin porté sur la femme
endormie constituait une sorte de rapport sexuel levé d’angoisse : ni toucher, ni réciprocité dans u rapport pourtant
relevant de la possession physique, la femme « ouverte en deux par le sommeil », « Le Roi Cophetua », p. 248.
1359
Lettrines, O.C. II, p. 153.
1360
L’impression imprègne les pages de « La Route » tout particulièrement et plus largement Les Terres du
couchant, dont le fragment est issu.
1361 Mar Garcia, « l’Autre comme rebut. L’imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison 1-2, 2000, art.cit.,
p.193-202.
1362
L’expression est aussi employée pour désigner les tombes dressées le long de la route, et dont le terme
« moraine » dénote le déchet (définition du Robert : « accumulation de débris entraînés, puis abandonnés par les
glaciers »).
249
humain très mélangé1363 », « comme des plantes folles1364 ». Cette répulsion et angoisse de
l’autre semblent être le revers de l’attraction du féminin1365.
Différentes modalités sont mises en œuvre pour mettre à distance l’autre, qui représente
un danger, un risque.
Le personnage est donc partagé entre tension vers cette rencontre impossible mais désirée,
et répulsion angoissée. L’Autre, même s’il est terrible, persécuteur même1368, est recherché :
qu’il puisse manquer est source d’angoisse, car il a pour fonction de soutenir le désir, qu’il soit
mortifère ou érotique. Dans Le Rivage des Syrtes, il est tellement désiré qu’il suscite la
transgression : le Farghestan, c’est le territoire de l’autre. Il soutient aussi le désir érotique ;
même absentes, comme Irmgard ou même de façon intermittente, la femme anonyme de La
Fougeraie, les femmes sont l’horizon présent-absent sans quoi tout s’effondre, en particulier la
temporalité et la vie, d’une certaine manière. Elles bouchent le vide du réel, innommable et
impossible1369, érotisant le rapport à la mort – Chose.
1363
« La Route », p. 21-22.
1364
Ibid., p. 26.
1365
Roger Dadoun, « L’analité se manifeste sous la forme de la peur, souvent marquée par la destruction et le
déchet », L’Érotisme, op.cit., p. 156.
1366
Je reprends le terme de Bernard Vouilloux pour désigner l’autobiographie gracquienne en tant qu’elle est
« refusée », « évitée » par Gracq, Julien Gracq autographe, Paris, Corti, 1989, p. 9.
1367
Llewellyn Brown, « L’objet de l’écriture dans Un Balcon en forêt et « La Presqu’île » », Julien Gracq 7,
op.cit., p. 147.
1368
Je reprends là les adjectifs proposés par Llewellyn Brown dans son article cité supra. Cette représentation de
l’Autre implique un sentiment de culpabilité pour le personnage : « on va être puni », pense Grange après avoir
fait exploser une voiture alors qu’il agit dans un cadre militaire (Un Balcon en forêt, p. 126) ; Simon se reproche
ses « écarts de conduite » ou de précéder Irmgard dans son plaisir ; dans « La Route », les fenêtres deviennent des
yeux d’autant plus inquiétants qu’ils ne sont pas vraiment visibles, plutôt imaginés.
1369
« Il essaya de penser à Irmgard, mais aucune image dans son esprit ne se formait plus ; il ne restait qu’une
sensation de panique […]. Il se sentait tomber comme un plongeur en chute libre, les muscles de la poitrine
250
b. L’évacuation du conflit.
Une évolution se dessine des premières fictions à l’écriture fragmentaire, que l’on peut
expliquer par un constat métalittéraire1370 : si l’Autre est source de conflit1371 dans les premières
fictions gracquiennes, il existe une corrélation entre son évacuation des limites de la fiction
dans les récits de La Presqu’île et le fait que Gracq se tourne simultanément vers l’écriture
fragmentaire1372 qui a donné lieu aux recueils de non-fiction. Au fil des fictions, des stratégies
de contournement du conflit par évacuation de l’autre sont mises en œuvre. Non seulement
« l’adéquation formelle (…) du fragment à l’entreprise de suppression de l’Autre et de la chaîne
événementielle dans laquelle il est inséré permet au sujet gracquien de contourner le conflit »,
mais « c’est justement le contournement de l’Autre-obstacle qui va permettre au Moi de sortir
indemne du récit1373 ». Autrement dit, l’évolution formelle1374 signifie que l’écriture a permis
d’ouvrir une nouvelle route, une nouvelle possibilité pour un rapport à l’Autre levé d’angoisse.
Car la première modalité du rapport social est le conflit, au premier rang duquel se trouve
la guerre. Reconnaître l’Autre, c’est risquer la destruction1375 ou l’inaccomplissement du
désir1376, et les personnages féminins, on l’a vu, portent aussi leur part menaçante1377
d’inquiétante étrangeté et leur rencontre se solde par leur mort, au moins fantasmée, ou par une
bloqués, les yeux fixes, la gorge sèche — regardant l’eau monter vers lui et durcir comme un mur », « La
Presqu’île », p. 167.
1370
Je suis le modèle de Mar Garcia, très éclairant, en ce qu’il propose une explication des adieux de Gracq à la
fiction fondée sur l’observation du traitement de l’altérité et du temps (événement) dans l’œuvre, développé dans.
« L’Autre comme rebut. L’imaginaire gracquien du déchet », COMPAR(A)ISON, p. 193-202.
1371
« Gracq met en place un Autre hégélien dont l’Annerkennung, la reconnaissance, entraîne la destruction du
sujet », ibid., p. 196.
1372
Philippe Berthier, Julien Gracq critique, D’un certain usage de la littérature, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 1990, p. 238 : « Disons que chez Gracq, la critique, c’est le roman poursuivi par d’autres moyens (ou
inversement).
1373
Ibid., p. 196, note 12.
1374
Il faut noter que, d’après Julien Gracq, l’abandon de la fiction au profit de l’écriture fragmentaire ne constitue
pas un choix conscient ni une quelconque décision d’auteur, mais plutôt la pente naturelle de son écriture, qu’il
n’explique que par une forme de fatalisme.
1375
Patrick Marot parle à ce propos de « déliquescence de l’événementiel », de « déficience de l’événement »,
« Plénitude et effacement de l’écriture gracquienne », Julien Gracq 1 : « Une écriture en abyme », Paris, Lettres
modernes Minard, 1991, p. 145. Dans « La Route », le mode itératif domine et raconte un voyage sur la route qui
mène du « Royaume » à « la Montagne », la ville fortifiée. L’événement, qui souvent érotise le temps fictionnel
en se situant hors texte dans un au-delà de la diégèse, semble ici placé dans un en-deçà. L’événement, que Gracq
assimile toujours à une « catastrophe » (la rencontre avec l’autre) est IMPOSSIBLE à raconter : il fige la narration
et se raconte dans une représentation indirecte ou secondaire. Ici la route, « raconte » indirectement la
« catastrophe » par sa nature de ruine, de « fossile » médiatisée par le souvenir plus ou moins effacé, mais pas par
le récit. Cet impossible est tangible pour le lecteur par le regard médusé du narrateur rivé sur la route : la description
prend le relais de l’impossible narration.
1376
Mar Garcia explique ainsi l’issue violente de nombreuses fictions, « L’autre comme rebut : l’Imaginaire
gracquien du déchet », Compar(a)ison : International Journal of Comparative Literature, 1-2 : viol et mort dans
Au Château d’Argol, suicide dans Un beau Ténébreux, reprise de la guerre dans Le Rivage des Syrtes, probable
mort de Grange dans un contexte armé dans Un Balcon en forêt. D’où la hantise de l’Histoire. On peut aussi penser
aux personnages nommés Al/Hal, sur le phonème/morphème de l’altérité, porteurs d’une menace (Piero Aldo
brandi, Hal dans Les terres du couchant).
1377
Mona pique comme une guêpe, mord, vampirise ; la fille fouettée du Rivage des Syrtes, prédit, dans un rire, le
retour de la guerre.
251
manifestation agressive à leur égard : avant l’apparition de Heide et du double viol, c’est celle
de sa tombe qui surgit à travers les yeux d’Albert. La fille arrêtée par Belenza est abondamment
fouettée, Mona est fantasmatiquement pendue, le désir de Simon est effleuré par des visions de
décollation à la pensée de nuques féminines.
Si le conflit n’est pas ouvert, il peut aussi être larvé ou si ténu qu’il n’est perceptible que
par la place accordée à l’Autre : les hommes, comme les femmes vivent en marge, sont
considérés comme des rebuts, des émanations d’un espace qui les dépasse et les absorbe :
Irmgard se meut dans le paysage « comme un bouchon dans l’écume1378 », Mona incarne la
forêt ; Vanessa peut aussi être considérée comme une marginale, émanation du jardin « dont
elle est la reine ». Certes, elle vit dans une forme de retraite provocatrice dans son palais de
Maremma et s’adonne à des activités peu communes et tendancieuses (promenades en bateau
qui frôlent la frontière interdite) elle qui se met volontairement sous le patronage de son ancêtre,
traître à sa patrie, Piero Aldobrandi. Elles ont parfois à peine un nom : Heide, Mona et Irmgard
n’ont qu’un prénom, les femmes de « la Route » et du « Roi Cophetua » sont anonymes, comme
certains personnages secondaires du Rivage des Syrtes, — fille fouettée, femme de la fête.
L’anonymat des femmes et l’impossibilité de les individualiser participent de l’atténuation du
féminin dans le texte gracquien : fondues dans un pluriel indéfini, les femmes anonymes sont
considérées comme un ensemble, dont on peut généraliser à la fois les descriptions physique et
comportementale1379.
Car la rencontre sexuelle, on l’a vu, ne se fait pas chez Gracq : Heide, médiatrice et
victime sacrificielle, n’est qu’un moyen de toucher au-delà, tout comme Vanessa, qui guide
Aldo et lui permet d’advenir. Irmgard est l’absente jamais rejointe et la femme de La Fougeraie
reste une énigme pour le héros y compris lors de leur nuit d’amour. Même Mona constitue
davantage un reflet narcissique et gémellaire de Grange qu’une rencontre véritable.
1378
« La Presqu’île », p. 179.
1379
« presque jamais seules », « à cheval presque toujours », « presque toutes », « La Route »,p. 29.
1380
Mar Garcia, « L’autre comme rebut : l’Imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison , art. cit., p. 200.
252
c. Mise à l’écart progressive de l’Autre : médiatisation et absence.
1381
Mar Garcia, ibid.., p. 196.
1382
« Comment la rejoindre ? pensait-il désorienté » constitue la dernière phrase de l’œuvre.
1383
« Je m’habillai dans une hâte panique, je dévalai l’escalier, et je m’engageai dans la cour. Dès que mon pas
commença à faire crier le gravier, le bruit de vaisselle s’arrêta net, mais je ne me retournai pas. Je marchais vite,
les dents serrées, le regard fixe abaissé devant moi sur le sable. Je refermai la grille derrière moi sans me
retourner », « Le Roi Cophetua », p. 250.
1384
E. Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction, op.cit., p. 14-15 : « La figure n’est pas répétée identique comme
celle de la vache joviale de Benjamin Rabier, mais toujours incomplète, elle est à chaque fois déformée. La mise
en abyme se sépare par-là radicalement de son modèle héraldique » ; « La métaphore le permet qui, mouvant et
mêlant les plans, introduit entre les composantes de la description des glissements où la possibilité point ‘d’une
autre localité, une autre espèce, une autre scène’ ». Citation de Lacan, Tuché et automaton,, Le Séminaire, livre
XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien »,
1973, p. 55.
253
d’état d’une chose en une autre est source de jouissance parce que l’expérience abolit la
frontière (moi/autre, connu/inconnu)1385 ; la description érotise la « mortification » :
En effet, l’espace est une autre solution pour gommer l’altérité et lui conférer une existence
amoindrie, atténuée et donc plus supportable1388. Il est le support de métonymies, synecdoques
et métaphores (plus particulièrement naturalisantes) et permet d’éclater la singularité et la
cohérence de l’Autre, par le morcellement1389 de la représentation corporelle ou sa
métaphorisation, in absentia, ce qui et une façon de littéralement « absenter » l’Autre du texte.
L’altérité peut aussi faire partie du décor dans une forme de présence atténuée par l’arrière-
plan, souvent naturel1390. Le glissement du corps féminin érotisé au paysage devient pour ainsi
dire évident, presque organiquement justifiée. Substitution, contiguïté, émanation, vaporisation,
tous les modes de relation de l’hétérité à l’espace sont déclinés pour effacer non seulement sa
présence, mais pour réduire sa puissance menaçante. Il est toujours préférable qu’une femme
1385
Ailleurs, dans la Mala noche, cette abolition de la frontière par l’altération du récit est aussi explicite : « le
sentiment s’éveillait en moi que je me trouvais ici sur une lisière à peine franche », « Le Roi Cophetua », p. 213.
1386
Au Château d’Argol, p. 33.
1387
Ibid., p. 34.
1388
Mireille Noël souligne combien « les rapports sémantiques profonds de l’anthropos et du cosmos sont un fil
thématique qui se déroulent tout au long de l’œuvre fictionnelle et non-fictionnelle », au point que, dans les œuvres
non fictives, « l’anthropos n’existe que métonymiquement par la ville, le chemin ou le carnet, est plongé dans le
cosmos », dans « Lisières de l’œuvre de Julien Gracq : du paratexte au texte », Poétique, n°100, novembre 1994,
p. 449-472.
1389
Les « procédures métonymiques et de synecdoques qui fragmentent le corps en empêchant son apparition
intégrale » réduisent de fait l’altérité des personnages, en partie réifiés.
1390
« Irmgard allongée sur la bruyère rousse et violette d’une friche de Sologne », « La Presqu’île », p. 72.
254
soit étendue, et mieux, réduite à cette idée même. On la perçoit alors, ce qui n’est pas en soi
une interaction1391.
Par ailleurs, les personnages féminins érotisés perdent par l’image leur singularité et leur
individuation. Réduites par leur sexuation à des images communes, elles deviennent non pas
une femme mais La femme, fondues dans le principe féminin, qui les fait disparaître bien plus
qu’il ne les met en valeur. Chez Gracq, « la femme est nulle femme, sans nom et sans
visage1392 » : ainsi la femme de La Fougeraie est-elle « quelqu’un qui pourtant ici ne pouvait
n’être qu’« une femme », — c’est-à-dire une question, une énigme pure1393 ». Dans « La
Presqu’île », c’est un regard posé au passage « le long de courettes minuscules », sur « tout
l’attirail des baigneuses galantes célébrées par les cartes postales de l’époque des bains de mer »
qui prépare et suscite la vision d’une « fille jolie et jeune —cambrée dans son bikini1394 »,
comme si l’évocation du décor ou de détails contigus au corps de l’Autre favorisait l’attention
à son existence. Dans cette fiction, la substitution se fait pour ainsi dire à l’échelle de l’œuvre,
la Presqu’île remplaçant Irmgard, et ce dans la perception du personnage de Simon.
L’onomastique nous invite à une telle lecture, « i’m r’garde » s’appliquant en l’occurrence
davantage au paysage désigné par une sorte de périphrase du féminin qu’à la femme à laquelle
l’attente du train la substitue.
Spatialiser l’Autre est un moyen à la fois de savoir quelque chose de l’Autre, mais aussi de
le voir : « l’espace s’érige en antidote à l’univers social polyphonique (…) Il est par conséquent
élevé au rang d’actant, le seul toléré par le sujet et reçoit sur tous les points, un traitement
diamétralement opposé à celui conféré à l’Autre1395 ».
3. La spécularité.
1391
Mar Garcia renvoie sur ce point à l’anthropologie sociale et en particulier à l’ouvrage d’Edmond Marc et
Dominique Picard, L’interaction sociale, Paris, 1989, p. 13.
1392
Carol J. Murphy, « Gracq, lecteur de Poirier », The French Review, 72 (4), mars 1999, p. 699.
1393
« Le Roi Cophetua », p. 238.
1394
« La Presqu’île », p. 111.
1395
Mar Garcia, « L’Autre comme rebut : l’Imaginaire gracquien du déchet », Compar(a)ison,, art. cit,, p. 197.
1396
Jean-François Lyotard, Discours, figure, op.cit., p. 289.
255
fonctionne comme un miroir dont la spécularité ferait correspondre les deux personnages, une
fois Aldo passé « de l’autre côté du miroir1397 ». Pierre Jourde fait de la sexualisation du tableau
le moteur du sens du portrait, les trois motifs principaux — la guerre, l’insecte, le sexe — étant
contenu dans le nom1398 : il synthétise les deux autres que sont les personnages en une sorte
d’alter ego : Aldo-brandi.
Mais cette fois, j’avais devant les yeux le tableau lui-même, aussi neuf, aussi
scandaleusement dégainé que le vernis des muscles d’une peau qu’on arrache :
l’œuvre ressemblait à la copie comme un nu agréable ressemble à un écorché
vif1400.
Si la comparaison de l’écorché vient souligner la force, l’énergie qui se dégage de l’original, sa
connotation violente et cruelle renvoie au tabou et à la transgression que représente la vision de
cette représentation d’un personnage jouissant de sa trahison. En peinture, « la hantise de
l’écorché demeure attenante à toute vision du nu1401 ». Ici, l’image de l’écorché vient
accompagner le personnage d’Aldo dans son angoisse de contempler la jouissance représentée
dans le tableau : le portrait de Piero Aldobrandi fait fonction de scène primitive symbolique1402
en figurant symboliquement l’acte sexuel entre Piero et Vanessa — la rose froissée et écrasée
par le gantelet métallique—, entre Orsenna et Rhages, mis en abyme dans le tableau. Il donne
à voir en même temps la jouissance du personnage de Piero — le comble auquel parvient le
personnage de Piero est tout entier rendu par l’hyperbole de « l’inoubliable sourire » renforcée
de la comparaison phallique « qui jaillissait comme un poing tendu et semblait venir crever le
premier plan du tableau1403 » — dans un rapport de spécularité1404 avec Aldo, qui permet le
surgissement de l’inconscient du personnage, lui met sous les yeux son accomplissement
prochain. Aussi la contemplation du tableau est-elle source de jouissance pour Aldo lui-même,
1397
C’est la thèse de Pierre Jourde développée dans « Le portrait de Piero Aldobrandi : Sol niger in speculo »,
Littératures n°27, p. 209-220.
1398
« brandi », « brandon » dénotant tout autant le dard que l’épée, le sexe ou encore la torche incendiaire.
1399
Le Rivage des Syrtes, p. 105-108.
1400
Ibid., p.106.
1401
Georges Didi-Huberman, à propos de la Vénus de Boticelli, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, op.cit., p. 39.
1402
Selon Michel Murat, « dans l’ordre symbolique, Aldo apparaît bien comme le fruit des amours incestueuses
de Vanessa et de Piero », Etude de style. Le roman des noms propres, op.cit., p. 15.
1403
Le Rivage des Syrtes, p. 107.
1404
Pierre Jourde le fait déjà remarquer dans l’article qu’il consacre à ce passage : « Le portrait de Piero
Aldobrandi : sol niger in speculo », Littératures n°27, automne 1992, p. 209-220. L’expression « sol niger »,
emprunté à Jung, signifie « surgissement de l’inconscient ». Selon Pierre Jourde, la conjonction des contraires à
l’œuvre dans le tableau permet à Aldo et au lecteur de contempler un instant l’objet du désir.
256
exprimée avec les mêmes images que lorsqu’il fait face à la jeune femme de la fête : impressions
d’emportement, d’allègement et de sidération, de décollage face à la décollation.
1405
Le Rivage des Syrtes, p.108.
1406
Ibid., p.107.
1407
Ibid.
1408
« Rhages brûlait comme une fleur s’ouvre, sans déchirement et sans drame : plutôt qu’un incendie, on eût dit
le déferlement paisible, la voracité tranquille d’une végétation plus goulue, un buisson ardent cernant et couronnant
la ville, la volute rebordée d’une rose autour d’un grouillement d’insectes de son cœur clos », Le Rivage des Syrtes,
p. 107.
1409
Michel Murat, Le Rivage des Syrtes. Etude de style I. Le roman des noms propres, op.cit., p. 15-18.
1410
Cette analyse a déjà été développée par Michel Guiomar et Michel Murat : « de l’insecte à l’inceste a donc
lieu un « déplacement » anagrammatique analogue à celui que produit le lapsus, et qui a pour fonction de
manifester (ou de représenter) un ‘ inconscient du texte’ », ibid., p. 15.
257
Aldobrandi1411. Ce surgissement de « l’inconscient du texte1412 » est préparé et confirmé par la
description des yeux du personnage, insaisissables et sans regard accessible à l’autre1413 : « les
yeux mi-clos, à l’étrange regard intérieur1414, flottaient dans une extase lourde1415 ».
Symboliquement, Piero possède « la rose emblématique d’Orsenna », qui désigne Vanessa,
dans un geste d’écrasement et de domination qui a pour but d’ « aspirer de ses narines battantes
la goutte de parfum suprême ». Le motif métaphorique de l’insecte est d’emblée doté
d’ambiguïté : les « articulations d’insecte » du gant sont contradictoirement qualifiées de
« cruelles et élégantes » ; la main agit « d’une grâce perverse et à demi amoureuse ». Le plaisir
incestueux et provocateur du personnage semble rendu par les sonorités :
Dans Le Rivage des Syrtes, le regard que porte Vanessa sur le tableau représentant son aïeul,
Piero Aldobrandi, apparaît comme un équivalent sexuel, d’autant que le tableau a sa place dans
la chambre même de Vanessa. D’ailleurs, dans un échange avec Aldo qui revêt une coloration
presque fantastique tant le tableau est personnifié, devenant l’équivalent
fantasmatique/fantomatique de Piero, Vanessa met les deux hommes sur le même plan et en
concurrence sexuelle, donnant lieu à une scène de jalousie et d’aveu d’adultère :
—Tu l’as regardé souvent, n’est-ce pas, continuai-je d’une voix venimeuse. Je me
levai et fis un pas vers elle, mais je m’arrêtai soudain maladroitement. Vanessa ne me
regardait pas, et j’étais repris malgré moi par le sortilège de ce portrait qui imposait le
silence.
—Je me demande à quoi il pense, dit enfin Vanessa d’un ton de profonde distraction.
Oui, je me le suis souvent demandé. Tu devines bien, Aldo, dit-elle en faisant un pas
encore, comme fascinée— je me suis même levée la nuit pour le voir. Je me demande
si toi et moi nous avons jamais été aussi intimes, reprit-elle avec une voix qui me prenait
à la gorge. […]
1411
Vanessa : VorACité, Végétation, CerNant, Volute/ (Aldo)brandi : BuIsson ARDent ; ibid., p. 15.
1412
Pour reprendre l’expression de Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, Paris, Quadrige/PUF,
« nouvelle édition revue et augmentée », 1996.
1413
Signe de jouissance comme on l’a vu, ce regard renvoie à celui de certains personnages de Gustave Moreau
(par exemple la Jeune fille thrace à la tête d’Orphée, qui contient aussi le motif de la décollation).
1414
Je souligne.
1415
Le Rivage des Syrtes, p. 107.
258
Je me levais, pieds nus sur les dalles fraîches, dans ce peignoir blanc que tu aimes—
elle se tourna vers moi avec une lueur de provocation dans les yeux— je t’ai trompé
souvent, Aldo, c’était un rendez-vous d’amour1416.
b. « Le Roi Cophetua ».
Le mirage de l’Autre est aussi en dernière instance renvoyé à l’œil du lecteur. Dans
l’itération d’un possible rituel amoureux, le narrateur suggère que l’œuvre pourrait elle-même
être prise dans le jeu du même et de l’autre1419.
1416
Le Rivage des Syrtes, p.247.
1417
Paul Ricœur, La Métaphore vive, op.cit., p. 310- 321.
1418
« Le Roi Cophetua », p. 229.
1419
E. Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p. 102 : « De même que
l’histoire du Roi Cophetua peut être la répétition d’un premier événement absent, de même la répétition qui régit
toute écriture narrative (épisodes, motifs, schèmes, rôles, thèmes, figures, etc…) pourrait avoir pour principe
259
Peut-être ne cherchait-il qu’à ressusciter pour lui à travers les autres un
enchantement perdu : l’éblouissement de la beauté qui lui avait été livrée à
l’improviste sous un tablier de sa maison. Peut-être de son côté y cherchait-elle
chaque fois la vérification neuve de ce qu’elle avait dû éprouver alors presque
magiquement comme un pouvoir1420.
La spécularité s’avère donc être une autre forme d’altération et d’appréhension du même et de
l’autre, qui décharge en partie la rencontre de son caractère médusant.
Le plaisir de la lecture des paysages sexués ne provient pas donc seulement d’un jeu
d’association anthropomorphique, sorte de lecture à clef très réductrice. « Le plaisir de la
représentation n’est pas liée à son objet … Il faudrait d’ailleurs distinguer entre figuration et
représentation. La figuration serait le mode d’apparition du corps érotique (à quelque degré et
sous quelque mode que ce soit) dans le profil du texte1421 ». Certes, il existe bien pour le lecteur
une sorte de plaisir premier de l’exploration des motifs, d’une impression de connexion,
d’inépuisable, de pléthore descriptive., mais qui n’épuise pas le texte, loin de là. Au contraire,
l’impression de perte conduit à étudier une poétique érotique : « la poétique [de Julien Gracq]
aurait sa loi dans le désir, y compris dans sa dimension libidinale1422 ». La métaphore y est
centrale, comme transport et condition du transport.
Car chez Gracq, la chair, la seule corporéité vraiment tangible, qui accepte la caresse, le
regard, la touche, la pénétration per oculi, est celle du corps du texte. La métaphore devient un
substitut séminal qui vient féconder l’œuvre et la recharger, en « enceinte fermée » très proche
de la matrice féminine. La sexualité, passée dans la textualité, fait exister le rapport sexuel, via
la fonction littorale de la lettre. Chez Gracq, le plaisir du texte est plaisir de limen 1423 tout autant
que de l’hymen. Limen, car l’érotique gracquienne est caractérisée par la tangence, la caresse,
le frôlement, toutes les formes de la sensualité du seuil ; plaisir de l’hymen aussi, la métaphore
instaurant un mouvement entre rapprochement du même et de l’autre et béance irréductible.
C’est cette béance qui attire, dont on caresse les bords, sans cesse, dans le texte gracquien : bord
du langage, bord du fantasme, bord de soi et bord de l’autre, jusqu’au vertige du vide. L’érotique
passe donc par la matérialité du texte et ouvre la porte à une érotique de la lecture.
moteur une scène ou une configuration manquante, que le récit ne ferait que recomposer en formations narratives
diverses ».
1420
Ibid., p. 248.
1421
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 75.
1422
Bernard Vouilloux, « Le Tableau dans la crypte », Julien Gracq 2 : « Un écrivain moderne », Rencontres de
Cerisy, 24-29 août 1991, M. Murat (textes réunis par), Paris, La Revue des Lettres modernes, 1994, p. 210.
1423
Nous reprenons les catégories de limen/l’hymen développées par Jacques Derrida dans La Dissémination,
op.cit., p.75, à propos du hors-texte.
260
TROISIEME PARTIE
Le texte gracquien,
lieu de touche
de deux jouissances autoérotiques
261
Si, comme on l’a vu, l’érotisme est ravi, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire à la
fois vidé de substance, soustrait au texte, non pas supprimé ou absent mais déplacé, alors on
peut qualifier cette érotique de dérobade. L’écriture de la sexualité comme impossible vient
fonder un pacte de lecture tout à fait original, qui autorise auteur et lecteur à accéder à une
jubilation du détournement dans un rapport textuel se substituant au sexuel. Mais quand
Thanatos constitue une sorte d’horizon de l’œuvre, repoussé à un au-delà du récit, l’érotisme
troue le texte même, crée une faille, une fente, une chambre vide.
1424
L’intertexte serait un tiers médiateur de la relation à l’Autre au niveau métatextuel.
1425
Bernard Vouilloux, Mimesis. Sacrifice et Carnaval dans la fiction gracquienne, Paris, Lettres modernes, 1991.
262
pulsion sexuelle (écriture qu’il semble désigner, en filigrane, d’un « Là, fous j’errais » / La
Fougeraie), c’est qu’il a été initié, s’est absenté/abstrait de ce schéma et en a fait le deuil (Neuil).
Ces adieux à la fiction ouvrent à une nouvelle posture auctoriale, plus distanciée, une posture
de maîtrise, en dehors de l’écriture de l’Autre et en prise avec elle.
Plus que tous les autres textes de Julien Gracq, « Le Roi Cophetua » fait se toucher le
corps et la lettre : corps d’une femme anonyme, lettre de la fiction qui la raconte, corps du
lecteur qui la lit. Le texte tisse donc leur relation scripturale et la médiatise en se faisant le point
de touche1426 entre auteur et lecteur, entre soi et autre. Car ce texte, très érotique, ne parle ni de
sexualité, ni de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs, si ce n’est de l’écriture et de l’écriture comme
moyen de jouissance, pour l’auteur essentiellement, mais aussi pour le lecteur. Au-delà de la
féminité et de son irréductible étrangeté, le véritable indicible gracquien s’avère être l’Autre,
plus largement et les différentes modalités mises en œuvre dans la diégèse et en dehors de celle-
ci pour, sinon le rencontrer, du moins « faire avec ». L’érotisme comme thème n’en est qu’une
anamorphose, comme une sorte de leurre pour taire l’enjeu principal du rapport à l’altérité.
Autrement dit, après avoir constaté que l’approche thématique confinait surtout à l’aporie,
proposant un motif évidé et déclinant/exhibant ce vide, réfractant les autres objets du désir —
l’impossible comme mort et comme Altérité —, il faut reconnaître que l’érotisme, puis
l’érotique nous mènent à l’écriture et au sens que l’on peut donner à leur évolution.
Ce qui confère au texte sa dimension libidinale est donc moins le texte, qui exhibe sa
rétention ou sa dissémination dans la secondarité, que l’œil du lecteur, sorte de Polyphème
surplombant et contemplant la nudité de Galatée, exhibée- cachée dans sa grotte1427. Et qu’il
s’agisse de « donner à voir », par la description, la métaphore, de dénier cette possibilité, ou
d’en exhiber l’impossibilité fondamentale, l’œil semble bien être un centre de la fiction
gracquienne. Nous avons étudié l’importance de la pulsion scopique et de ses avatars ; voyons
comment, sur le plan du discours se fait le relais à la figure lectorale : le voyeur est aussi
herméneute, fonction qui implique un autre type de jouissance.
1426
« De toute écriture, un corps est la lettre, et pourtant jamais la lettre, ou bien plus reculée, plus déconstruite que
toute littérarité, une « lettricité » qui n’est plus à lire. Ce qui, d’une écriture et proprement d’elle, n’est pas à lire,
voilà ce qu’est un corps.
(Ou bien c’est clair, il faut comprendre la lecture comme ce qui n’est pas le déchiffrement : mais le toucher et
l’être touché, avoir affaire aux masses du corps. Ecrire, lire, affaire de tact », Jacques Derrida, Le Toucher. Jean-
Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 146.
1427
Je pense au tableau de Gustave Moreau, Galatée, vers 1880, huile sur bois, 85,5 x 66 cm, musée d’Orsay,
référencé en annexe III.
263
Chapitre I Jouissance de l’œil : du regard au corps à corps.
Quand son regard, aimanté par la route, se brouille, que sa vision et sa conscience
deviennent floues sous l’effet de la vitesse, l’érotisme affleure dans les similitudes entre
géographie physique et morphologie intime1433, qui créent entre Simon et le paysage « une
intimité trouble1434 » avec celui-ci. Le regard sensuel que porte le personnage sur le monde se
1428
« La Presqu’île », p. 113.
1429
Ibid., p. 62.
1430
Ibid., p. 58.
1431
« La route tournait sous cette jonchée pâle à un violet froid ; il y lisait on ne sait quel présage triste et frileux »,
ibid., p. 78.
1432
« Et petit à petit cette rêverie sur les noms commença à faire hausser le ton au paysage… », ibid., p. 63.
1433
« sans doute serait-il facile de montrer à quel point, chez Gracq, réciproquement à l’immersion du sujet dans
le monde s’inscrit un corps du monde affleurant partout dans ses descriptions du paysage », Patrick Née, Julien
Gracq phénoménologue ?”, Julien Gracq 2, un écrivain moderne, op.cit., p. 175.
1434
« La Presqu’île », p. 163 ; et p. 162, « Le calme de la nuit, au-delà du petit bois, campait déjà sur la crête : une
croupe rase qui semblait plus claire que le ciel, parce que les chaumes d’une emblavure s’y étalaient jusqu’à la
contre-pente, blancs encore comme le crépuscule comme le crépi d’une route. Simon coupa à travers les tiges
rases, écrasant les fétus qui craquaient avec la brisure nette et sèche des coquillages. Accroché à cette blancheur,
un reste de lumière flottait encore sur la croupe nue : il y marchait comme sur une grève, brusquement ressaisi par
le sentiment plaisant de l’étendue. Il traversa le champ sans se presser, écoutant le craquement de chacune de ses
brisées, et s’arrêta à une haie où l’œil plongeait sur le revers du coteau ». Le passage conjugue sensualité du rapport
264
charge d’un plaisir physique — « les tournants égrenaient un chapelet de menues fêtes
solitaires1435 » — qui n’est pas sans rapport avec un sentiment d’inclusion et même de regressio
ad uterum. Le désir d’être absorbé par le monde et l’ambiguïté de son retour à la mer, « vers la
mer, – sans savoir pourquoi1436 », sont exprimés de façon si entière et impérieuse qu’ils n’ont
besoin d’aucune justification : « il se sentit inclus et presque baigné dans l’espace frais et
ouvert » ; « … et se laissait avaler d’un coup par le baîllement paresseux et aéré de la
campagne1437 ». Le personnage lit le paysage comme s’il y tissait un continuum de sa propre
psyché. Il parcourt la presqu’île comme une carte, un livre ou encore une partition, dans un
plaisir délibérément solitaire. En témoignent les marques — ténues — de culpabilité1438 du
personnage vis-à-vis d’Irmgard, qui prouvent, s’il en était besoin, que son rapport au monde
entre directement et érotiquement en concurrence avec la jeune femme absente. Il interprète
comme moment orgasmique la contemplation solitaire de la mer à la marée montante. Pour
preuve de sa posture interprétative et aussi probablement en signe d’incorporation,
d’appropriation de ce moment, il le nomme — « la gloire des plages1439 » —. En palimpseste
et comme si le texte passait le relais du regard de Simon à celui du lecteur gracquien, le passage
se charge de connotations sexuelles :
de Simon au paysage/corps-monde, que son œil lit comme celui d’une femme et que le texte rend en associant
vocabulaire gynémorphe et allitérations en |k|.
1435
« La Presqu’île », p. 58.
1436
Ibid., p. 62.
1437
Ibid., p. 58.
1438
Son choix de parcourir la presqu’île en automobile en attendant Irmgard est qualifié d’« écart de conduite »,
l’emploi de l’italique autorisant le lecteur à envisager simultanément sens propre et sens figuré. Son retour vers la
mer est interprété comme une véritable jouissance, en concurrence avec le plaisir sexuel : « Il irait revoir la mer
avant elle ; une fois encore il la précèderait dans son plaisir. C’était une ouverture qu’il allait jouer pour lui tout
seul. Qu’il aimait jouer pour lui tout seul », « La Presqu’île », p. 52.
1439
Ibid., p. 97.
1440
« La Presqu’île », p. 96-97.
265
Plus qu’un simple regard porté sur le paysage, l’œil de Simon opère une véritable lecture
jubilante d’une scène de baignade à marée montante, chargée de sa propre intériorité et de son
propre désir, en fait un point d’orgue visuel totalisant et euphorique, célébrant une sorte de
conjonction élémentaire — la mer, le soleil — et humaine, de retour provisoire à une harmonie
perdue.
Dans un autre registre, plus culturel que naturel, le personnage du « Roi Cophetua » se
présente d’emblée comme un lecteur averti, même si le début de la fiction annonce, par les
difficultés qu’il constate lui-même, l’égarement provisoire et initiatique que constitue l’épisode
de La Fougeraie1441 : outre le fait que l’incipit constitue une analyse rétrospective de la situation
de la France en 1917, il est dès le début présenté comme lecteur. Journaliste parlementaire, il
s’efforce d’exercer, avec difficulté, ses compétences herméneutiques sur l’évolution de la
guerre1442. Et en effet, tout est à lire autour de lui, dès lors qu’il réside à la Fougeraie : il est
essentiellement plongé dans une obscurité, y compris symbolique, dans un cabinet de travail
meublé de « rayonnages de livres », de partitions musicales, dont les signes mortifères1443
convergent vers une conclusion funèbre/funeste : Nueil ne rentrera pas.
1441
Il relit le télégramme l’invitant chez Nueil sans y trouver la réponse à son absence, pas plus que dans le
communiqué du journal.
1442
« quand on regardait les photographies de rue que publiaient les journaux où la foule éclatée sous les feux de
salve s’étoilait comme un noyau de comète, comme une limaille aimantée, on n’y déchiffrait qu’une tension
moléculaire d’une espèce inconnue, mais aucune grille ne permettait de les lire » ; « Le Roi Cophetua », p.186.
1443
Ils sont essaimés tout au long du récit, mais on peut retenir par exemple , la prémonition qui s’insinue dans
l’esprit du narrateur alors même qu’il lit les titres des partitions de Nueil : « Pendant que j’inclinais du bout des
doigts, pour en lire les titres, les partitions soigneusement classées, que je laissais mon doigt glisser sur le couvercle
du piano que ne ternissait aucun grain de poussière, l’image qui s’incrustait dans mon esprit devenait froide et
glaciale : c’était celle de ces demeures-musées où, dans l’angle d’un des pièces que le visiteur traverse, une chaîne
tendue et un écriteau isolent la table, la chaise, l’encrier, les plumes encore taillées qu’a consacrées autrefois une
main illustre, et où non le tremblement de la vie, mais plutôt une rigidité mortuaire saisi ce désordre épousseté »,
« Le Roi Cophetua », p. 199-200.
266
A l’aune de ces figures de lecteurs que sont Simon ou encore le personnage du « Roi
Cophetua », qu’est-ce qu’un lecteur gracquien, finalement ? Le lecteur co-it, devient
compagnon de route quand il est invité à la lecture herméneutique. Un herméneute/ voyeur,
suffisamment souple /docile ? pour accepter de se laisser sé-duire, de se laisser guider dans
cette œuvre qui laisse grandement à désirer, et ce, jusqu’à la perte, jusqu’à la déroute.
Abordons -la en tant qu’elle est mise en abyme dans le texte : le tableau, la gravure,
l’image d’une manière générale est décryptée par le personnage lecteur dans un effet de miroir
tendu à lui-même1444. D’ailleurs, s’il était nécessaire de le rappeler, ce sur quoi la
description1445. est focalisée chez Gracq est moins le tableau lui-même que l’acte analytique de
sa descryption1446.
1444
Autoérotisme : forme de manifestation de la pulsion sexuelle, en tant que celle-ci ne se dirige pas vers d’autres
personnes, ou plus généralement vers des objets extérieurs, mais se satisfait dans le corps propre du sujet.
1445
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 184 : « la
description est focalisée sur la vision qu’en a le héros, mais ce que le texte décrit, ce n’est pas seulement le tableau :
l’œuvre est écrite à travers une grille descriptive : la description du tableau n’est rien d’autre que la description de
l’acte visuel comme déchiffrement /lecture par l’œil sautant de détail en détail, du détail à l’ensemble et
inversement ».
1446
Le terme est emprunté à Daniel Arasse. Les descriptions qui composent son ouvrage sont des
« dé(s)cryptions ». La dé-cryption entend sous, derrière l’apparence, dans On n’y voit rien. Descriptions,
Gallimard, collection « Folios essais » n°417, 2003.
1447
« Le Roi Cophetua », p. 214.
1448
Bernard Vouilloux constate l’intégration du titre dans le tissu narratif « par le glissement sémantique du
syntagme « la mauvaise nuit » dénotant la situation diégétique, à sa traduction espagnole, « la mala noche », qui
est aussi le titre d’une gravure de Goya », De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit.,
p.60.
267
évocatoire », il est le signe d’une traduction sur un plan poétique et presque onirique de la
situation du personnage par la magie conjointe de la langue étrangère qui introduit de l’opacité,
un filtre inquiétant et mystérieux, des points de suspension et de l’italique, lourds du sens qui
va s’épanouir pour le narrateur–personnage autant que pour le lecteur. L’intensité vibratoire de
ces mots est comme amplifiée par la phrase suivante, courte, rapide, décrivant la fulgurance de
la révélation. Dès lors, « la pénombre vacillante des bougies » joue à la fois sur le rappel de la
situation du personnage, seul, dans la maison de Nueil, plongé dans une obscurité que la
présence-absence d’une femme, anonyme1449 et insaisissable, vient faire vaciller, et sur sa
contiguïté avec l’atmosphère du tableau, objet de la réminiscence. Son avènement dans la
conscience du personnage relève d’une sorte d’irrémédiable, de fatalité : « brusquement le
souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi1450 ». Le vocabulaire, très pictural, établit
ensuite un rapprochement frappant avec la description de l’environnement du personnage,
comme s’il narrativisait sa vision du tableau à l’aune de ses propres perceptions : dedans et
dehors règnent « cette tempête noire », « la nuit close et coite1451 » ; mieux, l’art en abolit la
frontière. Les personnages du tableau semblent représenter en miroir la nature auto
contradictoire de la femme anonyme, toujours associée au clair-obscur et à la duplicité : elle est
une « silhouette », dans la lumière du « flambeau à deux bougeoirs », mais dont « la masse
lourde, presque orageuse, des cheveux noirs se perdait dans l’ombre élargie qui se plaquait sur
le mur1452 », comme si intériorité et extériorité du narrateur échangeaient leurs propriétés. La
question « Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat —
enlèvement — infanticide ? » s’applique aussi bien à la gravure picturale et mémorielle qu’à la
malséance mystérieuse de sa situation, pour le moins « litigieuse » : dans la maison comme
dans le tableau, il s’agit bien en effet de révéler « tout le côté clandestin, litigieux du rendez-
vous de nuit1453 ». Le rythme ternaire des réponses entrevues pose d’emblée l’énigmatique et le
transgressif du côté du féminin1454.
1449
La question de son identité et de sa fonction dans la maison vient d’être posée (« Qui était cette femme ?» « Le
Roi Cophetua », p. 212,) et la mala noche semble apporter un élément de réponse important à cette question.
1450
Ibid.
1451
Ibid., p. 212.
1452
Ibid., p. 205.
1453
Ibid., p. 215.
1454
Le sabbat désigne les assemblées rituelles de sorcières, lors desquelles elles étaient suspectées d’accouplements
avec des démons incubes ; l’enlèvement dénote une pratique liée au mariage.
268
par le khol1455 » comme la « silhouette noire » de la « mala noche » se signale, par ses « lourdes
paupières obliques ». De même, le vent, signe du désir, les tourmente et les marque toutes : il
semble « fouetter ses chevilles dans les remous de la robe tout au long de l’escalier1456 », signe
de la montée en puissance du désir chez le narrateur ; dans la réminiscence de Goya, « le vent
fou […] retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, […] fait claquer le
voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête
charmante » ; il est « ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les
cuisses1457 ». La femme anonyme est tantôt nocturne, tantôt prise dans la lumière. Le « visage
ombré, mongol et clos » de la première silhouette, « le visage enfoui, tourné du côté de la
nuit1458 » font écho à la nature nocturne1459 et érotisée de la servante maîtresse, dont « le visage
se replongea d’un coup dans la pénombre comme une femme qu’on surprend à la toilette » et
qui « abaisse les bras mécaniquement devant ses seins nus1460 ». Enfin, si dans l’évocation de
la Mala noche, de la silhouette sans tête « triomphe on ne sait quelle élégance perdue1461 »,
c’est aussi le cas pour la femme anonyme aux « yeux brûlants et sombres que la lumière
accrochait avec dureté » dont la « figure cachée dans la paume des deux mains » « était si
clairement une expression perdue1462 ». Le corps est morcelé et renvoyé à l’anonymat qui fait
la spécificité de la femme de La Fougeraie et que Michel Foucault 1463 identifie comme un
fondement de l’érotisme. La perte appelle le désir vertigineusement : le jeu de regard1464,
soustrait, refusé, crée une véritable ligne de fuite, une perspective qui ouvre sur le mystérieux,
l’inquiétant, l’inconnu : autant dire, la mort, celle qui suscite dans « la posture » « de l’effroi,
de la fascination ou de la stupeur1465 ». Le choix de l’article défini « la posture » crée d’ailleurs
une certaine ambiguïté, maintenue par l’anaphore de « il y a », qui présente « l’anonymat
sauvage du désir » et « quelque tentation pire » sans vraiment les attribuer : la gravure au second
degré, puisqu’elle grave dans la mémoire du narrateur-personnage d’un gravure de Goya, filtre
de sa conscience, semble devenue dans une pulsion scopique autant qu’autoscopique, le
matériau qui déchiffre sa psyché tendue vers un paroxysme de possession, qu’elle relève du
1455
« Le Roi Cophetua », p. 221.
1456
Ibid., p. 241.
1457
Ibid., p. 215.
1458
Est-ce celui de la première ou de la seconde silhouette ? L’ambiguïté plane sur le texte, et d’une façon plus
large, sur l’ensemble des figures féminines.
1459
« le flot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet
instant encore sortaient moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient », « Le Roi Cophetua », p. 239.
1460
Ibid., p. 209-210.
1461
« Elégance perdue » qui s’applique aussi à la femme anonyme, souvent désignée comme hiératique.
1462
Ibid.
1463
Michel Foucault, « Le Gai savoir », entretien avec Jean Le Bitoux, La Revue H, n°2, p. 48 : « les intensités du
plaisir sont bien liées au fait qu’on se désagrège littéralement, que l’on cesse d’être un sujet, une identité ».
1464
« Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose que l’on ne voit pas », « Le Roi Cophetua »,
p. 215.
1465
Ibid.
269
sexuel — « dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les
cuisses » — ou de la violence qui lui est associée comme « quelque tentation pire1466 », et ne
manque pas de faire écho à la scène d’amour qui suit avec la femme anonyme qui se donne,
mais dérobe son visage et dont la distance suscite chez le narrateur une « tentation pire1467 »
que le sexe, une violence qui s’explique par la peur ou l’impuissance à « rejoindre1468 » le
féminin. Les phrases, longues, semblent mimer le mouvement de conscience du narrateur, de
la perception à la compréhension et l’érotisme est porté à la fois par l’impression de dynamisme
qui s’en dégage et l’esthétisme de l’évocation.
La nuit avec la femme anonyme n’est donc qu’un effet du miroitement des images et de
la pensée : le personnage tout à la jouissance de ses interprétations successives, accomplit le
désir dans une satisfaction autoérotique. D’ailleurs il ne rencontre pas cette femme, on l’a dit,
elle lui reste paradoxalement et étonnamment hermétique : il se rencontre lui-même dans cette
relation sexuelle.
1466
Ibid.
1467
Le « plaisir » du narrateur « fut violent et court » et il dit « écras[er] durement, immobilis[er] son corps contre
[lui] de [ses] bras rigides » ; « Dans une espèce de panique, [il eut] presque le mouvement de frapper le visage tapi
et fuyard », « Le Roi Cophetua », p. 243.
1468
C’est la question qui porte l’essentiel de l’angoisse simonienne dans « La Presqu’île » et qui constitue la
dernière phrase de la fiction : « ‘comment la rejoindre ?’ pensait-il, désorienté ».
1469
Bernard Vouilloux, dans De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit, , p. 322,
souligne cette fonction du tableau, « l’appareil scripto-scriptural » fonctionnant « comme machine désirante » : Le
tableau évoqué n’est pas dévoilement de sens. Si la description de Salomé dans L’Hérodias de Flaubert forme une
sorte de « strip-tease scriptural », Ricardou précise aussitôt que ce strip-tease est « impossible à raconter : la jeune
fille est restée vêtue ». Ainsi, la description des deux silhouettes gravées par Goya, celle de la mendiante face au
roi Cophetua renvoient à l’évocation du corps apparaissant à un simulacre ».
270
b. Le tableau de la salle à manger.
Enserré dans une de ces boîtes d’optique dépaysantes1470 » qu’est le texte et comme
enfoui dans son épaisseur, le tableau érotise le récit-cadre dans toutes ses dimensions en faisant
miroiter son potentiel érotique : en révélant la clef de la relation entre la femme de La Fougeraie
et Nueil, la contemplation du tableau rend possible l’acte amoureux qui suit1471 entre le
narrateur et cette même femme.
Ainsi, au cœur du texte, un tableau1472, pourtant voilé par les conditions claires obscures
de sa contemplation1473 autant que par sa nature même1474 renvoie au protagoniste le reflet de
son propre désir : le « rectangle sombre », situé parmi une série d’autres objets miroitants1475
au sens proche, ne le fait pas identifier immédiatement comme une œuvre picturale, mais plutôt
comme une surface à « déchiffrer1476 ». La scène représentée, comme effacée par les couches
de vernis qui la recouvrent pour la protéger, ne semble apparaître que progressivement, comme
si elle émergeait difficilement de l’objet. Il représente un couple dont la posture semble inverser
la signification des signes qu’ils portent : le roi, agenouillé, semble en adoration devant une
mendiante « hiératique ». C’est, semble-t-il, le caractère déplacé de la situation qui, en
échangeant les signes de pouvoir et de dépendance, met la scène en tension et l’érotise : le
tableau représente un interdit, une transgression des convenances et des statuts sociaux. Cette
1470
« Le Roi Cophetua », p. 218.
1471
Sylvie Guichard, « « le Roi Cophetua » : la lecture comme tentative de fuite », L’information littéraire 2007/3
(Vol.59), p. 16 : « il est habituel de voir de voir dans le tableau déchiffré par le héros une « mise en abyme » de la
relation entre les personnages. On peut surtout penser qu’il est nécessaire à la cristallisation du désir : c’est parce
que le maître des lieux absent est censé dépendre de sa servante et que ce lien inattendu est lu dans une œuvre d’art
que l’acte amoureux s’accomplit. […] Si la figure de Jacques Nueil coïncide avec celle du médiateur entre le sujet
et l’objet de son désir, l’œuvre d’art en constitue un second : « Le Roi Cophetua » montre une érotisation des
signes culturels ».
1472
Ce tableau est, d’après la réponse que Gracq fait à une question posée par la revue Givre sur son existence,
celui de Burne-Jones : « Oui, c’est le tableau de Burne-Jones que j’ai vu autrefois à la Tate Gallery : je devais
avoir dix-neuf ans. Delvaux en fait figurer une reproduction dans le film qu’il a tiré du Roi Cophetua : Rendez-
vous à Bray. Mais quand j’ai revu le tableau dans le film, j’ai été surpris : le travail du souvenir l’avait
profondément changé ! C’était presque un autre tableau » in « Conversation avec Julien Gracq » p. 26, cité par
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 56. En effet, pas de
manteau de pourpre, pas de diadème barbare ni de genou fléchi ou de front incliné dans le véritable tableau. Pas
non de robe blanche, non plus. Seuls les personnages et leurs statuts sont repris, et encore, pas totalement, la
fonction de « mendiante » du personnage féminin étant abandonné. La description gracquienne constitue donc une
sorte d’enchâssement métonymique (un déplacement) de la situation du narrateur dans la secondarité du décor. A
ce titre, Bernard Vouilloux constate qu’ « il n’est pas indifférent que le texte fasse porter un vêtement blanc à la
mendiante, tandis que l’ombre qui l’entoure semble refluer sur la figure du souverain (qui est aussi le « mort » :
Jacques Nueil) », De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 59.
1473
« la lumière des bougies l’éclairaient mal, et n’y laissait voir d’abord qu’un rectangle sombre », « Le Roi
Cophetua », p. 222-223.
1474
« Les couleurs du tableau étaient foncées et le jaune cireux du vernis écaillé qui avait dû le recouvrir en couches
successives, égalisant et noyant les bruns d’atelier, lui donnaient un aspect déteint et fondu qui le vieillissait … »,
ibid., p. 223.
1475
Une « table longue qui miroitait du même éclat liquide que les pianos du salon », « les reflets de l’argenterie »,
« une glace longue et basse, un peu inclinée » dans laquelle « les menus objets de la pièce [se] reflétaient avec
cette même netteté de chambre noire qui envoûte les tableaux des intimistes hollandais », ibid., p. 219.
1476
Ibid., p. 223.
271
« scène inexplicable » pour le narrateur, signe de son aveuglement ou de son propre déni de la
situation vécue et de son désir1477, rayonne dans les autres dimensions du texte ; les deux
personnages ressemblent étrangement aux « deux silhouettes paralysées » du tableau. L’une,
dans son costume servile, révèle comme malgré elle une forme de majesté1478 ; l’autre, endosse
le rôle du maître. Le trouble qui émane des personnages, révélé par le commentaire du narrateur
se décèle tout autant dans son rapport à la servante1479, fait de tension et de non-dit1480 que du
brouillage du texte lui-même qui délinéarise le lien entre situation et tableau en introduisant un
image du tableau dans le contexte du dîner au détour d’une comparaison : « elle avait l’air
d’apparaître maintenant, à son heure, en servante, d’y retrouver je ne sais quelle aisance
intimidante, comme un souverain qui lève son incognito1481 ». Le désir du personnage se
logerait dans l’espace qui sépare le tableau de la situation, le manque à dire, la déliaison, le
hiatus interprétatif qui subsiste dans la scène avant la révélation, tellement étrange/étrangère
qu’elle est d’abord désignée en anglais « when King Cophetua loved a beggar maid ».
1477
Désir dont il n’affirme la réalité que rétrospectivement : « Je la désirais. Je l’avais désirée, je le savais
maintenant, dès la première seconde, dès que mon pas à côté du sien avait fait craquer le gravier de la cour », ibid.,
p. 241.
1478
Les deux femmes partagent les mêmes postures (« debout — très droite, mais la tête basse » ; « elle me servait
les yeux baissés ») ; la femme anonyme est décrite via une comparaison médiévale et artistique qui ne manque pas
de faire écho au tableau : « elle paraissait plutôt déléguée toute seule à me servir par une de ces théories féminines
— muettes, hiératiques, embéguinées — qui dans les miniatures du Moyen-Age attendent en cortège le chevalier
au-delà du pont-levis, pour le désarmer, le nourrir, le baigner », « Le Roi Cophetua », p. 222.
1479
« le silence de commande donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une proximité troublante », p. 222 ;
« honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme
une protection… », p. 224.
1480
« Et cependant le sentiment de sa présence, quand pour un moment elle allait et venait dans la pièce, ne se
laissait pas un instant oublier : le silence de commande donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une
proximité troublante », « Le Roi Cophetua », p. 222.
1481
Ibid., p. 221.
1482
Et ce, d’autant plus que, Bernard Vouilloux rappelle l’hypothèse (défendue par Marguerite Marie Bénel dans
sa communication au Colloque Gracq, op.cit., p. 376-377,) que « le tableau de Burne-Jones, tel du moins qu’il est
décrit, se rapprocherait étonnamment d’une « gravure hermétique du XVIe siècle », dite « l’Ethiopien », dans le
Splendor solis de Trismossin.
1483
« Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées » ; « aveu au-delà des
mots », « Le Roi Cophetua », p. 224.
1484
« Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d’Othello, mais rien dans l’histoire de Desdémone
n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare… Le Roi
Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante…
272
elle comprend que le sens du tableau dévoile aussi celui de sa situation1485, renvoie au non-dit
du texte dans toutes ses dimensions1486. C’est, me semble-t-il, ce que désigne la brève phrase
rapportée au discours direct « c’est ainsi », non prononcée mais attribuée à la servante pour
traduire ce qu’elle ne dit pas1487. L’adverbe déictique tourne le lecteur vers le non-dit du texte,
et l’oriente vers une image que l’on ne voit pas, indicible, à décrypter dans tout ce qui l’entoure.
Partout le texte exhibe ce lien dialectique entre dedans (le tableau, mise en abyme) et dehors (la
situation vécue par le narrateur), ne serait-ce que par la reprise de l’adverbe déictique « ainsi »
à des moments clés de l’épisode érotique1488 ou encore le silence qui installé dans la scène
peinte, correspond à celui de la maison1489, et en particulier à celui de la scène d’amour, dont
une des spécificités est qu’« il n’y eut pas de mot échangé1490 ». Le tableau est donc un point
névralgique du texte, mais déplacé, décentré sur le mur et dans la secondarité fictionnelle pour
mieux l’érotiser : « Le tableau faisait toujours sa tâche sombre sur le mur, figé dans une solitude
de musée, irradiant la pièce comme une figurine transpercée d’épingles »1491, au point que la
pièce semble « hantée »1492, tellement la présence du tableau renvoie en la matérialisant à la
liaison Nueil/femme anonyme. L’allusion vaudou insiste sur la puissance imageante de l’œuvre
d’art et son pouvoir à distance, que semble renforcer l’analyse du narrateur pendant qu’il
contemple le sommeil de la « gisante énigmatique1493 ». Le tableau se charge finalement de la
puissance herméneutique de chaque lecteur : le tableau n’est pas univoque ; pour chaque
herméneute, il ouvre la voie à la signification qui le concerne : manifestement, le tableau
When King Cophetua loved the beggar maid », ibid. Le recours à l’anglais, langue étrangère et à l’italique sont
aussi des indices de la difficulté d’accès de cette vérité à la parole explicite.
1485
« Elle m’avait vu, et une demi-seconde, elle était reste interdite. Mais il n’y avait eu dans son saisissement ni
confusion, ni rougeur », « Le Roi Cophetua », p. 225.
1486
Bernard Vouilloux analyse ce fonctionnement du tableau en miroir, « réfléchissant pour le héros la relation
qu’il vit avec la servante, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, p. 296.
1487
« Depuis qu’elle m’avait ouvert la porte du jardin, il n’y avait aucun geste en elle qui n’eût semblé dire :
c’est ainsi », « Le Roi Cophetua », p. 225.
1488
p. 232, « Elle allait assurée et sans hâte, indifférente au regard, sans agitation de surprise, sans retard non plus
de coquetterie. Simplement ainsi. Il n’y avait jamais eu besoin ici de s’annoncer » ; p. 242 « Elle ne faisait aucun
mouvement ; elle ne se défendait pas, mais je ne sentais pas la poussée de la peau tiède contre ma bouche ; il n’y
avait ni surprise, ni attente, ni fièvre. Simplement ainsi » ; ibid., p. 249, « Il n’y avait pas de compte à rendre, ni
pour elle, ni pour moi. Simplement ainsi ; je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte, et dont
je ne savais pas encore où elle me conduisait ».
1489
« Cette qualité de silence qu’avait dû conjurer autour de lui, jour après jour, pendant des années, le travail
particulier du maître de maison semblait revenir imprégner l’atmosphère des pièces avec le calme de la nuit
avancée : maison de peu de paroles et de peu de signes », « Le Roi Cophetua », p. 237.
1490
Ibid., p. 240.
1491
Ibid., p. 235.
1492
Ibid., p. 234.
1493
« Je la regardais, et il me semblait que je me regardais aussi me pencher sur elle. Je me sentais entrer dans
un tableau, prisonnier de l’image où m’avait peut-être fixé ma place une exigence singulière », ibid., p. 246.
273
renvoie aussi à la situation de Neuil1494, avec la servante, lui aussi herméneute, comme son nom
invite à le penser (n’œil).
Albert entre dans la chambre vide d’Herminien, poussé par une libido sciendi mise en
valeur par l’abondante isotopie du mystère et du secret : « un poignant sentiment de mystère
ramenait Albert devant sa chambre aux volets toujours clos et comme sanctifiée par l’énigme
de sa résurrection — et longuement il en contemplait la porte secrète », espérant que la chambre
« lui livrerait peut-être le secret qu’il n’avait cessé […] de rechercher au cours de cette amitié
si longue, si suspecte, et si traîtresse, qu’il avait nouée avec Herminien », lui qui « tenait entre
ses mains la clé de la seule énigme dont la solution lui parût maintenant entre toutes
nécessaire1495 ». C’est la déception qui le pousse à l’action : « Il ne semblait pas au premier
abord que cette pièce large et vide dût offrir à Albert aucune des surprises qu’il avait pu se
peindre d’avance avec la naïve frénésie d’un enfant1496 ».
Il y agit en enquêteur1497, qui trie les indices : d’emblée, l’un et l’autre sont présentés,
en reflet l’un de l’autre, comme des lecteurs, Herminien, par la riche bibliothèque que contient
sa chambre, Albert, par l’intérêt qu’elle suscite en lui : mais très vite, il se détourne de ces signes
manifestement négligés par l’occupant de la chambre1498. Son regard finit par être arrêté par
une gravure, non d’abord en raison de son contenu, mais plutôt par sa nature même de « pièce
à conviction », sa matérialité et sa proximité avec le lit, qui suggèrent son importance pour
Herminien, œuvre touchée et touchante, « qui reposait sur une tablette au chevet même du lit
d’Herminien, et dont les bords légèrement ondulés semblaient conserver les traces d’un
maniement tout récent, et comme la chaleur même des doigts attentifs qui l’avaient peu
d’instants auparavant saisie, puis reposée, comme dans l’acte d’une perpétuelle et extatique
1494
« Le tableau représente pour Nueil sa liaison avec la servante. Nueil absent, la servante continue d’assumer le
rôle dont le tableau constitue le scénario, le texte », Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans
l’œuvre de Julien Gracq, p. 296.
1495
Au Château d’Argol, p. 157-158.
1496
Ibid., p. 158.
1497
Il en a l’œil, lui qui est sensible au moindre signe, comme le fait que »la disposition insolite des gravures »
attirait « l’œil de la manière indéfinissable et négligente qui permet au policier d’identifier entre mille autres une
pièce à conviction », ibid., p. 160.
1498
« Cependant Albert se dirigea rapidement vers une lourde bibliothèque de chêne qui occupait l’un des angles
de la pièce, tout entière remplie d’épais volumes de cuir dont il était au premier regard évident qu’Herminien avait
jusque-là délaissé la lecture. Dans l’un des angles seulement, un inextricable entassement de livres, de gravures et
d’estampes qui croulaient jusqu’au sol eu paquets gonflés, révélait l’insistante et suggestive activité […] », ibid.,
p. 159. La focalisation qui fait adopter au lecteur le point de vue du personnage le fait se couler dans cette posture
de l’enquêteur.
274
contemplation1499 ». Mais les douleurs extatiques du roi Amfortas redoublées de « la
surnaturelle exaltation » des visages des chevaliers, « la confusion délicieuse de Kundry et la
joie grave de Gurnemanz1500 » représentent un comble, un trouble pour le spectateur confronté
au mystère aporétique « d’une ingouvernable contradiction1501 ».
Et c’est sur cette aporie qu’achoppe le texte, après les errances des regards du
personnage, de ses pensées, assez profondes pour mettre le texte en abyme — il se souvient de
la chapelle des … abîmes, en analepse, « par le jeu d’une analogie sans appel1502 » —. Le sens,
la révélation qu’il est venu chercher ne viennent pas ; tout au plus, les indices, comme les
analogies avec d’autres gravures de Dürer et Piranèse, nourrissent l’éréthisme d’Albert plus
qu’ils n’y mettent fin. La tentative du personnage de lever l’énigme de la jouissance —
« surnaturelle exaltation », « confusion délicieuse », « joie grave1503 », qui renvoient plus
généralement aux « expressions d’un visage ravagé par une passion violente et anormale 1504»
— est un échec ; l’épisode souligne à la fois le manque à savoir consubstantiel à la jouissance,
sa nature indicible : la trajectoire de la séquence « se spirale, cercle ouvert aboutissant sans fin
à la devise sacramentelle1505 » qui, ainsi, « semble à jamais clore — et ne clore à jamais sur rien
d’autre que lui-même », le cycle du Graal ‘Rédemption au Rédempteur’1506 ».
1499
Ibid., p. 161.
1500
Ibid., p. 162.
1501
Ibid., p. 163.
1502
Au Château d’Argol, p.161.
1503
Ibid., p.162.
1504
Ibid., p.160.
1505
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p.202.
1506
Au Château d’Argol, p.164.
1507
Bernard Vouilloux, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre de Julien Gracq, op.cit., p. 159, « Piero
Aldobrandi est la métaphore d’Aldo et de Vanessa ».
275
à Aldo et Vanessa une image de leur propre co-it transgressif, est de l’ordre de la jouissance
auto-érotique. Si « le tableau est un miroir », la lecture du tableau constitue un avatar du
voyeurisme. Il procure un « plaisir d’esprit », sorte de décalque ou de substitut au plaisir
sexuel1508, pour les personnages comme pour le lecteur. Signe à déchiffrer, il matérialise
l’interdit, dissout le regard dans un hors-temps — il montre à la fois le passé et l’avenir —.
L’œil fait phallus.
Outre ces figures de lecteurs mises en abyme dans son œuvre fictionnelle, Gracq fournit
lui-même un autre modèle herméneutique, intéressant dans l’ambivalence qui le caractérise,
entre exceptionnelle acuité et irrévérence, perspicacité séduisante et tendance à la
transgression1509.
Il est, dans Les Eaux étroites1510, une épiphanie gracquienne, une « illumination », un
« moment d’exception », de jubilation, qui se traduit essentiellement par des images
euphoriques et verticales — Gracq parle de « rêverie ascensionnelle » et convoque les
métaphores esthétiques de la fugue et du feu d’artifice1511 — et qui consiste en une sorte d’accès
au sublime vécu comme « une perspective sans fonds de trapèzes volants aux oscillations
miraculeusement conjuguées » faisant « danser devant lui tous les chemins de l’air ». Cette
expérience de plaisir esthétique intense, de joie seconde, vécue comme une sorte de bonheur
conscient de lui-même semble relever de l’expérience de l’écrivain qui jubile de sa trouvaille,
de son accès, qui s’apparente à une levée de résistances, à « la totale liberté d’association qui
remet sans trêve dans le jeu les significations et les images ». Selon le principe d’association
libre1512, Gracq, qui souligne lui-même le glissement, en vient à évoquer une figure de lecteur
au pouvoir jubilatoire : le personnage de Dupin, présenté comme « l’analyste du ‘Double
assassinat de la rue Morgue’ » d’Edgar Poe.
1508
Bernard Vouilloux ne manque pas d’opérer le rapprochement, De la peinture au texte : l’image dans l’œuvre
de Julien Gracq, op.cit., p. 301 (« mais ce plaisir, tout de satisfaction à comprendre le mécanisme du (plaisir du)
texte, pourrait bien, retenons la leçon de Freud, en cacher un autre ») et de renvoyer à Freud, Le Mot d’esprit et
ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, « Idées », 1979, p. 193 sq.
1509
Pour Philippe Berthier, la description gracquienne est fondamentalement une expérience de pénétration active
du donné, projection du « moi » vers le « réel », fièvre de curiosité et de conquête ».
1510
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 540-541.
1511
Image du feu d’artifice qui ne manque pas de rappeler « Fusées » de Baudelaire. Les Eaux étroites, O.C. II,
p. 541 : « […] c’est d’une fugue allègre et enfiévrée qu’il est pour moi le moteur et le principe : à son étincelle
ranimée, les images chères et longtemps obscurcies — toutes les images — s’enflamment et vont se rallumant
l’une à l’autre ; un tracé pyrotechnique zigzague au travers du monde assoupi et le sillonne en éclair […]. La vertu
du seul contact vrai retrouvé avec ce qui m’a captivé quelque part une fois ranimant, réveillant et joignant par un
chemin de foudre tout ce que j’ai aimé jamais ».
1512
C’est aussi l’évocation des pouvoirs de l’Evre qui mène sans doute naturellement à l’autre poète de l’eau qu’est
Poe ; d’ailleurs même cités en négatif, « L’île de la Fée » et « Le Domaine d’Arnheim » sont présents dans le texte.
276
Ce personnage de lecteur herméneute est présenté comme une sorte de comble, en
particulier grâce à sa comparaison avec M. Teste dont il serait une sorte de préfiguration
supérieure, lui qui « fournirait sa preuve, et témoignerait par leur exercice de la détention des
pouvoirs de l’esprit dont M. Teste est chez Valéry seulement crédité1513 ». Gracq retient du
personnage de Poe son ambiguïté, son mystère, sa perspicacité inquiétante, qui, au-delà même
de la simple lecture, constituerait une sorte de touche intellectuelle avec l’autre1514, une capacité
unique de pénétration :
Il reste pour moi l’homme aux lunettes noires, un visage muré, absent,
terriblement moderne, au travers duquel la visée s’inverse, et où le « regard »
rendu à sa signification purement architecturale n’est plus que le hublot
entr’ouvert sur des connexions plus prestigieuses que celles de l’ordinateur.
Cette aptitude de Dupin, qui relève de la transgression pour Gracq, soulève une vague de
panique et d’inquiétude par son « pouvoir d’effraction presque sacrilège », dans une sorte de
dialectique entre attraction et répulsion :
Une pareille lecture à vue des connexions imaginaires les plus subtiles, telles
qu’elles peuvent se produire par exemple dans la poésie (lecture à quoi tendent,
j’y songe aussitôt, toutes les techniques mises au point par la critique
contemporaine), m’inquiète quelque fois comme si elle relevait d’un domaine
quasi religieux d’interdit.
Dupin aurait une expérience de la lecture quasi mystique, autrement dit très proche d’une extase
et même d’une fusion entre lui et l’autre qu’est l’œuvre et au-delà l’écrivain :
Tout dans l’érotique gracquienne est une question de perspective : Julien Gracq le
rappelle à sa manière dans un clin d’œil à Proust que rappelle Maël Renouard1516 :
Mais c’est surtout dans un point de vue, dans une perspective, que l’œil du
monde cligne. Il arrive qu’un changement de point de vue à peine perceptible
nous surprenne et même bouleverse comme par un clinamen notre vision du
monde ; ainsi lorsque le narrateur de la Recherche échange dans la cour de
l’hôtel des Guermantes son poste d’observation contre un autre à peine différent,
1513
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 542. M. Teste est un personnage de Paul Valéry.
1514
D’ailleurs, Gracq retient l’image du narrateur et de Dupin déambulant « côte à côte » de nuit, ibid,
cheminement tangent qui ne manque pas de rappeler certaines scènes de déplacement érotique (comme le retour
de nuit de Vanessa et Aldo), sur le mode de l’embrassement, et de l’inclusion.
1515
Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 180.
1516
Maël Renouard, L’œil et l’attente, op.cit., p. 98 -99.
277
mais d’où seul le manège de Jupien et de Charlus pouvait, comme un nouveau
« paysage moral » être vu (…). Gracq évoque l’effet de surprise qui peut surgir
dans le quartier le plus banal d’un changement optique, « d’une déclivité de la
chaussée » qui s’ouvre tout à coup devant votre pas invitante et tentatrice, d’une
sinuosité à peine sensible de l’axe de la rue qui voile et dévoile en même temps
à demi sa perspective1517 ».
Il y a donc une véritable analogie entre la posture du narrateur proustien observant Charlus et
Jupien et le lecteur de Gracq : il faut savoir pour voir ; « dès le début de cette scène une
révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi
immédiate que s’il avait touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas
compris, je n’avais pas vu1518 ». C’est un infime changement de perspective qui permet, de
profil, d’accéder au secret du texte. Dans Sodome et Gomorrhe, l’indice qui met sur la voie du
profil perdu de la scène entre Charlus et Jupien, est la métaphore de l’insecte et de la fleur1519 ;
le narrateur tire « de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une partie
inconsciente de l’œuvre littéraire1520 ». De même, on peut trouver, disséminés dans l’œuvre
gracquienne, comme autant de clins d’œil de l’auteur à son lecteur, des encouragements à cette
lecture dépravée1521, à l’exercice de cet esprit « mal tourné » et transgressif. Ainsi, l’emploi de
l’italique1522 semble constituer un de ces encouragements, ouvrant la possibilité au lecteur
d’envisager un sens non -dit, ou inter-dit, le regard herméneute agissant en relais de sa propre
voix, couvrant de son interprétation la ligne du texte et la fécondant en creux et comme par
coalescence. Un autre procédé, d’autant plus important qu’on a vu à quel point la spécificité de
l’écriture gracquienne de la sexualité consistait en une présence-absence, une existence non pas
refusée ou absente mais niée. On peut lire cette dialectique érotique à la lumière de l’analyse
de William Empson1523, qui analyse cette présence-absence, comme une « négation dépravée »,
« qui vous met quelque chose dans la tête tout en vous disant que cela ne fait pas partie du
tableau1524 » ; l’inconscient ne connaît pas la négation, dirait la psychanalyse ; le lecteur non
1517
La Forme d’une ville, Corti, p. 35-36.
1518
Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, IV, Sodome et Gomorrhe, Gallimard, collection « Folio
classique » n°2047, p. 15.
1519
La métaphore de l’autofécondation permet au voyeur d’envisager la possibilité de l’inversion chez Charlus.
1520
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op.cit., p. 5.
1521
Lecture altérée en particulier dans le domaine sexuel.
1522
II, chapitre III, C « fonction érotisante de l’italique ».
1523
G. William Empson, Seven Types of Ambiguity, Edinburgh, New Directions, 1st ed. 1930, 3rd ed. 1968,
p. 211.
1524
Dans La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., Elisabeth Cardonne-Arlyck commente ce
procédé à propos de la métaphore : « [ce procédé] permet sans doute […] de rendre présent dans l’écriture cela
même qu’il y donne pour absent — le changement ne peut jamais se manifester qu’ainsi, par relation avec ce qui
n’est plus. Mais on peut dire inversement, qu’il pose ce qui est sur ce que cela n’est pas, le texte sur une abolition.
Le changement, par là, manifesterait dans l’écriture l’envers du monument, que la perspective spatiale des
structuralistes tend à privilégier […] le texte est ce qui constamment s’efface dans la lecture, y étant toujours ce
qui n’est déjà plus », p.108. Notre approche postule plutôt la coexistence des strates textuelles ; le texte gracquien
étant celui des possibilités, il maintient des positions différentes, y compris autocontradictoires.
278
plus, qui suit, à l’invite éminemment ambiguë de l’auteur, les deux possibilités, cette espèce de
faux-fil du texte.
Il n’est donc pas anodin que ce passage de Sodome et Gomorrhe qui donne la clé de la
sexualité de Charlus et la clé du monde des « invertis » ouvre aussi la possibilité d’une nouvelle
lecture érotique de Gracq. Dans les deux cas, l’écriture de la sexualité est avant tout une
question de regard et d’herméneutique et elle ouvre les portes, comme une vaste métaphore, à
une interprétation plus large, sur le rapport entre même et autre, sur le lien entre voir et savoir.
La scène montre que la littérature dessine les contours d’un domaine où l’auteur abandonne, au
moins en partie, sa condition de voyeur pour la transférer au lecteur. Dans l’œuvre gracquienne,
l’Autre cristallise l’angoisse, qu’elle soit érotisée par l’inquiétante-étrangeté féminine ou
associée à « l’ombre du mancenillier » de l’Histoire. A ce titre, il est plus ou moins évacué de
l’enceinte fictionnelle1525. C’est dans le dialogue entre auteur et lecteur médiatisé par le texte
que l’altérité trouve place et peut exister ; cet espace virtuel implique une forme de liberté et de
jeu dans le regard du lecteur.
En effet, dès les premières pages, le principe dynamique de la nouvelle est posé : le
regard et l’attente du lecteur suivent le mouvement du personnage de Simon, qui se détourne
de la gare et d’Irmgard, désirée mais finalement absente, pour se tourner vers la Presqu’île et
un autre objet de désir, non pas nouveau, mais substitué à la femme : la mer. Au regard de cette
perspective, le personnage et avec lui le lecteur, ont, au début de la nouvelle, l’esprit mal tourné,
et ce, dès la description de la gare, qui sonne comme un avertissement au lecteur : point de
1525
Même l’existence des femmes semble soumise à caution chez Gracq et reste un insaisissable, comme le
rappelle Maurice Nadeau à propos d’Un Balcon en forêt : « Quand le capitaine demande à Grange qui refuse une
nouvelle affectation si c’est une femme qui le retient, celui-ci convient sincèrement qu’il n’en est rien : Mona n’a
pas plus de réalité qu’un rêve de poète érudit. Julien Gracq et son héros ne l’ont possédée qu’en songe », O. C. II,
p..1089. Voir l’article de Mar Garcia, « L’autre comme rebut : l’Imaginaire gracquien du déchet »,
Compar(a)ison : International Journal of Comparative Literature, 1-2, p. 193-202.
1526
Je reprends ici les principaux points développés dans mon article « La Presqu’île de Julien Gracq : une érotique
de(s) cor (ps). Pourquoi le monde se prêterait-il au désir ? » Revue Frontenac n°23, (Dé)placements : le corps et
l’espace, Queen’s university, 2015, p 15-24.
279
départ du texte autant que de l’errance et du désir de Simon, elle peut se lire comme une entrée
possible dans la secondarité de l’œuvre, chère à Gracq qui la considère à divers égards comme
constitutive de son « caractère1527 ». En l’occurrence, la narration tend à guider le lecteur1528
vers un infratexte érotique, en faisant de la lecture une « herméneutique1529 ».
De même, la stérilité de l’attente de Simon est métaphorisée par le motif du désert « des
rails », « des voies ». Pourtant, l’érotisme et le désir de Simon pour Irmgard constituent une
sorte d’arrière-plan fondu dans la description : « Derrière la courtine de wagons, à des
intervalles paresseux, on entendait le coup de tampon d’une rame de marchandise
invisible1533 ». Certes, l’image longiligne des wagons associée à la sonorité récurrente du
martèlement dénote l’atmosphère métallique et bruyante de la gare, mais la polysémie du
substantif « courtine », qui peut aussi désigner le rideau d’un lit, rejaillit sur toute la phrase et
éclaire le « coup de tampon » d’un sens métaphorique plus trivial, doublant la description
ferroviaire d’un sous-entendu sexuel. De plus, la métaphore (« il n’était plus en ce moment que
la petite angoisse nerveuse du train, mais modérée, comme il convient à un omnibus1534 »)
assimile explicitement la psyché simonienne à l’espace ferroviaire, libérant l’écriture du
fantasme. L’entrée du train en gare fait se superposer l’image de la locomotive et l’émotion
érotique : le train-taureau pénètre littéralement la gare : « et soudain, au bout du désert stupéfié,
1527
Carnets du grand chemin, Corti, p. 7.
1528
En ce sens, le motif récurrent de la torche de la raffinerie, comparée (p. 162) à « l’œil d’une maquerelle » et
présent à « l’horizon » depuis le début du récit, peut être lu comme la présence du lecteur, guetteur de signes : au
comparant à connotation licencieuse fait écho l’érotisation du lexique géographique (« croupe ») emprunté au
champ de la morphologie féminine. Au -delà du récit, l’auteur adresse au regard louche du lecteur ces signes à
interpréter.
1529
Michel Murat, L’Enchanteur réticent : essai sur Julien Gracq, op.cit., p. 131.
1530
« La Presqu’île », p. 27.
1531
Patrick Née souligne la proximité de Gracq et de Merleau-Ponty à ce sujet : « On ne saurait manquer d’être
frappé à ce propos par la même pente de l’imaginaire chez Merleau-Ponty : n’évoque-t-il pas lui aussi, une fois
reconnu « un rapport corps-monde », « cette ramification de mon corps et ramification du monde et
correspondance de son dedans et de mon dehors ? », « Julien Gracq, phénoménologue ? », Julien Gracq 2, art.cit.,
p. 176.
1532
« La Presqu’île », p. 37.
1533
Ibid., p. 39.
1534
Ibid.
280
quelque chose se produisit : une petite locomotive noire jaillit comme un toril1535 », et provoque
immédiatement « une petite onde chaleureuse et animée, une espèce de plénitude close, toute
grosse de possible », accompagnée de « jets de vapeur autour de la marquise1536 », scène
qualifiée de « climax1537 » par le narrateur qui confirme ainsi la connotation sexuelle.
Or, si mouvement et érotisme se superposent, Simon est réduit à la posture du voyeur :
Il semble exclu de l’émotion paroxystique de l’arrivée du train : Irmgard n’est pas là.
L’attente de Simon n’est pas comblée : la sexualité reste dans l’en-deçà de la textualité. La suite
de la nouvelle l’intègre comme une sorte de palimpseste. Et de cette déception première, de ce
ratage de la rencontre amoureuse naît toute la dynamique du déplacement. Le transport
amoureux impossible crée le manque, c’est-à-dire l’espace dans lequel se mouvoir et désirer.
La question motrice « Qu’est-ce que je vais faire1539 ? », trouve sa réponse dans la sensation :
Un instant il regarda sans se réveiller encore sa main qui se posait sur la clé de
contact ; le moteur ronronna, une vie sourde et urgente anima soudain la voiture
et il comprit que le point d’orgue mystérieux qui venait de se poser sans règle au
milieu de ses journées était derrière lui : il roulait1540.
L’espace à explorer est donc triple : géographique, il est le paysage changeant de la presqu’île ;
érotique, il est le « scenic railway1541 » des intermittences du désir de Simon ; métalittéraire, il
est l’espace de la fiction.
Difficile par conséquent de ne pas s’essayer à la logique allusive dans laquelle Julien
Gracq se place souvent et de ne pas essayer de lire l’incipit de « La Presqu’île » à l’ombre de
celle de Paul Valéry et de ce qu’en dit Gracq lui-même dans En lisant en écrivant1542. Il est
d’autant plus tentant de poursuivre de cet œil louche de lecteur à l’esprit mal tourné1543 que
1535
Ibid.
1536
Ibid.
1537
Ibid., p.40.
1538
Ibid.
1539
Ibid., p.45.
1540
Ibid.
1541
« La Presqu’île », p. 44.
1542
Certes, si l’on se réfère au tableau chronologique de la production gracquienne de Dominique Perrin, l’écriture
de la « Presqu’île » (début du projet en 1965 et publication en 1970) précède celle de En lisant en écrivant (dont
la rédaction débute en 1973), mais leur contiguïté semble autoriser le rapprochement proposé, Dominique Perrin,
De Louis Poirier à Julien Gracq, Etudes de littérature des XX e et XXIe siècles, dirigées par Didier Alexandre,
Paris, Editions Classiques Garnier, 2009, annexe 2, p. 742-743.
1543
Et, d’autant plus librement encore que Michel Murat, dans les discussions inhérentes au colloque international
Julien Gracq de 1981, reprenant la remarque de son interlocuteur, rappelle que Gracq « prélève « la marquise sortit
à cinq heures » et « le lit de travers », adoptant « cette espèce de regard oblique, qui, redressé avec un regard droit,
s’appelle lire de travers, et comprendre de travers, pratique une sorte de lecture critique « absolument lié[e] au
fragment, à la pratique fragmentaire », Michel Murat, Actes du colloque international Julien Gracq, op.cit., p. 480.
281
Gracq file lui-même la métaphore sexuelle à propos de Valéry pour lui apporter la contradiction
avec l’ironie gourmande et acérée du bretteur au sujet de la fiction :
Les réflexions de Valéry sur la littérature sont celles d’un écrivain chez
qui le plaisir de lecture atteint à son minimum, le souci de vérification
professionnelle à son maximum. Sa frigidité naturelle en la matière fait que,
chaque fois qu’il s’en prend au roman, c’est à la manière d’un gymnasiarque qui
critiquerait le manque d’économie des mouvements du coït : il se formalise d’un
gaspillage d’énergie dont il ne connaît pas les enjeux1544.
La critique qu’il apporte au sujet de l’arbitraire de toute origine du roman ou de toute œuvre
inscrite dans le temps (par opposition aux œuvres dont la forme finale efface le déroulement
temporel de sa création, comme le tableau ou le poème), il semble l’avoir inscrite en
palimpseste de l’incipit même de « La Presqu’île », qui entre singulièrement en résonnance
avec cette réflexion, et ce, d’autant qu’elle intègre l’enceinte de la fiction — à défaut de celle
du roman. Finalement, l’examen auquel il soumet les objections de Valéry au roman — au
nombre de deux « 1) l’arbitraire (« La marquise sortit à cinq heures ») 2) la multiplicité des
variantes possibles « dans le mou » (sic) toutes à peu près vierges de conséquences (« La
comtesse sortit à six heures ») » existe déjà en creux dans l’incipit de « La Presqu’île » sous
une forme narrativisée, comme une sorte d’art poétique secret/secrété par le texte lui-même,
particulièrement virtuose.
Pour Gracq, « ‘la marquise’ est en fait infiniment moins variantable qu’il n’y
paraît1545 » : dans son récit, elle devient un élément fixe du décor de la gare, le mettant à l’abri
de tout lieu commun tout autant que de la coction du soleil. La poursuite du récit gracquien sera
infiniment moins aléatoire que ce que semble envisager Valéry : « beaucoup trop de choses —
en fait tout un aiguillage tonal du récit — sont engagées par ce choix […] pour que le romancier
s’en remette ici au hasard1546 » : Ainsi « l’ombre de la marquise, projetée sur « le désert des
rails » du récit l’aiguille effectivement vers un refus des histoires. Loin de « la suggestion d’une
intrigue galante », la Presqu’île déroule à sa suite et circulairement — on revient à la gare non
pas à cinq heures, mais 19h53 après la tentative de 12h53 — l’histoire d’un renoncement, celui
de Simon, à son désir pour Irmgard auquel sont substitués l’autoérotisation de son errance
automobile et le récit d’une attente. On a vu la lecture « louche » que l’on pouvait faire du
surgissement de la locomotive dans la gare, et du constat du narrateur : « simplement la chose
n’avait pas eu lieu1547 ». Chez Gracq,
1544
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 634. L’analyse de la célèbre phrase se poursuit p. 642-645.
1545
Ibid., p. 642.
1546
Ibid., p. 642-643.
1547
« La Presqu’île », p. 41.
282
immédiates que le texte fait surgir que de certaines valeurs proprement
romanesques dont elles sont ou ne sont pas chargées, et qui ont toutes parties
liées avec la temporalité1548.
L’esprit mal tourné du lecteur l’amène donc, dans une perspective herméneutique là
encore autoérotique — puisqu’elle consiste à recharger la séduction du texte gracquien en le
frottant à un autre— non seulement à pressentir la profondeur, mais aussi à ne pas hésiter à
mettre la main au texte, à l’éprouver1549, quitte à « replier » le texte sur lui-même, un peu comme
« La lettre volée1550 » de Poe nous y invite, et Julien Gracq lui-même qui, non sans provocation,
met ironiquement au défi les critiques d’être « les Dupins infiniment subtils qui exploreront et
baliseront cet itinéraire mental, tout jalonné d’impasses inattendues, tout gauchi par l’influx de
champ magnétiques à mesure déchargés1551 » et qui use de la métaphore de « l’enceinte
fermée1552 » pour définir la spécificité de la fiction. C’est se plier soi-même à un déchiffrement
rétrospectif des signes disséminés dans l’œuvre.
En fait, si dans toute lecture l’esprit du lecteur anticipe sur le texte, si le point
focal de son attention se porte toujours un peu, et souvent beaucoup, au-delà des mots
que l’œil enregistre, il n’y a pas de doute que ce décalage vers l’avenir atteint son
minimum dans la lecture d’un poème […] son maximum dans la lecture d’un roman
[…]1553
Et le surplus, pour le lecteur herméneute, sera bien de l’ordre du plaisir et de la jubilation, que
Gracq exprime par la métaphore du comble nourricier :
le plaisir, exceptionnel dans le roman, que donne à la lecture Guerre et Paix, est peut-
être ce qui se rapproche le plus d’une manducation comblante et nourrissante, qui se
suffit à elle-même d’instant en instant sans presque anticiper1554.
Autant dire que l’herméneutique constitue une forme de plaisir pour le lecteur, capable de
ressentir cette capacité de charge et de décharge d’« énergie cinétique1555 » du texte littéraire.
1548
Ibid., p. 643.
1549
Dans Lettrines 2, Julien Gracq, qui rappelle à quel point « tout roman est à jamais un ensemble » et par
conséquent au moins en partie, figé, « déroulant son identique tempo de boîte à musique du premier mot jusqu’au
dernier, et faisant tourner, […] le même manège de petits chevaux dans une bouteille de sauternes, avec les mêmes
incidents de course et le même inévitable vainqueur », souligne le rôle vital et régénérant du lecteur : « Et pourtant,
d’une certaine manière, cela vit ! et même à l’occasion peut revivre : quelle humilité pour le créateur ! quel génie
chez le lecteur ! », O.C. II, p. 318.
1550
Dans la nouvelle, la lettre volée qui est pliée et non insérée dans une enveloppe, pour être cachée est
littéralement retournée sur elle-même, d’où l’invention par Lacan de l’image du gant retourné.
1551
Lettrines, O.C. II, p. 152.
1552
Lettrines 2, O.C. II, p. 329.
1553
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 644.
1554
Ibid.
1555
Ibid., p. 643.
283
C. La jouissance herméneutique est présentée comme une jouissance autoérotique.
Dès que moi, interprète, je parle sur le désir du texte et que ma parole
satisfait un désir (le mien, de critique, et/ou celui de mon lecteur qui est devenu
colecteur de notre texte commun), que je sois ou non dans ce que l’on est toujours
enclin à nommer « la » vérité et qui ne naît que d’un consensus aléatoire, ma
lecture est recevable. Ce qui ne signifie pas, insistons-y, que j’aie livré pieds et
poings liés « le sens inconscient du texte » : simplement que j’ai pu greffer
l’activité de mon inconscient sur celle (inconsciente) du texte […]1556.
1556
Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, Quadrige/PUF, 2002, p. 77.
1557
Séduire : égarer, induire en erreur, attirer irrésistiblement, TLF.
1558
: « La Route », p. 9, « pays confus », 13, « solitudes confuses », 15, « les songes vagues et envahissants du
grand chemin », [par opposition, « netteté de ruban bien coupé », 15], 17, « avec ses masses confuses et
brouillées », « en strates confuses ».
1559
Plaisir commun à la lecture et à la contemplation du paysage que rappelle Pascal Quignard : « Non plus à
l’intérieur de la lecture, mais à l’intérieur de la nature, il y a une extase au sein de la contemplation (theôria) où le
corps jusque-là personnel devient un morceau de ce qu’il contemple », Mourir de penser, op.cit., p. 181.
1560
Éric Benoit, « Tentative d’élaboration d’une notion impensée (six approches théoriques avec contrepoints
littéraires) », Modernités 39, Littérature et jubilation, textes réunis et présentés par Eric Benoit, Presses
universitaires de Bordeaux, septembre 2015, p. 5-61.
284
1. Entre perte …
1561
« Ouvrant le chemin sans retour par où le lecteur s’abîme dans le livre, elle nous dit que toute lecture conduit
à sa perte, mais qu’elle peut prétendre y aller « les yeux ouverts », Michel Murat, Le Rivage des Syrtes de Julien
Gracq. Etude de style I. Le Roman des noms propres, op.cit., p. 199.
1562
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 23.
1563
Christelle Defaye, « L’étrange, l’inquiétante route gracquienne : une impossible voie(x) » est paru dans
Modernités 35, Aporie, paradoxe et autocontradiction. Une écriture de l’impossible, Presses universitaires de
Bordeaux, 2013, p. 213-231.
1564
« La Route », p. 10.
1565
Ibid., p. 16
1566
Ibid., p. 9.
1567
Ibid., p. 12.
285
(avec « nous atteignîmes l’entrée du Perré ») et comme limitée : elle part des « Marches » (le
terme qui connote l’idée de frontière) jusqu’à « la Montagne cernée et lointaine » : ni d’un côté,
ni de l’autre, elle ne semble ouvrir vers une quelconque issue. La via rupta, qui ouvre un passage
est mise en doute : « on luttait difficilement contre l’impression qu’elle allait d’un instant à
l’autre finir en impasse1568 ». L’idée de coupure lui est associée de façon récurrente : « Ruban
bien coupé1569 », elle est aussi « coupée d’éboulis, disloquée par les glissements de terrain1570 »,
« la Route coupée où il ne passe plus personne1571 ». Qui plus est, elle est associée à la perte (à
six reprises, elle est « ce chemin perdu1572 », « cette voie forestière perdue1573 »), à la
disparition, comme « désincarnée1574 », à l’effacement (« route fossile1575 »), au tarissement, à
la fragmentation. Non seulement elle est une voie qui ne mène à rien, mais elle est aussi
menacée de disparition, « dernière ligne de vie, vingt fois tronçonnée et ressoudée1576 ». Elle
est aussi présentée comme impossible par nature extrême et singulière. Elle n’est pas « une »
route, simple exemple parmi d’autres matérialisant un possible, mais plutôt une sorte d’absolu :
à la fois éloignée, exceptionnelle, ultime, comble, comme « poussée à bout ». En effet, elle
revêt dès les premières lignes une dimension mythique avec les asémanthèmes (noms communs
devenus noms propres) « « Crête », « Perré », « Marches », la métaphore de « la dernière ligne
de vie », son éloignement mnésique (« si je me souviens bien ») et géographique (« la Montagne
cernée et lointaine »).
De plus, la perte du sens pour le lecteur est accentuée par la richesse et la diversité de
ses désignations métaphoriques qui opèrent un véritable brouillage de sa nature : dès les
premières lignes, l’usage des pronoms alternativement masculins et féminins la rend
insaisissable1577. Ce brouillage est donc la conséquence d’une surcaractérisation de la route, de
laquelle le lecteur pourrait attendre de la précision ; au contraire, la richesse des caractérisations
1568
Ibid., p. 16.
1569
Ibid., p. 15.
1570
Ibid.
1571
Ibid., p. 31.
1572
Ibid., p.16.
1573
Ibid.
1574
Ibid., p. 12.
1575
Ibid., p. 11.
1576
Ibid., p. 9.
1577
Dans En lisant en écrivant, O.C. II, p. 254-255, Gracq avoue qu’il ne se soucie « guère (…) du certificat d’état
civil, au sens étroitement grammatical, qu’on exige du pronom personnel il ou elle ». Cet usage ambigu des
pronoms personnels il ou elle pour désigner le même référent de la route s’applique tout au long de l’œuvre et
s’accompagne, par exemple au paragraphe 2, d’une alternance entre désignations masculines et féminines :
« L’étrange- l’inquiétante route ! le seul grand chemin que j’aie jamais suivi, dont le serpentement, quand
bien même tout s’effacerait autour de lui de ses rencontres et de ses dangers – de ses taillis crépusculaires et de sa
peur – creuserait encore sa trace dans ma mémoire comme un rai de diamant sur une vitre. On s’engageait dans
celui-là comme on s’embarque sur la mer. A travers trois cents lieues de pays confus, courant seul, sans nœuds,
sans attaches, un mince fil étiré, blanchi de soleil, pourri de feuilles mortes, il déroule dans mon souvenir la
traînée phosphorescente d’un sentier où le pied tâtonne entre les herbes par une nuit de lune, comme si, entre ses
berges de nuit, je l’avais suivi d’un bout à l’autre à travers un interminable bois noir ».
286
semble davantage facteur de trouble, au point que la Route devient « méconnaissable1578 » et
souvent oxymorique. Elle est donc via rupta à double titre : « La route n’est pas seulement la
« voie frayée » qui éparpille dans le texte les traces même de son « frayage » : VIA RUPTA,
c’est aussi « la voie coupée », le sens amputé de son devenir1579 ». Ainsi, la Route est une œuvre
qui écrit sa propre abolition en même temps que l’errance promise à son lecteur.
La femme tressaille plus vite que l’homme à ce qu’il passe d’emportant dans
certains souffles qui se lèvent sur la terre, mais la ténèbre de son corps lui pèse,
et il arrive que par impatience de ce qu’il empêche en elle de tout à fait lucide,
elle le donne comme on coupe par le chemin le plus court1580
1578
« La Route », p. 15.
1579
Muriel Santamaria, « Poétique de la phrase dans La Route de Julien Gracq », Littérature n°20, printemps 1989,
p. 141-162.
1580
« La Route », p.30.
1581
Ibid., p. 31.
287
L’italique et l’usage abondant de signes graphiques (tiret, virgule, deux points,
parenthèses) ouvre une dimension de signification supplémentaire, pourtant en quelque sorte
absente du texte, mais aussi un « effet d’enchevêtrement ». Ce sens présent-absent, en creux,
est à élaborer par le lecteur herméneute1582, livré à son propre cheminement textuel, entre perte
et ressaisie. Il doit donc se confronter à l’impression de trouble, de louche qui émane du texte,
proche de la syncope et soutenir, comme on soutient un regard, la présence d’indicible, d’un
inter-dit. Car la Route, motif de la perte et de l’impasse, semble parfois trouver une issue dans
son absence même d’issue, du sens dans son absence de sens, dans le « retour vers la
sauvagerie ». Le texte, qui pousse à son paroxysme le malaise lectoral, comme « un malaise
physique, à la fois diffus et violent1583 », maintient aussi une relative linéarité de la route1584,
toute discontinue soit-elle, et par conséquent, en le rassurant, s’assure de la continuité de
présence du lecteur, jouant de « la confiance quand même » si chère à Gracq.
2. Et ressaisie.
1582
Bernard Vouilloux, « Du récit au fragment », La Littérature habitable, p. 81-88 ; 86-87 : « c’est ce que fait
notamment l’italique, qui a précisément pour fonction de biseauter le mot, d’en cliver les bords et de lui façonner
ainsi ce profil oblique par quoi le sens de la phrase, soudain, se démultiplie. Le texte ne « prend » pas, (ne se fige
pas) –il se déporte indéfiniment : il n’y a pas de butée, de sens ultime où le Sens se récupèrerait, mais vertige
(vortex), tourniquet d’un nombre fini de sens se chassant l’un l’autre. L’italique se reverse sur le texte et rend son
sens réversible (ce qu’il signifie et sa linéarité) : le principe d’incertitude frappe le sens d’aporie. D’autres signes
encore viennent discrètement convulser l’écriture, l’inquiéter : les tirets, qui « suspendent la constriction
syntaxique, obligent la phrase à cesser un instant de tendre les rênes » (En lisant en écrivant, O.C. II, p. 735), ou
les deux points, qui « marquent la place d’un mini-effondrement dans le discours (Ibid., p. 737), l’élision des
« particules conjonctives » (Lettrines 2, O.C. II, p. 318) laissant trace d’un menu court-circuit » (En lisant en
écrivant, O.C. II, p. 737). Des formules comme « je ne sais quel », des verbes modalisateurs (sembler, paraître
…) introduisent pareillement une marge d’incertitude. »
1583
« La Route », p. 21.
1584
« et la Route indéfiniment s’enfonçait, amicale et vaguement fée, filtrant à travers le sous-bois sa lumière
calme et rassurante d’éclaircie, pas à pas écartant devant nous comme une main le rideau des branches », Ibid.,
p. 16-17.
1585
« La Route », p. 13.
288
détourne, se joue d’eux et dé-joue la « grille » de lecture — des codes. Elle « raconte »
indirectement la « catastrophe » par sa nature de ruine, de « fossile » médiatisée par le souvenir
plus ou moins effacé, non pas par le récit, mais par la description. Dans cette sorte d’espace-
temps mythique indépendant de toute référence, la fiction anhistorique, qui a cependant toutes
les caractéristiques d’un temps d’après la guerre, d’après la civilisation, contient en creux la
« hantise de l’Histoire » : si la fiction était située dans l’histoire, quelque chose pourrait être
racontée. L’histoire est donc finie, abolie, dans ce texte. De même, le lieu est un non-lieu : si la
route est le lieu principal de l’œuvre, elle s’apparente plus à une frontière, un entre-deux ; si le
lieu est le paysage, il se définit négativement et par rapport à la route : il est ce qu’elle n’est
pas. Le récit n’a pas de décor au sens traditionnel. Il n’est qu’une abstraction, une hypothèse
permettant l’existence de la Route. D’ailleurs, pourquoi y aurait-il un décor ? L’espace se
confond avec le sujet du récit : la route magnétise, conditionne tout ce qui n’est pas elle. Ainsi,
les abords de la Route sont essentiellement désignés par des substantifs qui posent un espace,
une abstraction, plus qu’un lieu : « pays », « campagnes », « gorges », « forêt », « contrée »
associés très souvent au motif de la confusion. Cet espace n’a pas d’existence propre ; il semble
n’être qu’une émanation de la route, son corollaire1586 : Enfin, ce récit ne raconte rien si ce n’est
un souvenir, qui « emprisonne ‘La Route’1587» ; le mode itératif domine et raconte un voyage
sur la route qui mène du « Royaume » à « la Montagne », la ville fortifiée. L’événement, qui
souvent érotise le temps fictionnel en se situant hors texte dans un au-delà de la diégèse, semble
ici placé dans un en-deçà1588.
L’étrange – l’inquiétante route ! le seul grand chemin que j’aie jamais suivi, dont
le serpentement, quand bien même tout s’effacerait autour de lui de ses
rencontres et de ses dangers – de ses taillis crépusculaires et de sa peur- creuserait
encore sa trace dans ma mémoire comme un rai de diamant sur une vitre1589.
1586
Il est en effet présenté comme son prolongement ou sa déclinaison : « le long de la route », « La Route », p. 18,
« les signes d’activité ancienne qui jalonnaient encore la route – parcelles encloses, bergeries, moulins, villages
abandonnés », ibid., p. 22. Même les lieux suffisamment lointains pour lui échapper n’existent que par référence
à elle : « c’était toujours très au large de la Route, parfois à des lieues », ibid.
1587
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 730.
1588
En-deçà que l’on connaît mieux, depuis la publication posthume, en 2014, des Terres du couchant, fiction dont
la route est extraite.
1589
« La Route », p. 9.
289
1974 à 1990. La marche métaphorise l’écriture, la route révèle le corps de l’œuvre : le « je » du
narrateur anonyme, chargé de l’ambiguïté de l’italique tout proche, se colore singulièrement
d’une nuance autobiographique, d’autant que les connotations de danger et d’angoisse font
signe du côté de l’enjeu de l’écriture et que la comparaison du rai de diamant ne manque pas
de faire écho au surréalisme. La suite de la description confirme l’autoréférentialité de la Route :
Le pronom personnel masculin reprend non pas la route mais « le grand chemin »,
métaphore de l’écriture gracquienne, et la suite de la phrase renforce sa charge symbolique :
« il commençait bizarrement » semble commenter l’incipit-même auquel appartient la phrase,
ce début de fragment de roman, comparé à « ces fragments de chaussée romaine qui
commencent et finissent sans qu’on sache pourquoi au milieu d’un champ » renvoyant
spéculairement à la genèse et à la nature même du texte et ce, d’autant plus que l’image de « la
règle qu’on laisserait tomber sur l’échiquier » est déjà présente dans Un beau Ténébreux, dans
une symbolique métatextuelle. La Route, comme motif thématique et autoréférentiel semble
ainsi doublement chargée de la dynamique du texte ; et en effet, elle est qualifiée de
« suggestion encore vivante de direction1591 », l’italique paraissant ouvrir à une dimension plus
profonde du texte, mais comme perdue sans l’intervention herméneutique du lecteur. La
présence « en sourdine » de l’écriture s’enrichit de l’image de la « ligne », du fil, de la trace, du
« ruban » ou encore du « coup d’ongle1592 ». La Route, à première vue, ouvre un passage au
sens, grâce à sa nature de « sillage éveillé (..) où on respirait comme nulle part1593 », de « ligne
de vie1594 », mais comme trace à saisir, à lire, à parcourir. Le texte n’existe pas sans la
médiatisation du lecteur qui s’en saisit presque physiquement, jusqu’à « ouïr le sens » et, par
antanaclase, entendre la voix gracquienne dans la voie de la fiction. Car si cette voie existe,
c’est essentiellement via la voix de l’instance narratrice, avec laquelle elle se superpose, la
seconde narrant son parcours et donnant à la route sa direction : cette dépendance élocutoire et
mémorielle de l’une à l’autre amène sinon à les confondre, du moins à les associer, d’autant
que le motif de la route et du déplacement (« pente de la rêverie » que l’on retrouve par exemple
dans La Presqu’île, récit placé à la suite de « La Route » dans le même volume) a une valeur
fréquemment métatextuelle chez Gracq.
1590
Ibid., p. 10.
1591
Ibid., p. 12.
1592
Ibid., p. 15.
1593
Ibid., p. 27.
1594
Ibid., p. 9.
290
Ainsi, le narrateur-personnage apparaît comme un double du lecteur, grâce à
l’amplification de « je » par le « nous ». Sa condition de voyeur au regard « louche » est
transférée au lecteur, dont le rapport au texte est par là-même érotisé. La séduction exercée sur
le lecteur l’amène à se perdre, puis à « se frayer un chemin », tout comme la voix narratrice qui
prend en charge le récit rétrospectif. Le lecteur co-it, devient compagnon et par là est invité à
décrypter le fil scriptural de « La Route », à suivre le fil de la route, mais aussi à partager les
angoisses et les errances du texte. La voie rejoint la voix par la médiatisation du lecteur.
291
Chapitre II La « cochonnerie de l’écriture »
Tout volume mis dans le circuit semble être le lieu d’une émanation sui generis qui
guide vers lui en aveugle, toutes antennes alertées, un certain public et en écarte un autre,
par l’effet d’une étrange sexualité littéraire1597
L’écriture est doublement une cochonnerie : elle est érotisée d’une part, et constitue une
sorte de rebut, d’autre part. Dans Lettrines, Préférences ou En lisant en écrivant, nombreuses
sont les métaphores érotiques1598 qui émaillent le discours gracquien sur la littérature et les
rapports qu’auteurs et lecteurs entretiennent avec elle.
1595
Si le texte fictionnel est troué par la béance, l’œuvre autographique, fragmentaire, l’est aussi comme répondant
au vœu de Roland Barthes : « Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins
d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des
« biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la
façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée, en somme, comme
Proust a su écrire la sienne dans son œuvre, ou encore un film, à l’ancienne manière, duquel toute parole est absente
et dont le flot d’images (ce flumen oratonis en quoi consiste peut-être la « cochonnerie » de l’écriture ») est
entrecoupé, à la façon de hoquets salutaires, par le noir à peine écrit de l’intertitre, l’irruption désinvolte d’un autre
signifiant » , dans Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p. 14,. Cette citation est donnée en exergue de son essai consacré
à l’œuvre autobiographique de Gracq, par Bernard Vouilloux, preuve de son importance et de sa validité pour
notre auteur, Gracq autographe, Paris, Corti, 1989, p.7,
1596
L’analogie est déjà présente dans la pensée d’André Breton : « Je n’ai jamais pu m’empêcher d’établir une
relation entre cette sensation [l’émotion esthétique] et celle du plaisir érotique et ne découvre entre elles que des
différences de degrés », André Breton, L’Amour fou, O.C. II, p. 678.
1597
Carnets du Grand chemin, O.C. II, p. 1081.
1598
Julien Gracq souligne ainsi l’exigence en poésie d’une générosité « quasi sexuelle » évalue le travail fictionnel
en termes de « dépense » et de « perte », évoque les rapports « sournois et crapuleux » du littérateur avec certaines
œuvres de pairs : « Catégories inavouables, presque épidermiques, qui sont le propre de la main à la plume, qui
sont un peu ce que l’envie de coucher est à l’amour, et qui ne sont pas faites pour simplifier les rapports sournois
et parfois un peu crapuleux que le littérateur entretient avec la littérature », En lisant en écrivant, Corti, p. 173.
292
A. La dérobade érotique.
Il y a plus important : de même que dans la fiction de Poe, toute l’intrigue repose sur
une lettre volée, ou plus précisément déplacée, dérobée1604, (comme il existe des portes
dérobées), la fiction gracquienne ravit l’écriture de la sexualité : cette lettre, c’est le sexuel,
1599
Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, 1856, texte traduit par Charles Baudelaire, Paris, 1869.
1600
Gracq fait part de son admiration pour l’auteur américain dans Lettrines, O. C. II, p. 149 : « Faut-il admettre
que les vibrations propres à Poe sont émises dans une sorte d’infra-rouge ou d’ultra-violet de cette langue –
imperceptibles aux indigènes, perçues par les seuls yeux sauvages, moins entraînés mais plus perçants -, comme
l’animal capte les sons émis par les instruments que nous avons fabriqués et pourtant inaudibles pour nous ? »,
mais aussi dans ses fictions, en particulier dans Un Balcon en forêt, p. 10 : « C’est un train pour le domaine
d’Arnheim, pensa l’aspirant, grand lecteur de Poe, et allumant une cigarette, il renversa la tête contre le capiton de
serge pour suivre du regard très au-dessus de lui la crête des falaises chevelues qui se profilaient en gloire contre
le soleil bas ». On peut aussi voir une sorte d’hommage ou de clin d’œil à Edgar Allan Poe dans la dénomination
du personnage principal d’Un beau Ténébreux. Enfin, l’œuvre de Poe est l’intertexte explicite des Eaux étroites, :
« Je parle d’Edgar Poe, et voici qu’il ne va plus guère me quitter tout au long de cette excursion tant de fois
recommencée », Les Eaux étroites, O.C. II, p. 531.
1601
Au Château d’Argol, p. 35.
1602
Il faut noter la très probable ironie de Gracq, qui semble souligner à plaisir le manque de la petite phrase,
« agaçante comme une clé perdue », lui qui met en garde les critiques qui cherchent à modeler son œuvre en
« forme de serrure » : « il ne s’agissait » effectivement « pas d’une faute d’impression », mais d’un clin d’œil tout
à fait conscient de son auteur à tout lecteur qui aurait la tentation d’envisager la grille psychanalytique.
1603
Sylvie Guichard établit un rapprochement avec la Lettre volée de Poe : « Comme dans la Lettre volée, [l’]
absence [de certaines informations] est d’autant moins remarquée qu’elle est flagrante », « Le Roi Cophetua. La
lecture comme tentative de fuite », L’information littéraire 2007/3, p ; 15.
1604
Je renvoie à la virtuose analyse de Lacan sur l’étymologie de « purloined », Ecrits, « Le séminaire sur la lettre
volée », Paris, Seuil, collection « Le Champ freudien », 1966, p. 29.
293
soustrait à la chambre1605, dissimulé dans l’espace du texte1606, dans un rapport étrange avec le
lieu : alors qu’on peut le croire nulle part, il est toujours au même endroit, au centre du texte
gracquien, mais comme retourné (présent métaphoriquement, par exemple)1607 et partout.
Déplacement qui montre, d’après Lacan, son rapport au symbolique. La sexualité comme thème
serait une sorte de figuration de la lettre. Autrement dit, non seulement la sexualité est, chez
Gracq, une métaphore de l’écriture, mais on peut la considérer aussi comme équivalent de la
lettre1608 chez Poe, c’est-à-dire phallus1609, indivisible malgré les morcellements de son corps
dans l’œuvre, selon la lecture lacanienne, disséminé et perdu, selon Jacques Derrida1610.
1605
Les motifs de la chambre vide, cage vide, chambre noire sont très riches dans l’œuvre gracquienne.
1606
« L’espace, il semble bien faire partie de l’inconscient — structuré comme un langage », Lacan, Le Séminaire,
livre XX, « Encore », Paris, Seuil, collection « Le champ freudien », 1977, p. 122.
1607
« Seul le génie de la structuration du poétique pouvait savoir que les deux extrêmes de son espace se touchent :
l’extérieur le plus lointain et l’intérieur le plus intime », Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose, Paris,
Gallimard, collection « Bibliothèque des idées », 2009, p. 207-212.
1608
Ce rapprochement me semble aussi en cohérence avec la nouvelle de Poe, puisque le drame prend bien une
coloration sexuelle : si l’affaire est embarrassante pour la reine, c’est très probablement parce qu’il s’agit d’une
lettre compromettante (trahison du mari, lettre d’un amant).
1609
« Phallus : Chez Lacan, signifiant du manque, marquant pour le sujet l’impossibilité du rapport sexuel et
constituant la condition structurale du désir pour un sujet », TLF.
1610
Jacques Derrida, La Dissémination, op.cit.
1611
Véronique Avignon, « ‘La main de l’escamoteur’ : le dynamisme des signes dans Un Balcon en forêt de Julien
Gracq », Littératures n°32, printemps 1995, p. 137-152.
L’expression du titre « la main de l’escamoteur », empruntée à En lisant en écrivant, est mise en résonance avec
l’affirmation gracquienne selon laquelle « tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe », En lisant en
écrivant, O.C. II, p. 638. A partir de ce constat, l’auteur de l’article étudie le signe dans Un Balcon en Forêt, à la
fois comme motif diégétique et comme incitation à la lecture symbolique de l’œuvre. La première partie montre
en quoi Grange est une figure de lecteur, non seulement de livres et de journaux mais surtout du paysage et du
monde. A travers l’étude de la métaphore de la couvée et de celle de « l’oreille tendue », l’auteur met en évidence
une « maïeutique des signes », une dynamique qui, via un effort de déchiffrement, mène à l’événement, c’est-à-
dire au dénouement.
Le texte et plus particulièrement le personnage de Grange, apparaît comme une sorte de miroir, de mise en abyme
de la nécessaire démarche herméneutique du lecteur, à laquelle s’attache la deuxième partie de l’article.
294
Il la met aussi souvent en abyme : son personnage-voyeur, double fictionnel du lecteur, arrive
à sa « lettre volée » à sa manière et à son niveau, c’est-à-dire à l’Evénement qui troue le texte,
souvent présent, mais retourné, comme la lettre chez Poe. En effet, le sexe et la mort
constitueraient une sorte de biface, de recto/verso, comme dans l’image du gant retourné
employée dans « La lettre volée », l’un touchant à l’autre, l’un menant à l’autre1612. Le sexe-
texte, letter-litter, serait donc le reste-rebut laissé par Gracq à l’Autre qu’est le lecteur, reste
vide et énigmatique.
Pour y faire face, (comme on le dirait de la Méduse) le lecteur gracquien est-il condamné
à avoir « l’esprit mal tourné », lui qui semble toujours plus ou moins mis en « échec et mate »
par l’auteur1613 ? Cette réflexivité du texte littéraire est livrée à notre sagacité herméneutique
dans un passage étonnant d’Un beau Ténébreux1614 qui constitue une sorte de réécriture de « la
lettre volée », mais en partie inversée et emblématique du rapport auteur/lecteur que l’on vient
d’étudier : Gérard — figure d’écrivain — lit en cachette et en l’absence de son destinataire une
lettre trouvée par hasard sur une table de jeu dans la chambre d’Allan, cédant à la curiosité,
dans l’espoir probable de déchiffrer l’énigme du personnage — et de détenir un pouvoir, une
forme de puissance sur le groupe de l’hôtel des Vagues — les « happy few » gracquiens, comme
aimantés par l’enjeu de l’œuvre ? — et sur la narration — et la repose aussitôt, dans le même
espace, mais pas tout à fait à la même place : « Pour faire place nette à Jacques1615, j’enlevai la
lettre du guéridon — elle me brûlait les doigts : dans ma hâte à m’en débarrasser, je la posai
gauchement1616 sur le lit1617 ». Même enjeu supposé sexuel de la lettre : chez Poe, la lettre, volée
dans le boudoir royal, lieu de l’intimité, est peut-être celle d’un amant de la reine ; chez Gracq,
« l’adresse était d’une longue écriture de femme, élégante et impérieuse », le narrateur la
D’après Véronique Avignon, le signe fonctionne selon un double mouvement analeptique et cataleptique, le sens
étant issu d’un déchiffrement rétrospectif des signes (qui sonne comme une incitation à la relecture) : il s’agit pour
le lecteur-herméneute de « replier le texte » pour comprendre la fonction prophétique des signes. La démonstration
est faite à partir des rêves prophétiques de Grange et du « personnage-signe » qu’est Mona (monere= avertir), qui,
en lien permanent avec la guerre, annonce l’issue tragique du roman (image de la guêpe, scène de luge,
maison/fortin …). La lecture de l’œuvre de Gracq consiste donc davantage en un « repli » des signes (pour les
faire coïncider) qu’en une explication.
1612
Lise Frenkel rapproche à l’instar de Jean-Pierre Richard jouissance et instinct de mort : « La mort s’y donne
concrètement comme équivalent, ou si l’on préfère, comme le plein accomplissement de la chute-jouissance. Jouir,
c’est se détruire », dans « Le vivant et le figé. Dialectique d’Eros et de Thanatos dans Un Balcon en forêt », Julien
Gracq, Fragments d’un visage scriptural, Roman 20-50, art.cit., p. 136.
1613
« ‘Suggestions profondes, presque hypnotiques,’, ‘vide fascinant’, si le sujet de l’écriture se définit par son
ellipse, celle-ci est aussi (surtout ?) un pouvoir. Le pouvoir sur ou de l’autre, toujours vécu par les personnages
sur le mode magique, et donc d’ordre fantasmatique, est un élément essentiel de la thématique gracquienne », E.
Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p. 170-171.
1614
Un beau Ténébreux, p. 152-155.
1615
Ironie du hasard onomastique !
1616
Jacques Lacan traduit to purloin par « mise à gauche » : « il ne veut pas dire au loin, mais au long de ; il s’agit
donc de mettre de côté, ou, pour recourir à une locution familière qui joue sur les deux sens, de : mettre à gauche »,
« Le Séminaire sur la Lettre volée », Écrits, op. cit., p. 29.
1617
Un beau Ténébreux, p. 153.
295
suppose de Dolorès et ne peut s’empêcher de la déposer sur le lit plutôt qu’à sa place initiale et
ce, sans prendre le temps de la lire, tout saisi qu’il est d’une défaillance que lui-même ne
s’explique pas. Deux éléments attirent notre attention : l’insistance du narrateur-personnage sur
la « panique inconjurable » ressentie dans la chambre d’Allan, « crainte qu’Allan revînt et ne
nous surprît — ne me surprît dans sa chambre » :
Son insistance sur la vacuité de la pièce est aussi l’indice de sa dimensions symbolique
de chambre vide1619, dans laquelle s’exprime « l’appel irrésistible du vide qui le cerne, qui
s’offre…1620 » Cette lettre, au centre de la pièce, semble concentrer, appeler autour d’elle
quelque chose qui rend la présence de l’autre — Gérard, en l’occurrence — intrusive,
transgressive, tant elle subsume le secret d’Allan, secret si puissant qu’il fait se sentir perdu qui
s’en approche de trop près1621. Comme dans « la lettre volée », le personnage qui la détient,
même provisoirement, est comme détourné, ravi de lui-même1622, possédé1623 :
« Qu’elle [la lettre] soit en souffrance1625, et c’est eux qui vont en pâtir », conclurait
Lacan, jouant sur la polysémie de purloined. Loin de cacher la lettre, Gérard s’en fait le relais
auprès d’Allan, prolongeant ainsi le geste et le mot de son auteur, dont on pressent l’identité en
1618
Ibid., p. 155.
1619
Un beau Ténébreux, p.150 : « dès la porte ouverte, j’avais eu l’impression d’une pièce singulièrement vaste,
et rien pourtant dans les dimensions, grandioses, certes, mais non démesurées, de la chambre ne semblait à la
réflexion me justifier » ; « de quelle urgence singulière pouvait témoigner cette lettre tombée au milieu du vide,
du silence de cette chambre ? », ibid., p. 153.
1620
Ibid., p. 152.
1621
« enfin j’allais me remettre lorsque du coin de l’œil j’aperçus la lettre, et brusquement je me sentis perdu, —
je sentis que j’allais me perdre », Ibid., p. 154.
1622
Ibid., p. 155-156 : « Dans mon désarroi, je cherche encore à comprendre ce qui dans cette chambre a pu me
causer hier cette impression lugubre, cette panique. Je ne vois rien. C’était une chambre comme une autre. C’était
une chambre tout à fait rassurante. Dès son entrée, le geste d’Allan, ce geste d’accueil bénin, casuel (à peine eut-
il une imperceptible seconde d’hésitation), semblait me dire : ‘mais il n’y a rien à chercher ici’ ». Je souligne.
1623
J. Lacan, « Le Séminaire sur la Lette volée », Écrits, op.cit., p. 30 : « A tomber en possession de la lettre, —
admirable ambiguïté du langage, — c’est son sens qui les possède. […]
1624
Un beau Ténébreux, p. 155.
1625
Il n’est d’ailleurs par anodin que le personnage se nomme Dolorès.
296
même temps que les personnages1626, Dolorès : « c’est le rôle de la Reine dont il lui faut se
revêtir, et jusqu’aux attributs de la femme et de l’ombre ». Si la lettre lui brûle les doigts, c’est
bien qu’elle est parée des mêmes signes que le féminin, ce que Lacan nomme dans son analyse
« noli me tangere1627 » ; elle est un signifiant du désir. Pour finir, cette lettre est comme
prolongée (purloined), détournée, déplacée dans un détail de la pièce : « sur le bureau d’Allan,
un calendrier à minces feuillets amovibles d’ivoire portait bien en évidence la date : 8
octobre1628 ». Contrairement à la « lettre volée », celle destinée à Allan n’est pas cachée, mais
plutôt présente absente et arrive à destination, comme le roman, tout entier tendu vers la
dernière phrase : « De nouveau il entendit la porte s’ouvrir, et, calme, du fond de la chambre, il
vit venir à lui sa dernière heure1629 ». Gérard, quant à lui, s’est effacé, mis à couvert, après une
dernière conversation avec Allan et ne prend pas en charge la dernière partie du récit, menée
par un narrateur anonyme et extradiégétique.
Un dernier détail peut permettre de prolonger la réflexion : une autre lettre peut sembler,
dans sa symbolique, retourner celle adressée à Allan ; il s’agit de la lettre qu’Irène écrit à la
mère de Christel afin qu’elle « vienne mettre un peu d’ordre dans une aventure sans issue1630 ».
Allan lui a révélé quelques minutes auparavant que « son air de Werther perpétuel » n’avait
rien d’une « mascarade », comme elle semblait le penser. Que signifie une telle réaction, de
l’ordre de la vengeance1631 ? De même que le ministre D., puis Dupin volent /détournent la
lettre adressée à la Reine, Irène, à qui Allan a donné accès à la « lettre » en lui révélant son
secret malgré elle, se venge de savoir en ré-adressant ce signifié à un autre :
De son pas retrouvé de bête noble, une lueur dangereuse dans les yeux,
Irène va faire la lumière dans la pièce noire, et, soudain délivrée, dénouée,
résolue, comme un nageur qui se jette à l’eau oublie comment l’instant d’avant
il pouvait marcher, calculante et froide, un cruel sourire sur les lèvres, commence
à écrire une lettre1632.
Contrairement à Gérard, elle ne voulait pas être sortie de son ignorance : « Je n’ai rien
entendu. Je ne veux pas avoir entendu ». Ré-adresser le signifié lui permet de « faire la
lumière », de ne plus être aveuglée par le ça-voir. Juste après elle recouvre sa perspicacité :
1626
Et dont le lecteur a confirmation p. 195 : « 24 août. Dolorès est de retour. C’est elle qu’annonçait cette lettre ».
1627
Jacques Lacan, « Le Séminaire sur la Lettre volée », Écrits, op.cit., p. 31.
1628
Un beau Ténébreux., p. 156.
1629
Ibid., p. 257.
1630
Ibid., p. 228.
1631
C’est ainsi que l’on peut interpréter et son « cruel sourire sur les lèvres » lorsqu’elle écrit et la réaction
scandalisée et méprisante d’Henri (« il la fusilla d’un regard furieux, narquois, insoutenable », Un beau Ténébreux,
p. 228) à son encontre lorsqu’il apprend qu’elle est responsable de la venue de la mère.
1632
Un beau Ténébreux, p.226.
297
« Folle ? allons donc. Je vois clair. Je vois clair dans tes yeux1633 ». Auparavant, Gérard,
rapportant des propos désobligeants d’Irène envers Allan et Christel, réaffirme en même temps
le pouvoir aveuglant du Beau Ténébreux. Enfin, un commentaire de Gérard sur la lettre qu’il a
reçue auparavant de Grégory semble en éclairer la fonction :
1633
Ibid., p. 227.
1634
Ibid., p. 162.
298
Enea Balmas « à mi-chemin entre le solide et le fluide, entre la forme achevée et
le mouvement1635 ».
Le rapport à l’Autre que l’œuvre met en abyme se retrouve entre les deux instances
auteur/lecteur, avec la même ambiguïté entre attraction et répulsion. Julien Gracq la considère
à la fois comme nécessaire et réciproque et pourtant à bien des égards, inégalitaire et
éminemment complexe :
Rien de plus ambigu et de plus complexe, rien peut-être de moins exploré, que la
relation d’attitude réciproque qui s’établit — en général dès les premières phrases —
entre l’écrivain et le lecteur […]1636
Conçu comme une rencontre incarnée et ritualisé par « un cérémonial mêlé d’humeur et de
politesse, cérémonial destiné à ne plus varier jamais1637 », le rapport entre auteur et lecteur est
surtout une modalité de confrontation à l’autre médiatisée par le texte, et, à ce titre, véritable
contact1638, mais dans laquelle l’auteur garde la maîtrise de l’autre. Le lecteur accepte, de fait,
d’entrer dans le cercle achevé, clos de l’œuvre — et ce, d’autant plus significativement chez
Gracq qui refuse l’idée qu’une œuvre publiée puisse être modifiée ensuite pour quelque raison
que ce fût, arguant le principe immuable selon lequel « quod scripsi scripsi » — dans lequel il
est immanquablement livré au bon vouloir de l’auteur, y compris dans son cheminement
herméneutique1639. Réciproquement, l’auteur doit accueillir la réception de son œuvre « comme
un destin » :
L’écrivain doit accepter la publication comme un destin, dès que le contact avec le
public lui a retiré tout contrôle sur les conséquences : on ne rectifie pas une graine
semée. Je ne raturerai jamais pour ma part que sur le vif : il faut s’en tenir au mot assez
hautain de Ponce Pilate, qui n’était pas, ici du moins, l’âme évasive qu’on a stigmatisée :
Quod scripsi, scripsi1640.
De plus, en soulignant la spécificité de la relation auteur/lecteur, il insiste sur le fait que tout
un cérémonial la régit, sur le modèle de la conversation silencieuse et désincarnée de « voix
sans corps1641 ». Cette ritualisation, sinon fictive, du moins implicite et impalpable, encadre la
1635
Suzanne Lilar, « La Sieste en Flandre hollandaise », Qui vive ? Autour de Julien Gracq, Paris, José Corti,
1989, p. 115-120,
1636
Préférences, O.C. I, p. 960.
1637
Ibid., p. 961.
1638
« J’ai parfois l’impression, en feuilletant un livre aimé, de sentir au-dessus de mon épaule l’auteur penché qui,
comme dans les jeux de notre enfance, d’un certain clin d’œil dur m’indique que je brûle ou que je m’éloigne »,
Un beau Ténébreux, p. 80.
1639
« Le texte est un écrit – un passé — que, dans une fausse apparence de présent, un auteur cache et tout-puissant,
en pleine maîtrise de son produit, présente au lecteur comme son avenir », Jacques Derrida, La Dissémination,
op.cit., p. 13.
1640
Lettrines 2, O.C. II, p. 328.
1641
Bernard Vouilloux, Gracq autographe, op.cit., p. 17. Julien Gracq décrit ce cérémonial dans Préférences,
O.C. I, p. 961 : « L’écrivain et le lecteur eux aussi, entrent en relations, et le même cérémonial mêlé d’humeur et
de politesse, cérémonial destiné à ne plus varier jamais, s’instaure entre eux avec les plus subtiles variations
299
relation à l’Autre par la codification tacite qu’elle impose à chacun, et permet de se/le maintenir
à distance, au point que l’auteur qu’est Gracq semble, lorsqu’il évoque sa conception du
lectorat, absorber la figure du lecteur dans la psyché auctoriale : le lecteur n’y a plus d’existence
que d’objet, sans corps, comme une sorte de projection :
Que l’auteur prime sur le lecteur dans un rapport codifié permet d’envisager une relation
pacifiée à l’Autre. La lecture, considérée par Gracq comme « investigation inquiète »,
« reconnaissance poussée autour de la personne de l’autre1643 », a un pendant, si ce n’est un
répondant, de l’autre côté de l’œuvre : « la lecture met en contact deux esprits » ; « elle est d’un
homme seul qui s’adresse à un autre homme seul : c’est d’un tête-à-tête presque toujours qu’il
s’agit, d’un tête-à-tête ans truchement ni traducteur1644 ». Le face-à-face s’est mué en « tête-à-
tête », comme désincarné et la formulation du rapport semble exclure la lectrice, ce qui ne
manque pas de poser question sur la réception/conception de l’œuvre. En effet, le lecteur semble
nécessairement attendu par la nature même de l’œuvre gracquienne, véritable magnétique du
vide, exacte inverse de l’œuvre roborative de Proust. Appel d’air ou plus justement appel du
lecteur, cette œuvre, dont bon nombre de personnages mettent en abyme la fonction
herméneutique, semble conjurer contradictoirement sa présence, dès lors que le lecteur sujet
envisagerait l’œuvre comme objet dont on se saisit, que l’on s’approprie 1645. Cette méfiance,
défiance même de Gracq à l’égard d’un lecteur trop désireux 1646 de l’œuvre, presque
agressivement désireux — type même du lecteur qu’il suscite— est révélatrice à la fois de la
menace que constitue le rapport à l’Autre et corrélativement de la nature érotique de l’œuvre.
d’attitude — tête penchée, yeux mi-clos, rides du front, sourire — qui marquent dans la conversation les nuances
de l’amusement, de la componction, de la déférence, de l’émerveillement. […] il [l’acte de lecture] est disposition
cérémonielle par rapport à ce numen invisible et pourtant manifesté ».
1642
André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, Corti, p.182. Constat que Bernard Vouilloux reformule ainsi
dans Gracq autographe, p. 17 : « Que le destinataire du texte ne soit qu’une fiction construite à l’intérieur de ce
dernier, cette proposition appelle obligatoirement pour corollaire que le je écrivant ne saurait être perçu autrement
que comme « une pure formule de politesse » ».
1643
Préférences, « Ricochets de conversation », O.C. I, p. 961.
1644
Ibid., p. 961-962.
1645
Lettrines, Corti, p. 55 : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé
votre œuvre en forme de serrure ? ». Ces critiques un peu inquiétants qui savent parler des œuvres des autres
comme s’ils les avaient faites – de l’intérieur : ce que j’appelle la critique d’annexion – avec cette divination
stupéfiante de la femme amoureuse qui comprend tout de l’homme, sauf l’érection.
1646
Julia Kristeva, Semeiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil collection « Tel quel », 1969, p. 181 :
« Le verbe « lire » avait, pour les Anciens, une signification qui mérite d’être rappelée et mise en valeur en vue
d’une compréhension de la pratique littéraire. « Lire » était aussi « ramasser », « cueillir », « épier », « reconnaître
les traces », « prendre », « voler ». « Lire » dénote donc, une participation agressive, une active appropriation de
l’autre. « Ecrire » serait le « lire » devenu production ».
300
En effet, « le déchiffrement d’un tel texte [le texte érotique] engage le lecteur par une étrange
perversion que la lecture implique, à marquer la lecture du sceau de ses propres désirs et à
recréer le sens équivoque d’un texte qui en semble ironiquement privé1647 ».
D’ailleurs, l’ombre portée de ce lecteur laisse une marque dans le texte de la présence
surplombante, vécue par le personnage comme source de malaise, par exemple dans « La
Presqu’île ». Il est un œil démesuré, à la fois menaçant, intrusif et nécessaire. Ainsi la récurrence
du motif de la torche vive, toujours à l’horizon ou surgissant au détour de la route, devenant un
œil cyclopéen à la fin du récit, peut métaphoriser la présence-absence, comme en surplomb, de
l’œil du lecteur. Si l’on poursuit la lecture métalittéraire1648 de l’itinéraire de Simon, l’emploi
de l’italique invite à déplacer la signification ou à envisager un surcroît de sens ; ce « mauvais
œil » que craint Simon, « superstitieux, comme chaque fois que l’heure de retrouver Irmgard
était toute proche (il n’avait jamais cessé, tout en roulant allègrement, de songer à la panne
possible)1649 » pourrait être celui du lecteur indélicat. Enfin, un dernier rapprochement éclaire
une forme de réticence gracquienne à livrer son œuvre aux regards. Et c’est une comparaison
de Gracq qui nous y conduit. Dans Lettrines, il exprime sous la forme brève et fragmentaire de
l’apologue ou du récit anecdotique sa gêne à parler de son activité littéraire :
Des gens pourtant délicats et décents, et qui certes ne songeraient pas à aborder
un inconnu à qui on les présente en lui lançant : « Alors, encore amoureux ? » se croient
pourtant obligés de vous dire dès les premiers mots, comme si c’était une politesse : « Et
alors, vous avez quelque chose en train ?1650 »
Cette réticence à livrer aux inconnus l’intimité de l’activité littéraire est à rapprocher, au moins
pour la perspective qu’elle ouvre, de l’image du malaise qui envahit Simon songeant au rapport
qu’Irmgard entretient à la sexualité, et à son orgueil :
1647
Jean-Pierre Martinon, Les Métamorphoses du désir et de l’œuvre. Le texte d’Eros ou le corps perdu, Paris,
Klincksieck, 1970, p. 136.
1648
« La Presqu’île" serait alors à lire, c’est une hypothèse qui mériterait peut-être d’être explorée plus avant,
comme une réflexion sur l’abandon de la fiction comme écriture des histoires (avec toute la séduction et la force
d’attraction de l’écriture fictionnelle métaphorisée par le désir d’Irmgard) au profit de l’écriture fragmentaire, à
saut et à gambade, du paysage, comme une errance, une attente ou un retour aux sources — en particulier
géographique.
1649
« La Presqu’île », p. 102.
1650
Ibid.
1651
Ibid., p. 126.
301
3. Dimension libidinale du rapport auteur / lecteur : le texte comme point de touche.
Le texte littéraire met donc en tension auteur et lecteur autant qu’il médiatise1652 leur
rapport, si bien que là encore, Gracq ne manque ni de souligner la dimension libidinale 1653 par
une formulation périphrastique qui renvoie à la prostitution — ailleurs il définit la fonction
même du roman comme « provocation au désir » intensifiant l’expression par la puissance
vibratoire de l’italique1654 —, ni d’exprimer, sinon une forme de condescendance1655, du moins
de l’indifférence pour l’Autre qu’est le lecteur en affirmant la totale autonomie de l’écrivain :
Le public est un réseau qu’on peut toujours court-circuiter sans que rien
d’essentiel au phénomène littéraire s’annule : le voyant-témoin qui s’allume
dans la cervelle de l’auteur est nécessaire et suffisant. Le courant qui passe au fil
de la plume ne va vers personne ; il faudrait en finir une bonne foi avec l’image
égarante des « chers lecteurs » levés à l’horizon de l’écritoire et de l’écrivain,
ainsi qu’à celui d’un orateur public la foule dans laquelle il transvase la liqueur
enivrante. La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par
l’intermédiaire des mots, rien de plus : le public n’est admis à cet acte
d’autosatisfaction qu’au titre de voyeur, et généralement contre espèces — et
c’est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant1656.
1652
« Le rapport que l’écrivain souhaite entretenir avec le lecteur est un rapport médiat, et si le lecteur reste bien
isolé dans sa lecture, sa communication avec l’auteur passe par un intermédiaire obligé, qui lui, est pluriel »,
Préférences, « Ricochets de conversation », O.C. I, p. 964.
1653
Michel Murat analyse l’érotique de la lecture : « toute critique est mue par l’envie de « tirer l’affaire au clair »,
dans L’Enchanteur réticent, op.cit., p.131. Mais chez Gracq c’est plutôt le roman qui dérobe et dévoile. Une des
dimensions de la quête est une herméneutique insistante et truquée : le sens fuyant, miroitant, imminent nourrit le
désir de lire ».
1654
Autrefois, dans les familles bourgeoises bien gouvernées, on défendait la lecture des romans aux jeunes filles
comme dangereux […] mais plus que certainement encore il a perdu corps et biens ce qui précipitait le lecteur sur
son coupe-papier et lui faisait dévorer les pages, ce qui faisait de naissance son venin et sa vertu, sa force agitante,
et même sa seule vraie possibilité révolutionnaire, et qui s’appelait provocation au désir — à tous les désirs »,
Lettrines, O.C. II, p. 195.
1655
Cette conception du rapport de l’écrivain au lecteur peut venir éclairer l’inexistante diffusion de son œuvre en
livre de poche, qui déprécierait l’œuvre en ce qu’elle ne laisserait plus assez à désirer, si elle devenait accessible à
moindre coût.
1656
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 667.
1657
E. Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., note 2, p. 153.
1658
Je me réfère à l’analyse de Jacques Derrida à propos du rire kantien : « il faudra dire que l’auto- se relance et
se rompt à la fois dans le rire kantien, qu’un autre y survient, qui n’est pas forcément l’autre sexe, mais peut-être
302
Il est, sinon un double du narrateur ou du personnage masculin du moins un
compagnon1659, un autre à l’altérité maîtrisée, un interlocuteur en mesure de toucher le texte,
au moins par l’œil, et d’entendre la voix de l’auteur dans le face-à-face ou le corps -à- corps de
l’œuvre. Le lecteur gracquien est aussi capable en prendre en charge, si nécessaire, dans une
connivence intime avec l’auteur, celle de la jouissance du texte, le fading du sens, la béance
fondamentale du projet gracquien, l’abolition ou la dissolution du sens. Une page du Château
d’Argol1660, qui, seule, compromet le lecteur en le nommant, illustre ce lien symétrique, ce point
de touche entre auteur et narrataire.
Ainsi la matérialité du texte lui-même semble faire signe du côté de l’érotisme et d’une
symbolisation du sexuel. Le sexe passe dans le texte par une sorte de glissement dans la chaîne
des signifiants, mais aussi parce que « lire, écrire » sont « une affaire de tact », en lien direct
avec le corps, par le corps de la lettre, la corporéité du mot, sa « lettricité1661 » : celui du lecteur,
la lecture passant par l’œil mais aussi par le toucher, celui du livre-objet. L’auteur est touché
symétriquement : l’écriture, en miroir, passe par les mêmes sens. Ecrire, c’est être regardé, être
touché dans une activité on ne peut plus intime. Le refus de Gracq de laisser éditer son œuvre
en édition de poche a certainement de multiples raisons, comme celle de ne pas alimenter la
commercialisation des lettres mais parmi elles, il tient à être désiré par son lecteur, à avoir du
prix à ses yeux, à ce que l’achat de l’objet livre soit le signe d’un rendez-vous, au sens plein du
terme, ce que matérialisait très bien, jusqu’il y a peu, le choix des éditions José Corti de
commercialiser des livres non coupés. Au lecteur de déchirer les pages au rythme de son désir
pour le texte ; ouvrir le livre devenait le signe de sa possession ; tout lecteur tenait son livre, et
qui, souvent en tant qu’objet, laissait à désirer. « Ecrire touche au corps, par essence […] c’est
là que ça touche1662 ».
D’ailleurs les métaphores sexuelles ou érotiques1663 sont fréquentes pour évoquer l’écriture :
Dans son étude sur Le Rivage des Syrtes, Michel Murat étudie la disparition du sujet
induit par la fonction anaphorique à propos de la fille fouettée et de la femme de la fête. Il
considère que la fonction de ces deux épisodes dans le récit renvoie pour le premier à un autre
le même qui s’indécide, ambivalent, ou médusé, ou les deux à la fois, médusé par soi et privé de soi… ; ce jeu
d’altération a lieu à chaque fois que le Witz intervient », Le Toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 51.
1659
L’image du compagnon est d’autant plus juste de la mise en abyme de la figure de lecteur dans le personnage
herméneute crée une sorte de connivence entre le lecteur et le personnage.
1660
Au Château d’Argol, p. 147.
1661
Jacques Derrida, Le Toucher. Jean-Luc Nancy, op.cit., p. 146.
1662
Jean-Luc Nancy, Corpus, Métailié, collection « suite sciences humaines » n°4, 1992, réed. 2000, p. 13.
1663
Deux exemples parmi d’autres, dans Lettrines, O.C., p. 160 : « Breton. Il a toujours dans les choses de l’art le
goût violent qu’on a soudain pour une robe fraîche de femme qui se déplisse avec le premier soleil d’avril […] » ;
p. 176, « Après tout, cet élan, un peu insensé si on y réfléchit bien, (mais si on y réfléchit bien aussi, c’est insensé
de devenir amoureux), cela s’appelle l’élan créateur ».
303
épisode, celui des « missionnés » ou à celui des « instructions reçues par Aldo. Ce qui me paraît
très intéressant dans la suite de son analyse, c’est le lien qu’il établit entre le motif érotique de
la flagellation et l’écriture :
D’une certaine manière, la caresse ou le coup sont les deux facettes d’une même
réalité érotique, le toucher, et dans une forme de réversibilité métaphorique.
Ce frayage qu’est la trace écrite est la voie qui conduit l’un à l’autre lecteur et auteur ;
il mène parfois qui lit à écrire. Ce continuum des deux activités, En lisant en écrivant montre
bien à quel point il est crucial pour un écrivain-lecteur comme Gracq :
La lecture, comme l’écriture, sont envisagées par Gracq en termes de préférence, d’émotion, de
plaisir. Celui de la lecture mène au plaisir de l’écriture comme jouissance autre : « c’est donc
au lecteur, voire au lecteur « en moi », que je vais donner cela, faire plaisir. C’est dire que la
jouissance a toujours lieu de l’autre côté : ça ne veut pas dire qu’elle est perdue pour
autant1666 ».
1664
Michel Murat, « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq. Etude de style I, Le Roman des noms propres, op.cit.,
p. 51.
1665
Entretien de Julien Gracq avec J. Carrière, O.C. II, p. 1249.
1666
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes des différences » Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d’écriture, Littérature, n°142, p. 21.
304
1. Une jouissance de part et d’autre du texte. La mise en fiction dans Au Château d’Argol.
A la fin du chapitre intitulé « L’Allée », juste avant que les protagonistes ne retrouvent
le cheval d’Herminien qu’ils identifient à sa « selle vide1669 », la page, qui évoque un moment
de comble émotionnel d’une promenade-errance d’Albert et Heide, est tout autant marquée par
la pulsion de mort qu’au niveau métalittéraire, elle est désignée comme un « carrefour de sens »,
par le motif du rond-point : autrement dit, ce moment de comble en est aussi un pour le lecteur
et il est conçu et désigné comme tel par le narrateur pour son narrataire. Les personnages vont
vivre, par leur présence au cœur de ce paysage symbolique, une expérience préfiguratrice et
prémonitoire de leur propre mort ou abolition ; le texte est hérissé de signes mortifères —
« éclat […] lugubre », « cordons de pierres semés çà et là » qui préfigurent les tombes qui
émaillent le bord de « la Route », d’autant qu’elles ont « la couleur d’ossements longuement
blanchis ». Le lecteur, quant à lui, est plongé dans une expérience de jouissance au second
degré, jouissance de la jouissance des personnages face à la représentation spatialisée de la
mort1670.
1667
« Dès qu’une phrase a du sens, elle suppose un lieu d’énonciation, un rapport à l’autre, un corps […] et
sexuellement marqué. Cela implique une stratégie sexuelle, un dessein et un désir, une marque sexuelle, en quelque
sorte, comme toute adresse à l’autre », Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes des différences », Où
la philosophie et la poétique, indissociables, font événement d’écriture, Littérature, n° 142, 2006/2, p. 28.
1668
Jean Bellemin-Noël rappelle à quel point « le ‘texte’ est le fruit, à chaque lecture nouvelle, d’une ‘co-opération’
qui active, met en œuvre et met à nu sa cohérence secrète », Plaisirs de vampire, op.cit., « Filles, femmes, flammes,
fantômes » (Les Eaux étroites), p. 134, note 2.
1669
Ibid, p.146.
1670
Rappelons que « la mort est le signifié absolu, le bouclage du sens. […] Il n’est certainement ni faux, ni excessif
de dire que toute production de sens — d’un sens faisant sens en ce sens — est une œuvre de mort », Jacques
Derrida, Le Toucher. Jean-Luc Nancy, op.cit., p. 66.
305
vaste perspective. Il me serait difficile de faire bien comprendre au lecteur
l’impression que Heide et Albert ressentirent de cette manifestation très
exactement incongrue des efforts conjugués de la nature et de l’art si l’on ne
discerne que le motif le plus probant de l’oppression qui se communiquait de
toutes parts à leur esprit était celui d’une irrémédiable nécessité. Et peut-être seul
le mot rendez-vous, avec le double sens qu’il implique — par un jeu dont on peut
saisir ici la profonde cruauté — de machination exacte et combinée et en même
temps d’entière abdication de tous les réflexes proprement défensifs, pourrait
traduire l’impression éperdue que communiqua à l’instant aux spectateurs de
cette scène la perverse inutilité de ce grandiose décor.
1671
« un vaste rond-point, immédiatement délimitable sur tout son pourtour au vert tendre et lumineux du gazon
qui en remplissait l’exacte enceinte », Au Château d’Argol, p. 146.
1672
Elisabeth Cardonne-Arlyck, La métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, op.cit., p. 164 : le discours fait
croire à la résistance de l’objet alors qu’il en crée la dissolution. Il pose ainsi la lecture entre la tentation de
l’herméneutique, toujours frustrée (quel au-delà ?) et la connivence avec cette sécession intime du sens, qui est
centrale au projet gracquien ».
306
2. « Le Roi Cophetua » : une double expérience extatique de l’époché.
Publier, c’est donc attendre le lecteur, le désirer, en avoir besoin ; et le texte est l’objet-
témoin de ce désir1673 ; réciproquement, le lecteur vient au-devant de l’auteur. Marie-Sophie
Armstrong, étudiant « Le Roi Cophetua » selon la méthode « paragrammatique » saussurienne
que Michel Murat, le premier, a appliquée à l’œuvre gracquienne1674, a montré avec une grande
virtuosité que la nuit d’amour du narrateur avec la femme anonyme peut se lire comme un
équivalent de l’écriture. Cette analyse matricielle ouvre d’autres perspectives interprétatives, le
sexe ouvrant métaphoriquement au texte1675. Ce « rendez-vous » de l’écriture se colore
doublement d’érotisme : la rencontre sexuelle figure « simplement ainsi » l’énergie, la force et
la beauté de l’activité créatrice quand il s’agit de fiction. Ce « rendez-vous » est la rencontre
intime et indicible entre un auteur et la langue, mais dont on ne peut gommer l’horizon, c’est-
à-dire l’existence d’un lecteur, comme le souligne Sylvie Guichard1676, et d’un lecteur voyeur.
Car c’est bien la place qui lui est assignée : « il y a du peep show dans la lecture : on nous admet
au plaisir solitaire d’autrui1677 », rappelle Philippe Berthier. Par le récit rétrospectif du narrateur
personnage, l’œil du lecteur (to peep signifie en anglais « jeter un coup d’œil ») est admis ici
au spectacle (show) de la scène primitive de la création littéraire. D’ailleurs, la maison de La
Fougeraie est présentée comme « une de ces boîtes d’optique dépaysantes1678 », camera
obscura du désir qui attire l’œil : l’image de la flamme, omniprésente et associée à la femme
anonyme autant qu’à l’écriture, cristallise la manifestation du désir, celui du « regard
désœuvré », c’est-à-dire à la fois celui de l’auteur, désœuvré car en quête/ en manque d’écriture
et du lecteur, désœuvré car relégué à l’extérieur de l’œuvre, « aquarium de cet intérieur
inconnu1679 ». Devant ce double regard, la rencontre entre le narrateur et la femme anonyme est
1673
Roland Barthes considère le texte comme un « objet fétiche » : « le texte me choisit, par toute une disposition
d’écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc. ; et, perdu au milieu du
texte, il y a toujours l’autre, l’auteur ». Il envisage la réciprocité du « rendez-vous » : « mais dans le texte, d’une
certaine façon, je désire l’auteur », Le plaisir du texte, op.cit., p. 39.
1674
Michel Murat, « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq. Etude de style. Vol. 1 : Le Roman des noms propres,
Paris, José Corti, 1983.
1675
« C’est la préparation à l’acte d’écriture que la servante allégorie de manière saisissante, un acte d’écriture qui
se résout métaphoriquement dans l’acte d’amour. Dans la lumière o-BL-ique des bougies [qui] jetait au travers du
lit froissé des ombres d’encre d’où émergeaient un sein, un genou, le pli d’une h-ANCHE se profilent l’image de
l’encre et celle de la page BLANCHE et l’on devine que le texte se souvient ici du double signifié de l’anglais
« sheet » (drap/feuille) lequel avait déjà inspiré Gracq dans le poème en prose Written in Water, l’expression « les
feuillets de mon lit » […] », Marie-Sophie Armstrong, « Le Roi Cophetua : les adieux de Julien Gracq à l’écriture
fictionnelle », Australian Journal of French Studies, volume XXXII n°1, p. 86.
1676
Sylvie Guichard, « Le Roi Cophetua : la lecture comme tentative de fuite », L’information littéraire, 2007/3,
p. 11-18.
1677
Philippe Berthier, Julien Gracq critique. D’un certain usage de la littérature, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 1990, p. 250.
1678
« Le Roi Cophetua », p. 218.
1679
Ibid.
307
particulièrement théâtralisée et désignée comme un « rituel » initiatique et orphique1680, visant
« au fond de cette cavée perdue dans les feuilles » à « éveiller je ne sais quoi d’enseveli1681 »,
« espèce de cérémonial souligné à plaisir1682 » et mené par la femme lampadophore, au « geste
à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral1683 » :
Il n’y eut pas de mot échangé. Depuis que j’étais entré à la Fougeraie, elle
m’imposait son rituel sans paroles : elle décidait, elle savait, je la suivais. Je n’étais
même pas troublé, ni perplexe : pris en charge seulement, tiré de moment en moment
par un fil léger que je ne songeais plus à rompre1684.
Dans cette demeure de la Fougeraie saturée de signes scripturaux — les feuilles des arbres
renvoient aux feuilles de papier, le gravier ratissé au papier ligné, le crissement du pas à celui
de la plume —, le désir d’écrire, « enseveli » est réveillé par la servante maîtresse et se confond
avec le désir sexuel : « Je la désirais. Je l’avais désirée, je le savais maintenant, dès la première
seconde, dès que mon pas à côté du sien avait fait craquer le gravier de la cour1685 ».
Ce rituel créatif et spectaculaire, orienté par le service de la femme anonyme, déploie une
érotique en miroir : ni le narrateur ni Nueil ne peuvent s’apparenter univoquement à la figure
du lecteur ni à celle de l’auteur. Ils sont chacun un peu des deux : on l’a vu, le narrateur renvoie
au lecteur dans sa fonction herméneutique, dans la quête de sens qui est la sienne, lui qui se
raconte et se montre à l’affût du moindre signe, dans les journaux, les tableaux, le comportement
de la femme. Il endosse aussi le rôle de l’écrivain, lui qui désire depuis le premier pas sur le
gravier cette femme-flamme anonyme qui, comme l’inspiration1686, mène le rituel, le rythmant
de ses allées et venues entre lumière et obscurité et finissant par se donner sans rien perdre de
son énigme. En Nueil semblent se résorber la distance entre auteur et lecteur. Certes Nueil peut
être considéré comme une figure auctoriale et même gracquienne1687, avec sa duplicité, la
1680
L’assimilation finale du personnage à un Orphée qui volontairement ne se retournerait pas sur Eurydice dans
un royaume des Morts particulièrement déroutant et aporétique — La Fougeraie, lieu où « là, fou, j’errais » —
rappelle que le lecteur est le témoin -voyeur d’un rituel de l’écriture et du désir, qui fait écho à la pensée
blanchotienne sur Orphée dans L’Espace littéraire, « il fallait qu’Eurydice soit absente pour qu’Orphée continue
de chanter. La poésie suppose l’absence de ce dont elle réclame la présence. Le regard d’Orphée est une sorte
d’acte manqué symptomatique qui maintient Eurydice dans la mort, dans l’absence pour que le chant demeure
possible », Eric Benoit, « Ecrire de ne pas écrire », op.cit., p. 31. Cette interprétation du mythe est à rapprocher de
ce que Gracq fait du mythe du Graal, l’échec de Perceval perpétuant le désir.
1681
« Le Roi Cophetua », p. 195.
1682
Ibid., p. 221.
1683
Ibid., p. 205.
1684
Ibid., p. 240.
1685
Ibid., p. 241.
1686
Le poème « Les Pas », de Paul Valéry, paru dans Charmes en 1922, fait écho à cette assimilation du pas
féminin et de l’inspiration.
1687
Marie-Sophie Armstrong propose une très convaincante une analyse paragrammatique montrant la proximité
phonétique et graphique entre AviaTEUR et AuTEUR, le lieutenant JACQues NUEIL « tenant lieu » de GrACQ
308
césure entre vie sociale1688 et vie artistique1689 et sa propension à l’ironie et au mordant de la
plume1690 ; mais il est aussi l’Autre-lecteur, sorte de fantôme qui vient hanter l’écriture,
indicible entre les deux protagonistes. Il donne un nom au regard fixe devant le nu de la
servante : N’œil, œil nu du lecteur ou tentative de négation de sa présence1691. Les deux se
touchent via la femme-écriture et sont renvoyés chacun à son désir, — le narrateur attend Nueil ;
Nueil a invité le narrateur— leur solitude et leur voie.
L’écriture, dont la présence indirecte est vaporisée dans le décor, est surtout incarnée par la
servante maîtresse1692, mais aussi répercutée dans la fécondité imaginative et interprétative du
héros : le souvenir de « la mala noche » peut être lu comme métaphore de l’écriture et de
l’inspiration. Il s’agit à l’origine d’une « gravure de Goya » qui semble conserver dans l’esprit
du héros toute sa puissance scripturale : ce n’est pas l’image qui est à l’origine de la rêverie
fantasmatique mais le mot, et il trace un « sillage éveillé » dans l’esprit du personnage1693. La
gravure représente des femmes dont les silhouettes tournées vers l’inconnu, « quelque chose
qu’on ne voit pas », marquées du sceau du désir —le vent fou— et de l’écriture, par la
métaphore de la flagellation « dans cette silhouette troussée et flagellée ». Leur dualité
complémentaire pourrait enfin faire penser à celle qui relie auteur et lecteur face au texte. De
même, la désignation du tableau représentant le roi Cophetua aux pieds de la servante surgit à
l’esprit du héros d’une référence littéraire, — « mais pourtant Shakespeare » — et pourrait
symboliser l’ambiguïté des rapports entre l’auteur et la langue, l’auteur et l’imagination
créatrice ou l’inspiration. Cette assimilation de la figure féminine et systématiquement érotisée
JULIEN, « Le Roi Cophetua : les adieux de Julien Gracq à l’écriture fictionnelle », Australian Journal of French
Studies, art. cit., p. 79.
1688
L’aviateur qui faisait partie de « ces sportsmen de 1910 — un peu anglomanes, un peu snobs, parlant entre eux
leur langue secrète, entrés dans l’ère du moteur comme on entre en religion […] » ne manque pas de rappeler, ne
serait-ce que par l’onomastique, le Vinteuil de Proust, « Le Roi Cophetua », p. 190-191.
1689
« Il existait un autre Nueil que je ne connaissais guère ; le compositeur qui cachait sa musique, et dont pourtant
on commençait à parler dans un public très distinct des looping the loop — celui qui se cloîtrait pour de longues
périodes de travail dans sa villa de la grande banlieue où pour la première fois j’allais le retrouver », « Le Roi
Cophetua », p. 192.
1690
« De temps en temps, je recevais des lettres brèves, ironiques, très affectées, où le ton du front n’avait pas
mordu, parisiennes au dernier degré », Ibid., p. 190.
1691
Bernard Vouilloux, dans le prisme du miroir et du dispositif triangulaire du désir, envisage que « les deux
configurations hétérosexuelles (héros/servante et Nueil/servante) excluent la configuration homosexuelle
(héros/Nueil). Dans le nom de Nueil, peut-être est-ce l’O (de l’Œdipe ?) de l’œil qui tombe : à l’œil nu, chacun
voit la servante nue devant lui (il) — cet Autre qui pourrait être le lecteur, De la peinture au texte, p. 273. La
configuration homosexuelle ne me semble pas avérée, pas plus que dans la relation triangulaire comparable du
Château d’Argol, mais cette remarque a le mérite d’éclairer le point de touche entre auteur et lecteur, symbolisé
par ce rapprochement Neuil/héros, auteur/lecteur.
1692
« Les rapports ambigus et alternatifs de l’écrivain avec la langue sont à peu près ceux qu’on a avec une
servante-maîtresse, et sont non moins qu’eux, de bout en bout, hypocritement exploiteurs », En lisant en écrivant,
p. 144.
1693
« Le Roi Cophetua », p. 214 : « La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage
éveillé ».
309
à l’écriture constitue le point de touche entre auteur et lecteur, car elle médiatise la double
fonction du héros et de Neuil, auteur/narrateur.
Ainsi, parce qu’elle substitue le texte au sexe et qu’elle trace une zone de touche entre auteur
et lecteur, de réverbération de leur désir et de leur jouissance respective, la dernière fiction
gracquienne est-elle la plus érotique de toutes, y compris d’un point de vue métalittéraire.
Dans l’hypothèse où Nueil incarne en partie la fonction auctoriale — il est celui qu’on ne
voit nulle part et qui pourtant est présent partout —et le narrateur le lecteur, l’impression qu’il
exprime au fil du récit d’être manipulé, d’être à une place assignée dans un scénario érotique
étrange et pervers, peut aussi être celle du lecteur gracquien. Et de même que le héros ne sort
pas indemne de la Fougeraie, le lecteur en partage le malaise, comme coincé entre deux regards,
et dans un rituel proche de la magie noire Il est le voyeur vu, dans une concaténation optique
très angoissante : « sous le regard d’un voyeur aérien1694 » — Nueil, l’aviateur et grand
ordonnateur, au moins fantasmé, du cérémonial —, il est lui-même spectateur du cérémonial
auquel il est contraint de participer : « Je me sentais entrer dans un tableau, prisonnier de
l’image où m’avait peut-être fixé ma place une exigence singulière1695 ».
Le lecteur est donc partagé entre suivre un sens sur lequel il est guidé, et qui consisterait
à redoubler la démarche herméneutique du héros, et sa propre tentative de déchiffrement d’un
texte manifestement symbolique, qui en appelle à une nécessaire élucidation1696. Le fil narratif
— un homme invité par un ami absent et potentiellement mort passe une nuit d’amour avec la
femme qui l’accueille et qu’il identifie comme la servante-maîtresse de cet ami — est tissé avec
d’innombrables fils aussi secondaires qu’obliquement nécessaires : l’italique creuse un réseau
de sens souterrain et intermittent, de même que certaines images ou mots repris
obsessionnellement, comme autant de clignotants à l’esprit du lecteur — « perdu », « flamme »,
« pas ». Comme le personnage dans la maison de la Fougeraie, le lecteur erre dans des
références intertextuelles riches et multiples : le scénario érotique d’Histoire d’O1697, dont
Gracq reprend les principales caractéristiques du lieu et le principe érotique de la femme objet
de possession et de don à l’Autre ; le mythe du Graal, la femme anonyme s’apparentant à
1694
Sylvie Guichard,», L’information littéraire, 2007/3, p. 12.
1695
« Le Roi Cophetua », p. 246.
1696
Sylvie Guichard parle de « cryptogramme », « Le Roi Cophetua : la lecture comme tentative de fuite »,
L’Information littéraire, art. cit., p. 15.
1697
Julien Gracq évoque sa lecture du roman érotique à propos du théâtre dans Lettrines, O.C. II, p.179 : « il y
avait une atmosphère feutrée et close à la fois de sérail, de harem et d’ouvroir, et sans qu’il s’y passât sûrement
rien d’étrange, ces couloirs rouges sont ce que j’évoque malgré moi dans mon souvenir en lisant les premiers
chapitres de l’Histoire d’O ».
310
Kundry1698 et la place du « Roi » Cophetua ? Nueil ? au roi « méhaigné » ; le mythe d’Orphée
et d’Eurydice. Les allusions littéraires renforcent l’impression de vertige du lecteur face à
l’épaisseur signifiante du texte : Goya, Burnes-Jones, Shakespeare, mais aussi Balzac ou Hugo.
Le lecteur est maintenu dans une fascination1699 qui implique une forme de dessaisissement et
de suspension de la signification, qui échappe, et qui est entretenue dans le texte lui-même par
un « principe de dualité : ceci en regard de cela »1700 : Gracq semble jouer avec ou plutôt aux
dépends du lecteur, à un « jeu d’esprit surréaliste » qui consiste à « créer une attente en refusant
de la résoudre1701 ». L’émotion esthétique naît bien plus de ce brouillage, de ce miroitement du
signifiant et de cette épochè que d’une relative saisie interprétative, et relève davantage de cette
expérience de la perte que d’un rapport intellectualisé à l’œuvre.
1698
Dans Le Parsifal de Wagner, Kundry est la fois servante du Graal et du roi Klingsor. Le personnage est repris
dans Le Roi Pêcheur.
1699
En latin, fascinus désigne tout à la fois le charme ou le maléfice et le membre viril. Cette double signification
se retrouve chez Gracq, le récit tendant tout autant au charme et à la magie noire qu’à la sexualité comme rituel
mystérieux.
1700
Anne-Yvonne Julien parle d’une « poétique du leurre » et analyse à la fois l’effet de « décentrement
thématique », « l’impasse formelle » due à l’hybridité générique de la fiction, « Jeux de références croisées dans
‘Le Roi Cophetua’ », Julien Gracq 5 : « Les dernières fictions : Un Balcon en forêt, La Presqu’île », Caen, Lettres
Modernes Minard, 2007, p. 223-239.
1701
Ibid., p. 233.
1702
On sait à quel point le boomerang a été un souvenir d’enfance fondateur pour Gracq, Lettrines, O.C. II, p.1 92-
194, « Du rôle joué dans mon enfance par les objets étranges ».
1703
« Le Roi Cophetua », p. 224.
1704
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 87 : « Ne jamais assez dire la force de suspension du plaisir :
c’est une véritable époché, un arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soi-même) ».
311
« hâte panique » qui lui fait « dévaler l’escalier1705 ». Au moment de son départ, comme pour
annoncer cette dégradation possible, « le bruit de vaisselle1706 » est présent en arrière-plan et
fait écho à la vision triviale d’un lendemain amoureux déceptif : « J’imaginai brusquement
qu’elle allait venir — irréparablement cette fois — le tablier noué à la ceinture, le bonnet blanc
serré sur les cheveux sages, les deux bras ouverts sur le plateau du déjeuner matinal 1707 ».
Continuer d’écrire de la fiction reviendrait pour Gracq à « faire fonctionner la planche à
billets1708 » littéraire : « Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait après elle je ne sais
quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer1709 ». Par cette parenthèse vécue par le héros,
Julien Gracq met donc en fiction une expérience scripturale par sa dramatisation érotique, celle
de la rétention de l’écriture, qui tend à l’extase, sentiment intense de tension entre joie et
angoisse, qui fige le sujet dans une immobilité presque complète1710 : c’est bien dans cet état de
passivité et de malaise que le narrateur traverse les événements.
Dans Au Château d’Argol, Albert refuse d’aimer Heide pourtant offerte à lui : « Mais
surtout il lui semblait impossible qu’à Heide entre toutes pût convenir une solution d’une si
équivoque facilité — que la possession de ce corps abandonné et splendide fût — à quelques
égards que ce soit —une solution1711 ». La jouissance physique comme aboutissement, passage
— poros, voie — vers quelque chose d’autre semble ici niée, au profit d’une jubilation
intellectuelle, esthétique et donc déplacée : d’une certaine manière, de l’impasse de la sexualité
jaillirait un transport autre. La seule transitivité érotique possible se manifesterait dans la
suspension et l’aporie. Cette réflexion vient clore une description extrêmement chargée
sexuellement de Heide, comme si la jouissance refusée par le personnage, déchargée dans
l’écriture, avait été prise presque simultanément par l’auteur1712. Pour lui aussi, le texte
fictionnel constitue donc un point de rencontre avec l’Autre de la jouissance, source de
suspension, touche d’un impossible et qui confine à l’aporie.
1705
« Le Roi Cophetua », p. 250.
1706
Cette image renvoie aussi à la répugnance que Gracq exprime à rendre public « l’arrière- cuisine » de son
œuvre.
1707
Ibid., p. 250.
1708
Lettrines 2, O.C. II, p. 320 : « J’ai toujours su pour ma part, et pour cette raison toujours hésité longuement à
les entreprendre, que chaque livre devait être payé par l’écrivain en monnaie forte. Et j’espère — sachant trop
combien c’est dérisoire — ne jamais faire fonctionner la planche à billets ».
1709
« Le Roi Cophetua », p. 251.
1710
D’après la définition du TLF.
1711
Au Château d’Argol, p. 76.
1712
Ibid., p. 74-75.
312
C. De l’épochè à l’aporie : un accès à la jouissance coupé de la génitalité.
Ne pas dire le sexe, le cerner en l’évidant, le montrer par le transport, le déplacer dans
la métaphore, tout, d’un même mouvement reviendrait à interroger les possibilités et les
manifestations de l’écriture en termes de désir et de signification. Suspension, extase,
coexistence des contraires, l’aporie est une impasse qui, paradoxalement, ouvre un chemin non
génital d’accès à la jouissance :
C’est cette jouissance involuée sans satisfaction génitale que les moines
du tantrisme ont si éloquemment décrite ; durant deux mille ans, dans les grottes
des montagnes du Tibet. […] Infinie recherche autoérotique de l’origine du corps
dans le corps. Impossible pensée originaire. Affût vide de l’aporie1713.
1713
Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 178.
1714
Nous avons peu fait référence au texte publié à titre posthume et intitulé Les Terres du Couchant. « La Route
constitue un fragment de ce roman entrepris par Julien Gracq. Nous continuons de le considérer comme tel, dans
la mesure où l’auteur lui-même n’a pas jugé souhaitable de voir publié ce texte qui n’a pas trouvé sa version
définitive à ses yeux. Ce point de vue me semble encore justifié par le fait que Gracq considérait comme
inenvisageable de revenir sur quelque chose de déjà publié.
1715
25 pages d’un dossier de 250 édité sous le titre Les Terres du Couchant aux éditions Corti en 2014. Julien
Gracq choisit de publier ce texte, pourtant signe d’une écriture impossible, en réponse à la demande d’André
Dalmas pour sa revue Le Nouveau Commerce. Le projet initial est connu grâce à Bernild Boie dont je reprends les
éléments donnés dans sa notice de « La Route » (édition de la Pléiade, tome.2) : envisagé comme « nouvelle fiction
d’Histoire » « autour du destin d’une ville forte du Royaume, assiégée dans un pays envahi, protégé par sa position
sur une colline au milieu d’un lac, maintenue dans une survivance précaire et assurée d’être tôt ou tard conquise ».
Le récit devait s’ouvrir sur le tableau rétrospectif « d’un pays qui se défait, qui retourne à la sauvagerie », puis se
poursuivre par « les épisodes quotidiens du siège et de l’étrange vie recluse dans la forteresse isolée du reste du
monde par l’invasion ». Le narrateur devait appartenir à l’un des « petits détachements de renforts, des volontaires
qui prennent la route pour venir soutenir les forces de la cité ». Bernild Boie attribue l’abandon du projet à
l’inconsistance du sujet, récit de l’extrême du possible, sans futur si ce n’est révolu, monde post-apocalyptique,
impossible à concilier avec les techniques narratives classiques : d’après elle, il n’y avait plus de point de fuite si
nécessaire au récit gracquien. Issu du deuxième état du récit, mené comme un journal, à la première personne,
l’œuvre tire sa cohérence de la seule image de la Route, qui cristallise toute la rêverie gracquienne autour du
chemin, du voyage, du déplacement.
313
il est vidé de toute charge romanesque. La quête du narrateur, envisagée rétrospectivement, sans
futur, n’est plus qu’une trace mémorielle ; son cheminement semble sans fin, puisque dans le
texte publié, on ne le voit pas arriver à la forteresse, qui de toute manière, assiégée, représente
davantage une impasse qu’une issue.
Cette œuvre, Julien Gracq la publie, assumant son statut de texte qui ne cesse pas de ne
pas s’écrire, qui ne cesse pas d’être une « route » aporétique, à plus d’un titre. Cette route,
comme œuvre et comme motif, est en effet, bien déroutante, étymologiquement plus proche de
l’aporos que du poros. Ecriture qui va à sa limite, « la Route » associe à cette description
physique la dimension dynamique du déplacement, de l’infixable de cette marche vers les
confins de l’inconnu et du désir1716 confins de la mort, omniprésente à la fois sur la route et à
sa marge et de l’érotisme, le co-it dénotant à la fois le compagnonnage des marcheurs et le
rapport sexuel. Enfin, le motif du chemin, décliné dans le texte à l’extrême représente l’écriture
gracquienne, en suspension.
Ainsi, la Route est une œuvre qui écrit sa propre abolition, qui exprimerait le rapport de
Gracq à l’écriture romanesque/fictionnelle, rapport difficile, aporétique, avant de devenir
impossible, après « Le Roi Cophetua », en 19681717. En termes d’énergie, la Route, qui est
décrite comme le lieu du co-it, est celui du coïtus interruptus1718 : « dans le roman, structure
lâche, aux rouages très approximativement ajustés, le frottement destructeur, la déperdition
d’énergie guette à chaque page1719 ». Pollution, perte d’énergie, perte de sens, la Route exhibe
les trois dans son autoréférentialité.
1716
Presque toujours associés, comme dans cette phrase du Rivage des Syrtes, p. 167 : « dans cet air transparent,
je me sentais flamber comme du bois sec, tout mon corps en marche, intensément, dangereusement vivant ».
1717
Julien Gracq fait non seulement le rapprochement métaphorique entre écriture et route, chemin, mais conforte
l’idée d’aporie pour un texte dans lequel la description prend le dessus sur la narration : « En littérature, toute
description est chemin (qui peut ne mener nulle part) chemin que l’on descend, mais qu’on ne remonte jamais ;
(…) La totale impossibilité de l’instantané –due à l’étalement dans le temps de l’opération de lecture, laquelle à
chaque instant élimine en même temps qu’elle ajoute- fonde l’antinomie propre à la littérature descriptive », En
lisant en écrivant, p. 14-15, Corti, je souligne.
1718
Expression de P. Berthier, « Faire l’amour, faire la guerre », Roman 20-50, art.cit., p. 7-16.
1719
Entretiens avec J. Roudaut, Corti, p. 137.
314
Impasse, ce n’est pourtant pas au rien qu’elle aboutit, mais plutôt au bout d’elle-même,
du dicible. Ecrire la marge en même temps que la ligne : faire limen. La « direction » de cette
« ligne de vie » qui arrive au bout d’elle-même inscrit l’indicible dans le texte et ouvre la voie
à une autre forme d’écriture, antithétique et pourtant conjointe : la transgression, comprise
comme autre façon de cheminer, y compris dans le paysage. Transgresser, c’est envisager une
autre forme de déplacement, ne pas négliger les chemins de traverse, en marge de l’écriture
linéaire et fictionnelle jusqu’à « l’ensauvagement ». L’impression de trouble manifeste
l’écriture du désir, la présence d’indicible révélé par une stratégie d’évitement, la présence d’un
secret du texte (ce qu’il cache mais qui est aussi ce qu’il sécrète), d’un inter-dit. La Route, motif
de la perte et de l’impasse, semble parfois trouver une issue dans son absence même d’issue,
du sens dans son absence de sens : c’est au moment où « cette voie forestière perdue » (…)
paraissait si abandonnée (…) qu’on luttait difficilement contre l’impression qu’elle allait d’un
instant à l’autre finir en impasse », que « la Route indéfiniment s’enfonçait », que le « sens »
semble surgir : « un retour vers la sauvagerie1720 ».
D’un point de vue narratologique, Gracq met en œuvre une temporalité aporétique, qui
vise l’a-temporalité : libéré de toute contrainte romanesque (« une chronologie vraie », une
« morphologie géographique orthodoxe »), ce fragment de récit se construit contre ses propres
règles génériques, celles de la nouvelle ou au moins du récit : sans décor ni temporalité
déterminés, sans action véritable. Certes quelques repères temporels sont présents, mais sans
être structurants ni liés à une trame véritable qui garantisse une linéarité diégétique ; ils
désignent donc par leur présence, l’absence de cohérence temporelle : la temporalité est évidée,
vidée de sa substance. Hormis l’itération et la description, l’imparfait (à sept exceptions près,
au passé simple) exprime la durée, une extra-temporalité. Par ailleurs, la narration même coupe
la « route » temporelle, rend sinon impossible, du moins difficile l’intellectualisation de toute
temporalité en la mettant à distance du lecteur. Deux strates temporelles sont juxtaposées : le
temps précédant ce que le lecteur doit supposer avoir été une guerre et le temps du voyage du
narrateur le long de la route, temps d’après la guerre, les deux coupées du lecteur, parce que
n’ayant d’existence que via les souvenirs menacés d’effacement du narrateur : le récit mnésique
comme reconstitué, est assuré de loin. Dans cette sorte d’espace-temps mythique indépendant
de toute référence1721, la fiction anhistorique, qui a cependant toutes les caractéristiques d’un
1720
« La Route », p. 16-17.
Les noms propres sont pour l’essentiel des noms communs : « la Crête », « le Royaume », « le Perré », « la
1721
Montagne ». Une seule référence à une temporalité connue-chrétienne- : « je me souviens que c’était le temps de
Pâques », p. 26.
315
temps d’après la guerre, d’après la civilisation, contient en creux la « hantise de l’Histoire »,
qui relève de l’impossible : si la fiction était située dans l’histoire, quelque chose pourrait être
raconté. L’histoire est donc finie, abolie.
De même, le lieu est un non-lieu : si la route est le lieu principal de l’œuvre, elle
s’apparente plus à une frontière, un entre-deux ; si le lieu est le paysage, il se définit
négativement et par rapport à la route : il est ce qu’elle n’est pas. La Route est en effet à la fois
une « portion déterminée de l’espace1722 » comme en témoignent ses désignations, qu’elles
soient métaphoriques ou non (« chemin », « ligne », « fil », « voie », « ruban »), mais en voie
d’effacement, de disparition. Mais elle est un lieu1723 non « déterminé par l’ensemble dans
lequel il se situe ». Le récit n’a pas de décor au sens traditionnel, dans la mesure où le voyage
du narrateur-personnage n’est situé dans aucun pays nommé ni réel ni fictif ; il est seulement
délimité par « la lisière des Marches d’une part et les « passes du Mont-Harbré » d’autre part.
Il n’est qu’une abstraction, une hypothèse permettant l’existence de la Route. D’ailleurs,
pourquoi y aurait-il un décor ? L’espace se confond avec le sujet du récit : la route magnétise,
conditionne tout ce qui n’est pas elle. Ainsi, les abords de la Route n’ont pas d’existence
propre ; ils semblent n’en être qu’une émanation, un corollaire1724 : « La Route » s’avère être
une forme-limite, une sorte d’extrême des possibles fictionnels : la présence n’a pour fonction
essentielle que de désigner l’absence en son sein même.
On retrouve un certain nombre de ces traits dans les autres fictions, qui finissent toutes
plus ou moins en impasse, symboliques ou non : Herminien voit l’allée magique se transformer
sous ses pas en impasse à mesure que « les pas le suiv[ent] » puis vont « le rejoindre » ;
l’itinéraire de Simon dans « La Presqu’île » forme une boucle, achoppe sur une barrière et sent
« son genou heurter les croisillons de métal » ; la mort, forme d’impasse, clôt Un beau
Ténébreux (où les motifs de l’impasse se multiplient : le journal de Gérard est inachevé, par
exemple) ou Un Balcon en forêt. On tombe toujours sur le bout du chemin. Seul « Le Roi
Cophetua » peut être lu comme à rebours des autres, de l’impasse (au bout de la ligne de chemin
de fer, au bout du village, au bout de l’écriture) à autre chose (une sorte de renaissance). On
peut pourtant aussi la considérer comme une aporie scripturale, puisqu’elle constitue la dernière
fiction gracquienne. Mais c’est justement à ce titre qu’elle est intéressante. Elle représente peut-
1722
Selon la définition du TLF.
1723
Idem.
1724
Même les lieux suffisamment lointains pour lui échapper n’existent que par référence à elle : « c’était toujours
très au large de la Route, parfois à des lieues », « La Route », p. 22.
316
être pour Gracq une façon de s’en sortir sans sortir de l’écriture, un passage dans l’impasse. Qui
vive, dans le texte gracquien proprement déserté ?
[…] c’est comme une fresque d’ombres chinoises, un de ces écrans de théâtre
peints qui montent du sol par une machinerie et viennent fermer la scène quand
l’exige le suspens de l’action. Tout à coup le déclic bizarre des fresques en
trompe-l’œil vous fige sur place : le mur n’est qu’une ombre portée, et les
sentinelles sont peintes sur la toile — et derrière cette rampe crénelée qui déjà
n’est plus de ce monde un grand jour blanc, mystérieux, éclairé par-dessous ainsi
que les nuages qui montent sur la mer, fume vers la hauteur comme la vapeur
qui monte sur une cuve1725.
Autrement dit, si le texte gracquien peut être considéré comme aporétique, c’est bien
parce qu’il ne cesse d’écrire « « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » : il fait bien exister le
sexuel, mais comme cheminement infini-illimité autour de la béance de la Chose, matrice du
texte. Le Grand chemin gracquien explore l’entre/ antre, la cavité, le vide à l’échelle de l’œuvre.
1725
Les Terres du couchant, p. 244.
317
Chapitre III De quoi le sexe est-il le nom ?
Comme dans le conte, le lecteur est attendu dans la petite pièce, sorte de piège signifiant1731,
monde de signes dont la signification se dérobe sous les yeux de quiconque y pénètre. Tout,
dans l’œuvre gracquienne, est signe, et chaque signe ouvre à autre chose qu’à lui-même, dans
1726
Expression proposée à Lacan par François Cheng, d’après Éric Laurent, op.cit.
1727
D’après le schéma élaboré par Lacan lors d’entretiens avec François Cheng et rappelé par Eric Laurent : « La
Voie/voix, en tant qu’elle est avant tout nomination puis l’effet de nomination, qui fait venir quelque chose, mais
quoi ?, car c’est là où ça n’est pas grec : il ne s’agit plus de faire venir à l’être, mais à un certain usage. Le chinois
n’est pas une langue indo-européenne, il ne connaît pas le verbe être, à la place de la copule il y a cette invention
propre au chinois qui est que le mot Tao veut dire tout à la fois faire et dire, énoncer », op. cit.
1728
Jacques Derrida rappelle la proximité des « deux (e)(a)ntres » et approfondit l’étymologie d’ « antre » : Littré :
« ANTRE, s.m.1. Caverne, grotte naturelle, profonde et obscure. « Ces antres, ces trépieds qui rendent les
oracles », Voltaire, Œdipe, II, 5. 2.Fig. Les antres de la police, de l’inquisition. 3. Terme d’anatomie. Nom donné
à certaines cavités des os. — S. Antre, caverne, grotte. Caverne, lieu vide, concave, en forme de voûte, est le terme
générique. Mais l’autre est une caverne profonde, obscure, noire ; la grotte est une caverne pittoresque, faire par
la nature ou de main d’homme. E. Antrum, αντρον ; sanscrit, antara, fente, caverne. Antara signifie proprement
intervalle et se rattache ainsi à la préposition latine inter (voy. entre). Provenç. antre ; espagn. Et ital. antro. »,
La Dissémination, op.cit., p. 261-262.
1729
Preuve, s’il en est que le rapport au texte gracquien est de séduction !
1730
Véronique Avignon, « La main de l’escamoteur : la dynamique des signes dans Un Balcon en forêt de Julien
Gracq, Littérature n°32, art.cit., p. 139.
1731
D’après Patrick Marot, le travail de Michel Murat dans Etude de style renforce aussi l’idée que l’antre de
l’œuvre gracquienne est bien un entre : « La dissémination paragrammatique repérée dans le roman (T. 1) permet
dans cette optique de lire l’autoréférenciation et l’autocontextualisation d’un texte qui orchestre à la fois le désir
du déchiffrement herméneutique et l’évacuation de tout objet possible », « Julien Gracq et le surréalisme »,
Œuvres & Critiques, art.cit., p. 138.
318
des renvois incessants, analeptiques et de cataleptiques, l’enceinte fermée de l’œuvre qui ne
cesse de les répercuter tendant à faire de la lecture elle-même un parcours déchiffrant en circuit
tout aussi fermé. « Machine outrageusement littéraire1732 », l’œuvre gracquienne fait
fonctionner à plein sa lanterne magique, un kinétoscope1733 « qui absorbe la référence au monde
dans les ambiguïtés de la référence à soi ». Dans le petit cabinet1734 qu’est le texte gracquien,
tout se passe entre1735.
L’entre se fait antre, autrement dit creux, vide, matrice. Mais comme dans la caverne
platonicienne1736, pour l’œil qui a su ou pu s’en extraire momentanément, l’illusoire matière
vivante, mouvante, qui fait de ce texte sinon un monde habité, du moins une terre habitable,
s’évanouit. Les personnages, eux-mêmes signes, semblent se replier les uns sur les autres, les
uns contre les autres, s’absorber les uns les autres, chacun étant le double de l’autre, une
déclinaison, une direction ou encore un avertissement. Albert, Herminien, Aldo, Grange,
Gérard, Simon, le héros du « Roi Cophetua », tous semblent n’être que des avatars du Même,
guetteurs aux yeux tendus, déclinaisons d’un masculin, d’une virilité qui s’apparente
essentiellement au désir — de connaissance, de transgression, de fusion dans un monde
matriciel avec l’angoisse d’une impossibilité de retour. Ils ne sont finalement qu’une posture,
une direction. Sous leurs yeux, la femme est nulle femme. Insaisissable par essence, parce que
la féminité est éparpillée dans une multitude de motifs, elle s’efface dans la pléthore de
phénomènes naturels qui empêche toute individuation, toute intériorité ou profondeur. Réduite
à une fonction, la médiation, et à des clichés, essentiellement surréalistes, la femme n’est qu’une
silhouette. Postures, silhouettes, les personnages ne sont que des ombres dans la grotte textuelle,
1732
Patrick Marot souscrit à la réflexion de Michel Murat sur le cliché, qui considère que « le récit se donne comme
mise en scène d’un renversement touchant […] affichant dans l’aporie d’un sens démultiplié son statut de ‘machine
outrageusement littéraire’ », « Julien Gracq et le surréalisme », Œuvres & Critiques, art.cit., p. 136.
1733
Je reprends l’image proustienne qui symbolise aussi, dans la chambre du narrateur enfant évidée de la présence
maternelle, la nature illusoire des images projetées qui préfigurent la littérature : « On avait bien inventé, pour me
distraire les soirs où l’on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant
l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique,
elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des
légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané », Marcel Proust, A la Recherche du
temps perdu, I, Du côté de chez Swann, Gallimard, collection « Folio classique » n°1924, p. 9.
1734
Il est vrai que Gracq nuance cette conception de la chambre vide, en réponse à la question « La chambre vide,
c’est-à-dire le lieu interdit ? La pièce condamne, où il est interdit d’entrer ? », « Les Yeux bien ouverts »,
Préférences, O.C. I, p. 853, ; il n’en reste pas moins que nous abordons ici, non pas la chambre vide en tant que
motif mais plutôt métaphore de l’œuvre littéraire.
1735
Derrida parle de « syncatégorême » « entre ». Le texte permet de faire exister l’opposition désir/perpétration ;
« qui à la fois met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires » (mais ce milieu n’a rien à voir
avec un centre » ; Jacques Derrida, La Dissémination, op.cit., p. 261.
1736
L’image se trouve chez Gracq : « Quand j’ai commencé à écrire, il me semble que ce que je cherchais, c’était
à matérialiser l’espace, la profondeur d’une certaine effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie
dans l’obscurité d’une caverne pour en mesurer les dimensions d’après l’écho », En lisant en écrivant, O.C. II,
p. 656.
319
en-deçà de l’être. Seule la relation, l’interaction entre masculin et féminin1737 persiste, comme
énergie, le tout dans une atemporalité (essentiellement itérative), qui est attente, vacance, temps
mythique, un présent vidé de substance, qui est surtout anhistoricité dans des décors vides. De
plus, le style gracquien fait exister une sorte de tension vibratoire entre une forme d’exigence
de sens, de compréhension de ce sens, et son empêchement. Pour reprendre encore une fois la
métaphore du conte, de même que la Barbe bleue donne la clé du petit cabinet à sa jeune épouse
tout en lui en interdisant l’entrée, le lecteur est tout à la fois et contradictoirement invité à jeter
un regard dans la chambre qui lui est pourtant désignée comme interdite. L’emploi de l’adverbe
« ainsi » ou du pronom « cela » ou encore de « pire » donne une idée dans deux œuvres
différentes, « La Presqu’île » et « Le Roi Cophetua », de cette attirance pour la chose non
nommée, jouissance du non-savoir. Le motif de la silhouette ou du profil perdu, omniprésent
dans le texte gracquien, emblématise cette rhétorique de l’indicible.
Cet Antre se révèle être la place, l’espace que Gracq assigne à la relation à l’autre : un
lecteur connivent, qui repère le discours de l’autre. Le plaisir qui consiste à toucher au texte
d’un autre répond en miroir à celui du lecteur, dans la complicité qu’implique le texte. La lecture
gracquienne est, comme celle de Stendhal, destinée aux happy few, une lecture d’entre soi : « le
texte garde en lui la trace d’une parole venue d’ailleurs et qui subrepticement fait appel à la
lecture de reconnaissance. Le ‘terreau culturel’, le déjà formulé se glisse entre les mots neufs et
reverse dans l’écrit inédit l’imaginaire des écrits antérieurs1738 ». Si l’érotisme gracquien paraît
secondaire, traditionnel et finalement aporétique, c’est qu’il exhibe bon nombre de clichés,
comme si seul le discours de l’autre était possible sur le sexe : l’accumulation et
l’entrecroisement de références intertextuelles, de références picturales, d’images issues de la
culture populaire creuse le texte de sa propre abolition, de l’absence d’érotisme propre.
L’érotisme gracquien, à l’image de l’œuvre tout entière1739, est nourri de références littéraires.
Pour Ruth Amossy qui étudie l’allusion littéraire dans Un beau Ténébreux, certes « le processus
de réitération et de réaménagement qui fonde [le corpus romantique intertexte du roman] opère
sur une série de discours, de stéréotypes et de valeurs datés. En même temps que l’ordonnance
d’éléments « littéraires », c’est en effet un système de valeurs que retravaille par le biais des
allusions le récit gracquien », mais le lecteur sera surtout sensible au « mouvement incessant
1737
« Il n’était plus qu’un homme qui marche derrière une femme, tout entier sang remué et curiosité violente »,
Un Balcon en forêt, p. 54.
1738
Notice de Bernild Boie pour Un beau Ténébreux, O.C. I, p. 1164.
1739
Le travail de Ruth Amossy sur Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau Ténébreux est particulièrement
riche et éclairant sur le sujet.
320
où se défait et s’effrite le sens garant de l’ordre ancien 1740 ». Ce réseau intertextuel1741 nourrit
l’œuvre gracquienne. Si Julien Gracq se considère comme l’héritier d’une véritable lignée
d’écrivains, au nombre desquels les Surréalistes et les Romantiques allemands (Novalis, Jünger,
Hölderlin, Nietzsche, Wagner), il y associe certains auteurs comme Racine, Balzac, Vigny, mais
aussi Poe et Baudelaire. La littérature érotique de son temps (Georges Bataille, mais aussi Jean-
René Huguenin, Pauline Réage) n’en reste pas moins un intertexte plus discret mais présent.
La Béatrix de Balzac1742, que Gracq admire autant pour la clôture du cadre spatial choisi,
« Guérande, corsetée de sa minuscule enceinte »1743, où il ne manque pas de situer lui-même
l’une de ses dernières fictions, « La Presqu’île », et son personnage féminin, Béatrix, constitue
un modèle de femme fatale.
1740
Ruth Amossy, Les Jeux de l’allusion littéraire dans Un beau Ténébreux, Neuchâtel, A la Baconnière, collection
« Langages », 1980, p. 28.
1741
Julia Kristeva, Semeiotikè, Recherches pour une sémanalyse, op.cit., p. 113 : « Le [texte] est une permutation
de textes, une intertextualité » ; ibid., p. 181, « Le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes : il est une
écriture-réplique (fonction ou négation) d’un autre (des autres) texte(s) ».
1742
Gracq rapproche ce roman de la tragédie racinienne Bajazet dans sa préface.
1743
Béatrix de Bretagne, Préférences, O.C. I, p. 951.
1744
Ibid., p. 955. Les similitudes entre la situation de départ de Beatrix et d’Au Château d’Argol sont frappantes,
- la Bretagne, la description du château -, correspondent au huis-clos tragique érotique et ne manquent pas de
rappeler non seulement l’univers sadien, mais aussi la déréalisation mystérieuse du lieu surréaliste décliné dans
toutes les fictions –la forêt, la mer, « halo de l’innommable »1744. Le commentaire que fait Gracq de ce roman
l’assimile aussitôt à la veine du roman breton et au mythe du Graal, assimilant les Touches au « Château Périlleux »
« où s’embusque l’Epreuve », Camille Maupin à Kundry, et soulignant le motif de la musique – « Rien ne manque
aux sortilèges de cette demeure, pas même le suprême dissolvant, la musique – musique de perdition s’il en fut-
que viendra incarner à l’heure dite le compositeur-acteur Conti » par allusion probable à Wagner. D’ailleurs, la
présentation gracquienne du roman balzacien conviendrait à son propre roman : « une tragédie presque anonyme
de la fascination amoureuse, et par là même une œuvre incontestablement religieuse » ou encore « double drame
de la fascination de la femme tombée par pureté, de la fascination du héros chaste par l’ange noir ». Dans Au
Château d’Argol, le Graal, par ailleurs traité au théâtre avec Le Roi pêcheur, est bien employé par Gracq comme
métaphore de la quête du « point sublime » ; l’érotisme y transcendé par une mystique qui fait d’Heide, figure
féminine sacralisée, l’objet d’un sacrifice : le viol de Heide par Herminien revêtant l’allure d’une véritable
profanation, de la part de l’« ange noir », double maléfique du pur Albert. L’initiation dans les deux œuvres est de
même nature faite du mélange entre amour et mort. L’érotisme du roman sourd de la question du sacrilège et de la
souillure, de la collision entre violence et pureté. Bernild Boie rappelle la simplicité du fil narratif, qui tient à une
situation de relation sexuelle au sens d’interaction entre masculin et féminin : « deux hommes et une femme que
‘le drame de la fascination’ réunit et retient dans un château isolé ».
321
Le mythe du Graal, omniprésent, charge le texte d’une sorte de profondeur et de mystère,
inscrivant une nouvelle dialectique entre chair et esprit.
On le sait, la dernière fiction, « Le Roi Cophetua », met en scène une histoire de désir,
de rencontre de l’Autre médiatisée par une relation triangulaire. C’est aussi celle d’une levée
possible de la violence envers l’Autre, d’une métamorphose du désir de la mort de l’autre en
un nouveau rapport, autre. Dans la fiction, le rapport se fait essentiellement par la lettre — entre
Nueil et le narrateur — ou par le corps — entre l’homme, qu’il s’agisse de Nueil ou du héros
et la femme anonyme — et surtout, de la lettre au corps. L’amitié entre les deux hommes est
dès le début présentée comme essentiellement épistolaire : « de temps en temps [il] recevai[t]
des lettres ironiques, très affectées 1745» ; « en ouvrant ses lettres, [il] recevai[t] chaque fois au
visage une petite bouffée chaude1746 », comme si la relation s’y incarnait, au point de provoquer
des réactions physiques. C’est donc dans une continuité logique que l’invitation à la Fougeraie
est signifiée par télégramme1747 au narrateur : là encore se pose LA question du rapport à
l’autre : comment rejoindre ? Du télégramme qui annonce la rencontre de l’autre au lipogramme
qui en signale finalement l’absence, il n’y a que peu de lettres, celles que lit le narrateur dans
le train — « […] et je parcourus un moment les journaux que j’avais achetés à la gare.
L’aviation française avait bombardé de nuit les casernes de Kaiserlautern1748 » — et qu’il ne lit
plus une fois arrivé dans la propriété de Nueil :
1745
« Le Roi Cophetua », p. 190.
1746
Ibid., p. 191.
1747
« Son télégramme m’invitait à le rejoindre chez lui, où une courte permission devait l’amener dans l’après-
midi de la Toussaint. Je tirai le rectangle bleu de ma poche, déjà froissé, et je vérifiai encore une fois la date de
notre rendez-vous : j’y trouvais je ne sais quelle trace d’un sombre humour qui ne lui était pas étranger », « Le Roi
Cophetua », p. 192, je souligne.
1748
« Le Roi Cophetua », p. 188.
1749
Ibid., p. 201.
322
feuilles1750, comme si les plier reviendrait à en réadresser ou à en modifier le sens, rendent ce
passage particulièrement fécond.
L’absence physique de Nueil — car il est comme fantôme, comme fantasme présent
partout — est absorbé dans le corps du héros par l’intermédiaire de son Nueil ; son héritage est
transmis par le corps et par le sexe. Possédé d’abord par le maître des lieux, le corps de la
femme anonyme — comme non marquée de quelque lettre que ce soit, pas même O — l’est
ensuite par le héros dans un « rituel sans paroles1751 ». Le sexe a comme levé le désir de mort
en laissant la place de l’un à l’autre, en incorporant l’un dans le corps de l’écriture, rôle de la
femme-flamme, à destination de l’autre : « le héros et Nueil échangent leurs places autour d’un
objet qui se dérobe constamment et dilue son objectalité dans la nuit de l’indifférencié 1752 ».
Autrement dit, moins que le désir de sa mort, la dernière fiction invente un nouveau rapport à
l’autre par l’écriture. De cette « parenthèse1753 », le héros sort tel un Orphée, lancé sur les routes
d’une écriture neuve, « le Jour des Morts1754 » : la nuit d’amour se situe encore entre, elle est
d’une certaine manière l’antre de l’écriture, entre soi et l’autre, entre la mort et la vie.
Anne Fabre-Luce l’a bien montré la présence par exemple du Surréalisme dans l’œuvre
gracquienne est celle du deuil, d’un évidement plus qu’une présence pleine. La place de la
jouissance, c’est la place de l’objet perdu à travers les effets de sens : cette jouissance est bien
une zone de touche, de rapprochement pour l’auteur et pour le lecteur, et plus précisément
source de jubilation (jouissance seconde, plus positive) de celui qui écrit et de celui qui
déchiffre). Gracq aurait transformé le deuil du modèle perdu qu’est le surréalisme « en une
pratique scripturale qui conserverait l’esprit du disparu1755 ».
3. Dérision et évidement.
Parfois, c’est la dérision qui évide de sens, non pas le texte, qui en est doublement
chargé, mais le regard du lecteur qui se trouve un peu cruellement désamorcé par le mépris.
Tout en exhibant devant l’objet textuel, son auteur le désigne en creux comme in-signifiant : le
1750
Bernard Vouilloux analyse les trois mouvements de la lecture dans Mimésis. Sacrifice et carnaval dans la
fiction gracquienne, op.cit ; p. 62-63 : « Non pas faute d’impression (l’impression mécanique du texte sur la page),
mais faute de lecture (l’impression psychique du texte) où se croisent la chute (le lapsus) d’une phrase et celle d’un
corps — le héros relit le communiqué d’un Nueil distrait, escamoté par la guerre puis par la censure, ainsi que le
désir qui en occulte tout d’abord la manifestation, pour ensuite forclore le manque dans le corps du texte, fût-ce
sous la forme de la dénégation finale ».
1751
« Il n’y eut pas de mots échangés », « La Route », p. 240 ; « De toute cette nuit, nous n’échangeâmes pas une
parole », ibid., p. 242.
1752
Bernard Vouilloux, Mimésis. Sacrifice et carnaval dans la fiction gracquienne, op.cit., p. 77.
1753
« Le Roi Cophetua », p. 251.
1754
Ibid.
1755
Patrick Marot, « Julien Gracq et le surréalisme », Œuvres & Critiques, art.cit., p. 135.
323
ratage, la déception fait partie de la « cochonnerie » de la relation autour du texte. Ils rendent
l’herméneutique plus nécessaire et en même temps plus exigeante, les efforts du lecteur toujours
plus raffinés et un peu vains, le sens toujours fuyant et miroitant et objet d’un jeu renouvelé.
Dans La Forme d’une ville, Julien Gracq fait le récit d’un souvenir d’enfance1756, chose
suffisamment rare pour retenir l’attention du lecteur à l’affût : durant les vacances d’été,
accompagné de ses parents, il traversait la ville de Nantes en train. Dans cette ville que Pierre
Campion présente comme « à la fois mère et maîtresse d’un enfant qui doit être son propre
père1757 », le récit devient celui d’une pénétration. Féminisée, et même érotisée — elle dont « la
chaleur sensuelle d’un lit défait et répand et coule pour [lui] à travers les rues 1758 » et dont le
« parfum reste lié, est toujours resté lié pour [lui] à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs
secrets, presque érotiques, […] se libèrent »1759 —, Nantes est le lieu de l’irruption d’un train
qui, sous les yeux interdits de Louis Poirier enfant, laisse la ville « coupée en deux comme un
ver » : la comparaison superpose représentation enfantine de la violence et du sexe : « comme
un ver », on est aussi nu…. Et en effet, l’œil enfantin voit une scène qui lui semble imprégnée
de violence : contrastant avec une « une impression d’intimité peu commune », les images de
coupure et de mutilation s’accumulent :
Ces images sont redoublées, dans une mise en abyme qui annonce le vertige à venir, par
une réminiscence de cette réminiscence première : comme en écho à la débâcle de ce
jaillissement ferroviaire dans la ville aux yeux de l’enfant qu’il était, Gracq raconte comment
ce souvenir lui est revenu lors d’une tout autre débâcle :
J’ai vu ressurgir vingt ans plus tard, de façon très inattendue, cette
impression d’enfance oubliée dans un faubourg de l’agglomération lilloise —
peut-être Menin — où le train qui nous ramenait de Hollande s’était arrêté un
moment, à la fin de mai 1940, au milieu de la débâcle. Les réfugiés en route vers
le sud s’agglutinaient contre les passages à niveau ; de l’autre côté de la voie,
1756
Il prépare le récit d’enfance par une référence proustienne : comme pour le Narrateur les pavés de la cour des
Guermantes, les lignes d’un journal local annonçant le retour des tramways à Nantes font surgir la réminiscence.
La Forme d’une ville, O.C. II, p. 781.
1757
Pierre Campion, « La ‘scène primitive’ dans la vie d’un écrivain : Gracq, La forme d’une ville », Littératures
n°28, printemps 1993, p. 139-154.
1758
Ibid., p. 784.
1759
Ibid.
1760
Ibid., p. 782.
324
d’autres réfugiés en route vers le nord, et qui tentaient de rentrer chez eux,
remontaient de la Somme, où les Allemands coupaient déjà le passage1761.
Comme le remarque Pierre Campion, Gracq souligne lui-même le caractère fondateur de cette
scène, qui, métonymique du fantasme, peut se lire assez immédiatement comme sexuelle.
« Acte de pénétration du train dans la ville1763 », la scène prend la coloration freudienne d’un
récit inversé de « l’homme aux loups1764 ».
[…] Moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont
l’enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque
à sa manière qu’une première puberté. Les rythmes naturels, protecteurs,
berceurs, et presque naturellement porteurs, cèdent tout d’un coup de toutes parts
à l’irruption inattendue de l’effréné, au pressentiment de la jungle humaine.
Ambivalence à laquelle Nantes m’a éveillé, que le souvenir de Menin souligne,
et dont j’essaierais inutilement de me libérer : je suis resté, l’enfant collé à la
vitre du wagon, qui regarde monter jusqu’à lui, interdit, l’agitation furieuse
d’une grande ville coupée en deux comme un ver1765.
Lecteur, vous n’aurez pas le récit de l’origine à si bon compte : pas de roman familial1766,
ni de voie pour une critique freudienne des origines. Aussitôt, la voix gracquienne semble nous
en détourner. La thématique sexuelle, exhibée sans résistance, tend à livrer le lecteur à
l’impasse : si scène d’initiation il y a, c’est bien celle du lecteur qui doit ici faire face à
l’évidement et la mise en dérision d’une lecture considérée comme opération de serrurerie. Si
la scène interroge une origine, c’est probablement, comme La Forme d’une ville in extenso
1761
Ibid., p.782.
1762
Ibid.
1763
Pierre Campion, « La ‘scène primitive’ dans la vie d’un écrivain : Gracq, La forme d’une ville », Littératures
n°28, art.cit., p. 139-154.
1764
Sigmund Freud, « L’homme aux loups », Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 342.
1765
Ibid., p. 782-783.
1766
Bernard Vouilloux a déjà démontré comme l’autobiographie gracquienne était évidée de son « (bio) », Gracq
autographe, Paris : Corti, 1989. Par ailleurs La lecture des Eaux étroites rappelle s’il en était besoin, que l’origine
est impossible pour Gracq, l’Evre étant coupée et de sa source et du delta auquel elle débouche, comme le montre
l’étude d’Ann L Murphy, « Julien Gracq’s Les Eaux étroites : The Origin of the Impossible and the Impossibility
of Origin ». Symposium : A Quarterly Journal in Modern Literatures, 49 (3), automne 1995, p. 217-228.
325
celle de l’imagination, sous la métaphore du jaillissement, celle du train, celle des rhizomes1767.
Sur un autre plan, Julien Gracq semble procéder un peu comme dans « Un Cauchemar », en
exploitant les clichés du mythe possible pour mieux l’évider :
On peut donc sortir de l’aporie du rapport à l’Autre sans véritablement en sortir : l’œuvre
gracquienne, si elle tend à l’évacuation de l’Autre menaçant, à l’expression de l’impasse que
constitue la rencontre de l’Autre, ménage néanmoins en son sein une autre place. Et une place
vraiment intime et profonde, dans le corps du texte, dans le tressage des voix qu’implique sa
1767
« Ce passé-là, de sept années plus rêvées que vécues, ne dort que d’un œil : ce qu’il restait d’inaccompli dans
une vie à demi cloîtrée continue à l’arrière-plan de ma vie son cheminement souterrain à la manière de ces rhizomes
qui crèvent de loin en loin le terreau du jaillissement inattendu d’une pousse verte », La Forme d’une ville, O.C. II,
p. 781.
1768
Michel Murat, L’enchanteur réticent, p. 180, à propos d’ « Un cauchemar », Appendices, O.C. I, p. 1005-
1007.
1769
La Forme d’une ville, O.C. II, p.780.
326
nature polyphonique : dans cette perspective, la traduction est une expérience de décentrement
et de rencontre avec l’Autre à double entrées. Il s’agit à la fois de se couler dans la voix d’un
autre, dans la langue d’un autre, tout en se laissant guider par le lecteur « en soi » pour produire
une œuvre hybride, limite entre soi et l’autre1770. Cette étrangeté de l’œuvre traduite, Julien
Gracq la souligne lui-même par sa difficulté à définir son propre texte et par les excuses qu’il
présente à Kleist, preuve, s’il en est, qu’il a bien touché au texte :
Il s’agit donc bien d’un travail de réécriture poétique, qui implique une rencontre intime avec
le texte de l’autre, de l’ordre de « l’affinité élective », un autre que l’on a choisi, parce qu’il
nous a séduit :
Il y a ceci d’agréable dans le rôle du traducteur qu’il lui est permis de dire du
bien d’une pièce qu’il aime, tout en se sentant quand même participer à elle si
peu que ce soit1773.
Traduire, c’est donc dans un espace-temps clos, celui de l’œuvre, couler son propre désir
dans le désir d’un autre1774. La littérature permet de se glisser dans le désir d’un autre, ce qui
est plus facile parfois que d’exprimer son propre désir.
1770
Cette rencontre entre Gracq et l’autre — et cela est suffisamment étonnant pour être précisé, dans le cadre
d’une traduction — a nécessité le recours à un tiers médiateur, « sa connaissance fort limitée de l’allemand ne lui
[permettant] pas d’aborder le texte original », comme le précise Bernild Boie dans sa notice à Penthésilée, O.C. I,
p. 1434.
1771
Entretien sur « Penthésilée » de H. von Kleist, O.C. I, p. 1120.
1772
Penthésilée, O.C. I, p. 1119.
1773
« Le Printemps de Mars », Préférences, O.C. I, p. 974.
1774
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p.107, « l’écrivain se glisse, pendant un moment, dans le désir
d’un autre » (Murat parle de la façon dont Gracq parle de Barbey d’Aurevilly ou de Breton) ; il reconstruit avec
une minutie quasi amoureuse (Murat utilise là la métaphore érotique) le décor « de bal masqué et de volière
tropicale » où Breton se sent chez lui ».
327
Pour l’écrivain, dans ces sujets plus qu’ailleurs, le problème essentiel est celui
de la justesse de ton. (…) Lorsqu’il s’agit d’émotions extrêmes, la bonne
distance pour Gracq est celle de la traduction (cf. Kleist)1775 ».
Outre son étude sur Kleist dans Préférences, Julien Gracq propose une « traduction
libre1776 » de Penthésilée, parce qu’il reconnaît la force de ce que Nietzche a considéré comme
« la transposition poétique du « duel mortel des sexes », et la fascination qu’exerce
« l’alternance continuelle et brusque, sans aucun passage, de signes contraires, masculins et
féminins1777 ». C’est ce qui d’après lui démarque Kleist des autres auteurs romantiques et qui
fait sa modernité : avoir su écrire « le drame de la sexualité », en dégager « l’infracassable
noyau de nuit ». Sur un champ de bataille, Penthésilée, reine des Amazones, affronte Achille,
dans un combat qui mêle amour et haine, vie et mort. Gracq semble frappé par la liberté et
l’étrangeté qui sourdent de cette œuvre qui représente le désir dans toute son ambivalence et sa
contradiction, eros et thanatos. L’érotisme se mêle à la violence pour représenter le trouble de
« – la déchirante, la géniale ambivalence de ce champ de bataille qui pourrait tout aussi bien
être un lit bouleversé – cette suerte de muerte impitoyable où un homme et une femme, toutes
pudeurs abolies, toutes contraintes larguées, décidés à signifier exemplairement, jusqu’aux
dernières conséquences, la redoutable ambiguïté des pulsions qui les traversent, s’étreignent
corps à corps, se mesurent, s’atteignent, de la dent et du couteau, des lèvres et des ongles,
jusqu’à la mise en pièces incluse, dans une fureur d’absolu et d’assouvissement1778 ». Il propose
une lecture symbolique de la dualité primordiale entre lumière et obscurité, inconnu/inconscient
et raison, et met en valeur l’acte sacrificiel que constitue pour lui « le sommet de la pièce : le
meurtre du héros solaire déchiqueté par le peuple lunaire, nocturne, des femmes1779 ». D’ailleurs
le motif contradictoire de l’ombre et de la lumière est omniprésent dans l’œuvre gracquienne,
et semble plus particulièrement associé aux scènes érotiques, comme s’il venait redoubler en
arrière-plan la représentation dialectique des pulsions à l’œuvre dans le récit ou la description ;
l’exemple le plus évident en est l’atmosphère du « Roi Cophetua », fiction dans laquelle la
rêverie autour de l’ombre et de la lumière, du noir et du blanc semble fondatrice et organisatrice.
1775
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 79.
1776
Entretien sur « Penthésilée » de H. Von Kleist, O.C. I, p. 1121.
1777
Ibid.
1778
Le Printemps de Mars, in Préférences, O. C. I, p. 973-974.
1779
Ibid.
328
intensifie, par l’atmosphère du sérail et l’omniprésence de la mort, le huis-clos d’un monde
féroce et violent magnétisé par un amour impossible et destructeur. D’après Philippe Berthier,
« dans cette perspective, la tragédie n’apparaît plus que comme la dramatisation de la pulsion
sexuelle1780 », comme une sorte de révélation des forces à l’œuvre dans l’inconscient. L’intérêt
que Julien Gracq manifeste pour Bajazet se cristallise autour du malaise de la mise à mort :
Bajazet me paraît être la seule tragédie de Racine qui fasse appel précisément
comme ressort à ce qui, dans d’autres pièces, n’est qu’expédient : le fait de la
mort. L’angoisse lourde et prenante de la mort concrète, sanglante, de la mort
présente, de la mise à mort, est ce qui lui donne tout son nerf1781.
Dans cette pièce, c’est le sadisme de la belle et séduisante Roxane, qui intéresse Gracq,
la superposition de l’amour et de la haine de ce personnage féminin pour Bajazet, qu’elle finit
par faire pendre1782 après avoir tenté en vain de l’épouser. Elle est un personnage
particulièrement fascinant pour Gracq, dans la mesure où sa féminité n’atteint toute sa mesure
que dans l’accomplissement de la mort et dans sa proximité, tout autant que Salomé, autre figure
de femme fatale, et de séductrice mortifère, comme parente dans l’imaginaire gracquien de
Roxane, ou de la Béatrix de Balzac.
Le travail de Gracq porte sur la langue dans toute sa matérialité, et même sa sensualité ;
il transfigure le texte d’origine, rédigé en un alllemand volontairement désuet, probablement
pour mettre à distance l’émotion, en une
Le rapport entre le contenu de la pièce et ce qui se joue dans l’acte de traduction est loin d’être
anodin : car c’est justement quand il accepte de traduire et d’adapter, malgré sa méconnaissance
de l’allemand, une pièce qui touche à l’innommable et à l’irreprésentable 1784 — que le texte
accomplit symboliquement l’incorporation de l’autre dans son texte propre. Car la pièce se clôt
1780
Philippe Berthier, Julien Gracq critique. D’un certain usage de la littérature, op.cit., p. 203.
1781
Préférences, « A propos de Bajazet », O.C. I, p. 935.
1782
Gracq ne manque pas de souligner toute la charge érotique du corps à corps que suppose la mort par
étranglement : « le genre de mort du héros est toujours symbolique : ici c’est la plus charnellement sauvage, celle
qui mêle longuement l’exécuteur à la victime dans la plus atroce intimité physique : l’étranglement », A propos de
Bajazet, dans Préférences, O.C. I, p. 935.
1783
Bernild Boie, notice, O.C. I, p. 1436.
1784
Julien Gracq exprime lui-même cette difficulté de s’attaquer à une pièce « précédée d’une redoutable réputation
de pièce à lire », de Buchdrama, « Le Printemps de Mars », Préférences, O.C. I, p. 974.
329
sur une scène de dévoration, substitut ou paroxysme de la pulsion sexuelle. Penthésilée incarne
l’assimilation du désir d’aimer et du désir de tuer et réalise ce double fantasme de pulsion orale :
Il y a tant de femmes pour se pendre au cou de leur ami, et pour lui dire : je
t’aime si fort —oh ! si fort ! que je te mangerais. Et à peine ont-elles dit le mot,
les folles, qu’elles y songent, et se sentent déjà dégoûtées. Moi, je n’ai pas fait
ainsi, bien-aimé ! Quand je me suis pendue à ton cou, c’était pour tenir ma
promesse — oui — mot pour mot1785.
Et d’une certaine manière, c’est aussi oralement, par les mots, en prenant le mot au mot1786,
qu’elle se tue :
Car maintenant je descends en mon cœur comme dans le fond d’une mien — et
j’en retire — aussi froide que le métal — la pensée qui va m’anéantir. Ce métal,
je le purifie au feu de la détresse — j’en fais un dur acier — je le trempe de part
en part dans le venin du remords — je le porte sur l’enclume infrangible de
l’espérance — et je l’affile et je l’effile en poignard — et à ce poignard enfin je
tends ma poitrine. Là ! — là ! — là ! — là ! — Et encore ! Et c’est bien1787.
Les choix esthétiques figurent les mouvements inconscients qui travaillent toute l’œuvre pour
faire surgir l’émotion littéraire. Le texte médiatise donc un rapport à l’Autre, rendu possible
dans la langue, et en l’occurrence un rapport fortement rattaché à la sexualité et la pulsion. Ce
que fait advenir la traduction, le rapport sexualisé à l’Autre, peut advenir aussi dans
l’intertextualité, qui est une forme d‘assimilation des textes antérieurs, encore une fois
d’incorporation du texte de l’autre à son propre texte, d’une voix autre à sa propre voix. La
réciproque n’est pas vraie ; Gracq exprime à propos de son propre texte la volonté « d’être
intraduisible1788 », comme si cette forme de pénétration était impossible à son droit.
1785
Penthésilée, O.C. I, p. 1117-1118.
1786
Le présent a ici valeur performative.
1787
Penthésilée, O.C. I, p. 1119.
1788
« Mon souhait — irréalisable —aurait été plutôt qu’ils tiennent tellement à la langue qu’ils en soient
pratiquement intraduisibles », Entretiens. Avec Jean Carrière, O.C. II, p. 1251.
1789
Didier Anzieu, « Julien Gracq, les figures de la position dépressive et le procès de la symbolisation », Etudes
philosophiques n°3, 1971, p. 301-302.
330
rapport à l’Autre, principal Indicible gracquien, semble si chargé d’angoisse qu’il s’efface
progressivement des œuvres1790. Toutefois l’écriture gracquienne tisse dans le texte les
conditions d’un possible rapport à l’Autre, dans la dialectique de l’écriture et de la lecture1791.
On sait combien pour Gracq les œuvres de ses « grands intercesseurs », constituent son paysage
littéraire et même plus, le « terreau » de son œuvre. Le palimpseste constitue donc une forme
de corps à corps, le corps du texte gracquien se frottant à celui de l’intertexte qu’il englobe.
Ainsi, la scène de rencontre entre Grange et Mona, dont le récit serpente au gré de leur
cheminement forestier, s’allonge, pour poursuivre l’image, sur le corps de son intertexte, « le
petit chaperon rouge » ; ce texte autre, se frottant au corps du texte gracquien, se décharge de
merveilleux qui se reporte sur le personnage de Mona et sur la forêt.
A ce titre, l’intertextualité semble être vécue sur le mode de la jubilation scripturale, une
sorte de plaisir propre à l’intertextualité et à l’allusion littéraire :
[La jubilation] tient à ce que j’ai à faire fructifier l’héritage, en quelque sorte, à
l’exploiter, à l’explorer, mais comme la chose de l’autre. Peut-être que je ne
jouirais pas si les mots étaient les miens. Je jouis dans la mesure où c’est la parole
de l’autre –c’est l’autre dont vient la parole, dont vient le legs, le don. La
jubilation est la mienne mais elle est la mienne comme la chose de l’autre. Je ne
conçois pas de jubilation autrement1792.
1790
Je renvoie sur ce point à l’analyse de Mar Garcia sur l’imaginaire gracquien du déchet intitulé « L’Autre comme
rebut », Compar(a)ison : International Journal of Comparative Literature 1-2, art.cit., p.193-202.
1791
Christelle Defaye, « Julien Gracq ou la jubilation du paysage » dans Modernités 39, Littérature et jubilation,
textes réunis et présentés par Eric Benoit, presses universitaires de Bordeaux, 2015, p. 333-345.
1792
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes des différences », Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d’écriture, Littérature, 2006/2 n°142, p. 20.
1793
Je m’appuie sur l’analyse que mène Jean-Noël Bellemin dans Plaisirs de vampire : Gautier, Gracq, Giono,
« Filles, femmes, flammes, fantômes (Les Eaux étroites) », p. 119-149.
331
sillage d’effroi et de silence surnaturel qui se creuse derrière sa course papillonnante — 1794 »,
née de Marie de Verneuil, personnage balzacien, et aussitôt associée à « la Flamme errante, qui
vient vaguer la nuit sur le plateau indien de Ripore, autour d’un homme attaché à la bouche
d’un canon, dans l’épisode final d’un des plus étranges romans de Jules Verne : La Maison à
vapeur1795 ». D’après Jean Bellemin-Noël, « Marie de Verneuil, la Flamme errante, l’eau morte
ou noire, malgré toutes les hésitations malgré tous les déguisements, forment une seule et même
substance fantasmatique. Elles incarnent la maternité-vampire à l’état pur1796 ».
Or, juste avant le surgissement de cette image, Julien Gracq analyse le fonctionnement
de son imaginaire, la façon dont les images se produisent dans son esprit et leur rapport avec
l’intertexte. Et c’est l’isotopie certes géologique, probablement en accord avec la description
du paysage minéral dans lequel s’insère ce commentaire, mais aussi métaphoriquement
physique, organique qui lui permet d’exprimer l’amalgame qui s’opère : avant d’évoquer « une
de ces concrétions1797 », il décrit le mouvement d’attraction d’éléments autres vers son esprit :
Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de
rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense
autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans
notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de
poésie, de peinture ou de musique1798.
1794
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 540.
1795
Ibid.
1796
Jean Bellemin-Noël, Plaisirs de vampire, « Filles, femmes, flammes, fantômes (Les Eaux étroites) », p. 146.
1797
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 535.
1798
Ibid., p. 534.
1799
Que cette nuance apportée à l’analyse pourtant si convaincante de Jean Bellemin-Noël nous soit autorisée par
sa conclusion-même, encourageant son lecteur au « plaisir de vampire » : « Pourquoi mes associations-lectures ne
deviendraient-elles pas les vôtres, si je réussis à les charger d’assez de feu pour que, zigzaguant selon leur propre
modeste fulgurance, elles viennent briller chez vous, et enflammer, sinon consumer, celles que, en lisant, vous
aviez spontanément formées ? On ne le redira jamais assez, le vrai vampire ne se satisfait pas de pomper du sang
à ses proies, il faut encore qu’il fasse d’elles des vampires à leur tour ; et ainsi ad infinitum », Plaisirs de vampire,
op. cit., p. 149.
1800
Jean Bellemin-Noël, Plaisirs de vampire, op. cit., p. 134.
332
permettait plus facilement de faire venir au bord de(s) l’Evre et dans un paysage de gorge1801
une image d’une si inquiétante-étrangeté. En altérant sa voix, le voile esthétique et artistique de
ces références enfouies évite la perte d’énergie ; elles « ont donné le branle1802 » à
l’imagination.
L’intertexte de Vigny, qui orchestre l’amour comme recherche d’Absolu, est bien
présent, mais Julien Gracq creuse ironiquement l’écart avec le modèle romantique dans sa façon
de concevoir l’amour, et la mort. Dans la pensée romantique, l’amour vidé de toute sexualité,
s’assimile à l’aspiration mystique et idéale du retour à l’Unité et au paradis perdu que l’on
1801
« Ainsi que toutes les gorges pittoresques qui ont leur à-pic, ou leur surplomb où s’accroche une légende sans
grande fantaisie : Saut du Diable ou Saut de la Pucelle, l’Evre a son site presque classé, qui constitue le clou de la
promenade de la rivière ; il s’appelle la Roche qui boit, et, plus peut-être que le point de vue, j’ai toujours aimé ce
nom : s’y reflète le sentiment naïf que j’éprouvais si vivement de l’envoûtement de la vallée par sa rivière, de cette
gorge immobile penchée comme Narcisse au-dessus de la flaque vénéneuse de son eau plane, le sentiment aussi
du sortilège de ce miroir aux teintes fumées dont le simple reflet est déjà comme une succion et dont l’aptitude à
réfléchir pour l’imagination, ne se sépare jamais tout à fait de la propension à engloutir », Les Eaux étroites,
O.C. II, p. 537, je souligne.
1802
Les Eaux étroites, O.C. II, p. 541.
1803
Ruth Amossy, Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau Ténébreux, op.cit., p. 109.
1804
Ibid., p. 108.
333
retrouve ensuite dans le Surréalisme et même chez Gracq, comme Désir, désir total et absolu,
que rappelle Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident :
Or Gracq, qui fait cette remarque à propos de Kleist avant lui, considère qu’on ne peut
plus écrire le Désir avec la même « candeur1806 » :
Le motif érotique ne semble présent que comme contrepoint, comme accès possible à la
fascination de l’impossible exercée par l’orbe de la mort, dans le profil du texte, mais il semble
renforcé par cette réécriture des amants de Montmorency, qui accentue la fascination des
personnages pour la violence et le Mal et qui colore les thèmes de l’amour et de la mort d’une
nuance plus brutale et pulsionnelle… Eros et Thanatos. On peut faire référence en ce sens à un
autre intertexte, celui des Chants de Maldoror de Lautréamont dans l’allusion à la jeunesse
d’Allan à l’internat et sa disposition pour les actes sadiques – « la fascination sauvage exercée
sur une jeune fille, la joie d’une cruauté perfide contre un enfant délicat1808 » extase trouble
« d’Allan au chevet d’un mort-. Le couple et son projet se colore bien plus que chez Vigny de
transgression et de jouissance dans le Mal, (d’autant que la femme s’appelle Dolor-ès).
Julien Gracq inscrit dans son œuvre une autre béance que la béance sexuelle mais qui a
d’une certaine manière la même signification dans son rapport à l’altérité : son infratexte, ce
que Ruth Amossy nomme « les allusions littéraires », l’usage ironique des traditions
narratives1809. Ainsi Pierre Michon considère que le traitement gracquien du stéréotype et du
cliché constitue la force et la beauté de son œuvre :
1805
Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972, p. 40, cité par R. Amossy, Les jeux de
l’allusion littéraire dans Un beau Ténébreux, op.cit., p. 111.
1806
« Le romantisme allemand, avec la candeur enfantine de qui croit vraiment ouvrir les yeux sur lui pour la
première fois, investit le monde sans fureur et sans violence … », Novalis et « Henri d’Ofterdingen », in
Préférences, O. C. I, p. 997.
1807
Ibid., p. 996.
1808
Un beau Ténébreux, p. 63.
1809
L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 41 « cette contradiction doit être distinguée de l’ambivalence propre à la
clôture (à la fois abri et prison) et au pouvoir (à la fois protection et exaction), dont l’œuvre de Sade illustre le
334
Chez Gracq, on n’a affaire qu’à des clichés, mais subvertis par un
réagencement génial et un suremploi rhétorique. Un réagencement car il y a chez
Gracq des télescopages de clichés beaucoup plus imprévisibles que la fameuse
rencontre du parapluie et de la machine à coudre. Mais un suremploi rhétorique
aussi, parce qu’à la différence de Flaubert qui dégraisse le stéréotype au scalpel,
lui il joue positivement la surenchère et l’accumulation : au-delà d’un certain
seuil critique, le quantitatif passe au qualitatif, la saturation produit la mutation,
et c’est ce trop-plein de clichés qui devient du Gracq 1810.
Même quand Gracq use d’une formule aussi usée que « rien ne saurait
dépeindre » (Au Château d’Argol, p. 50), il parvient à donner le sentiment d’un
acharnement de l’écriture à rejoindre un objet sui se dérobe1811.
C’est d’ailleurs ce que le texte fait advenir pour l’érotisme : à force de faire signe vers
l’évidement de la scène sexuelle et sa réification par le suremploi de clichés érotiques, le lecteur
est faussement guidé par l’auteur vers le constat d’un interdit ou d’un indicible, alors même que
justement il est transposé sur un autre plan, celui de la poétique et du rapport au lecteur.
Il existe aussi chez Gracq une érotique de l’essai, une jubilation de l’essai et de la posture
critique.
versant noir. Chez Gracq il n’y a pas de Barbe-Bleue ; on ne peut dire que Heide, qui passe ses jours en
promenades, soit séquestrée. Les héros construisent eux-mêmes les pièges qui se referment sur eux ».
C’est le cas du château, à la fois « lieu maternel » ET « caveau de famille », ibid., p. 42, mais aussi de la propriété
de La Fougeraie : lieu « château-chambre. Prolongement du « dedans-dehors », l’œuvre gracquienne est à la fois
œuvre romanesque close ET œuvre fragmentaire « ouverte ». « Gracq a lu Poe, mais aussi les commentaires de
Bachelard […] et les échafaudages psychanalytiques de Marie Bonaparte ; c’est un registre dont il sait jouer » ;
ibid., p. 44.
1810
Pierre Michon, « Une littérature de l’attente », Magazine littéraire n°465, art.cit., p. 37.
1811
Michel Murat, « Voyage en pays de connaissance ou Réflexions sur le cliché dans Argol », Actes du colloque
international Angers, Presses de l’université d’Angers, 1981, p. 408.
335
La réflexion critique est le fruit chez lui d’une activité naturelle, incessante,
multiforme, qui accompagne durant toute sa carrière le travail d’écriture et de
lecture ». Pourtant réquisitoire contre le « métier », la « fonction du critique dans
l’institution ». Ses œuvres critiques = un « égotisme critique » (ex : Préférences)
: p.104, « parlant des livres d’un autre, le plus souvent disparu, on peut s’engager
tout entier sans être assujetti à soi-même ; on échappe à la contrainte et à la
mauvaise foi. La critique est par là complémentaire de la fiction romanesque1812.
L’écriture non fictionnelle gracquienne est une sorte d’accès à l’écriture à haute voix dont parle
Roland Barthes. On touche, en tant que lecteur, au « grain de la voix » de l’auteur, « qui est un
mixte érotique de timbre et de langage1814 ».
Ecrire, c’est contourner l’impossible de l’autre1815 . Ecrire, c’est faire corps avec
l’autre : « l’écriture réitère ainsi l’exigence, chaque fois spécifique, d’être l’intime geste qui
permet de faire-corps avec les objets de pensée1816 ». Autrement dit, l’enjeu du texte écrit,
« c’est de retrouver le corps1817 ». Dans l’espace gracquien, le masculin ne fait pas vraiment
corps, n’a pas de corps véritable, visible, hormis de façon métaphorique, quand il s’agit de faire
corps avec la nature, ou d’avoir « l’esprit de corps1818 » dans le contexte militaire, et encore, le
corps est plus souvent absent, dans la vacance et le désengagement. Le corps masculin c’est la
sensation, abstraite, coupée du corps. Et d’après Jacques Derrida, « cette façon de passer sous
silence le corps, est déjà le premier geste de qui écrit. On écrit. On abandonne la trace au papier,
à la publication, ce qui est une manière de retrancher le corps1819 ». Ecrire c’est une façon de
transférer le corps au texte — « le corps au corpus », si l’on peut dire. Son propre corps et le
corps de l’autre.
1812
Michel Murat, L’Enchanteur réticent, op.cit., p. 103.
1813
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 27.
1814
Ibid., p. 88.
1815
Pour Julien Gracq, l’équation pourrait se formuler ainsi : « si aimer, c’est rencontrer l’Autre, écrire c’est le
penser en tant qu’impossible », Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 201.
1816
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes des différences » Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d’écriture, Littérature, n°142, art.cit. p. 25.
1817
Ibid.
1818
Un Balcon en forêt, p. 42.
1819
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes des différences » Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d’écriture, Littérature, n°142, art.cit. p. 25.
336
Ces remarques renvoient à la question de l’autobiographie gracquienne ou de l’absence
d’autobiographie ; Gracq n’a pas à écrire d’autobiographie puisque le texte est coupé de Louis
Poirier par la signature Julien Gracq ; donc il n’y a pas d’autobiographie chez Gracq ou alors
tout est autobiographie dans la mesure où le corps de Gracq c’est le texte. C’est donc par le
texte que peut s’écrire et advenir le rapport à l’autre et ce rapport si spécial et intime qu’est le
rapport au sexe. Le textuel remplace le sexuel1820 ; le sexuel passe nécessairement par le texte,
qui fait corps.
Le texte met en tension ce vide, coud, en faufil, cet espace aporétique, lieu de l’autre,
antre/entre. Reprenant l’étymologie du « texte », c’est la couture comme métaphore de
l’écriture que choisit Gracq pour définir le travail de l’écriture :
Un ouvrage littéraire est bien souvent la mise bout à bout et le tricotage intime
dans un tissu continu et bien lié —telles ces couvertures de laine multicolores — de
passages appuyés à l’expérience réelle, et de passages appuyés seulement à la
conformité au caprice de la langue […]1821.
Comme une sorte de clin d’œil, une image vient renforcer cette intuition, celle de la vieille
tricoteuse qui surgit au détour de certaines fictions1822 souvent à l’arrière-plan de l’action, à
proximité d’une scène sexuelle éludée, comme dans Un beau Ténébreux, et/ ou dans la
proximité de la mort. Dans la fiction ou dans la vie, donc, ce qui semble faire tenir la béance,
le vide, le manque, c’est le fil, la route, la ligne, autrement dit, l’écriture1823. L’image matricielle
du trait est particulièrement présente dans les trois dernières fictions, comme si c’était ce fil
conducteur qui permettait de les réunir en recueil. Elle se trouve dans les premiers mots de « La
Route » : le fil de l’écriture se confond à celui de la Route dans les métaphores du « rai de
diamant », de la « cicatrice indurée ». Devant le risque de fragmentation — du texte, de soi, du
monde—, comment tenir, comment garder une forme d’unité ?
Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’une plume un liquide sur une feuille de
papier blanc, a pris la signification symbolique du coït ou lorsque la marche est devenue
1820
« Hypostase de la chair en une chaire ». Bernard Vouilloux, « Julien Gracq. Auto, soma, germen. De la
paternité en littérature », Littérature, n°67, Le mystérieux des familles. Écriture et parenté, art. cit., p. 23.
1821
En lisant en écrivant, p. 158.
1822
Et que la critique, E. Cardonne-Arlyck en particulier, a interprété du côté de la pulsion de mort, comme une
référence aux Euménides.
1823
Il existe sur ce point une similitude frappante entre cette métaphore du trait chez Gracq et la pensée de François
Cheng dans Vide et plein sur ce même trait comme retour à l’origine comme création qui permet d’unifier le Chaos
dans sa réflexion sur l’écriture chinoise.
337
substitut du piétinement du corps de la terre mère, écriture et marche sont toutes deux
abandonnées, parce qu’elles reviendraient à exécuter l’acte sexuel interdit1824 »
La phrase freudienne1825, qui semble presque faite pour l’œuvre gracquienne dans sa façon
d’associer écriture et marche, s’avère, pour le lecteur gracquien, particulièrement déroutante,
pour ne pas dire aporétique : si Julien Gracq écrit et marche, s’il écrit sur la marche et sur
l’écriture, s’il prend même un malin plaisir à souligner dans certains écrits comme Lettrines la
dimension à l’évidence érotique de l’écriture1826, il ne semble en rien dans la posture décrite par
Freud : renoncer à l’écriture qui serait une transgression trop grande du tabou de l’inceste. « Le
moins qu’on puisse dire », constate Bernard Vouilloux, « est que, chez Gracq, cette
« signification » n’a pas pris1827 ». Gracq écrit la marche, la route, le paysage, l’attachement à
la terre-mère dans la fiction comme dans la non-fiction1828. Mais ce n’est pas la figure
maternelle qui garantit la cohérence du paysage gracquien. La marche, le voyage, le parcours
des routes, chemins, layons, même et peut-être parce qu’ils mènent aux femmes et au féminin,
sont avant tout une affaire d’hommes. Deux textes, l’un fictionnel, l’autre exceptionnellement
autobiographique, nous mettent sur la piste du Père.
Dans son approche de l’altérité, le texte touche aussi à la féminité et l’explore, dans une
ambivalence trouble. Ce sont des images féminines qui viennent sous la plume de Julien Gracq
quand il s’agit de parler d’écriture et le rapport qu’il entretient à la langue est un rapport érotisé :
1824
Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, traduction M. Tort, 6e ed. Paris, PUF, 1978, p. 4.
1825
Elle a néanmoins l’intérêt de poser le rapport entre sexualité et figures parentales. D’après Anne-Marie
Dardigna, Les châteaux d’Eros ou l’infortune du sexe des femmes, op.cit., p. 299 : « sur la scène érotique,
l’échange ne se produit pas entre un homme et une femme, mais entre deux hommes, et l’être féminin n’intervient
qu’en tant qu’‘instrument d’échange’ ». La sexualité c’est donc « un rapport au père, vécu dans l’espoir de lui
plaire et dans l’angoisse de lui déplaire », ibid., p. 309. « Ce retour obsédant du corps féminin dans le fantasme,
s’il inquiète tant, c’est qu’il rappelle l’archaïque pourvoir de la mère qui menace à chaque instant de reprendre le
dessus. La nostalgie de la mère vient toujours barrer le corps de la femme. », Les Châteaux d’Eros ou l’infortune
du sexe des femmes, op.cit., p. 311.
1826
Lettrines, O.C. II, p. 176 : « Après tout, cet élan, un peu insensé si on y réfléchit bien, (mais si on y réfléchit
bien aussi, c’est insensé de devenir amoureux), cela s’appelle l’élan créateur ».
1827
Bernard Vouilloux, La littérature habitable, op.cit., p. 102.
1828
On pense en particulier aux Eaux étroites ou aux Carnets du grand chemin ou encore à certains poèmes de
Liberté grande comme « La sieste en Flandre hollandaise ».
1829
En lisant en écrivant, O.C. II, p. 656.
338
l’exploration de l’espace, thèmes fondateurs de l’écriture gracquienne. Noire sur le blanc de la
page, l’écriture gracquienne restitue sans la résoudre, l’énigmatique nature de la féminité,
continent de blanche noirceur, de noire blancheur : « la maison devenue femme devient une
autre maison, qui s’appelle littérature1830 ».
De plus, il existe une certaine proximité entre femmes, « dont le désir essayait de
balbutier une autre langue1835 » et auteur, — on sait l’admiration de Julien Gracq pour Rimbaud,
et ce, d’autant que « ‘La Route’ » n’est pas un simple retour à l’esprit du roman d’aventures,
elle allégorise le parcours des grands marginaux, des voyants, comme toutes les lignes
magnétisées que Gracq évoque dans son œuvre1836 ». Le narrateur-personnage est une figure de
l’écrivain, « sur la piste difficilement frayée d’un sens aléatoire, toujours au bord de s’annuler
dans le maquis de ce qui le nie, et qui réussit l’exploit d’intégrer son potentiel de dilution, de
construire avec ce qui détruit1837 ». Or l’effacement1838 de la Route, entre perte et don, peut se
1830
Albert Nguyên, « De l’éloge de l’Ombre à la loge de l’Autre », L’en-je lacanien n°1, La névrose idéale,
Toulouse, Erès, 2003/I p. 59-75.
1831
« La Route », p. 31.
1832
« A l’instar de Bernard Vouilloux, je propose de relever entre les lignes de trois textes de Gracq un fantasme
de femme qui met en scène la création littéraire, ou le processus de symbolisation », Carol J. Murphy, « Gracq,
lecteur de Poirier », The French Review, vol. 72, n°4, p. 701
1833
« avec une espèce de grave tendresse », « La Route », p. 30.
1834
« je me souviens de leurs yeux graves », ibid.
1835
« La Route », p. 31.
1836
Ibid., p. 142-143.
1837
Philippe Berthier, Julien Gracq critique. D’un certain usage de la littérature, op.cit., p. 168.
1838
Gracq, à propos de la prose de Stendhal : « le secret qu’a la prose de Stendhal de nous faire, en quelques
instants, quand on le reprend, ‘tomber sous le charme’ serait à chercher (…) non pas dans la coulée unie de
339
lire comme une « petite mort » : la Route, comme les femmes, se donnent physiquement et
jusqu’à la perte, aux hommes qui s’aventurent à leur contact. Le récit, petit à petit, s’ex-ile dans
une écriture féminine. Muriel Santamaria souligne d’ailleurs que le texte de la Route est
« victime d’une amputation déconcertante1839 » : signe de la féminité de l’écriture, objet de désir
parce qu’en tant que fragment, « pas-toute ».
Je songeais qu’on pouvait suivre Orphée très loin, dans le sombre royaume, tant
qu’il ne se retournait pas. Elle ne se retournait jamais. Je l’avais suivie. Encore
maintenant je la suivais presque, protégé de tout faux pas tant que je mettais les
miens dans les siens l’un après l’autre — étrangement pris en charge,
étrangement charmé1840.
C’est seulement dans les dernières pages que les rôles s’inversent :
Dès que mon pas commença à faire crier le gravier, le bruit de la vaisselle s’arrêta
net, mais je ne me retournai pas. Je marchais vite, les dents serrées, le regard fixe
abaissé devant moi sur le sable. Je refermai la grille derrière moi sans me
retourner1841.
Ces dernières fictions semblent faire coexister écriture masculine et écriture féminine : voie du
père dans un dehors déserté de maternel, regard oblique, et pas suspendu entre vie et mort en
amont et en aval d’une nuit d’amour, l’écriture est limen faufilant/faux filant ces deux fils en
un texte qui tient de l’un et de l’autre.
Le texte fictionnel devient une sorte de sexte1842, notion qui ici convoquée (invoquée),
demande examen : car si ce terme interroge le rapport de Gracq à l’écriture, on y reviendra, il
nécessite de revenir sur le rapport —en tant qu’auteur, pas en tant qu’homme — de Gracq à la
femme et à la féminité, et de dessiner une évolution de l’écriture gracquienne : d’une écriture
l’écriture et dans sa richesse cumulative, mais plutôt dans les valeurs exquisement négatives ; dans la variété
des moyens qu’elle étale à déjouer l’attente, dans le registre largement ouvert de ses ruptures », En lisant en
écrivant, O.C. II, p. 580.
1839
Muriel Santamaria, « Poétique de la phrase dans la Route de Julien Gracq », Littératures n°20, art.cit., p. 141.
1840
« Le Roi Cophetua », p. 249.
1841
Ibid., p. 250.
1842
Le terme de « sexte » est emprunté à Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, collection « lignes
fictives », Paris, Galilée, 2010 ; il est proposé pour qualifier l’écriture féminine. Hélène Cixous les rares auteurs
masculins à avoir accès à la féminité dans l’écriture et fait de la passion pour l’opéra un critère d’ouverture au
« sexte » : « et je dis que seuls les hommes capables de cette émission-là, les tourmentés, ceux que leur féminité
fait ployer, peuvent aimer l’opéra », op.cit., p. 155. Or Julien Gracq lui-même rappelle le rôle qu’a joué l’opéra
dans sa formation esthétique : « Ce qui a compté dans ma formation à côté de la littérature, c’est la musique et
plus exactement l’opéra […]. Le tout autre, la ‘vraie vie’, libérée de toute souillure pédagogique, c’était l’opéra
[…]. L’opéra, avec son emprise totalitaire sur son public — le livret, le texte, les décors, l’action, la musique —
est sans doute resté pour moi l’image même, en art, de l’indépassable, en même temps que de l’ébranlement affectif
maximum », Entretien avec Jean Roudaut, O.C. II, p. 1219.
340
« masculine », qui est aussi l’écriture de son temps marquée par le surréalisme, les clichés d’une
époque, la littérature érotique, Mandiargues Histoire d’O, vers une sorte de féminisation,
d’ouverture à une altérité qui serait hétérité, c’est-à-dire altérité spécifiquement féminine. Cette
féminité de l’écriture, c’est peut-être avec Kleist que Gracq s’y livre le plus, adoptant à l’instar
de l’auteur allemand « ce coup d’œil si particulier qu’ont les femmes, où l’image vient se former
sur la frange extrême de la rétine (the tail of the eye)1843 ». Il le souligne lui-même, et ce trait
n’est probablement pas pour rien dans la séduction qu’elle opère sur Gracq et sur d’autres 1844,
« dans Penthésilée, on dirait que soudain tout explose dans une liberté souveraine, que Kleist
s’abandonne les yeux fermés aux figures qui surgissent de ses brouillards1845 », tout comme les
femmes seules savent le faire, « s’abandonner ainsi les yeux fermés à des yeux ouverts1846 »,
ou peut-être le très androgyne Orphée, poète démembré, dans le tableau de Gustave Moreau1847.
L’écriture fictionnelle, au moment où Gracq en finit avec elle, les deux étant
probablement liés, débouche sur une exploration conjointe des deux voies du désir, féminine et
masculine : « [u]n texte peut avoir plusieurs sexes : simultanément, successivement, les voix
féminines et masculines peuvent se tresser dans la même phrase1848 ».
Le sens du voyage, tout comme la direction qui mène Louis Poirier à la littérature, est
donné par le père, et par la figure, secondaire mais tout aussi virile, de l’oncle. L’un et l’autre
voyageaient pour leur maison de commerce, une mercerie de demi-gros1849. Les pages qui leur
sont consacrées insistent sur l’affinité masculine1850 entre voyage et tissu dans la famille — le
verbe « voyager », répété, est suivi, dans une sorte de gourmandise onomastique, de l’évocation
des lieux traversés, visités pendant leurs tournées —.
1843
Lettrines, O.C. II, p. 153.
1844
Au rang desquels Hélène Cixous, qui dit avoir « dû la vie à Kleist » et se réfère, comme pour en marquer la
grande proximité, à « la splendide traduction de Julien Gracq », Le Rire de la Méduse, p. 163 et p. 172.
1845
Préférences, O.C. I, p. 970.
1846
« Le Roi Cophetua », p. 248.
1847
Gustave Moreau (1826-1898), Orphée, 1865, huile sur bois, 155 x 99,5 cm, Musée d'Orsay, annexe IV.
1848
Jacques Derrida et Mireille Calle-Gruber, « Scènes de différence », Littérature n°142, art.cit., p. 28.
1849
Gracq consacre une page de Lettrines 2 qu’il intitule « mon père », O.C.II, p. 349-353.
1850
« Il voyage (en italique dans le texte) pour sa propre maison de commerce, une mercerie en demi-gros. Il vend
du tissu. Julien Gracq, ou plutôt Louis Poirier avant qu’il ne se révèle lui-même écrivain en Gracq, sera élevé dans
le tissu, apanage, pour une fois, de l’activité virile, incarnée en un homme qui a de l’étoffe — qui en a, comme on
dit », Bernard Vouilloux, « Julien Gracq : auto, soma, germen. De la paternité en littérature », Littérature, n°67,
Le mystérieux des familles. Écriture et parenté, art.cit., p. 3.
341
Mon oncle voyageait dans le secteur au nord de la Loire, mon père au
sud […]. Parfois il rentrait le soir, parfois tous les deux ou trois jours ; les
tournées les plus longues, où il visitait les confins pour moi à demi mythiques,
l’Ultima Thule de son aire commerciale : le Doré, la Poitevinière ou Joué-Etiau,
prenaient toute la semaine1851.
Le tissu se surimprime donc au réseau de routes parcourues régulièrement et en tous sens par
le père, au point que « le tissu paternel entretienne un certain rapport avec les lieux, l’espace à
couvrir, les trajets à décrire, que le tissu donne sa trame aux topographies1852 ». Du tissu au
texte, il n’y a qu’un pas ... Si l’écriture, celle dont on est comptable, est féminine, sédentaire et
maternelle — « Ma mère et ma tante tenaient les « écritures » avec de gros registres noirs à
garniture de cuivre installés sur des espèces de lutrins » —, le récit, lui comme la poésie
viennent du père et de la terre. Il se fait conteur, animant de ses récits la terre arpentée et la
poétisant, « bizarre principauté de cinquante mille hectares, qui le soir, autour de la table de
famille, avait ses légendes, sa chronique et ses menus drames, ses héros rabelaisiens ou
picaresques où s’enroulait toute une saga villageoise : Jules Abélard, de Sainte-Christine, ou
Joseph du Doré1853 ». L’écriture, poétique, géodésique, est essentiellement paternelle : « si j’ai
quelque penchant pour la poésie, et souvent pour celle qui monte de la Terre, c’est de mon père
que je le tiens1854 ».
1851
Lettrines 2, O.C. II, p. 349-350.
1852
Bernard Vouilloux, « Julien Gracq : auto, soma, germen. De la paternité en littérature », Littérature, n°67, Le
mystérieux des familles. Écriture et parenté, art.cit., p. 3.
1853
Lettrines, O.C. II, p. 350.
1854
Ibid., p. 351.
1855
Julien Gracq, à propos de la poésie de Rimbaud : « Poésie d’où s’absente le plus systématiquement tout
‘principe humide’ et, jusqu’au soupçon même d’une moiteur, faite pour incarner — mais peut-être presque
exclusivement — tous les attributs chinois du yang : mâle, solaire, torride, turgescente, baignée dans l’ozone,
identifiable à son crépitement sec continu, sa déchirure bleu éclair d’arc voltaïque », « Un centenaire intimidant »,
Préférences, O.C. I, p. 928.
342
où le Père est1856, « la dernière ligne de vie, vingt fois tronçonnée et ressoudée1857 ». C’est la
superposition écriture/ chemin1858 qui nous met sur la voie du père. Dans la métaphore
lacanienne, la Route-NDP est ce qui rassemble, organise et de ce fait polarise la signification :
elle est un « point de fixation » qui vient « empêcher la dérive du sens1859 », ce que Jacques
Lacan nomme aussi « point de capiton ». Or, c’est bien la même fonction que semble remplir
« la Route » gracquienne : elle est le centre du texte, qui la décrit plus qu’il ne raconte et en tant
que motif autoréférentiel, donne la direction de l’œuvre. Le narrateur et ses compagnons
« volontaires », les populations, sont aimantés par la route ; les femmes en sont, comme nous
l’avons vu, les avatars, les émanations. Elle est aussi le point de gravitation de la vie et de la
mort, elle qui semble concilier les contraires - rencontres amoureuses et tombes, masculin et
féminin, nature et culture, construction et destruction, suture et rature-. Elle cristallise aussi la
signification du fragment.
Ecriture venue du père, fiction dans laquelle le père est en palimpseste le long des routes
qui viennent tenir le texte, donner la direction, le texte gracquien est donc aussi masculin.
1856
Il se trouve que le motif de la route est employé métaphoriquement par Lacan au cours du Séminaire III sur
les psychoses pour expliquer la fonction du Nom-du-Père et les conséquences sur le signifiant de la forclusion du
Nom-du-Père. D’après lui, la grand route NDP est le principe qui ordonne et oriente la vie d’un sujet tout comme
la grand-route est principe géographique. Accepter d’appliquer la métaphore lacanienne à l’univers gracquien, de
faire de « La Route » une exploration gracquienne du principe du NDP, peut évidemment paraître discutable, étant
donné l’extrême méfiance de Gracq lui-même envers la psychanalyse, mais semble enrichir le sens de l’œuvre.
Si l’on suit cette cohérence métaphorique, on peut aussi considérer « la Route » comme l’écriture gracquienne de
la topologie de l’espace du signifiant : l’intermittence de la route, sa nature même de présence-absence vient alors
signifier la fragilité du principe NDP tout en en posant l’existence. Les marges, le paysage, l’ailleurs de la route
renverrait à ce que la psychanalyse nomme « lieu de l’Autre qui se présente au départ comme un espace ouvert »
(idem, p. 189). Ainsi, l’angoisse du narrateur se fait-elle plus pressante lorsque la route est perdue de vue. C’est
lorsque « une curiosité triste [les] écartait un moment de la route »1856 qu’il ressent « un malaise physique à la fois
diffus et violent, le sentiment d’être fourvoyé en rêve dans un pays qui se lève inexplicablement tard ».
La métaphore vient aussi éclairer le rapport à l’Autre dans le texte, qui pourrait se relire comme tentative de
maîtrise de ces impossibles que sont la mort, la guerre, l’Autre et la femme en particulier. Lacan considère que la
forclusion du NDP est principe de la « décomposition spectrale du lieu de l’Autre ». « La Route », dans un monde
détruit et vu à travers le prisme rétrospectif et distancié du souvenir, met en scène un Autre qui n’est jamais loin
ni du spectre ni du rebut. Les femmes même, grand Autre, par leur nature de « plante humaine » en connivence
avec le monde, ne sont pas loin non plus de cette définition : elles sont sacralisées et ont fait le choix d’un ministère
quasi religieux, et sont présentées comme les seuls êtres qui restent le long de la route y compris après que le
narrateur-personnage en est parti. L’écriture paradoxale et oxymorique de l’œuvre, comme « en enceinte fermée »
selon l’expression gracquienne, viendrait « fermer ce lieu de l’Autre », et par conséquent réduire l’angoisse de
l’impossible, ce qui est la fonction du père.
1857
« La Route », p. 9.
1858
Dans les trois dernières fictions de La Presqu’île, le fil triplement tissé : l’écriture, la femme, la route Michel
Murat, considère que « c’est cette jonction à la fois motivée et obscure de la route à la femme qui fait boiter le
texte et témoigne des problèmes de « tonalité » que Gracq dit avoir rencontrés », Julien Gracq, p.43. Quant à E.
Cardonne Arlyck, elle propose la très belle image du « bout du rouleau » pour assimiler la route, le livre et même
la mort : « Le bout du rouleau, bout de l’écriture ou de l’existence, déroulée, épuisée (comme on est « au bout de
son rouleau »), joint dans une figure unique la double béance en bord de catastrophe, la vacillation en rupture de
phrase et de vie, qui paraît si souvent régler, de sa promesse et de sa menace, la figuration gracquienne. La mesure
de la négation et de la métaphore, le mot du désir, est ici la mort.
1859
Dictionnaire de la psychanalyse, Chemama, Bernard Vandermersch, Paris, Larousse in extenso, 2009, p.188.
343
3. Logos spermatikos : limen et l’hymen.
Or rien ne saurait rendre compte du rapport sexuel pour Julien Gracq, hormis peut-être
le blanc, qui vient féconder, ensemencer le texte à tous les niveaux et mettre l’œil en état de
perte : le blanc de l’ellipse, le blanc comme espacement au cœur de l’image, le blanc de la
feuille et de la marge, celui de l’écriture fragmentaire où il est le blanc conjoint de la marche
(écriture géographique) et de la marge (critique littéraire) : « être le père, c’est être en mesure
de mesurer les distances, de se repérer dans l’espace1860 ». Dans l’œuvre, et plus
particulièrement dans les textes non fictionnels, où peut-être apparaît le plus clairement la
puissance auctoriale, ce sont les vides entre les fragments qui remplissent la fonction
spermatique : blancs marginaux, blancs dans lesquels se résorbe le bios/thanatos de l’auto (— )
graphie1861. Evanouissement qui creuse la distance, tout à tour de l’évidement, de l’ironie, de la
cauda critique — in cauda venenum1862 —, de la géographie.
Ecrire l’entre/antre, c’est finalement une autre façon d’écrire l’autre et de s’effacer derrière le
miroir que constitue le texte. La parataxe, l’antithèse peuvent dans la tension qu’elles
impliquent être une forme d’érection, en particulier vers une posture auctoriale plus assumée.
Et lorsque Gracq se fait critique littéraire, qu’il touche à une certaine vérité sur la littérature à
force d’en parcourir le domaine, comme lecteur et comme auteur, il endosse à son tour la
1860
Bernard Vouilloux, « Julien Gracq. Auto, soma, germen. De la paternité en littérature », Littérature n°67,
art.cit., p. 5.
1861
Bernard Vouilloux, ibid., p. 9 : Rien n'arrive à destination et rien ne reste du Je qui, chemin faisant (il y a
beaucoup d'itinéraires dans les Lettrines), s'envoie au loin, et se délègue, se dilue, se délie, se dé-lit dans les figures
connexes. Le Je s'autoconsume dans la figuration et les contiguïtés, se déprend dans la cursive du coup : pas
d'autobiographie, une graphique comme en auto. Cet évanouissement aura été rendu possible par une crise, une
scission, une décision affectant radicalement le sujet. Il s'agit, en le départageant, de faire la part du feu : de ce qui
reste, et qui ne dure pas, c'est-à-dire de ce qui ne compte pas (le petit tas de secrets), ou qui plutôt est
essentiellement comptable mais qui alors s'enregistre ailleurs que dans le corpus (dans une (auto)biographie, par
exemple) - et de ce qui se prolonge. Loi du vivant : « il n'accepte de se souvenir que de ce que, d'une certaine
manière, il prolonge ». Dans son universalité, elle fait écho à celle qui, quelques lignes plus haut, concerne
spécialement l'artiste :
« Dans l'artiste, il y a aussi le soma et le germen, pour reprendre le langage des généticiens : entre les deux, une
cloison en partie étanche. L'écrivain ne m'intéresse que par la puissance de rétention du filtre. »
Le filtre par lequel le soma passe et se transforme en germen est en partie étanche : membrane, diaphragme, hymen.
Le Je se consomme et se consume par son bout filtre. Faire mourir le soma pour renaître dans le germen, le second
annulant et prolongeant le premier : l'achevant. Telle est donc la double opération qui entame l'unité du sujet dès
lors qu'il se destine à écrire, se destine écrivain ».
1862
« Et je reconnais que — en matière de critique — j’ai spontanément tendance à un peu d’agressivité dans la
formulation », Entretiens. Avec Jean Carrière, O.C. II, p. 1261.
1863
Pascal Quignard, Mourir de penser, op.cit., p. 180-181.
344
figure/posture paternelle, celle qui lui permet d’affirmer, en 2000, non sans une certaine fierté,
qu’en littérature, il n’a plus de « confrères1864 ».
L’œuvre gracquienne constitue donc bien un point de touche entre auteur et lecteur, qui,
pour autant qu’il soit libidinisé et érotisé, ne constitue pas de rencontre à proprement parler ; il
n’est pas d’échange possible ; il n’est pas de rencontre possible avec l’autre, si ce n’est via le
texte, qui forme peau. Texte-peau1865 par l’intermédiaire duquel on peut se toucher parce qu’il
fait s’évanouir l’angoisse mortelle de la fusion et de la disparition de soi, et qu’il permet de la
représenter :
Le monde reflue sur nous compact dans le retrait des pointes acérées de
l’interrogation qui le dilacère ; le corps qui fait fléchir sous l’herbe la vase encore
molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le
sentiment d’une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores
de la terre sont ici plus ouverts qu’ailleurs. Plus d’horizon, mais plutôt l’opacité
immatérielle d’un voile de tulle qu’approche de ce sommeil éveillé comme une
moustiquaire une débauche sans mesure d’inattention : la contraction de cette
fine bulle de transparence emprisonne autour de nous sans mutilation un
morceau indifférencié de nature suffisante : rien de plus que ce froissement
d’herbe frais sous les paumes, le scintillement sur le ciel des feuilles de tremble
qui semble aiguiser l’immobilité, et dans ce milieu où toutes les pressions
s’annulent et s’équilibrent, un ludion désancré qui flotte jusqu’à la nausée entre
l’herbe et les nuages. Ce moment, et ce lieu exigu de la terre, tient en nous sa
totalité et sa suffisance — il n’y a plus d’ailleurs — il n’y a jamais eu d’ailleurs
— toutes choses communient parfaitement dans le perméable ; on se sent là, aux
lisières attirantes de l’absorption, une goutte entre les gouttes, exprimée un
moment avant d’y rentrer de l’éponge molle de la terre1866.
Tout, dans cette dernière page de « La Sieste en Flandre hollandaise », semble dire le bonheur
extatique d’être au monde jusqu’à la confusion, la jubilation de se sentir inclus ; mais cette
terre-peau, terre-textile, éponge molle, ressemble aussi à l’enceinte fermée du texte, « milieu
où toutes les pressions s’annulent » ; ressemble aussi à s’y méprendre à l’espace textuel, « voile
de tulle », « fine bulle », à l’extérieur duquel « il n’y a plus d’ailleurs, — il ‘y a jamais eu
d’ailleurs ». Qu’en est-il de ce « ludion1867 » énigmatique, unique habitant de ce monde
1864
« […] la vérité qui se parle dans le cercle logocentrique, c’est le discours de ce qui revient au père », Jacques
Derrida, La Dissémination, op.cit., p. 64.
1865
Didier Anzieu envisage la page comme « analogon de la fonction limite de la peau » : « la toile du peintre, la
page blanche du poète, les feuilles rayées de lignes régulières du compositeur, la scène ou le terrain dont disposent
le danseur ou l’architecte et évidemment la pellicule du film, l’écran du cinématographe, matérialisent,
symbolisent et ravivent cette expérience de la frontière entre deux corps en symbiose comme surface
d’inscriptions, avec son caractère paradoxal, qui se retrouve dans l’œuvre d’art, être à la fois une surface de
séparation et une surface de contact », Le Corps de l’œuvre, Gallimard, Paris, 1981, p. 72.
1866
« Une sieste en Flandre hollandaise », Liberté grande, O.C. I, p. 320.
1867
Définition du TLF : LUDION, subst. masc. A.− ANTIQ. ROMAINE. Danseur, bateleur venu d'Étrurie à
Rome. Les ludions, venus à Rome en l'an 389, figuraient dans les jeux du cirque, y dansaient et exécutaient des
improvisations faites de mouvements auxquels ils ne mêlaient ni chants ni paroles (Baril1964). B.− Appareil
(utilisé en physique pour mettre en évidence les poussées qui s'exercent sur un corps plongé dans un liquide) formé
d'une sphère creuse contenant de l'air et percée d'un trou à sa partie inférieure, souvent lestée d'une figurine, qui
345
matriciellement clos et autosuffisant ? A la fois danseur, mouvement inclus dans le mouvement
organique de son milieu, et appareil de mesure physique sensible à sa fusion cosmique et
conscient de sa dissolution « jusqu’à la nausée » ? Ecrire pour Gracq est un verbe intransitif1868,
comme vivre, aimer, désirer. Le texte est donc cette bulle, cette ronde inclusive et autosuffisante
qui permet de faire ex-sister la tentation de l’Un tout en s’en mettant à distance : car en tant
qu’espace clos, le texte constitue une sorte de rebut, de reste1869, mis à distance.
Là encore, Gracq sort en quelque sorte de l’aporie que constitue cette « bulle » sans en
sortir, dans la mesure où cet hymen1870 — au sens d’hyménée — transfigure le texte en hymen,
— membrane, peau. C’est essentiellement au moment où il se fait chant, hymne, poésie, que
par la langue, et la langue gracquienne « intraduisible », celle qui est en même temps et
singulière et autre, que le texte vient combler, entre. Il vient à son comble, faire écran entre
auteur et lecteur dans sa tension jubilatoire, au point que Gracq formule ce vœu :
monte ou descend dans un récipient de verre presque totalement rempli d'eau quand on y modifie la pression en
pressant ou en relâchant la membrane élastique qui le ferme. Ludions qui montent ou descendent dans le bocal
selon les coups de pouce imprimés par le caprice du physicien sur la membrane supérieure (Maurras, Kiel et
Tanger,1914, p. XLII).
... le montreur de ludions, pareil à un roi mage, coiffé d'un diadème de clinquant, sa barbe blanche largement
étalée sur une simarre rouge constellée d'étoiles, le vieux leur montrait d'un doigt fatidique les diables de verre
bleu qui, montant du fond du bocal, venaient tracer sur une lettre mystérieuse le secret de leur
avenir. Moselly,Terres lorr.,1907, p. 94.
− P. métaph. (ou p. compar.). Bergotte (...) disait de Cottard que c'était un ludion qui cherchait son
équilibre (Proust, Jeunes filles en fleurs,1918, p. 552).[Laforgue] craint de flotter un peu au hasard, de faire,
comme il le dit, le ludion (Nizan,Conspir.,1938, p. 245).
1868
Même s’il considère cette « dramatisation de l’acte d’écrire » « comme un legs du XIXème siècle » et en
relative donc le sens et le caractère absolu, il admet néanmoins que l’écriture se présente intransitivement à l’esprit
d’un écrivain : « il arrive que l’écrivain ait tout simplement envie d’écrire », En lisant en écrivant, O.C. II, p. 656-
657.
1869
C’est d’ailleurs l’image du sédiment qui lui vient à l’esprit pour évoquer ses livres : « J’ai l’impression, en les
rouvrant — ce que je n’aime pas faire — d’un sédiment daté, déposé par un esprit dont les composantes n’étaient
pas tout à fait celles qui me semblent aussi les miennes », Entretiens. Avec Jean Carrière, O.C. II, p. 1258.
1870
« Poét. ou littér. A. −1. Union, mariage. 2. Au fig. Association, communion. B. − ANTIQ. Chant nuptial
accompagnant la fiancée à la demeure de son époux ; p. méton. fête accompagnant le mariage », TLF. Selon
Jacques Derrida, « ‘hymen’ (mot, le seul, qui rappelle qu’il s’agit d’un « spasme suprême ») signe d’abord la
fusion, la consommation du mariage, l’identification des deux, la confusion entre les deux. […] La non-présence,
vide ouvert du désir, et la présence, plénitude de la jouissance, reviennent au même », Jacques Derrida, La
Dissémination, op.cit., p. 258.
1871
« Written in water », Liberté grande, O.C. I, p. 276-277.
346
au lecteur de comprendre autre chose qu’elle-même, et sa vertigineuse et
poétique réflexivité ; une fois ôté ce voile, l’initié trop fervent connaît son erreur
et sa démesure. L’écriture ne cachait rien, elle occultait et désoccultait seulement
le propre désir du lecteur1872 ».
Lire comme écrire, c’est ensemencer le texte de part et d’autre de l’hymen : « désirer,
déchirer, cela rime. Qui aime d’amour songe à l’un — et fait l’autre1873 ».
Ecrire pour Gracq, c’est inventer une position auctoriale singulière et assigner à la
littérature une fonction essentielle de suture : père/mère, réel/symbolique, auteur /lecteur en
cernant la béance du désir. Le texte gracquien est hymen, « sorte de tissu1876 », « sur lequel
s’écrivent tant de métaphores du corps1877 ». Ecran, paroi, voile, il est ce qui est tendu comme
limen entre dedans et dehors de la femme, entre masculin et féminin, entre désir et
accomplissement du désir, entre lecture et écriture, peau à la fois limite et surface d’échange.
Le texte gracquien est donc le lieu de tous les possibles : l’antre évidé de sexe et dont
pourtant les parois répercutent la dissémination, nulle part et partout ; lieu d’échange, place du
rendez-vous entre auteur et lecteur, objet de séduction perverti par un jeu continuel d’attraction
et de répulsion, de don et de dérobade autour du sens, miroir dans lequel chacun est renvoyé à
1872
Isabelle Husson-Casta, « Ecriture et connaissance. Signes du féminin dans Un beau Ténébreux », Julien Gracq
1 « une écriture en abyme », art.cit., p. 49.
1873
Penthésilée, O.C. I, p. 1117.
1874
« L’hymen est donc une sorte de tissu. Il faudrait en entretisser les fils avec toutes les gazes, voiles, toiles,
étoffes moires, ailes, plumes, avec les rideaux et éventails […] », Jacques Derrida, La Dissémination, op.cit.,
p. 263.
1875
La métaphore du tissu est employée au moins à deux reprises par Julien Gracq : il compare le texte littéraire à
« la mise bout à bout et le tricotage intime dans un tissu continu et bien lié — telles des couvertures faites de bouts
de laines multicolores— », En lisant en écrivant, O.C. II ; p. 664 ; il commente le texte proustien en évoquant
« son merveilleux travail au crochet, où chaque maille se lie souplement, non seulement à la précédente et à la
suivante dans l’ordre de fabrication, mais aussi transversalement, au-dessus et au-dessous d’elle, à toute la texture
du tissu dans sa masse », ibid., p. 735.
1876
On a vu plus haut l’origine paternelle de ce glissement métaphorique du tissu au texte.
1877
« A tort ou à raison, on renvoie souvent l’étymologie de « hymen » à un radical υ qu’on retrouverait dans le
latin suo, suere (coudre) et dans uphos (tissu). Hymen serait un petit lien (syuman) (syuntah, cousu, siula, aiguille ;
schuh, coudre ; suo). […] Les deux mots [hymne et hymen] auraient un rapport avec uphainô (tisser, ourdir – la
toile de l’araignée -, machiner), avec uphos (tissu, toile d’araignée, filet, texte d’une ouvrage, Longin), et avec
humnos (trame, puis trame d’un chant, par extension chant nuptial ou chant de deuil », Jacques Derrida, La
Dissémination, op.cit., p. 263.
347
soi, tant la rencontre de l’autre s’y révèle comme Chose impossible. Car c’est à cette
« cochonnerie » que revient le texte, jusqu’à l’aporie du rapport à l’autre. Il est passe dans
l’impasse, passage vers l’autre, de part et d’autre. Entre le lecteur et l’auteur ; entre l’auteur et
les pères en littérature. Interface qui tient aussi lieu de frontière, le texte fait exister le rapport
sexuel en tant qu’impossible, en tant que rencontre du même et de l’autre, de la différence au
risque de l’indifférenciation.
Le texte est ce qui, entre les blancs, se faufile, fait suture : blancs de l’époché, blancs
d’entre les signes ou d’entre les fragments. Le texte est ce qui, entre le même et l’autre, soi et
l’autre, masculin et féminin, fait le rapport. Point de touche, il est issu de la lignée paternelle et
écrit le maternel ; il est tissu, tissage mais insaisissable, car comme animé, rendu vivant car
innervé d’un réseau qui fait de lui l’espace du flux et du reflux, de la diastole et de la systole
dans un mouvement sans rechargé puis déchargé, en « enceinte fermée ».
Faire entrer l’autre dans le texte, faire hanter le texte par l’Autre, jusqu’à
l’autosatisfaction1878 de l’un et de l’autre.
1878
« L’auteur tend à une autosatisfaction », En Lisant en écrivant, O.C.II, p. 667.
348
Conclusion
Un centre insaisissable : béance et cerne de l’érotisme
Voici l’idée que je me fais, à la limite, d’un roman porté à son ultime degré
d’excellence : la marge de blanc qui cerne chaque page imprimée devrait y jouer
le même rôle qu’un mur circulaire qui renverrait et répercuterait à mesure tout
le contenu de l’ouvrage réanimé par lui l’écho indéfiniment prolongé de chaque
ligne à mesure qu’elle est lue1879.
L’érotisme a été tout au long de cette étude ce cœur de page répercuté partout dans
l’œuvre, dans l’insaisissable miroitement de son écho prolongé, qui a créé le trouble suffisant
pour mettre en route, — et peut-être sur la voie —, pour jeter sur les chemins gracquiens, la
lectrice que je suis. Comme sur le damier du jeu d’échec cher à Gracq, le cœur enténébré de
l’écriture érotique, cerné de la marge blanche et irrégulièrement déchiquetée par le coupe-
papier, a suffisamment laissé à désirer pour mettre en œuvre la machine désirante de la lecture.
Et inversement, le blanc, le creux laissé par la scène sexuelle au milieu de la page, cerné par
l’écriture noire et serrée du texte qui a fait sinon suture, du moins rature tout autour, n’a pas
manqué de charger de mystère et d’énigme « l’enceinte fermée1880 » de la fiction gracquienne.
Car c’est bien, dans l’enceinte fermée du style et de l’œuvre et dans la confrontation à l’impasse,
qu’il a fallu envisager le tour de passe-passe, l’escamotage de l’écriture sexuelle et ses
différentes modalités de déplacement. Et ce mouvement a substitué, comme un révélateur, à la
statique aporétique du motif sexuel, la dynamique d’une érotique de l’œil. Dévoiement qui
mène au dévoixment, c’est-à-dire à un coup d’œil — et d’oreille — à ce qui est la voie de
l’Autre : pour la voix de l’auteur, plus particulièrement, le texte, comme interface, comme
tissage médian et moiré. Car
… le préfixe auto est le mot-clé, toujours, dès qu’on cherche à serrer de plus près
la « magie » romanesque : auto-régulation, auto-fécondation, auto-réanimation.
Il faut qu’à tout instant l’énergie émise par chaque particule soit réverbérée sur
toute la masse1881.
Ainsi, la fiction écrit et n’écrit pas la scène sexuelle, imaginant un entre-deux, qui serait
un moyen à la fois de circonscrire l’espace sexuel et de le montrer en l’isolant comme un cerne.
Le sexe constitue une tentative physique de fusion entre soi et l’autre, de retour à l’unité,
1879
Lettrines 2, O.C. II, p. 328-329.
1880
« Tout livre digne de ce nom, s’il fonctionne réellement, fonctionne en enceinte fermée, et sa vertu éminente
est de récupérer et de se réincorporer — modifiées — toutes les énergies qu’il libère, de recevoir en retour,
réfléchies, toutes les ondes qu’il émet. […] Espace clos du livre : restreint, c’est la clé de sa faiblesse. Mais aussi
étanche : c’est le secret de son efficacité » Lettrines 2, O.C. II, p. 329.
1881
Ibid.
349
d’indétermination entre féminin et masculin, autrement dit une tentative de l’ordre de
l’impossible parce que le sexe fait se rencontrer les contraires, co-ire et non coïncider. L’œuvre
gracquienne est en ce sens très traditionnelle, dans la mesure où elle se présente comme une
œuvre masculine : le narrateur, lorsqu’il est intradiégétique, est masculin (Gérard dans Un beau
Ténébreux, le narrateur de « La Route », dont on déduit la virilité de l’affirmation de son
appartenance à cette « moraine » d’hommes qui restent encore sur le chemin, le narrateur du
« Roi Cophetua ») et tire la preuve de sa virilité essentiellement de son rapport distancié au
féminin et aimanté par les femmes ou encore de son rapport à la guerre. Dans les fictions avec
narrateur extradiégétique et anonyme, le personnage principal auquel le lecteur est invité à
s’identifier ou qu’il suit nécessairement par l’accès qui lui est ouvert à sa psyché est masculin :
Albert, Aldo, Grange, Simon. La femme incarne l’Autre et l’altérité, et magnétise autour d’elle
en constellation toutes sortes de motifs féminins, souvent élémentaires et naturels. La sexualité,
pour ce qu’elle est présente, reprend des topoï littéraires, si obsessionnels qu’ils en sont presque
réifiés. Le sexe ne se raconte donc pas, mais se montre ; ne se dit pas, mais se voit : d’où
l’importance du regard dans l’érotique gracquienne, qui conditionne le rapport de soi à l’autre,
mais surtout du lecteur au texte. S’il se voit, c’est d’abord et paradoxalement parce que
justement on ne le voit pas au premier coup d’œil, et on n’en mesure pas d’emblée l’importance.
Ce manque, cette béance instaurés par l’érotisme, sont triples : souvent le sexe est ce à
quoi on aspire en tant que lecteur, une sorte d’attendu, compte tenu des signes instaurés dans la
fiction, qui semble nous être dénié. Cette frustration participe de l’ouverture du texte, de son
appel d’air, de son magnétisme que la critique gracquienne a largement étudié comme écriture
du Désir. Le manque est aussi ce qui en partie ou secondairement met en marche le personnage,
l’é-meut ou, s’il n’est pas la cause principale et consciente de son action, au moins
l’accompagne : on a vu que souvent la rencontre de la femme ouvrait à une quête plus haute,
plus mystique et souvent mortifère : la séduction d’Heide puis son viol sont l’en-jeu d’une
nouvelle quête du Graal ; Vanessa est l’initiatrice d’Aldo, un guide vers le chemin transgressif
qui le mène à une altérité plus haute, celle du Farghestan ; Mona, petit caillou de Grange sur le
chemin de la guerre et de la mort … La béance est enfin dans le texte le vide, l’écart qui fonde
la possibilité même de l’analogie et qui permet à la sexualité de se dire autrement, de se profiler,
de trouver sa place dans une sorte d’ailleurs, domaine des marges1882 : la poétique — syntaxe,
description, analogie …. Dire et ne pas dire le sexe rejoint le mouvement général de l’univers
gracquien, très dynamique. Le sexe se fait paysage, sorte de palimpseste cosmique, entre soi et
Autre. L’espace devient ce vide, cet écart, qui interroge et met en crise le langage et son rapport
1882
L’expression fait référence au titre d’une des œuvres d’Elisabeth Cardonne-Arlyck, Désir, figure, fiction. Le
« domaine des marges » de Julien Gracq.
350
à l’indicible, à la fois par le non-dit, mais surtout par la saturation, la pléthore et surtout la
métaphore, instrument premier du déplacement.
La pente gracquienne de l’écriture incline le regard du lecteur et le met sur la voie d’une
sorte de conversion, dont l’érotographie serait le signe le plus évident. Conversion d’une
écriture masculine en butte à l’Autre, et repérable dans tous les manifestations du désir, à la fois
thématiques et scripturales. Conversion qui s’opère en mouvement et plus précisément dans le
mouvement de la route et du regard en arrière, dont se font écho les dernières fictions : le regard
et la voix du narrateur de « La Route » et des Terres du couchant sont rétrospectifs ; dans « La
Presqu’île », Simon revient sur ses pas et sur la conversion de son désir (d’une absente pour
une presqu’île présente), jusqu’au « Roi Cophetua », d’où le personnage part sans se retourner.
Le regard porté sur le texte a suivi les déformations, les illusions d’optique impliquées par
l’érotisme gracquien : d’une lecture mimétique, l’infléchissement du regard a déplacé la
problématique sur l’examen de la poétique et enfin à la question herméneutique et
métalittéraire. D’un supposé « centre » qui serait l’écriture d’une sexualité en creux, d’une
négativité érotique, la réflexion s’est courbée vers un centre moins évident mais plus crucial, la
poétique, adoptant un regard torve et nous a ramené au rapport entre lecteur et auteur.
Cette poétique spécifique instaure entre lecteur et auteur un rapport sexualisé, érotisé,
le désir herméneutique du lecteur répondant à la provocation séductrice de l’exhibition des
351
signes de la part de l’auteur. Le texte devient leur lieu de rendez-vous, dans tous les sens du
terme ; lieu de rencontre, point de touche. Entrer dans le texte, par la lecture ou par l’écriture,
c’est accepter d’être en partie dépossédé de la signifiance1883. Lieu essentiel de vide autour
duquel l’écriture vient faire littoral, lieu propice à la jouissance et à la jubilation intellectuelle,
le texte gracquien accomplit ce qui est pourtant donné pour impossible, la rencontre avec
l’autre, dans la matérialité du texte même, tissu de voix, pacification du rapport au féminin et à
la figure du Père. Lieu enfin qui interroge le rapport à soi et à l’autre, y compris dans ses
dimensions sexuelle et textuelle, le met en jeu : espace abstrait, qui se substitue au sexe, et ce
faisant, le devient.
Les seuls moments de sa vie qui lui avaient paru valoir la peine de les vivre
avaient ressemblé à cette vrille qui s’enfonçait toujours plus bas à travers les
arbres1884.
Cette lecture a donc pris la forme d’un déplacement en spirale, en vrille, selon une
courbe en trois dimensions qui commence en un point central puis s’en éloigne de plus en plus
en même temps qu’elle tourne autour. Cette forme si particulière de notre itinéraire nous a
amené à revenir plusieurs fois sur nos pas, mais toujours à distance de notre premier passage,
abordant comme autant de strates question du regard, place du décor et frontière dedans/dehors,
représentation du corps, rapport au même et à l’autre, vide, miroitement, aporie.
Ainsi, l’ambivalence, le profil perdu, a traversé les trois étapes de notre parcours.
L’érotisme qui exhibe le manque, sa propre réification et une espèce de travestissement de la
pulsion de mort, s’avère, comme dans le ruban de Moebius, le recto d’un verso érotique.
L’érotisme anamorphose la pulsion de mort à l’œuvre, illustrant l’impossible de la rencontre,
angoissante. Ce manque exhibé et théâtralisé déplace la question de la sexualité à un autre
niveau du texte, un niveau plus profond ; il n’est plus question de mimétique mais de poétique.
Le déplacement est une sorte de dissémination de la sexualité dans l’œuvre en la fécondant.
Autrement dit, moins il y écriture de la sexualité, plus il y a sexuation de l’écriture. La textualité,
par un usage torve de la métaphore et des mots, instaure le trouble au cœur du texte jusqu’à une
forme de jouissance et de jubilation. Cette écriture autre instaure le voyeurisme et le regard
comme une érotique. L’érotique est donc un autoérotisme, au sens où l’auteur fait l’expérience
du plaisir du texte et d’une jouissance scripturale ; en ce sens, le texte constitue un entre-deux,
un espace de réflexion. A l’autoérotisme de l’auteur, fait face celui du lecteur, plaisir
1883
Patrick Marot rappelle que l’œuvre est « le lieu même où la littérature exerce et interroge à la fois sa séduction
et son aptitude à signifier », « Avant propos », Julien Gracq 1, op. cit., p. 7.
1884
« La Presqu’île », p. 143.
352
essentiellement herméneutique. L’image du cerne rend compte à la fois de l’évidement
thématique de l’érotisme, de sa circularité ; elle constitue une tentative pour proposer un modèle
autre de sublimité. Pas de sublime véritablement gracquien, en tout cas au sens hégélien, pas
de fusion ni de résolution des contraires hormis dans la mort ; on s’en approche, on touche
même mais on ne fusionne pas. Le cerne est peut-être tout simplement l’autre nom de l’enceinte
fermée, mais avec en surcroît, l’idée du deuil, du manque, de la mort.
De même, le vide, l’espace blanc laissé au cœur de la scène sexuelle, traité comme
première approche érotique a trouvé un relais dans le second mouvement de notre lecture, qui
a essayé de cerner la tension, l’indécidable du texte gracquien, ce qui constitue véritablement
l’érotique, l’entre/antre de la métaphore, moteur du metaphorikon — déplacement comme
transport — dans son indécidabilité. La dernière partie propose d’identifier de nommer cette
textualité faite d’entre/antre, de négativité : l’image de limen/l’hymen reprend celle du cerne
comme bord, bordure, frontière, alors que celle de l’hymen illustre aussi l’idée de tension,
d’interface à l’antre de l’autre féminin. Le texte gracquien est alors considéré comme
membrane, texte-peau pour toucher l’autre et être touché sans angoisse.
Enfin, l’aporie s’est présentée à trois niveaux : s’engager dans la voie étroite et au bord
de l’amuïssement qu’est l’érotisme conduit à s’enfoncer dans l’impasse du sexe comme
impossible. Accepter d’être séduit par le texte, c’est-à-dire de suivre la digression qu’il impose
comme déplacement, c’est aussi de heurter, se confronter à l’irréductible béance de la
métaphore, l’impossible bord à bord entre même et autre, qui renvoie, en dernière instance, à la
nature même de la littérarité et du texte, sorte d’écran, de miroir tendu entre soi et l’autre, de
suture entre soi -auteur, réel et symbolique. Ainsi Julien Gracq promène-t-il son fil scriptural
au bord du gouffre, le faufile-t-il, et ce, dans toutes les strates du texte. Comme l’écriture du
sexuel n’est pas gracquienne, Gracq opère la sexuation de l’écriture. A quoi le désir du lecteur
répond-il, si ce n’est à celui de l’auteur ? D’un désir à l’autre, le texte joue à les faire miroiter
et se rencontrer, dans une conjonction que Roland Barthes illustre d’une image sadienne :
1885
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 13-14.
353
départ, mais juste à côté. Cet à-côté est crucial, car il matérialise la place du Désir. Il nous a
permis de faire le tour du Rien, de la béance autour de laquelle toute l’œuvre est structurée, car
finalement, c’est de ce « rien » là dont nous n’avons cessé de parler et qui n’a cessé de
s’anamorphoser sous nos yeux, ne se laissant que difficilement approcher, seulement en « profil
perdu ». Rien de « l’objet petit a » insaisissable objet à jamais perdu du désir. Ainsi la spirale
du lecteur fait-elle face à la visse/au vice du texte qui l’aspire toujours profondément dans une
profondeur illusoire. De part et d’autre de son espace, on ne trouve jamais rien dans le texte,
sinon soi, et ce n’est pas le moins vertigineux.
354
Bibliographie
I. Bibliographie primaire
JULIEN GRACQ, Œuvres complètes, I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard,
1989, collection « Bibliothèque de la Pléiade » LXXXIV-1447 p.
JULIEN GRACQ, Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie avec la collaboration
de Claude Dourguin, Paris, Gallimard, 1989, « Bibliothèque de la Pléiade », XVIII-1756 p.
Volume I
Liberté grande
André Breton. Quelques aspects de l'écrivain, 1948.
Le Roi pêcheur, 1948.
La Littérature à l'estomac, 1950 (repris dans Préférences).
Préférences, 1961 (édition augmentée en 1969).
Eclosion de la pierre
Un Cauchemar
Le surréalisme et la littérature contemporaine
Prose pour L’Etrangère
Enquête sur la diction poétique
Entretien sur « Penthésilée » de H. von Kleist
Volume II
Lettrines, 1967.
Lettrines II, 1974.
En lisant en écrivant, 1981.
La Forme d’une ville, 1985.
Autour des sept collines, 1988.
Carnets du grand chemin, 1992.
Entretiens, 2002.
Manuscrits de guerre, 2011.
355
Préfaces
Témoignages
Les références aux œuvres de fiction sont données dans l’édition Corti.
Pour les autres œuvres, nous nous référons aux Œuvres complètes.
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SADE Donatien Alphonse François (DE), Justine et autres romans, DEPRUN Jean (ÉD.), Paris,
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— Le Roi Lear, Yves BONNEFOY (éd.), Paris, Gallimard, collection “Folio classique” n°6069,
254 p.
376
ANNEXES
377
ANNEXE I
Francisco de Goya, Mala Noche, eau-forte n°36 de la série Les Caprices, 1799, musée du
Prado.
378
ANNEXE II
Edward Burne-Jones, King Cophetua and the Beggar Maid, huile sur toile, 1884, the Tate
Gallery, Londres.
379
ANNEXE III
Gustave Moreau, Galatée, huile sur bois, vers 1880, musée d’Orsay, Paris.
380
ANNEXE IV
Gustave Moreau, Jeune fille thrace à la tête d’Orphée, huile sur toile, 1865, Musée d’Orsay,
Paris.
381
382
383
Julien Gracq, sexe et texte.
Lecture d’une aporie érotique.
384