Les mauvais anges (Éric Jourdan)
Les mauvais anges (Éric Jourdan)
Les mauvais anges (Éric Jourdan)
Mais les vraies questions posées par ce court roman dépassent à mon avis
infiniment ces péripéties judiciaires, quelle qu’ait pu être leur importance
pour les parties concernées. Et surtout, avec le recul du temps, on ne peut
que revenir très attentivement sur le cas de ce livre, qui marque à la fois
une époque de la censure, et, par la teneur de son registre et par opposition,
les lointaines prémisses d’un profond changement dans la plupart des
mentalités. À ces divers titres, il aurait déjà incontestablement sa place
dans cette collection.
Mais il y a autre chose.
Croyant bien faire, l’éditeur avait accompagné, dans le volume pour la
première édition, le texte d’Éric Jourdan de deux lettres, l’une de Max-Pol
Fouchet, l’autre de Robert Margerit3.
Première remarque : Robert Margerit comme Max-Pol Fouchet, se
placent d’emblée sur le terrain de l’éblouissement, du choc de
l’accomplissement littéraire. « C’est en ceci qu’une œuvre devient
exemplaire », écrit Robert Margerit : « Lorsque la littérature, telle qu’un
microscope, nous révèle, dans la perspective particulière de l’accentuation
et du fixage, les éléments constitutifs essentiels dont nous vérifions alors le
rôle. Cette coupe, Éric Jourdan l’a opérée et montée remarquablement,
grâce à un don de poésie, exceptionnel comme son sujet »...
Et Max-Pol Fouchet:
... « Nul livre qui soit plus loin du “vice” [...] Dans ces pages, la beauté ne
s’interrompt pas, elle nous tient en haleine [...] Ce livre est pur [...] Nous
sommes hors de l’ordre commun, près d’un désordre sacré »...
JEAN-JACQUES PAUVERT
[1] Aux éditions La Musardine.
[2] Bernard Joubert estime, à juste titre, que la position de la Commission,
où figurait à l’époque entre autres Jérôme Lindon, des éditions de Minuit
(grand défenseur des éditeurs), était dictée par le souci libéral de ne pas
permettre aux pouvoirs de juger les textes sur manuscrit, ce qui aurait créé
un fâcheux précédent.
[3] Les deux lettres sont reproduites en annexe à la fin de notre volume.
[4] « À propos du surréalisme et de l’amour », dans Pages, mai-juin 1991.
… Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents.
BAUDELAIRE
Le ciel était d’un bleu royal, d’une grandeur calme. On ne savait plus s’il
y avait du soleil. L’eau glissait sous les platanes et les bouleaux, sans rien
réfléchir, miroitante seulement lorsqu’un rayon en traversait les profondeurs
faites de taches dont par endroits le vert se fonçait jusqu’au noir.
L’été avait brûlé les hautes herbes qui retombaient, cheveux fous et dorés,
sur tout l’espace entre les arbres. Sous les cils, le paysage en devenait
démesuré. Les jambes écartées, une touffe de saponaires jaune pâle contre
ses genoux, Gérard dormait. Sa chemise entr’ouverte semblait une vague
blanche se brisant sur sa poitrine dont le dôme avait la couleur du miel – et
mes yeux s’attachaient dans l’échancrure du col aux muscles de sa gorge,
accusant de leur force la douceur des ombres vers l’épaule. Du visage, je
n’avais que la joue ; les cheveux s’emmêlaient de tiges d’herbes coupées ;
des mèches roulaient sur son front ; dans le creux de la tempe, une veine
lourde, gonflée par la chaleur, amenait à la pommette la lueur confuse du
sang et chargeait ce garçon au repos d’une volupté plus violente que ne le
faisait l’arrogance de ses traits lorsqu’il était debout en plein soleil.
J’aurais voulu arrêter le jour, ensevelir à tout jamais l’instant insaisissable
dans ce visage de Gérard dormant à mes genoux, et chaque seconde
m’apportait le cruel démenti du passé dans mon souffle, dans le ton plus
vert des arbres, dans le silence plus solennel de l’eau. Gérard avait une
beauté méchante et cela, même quand il sommeillait, on le devinait à la
chaussette roulée sur sa cheville et libérant une jambe lisse de dénicheur
d’oiseaux.
Je revoyais toute notre vie, celle qui exclut les parents et les maîtres, et,
avec application, je m’attachais à ne plus me souvenir que des heures de ce
jour de vacances. La matinée s’était passée dans ma chambre. Nous devions
faire quelques devoirs : nous jouâmes aux dés. Comme d’habitude, le
déjeuner fut silencieux, entre son père, le mien, et une cousine qui
s’occupait de nous depuis que nous avions perdu l’un et l’autre nos mères
qui étaient sœurs.
Quand je dis les déjeuners silencieux, je les vois toujours de notre côté,
car nous opposions un visage fermé aux phrases des adultes et nous ne
mangions à leur table qu’avec le sentiment de perdre notre temps.
Aux dernières bouchées, Gérard me regarda en dessous, d’une façon qui
eût paru sournoise si la conversation ne nous avait isolés. Une fois dehors, il
m’expliqua son regard : « On va près de la rivière dormir dans l’herbe, tu
veux ? » La rivière était une pièce d’eau entre deux étangs, et nous
l’appelions ainsi à cause de la Loire plus lointaine et qui nous attirait moins
puisqu’elle était à tout le monde. Nous traînâmes par la route pour y arriver
et empêcher qu’on ne nous trouvât si quelque invité importun venait à
l’improviste et nous forçait à rentrer avant que nous en eussions l’envie.
Gérard bronzait moins vite que moi, mais en huit jours il m’avait rattrapé,
et nous étions tous deux sur cette route dorés à un point que filles et garçons
nous regardaient passer quand nous traversions la ville et pourtant eux aussi
avaient cette beauté dont le grand air et la vie tranquille les paraient, faisant
fleurir une rose sous le hâle de leurs joues et donnant à leur corps la
magnificence tranquille de la jeunesse. Tous ces regards, j’avais appris à les
comprendre. Ils étaient d’abord surpris et nous unissaient ensuite, Gérard et
moi, dans une admiration muette ; dès cet instant, nous revivions dans leurs
songes et notre visage ne nous appartenait plus.
Gérard aimait sans cesse me tirer par le bras ; nous nous regardions à tout
bout de champ, comme si en dehors de nous-mêmes il n’existait rien. Mais
à peine étions-nous seuls dans la campagne, nous nous éloignions l’un de
l’autre sans pouvoir nous quitter cependant. Gérard marchait en baissant la
tête, sans un mot, et moi, après quelques minutes, je m’amusais à donner
des coups de pied dans les cailloux pendant tout le temps où nous gardions
le silence. Cela finissait par être odieux ; Gérard alors rejetait la tête en
arrière et le défi de son allure me raidissait dans mon attitude indifférente.
Déjà nous nous aimions sans le savoir, et la rage de nous sentir
indispensable l’un à l’autre donnait à cet enchantement les couleurs d’une
rivalité. Nous avions songé plusieurs fois à nous sauver chacun de son côté,
sans rien dire, mais lorsque l’un de nous avait résolu brusquement que ce
jour serait celui de son indépendance, il arrivait que l’autre, poussé par une
impulsion qu’il ne dominait pas, avait le geste qui rendait esclave, comme
de dire une parole à la limite de l’amour, et nous nous jetions de nouveau à
corps perdu dans l’asservissement de la présence.
Cet après-midi, nous avions flâné sur la route plus que de coutume, et la
chaleur qui rendait le paysage presque gris à l’heure où le soleil était le plus
fort nous permit d’atteindre l’étang en faisant le détour par la route sans
avoir été vus, si bien que l’après-midi appartenait soudain à nous seuls.
Nous marchions sous le couvert des arbres, sans un mot. Autour de nous,
tout était silencieux, le voisinage de l’eau brûlant. À un endroit, de jeunes
pousses de chênes et de ronces éloignaient le chemin ; il fallait écarter les
feuilles pour toucher la rivière, et j’entendis Gérard, la voix décidée mais
basse, comme celle d’un garçon dont le cœur bat trop vite, m’affirmer :
« Ici, ce serait bien ; le soleil a brûlé l’herbe : c’est plus doux pour
s’allonger... et on sera au bout du monde. » Nous nous trouvions dans une
petite clairière.
Gérard ouvrit sa chemise ; j’étais trop ému pour parler ; il s’étendit sur
l’herbe, posant sous sa tête le tee-shirt qu’aussitôt sorti de la maison il avait
ôté et passé dans sa ceinture dans un geste provocateur. Il ferma les yeux,
imitant le sommeil. J’ouvris à mon tour la chemise qui me collait à la peau
et me mis sur un genou pour l’ôter tout à fait. En me tournant de son côté, je
vis que Gérard m’examinait entre ses cils ; son regard était si étrange que
j’eus le sentiment de n’avoir jamais été aussi nu, bien que tous les jours il
me vît dans la salle de bain. Nous habillant l’un devant l’autre, je restais
souvent à demi nu près de lui, en slip, et même sans aucun vêtement,
lorsque nous venions de nous baigner et que, sur les bords de cette rivière,
la pudeur seule commandait nos regards pendant que nous nous essuyions
et remettions nos jeans, les jambes encore mouillées. Comme moi, il n’avait
pas été sans saisir le moment où mon corps n’avait plus rien à lui apprendre,
mais nous respections notre trouble et ces attitudes dont les yeux
demeuraient insatisfaits. J’avais ainsi découvert ses hanches rondes, le
galbe de son épaule, et, dans la minute d’abandon où il s’était étiré avec à
bout de bras sa serviette et à ses pieds son slip de bain, la forme parfaite de
cette statue à laquelle le sang donnait vie. Je savais qu’il en était de même
pour Gérard, car nous étions presque semblables, bien qu’il eût quelques
mois de plus, que ses yeux fussent plus sombres et ses cheveux plus clairs.
Gérard se retourna sur l’herbe. Il avait joué le jeu et la chaleur, le frappant
à la tempe, l’avait endormi. Du visage je ne voyais que la joue. Je restais
immobile. Mon sang frémissait dans mes jambes et dans mes bras, je
résistais pour ne pas poser ma tête contre la sienne, pour ne pas l’enlacer.
Gérard dormait, et je veillais en plein soleil, le corps penché sur lui,
troublé par sa chair que sa chemise déboutonnée enveloppait d’une clarté
douce, alors que le soleil me cravachait les épaules de ses invisibles
lanières.
« Gérard, Gérard. » Je l’appelais tout doucement et il n’entendait pas ; il
m’était volé par une autre vie où à son tour, jaloux d’une étreinte dont son
corps était exclu, peut-être me veillait-il ? « Gérard, Gérard », suppliais-je.
Le son venait de plus loin que ma gorge ; était-ce la voix de l’âme, cette
imploration vers un être que je ne pouvais plus rejoindre et qui aurait
toujours pour se cacher le labyrinthe du sommeil ?
Une immense tristesse me serra dans ses bras : tout me parut sombre, la
vie était sans but si Gérard si facilement m’échappait et si je pouvais si
facilement mettre entre nous ce désert qui n’appartient ni à la mort ni à
l’existence, et dont le sable engourdit les paupières. L’assoupissement de
Gérard était déjà l’éternité.
Jusqu’à ce jour, sa présence m’avait suffi pour ignorer qu’à dix-sept ans
l’amitié est un nom de l’amour. Pour la première fois, un Gérard
introuvable me désemparait. J’arrachai, je ne sais pourquoi avec violence,
une tige d’ivraie et laissant ma mélancolie près de mon cousin, je me
tournai du côté de l’eau dont j’étais le plus proche, j’écartai des branches
basses, m’allongeai, trempai la plante jusqu’à mes doigts. La tige
disparaissait après avoir creusé un pli, mais l’onde ne réfléchissait ni ma
main, ni ma bouche penchée sur elle ; je ne distinguai, sur les bords, qu’une
ombre d’un vert plus gris qui était le reflet des reflets des arbres. Par
moments, comme une pierre lancée de la berge, un éclat de soleil tombait
en plein milieu, soit qu’en bougeant une feuille livrât une bande de rivière à
sa fronde gigantesque, soit que, baissant insensiblement à l’horizon, il
changeât une écorce qui paressait sur l’eau morte en barque lumineuse.
Je dus cueillir une autre tige, ayant abandonné la mienne au léger courant
près du bord, puis je la laissai aller à son tour, comme si je ne savais plus si
ce n’étaient pas mes désirs que j’abandonnais. Ce jeu me passionnait,
délassement de jeune Narcisse dont l’eau ne voulait pas refléter le visage.
La tige s’enfonçait, disparaissait, et je recommençais, une autre, puis une
autre, pour m’obliger à ne pas regarder derrière moi le corps sans défense
de mon cousin. Soudain quelque chose en moi se brisa– était-ce l’orgueil ?
–, je me tournai vers Gérard et lui effleurai les cheveux. Une voix me
soufflait « prends-le dans tes bras. » Il gémit dans son sommeil, écarta des
bras d’aveugle, et, sans savoir ce qu’il faisait, m’attira contre lui, me fit
tomber et me serra de toutes ses forces. Une moue déformait ses lèvres.
J’étais sur lui, mais sa respiration, sa chaleur, son souffle devenaient miens.
Le mystère d’un corps que l’on tient dans ses bras m’apparut simple et
terrible : à qui appartenait-il ? Le sommeil l’éloignant de la terre l’emporte
déjà dans des contrées inconnues, sa solitude est une petite figure de la
mort.
Je crus que Gérard en me serrant se vengeait de l’eau que je lui avais
lancée, j’essayai de me dégager, lui dis : « Gérard, lâche-moi » ; mais
bientôt je fus certain qu’il ne feignait pas de dormir.
Le soleil lui fardait le visage d’or, agrandissant ses paupières où les cils
n’avaient plus d’ombre, poudrant ses cheveux dépeignés, ourlant l’oreille
d’un rose transparent et mettant autour de son cou de victime renversée des
perles de sueur. Dans une minute, dans une seconde, il se retournerait sur le
sol, s’étirerait, je n’avais qu’un instant pour guetter son abandon. Le corps
de Gérard dormant avait l’immensité nocturne ; je posai l’oreille sur son
cœur. De si près, sa bouche devenait la bouche d’un oracle, j’étais prêt à
tous les sacrifices pour y entendre le mot amour.
Il me serrait toujours lorsqu’il ouvrit les yeux, et avant que le réveil ne lui
rendît la mémoire, j’eus droit au sourire d’un visage que je ne connaissais
pas... Mon cousin montrait aux autres une figure romantique et sournoise,
dont le charme agissait dès qu’on lui avait dérobé un regard. J’étais pourtant
le seul à connaître le vrai Gérard. Souvent je lui avais pris la tête lorsqu’on
luttait, et la renversant en pleine lumière, je l’avais forcé à me montrer ses
prunelles, jaunes, tachetées de vert et de brun. Et chaque fois, pour ne pas
m’y perdre, je le relâchais.
Un matin, nous nous disputâmes au sujet d’un livre qu’il jurait m’avoir
prêté et qu’il avait dû oublier dans la grange où il aimait s’isoler, et où je
l’avais surpris plusieurs fois à l’improviste, du feu aux joues comme
quelqu’un sortant d’un songe charnel : l’inévitable corps à corps s’ensuivit,
mais il ne triomphait jamais quand il s’abandonnait à la colère, et je
l’étouffai bientôt entre mes jambes, m’assis sur sa poitrine, lui demandai
s’il consentait à se rendre. La haine brillait dans ses yeux. « Non », souffla-
t-il. « Je serre, alors », et avec le même calme que je prononçais cette
phrase, je lui pris le poignet et le tordis. Son front devint écarlate, j’effleurai
sa joue brûlante et rejetai avec désinvolture les boucles qui retombaient sur
ses sourcils. Il ferma les yeux, je le sommai de me regarder, accentuai ma
prise. Tout à coup, comme pour me voler mon visage, il me dévisagea, les
cils pleins de larmes. Je le lâchai. Il ne bougea pas. Son visage était devenu
grave, les prunelles toutes noires, immenses ; les cils, les sourcils et les
cheveux scintillaient d’une sueur lourde, et une secrète douceur dans sa
joue et autour de sa bouche appelait des coups : la douleur m’avait révélé sa
tendresse, sans doute celle qui passait sur ses traits comme le souvenir de sa
mère. Je me levai, il resta sur le sol, et la dernière vision que j’eus avant de
sortir fut celle de ce garçon bruni, dont une des jambes barrait le tapis de
toute sa force, tandis que son autre genou s’était redressé et mettait par le
jeu des muscles à peine devinés sous la peau radieuse une attitude
d’insolence dans sa pose humiliée.
J’aurais donné tous les jeux, les provocations, les désirs maladroits, ce qui
dans une journée coupait le temps en gestes inoubliables, pour que Gérard
se montrât à moi sous son vrai jour. Mais il me mentait comme aux autres.
Si contre eux cette façon d’être le protégeait, de quoi cela le défendait-il
contre moi ? Craignait-il de perdre un pouvoir dont la tyrannie n’avait de
raison apparente que sa belle figure ? Ne savait-il pas qu’un charme plus
profond nous aurait unis ? Et par des mouvements d’humeur volontaires, il
cachait ses désirs les plus naturels, comme le matin, pour me dire bonjour,
de me baiser la joue. Il avait peur de ses élans, peur de la tendresse...
En me souriant, il avait cet air que je voulais lui voir et je sentis que le
sang me quittait comme si on me frappait au cœur.
Nous nous dévisagions en silence, le souffle court et retenu, le sang
battant dans les tempes, dans les bras, dans les reins. Moi aussi, je devais
être beau, car Gérard me contemplait, bouche ouverte.
Quelle lutte obscure dans nos corps, quelle longue lutte de soi contre soi !
La moitié de moi-même était Gérard, l’autre le repoussait. C’était un
moment de délice et de torture ; déjà j’imaginais le retour, Gérard marchant
tête basse, devant moi, dans la rage d’un après-midi où nous n’aurions point
vaincu notre orgueil. Alors, poussé par tout mon sang, je me courbai sur le
visage que j’aimais, je franchis l’obstacle chaud de son souffle, et les lèvres
entr’ouvertes je sentis sous elles des lèvres qui s’ouvraient. Nous n’osâmes
plus bouger, maladroits et fiévreux. J’avais toute sa petite figure sous moi ;
Gérard se muait pour mon corps en ces deux lèvres massives que je baisais.
De nombreuses fois, nous perdîmes le souffle et nous le reprenions en
respirant un air semblable sans nous désunir ; jamais mon cœur ne fut plus
grand et jamais la joie ne me parut si proche d’une douleur physique. Mon
visage, il l’avait tant baisé, qu’il me semblait fait de dix mille bouches.
Nous étions des garçons nouveaux, le passé n’existait plus, notre amitié
enlevait son masque de guerre, et lentement, sur nos vrais visages, l’amour
allait poser ses mains et nous crever les yeux. Combien de temps restâmes-
nous, la bouche collée sur les lèvres de l’autre, dans un attouchement où le
moindre geste nous aurait blessés ? Je ne sais, mais ce furent des heures, et
quand n’y tenant plus je pensais être dans un autre monde, je sentis de
nouveau la langue de Gérard qui cherchait la mienne. Je découvris son
palais comme un véritable palais, avec l’émerveillement des enfants dans
une demeure mystérieuse, puis je lui cédai ma bouche, et dans la fougue de
mon premier désir je roulai à son côté. Nous nous embrassions avec une
violence de gladiateurs jouant leur vie. Et toujours, je regagnais sa bouche
comme si c’était là, pour jouer encore sur les mots, le seul palais où l’on
rendait hommage à notre amour. La salive de Gérard avait une fraîcheur
d’eau, mais son baiser la rendait brûlante. D’une voix tellement basse que je
dus le lui faire répéter, il me dit : « Tu es beau. » Mon regard lui répondit
combien je l’admirais : ce furent nos seuls serments d’amour.
Tout était pareil et tout différent. Le jour d’été n’était plus un jour de
vacances près de la rivière, mais le premier jour du monde. Une trappe se
refermait sur nous et pourtant nous étions libres de courir comme par le
passé.
Être à dix pas l’un de l’autre, c’était déjà se quitter, car le premier
mouvement de l’amour abolit le temps, abolit les rêves, les paroles, les
insurrections contre celui qu’on aime, mais non l’espace. Il existe plus que
jamais, absolu ; et il faut le lent cortège des chagrins et des moments de
bonheur pour que ceux-ci déroulant à travers les horizons leur longue
théorie, les bois, les champs, les rivières parmi lesquels ils ont vécu
deviennent des liens pour les amants.
Nous ne détachâmes nos lèvres que pour nous regarder les yeux dans les
yeux, nos visages à une bouche l’un de l’autre. L’amour était ce jardin
merveilleux dont nous avions enfin osé franchir la grille pour en cueillir les
fleurs de chair.
Je mis ma joue sur celle de Gérard ; je voyais les arbres du côté de leur
ombre, paysage à la fois sombre et éclatant. Entre deux buissons, j’avais
devant moi toute la plaine au-delà de la Loire, les bosquets d’arbres petits
comme des mouches, les champs de blé, les terres nues entre des vignes
dont les lignes parallèles montaient à l’assaut des lointains. L’été rayonnait.
Les hameaux, perdus dans les bois, une vitre miroitante les trahissait une
seconde, puis le bleu violacé de leurs tuiles se reconfondait avec les vignes
et les pruniers. C’était la lumière de l’amour.
Une tendresse violente me rendait sensible tout le corps ; sous la mienne,
la joue de Gérard était chaude ; je lui touchai de la main l’autre joue,
caressant de la paume ses courbes qui, malgré une fossette voluptueuse,
presque au bas, lui dessinaient déjà son visage viril, comme s’il était
indigne d’offrir à la vie une tête d’adolescent, à elle qui aimait tant
souffleter des visages d’hommes.
Gérard se dégagea pour s’étirer, et m’attirant à lui me lécha une oreille
avec une douceur qui amollissait mon courage. Je fermai les yeux, j’avais
en moi tout un paysage que nous étions les seuls à voir. L’eau réfléchissant
des arbres irréels semblait dorée. À contrejour, le val, les bois déroulaient
leur illusion ; je n’étais plus sur l’herbe, il n’y avait pas de Loire, ni
d’horizons, ni de champs bleutés, ni de vignes. Seul vivait ce garçon brun
dont l’odeur de fruit m’envahissait sournoisement, et dont la chemise
ouverte sur la peau jaune, le pantalon étroit, le tee-shirt roulé sous la tête
étaient le gage d’un miracle auquel je croyais puisque ces vêtements banals
devenaient les instruments d’une adoration qui ne les rendait pas moins
grands que la lyre, l’égide ou les talonnières des dieux. Nous étions à l’âge
où les symboles avaient un sens direct dans nos vies. Je portai la main de
Gérard à ma bouche, écrasai mon visage dans sa paume ; il écarta les doigts
et me serra doucement tandis que mes lèvres, appuyées dans le creux de
cette paume, au cœur des lignes de chance et de vie, voulaient s’y inscrire
par leur baiser. Je me levai d’un bond ; alors Gérard, sachant que nous
venions de passer le plus beau jour de notre été, que c’en était un peu la fin
puisque le soleil prenait sa teinte de sang pâle, et qu’en nous-mêmes il y
avait une lenteur étonnante pour ne rien perdre de nos gestes, des couleurs,
des bruits, Gérard, encore à demi couché sur le sol, enlaça mes genoux et y
pressa ses grosses lèvres. Le temps courait autour de nous.
Le soir, nous dînions à huit heures. Nous avions tout oublié, cela ferait un
drame à la maison.
Maintenant le jour tombait ; la courbe de l’horizon glissait dans les cieux
crépusculaires.
Gérard ferma les yeux, se laissa faire. Je fus seul à voir couler sur sa joue
une larme. D’une voix brutale je criai : « Arrête ! Qu’un seul se batte ; si
Gérard gagne, il sera libre. » Même une victoire sur Gérard meurtri faisait
hésiter. Christian suggéra insidieusement : « Eh bien, vas-y... » Je laissai à
Gérard le temps d’ôter sa veste et de refermer sa chemise. Il croyait comme
eux tous que je voulais l’humilier ; il rassemblait ses forces pour que j’eusse
à faire appel à toutes les miennes ou qu’il perdît conscience lorsque, les
épaules à terre, il serait la proie de ces garçons qui, sans pudeur, se
jetteraient sur lui. Nous nous ruâmes l’un sur l’autre et roulâmes sur le
ciment. Gérard me brisait le cou, je me rendis compte que ses genoux et son
dos lui faisaient mal, sans doute depuis la fustigation de l’après-midi, et je
le saisis à pleine taille pour lui prouver que je pouvais le vaincre. Nous
étions visage contre visage et le vent nous emplissait la bouche de débris de
feuilles et de poussière. Sa prise se détendait peu à peu. Dans un sursaut,
comme pour me dégager, je renversai notre couple et de tout le dos
j’épousai le sol. J’entendais son cœur à travers la chemise déchirée, une
odeur de triomphe montait de son aisselle. Nous nous relevâmes. Il ramassa
ses affaires et partit sans dire un mot.
Quand nous fûmes sur le boulevard, un garçon du groupe résuma
l’opinion : « Il est préférable qu’on se casse la gueule en famille ; c’est un
tigre ce gars-là ! » Mon étoile risquait de s’éteindre, mais j’étais heureux
d’avoir fait briller celle de Gérard.
Quand je rentrai à la maison, il n’y avait que quatre couverts. Gérard avait
prétexté des maux de tête et voulu se coucher tout de suite. Je n’osai
monter, pourtant toutes mes pensées allaient près du dormeur. Je l’imaginais
dans un enfer de draps. Le repas fut morne ; à tout instant j’étais distrait par
des questions auxquelles je répondais par monosyllabes, et je devais sans
cesse reconstruire avec l’obstination du chercheur d’or les images qu’on me
forçait d’abandonner. Essayant de ne pas quitter la table trop vite, j’ouvris
enfin la porte de Gérard. Il était à genoux près du lit, une main allongée sur
le drap, l’autre le long du corps. Sur la jambe la plus proche de moi, il avait
remonté sa chaussette de laine et une petite tache brune la collait à la peau.
L’autre jambe était nue malgré des raies dont le sang avait séché : on aurait
pu s’en étonner, j’étais heureusement le premier à les voir. Il avait retiré sa
veste. Entre son pantalon et la chemise remontée dans le dos, ses reins
luisaient ; la peau mate me révélait mes goûts profonds, et déjà j’imaginais
autour de Gérard des prairies et des bois où nous devrions être nus. La
tristesse me serrait la gorge.
Ses yeux étaient clos, à la lumière de la lampe des larmes tremblaient
encore à leurs cils ; je lui secouai l’épaule, mais il ne bougea pas. Je le pris
dans mes bras et le hissai sur le lit ; la place où il avait posé son visage était
humide. De cette douleur secrète la fatigue avait eu raison, mais je ne
pensais pas que je l’avais sauvé ni qu’il m’aimait.
Le lendemain, c’était jeudi : Gérard semblait n’avoir aucun souvenir des
scènes de la veille ; il porta seulement quelques jours un chandail sur sa
chemise sous le prétexte que nous approchions de l’hiver, et parfois, en
cachette, il me sourit...
Sans me lasser, je touchai et retouchai son large dos, divisé par cette ligne
à laquelle les corps doivent leur aspect de fruits. Gérard m’arrêta la main au
bas de ses cheveux. Je sentais le cœur de mon cousin frapper dans ma
paume à travers sa nuque frémissante.
La barrière de l’orgueil physique renversée, une autre barricade plus
secrète se dressait en nous-mêmes : elle laissait passer les soupirs, les
murmures de volupté, les cris du plaisir, mais arrêtait les cris d’amour.
Depuis la veille, nous avions fait mille pas l’un vers l’autre et mille pas
nous éloignaient encore, malgré moi, malgré lui.
Gérard se souleva ; je retrouvai dans son haleine chaude toute une nuit
perdue à vouloir nous anéantir. Nous ignorions que l’amour exige deux
corps, non pour les fondre, mais pour les jeter l’un contre l’autre, désireux
chacun d’arracher la proie de son plaisir. Avions-nous fait comme les
autres ? Je n’avais pas cessé en l’aimant de prononcer en moi-même son
prénom et de son côté, j’en étais sûr, il avait dit le mien, mais nous
attendions autre chose d’imprononçable...
Il mordait dans les baisers pour retarder l’offrande de sa bouche ; cela le
faisait rire et lorsque, agacé, je lui tenais les lèvres entre les doigts, leur arc
s’entr’ouvrait et je buvais à cette coupe le vin de l’étourdissement.
D’instant en instant, le jour s’infiltrait plus clair par les rideaux ; nous nous
levâmes. Les rais du soleil à travers les contrevents et les arbres nous
mouchetaient comme des léopards. Gérard s’étira. Sa souplesse et son
visage, dont le matin faisait un mufle, augmentaient cette apparence féline ;
l’odeur sensuelle de la nuit qui rôdait dans la chambre semblait sortir de sa
peau.
Je repoussai les contrevents. Une marée de lumière inonda les murs, les
meubles, le lit. Le rouge de la couverture fut plus vif, les draps plus
froissés. Le flot de l’air chassait les senteurs nocturnes, égarées dans les
coins. Nous étions nus en plein soleil. Gérard plissait les yeux pour me voir,
car j’étais à contrejour, le corps environné d’une frange de lumière. Lui
m’offrait sa poitrine que le souffle soulevait avec la douceur d’une main
d’amoureux, et une petite gueule rieuse où se lisaient tous mes baisers.
Nous refîmes le lit. Nous avions retrouvé la nudité du monde, et ce fut
l’heure qui nous força à nous glisser dans nos vêtements, mais le charme ne
fut pas détruit : une intimité violente rendait inutiles les paroles et chaque
geste de Gérard me projetait dans un pays nouveau. J’étais inquiet d’en
revenir, les jours allaient me satisfaire, Gérard n’avait rien de commun avec
les autres.
À ma montre il fut huit heures. Notre cousine se levait tard. Les autres
n’étaient sans doute pas rentrés, car aucun bruit ne rendait la maison
vivante. Par précaution, nous convînmes que Gérard devait regagner sa
chambre. Mes bras se refermèrent sur lui pour un adieu de quelques heures,
et déjà nous craignions cette courte absence. Si heureux étions-nous, si
heureux avions-nous été, le moment d’une séparation fugitive nous montrait
le ciel serein sous les couleurs de tempête, le soleil noir, nos cœurs
immenses.
Comme si sa chambre était au terme d’un long voyage, je lui baisai les
yeux, le front, les oreilles ; il posa ses lèvres sur ma joue et les appuya si
fort qu’elles y restèrent un instant marquées. Deux fois il fut sur le point de
passer la fenêtre : deux fois il revint me prendre contre lui et me renversa la
tête pour fixer mes traits dans ses prunelles. Enfin, s’arrachant à regret à
notre amour, je le vis enjamber la croisée, emplir un instant la chambre de
son ombre, et comme un garçon surnaturel disparaître dans le jour.
Un long moment je demeurai immobile. Je voulais déjà rejoindre Gérard,
et de seconde en seconde le temps rendait fou ce désir. Ainsi, la fragile
durée humaine me dérobait mon cousin, comme l’escamoteur rend
l’illusion à l’illusion. Quelques minutes suffisaient pour achever une nuit
trop belle, moins encore avaient été nécessaires pour que mes jeunes années
et celles de Gérard suivissent les mêmes chemins, et qu’à cet âge où tout
prend les proportions du destin, nous fussions placés brusquement un soir
face à face, dans la maison qui allait devenir la nôtre. Je me rappelai le
silence de mon père, sa tristesse qui n’était pas ma tristesse, lorsque tout fut
vide après la mort de sa femme. Gérard avait connu le même isolement.
Nos pères, peu rapprochés avant ces deuils, se décidèrent à simplifier leur
vie et se souvinrent ensemble de leur bonheur de jeunes hommes ; leurs
affaires achevèrent de les lier et il leur fut naturel de nous unir pour une vie
commune, sans souci de nos tendresses et de nos fiertés.
Mon père m’avait annoncé leur décision, un soir, à mon retour de classe :
le lendemain, une cousine viendrait me chercher à la sortie des cours, car
les meubles seraient déménagés dans la matinée. Il se croyait sûr que mon
cousin Gérard et le grand jardin derrière notre nouvelle maison, boulevard
Malesherbes, me rendraient très heureux.
Le lendemain, je fis l’école buissonnière, je m’enfermai dans une pièce
déjà vide ; dans l’ombre je m’assis, écoutant le tumulte des déménageurs
auquel répondaient les échos de la maison violée, comme si dans cet
appartement une tempête se déchaînait, et que sur la mer calme du jour une
rage soudaine faisait des meubles des écueils. Je regardai la rue par les
fentes d’un volet. Un jeune ouvrier en salopette bleue portait mes livres vers
une voiture. Il avait les lèvres épaisses ; à ses bras mordait le jeune soleil de
février ; d’un débardeur surgissait un cou rond où dans l’effort saillait une
veine, une mèche de cheveux retombait sur son front, d’un mouvement de
tête, il la rejetait par moments en arrière ; le bas du pantalon était relevé à
mi-jambes et sur les chaussettes roulées autour des chevilles une peau de
camélia laissait deviner des mollets que j’aurais voulu caresser.
Toute la matinée, je restai là, surveillant ses allées et venues, poussé vers
sa beauté, désirant un sourire de cet ouvrier blond que j’imaginais
accessible aux baisers. Mais lorsqu’enfin il entra dans ma pièce, j’eus droit
à un « tire-toi de là, gamin... » À cinq heures, ma cousine m’attendait à la
sortie du lycée et je fis comme si j’en sortais.
Boulevard Malesherbes, il y avait un grand hall d’où s’envolait un
escalier. Mon père et mon oncle se trouvaient dans le salon, au milieu de
meubles, de livres et de tapis roulés. C’est alors que je découvris Gérard, à
peine entrevu durant ces années, parce que, jugé infernal, il avait de bonne
heure connu le désarroi des affections de collège. Il se tenait à l’écart, près
de la fenêtre, la tête un peu penchée, étudiant le garçon qui s’avançait vers
lui, la main tendue. Il la serra gravement, puis me proposa d’explorer notre
grenier, car dans la maison d’un seul étage, le grenier nous était réservé. Il
se composait de deux larges pièces basses séparées par une ouverture dont
la porte avait été ôtée. Nous avions chacun notre chambre.
Dans la sienne, Gérard avait installé son désordre. Je rangeai mes affaires,
lui me regarda sans dire un mot. Après dîner, même silence. Mon cousin,
vautré dans un fauteuil, surveillait mes mouvements. Mon cœur se gonflait,
j’étais au bord du désespoir, et, me dominant, je lui criai presque : « J’ai
envie de dormir, je vais me coucher. » Il se leva, tourna les talons et passa
dans sa chambre. Je me déshabillai ; une fois au lit, j’avais oublié
d’éteindre. J’allais me lever lorsque Gérard, en pyjama, se dirigea vers la
lampe et fit un mouvement qui signifiait : « Veux-tu que j’éteigne ? »
L’ombre envahit la chambre. J’en fus ébloui ; mille clartés pétillaient encore
sous mes paupières un instant plus tard quand le losange de la fenêtre se
découpa sous le ciseau de la lune. Gérard m’avait pris la tête dans ses mains
et me baisait la joue avec une tendresse d’enfant maternel. Il m’avait
adopté ; le bonheur m’endormit.
De ce jour-là commença notre lutte, une lutte sournoise. Nous voulûmes
nous ignorer, mais entre nous il y avait ce premier soir.
Et maintenant une autre nuit venait d’anéantir tous les élans brisés, nos
aveuglements d’amoureux, notre silence d’amoureux, et de réduire notre
fierté de dix-sept ans à se mettre à genoux, devant l’autre, dans l’attitude
des vassaux prêtant serment. L’univers, la nuit, le soleil et la terre, les
étoiles passeraient, mais non, au fond de nous, l’apparence de l’amour. Pour
moi, cette apparence avait les cheveux brun doré, la bouche épaisse, et déjà
la violence mélancolique des amants faits comme des laboureurs. Je vivais
de Gérard. Nous pouvions céder aux caprices du corps : nous étions purs.
III
« Je t’ai fait un poème, j’avais peur que tu reviennes avant de l’avoir fini.
Je n’ai rien traduit, je m’enferme jusqu’au dîner pour réparer. »
Sur une autre feuille pliée en quatre, il y avait ce poème.
Tu es mon EXTASE
Écarte-toi, l’amour est un briseur d’images !
Les rêves de ton corps explosent dans ma chair. Qu’espères-tu, ma nuit t’a
déjà tout offert.
Mon cœur, ma peau, mon sang, mon sexe et mon visage.
Il se mit à genoux. D’une jambe, je lui maintins le corps et, sans qu’il fit
un geste pour se défendre, je le souffletai du revers de la main. Nous
n’entendions plus que nos respirations. Il serrait les lèvres, je le giflai à
toute volée, faisant aller la tête d’un côté à l’autre, la main furieuse. Je
frappai sans m’arrêter, si fort que je ne savais plus qui j’étais, où j’étais, ce
qui se passait. La paume me brûlait et je la crus pleine de sang. Je cessai.
Un sanglot m’apprit que c’étaient des larmes, le visage de Gérard en était
trempé. Je lui renversai davantage la tête en arrière et recommençai à
frapper. Une de ses mains s’appuya sur ma cuisse pour me demander grâce,
mais ce ne fut que ma lassitude qui arrêta ce jeu. Je le lâchai, cherchant des
mots pour le blesser : « Tu es cruel comme une fille. Tu n’as pas de cœur. À
te voir céder si vite à tes instincts, à quoi et à qui n’as-tu pas cédé ? »
Gérard bondit, il se révoltait tout à coup, sa voix tremblait : « Tu vas me
demander pardon tout de suite, ou je te brise et avec toi, l’amour que je te
porte ! » Après un temps, je murmurai : « Pardon... »
Dehors le vent parcourait le parc comme un jeune amant mort
d’inquiétude. Nous nous glissâmes sans bruit dans la maison. Gérard
maintenant frissonnait d’un vrai froid. À la lumière dans sa chambre, il
avait le visage marqué par mes coups, la chemise en lambeaux, les jambes,
les épaules tachées. Il se déshabilla. Les auréoles sales de la sueur et du
sang séchés mettaient sur son corps leur séduction vulgaire. Il se coucha sur
son lit à plat ventre et, la tête dans les bras, oublia ma présence. J’éteignis.
Par la fenêtre que nous n’avions pas complètement fermée bien que Gérard
eût le corps glacé, le bruit du vent arrivait, rageur, chargé de poussières et
d’une odeur d’arbres et de terre. Toute la nature frémissait, et il y avait par
moments, au loin, un grand frisson sur la forêt. L’étang obscur devait être
strié de bulles.
Un éclair violet zébra l’horizon, suivi par d’autres plus blancs et plus
brefs. Une saute de vent écrasa une ondée. La lune reparut pour aussitôt
redisparaître. Tout à coup, des trombes d’eau surgirent du ciel ; la pluie
rebondissant sur le rebord de la fenêtre l’ouvrit toute grande. Le gravier
autour de la maison crépitait. Sur la véranda, l’eau jouait une marche d’une
mélancolie d’amant abandonné : « Joli tambour, donnez-moi votre rose, ran
plan, ran plan plan plan... » Les arbres crissaient. Les éclairs, redoublant de
splendeur, illuminaient violemment la chambre, me montrant en une
seconde, de toute la vallée, des collines lointaines, des arbres proches, une
image plus parfaite que ne l’eût fait le plus beau jour et, comme si leur but
avait été ce garçon étendu, ils se jetaient sur son corps sans défense, ils
ruisselaient de ses pieds à ses jarrets écartés, inondant le dos et dessinant
sur les reins l’ombre forte des fesses.
Je me couchai près de lui, l’orage nous jeta toute la nuit des regards
éblouissants, nous forçant à rester les yeux ouverts.
Orage bienheureux, à qui mon oncle imputa ses désastres. Les jours qui
suivirent, les fils Decazes ne laissèrent percer aucun étonnement au sujet de
leurs oiseaux de proie. L’orage avait dû les aider à en faire disparaître les
dépouilles et leur avait permis d’expliquer à leurs parents la tuerie et la fuite
des derniers oiseaux, mais ils n’étaient pas dupes, et déjà ils avaient pour
Gérard des attentions trop contraires à leur nature, pour qu’il ne s’y mêlât
point de curieux desseins.
En attendant, Gérard et moi, nous nous aimâmes.
IV
Amboise, l’été, était une ville double, une ville androgyne selon les
heures ; aux instants ensoleillés de la matinée, pleins de rumeurs,
succédaient les lourdes heures de l’après-midi désert où les ombres
s’allongeaient avec paresse sur un sol craquelé dès qu’on s’éloignait des
pavés de la ville. Plus tard, la mollesse du crépuscule permettait de ressortir
des toilettes claires et l’atmosphère trouble des cités nocturnes envahissait
pour quelques fugitives soirées cette femme qu’on appelait une ville et que
l’été agitait comme s’il lui fallait l’apaisement du début de la nuit pour
satisfaire les curiosités de son cœur.
Je ne connaissais que les heures matinales, celles où l’on devinait déjà la
beauté d’un jour parce que le ciel était lisse et bleu et qu’à l’endroit d’où
venait la lumière on ne pouvait fixer le disque du soleil, bougeant sa masse
de feu et faisant trembler l’air à des siècles d’espace autour de lui. Je
découvrais l’après-midi silencieux et presque incolore tant le morne
abattement de la chaleur enveloppait les maisons et les arbres dans un
linceul d’or gris. La sueur coulait sur ma poitrine et la faisait luire. Les
vitrines me renvoyaient une image séduisante, mais comme au fond d’un
miroir d’eau. Je ne croisais que des enfants qui s’amusaient sous
d’immenses chapeaux de paille et quelques vieilles femmes habillées de
cretonnes sombres comme l’on n’en voit plus que dans les campagnes. Ces
ombres me ramenèrent, par je ne sais quel mécanisme secret de la pensée, à
mon cousin que j’avais quitté, lisant. Comme j’étais fou de lui, comme
j’étais fou de ses caresses brutales, parce qu’il croyait ainsi cacher sa
tendresse qu’un rien suffisait à rendre extrême ! Gérard était l’amour.
Gérard était mon amour. Je ne voulais rien savoir de son passé, mais le petit
être sauvage qu’au fond il demeurait avait été caressé par bien des garçons,
je le sentais obscurément à son air hautain d’adolescent habitué aux
hommages. Il trompait les autres par une légèreté dont on imaginait les
complaisances voluptueuses, mais quand on était dans ses bras, il vous
pliait à volonté à ses désirs.
Je parcourus sans hâte plusieurs rues, isolé par mon amour, ne voyant pas
les volets à demi tirés par lesquels la moitié de la ville espionnait l’autre ;
inconscient de cette vie cachée puisque pour moi la vie se résumait en un
visage, je n’étais pas dans Amboise, j’étais au pied du lit de Gérard. Je le
regardais, il me regardait un genou replié, les jambes ouvertes, je le voyais
partout autour de moi...
Je poussai enfin la porte du marchand de disques. C’était un jeune homme
affable, assez beau d’ailleurs et qui vous recevait dans une caverne plutôt
qu’une boutique tant les stores verts et bleus qui protégeaient la vitrine
donnaient à l’ombre une luminosité à laquelle on ne s’attendait guère et qui
est celle de certaines grottes au ras des flots, dont le seul éclairage vient de
la réverbération azurée du jour sur la mer. Des tourbillons, plutôt des
trombes de musique que les cabines n’arrivaient pas totalement à isoler,
augmentaient cette illusion d’autant plus qu’un jeune vendeur, le visage
noirci par le soleil, faisait songer, vigoureux comme il le paraissait, à ces
matelots qu’on recherchait dans la Rome décadente pour le caprice des
empereurs. Gérard l’attirait ; mon cousin était venu un matin avec moi, sans
souci du disque que je voulais écouter il s’était mis à parler avec le garçon à
la seule fin de le séduire. Je lui fis si justement remarquer cette conduite de
fille qu’il s’abstint par la suite de m’accompagner en ville. L’autre avait dû
souffrir, parce qu’il avait vu Gérard, l’avait écouté et depuis me demandait
de façon détournée des nouvelles de mon cousin.
Il me présenta plusieurs nouveautés que je refusai. J’écoutai le début d’un
John Cage, achetai le disque et sortis. Je me sentais subitement fatigué et,
comme je marchais depuis quelques instants en plein soleil, j’éprouvai le
besoin d’un peu de nuit. J’étais à deux pas d’une église. Un corbillard
noircissait, minuscule, un coin de la place dévorée de lumière et il semblait
abandonné comme ces vieilles charrues qui rouillent tout l’été dans les
champs. Sous le porche des couronnes de glaïeuls rouges se fanaient. Dès
que j’entrai, la fraîcheur me saisit.
Je me tins debout contre un pilier de cette église sombre, car de fausses
fenêtres à l’italienne, à la hauteur des tribunes, ouvraient sur la nef leurs
carreaux noirs, et les vitraux, qui auraient dû briller de tout l’éclat du jour,
ne jetaient en dessous que des lueurs d’un bleu mort par la présence contre
les bas-côtés de maisons qui tamisaient la lumière. Des cierges illuminaient
le chœur, et leur feu découpait dans la cire des pétales fugitifs. Il faisait si
sombre malgré cela que je ne devinais rien au-delà d’un catafalque noir
entre six candélabres funèbres. Par instants l’orgue accompagnait des
prières. Il y eut un silence, puis la voix émouvante d’un contralto jeta dans
cette nef les premières paroles du Dies Irae.
« Jour de colère, ce jour qui fera du monde un monde de cendres, selon
David et la Sibylle... » Mon cœur répondait à ce chant et j’écoutais en moi
leur dialogue, dans ce crépuscule.
Je voyais une femme marquée par les rides et pourtant majestueuse, une
femme sombre drapée dans les plis noirs d’une robe sans ceinture, et à cette
vision se mêlait celle d’un roi à la haute couronne déchiquetée et qui de la
main gauche retenait un livre où, près du mien, était dessiné le visage de
Gérard.
« Oui, disait la voix, leur voix à l’un et à l’autre, oui, jour de colère que ce
jour où votre passion ne sera plus que deux cadavres. »
— « Quelle terreur sera la vôtre, quand vous serez condamnés pour avoir
cru à vos attachements... »
Cette voix implacable détruisait à l’avance mes paroles d’amour, mais la
foi en cet amour était si profonde que je le compris éternel, même lorsque
Gérard serait mort. Lui ne croyait pas, moi non plus, du moins pas comme
on avait voulu me l’apprendre ; je méprisais ceux pour qui c’était une
habitude et ceux qui étaient prêts à se jeter dans le temple d’une quelconque
religion par seul effroi d’eux-mêmes. Ma foi n’existait qu’au fond le plus
obscur de mon cœur ; et comme pour le diamant il faut non pas le sol dur et
les forêts pétrifiées par dix millions de siècles du charbon vulgaire, mais
toute une nature, ses bruits, ses fougères, ses oiseaux, brutalement jetée
dans les entrailles de la terre et là-dessus les myriades d’époques que
mettent les feux des étoiles pour que nous en eussions les reflets, il avait
fallu à cette foi un amour sans issue.
Quant à Gérard, sa religion était l’amour et il entrevoyait parfois une vie
dont la nôtre semblait l’ombre. Pour lui, croire c’était aimer ; serrer contre
lui un corps comme le sien le transfigurait à un point tel que je me sentais
alors un dieu dans ses bras. La beauté juvénile de son corps permettait
d’approcher ce Gérard secret à qui l’on donne le nom d’âme ; ses cheveux
bouclés, ses oreilles petites, sa nuque divisée, ce n’étaient pas seulement les
figures extérieures du désir, mais aussi les instruments d’un amour sacré qui
use de la beauté pour asservir à tout jamais le cœur. Nos baisers n’étaient
pas que des caresses physiques ; je voulais, moi, poser la bouche sur ce
Gérard invisible et cependant la douceur sournoise de la chair m’en
éloignait chaque fois.
« Malheur à celui dont le visage sera noir. Il sera jugé par lui-même et il
sera inexorable... » Ainsi, j’écoutais la messe de mes funérailles ; c’était
pour moi ces tentures, ces candélabres, ces orgues, ces fleurs. C’était ma
mort. Le Dies Irae s’achevait dans des supplications et sur les accords
véhéments de l’orgue, mais une autre voix s’insurgeait en moi-même :
« Jour de colère que ce jour de ta mort. Tu seras jugé par l’amour et l’amour
ne te fera grâce ni des aveuglements, ni des heures qui ne furent pas
siennes. Il ne justifiera l’oubli qu’aux moments du sommeil. Ce qu’il
voudra, c’est savoir, connaître les pensées qui effleurent le front, les désirs
inavoués, les cris d’amour gardés dans la poitrine, les gestes solitaires, les
lueurs de la jouissance, les dimensions de l’espoir. L’air que tu respires
ferait éclater le cœur des autres hommes ; avec Gérard ce qui est étouffant
devient léger. Son sang exige l’enfer ! L’amour ce sera lui, et il ne peut te
condamner. »
Brusquement j’eus la prescience d’un malheur. Il me fallait rentrer,
Gérard m’appelait. Je renversai une chaise et le bruit courut jusque dans
l’abside. Dehors je reçus en coup de fouet les rayons du soleil ; quand je me
retrouvai sur la grand-route, le silence chassa d’un seul coup les idées
noires. Je ne rentrai pas directement, les odeurs de l’été m’arrêtaient sur la
route, il y avait des fleurs sauvages dans les creux encore humides des
fossés, et l’air était saturé par la senteur enivrante du foin coupé. Dans la
grange, au milieu de la paille, le livre de Gérard demeurait ouvert. Sa
chambre déserte, j’allai dans la mienne ; je compris qu’il était là dès que
j’ouvris la porte, à cause des rideaux tirés.
« C’est toi, Pierre ? » me dit-il.
Sur le lit, il était à plat ventre, comme toujours nu. Il me supplia de ne pas
faire de jour. Je m’approchai et lui pris le visage. Ses lèvres étaient
gonflées, et de son nez à sa bouche, il y avait la trace d’un sillon de sang.
« Ils m’ont pris et ils m’ont battu », me dit-il, avec un tremblement de
colère. Ce fut tout ce qu’il voulut me faire entendre. Pour dîner, il porta une
chemise à manches longues. On n’y prêta aucune attention, les nouvelles
politiques étaient mauvaises. Nous, on s’en moquait, comme d’habitude.
À dix heures, il s’endormit. Le crépuscule baignait encore les arbres de
son eau blanche. Il se retourna cent fois peut-être. Dans son sommeil, il
prononçait des mots sans suite. Je saisis beaucoup de « Je ne veux pas ».
Alors je reconstituai la scène avec ces lambeaux de phrases arrachés à un
mauvais rêve. Il s’agitait sans cesse, la figure en sueur, et ne pouvait
demeurer sur le dos, que de longues traînées rouges hachuraient ainsi que
les bras et les jambes. La chair à vif en maints endroits l’avait forcé à rejeter
les draps de son corps. À table, il avait dû souffrir, puisque par fierté il avait
mis un pantalon de toile qui lui brûlait les fesses et les cuisses, et une
chemise qui réveillait, malgré sa légèreté, les coups de cravache endormis
sur ses épaules.
Voici ce que j’imaginais : au début de l’après-midi, Gérard, vautré dans la
grange, lisait à son ordinaire un roman policier. Entendant appeler, il pensa
que c’était moi et cria : « Je suis là ». Philippe, un des frères Decazes, entra,
laissant la porte ouverte pour que les autres pussent pénétrer à leur tour, car
ils avaient calculé leur coup. Les autres frères attendaient dehors, ainsi que
deux garçons avec qui nous avions joué au tennis.
« Où est Pierre ? » demanda-t-il.
Gérard lisant fit un geste vague sans se soulever. Philippe, s’approchant
de plus près, tomba de tout son poids sur lui. Mon cousin se débattit, mais
les autres surgirent, lui lièrent pieds et poings, lui collèrent du sparadrap sur
la bouche, et, à deux, emmenèrent leur victime vers le pigeonnier. La porte
fut close à double tour.
On défit les liens de ses pieds, pour que Gérard puisse se tenir debout, le
sparadrap fut arraché, puis l’un se mit en demeure de le préparer à son
supplice : il déboutonna la chemise, la fit glisser sur les poings. Il s’attaqua
au blue-jean, touchant malgré lui le sexe de Gérard et le faisant frémir.
Lorsque la fermeture Éclair fut descendue et que le garçon effleura le slip,
mon cousin, en plein visage, le frappa de ses deux poings liés. Une mêlée
s’ensuivit ; Gérard, maîtrisé, leur cracha à la figure. Les garçons devenus
furieux le caressèrent avec sa propre ceinture, puis, autant parce qu’il était
beau que parce qu’il se rebellait, le frappèrent jusqu’au sang sur les jambes,
les cuisses, le dos, les bras, les fesses. Gérard eut un vertige. Se rendit-il
compte du conciliabule qui avait pour but de jouir de lui ? Tous ces garçons
excités par leurs coups envisageaient de s’en servir comme d’une fille, l’un
après l’autre. À terre, Gérard ne bougeait plus, un coup de ceinture sur la
nuque l’ayant étourdi. Les garçons enlevèrent leurs jeans avec impatience ;
les cuisses lourdes et brunies par l’été apparurent, et l’atmosphère devint
plus chaude autour d’eux, jusqu’à ce que pour mieux jouir ils eussent ôté
les courtes chemises qui cachaient leurs fesses. Gérard était à leurs pieds, le
ventre au sol et un instant ils le contemplèrent. Puis le premier posa la
bouche sur sa nuque...
Je ne voulais pas savoir plus avant, inquiet des précipitations de mon
cœur, je murmurai : « Tu as réveillé mes désirs. La nuit est longue quand tu
dors, mais je t’ai plus vrai qu’au grand jour. L’amour, c’est la violence. Je
suis jaloux de ce qu’ont fait les autres. »
Gérard dormait d’un sommeil de brute, sa main ouverte pour une bouche,
dans l’ombre. Touché par le plaisir, il n’était plus Gérard, mais la chair du
plaisir se substituait à la sienne, comme si ce n’était plus un garçon de chair,
mais le plaisir sous ses traits virils, et comme si entre sa chair et le plaisir un
accord singulier créait un être auquel le nom de Gérard ne convenait plus,
du moins pas le nom de Gérard que je m’étais habitué à prononcer avec
tendresse. Je devenais fou de l’avoir su touché par d’autres mains que les
miennes ; celui dont ces garçons avaient abusé, c’était moi, puisque
maintenant je n’arrivais plus à me reconnaître, tant les moindres gestes de
Gérard, par cette imitation servile des amants, pénétraient peu à peu mes
moindres gestes. Avec quelle amertume j’enviais sa rage à l’aurore. En vain
l’aurais-je tiré de la nuit, le toucher ne me satisfaisait plus, j’avais besoin
d’un geste infini que ni le temps ni l’ombre n’aurait détruit, mais chaque
seconde rendait mes caresses dérisoires, car je devais les recommencer pour
ne pas perdre conscience de ce corps allongé près de moi dans les bras
invisibles du songe. L’amant qui m’enlevait Gérard était le sommeil, et
Gérard jusqu’au matin dormit en gémissant.
Il faisait grand jour lorsque les bruits de la campagne succédant aux
chants solitaires des coqs nous réveillèrent. L’eau lui brûlant la chair,
Gérard ne put se laver et je lui poudrai le dos de talc. Ce jour-là encore, il
dut concéder à l’élégance une tenue irréprochable, mais à peine dans la
chambre il arrachait ses vêtements de torture.
Je l’abandonnai un moment l’après-midi pour fouiller le grenier. Il m’y
rejoignit, volubile : « Écoute, me dit-il, ce que je viens d’entendre au salon
en passant. Je n’ai pu me défendre contre la curiosité et j’ai collé l’oreille à
la porte. Il y avait ton père, le mien, Madame Palin, Madame Decazes, et
deux ou trois autres personnes estimables – ici, il prit le ton du monde – de
cette province, durant les soirées estivales. On parlait de choses et d’autres.
Voici ce que ça donnait... »
Là, variant à chaque instant les poses, avec une virtuosité et une gravité
que je ne soupçonnais pas, il fit naître dans le grenier plein de malles, un
salon distingué avec tout ce que cela comporte d’ennui, d’idiotie et de
suffisance. Il m’indiquait simplement chaque personnage à sa façon de
parler.
« Ton père (grave et la main au gilet). Je me garde bien de laisser de telles
publications aux mains de mon fils. Ce genre de lecture ne pourrait que
l’inciter à courir Dieu sait quelles filles et ce n’est pas le but que des parents
se proposent.
— Madame Palin (un ton au-dessus de la moyenne, très appuyé comme
en Basse-Bretagne). Il me semble d’ailleurs si grave qu’il m’est difficile de
croire ce qu’on raconte.
— Mon père (qui jusqu’ici cherchait les cartes que j’ai fourrées avant-hier
dans un vase). Et que raconte-t-on ?
— Madame Palin. On ne peut prêter l’oreille à de tels bruits. C’est
pourtant ce que pensent les enfants de notre chère amie. N’est-ce pas,
Géraldine ?
— Madame Decazes (voix sucrée). Tout cela est sans intérêt, oublions-le.
— Ton père (curieux tout de même). Oh ! Entre nous, vous n’avez pas à
hésiter, ne serait-ce que pour dessiller nos regards peut-être aveugles.
— Madame Decazes (un peu excitée). Eh bien ! Je ne vous le dis que
parce que je ne peux y croire. Que pensez-vous de l’influence de son cousin
sur votre fils ? Gérard n’est-il pas pervers ?
— Mon père (un peu furieux de me voir sur la sellette). Quel étrange
adjectif !
— Madame Palin (relayant aimablement son amie troublée par ses
aveux). Leurs jeux les font mépriser la compagnie des garçons de leur âge.
Ni mes fils ni ceux de Géraldine n’ont réussi à les apprivoiser. J’ai tout lieu
de penser à cause de Gérard. Ils sont heureux ensemble, paraît-il. Je ne vois
rien d’autre, si ce n’est lorsqu’ils sont avec nous ici leur façon de se
regarder pendant des heures dans le blanc des yeux.
— Ton père (ne voulant pas comprendre). Encore une façon de
manigancer quelque chose.
— Madame Decazes. Des promenades nocturnes, sans doute.
— Madame Richard (qui n’avait rien perdu, bien qu’elle fût occupée à
flirter avec le docteur, ce qui lui avait valu de bouquiner Freud durant les
insomnies de femme sans homme). Cette façon de fuir les autres caractérise
à cet âge ce genre d’affections que l’on dit exclusives.
— Mon père. Gérard prépare avec Pierre son examen d’octobre. Il a
échoué en juillet et Pierre a demandé par gentillesse que nous passions ici
les vacances, afin qu’il pût aider son cousin.
— Madame Decazes. Je ne savais pas qu’on préparait son bac en baisant
son cousin sur la bouche, à cent mètres de la maison.
Je n’ai pas écouté la suite, c’est trop bête. »
Mais Gérard mentait, car il était devenu tout blanc.
Alors l’ombre de la mort entra dans le grenier. Extérieurement, c’était un
nuage qui passait devant la lucarne, mais cette obscurité brusque après les
rayons d’or où dansait la poussière cachait une personne qui nous suivait
pas à pas. Ces pas, je les entendais loin dans mon cœur ; jour après jour ils
seraient plus violents, plus hauts, plus décidés, et puis ce serait la fin, le
cœur éclaterait parce qu’il y aurait en lui trop de vacarme. Je mis la main
sur la poitrine de Gérard ; c’était comme si quelqu’un frappait pour en sortir
et pour venir en moi.
Nos pères ne dirent rien. Nous deux, nous nous abandonnions à l’amour,
mais à un amour sur lequel les menaces planaient comme des oiseaux de
proie.
VI
« Pierre Pierre. » Mon nom était devenu cri. Je devais attendre Gérard et
je m’étais caché, pour voir. Il regardait autour de lui, ne comprenant pas,
inquiet puisque je devais déjà être là. Le chant d’une grive traversa le
silence. Gérard m’appela encore, puis, une seule fois, il prononça mon nom
si bas que je le devinai à la forme de ses lèvres. Et il s’en alla, butant contre
des racines au bord de l’allée. Il s’assit contre un arbre ou plutôt se laissa
glisser sur le sol et renversa la tête contre le fût. Entre des feuilles, dans le
buisson qui me cachait, je voyais son cou et sa bouche, deux des endroits où
j’aimais le plus poser mes lèvres. Que s’imaginait-il ?
Je voulais courir vers lui, lui expliquer que c’était pour rire, mais la
cruauté qui fait le fond de tout amour me retenait. Je voulais l’épier, voir de
quoi il avait l’air quand il se croyait seul et si je n’allais pas découvrir
quelqu’un que je n’aimerais plus. Ainsi il y avait des moments où j’aurais
désiré me vider le cœur, déchirer cette image de l’amour, effacer ce visage
de garçon que même les yeux fermés je voyais en moi.
Il repartait vers la maison, la tête basse, donnant des coups de pieds dans
les cailloux, je ne sais quoi de triste dans le corps. Enfin il disparut derrière
la grange et le soleil pour moi disparut... Les arbres ne bougeaient plus, je
ne sentais plus rien, je regardais sans entendre, j’écoutais sans vivre, la
gorge serrée. La solitude de Gérard s’emparait de mon corps. Toi qui
m’avais empli de beauté, journée ardente, toi, l’étang vert plein de frissons,
vous, bois frais et sombres, vous me sembliez mornes soudain. Vous étiez
toujours là, mais ensorcelés, Gérard en s’en allant vous avait pris votre âme.
Plus il s’était éloigné de moi, plus j’avais ressenti cette détresse du garçon
qui cherche comment faire ses premiers aveux.
J’en étais là. Et dans nos enlacements les plus fougueux de la nuit
j’inventais des paroles qui ne franchissaient jamais mes lèvres. Les mots
crus de l’amour étaient plus faciles. Ils n’engageaient que le corps. Ma
solitude maintenant avait les traits de Gérard. Je courus vers lui et mon
désir y fut avant moi.
J’essayai de me rappeler son visage. Par instants, je ne le pouvais pas, je
croyais le voir devant moi, mais ce n’en était qu’une attitude passagère ou
l’éclair d’une expression, et son mirage était autour de moi... Quelques
secondes plus tard, je poussai la porte de la grange et je me jetai sur lui.
Nous avions un jeu aux règles insensées dont l’unique but était d’asservir
l’autre et d’en faire physiquement ce qu’on voulait. C’était un jeu qui
excusait tout. Le parc devenait un territoire où il fallait capturer
l’adversaire, car nous étions ennemis, par la ruse. Cette fois, j’agis comme
si c’était ce jeu. Avant qu’il se fût défendu, je lui liai les poignets, les
attachai à un clou rouillé où l’on accrochait de vieilles selles, et tout à coup
je le battis. J’avais détaché ma ceinture et tenais à lui meurtrir les fesses.
Que de trouble jalousie dans ce goût de lui faire mal où je l’admirais le
plus. Je ne le déshabillai pas, car sur les vêtements les coups brûlaient
davantage et j’avais peur de céder trop vite à mes plus basses faims s’il était
nu.
« Salaud », répétait-il dans un murmure, « salaud, salaud... » Son accent
était le même quand, la nuit, il perdait la tête sous moi. Et sa voix était
chaude comme sa peau.
Je le frappai coup sur coup. Il y avait d’abord le long sifflement
d’admiration de la ceinture, puis le bruit mat du coup auquel ma respiration
heurtée se mariait. Gérard s’arrêtait de respirer, gémissant à peine avant
d’être atteint. Il ne bronchait qu’après, si le coup mal calculé rencontrait la
peau nue, car je finis par lui arracher la chemise pour voir son dos et lui
descendre son jean sur les chevilles. Je l’aimais entravé, tout entier en ma
possession. Une veine brillait à son jarret gonflé, disparaissant chaque fois
qu’il s’abandonnait à son douloureux plaisir. Rien ne m’était plus doux que
de le caresser là, d’y poser un instant mes lèvres. Il se sentait dompté peu à
peu et je pus rapprocher l’intervalle des coups sans qu’il souffrît au-delà de
ses forces. Ce fut même moi qui m’avouai le premier vaincu par une
brûlure à l’épaule et la peur de n’être pour Gérard qu’un immense coup à
figure humaine. Enfin je détachai ses poignets bleuis au moment où je
compris qu’il était calmé, car auparavant l’idée de se venger aurait pu le
rendre méchant... Il eut un sourire : « Tu frappes fort aujourd’hui, tu as
mangé du lion sur tes biscottes. » Puis plus doucement et me dévisageant de
ses prunelles changeantes : « Si tu me tombes sous la patte, gare à toi...
mais je n’attendrai pas si longtemps pour... » Il laissa la phrase en suspens,
reboutonna sa chemise et déjà il était un autre corps parmi tous ceux qui
peuplaient ses heures avec moi.
Après dîner, mon père ayant dit qu’il voulait me dire quelques mots,
Gérard sortit avec ostentation. Mon père s’assit, m’indiqua une chaise, mais
je préférai rester debout. Il me demanda de revenir à Paris pour les
inscriptions de Gérard, tandis que ce dernier travaillerait, et il m’offrait un
concert d’un groupe anglais qui ne venait jamais en France. J’usai de tous
les arguments possibles : la beauté des environs, nos baignades, les fatigues
d’un jour d’été dans une ville. Il m’allégua Paris désert, je ripostai Paris
étouffant et la folie où finissaient les tournées des chanteurs anglo-saxons.
Et puis ce remous dans l’eau tranquille des vacances. « Qu’à cela ne tienne,
dit mon père, tu peux aller finir tes vacances en Corse, tu l’as bien mérité. »
Toute cette amabilité, cette sollicitude cachait l’idée bien arrêtée de me
séparer de Gérard, et les batteries de mon père trop tôt dévoilées ne
tireraient plus que des boulets à blanc sur ma résolution de ne pas partir.
Mais il ne fallait pas se trahir. Je fis l’idiot. Il ne se douta de rien et je
rejoignis Gérard dans sa chambre où il mourait d’inquiétude. Tout ceci
reposait pour nos pères sur l’incertitude de savoir ce qui nous unissait
vraiment, malgré eux, malgré la vie, sous un toit qu’ils avaient choisi eux-
mêmes depuis de longues années pour nous abriter ensemble, comme si leur
rôle dans cette histoire d’amour fou avait été celui de confidents aveugles et
sourds.
Donc je n’abandonnerais pas mon cousin aux torpeurs d’une province
maudite, comme elles le sont l’été avec leurs maisons aux volets clos, leurs
églises noires, leur immobilité de nécropoles. Rester avec Gérard dans ce
pays mort serait un plaisir, nous n’avions besoin que de nous. Comme tout
plaisir, je le ressentis de façon si intense qu’il disparut aussitôt et que je ne
sus rien lui avouer de ce bonheur, maintenant que je pouvais le lui faire
partager. Le désir m’avait déjà récompensé. Il en était souvent ainsi dans les
gestes les plus communs : toucher le corps de Gérard éloignait l’image de
Gérard livré à mes caresses, glisser la langue entre ses lèvres semblait un
geste de fou, puis tout reprenait sa force primitive, les lèvres de Gérard leur
douceur et sa tête entre mes mains l’air brutal qu’elle avait quand il
jouissait. Je découvrais un garçon nouveau chaque fois et chaque fois mon
corps s’anéantissait dans un garçon inconnu. J’avais peur de le perdre.
Quand il me demanda ce qu’avait décidé mon père, je ne répondis pas, je
fus soudain possédé par quelqu’un au fond de moi que je ne connaissais
pas. « Déshabille-toi, lui dis-je doucement, simplement pour te voir. » Et
quand ce corps fut à la merci de mes mains et de mes yeux, j’admirai
longuement la force qui m’était offerte. Il me regardait droit dans les yeux
et comme je ne bougeais pas baissa son regard, une rougeur légère couvrit
ses joues, sa respiration devint plus rapide. « Que veux-tu ? » murmura-t-il.
Je ne répondis pas. Alors soudain la statue fut à mes genoux. Je ne peux le
dire autrement. De ses bras, il m’entoura les cuisses et y cacha son visage.
Je le remontai par la nuque jusqu’au bas de mon ventre. Il posa les mains à
plat sur ma poitrine.
« Tu as des mains de fille », dis-je exprès en riant, mais ce n’était pas vrai
et il me tendait sa large paume : « Dis que ce n’est pas vrai, demandait-il.
Dis non, dis non. » C’était avec des ruses de ce genre que j’obtenais tout de
lui.
Sa beauté était tumultueuse, sujette à tous les changements, sombre tout à
coup et tout à coup éclatante, dans un moment de mélancolie ou dans les
rages du plaisir.
Gérard. »
Et tout ce que nous pouvions écrire, non par notre impuissance à traduire
nos secrets, mais par crainte de trahir ce que nous aurions dit, demeurait en
nous-mêmes, ne se livrant que dans les gestes de jouissance. Ces mots
étaient plus que l’amour, c’était l’affection qui dans le temps humain
cherchait à faire entrer une éternité humaine.
Son amour se révélait un amour jaloux, et pourtant j’avais tout oublié de
mon passé, je ne cessais d’avoir son prénom dans la tête, les autres
disparaissaient de plus en plus jusqu’à ne plus être, et j’aurais anéanti ceux
que j’avais connus avant lui, si ce simple désir ne les avait déjà tués.
Jusqu’ici dans l’amour, je n’avais satisfait que ma violence, mon cousin
me découvrait la tendresse ; pour un instant de somnolence à son côté et les
enlacements inconscients dans notre sommeil, j’aurais refusé les plus
excessifs plaisirs et j’aurais accepté les douleurs les plus fortes. Je n’avais
plus de camarades. Il m’en voulait pour un seul regard et, si j’étais sauvage,
il me le reprochait : je ne savais comment agir. Mon amour avait à tel point
grandi que Pierre ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que seul il existait pour
moi. Tous les compliments qu’on m’avait prodigués, tous les regards dont
on m’avait suivi, m’avaient en quelques années revêtu d’assurance ; au
premier baiser de Pierre, cette cuirasse devint inutile. Autant j’avais aimé
être regardé, autant cela m’agaçait maintenant. Je voulais n’exister que dans
ses yeux. Je désirais qu’il ne retrouve plus de garçon comme moi, que ces
heures soient toute sa vie. Je pensais à moi à l’imparfait, comme si j’étais
mort. Et là, je ne faisais que suivre la pente sombre qui mène de la
mélancolie aux simulacres de la mort. Je vécus dix fois mon suicide. Il me
suffisait de rêver pour que les images en fussent précises. Cela se passait
toujours le soir et, je ne sais pourquoi, dans Paris. Je me voyais seul dans
une pièce à peine éclairée, attendant Pierre. L’impatience faisait partie de
ma passion et chaque minute, chaque seconde qui passaient, étaient autant
de coups de couteau.
Il ne venait pas, et le temps m’étouffait. J’avais à portée de la main un
grand verre de liquide, je le portais à la bouche et, dès la première gorgée, je
savais que cette drogue me tuait. Cependant je buvais jusqu’au fond.
Lorsque Pierre arrivait enfin, je commençais à mourir. Il ne s’en doutait pas
tout de suite, pas avant que j’eusse l’air d’avoir plongé dans un bain
d’argent, car la sueur brillait sur moi avec une splendeur terne. Il
m’allongeait sur le sol. Je me roulais dans l’agonie pour une bulle d’air.
D’autres fois c’étaient d’autres images, mais toujours je finissais par mourir
devant mon cousin...
Je refusais de voir plus loin : la douleur du survivant étant pire que la
mort, je résolus que ni Pierre ni moi ne pourrions la connaître. Ceux qui
l’acceptent ne s’aiment pas, car celui qui demeure n’a plus qu’une parole,
qu’un regard, qu’un désir, et de ce double corps irremplaçable, il ne lui reste
qu’une seule façon de regarder les étoiles, de caresser les corps et de dire
que la nuit tombe. J’évoquais souvent l’histoire de ma mort et Pierre ne
comprenait pas pourquoi je me retranchais tout à coup dans des redoutes de
silence.
Je l’avais entraîné plusieurs fois dans des promenades nocturnes à travers
le parc ; nous sortions sans bruit, chaussés de nos sandales de tennis, avec
pour tout vêtement des jeans. Nous les enlevions sous les arbres. Même par
temps lourd, l’air de la nuit était voluptueux sur la peau. Nous nous
caressions en marchant avant de nous jeter dans l’eau froide de la rivière. Je
choisissais les soirs où la lune était haute, pour que dans la lumière glacée
Pierre m’apparût comme une statue d’ivoire. Si nous nagions à fleur d’eau,
le clair de lune à la surface nous faisait luire doucement. Le vent nous
séchait.
Quand nous étions encore humides, nous luttions et finissions toujours par
céder aux caresses. Je me souviens du dos de Pierre, debout contre un arbre,
et de ses hanches mouillées qui glissaient entre les mains. Une large ornière
divisait sa nuque et descendait jusqu’aux fesses.
Pierre aimait ma vigueur et j’étais acharné au plaisir. Je le faisais
s’étendre afin de connaître les moindres détours de cette vallée amoureuse ;
il se cachait le visage dans les poings. Lorsque je me soulevais sur lui, ce
n’était plus le pays de l’amour que je survolais, mais un immense oiseau de
chair m’emportait sur ses ailes au-dessus d’un monde de cris, d’éclairs, puis
de silence.
Je retombais toujours dans ma solitude. J’étais l’amoureux, celui dont le
charme devient la nature et qu’une inattention transforme en fauve. Je
savais bien qu’il fallait gagner notre vie commune, nous ne pouvions rester
éternellement seuls et cela m’indignait. Quand d’autres partageaient avec
moi la présence de Pierre, je souffrais d’avoir à me retenir sans cesse, de ne
pouvoir mettre sans raison ma tête contre la sienne, prendre sa main et sans
cause lui parler d’amour. D’invisibles tourments me ravageaient le cœur ;
Pierre le voyait. Il me pressait de questions, mais que lui dire si ce n’était
que je l’aimais.
Cette phrase était irremplaçable ; au bout d’un mois de vacances, elle
paraissait ridicule au moment où j’allais la prononcer, puis quand je l’avais
dite, elle retrouvait sa pureté de source qui surgit tout à coup au grand jour,
dans un creux de ravin. L’amour m’enseignait la langue merveilleuse qui
fait de tout amoureux un poète. Par moments, un éclair de joie illuminait ma
nuit ; et comme les éclairs des orages nocturnes révèlent les moindres
détails de la nature, avec une intensité si particulière que subitement, dans
le désordre noir où sont plongées les choses, apparaît ce grand tableau d’un
horizon ou d’un jardin endormi, tout à coup une clarté se faisait en moi et
me montrait la réalité violente de ma passion. Cela durait peu. Ces
variations d’un sentiment en fusion, car il avait la fausse apparence de la
lave, qu’on croit douce et qui dévore, me jetaient dans une impuissance à
profiter du présent, dont je souffrais.
Nous vivions sans souci des heures ; seule la couleur du ciel nous
renseignait : les jours se ressemblent tous un peu, l’été. Ainsi nous nous
abandonnions aux promesses du soleil, à la douceur pulpeuse de la nuit, aux
douces étreintes du petit jour et à celles, plus violentes pour nous, de nos
corps livrés à leur moi secret dans les rougeurs du crépuscule.
Notre calendrier était l’amour ; nous approchions la vie avec ses fêtes
dans le corps et ses saisons dans l’âme. Avec la volupté des êtres jeunes,
nous nous gorgions de jouissance, nous écourtions nos soirées pour avoir de
plus longues nuits ; l’aurore seule nous connaissait engourdis de plaisir et
baisait nos corps dévêtus de sa bouche de meurtrière, ensanglantant une
épaule, un dos. Pierre m’appartenant me donnait les sentiments de l’homme
riche, je savais ce qu’était posséder et mes richesses étaient vivantes
puisqu’elles tenaient dans un corps de garçon.
Rien de ce que j’avais désiré ne manquait et cependant il fallait peu de
chose pour que j’eusse les mains vides : un après-midi solitaire, une
chambre fermée, le sommeil. Je ne savais comment garder Pierre pendant
ses absences ; l’idée qu’il existait m’empêchait de vivre. J’avais la tête
pleine de bruit, de ce vain bruit du sang refluant dans les tempes comme s’il
remontait un escalier gigantesque. Parce que j’étais sensuel, mon cousin
était pour moi avant tout un être de chair : son esprit, son âme avaient une
bouche, des cuisses, une odeur de jeune mâle. Le reste venait de là.
Par son geste de boire mon sang, il se sacrifiait lui-même comme je
m’étais sacrifié : il se voulait Gérard, il bâtissait son avenir sur un passé qui
n’était plus le sien, mais celui d’un être moitié l’un, moitié l’autre, double et
unique comme des jumeaux.
Nous n’avions pas même besoin de nous regarder pour connaître nos
réflexes, nous agissions en automates dont le montreur était l’amour. Et ces
machines de chair peu à peu lui échappaient, devenaient des mécaniques
intelligentes qui réclamaient non plus des gestes ordonnés par le plaisir,
mais une vie au-delà de la vie, une âme au-delà des sentiments, un corps
que les sensations n’effleureraient plus, jusqu’à ce que ces deux êtres
fussent ce que les hommes appellent des dieux et qu’ils s’aperçussent qu’il
leur fallait encore dépasser cette image pour atteindre, avec leurs pas
d’enfants, les sommets glacés de l’extase.
Quand Pierre se releva, les lèvres barrées d’un trait rouge, l’ordre du sang,
nous restâmes un instant étourdis, les coupures séchaient déjà, notre amour
serait sacré...
Enfin, nous nous réveillâmes ; le plafond était brillant de soleil, et un
arbre jetait l’ombre de ses branches à la fenêtre. Je regardai autour de moi,
les grands garçons de pourpre avaient tous disparu.
Alors la mémoire, refermant sur nous les lourdes portes de la prison,
comme si pour avoir tenté de ravir ses trésors, nous étions à tout jamais ses
captifs, me présenta, en un éclair, les tourments de la vie, et parmi ceux-ci
l’angoisse que chaque expérience humaine ne peut combler, détresse sans
fin du jour qui passe, de la nuit qui passe, du garçon qui retient le garçon
sur son cœur, de la promenade qui finit, du bal où la musique s’achève, du
regard d’adieu dans la rue, et dans les méandres de cette inquiétude, comme
le bras le plus rapide d’un delta, la tristesse qui oppose à l’instabilité des
désirs l’agonie solitaire au bout du compte.
Je savais bien que les grands sentiments étaient passés de mode, qu’avoir
du cœur paraissait dérisoire, qu’aimer était une question de verge. Être
blasé eût paru plus naturel, là se réfugiait le bonheur ; aimer un garçon fût
alors entré dans le commun des choses, nous fussions pour les autres
devenus des leurs ; mais un amour qui refusait leur monde était anormal,
comme celui de tous les amants qui ont une fois pour toutes rejeté vertus,
famille, histoire comme de simples accidents extérieurs, et que ce soit à
Vérone, à Rimini, ou cette fois près d’Amboise, le rêve était le même.
Notre amour, c’était la nuit, l’aube fraîche comme la joue d’un jeune
amant et, à l’aurore, les réveils de notre chair joyeuse. Que les autres
s’abandonnent à leurs désirs changeants, qu’ils suivent les larges routes de
leurs caprices, j’avais une fois pour toutes choisi le sentier le plus étroit, de
chaque côté c’était l’abîme.
Moi, je lutterai : je voulais un garçon pour toujours et à moi seul.
III
« Pierre, il y avait cette minute, cette minute qui m’avait échappé, cette
minute qui ne reviendrait pas, et pendant laquelle rien au monde n’aurait pu
être comparé à la beauté de ton visage. Il y avait ta tendresse, ta douceur,
ton charme. Je commençais à savoir que le temps m’était une dimension de
toi : tu remplissais l’espace et ton corps était mon domaine. Peu à peu, je
succombais aux inquiétudes de la vie, je ne pensais plus à toi comme à un
frère, mais comme à un amant sur qui tout l’avenir repose. Nous avions une
voie géante à franchir, je comptais sur toi et j’espérais que tu avais senti la
même nécessité. Nécessité, c’était l’ancien nom du destin ! Nous allions
partir dans un jour maintenant, dans quelques heures il y aurait le bal, dans
quelques minutes nous nous préparerions, mais dans un jour notre avenir
aurait d’abord la longueur d’une route. C’était drôle, je ne voyais rien au-
delà...
J’étais amoureux fou, tu avais chassé toutes les idées dont tu n’étais pas le
cœur, j’envisageais tout d’après toi, je n’existais que sur tes lèvres. Le
passé, il me fallait un effort trop grand pour m’en souvenir ; j’osais croire
que tu avais été le commencement de mon désir. Mes amours faciles
d’avant, je les reniais. Qu’importaient ceux à qui j’avais cédé mon corps,
tous les lycéens font de même. Cette somme d’amour avait approfondi mon
regard, chargé mon sourire d’amertume, donné à ma chair la plénitude
qu’apportent les plaisirs. Je ne croyais pas être si bien asservi, mais je
perdais la tête dès que j’avais montré que je voulais t’aimer... »
J’avais toujours parlé ainsi, au-dedans de moi-même, à Pierre. Je l’avais
toujours considéré comme étant moi, et j’avais fini par me dédoubler pour
qu’en ses heures d’absence il y eût en moi au moins une partie de moi-
même. Je l’attendais, allongé sur mon lit, et je lui parlais. J’avais eu, le
matin, une parole malheureuse, comme pour la dixième fois peut-être il
essayait une nouvelle façon de se coiffer. Je l’avais traité en riant de putain
et il m’avait regardé avec une expression qui m’avait fait honte. Ses yeux
brillaient, les cils en prolongeaient l’éclat et sa bouche entr’ouverte appelait
une bouche : il dépassait sa propre beauté. Puis d’éblouissant, il redevint le
beau garçon qu’il était ; l’instant du ciel était passé. Ainsi les impressions
fugitives dont la vie tire son feu d’artifice s’évanouissent aussitôt nées, à
l’image de ces fleurs nocturnes qu’une pluie de feu épanouit dans les ciels
de juillet, et que ces impressions fussent les jambes d’un cycliste trop vite
aperçues pour qu’un regret ne vînt se mêler à l’impuissance de les revoir, la
chevelure d’un garçon luisant dans un rayon de soleil, le sourire d’un
adolescent surpris dans une seconde d’abandon, n’importe quelle scène où
la beauté se livre, le propre de leur charme est leur prompte disparition. À
seize ans, on en rêve ; à vingt ans, on en meurt de désir.
Les attitudes jouent un grand rôle chez les jeunes gens. Tout m’était une
occasion d’effets. Je me jetais à chaque instant dans des décisions extrêmes
pour créer le trouble et susciter chez Pierre un mouvement d’inquiétude. Il
n’en était point dupe, me repoussait dans mes derniers retranchements et, au
moment où je m’enferrais sur mes provocations, terminait froidement par
un « ne fais pas l’idiot. » Parfois cependant il se trompait, il confondait
l’attitude avec les attitudes. Les attitudes, ce ne sont pour un adolescent que
les façons d’être seul à tout prix ; l’attitude, sa manière pour un garçon
d’étaler ses faiblesses.
J’avais accompagné mon oncle, une fois, dans la rue de Londres, chez un
assureur. Les bureaux occupaient, par leur importance, un immeuble entier ;
un ascenseur épargnait aux clients les escaliers monumentaux et, mon oncle
se rendant au quatrième étage, nous le prîmes.
Je venais d’avoir quatorze ans. Un jeune liftier assurait la montée et
ouvrait les portes. Son air rieur, ses cheveux bouclés, sa cambrure dans la
tenue bleue qui le sanglait comme un soldat, l’éclat des boutons dorés de sa
courte veste, sa façon de lever le bras pour tirer la porte de fer, en une
seconde, tout cela m’avait conquis. Je n’en détachais pas les yeux et je ne
voulais pas croiser son regard. Il pouvait avoir seize ans avec je ne sais
quelle splendeur que l’adoration confère aux êtres quand elle les a fait
souvent mettre à plat ventre sur un lit.
Au quatrième, il me dévisagea et eut l’air de comprendre mon regard. Je
sortis de l’ascenseur, le cœur battant. Une large banquette de cuir rouge
meublait le palier, je refusai à mon oncle la faveur de l’accompagner dans
les bureaux d’un quelconque directeur. Je m’assis et guettai les passages de
celui auquel je donnai déjà le nom d’ami. C’était une amitié à la vie et à la
mort : le monde tenait dans une tunique bleue... Sur cette banquette,
j’échafaudai un roman merveilleux. Comme nous n’étions pas loin de
l’église de la Trinité, et qu’en passant mon oncle m’avait dit que le jardin ne
datait que de la fin du siècle, je transformais cette église en palais et le
square en forteresse. Les tours étaient des prisons pleines de salles de
tortures. Dans l’une de celles-ci, le liftier nu recevait des coups de fouet. Il
me fallait le délivrer et alors nous partions, enlacés comme deux frères, sans
que je parvinsse à savoir ce qui dans ce rêve ne ressemblait pas aux vraies
histoires d’amour.
L’ascenseur passait souvent et je rencontrais chaque fois les regards du
garçon. Enfin mon oncle sortit, et je fus de nouveau à côté de mon ami. À
l’étage en dessous d’autres personnes montèrent, je pus me serrer contre lui
et nos mains se frôlèrent. La descente me parut éternelle ; nous ne bougions
pas, tout le monde aurait vu que nos doigts étaient mêlés, que nous nous en
moquions ! C’était cela, l’attitude, un geste connu de nous seuls où notre
volonté défiait le monde et notre orgueil. Cet ascenseur me conduisait vers
l’enfer. Je le quittai la mort dans l’âme, sans pouvoir me retourner. Jamais
je ne revis ce garçon, ce fut mon plus étrange souvenir d’amour et, dans
mes rêves, il eut pendant des mois la place d’un héros avec sa veste bleue à
boutons d’or...
La jeunesse a toujours eu le goût des gestes inutiles et des désirs
désespérés. J’en avais mille exemples. Au lycée, c’était une certaine façon
de défendre ses rivaux. J’avais, je me souviens, passé des heures, avant le
bac, dans Madelin, pour connaître une foule de détails sur le Consulat.
J’avais lu ce que sa bibliographie indique comme sources en fin de volume ;
ma mémoire me secondant, je possédais avant l’épreuve d’histoire des
anecdotes qui dépassaient de fort loin notre cours. Je me préparais un
triomphe ; mais je parlai de tout cela au seul garçon qui briguait comme
moi la première place. Je ne lui cachai rien de ce que je savais, et comme je
me trouvais placé à côté de lui, je l’aidai sans qu’il le sût en taisant ce qu’il
mettait. Je fus second. Je me moquais pas mal des lauriers, il avait une si
belle bouche !
De là sans doute cet amour du théâtre qui tient tout jeune garçon et
l’oblige parfois à se mesurer à lui-même, devant une glace, avec les gestes
et les paroles les plus proches de la gloire ou de la mort. Comme tout le
monde, j’avais accompli ce rite d’enfant, j’avais été tour à tour Roméo,
Hippolyte, et je ne sais combien de demi-dieux de l’Antiquité. Petit à petit,
et vieillir c’était cela, je m’écartais de ces héros jusqu’à me trouver seul
dans un drame plus obscur que le leur, sans secours pour le résoudre et
sachant qu’il ne finirait qu’avec l’existence humaine : ce drame, pour les
uns s’appelait la foi, pour d’autres le sens d’une vie à laquelle ils
s’accrochaient désespérément, pour moi, non pas l’amour, mais la fin de
l’amour. Et j’entends par la fin, le but. Rien ne semblait possible plus tard,
pour nous, ou bien ce serait vivre dans le mensonge : la société me faisait
horreur, avec ses préjugés idiots, sa respectabilité, tout le monde abstrait
qu’elle avait édifié sur son vide.
Avec Pierre, je ne trichais pas : je l’aimais de façon si intense, et chaque
jour si nouvelle, que j’étais à chaque fois comme devant une autre
personne. Je tendais vers le bonheur des bras incapables de l’embrasser,
aussi mon amour se passait de bonheur. Cette impuissance avait sa source
dans le romantisme où je me plongeais, et lorsque j’en compris la vanité, il
était trop tard, je vivais un mythe dont le dédale conduisait à la mort. Avec
un peu de diplomatie, nous eussions pu demeurer près des nôtres et les
années auraient apporté à notre vie le grand jour des liaisons reconnues par
le temps, mais je n’aimais que l’absolu et nous fondâmes sur l’exil.
Tout s’annonça contre nous, jusqu’aux présages. Ç’avait été d’abord, au
petit jour, un vol d’oiseaux de nuit. Je m’étais levé tôt et je regardais par la
fenêtre une dernière étoile qui brillait. Les oiseaux volaient bas, au ras des
arbres, dans la zone d’ombre. Une sorte de grand duc se trouvait le plus
haut à la limite de la clarté ; fut-il aveuglé en plein vol par un premier
rayon ? Soudain il tomba sur le gravier à ma gauche. Stupide, il se traîna
sous un arbre où il ne bougea plus. Je fus désagréablement impressionné :
j’appelai Pierre. Il se leva, et nous étions tous deux au balcon à regarder, au
petit matin, ce rapace perdu dans un îlot de nuit que dévorait peu à peu
l’océan de lumière.
Dans les moments du bonheur le plus fou, dans les moments d’ivresse
physique, dans les étreintes et les soupirs, j’essayais de découvrir s’il y
avait autre chose, quelque chose que nous ne pouvions atteindre, au-delà de
notre volupté et de notre tendresse. Cet oiseau me fit peur : Pierre se
moqua, mais j’avais raison, je le sentais, j’avais raison de craindre cet appel
subit d’une puissance nocturne, comme si elle représentait dans le jour
brillant de notre amitié la part de crépuscule. La chute d’un oiseau était le
premier coup de gong du destin : nous n’y pensâmes plus en quittant la
fenêtre.
Vers midi pourtant, comme je descendais à table, le souvenir m’en revint
et je m’amusai à vouloir le démentir. J’étais au haut de l’escalier qui
débouchait sur la salle commune tapissée de vert pâle. Je m’arrangeai avec
le destin : que n’importe quel objet vert touchât le premier ma vue et tout
serait merveilleux, notre départ, notre avenir. J’étais sûr de moi, sûr parce
que toutes les tentures étaient vertes dans cette maison d’été ; je descendis
avec entrain et je rencontrai Pierre montant à ma rencontre en tee-shirt
rouge. Le vert de l’espérance se muait en couleur d’amour. C’était ce que je
me disais au fond de moi ; c’était ce que je voulais me dire, mais une voix
très basse insistait lourdement, et malgré tous les moyens que j’employais
pour la distraire, me prononçait dans la bouche même : « Couleur de sang,
couleur de sang... » Je n’avais plus faim, on crut à un caprice, car au dessert
une crème glacée me rendit l’appétit. Ma cousine en fut flattée ; elle aimait
des compliments aussi manifestement sincères, d’autant plus qu’elle avait à
cœur de choyer notre gourmandise. L’après-midi se passa comme
d’habitude ; nous rentrâmes plus tôt, Pierre pour ranger d’ultimes affaires,
moi pour dormir afin de paraître en pleine forme à la soirée de nos voisins.
À neuf heures, j’étais encore allongé, pensant à mon cousin, me
remémorant ma vie passée : il me semblait que le début de ces vacances
avait marqué une vie nouvelle, et que tout ce qui venait auparavant ne
m’eût pas moins touché si j’avais cru à la métempsycose. Pierre arriva en
coup de vent : « Tu n’es pas habillé, me dit-il, tu devrais commencer ;
prends au moins ta douche. »
Je pris ma douche, me frictionnai. Pierre chantait dans la pièce voisine. Je
n’avais aucune idée de l’heure ; je ne me rendais pas compte du temps, le
méprisais, et par impulsion lui refusais sa place dans ma vie, peut-être pour
en éterniser les instants de bonheur, et pour cela je cassais les montres, afin
de ne pas avoir au poignet ce bruit confidentiel et têtu que suivent sans le
vouloir les mouvements du cœur...
Je m’étais plusieurs fois regardé dans la glace sous tous les angles, et de
face et de profil, avec l’assentiment d’un second miroir. J’avais reposé
celui-ci sur le bord de la table, contre le polo que j’allais enfiler et je tirai
sans faire attention, projetant le miroir sur le carrelage. Il se brisa en mille
éclats, Pierre survint. J’étais nu, il me dit de me grouiller et écrasa les
débris. « Qu’as-tu encore fait ? » Ma maladresse l’amusa. J’y voyais encore
un avertissement. La propension de la nature à imaginer le pire me fit
prévoir l’arrivée inattendue de nos pères, ou bien le scooter ne marchant
plus ou bien encore la police à nos trousses, sans aller plus loin... la
méfiance, le manque d’argent, les dénonciations là où nous irions...
Je m’habillai ; mon polo noir un peu déteint me donnait une allure
provocante. Pierre en jeune Florentin ne parvenait pas à être autre chose que
Roméo.
J’occupai les dernières minutes à replacer des livres et l’idée d’en ouvrir
un au hasard pour qu’il réponde à mes questions calma mon angoisse
intérieure. Je choisis l’auteur avec soin. Pierre me rappelant Roméo, je pris
un Shakespeare et l’ouvris en plein milieu. Je posai le doigt sans regarder
sur la page. « Ah ! qu’il doit être doux de tenir l’amour même, quand son
ombre est si riche en bonheur... »
Je rejetai Shakespeare. Que voulait-il insinuer ? Pierre n’était-il qu’une
ombre quand je l’avais chaque nuit sur le corps ? Vieux comédien, tu
m’offrais justement une de tes pièces d’amour pour me narguer et
m’empêcher d’être heureux. Au diable, Shakespeare ! Les morts ont tort. Je
serai heureux sans tes promesses, je n’ai pas besoin de ton Roméo pour
avoir le mien et connaître mon cœur.
Sur l’étagère, je saisis le livre suivant, c’était un Dante. Je pensai
mentalement : quinzième ligne et puisqu’il était vingt-deux heures sept, cela
faisait vingt-neuf. J’ouvris donc page vingt-neuf, je comptai les vers et le
quinzième me dit :
E caddi come corpo morto cade.
(Et je tombai comme tombe un corps mort).
Cela n’avait aucun sens ; les poètes étaient des timbrés. Comment étais-je
assez stupide pour m’adresser à eux. Le monde imaginaire qu’ils
inventaient ne pouvait rien avoir de commun avec celui d’un cœur de dix-
sept ans. Mais je voulais absolument une parole de l’avenir. Où la trouver ?
Pierre me pressait, je dis que je le suivais et j’allai dans la chambre de mon
père.
Il était étrange d’y pénétrer pendant son absence, car j’avais toujours
l’impression que chez lui, j’entrais chez le Minotaure. Il m’avait élevé
durement quand il daignait s’occuper de moi. Mais je n’avais pas le temps
de chercher, une bible ancienne était posée comme un ornement sur une
petite table. Les yeux fermés, je marquai du doigt le passage d’où jaillirait
la réponse pour mon cœur.
Je rouvris les yeux, je lus. Le prophète aussi s’entourait de mystère, car il
n’apportait rien de positif à mon apaisement. J’étais bien sot de m’en
remettre à de tels signes. Il ne me restait plus qu’à rattraper Pierre en
attendant que mon inquiétude s’effaçât. Sous mon doigt le verset qu’il
venait d’indiquer gardait la réponse sans queue ni tête de l’oracle :
« Voici, j’enlève de tes mains la coupe d’étourdissement. »
Cela, à la rigueur, aurait pu indiquer la surprise party, mais pourquoi
« enlève » puisque j’y partais. Je courus pour rattraper mon cousin sous les
arbres. Je le suivis, furieux un instant contre les gens du ciel, poètes ou
prophètes, qui refusaient de prédire à un amant que sa vie ne serait rien
d’autre qu’une belle histoire d’amour.
Et pourtant j’avais l’habitude des présages. Que de fois j’avais vu en
dormant des images de l’avenir. J’avais vécu dans le sommeil toute ma lutte
contre Pierre ; dans mes nuits, nous nous battions, nous étions ennemis,
mais chaque rêve finissait de la même façon : il m’ouvrait les bras. Et puis,
ce fut la réalité...
Une fois cependant, j’étais tombé durant des heures. J’étais couché contre
Pierre et soudain, en m’endormant, au lieu de la sensation du nageur qui
remonte à la surface, j’avais continué de descendre au fond du lit, sans fin,
puis je tombais. J’étais en plein ciel ; une gloire le déchirait, comme dans
certains crépuscules quand le soleil va disparaître. Autour de moi je me
voyais répété à l’infini ; j’avais des ailes éclatantes dont tous les oiseaux
auraient été jaloux ; nous étions mille archanges, tous de la même figure, et
de l’autre côté du ciel brillaient des épées de feu.
Soudain nous nous battions, il y avait du sang sur les nuages et le soleil
avait l’air d’en boire. Le choc des armes faisait des éclairs. Puis en luttant,
je m’aperçus que l’ombre recouvrait ceux qui étaient moi : le ciel s’ouvrait
en deux. J’entendais une voix me traiter de rebelle et je tombais de
nouveau. Cette chute était sans fin, mais toujours la voix me poursuivait,
avec une inflexion de tristesse, comme si le nom de rebelle était prononcé
avec amour...
La musique nous parvint à l’instant où nous touchâmes la grille. De notre
parc à celui des Decazes il n’y avait d’accès que par le fond, car si notre
maison n’était guère éloignée de la route, la leur était fort isolée par une
forêt de hêtres, et de hauts murs la protégeaient jusqu’à notre potager.
Passer par là eût été aussi long et moins remarqué, et nous désirions l’être.
Chez nos voisins, les allées regorgeaient de voitures, le sous-bois de
couples nonchalants qui paraissaient oublier d’autant plus la fête qu’ils s’en
éloignaient et que la lune ouvrait des yeux mélancoliques et une bouche
prête à aimer. Nous avançâmes. Michel et sa sœur nous accueillirent au bas
des marches de leur perron.
Nous étions sensationnels. Nous montâmes, Pierre s’était masqué, un
mouvement se fit autour de nous.
Les lustres avaient été garnis de bougies de toutes les couleurs. Après
l’ombre de la nuit et les lueurs cendrées du clair de lune, cette illumination
m’éblouissait. Quand à nouveau les objets me furent distincts, Pierre avait
disparu, j’étais dans un cercle de garçons et de filles inconnus. On buvait et
on jouait à toutes sortes de jeux, aux cartes, à je ne sais quoi encore.
L’ambiance dans le petit groupe où le sort me jetait était trouble. Ailleurs on
dansait. Personne n’avait ôté son masque, j’étais le seul à n’avoir pas mis le
mien. Alors je commençai à boire. Plusieurs garçons, sous le prétexte
fallacieux d’admirer ma façon de me servir de fard, me touchèrent les joues.
Comme je protestai que c’était naturel, leur admiration s’accrut : j’avais une
cour. Il est vrai que la nuit chaude avait effacé toutes mes inquiétudes. Dans
de grands bols, des fruits flottaient dans du vin ; j’avais soif et on m’offrait
toujours un verre. Si je m’étais borné là, et surtout si je m’étais servi moi-
même, il n’y aurait pas eu grand mal, mais l’un puis l’autre me proposèrent
des cocktails dont le mélange pour être savant n’en avait pas moins été
préparé par des mains soucieuses de me faire perdre la tête. Elles y
réussirent, je ne résistais pas à l’alcool.
Si les lustres dispersaient une lumière éclatante à travers le hall et les
salons, dans la bibliothèque où je me trouvais l’éclairage était discret, voire
sombre, et cela augmentait, malgré la fenêtre ouverte sur le parc, mon
impression d’enlisement. Je sortis prendre l’air. La pureté de l’atmosphère,
loin de me dégriser, m’enlaça comme un corps et me fit tourner à une
vitesse folle tout en me serrant la poitrine avec des mains de plomb. Une
petite balustrade de fer forgé, au bas du perron, me servit d’appui. Je
demeurai là le temps de recouvrer mes sens, puis je rentrai, mais une tige
recourbée de la balustrade accrocha ma poche revolver qui fut arrachée, et
je reparus dans la bibliothèque avec, par hasard, une déchirure scandaleuse
puisque ça permettait de voir une large surface de peau. La flanelle n’avait
pas résisté. Je rentrai, je pensai qu’on ne verrait rien si je restais dans cette
pièce sombre. Michel se trouvait avec ceux que j’avais quittés. « Toi, tu ne
danses pas ! » Il dit cela de façon si étonnée que des filles parurent soudain
curieuses, mais je répondis que je ne dansais jamais que seul, ne
connaissant que des danses de sauvages. Je disais cela en l’air.
Plusieurs voix demandèrent aussitôt : « On veut voir. Montre le sauvage.
Exhibition. Ex-hi-bition... »
Je fus obligé de m’exécuter, je me sentais éméché et nous allâmes dehors
au bas du perron. En réalité, j’étais déjà ivre et ma danse d’Iroquois me mit
en nage. Ils en voulaient d’autres. J’enlevai le polo pour m’essuyer le torse
et j’allais le remettre quand on me l’enleva des mains. Je ne savais plus ce
que je faisais. En vain essayais-je de m’arrêter, ils réclamaient la suite en
battant des mains. D’autres groupes furent attirés par les cris. J’affirmai ne
plus rien connaître seul, mais un garçon s’avança pour me soutenir, dit-il, et
les autres se mirent à rire. Il ôta sa veste, la jeta à la volée, me prit par le
poignet et m’obligea à tourner. J’avais sommeil. Le garçon avait retiré son
masque lui aussi. Je remarquai son cou large et sa bouche. De l’avant-bras
je m’essuyai le visage. Le garçon pouvait avoir vingt ans, je le devinais à
son assurance envers moi et il ne me cachait pas que son plaisir serait vite le
mien. À mes yeux, les arbres et le groupe des jeunes gens autour de nous
pirouettaient et le rectangle lumineux d’une fenêtre m’emplissait en
tournant d’une sorte de cri de feu.
Quand je crus que c’était fini, le garçon se tourna vers les autres et leur
annonça de lui-même une danse d’amour apache. Il m’attira contre lui, posa
une main à l’endroit déchiré, y glissa les doigts et caressa la peau de telle
sorte qu’il ne cachait plus son désir à personne. J’étais étourdi, je me
laissais faire. Une voix cria : « Fous-le à poil pour la danse d’amour. » Le
garçon me serrait entre ses genoux, menaçant de me déshabiller de sa main
libre. Je ne réagissais pas, ne ressentant que l’ivresse où me maintenaient le
garçon et la nuit, l’un par la force avec laquelle il me serrait, l’autre par la
douceur dont elle imprégnait mes membres. Une seconde changea tout. Il y
eut une bousculade. D’un revers du poing, Pierre avait envoyé au sol le
danseur. Je fus dégrisé ; l’autre se relevait, il voulait se battre. Il se jeta sur
Pierre, il fallut les séparer. J’allai vers mon cousin : il me repoussa.
Alors, je criai bien haut que, moi, je me battrais, qu’il était inutile
d’attendre ! La fureur du garçon contre Pierre se tourna contre moi. Il me
traitait d’allumeur. On décida qu’on pourrait s’affronter dans une clairière
au fond du parc. La fête continuait. Nous combattîmes torse nu ; les autres
se tenaient sous les arbres où ils continuèrent bientôt de danser, leurs
ombres se mêlant à celles, mouvantes, des feuillages. Nous étions seuls
dans le clair de lune.
Le garçon avait un beau visage sensuel, mais Pierre à mes yeux avait pris
toute la beauté et je ne voulais pas voir celle-là. Il était en pleine lumière et
je le voyais cependant comme une figure des ténèbres tant ses cheveux
bruns et ses yeux paraissaient noirs. Ses épaules luisaient, c’était un homme
que j’allais affronter et qui sans doute allait me flanquer une raclée.
Nous nous empoignâmes ; il me serrait la taille entre ses bras pour me
soulever et m’étouffer ; je lui étranglais le cou. Dans la lueur froide de la
lune nous formions un groupe étrange. Les autres étaient loin, n’existaient
plus. La respiration me manquait. Je crus que c’était la fin et que le pire
allait venir. Mais je continuai à lutter jusqu’à ce que d’eux-mêmes mes
muscles se relâchent. Nous roulâmes sur le sol sans réussir l’un ou l’autre à
prendre l’avantage, tantôt dessus, tantôt dessous, selon les détentes que la
vigueur ou la ruse nous inspirait.
Son corps se livrait dans ses moindres détails, je l’aurais possédé que je
l’eusse moins connu. Il aurait suffi d’un rien pour que sans changer un seul
geste ce fût une joute amoureuse. Nous demeurions parfois immobiles, la
bouche sur le visage de l’autre, épiant les soubresauts, les muscles prêts au
dernier effort victorieux.
La lune nous habillait de silence et dans sa lumière la sueur dont il
ruisselait maintenant comme moi nous transformait en statues brillantes. Le
seul bruit qui frappait mon oreille, dans cet affrontement sans cris, c’était le
souffle court du garçon, et plus bas le mouvement saccadé du sang dont
j’ignorais si c’était le sien ou le mien. Enfin je me dégageai de son étreinte,
et le dos au sol je pris soudain sa tête entre mes cuisses, lui broyant le cou
pour qu’il cessât de se défendre. Malgré sa large poitrine et ses bras
vigoureux, il ne pouvait rien faire. Toute ma force était dans mes cuisses.
Ses mains s’agrippaient à mes genoux pour tenter de les séparer et, ne
pouvant y parvenir, se posèrent à plat sur mes flancs. J’acceptai sa défaite.
Sous mon sexe, sa tête était offerte et le clair de lune, comme il fermait les
yeux, en faisait un masque funèbre. Je desserrai mes jambes et d’un bond
fus debout. Il resta au sol aussi blanc que la lumière.
Nous avions changé de monde. J’allai le relever et nous nous touchâmes
la main. De nouveau nous vîmes le balancement des branches sous la lune
et le murmure du vent léger recouvrit de nouveau le vacarme de notre sang.
Il rejoignit les autres et leurs plaisirs ; moi, Michel m’attendait avec Pierre.
Quand nous fûmes seuls tous les trois, Pierre me saisit par le col du polo
qu’on m’avait rendu et me poussant contre le tronc d’un hêtre donna libre
cours à sa jalousie. Elle lui soufflait des insultes qu’en d’autres moments il
n’aurait pas prononcées. Il voulait me tuer. De la main il me redressait le
menton, je voyais bien qu’il voulait me frapper. Le combat m’avait épuisé,
je ne me défendais pas. Pierre enfin me souffleta devant Michel. Son amour
était si exclusif qu’il n’acceptait même pas l’existence d’autres êtres, je
devais me conduire en aveugle et en sourd, mais j’aimais cela. C’était ma
faute, je l’avais provoqué.
En quelques phrases, Michel en apprit plus que des années d’amitié ne lui
auraient révélé, il nous laissa au fond du parc. J’avais le visage rouge et je
vis à sa manière de pousser la porte de la grange que Pierre allait me battre
encore et encore. Il y avait une cravache de cuir, une longue cravache
accrochée au mur. Je n’eus pas le temps de l’enlever. Jamais il ne l’avait
touchée jusqu’ici, sauf quand il se rendait au manège. Ses yeux tombèrent
dessus, et froidement il la prit et me la passa sur le corps. J’en eus le dos
glacé... Cette caresse, qui allait devenir coup, était terrible. Pierre s’amusa
de ma peur et sans un mot se mit à me fustiger. Je croyais qu’il
abandonnerait vite cette brutalité, et je me pliais à une souffrance qui me
vaudrait un Pierre amoureux et calmé. Ses coups cependant ne finissaient
pas et déchaînaient en lui une force que mon courage n’arrêtait plus. Je ne
commandais pas mes larmes et j’eus beau essayer de me presser contre lui,
Pierre me repoussait et continuait à frapper, à frapper n’importe où, sur les
épaules, le ventre, les mains dont je me protégeais. Fureur pour fureur, la
mienne grandit tout à coup. Me trouvais-je là que pour sa rage ou son
plaisir ? M’aimait-il encore pour me rouer de coups ? La nuit allait
m’apprendre combien l’amour est plus violent que la haine, et comme le
sang est sa véritable couleur.
D’une main, j’attrapai la cravache au vol, j’obligeai Pierre à la lâcher, le
contraignis par la secousse à tomber à genoux, l’attachai à une poutre basse,
et sans pitié le frappai à mon tour, sûr de faire sortir la colère de son corps,
mais je comptais sans ma propre colère, car, au fur et à mesure que la
cravache atteignait son dos ou ses fesses, je me rappelais la honte qu’il
m’avait imposée devant Michel, avec, parmi les noms dont son injuste
méfiance m’avait affublé, celui de « salaud », et à chaque coup je
m’entendais lui dire : « Regarde, comme ça frappe bien, un salaud ! » Et ma
voix tremblait, parce que je ne me possédais plus.
V
Le jour se fait lentement : j’ai tué Pierre. Par le bois disjoint de la porte,
j’aperçois un carré de ciel ; dedans il y a une seule étoile, et le bleu sévère
qui l’entoure annonce la beauté du matin. Pierre est couché sur le sol, la tête
un peu inclinée sur l’épaule, comme s’il dormait, mais je sais qu’il est mort
et je ne veux pas voir les taches de sang qui lui raient les genoux ni la mince
source qui coule de ses lèvres et se tarit sur sa gorge.
La couleur de son corps sans vêtements est d’une blancheur qui rend plus
rouge la force vivante de mes mains. J’attends. Depuis des heures, j’attends
que le petit jour ramène son troupeau de cris sur la campagne et que Pierre
sorte à nouveau de son silence. Nous partirons quand même, car c’est
aujourd’hui que nous devions partir, et Pierre, mort ou vif, n’en est pas
moins à moi. Tout à l’heure, je l’habillerai.
Je n’ose plus le regarder, bien que ses yeux soient clos et qu’ils ne
puissent plus refléter mon visage. Oh ! il ne me reprocherait rien puisqu’il
m’aimait et qu’il m’aime toujours ! Comment en serais-je sûr ? Mais j’en
suis sûr, même si je n’ai que son corps inerte pour me prouver que tout
demeure et demeure pareil. On a vécu pendant des heures, l’un près de
l’autre, avec tout ce qu’elles apportent de silence et d’effusion, on a subi les
instants de tristesse, le découragement, côte à côte, on a espéré, on a joui, et
ces mêmes moments, les jours de solitude venus, les plus cruels paraissent
les plus doux, parce que le souvenir en dispose avec la puissance d’un
magicien et que rien n’est changé et que rien n’est la même chose : la mort,
c’est cela. Un être mort est un être que les distances séparent ; ce n’est pas
le temps, c’est l’espace qui est l’obstacle.
Redites-moi, redites-moi, ô vous, instants de rêve ; vous qui nous avez
vus dormant sur la même couche, unis par le bras de l’un ou de l’autre, ou
par une jambe, ou même seulement par l’étoffe qui nous protégeait du vent
froid de la nuit, s’il est bien juste qu’une seconde d’erreur vous efface et
que je sois condamné à vous revivre sans cesse, jusqu’à ce qu’une nuit
suprême me rende à mon amour ! Je ne veux pas que le jour pénètre dans
cette grange ; Pierre aimait l’ombre et je lui ai choisi un bon lit de ténèbres.
Je ne veux pas que le jour touche à ses cheveux, ni qu’il vienne, par en
dessous, admirer son visage et voir si son sommeil est un sommeil profond.
Que cet inquisiteur s’en aille, ce cadavre m’appartient !
J’ai tué par amour. Je me rappelle toute la nuit. Pierre était attaché à une
poutre basse ; j’avais serré une corde à ses poings. Il avait beau se débattre,
les liens tenaient bon. Aux premiers coups, sa colère à lui était tombée, il
plaisantait : j’allais cesser bien sûr, c’était pour lui montrer comme il
m’avait fait mal, je me vengeais. Il avait eu tort. Puis il se tut, car je
n’arrêtais pas de le fouetter de toutes mes forces, comme il le faisait, lui,
d’habitude. Je pourrais entendre encore le souffle qui me sortait des lèvres
avec l’élan d’un animal sauvage.
Il faisait sombre, mais la nuit était assez claire et dans l’obscurité grise de
la grange je pouvais voir ce que Pierre supportait. La cravache était un long
trait noir, dont seul le sifflement attestait la réalité ; d’abord elle se plaignait
comme le vent nocturne dans les arbres, puis quand le pourpoint et la
culotte lacérés me livrèrent le dos et les jambes nus, car Pierre portait
toujours son déguisement, elle grogna dans l’air avec des râles d’amour et
se jeta sur la chair juteuse de sang.
Pierre gémissait, mais ne bronchait pas ; il était à la fois ligoté si bas et si
haut qu’il ne pouvait ni se tenir complètement debout ni être tout à fait
agenouillé. L’ombre me cachait ses meurtrissures. Il appuyait le front sur
ses poings ; peut-être pleurait-il déjà !
J’avais la bouche ouverte, car mon souffle m’oppressait et je voyais
mieux qu’en plein jour ce corps incliné. La cravache était mon bras ; elle
me prolongeait comme si tout entier j’étais elle-même et si c’était moi qui
m’abattais sur ce dos et ces cuisses que ma violence adorait.
Je n’étais plus un garçon, j’étais des coups au visage de garçon. Aussi
bien je me serais frappé moi-même. J’étais debout et me broyais la paume
avec le cuir, pour résister au besoin de me jeter sur ce corps. Alors, l’amour,
cachant le sang qui coulait le long des mollets de Pierre et se perdait dans le
foin, l’amour, bourreau qui m’avait enseigné les règles du supplice,
exaspérant mon sexe après mon bras, me révéla la splendeur de ce garçon à
demi couché, qui semblait attendre le viol après mes coups. Sans lâcher la
cravache, je m’approchai. Ma sueur était si lourde que j’avais l’impression
de briller comme du métal ; la sueur de mon cousin sentait l’amour et je ne
savais pas encore qu’elle était rouge. Je lui mordis la nuque de toute la
bouche ; et son odeur, l’odeur de ses bras, de sa poitrine, de ses couilles,
m’envahit à en perdre la tête.
Ma main reconnaissait Pierre, lentement, de l’épaule jusqu’au ventre et,
comme je levais le bras pour renverser sa tête et lui baiser la bouche,
l’odeur de son aisselle, fatigue et désir mêlés, acheva de me griser. Puis ces
deux odeurs s’unirent et, lorsque mon corps se trouva dans celui de Pierre,
autour de nous elles avaient rendu vivante une troisième personne : c’était
l’amour.
J’avais entre les paumes la taille de mon cousin, je l’avais forcé à se
remettre droit sur ses jambes, le buste restant courbé par ses liens. Je le
possédais, inquiet de voir à chaque seconde le bonheur m’échapper déjà,
puisque je le sentais venir et que le faire venir était le tuer. Pierre avait
essayé de résister, il avait durci ses muscles, mais lorsque mon désir lui eut
montré que j’étais le plus fort, il s’abandonna et une grande douceur
s’empara de son corps. Je ne voyais plus rien, mes mains ne sentaient plus
ce qu’elles touchaient, des pensées me traversaient avec la violence de
chevaux emballés.
J’enlaçais son ventre de mes bras, je déchaînais en lui un ouragan de
brutalité. Un instant de répit me montra qu’il pleurait. Je compris que ce
n’était plus de mal, qu’il connaissait à son tour le plaisir d’être pris par celui
qu’on aime, mais que le garçon se révoltait contre sa propre volupté. Si je
l’avais détaché, il m’aurait tué. J’étais passé mille fois par ces excès de rage
et mille fois une extase infinie m’avait ravi de la terre et détaché de celui
qui m’apportait cette joie douloureuse ; et puis après je m’enfuyais pour ne
pas céder aux envies meurtrières. Pierre avait été le seul que j’avais accepté,
et pour lui je savais enfin qu’il en était de même. Je murmurai : « Je
t’adore » ; je l’empoignai par les flancs, je voulais que non seulement mon
sexe, mais tout mon corps fit mienne cette peau, miennes sa douleur et sa
faiblesse... Mon cœur mêlait mes rêves à la lente montée du plaisir. Pierre
se donnait peu à peu, avec une force qui excluait toute sensualité féminine :
l’homme s’accordait à son besoin.
Moi, je devenais fou, et chaque mouvement de mes reins se décomposait,
devenait grandiose. Je croyais quitter ce corps et je mettais entre lui et moi
des distances d’astres. Une plainte douce m’attachait à lui. Je pris sa tête en
arrière, et ma bouche entr’ouverte reconnut ses yeux dont les larmes
collaient les cils, ses oreilles où ma langue s’enfonça, sa bouche dont une
salive chaude coulait des lèvres comme je les ouvrais des miennes ; et des
deux mains je lui caressais la figure en la couvrant de baisers. Je lui serrais
la gorge.
L’orage du plaisir me cravacha de son éclair, et longtemps après – il me
sembla – son tonnerre explosa dans mon corps et me tint comme un
cadavre, la chair subitement raidie sur celle de mon cousin, tandis que je
n’entendais plus, que je ne voyais plus, que je ne sentais plus si ce n’était
une odeur de nuit, une couleur de nuit, un cri nocturne.
Quand tout fut dissipé, Pierre me suppliait : « Détache-moi, Gérard,
détache-moi, je vais mourir... » Je sus que j’avais fait l’amour dans le sang ;
je le détachai avec une telle hâte que je fus maladroit et qu’il glissa sur le
dos. Il ne put le supporter et je dus l’allonger à plat ventre sur le reste de
nos vêtements. La mélancolie qui suit la jouissance me traita d’assassin. Je
me jetai aux genoux de Pierre, lui soulevai la tête, lui baisai le front, la
bouche, les joues comme un enfant.
Enfin il me parla, et chaque mot s’enfonçait dans mon cœur avec la
douceur d’un couteau : « Je sens que je vais mourir, Gérard, et je suis
toujours amoureux de toi, et ça tue comme tu m’as tué... C’était ce que je
voulais. Je ne peux te faire le long récit de mon amour : je le vois tout entier
comme une île sauvage au milieu de la mer, une mer sanguinaire... J’ai
mal... Il faut que tu te sauves sinon les hommes te traiteront toi aussi
comme un mort... Il y a longtemps que j’ai pour toi ces sentiments de frère
et d’amant, si longtemps que le souvenir... »
Alors il m’exprima tout ce qui était dans son cœur, comme un garçon
allongé, par un chaud après-midi d’été, rêve de son amour. C’était tout ce
qui lui venait à l’esprit, au hasard, les heures de lycée, nos soirées à Paris,
avec çà et là l’odeur d’un arbre, la couleur d’un matin, la présence de
l’autre, chaude comme le soleil.
« Le ciel était d’un bleu profond, d’un bleu royal... » ; il racontait
doucement et là, dans la grange, aux dernières heures de la nuit, la journée
au bord de la rivière recommençait avec la même force indécise dans deux
garçons qu’aucun geste encore n’unissait. Je réappris mon amour, je le
connus par d’autres yeux et il était aussi ardent, aussi viril, aussi tendre.
Sa divagation dura jusqu’aux premières lueurs de l’aube, puis il eut un
moment de silence et, sous mes mains, son visage transpirait comme si
l’eau de la vie abandonnait son corps. Ses pommettes devenaient glacées,
ses doigts me serraient faiblement. Ce n’était pas une agonie, mais la fin
d’une agonie, car depuis le dernier coup de cravache il était en train de
mourir. Il me parlait sans suite : « Le ciel était d’un bleu profond, l’été
passé, l’été passé... et Gérard s’en allait avec moi sur une route... Il faut
faire attention aux ombres : la mort a dans les mains des pommes d’or et
elle les lance pour qu’on coure plus vite... » Puis il reprit conscience et,
avec une grande tristesse, me dit : « Je meurs et toi tu vas marcher dans la
lumière, tu vas marcher et j’ai soif de toi... »
Je me penchai, je reconnus à peine ses lèvres tant elles étaient froides et,
lorsque ma bouche quitta la sienne, sa tête glissa dans mes paumes avec la
lourdeur du sommeil : son cœur ne battait plus. Je le pris dans mes bras, je
me couchai sur lui, je le serrai, mais il se laissait faire comme un corps que
la fatigue étreint et qui ne veut pas se réveiller. Je restai étendu sur sa mort.
Moi aussi, je lui racontai mon amour, avec la voix d’un jeune amoureux
qui, pour cacher son trouble, profite de la nuit et avoue ce que sa langue a
refusé au jour.
Je deviens fou. Des heures se sont passées, maintenant le soleil se lève ;
l’aube et l’aurore m’ont vu couché sur Pierre, le serrant, la tête sur la tête, le
cœur contre son cœur. Pourquoi n’as-tu rien fait pour le sauver, assassin ?
L’amour a tué l’amour, qu’on le prenne et qu’on l’enferme ! Je ne voulais
pas tuer, que Pierre vive et que je meure ! Comme vous m’avez tenté, vieux
présages ! vos oiseaux, vos couleurs, votre miroir, vos livres en savaient
plus que moi. Vous étiez sûrs de me répondre et j’entendais, mais je ne
pouvais voir. Voici que s’est éloignée de mes mains la coupe
d’étourdissement et voici que vous me laissez sans amour, comme si
l’absolu se retirait de moi, avec la violence des fleuves en crue qui, après
leur passage, ne laissent que de la boue. Oh ! vieillir ! vieux présages,
m’annoncez-vous désormais une mort prochaine, dois-je espérer contre
mon avenir ?
L’amoureux qui a passé la nuit près de celui qu’il aime voit venir le matin
sans crainte et sans savoir que c’est un nouveau jour ; l’amoureux dont la
passion est prisonnière de la nuit attend, ne peut dormir et, dès que le bas du
ciel connaît un reflet plus pâle, se lève et court pour rattraper le temps
perdu ; mais l’amoureux qui n’a plus que le souvenir et un seul cri pour
appeler la mort et l’amour méprise les heures, méconnaît la nuit, ne dort ni
ne veille, n’a de hâte que de mourir. J’étais cet amoureux, mon cri c’était
Pierre. Mon corps ce cri.
Je respirais violemment, sans chasser l’angoisse de ma poitrine. Je
devinais qu’il était inutile d’attendre, et lentement l’idée de partir s’insinua
dans mon cerveau, me dit qu’il fallait emmener ce mort, si je voulais qu’il
fût à jamais à moi... On pouvait m’arrêter, me tuer, ça ne comptait pas.
Alors je fais tout ce qu’il faut et cela va si vite que tout devient du passé.
J’allai à la maison chercher des vêtements. Tout était silencieux. Je choisis
avec soin dans la chambre de Pierre ce qui me servirait à l’habiller. Je pris
une chemise, un pantalon, des chaussettes grises, des chaussures, et pour lui
et pour moi.
Je me nettoyai rapidement le corps dans la salle de bain, et la glace me
renvoya un dos où des rougeurs marquaient la trace des coups. Je
m’habillai. Je regagnai la grange. J’avais emporté une serviette humide, je
jetai les vêtements sur le sol et lavai le visage de mon cousin, la bouche
dont le sang collait les lèvres, le cou, les tempes cireuses que la sueur en
séchant avait patinées. Puis je l’habillai. Je dus plier les bras et soulever le
corps pour lui enfiler sa chemise, l’étoffe ne glissait pas, je perdais patience
et j’avais dans la tête l’espoir insensé de le croire encore vivant. Il va se
réveiller, pensais-je, sourire, me tendre les bras ; et je fermais les yeux,
suppliant toutes les divinités du monde de me rendre mon amour, sûr
qu’elles allaient m’écouter, et ne les rouvrais qu’à bout de silence, quand
rien n’avait pu arriver.
La chemise une fois boutonnée, le plus dur fut de forcer les jambes à la
même docilité ; le foin accrochait le pantalon, les cuisses ne se prêtaient
pas, le sexe refusait d’être caché.
Le jour grandissait, j’eus peur de cet habillement de mort, de mettre sur
l’amour mort des vêtements d’amour vivant, de m’habiller comme celui que
je venais de faire mourir, une artère rompue.
Pierre avait l’air de se reposer avant une promenade. Les chaussures pour
moi furent un autre supplice, comme si le talon se refusait à cette comédie.
« Je suis mort, semblait dire mon cousin, laisse-moi comme un mort. Je ne
veux pas singer ton monde, je n’ai plus à marcher, je n’ai plus à courir.
Embrasse-moi et laisse-moi dormir... »
Lentement, tout fut prêt. Je me rendis au garage et ramenai le scooter. Je
savais à peine m’en servir. J’ouvris la porte de la grange de façon que le
montant de bois cachât ce que j’allais faire. J’étais maintenant à genoux
près de Pierre ; avec difficulté je réussissais à le prendre sous les bras – les
morts sont lourds.
Je courais après le temps, la mémoire en morceaux dans la tête. Qui étais-
je, qu’allais-je entreprendre ?
Je hissai mon cousin sur le scooter, en appuyant le corps de mon épaule
et, pour qu’il ne basculât pas, je dus le caler entre la roue de secours et le
siège avant, et l’attacher à ce dernier par la ceinture. Ainsi, s’il devait
tomber, ce serait sur moi. Je ne sais par quelle providence le buste restait
droit, à peine incliné vers l’avant. Je lui mis les lunettes de soleil sur les
yeux, afin que sa tenue ne parût pas suspecte. La vitesse me seconderait
d’ailleurs, pour qu’on ne fasse pas attention à ce passager curieux. Dans la
grange, je remuai le foin, ramassai les lambeaux de nos vêtements, les
brûlai sur un tas de pierres, dispersai celles-ci. Rien ne nous trahirait.
Je n’avais aucun bagage, mais tout l’argent de notre équipée. J’allai aussi
chercher de l’essence au garage, dans un bidon de secours. Enfin, je pus
partir. Je montai sur la machine et réussis à la mettre en marche aussitôt,
avec la facilité que suscite le danger. Je virai devant la grange. La campagne
s’éveillait à présent et le bruit du scooter ne troublait aucun repos. Je
m’engageai dans une allée de gravier pour éviter la maison et longeai le
mur du parc. Je n’avais pas pensé à la grille. Fort heureusement elle était
demeurée ouverte. Sans descendre, je la poussai du pied et je la franchis
comme un garçon qui va s’amuser. J’étais un meurtrier sur la route.
Je m’éloignai d’Amboise, j’allais vers le Sud. Où ? Je ne savais pas. Il
fallait partir, le reste m’était égal et c’était ce que je faisais. Je changeai dix
fois de chemin, le corps de Pierre ne bougeait pas. J’étais étrangement
calme, car le matin m’apportait cette tranquillité qui suit le réveil et je
n’étais pas encore habitué à ce qui m’arrivait.
Dans ma fuite, j’étais environné de beauté : la nature m’offrait son plus
beau visage au moment où j’allais la quitter. Je ne voulais plus sentir
l’odeur des champs ni entendre crier dans mon cœur : « Tu aimes l’amour,
tu aimes l’amour...» Mon amour était un mort : je devais me tuer. Alors
j’admirai les forêts aperçues d’un horizon à l’autre, les lignes d’arbres
divisant comme dans les dessins les blés et les folles avoines, les vergers
dont l’herbe est plus épaisse sans doute parce que la terre se nourrit de fruits
morts, les grands espaces de luzerne où tout à coup éclate un cri rouge de
coquelicot, les mares luisantes, les ravins de fleurs, le bond capricieux des
chemins de traverse, l’odeur de la terre, la saveur de la terre, et tout à coup
je savais que dans quelques heures, c’est cette saveur-là que j’aurais dans la
bouche.
J’irai je ne sais où, mais je fuirai jusqu’à la mort. Mon sang battait trop
fort le rocher de mon cœur. De rêve en rêve, je me retrouvai dans une
contrée inconnue, le soleil déjà haut, et dans la traversée d’un village,
j’aperçus au clocher qu’il était onze heures. Et ce furent de nouveau des
routes vides ; nous ne croisions personne : le monde nous abandonnait.
« Te souviens-tu, disais-je à Pierre, des tilleuls dont on touchait les
branches, de notre chambre, boulevard Malesherbes et de la gravure de
David dans l’escalier, le jeune homme à cheval, les jambes nues ; te
souviens-tu, près du lit, de la lampe que j’avais été éteindre pour
t’embrasser ; te souviens-tu de mes livres en désordre, à cette époque où je
mourais de ne pas te toucher ; te rappelles-tu l’odeur des chèvrefeuilles,
l’après-midi à Cœuvres, le chandail rouge, les soirs de mai dans le jardin
devenu noir, les promenades en forêt, les histoires idiotes qui nous faisaient
rire ; te rappelles-tu le lycée Carnot ; te souviens-tu des longs discours, la
nuit, d’un lit à l’autre, lorsque, la fenêtre ouverte, le coin du ciel que tu
voyais n’était pas le mien ; te souviens-tu de la lumière mélancolique de
juillet, des cris des enfants dans le parc Monceau, de la beauté des cieux, à
neuf heures, sur le moutonnement des arbres à Saint-Cloud ; te souviens-tu
de l’anniversaire où sans le vouloir, devant tout le monde, je t’avais baisé
sur la bouche ; te rappelles-tu la tristesse éclairée de l’avenue de Courcelles,
le soir, quand nous revenions du cinéma ; te souviens-tu comme j’étais
malheureux quand tu avais des projets où je n’avais pas de place ; te
souviens-tu comme je te trouvais beau, te souviens-tu, te souviens-tu... et de
cette atmosphère trouble où, bien que nous fussions amis, déjà nous
respirions la senteur étouffante d’un désir sans issue, puisque j’avais tout le
temps sous les yeux ta bouche, ton cou, tes jambes fortes et qu’il fallait, par
tous les mouvements où peu à peu l’amour se trahit, comme poser la main
sur ton bras ou te prendre par l’épaule, que je finisse enfin par voir ton
visage s’approcher de ma bouche et ta bouche parcourir mon corps à la
recherche de mon plaisir ? J’avais envisagé l’avenir avec toi, comme une
route droite, sans obstacle à notre tendresse, et les coups n’étaient que ma
douceur... Tu verras, je réussis le bac et l’an prochain j’apprends à piloter.
Je t’emmènerai dans les nuages... »
Je ne sais comment je n’ai pas quitté la route dix fois. L’instinct de la vie
me préservait. Pierre mort, l’idée de Pierre se substituait à sa présence, mais
je ne pouvais la supporter qu’à cause de son cadavre. Lui enlevé, l’amitié
dans la mort exigeait que je meure, je n’étais pas un homme de souvenir. Ce
qui était loin m’était étranger, et la vie m’indignait avec ses beaux
sentiments éternels : l’éternité, c’est la présence. J’aimais Pierre, je ne le
quitterais pas. L’an prochain... c’était de la terre... dans sa bouche et dans la
mienne...
La chaleur miroitait sur la route ; à droite, les champs plus hauts que
celle-ci étaient soulevés et dansaient à quelques pieds au-dessus du sol ; de
l’autre côté, c’était l’apaisement de l’été qui finissait, on distinguait à
contrejour les taches de rousseur qui marquaient le front des arbres comme
ceux de paysans attachés à leur coin de sol.
J’étais, moi, de nulle part, je le savais en contemplant ce paysage. Je me
trouvais au cœur de la Vienne, j’avais fait cent détours, sans carte, au hasard
des horizons, sans croiser de voitures. Il allait être quatre heures, deux fois
j’avais remis de l’essence et le bidon, je l’avais jeté et j’avais arraché la
plaque du scooter, comme si cela pouvait empêcher de nous identifier. Des
arbres partout, sauf au bord de la route que le soleil faisait reluire comme
une tête de mort. Les lacets, le vallonnement les rendait immenses à tel
point que de temps à autre je les découvrais sur toute une vallée.
En tête, je n’avais plus aucune idée. Quand le réservoir serait vide, je
songerais – pas avant. Fut-ce le moment choisi par le destin ? Après une
colline, j’avais devant moi environ quatre kilomètres de descente, vers la
droite d’abord, puis après un large tournant, filant droit dans l’autre sens
vers un second virage, masqué par un arbre. C’était la mort. Elle se
dissimulait derrière cet arbre, noire en plein soleil, avec une fausse parure
de feuilles qui lui couvrait la figure. Je descendis.
La mort, c’était d’abord une femme jalouse et, parce que nous étions des
garçons, elle dévorerait en premier ces parties tendres de nos corps, le sexe,
les lèvres, les yeux qui nous avaient servi à nous aimer. Mais le cœur de
chair, elle ne l’atteindrait que vide et glacé dans notre poitrine ; et nous
allions rester morts, avec en nous ce symbole muet de l’amour.
Maintenant, la certitude que chaque seconde m’approchait de la fin
m’emplissait de fièvre et me donnait l’envie de vomir. Augmentant la
vitesse, je me surmontai pour aborder le tournant. La tête de Pierre s’inclina
sur mon épaule, et l’ombre arriva : c’était celle d’un pommier et elle
coupait la route, comme une porte noire. De plus près il y avait des fruits
dorés dans les branches et, à cinq mètres, je regardai mon visage dans le
rétroviseur. Il était pâle, bien que noirci par la poussière et hâlé par le soleil.
D’une main je lissai mes cheveux que trempait la sueur.
Alors, l’ombre me sauta dessus, me serra contre elle et me caressa de sa
main tiède de sang. Le scooter criait dans toute la vallée... J’avais le visage
intact, je voulais une dernière fois le regarder, pour en être sûr, mais devant
moi le miroir du rétroviseur gisait, tordu et brisé. Dans le cou, je sentais les
lèvres de Pierre. Je l’aimais : nous vivions.
Puis mes genoux éclatèrent, et je suis mort contre l’ombre.
ANNEXES
I
LETTRE À L’ÉDITEUR
Cher Ami,
ROBERT MARGERIT.
Cet ouvrage a été numérisé le 10 septembre 2012 par
Zebook.
La Musardine
122, rue du Chemin-Vert – 75011 Paris
En couverture :
«The Critics », 1927 (détail)
Henry Scott Tuke (1858 - 1929)
Leamington Spa Museum and Art Gallery,
Warwickshire, UK.
Photographie : Bridgeman Giraudon
www.lamusardine.com