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Les mauvais anges (Éric Jourdan)

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ÉRIC JOURDAN

Les Mauvais Anges


Publié en 1955, interdit très vite, Les Mauvais Anges traîneront pendant de
longues années (trente ans !), la malédiction d’une décision prise à l’époque
par la fameuse Commission du Livre, entraînée par l’abbé Pihan,
naturellement très averti, sans doute, de ces « amours particulières ».
Pourtant la première édition comportait deux textes, l’un de Max-Pol
Fouchet, l’autre de Robert Margerit. L’un et l’autre célébrant le « don de
poésie exceptionnel » de l’auteur, adolescent à l’époque (nous reproduisons
ces textes en fin de volume).
Ce que nous soulignerons surtout, c’est à quel point ce court roman de la
folle passion de deux très jeunes hommes garde – aujourd’hui que la
« littérature homosexuelle » se perd dans le réalisme le plus plat, le plus
répétitif, le plus gratuit – une aura de trouble infini qui ira droit au coeur,
même de ceux qui sont le plus étrangers à cet entraînement amoureux.
PRÉFACE

Publié en 1955 à Lyon, aux éditions de la Pensée Moderne (chez Jacques


Grancher, fils de l’écrivain Marcel Grancher), Les Mauvais anges, du très
jeune Éric Jourdan (environ seize ans quand il l’écrivit), fut très vite
interdit, à l’exposition, à la vente aux mineurs, par la fameuse Commission
du Livre, entraînée à l’époque par l’abbé Pihan.
Non seulement l’abbé Pihan demanda (et obtint) ces interdictions, mais il
voulait aller plus loin, et réclama que les pouvoirs publics aillent jusqu’au
procès pour, selon la formule bien connue, « outrage aux bonnes mœurs par
la voie du livre ».
Satisfaction ne lui sera pas donnée sur ce dernier point. Mais l’édition
première restera tout de même interdite, de fait, pendant de longues années,
l’interdiction à l’exposition équivalant à la mort commerciale du livre.
On trouvera tous les détails sur cette affaire dans l’ouvrage très bien
documenté de Bernard Joubert, Anthologie érotique de la censure1, ainsi
qu’un utile rappel des mesures administratives qui frappaient avec férocité
certaines publications homosexuelles ces années-là (entre 1950 et 1960
environ).
Dans la plus grande confusion, d’ailleurs. Les Œuvres complètes de Jean
Genet étaient publiées par Gallimard, sans vrais problèmes, depuis 1951,
Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte (1944), avait été, dans
l’ensemble, salué bien bas par la critique (et sans interdiction d’aucune
sorte).
Mais Les Mauvais anges fut cloué au pilori de la censure. Pourquoi ?
Il faut dire d’abord que son éditeur accumula à la fois les maladresses et
les timidités excessives. Au lieu de se battre en publiant de nouvelles
éditions du texte d’Éric Jourdan, il parut accepter les sanctions.
Puis en 1974, alors que rien ne s’opposait plus, à priori, à une réédition,
il fut incapable de présenter un seul exemplaire du livre à la Commission,
très indulgente ces années-là, et qui, contrainte de juger sur manuscrit, se
borna à réitérer ses précédentes interdictions, alors que vraisemblablement,
Jacques Grancher n’aurait eu qu’à soumettre une nouvelle édition du livre
pour obtenir de reparaître librement2.

Mais les vraies questions posées par ce court roman dépassent à mon avis
infiniment ces péripéties judiciaires, quelle qu’ait pu être leur importance
pour les parties concernées. Et surtout, avec le recul du temps, on ne peut
que revenir très attentivement sur le cas de ce livre, qui marque à la fois
une époque de la censure, et, par la teneur de son registre et par opposition,
les lointaines prémisses d’un profond changement dans la plupart des
mentalités. À ces divers titres, il aurait déjà incontestablement sa place
dans cette collection.
Mais il y a autre chose.
Croyant bien faire, l’éditeur avait accompagné, dans le volume pour la
première édition, le texte d’Éric Jourdan de deux lettres, l’une de Max-Pol
Fouchet, l’autre de Robert Margerit3.
Première remarque : Robert Margerit comme Max-Pol Fouchet, se
placent d’emblée sur le terrain de l’éblouissement, du choc de
l’accomplissement littéraire. « C’est en ceci qu’une œuvre devient
exemplaire », écrit Robert Margerit : « Lorsque la littérature, telle qu’un
microscope, nous révèle, dans la perspective particulière de l’accentuation
et du fixage, les éléments constitutifs essentiels dont nous vérifions alors le
rôle. Cette coupe, Éric Jourdan l’a opérée et montée remarquablement,
grâce à un don de poésie, exceptionnel comme son sujet »...
Et Max-Pol Fouchet:
... « Nul livre qui soit plus loin du “vice” [...] Dans ces pages, la beauté ne
s’interrompt pas, elle nous tient en haleine [...] Ce livre est pur [...] Nous
sommes hors de l’ordre commun, près d’un désordre sacré »...

On comprend dès lors l’acharnement de l’abbé Pihan, bien placé pour


apprécier le danger que représentait à ses yeux l’équivoque des « amitiés
particulières » présentées avec un talent tellement « brouilleur de cartes ».
Équivoque cent fois pire à ses yeux que l’obscénité la plus explicite.
Et c’est ici que Les Mauvais anges, dans son incontestable réussite,
marque en même temps l’amorce du crépuscule d’une époque. Robert
Margerit touche très précisément, avec un bel effort de lucidité, le cœur de
la question quand il écrit:

... « Il faut noter qu’en dépit des fausses règles de la morale,


l’homosexualité masculine ou féminine peut-être pour l’instinct un exercice
aussi naturel que normal. Elle joue très couramment chez l’adolescent –
garçon ou fille –, le rôle de sexualité d’attente, et dans les limites de l’âge
où demeurent les héros d’Éric Jourdan, elle garde jusque dans ses fièvres et
ses virulences une pureté parfaitement conservées dans ces pages.
« Autre chose. Si l’on y réfléchit, on se rendra compte qu’en gagnant à
décrire des amours à l’usage universel, cet ouvrage aurait perdu sa vertu
exemplaire [...] L’exception éclaire la règle. Éric Jourdan a trouvé dans un
sujet exceptionnel la capacité qui nous émerveille, de rendre leur nouveauté
d’essence à des sentiments, des désirs et des actes dont nous ne percevons
plus depuis longtemps la nature de prodiges. Tout s’use ; l’amour aussi.
Pour restituer à ses orages, à ses caresses leur fulguration, l’écrivain est
contraint de chercher, dans une passion exceptionnelle, l’éblouissement de
l’amour rendu, par cet exceptionnel même, à ses vertus primitives »...
Sans doute. Mais c’est seulement avoir entrebâillé une porte pour trop
vite la refermer. Limiter le désir « hors normes » à un égarement passager
commençait déjà, en 1955, à ne plus être suffisant. C’était le début d’une
lente prise de conscience qui allait s’emparer de plus en plus de certains
esprits, mais avec des conséquences à mille lieues les unes des autres.
Il serait hors de propos, ici, de détailler plus longuement un de ces
mouvements de mentalité qui devait être magnifiquement résumé, en 1991,
par Annie Le Brun écrivant:

« Il me paraît désormais impensable de poser la question amoureuse en


dehors de la perspective de la bisexualité, quand l’enjeu de la rencontre est
toujours que l’un et l’autre deviennent autres en n’étant ni l’un ni l’autre4 ».

Remarquons simplement que vingt-six ans se seront écoulés, creusant


toujours davantage le fossé qui sépare aujourd’hui deux sensibilités
opposées.
Car entre temps, loin de se sublimer dans le grand public, l’attirance
homosexuelle, masculine comme féminine, s’est perdue au contraire dans le
réalisme le plus utilitaire, le plus plat, le plus répétitif, le plus gratuit, loin
de toute la magie que l’on trouve encore dans ce court roman de la folle
passion de deux très jeunes êtres.

C’est pourquoi, aujourd’hui, il convient d’assurer la conservation de


l’aura de trouble infini baignant ces Mauvais anges, et qui ne peut manquer
d’aller droit au cœur, même de ceux qui se croient le plus étrangers à cet
entraînement amoureux.

JEAN-JACQUES PAUVERT
[1] Aux éditions La Musardine.
[2] Bernard Joubert estime, à juste titre, que la position de la Commission,
où figurait à l’époque entre autres Jérôme Lindon, des éditions de Minuit
(grand défenseur des éditeurs), était dictée par le souci libéral de ne pas
permettre aux pouvoirs de juger les textes sur manuscrit, ce qui aurait créé
un fâcheux précédent.
[3] Les deux lettres sont reproduites en annexe à la fin de notre volume.
[4] « À propos du surréalisme et de l’amour », dans Pages, mai-juin 1991.
… Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents.
BAUDELAIRE

Passez votre chemin et pardonnez-nous notre bonheur.


DOSTOÏEVSKI
RÉCIT DE PIERRE
I

Le ciel était d’un bleu royal, d’une grandeur calme. On ne savait plus s’il
y avait du soleil. L’eau glissait sous les platanes et les bouleaux, sans rien
réfléchir, miroitante seulement lorsqu’un rayon en traversait les profondeurs
faites de taches dont par endroits le vert se fonçait jusqu’au noir.
L’été avait brûlé les hautes herbes qui retombaient, cheveux fous et dorés,
sur tout l’espace entre les arbres. Sous les cils, le paysage en devenait
démesuré. Les jambes écartées, une touffe de saponaires jaune pâle contre
ses genoux, Gérard dormait. Sa chemise entr’ouverte semblait une vague
blanche se brisant sur sa poitrine dont le dôme avait la couleur du miel – et
mes yeux s’attachaient dans l’échancrure du col aux muscles de sa gorge,
accusant de leur force la douceur des ombres vers l’épaule. Du visage, je
n’avais que la joue ; les cheveux s’emmêlaient de tiges d’herbes coupées ;
des mèches roulaient sur son front ; dans le creux de la tempe, une veine
lourde, gonflée par la chaleur, amenait à la pommette la lueur confuse du
sang et chargeait ce garçon au repos d’une volupté plus violente que ne le
faisait l’arrogance de ses traits lorsqu’il était debout en plein soleil.
J’aurais voulu arrêter le jour, ensevelir à tout jamais l’instant insaisissable
dans ce visage de Gérard dormant à mes genoux, et chaque seconde
m’apportait le cruel démenti du passé dans mon souffle, dans le ton plus
vert des arbres, dans le silence plus solennel de l’eau. Gérard avait une
beauté méchante et cela, même quand il sommeillait, on le devinait à la
chaussette roulée sur sa cheville et libérant une jambe lisse de dénicheur
d’oiseaux.
Je revoyais toute notre vie, celle qui exclut les parents et les maîtres, et,
avec application, je m’attachais à ne plus me souvenir que des heures de ce
jour de vacances. La matinée s’était passée dans ma chambre. Nous devions
faire quelques devoirs : nous jouâmes aux dés. Comme d’habitude, le
déjeuner fut silencieux, entre son père, le mien, et une cousine qui
s’occupait de nous depuis que nous avions perdu l’un et l’autre nos mères
qui étaient sœurs.
Quand je dis les déjeuners silencieux, je les vois toujours de notre côté,
car nous opposions un visage fermé aux phrases des adultes et nous ne
mangions à leur table qu’avec le sentiment de perdre notre temps.
Aux dernières bouchées, Gérard me regarda en dessous, d’une façon qui
eût paru sournoise si la conversation ne nous avait isolés. Une fois dehors, il
m’expliqua son regard : « On va près de la rivière dormir dans l’herbe, tu
veux ? » La rivière était une pièce d’eau entre deux étangs, et nous
l’appelions ainsi à cause de la Loire plus lointaine et qui nous attirait moins
puisqu’elle était à tout le monde. Nous traînâmes par la route pour y arriver
et empêcher qu’on ne nous trouvât si quelque invité importun venait à
l’improviste et nous forçait à rentrer avant que nous en eussions l’envie.
Gérard bronzait moins vite que moi, mais en huit jours il m’avait rattrapé,
et nous étions tous deux sur cette route dorés à un point que filles et garçons
nous regardaient passer quand nous traversions la ville et pourtant eux aussi
avaient cette beauté dont le grand air et la vie tranquille les paraient, faisant
fleurir une rose sous le hâle de leurs joues et donnant à leur corps la
magnificence tranquille de la jeunesse. Tous ces regards, j’avais appris à les
comprendre. Ils étaient d’abord surpris et nous unissaient ensuite, Gérard et
moi, dans une admiration muette ; dès cet instant, nous revivions dans leurs
songes et notre visage ne nous appartenait plus.
Gérard aimait sans cesse me tirer par le bras ; nous nous regardions à tout
bout de champ, comme si en dehors de nous-mêmes il n’existait rien. Mais
à peine étions-nous seuls dans la campagne, nous nous éloignions l’un de
l’autre sans pouvoir nous quitter cependant. Gérard marchait en baissant la
tête, sans un mot, et moi, après quelques minutes, je m’amusais à donner
des coups de pied dans les cailloux pendant tout le temps où nous gardions
le silence. Cela finissait par être odieux ; Gérard alors rejetait la tête en
arrière et le défi de son allure me raidissait dans mon attitude indifférente.
Déjà nous nous aimions sans le savoir, et la rage de nous sentir
indispensable l’un à l’autre donnait à cet enchantement les couleurs d’une
rivalité. Nous avions songé plusieurs fois à nous sauver chacun de son côté,
sans rien dire, mais lorsque l’un de nous avait résolu brusquement que ce
jour serait celui de son indépendance, il arrivait que l’autre, poussé par une
impulsion qu’il ne dominait pas, avait le geste qui rendait esclave, comme
de dire une parole à la limite de l’amour, et nous nous jetions de nouveau à
corps perdu dans l’asservissement de la présence.
Cet après-midi, nous avions flâné sur la route plus que de coutume, et la
chaleur qui rendait le paysage presque gris à l’heure où le soleil était le plus
fort nous permit d’atteindre l’étang en faisant le détour par la route sans
avoir été vus, si bien que l’après-midi appartenait soudain à nous seuls.
Nous marchions sous le couvert des arbres, sans un mot. Autour de nous,
tout était silencieux, le voisinage de l’eau brûlant. À un endroit, de jeunes
pousses de chênes et de ronces éloignaient le chemin ; il fallait écarter les
feuilles pour toucher la rivière, et j’entendis Gérard, la voix décidée mais
basse, comme celle d’un garçon dont le cœur bat trop vite, m’affirmer :
« Ici, ce serait bien ; le soleil a brûlé l’herbe : c’est plus doux pour
s’allonger... et on sera au bout du monde. » Nous nous trouvions dans une
petite clairière.
Gérard ouvrit sa chemise ; j’étais trop ému pour parler ; il s’étendit sur
l’herbe, posant sous sa tête le tee-shirt qu’aussitôt sorti de la maison il avait
ôté et passé dans sa ceinture dans un geste provocateur. Il ferma les yeux,
imitant le sommeil. J’ouvris à mon tour la chemise qui me collait à la peau
et me mis sur un genou pour l’ôter tout à fait. En me tournant de son côté, je
vis que Gérard m’examinait entre ses cils ; son regard était si étrange que
j’eus le sentiment de n’avoir jamais été aussi nu, bien que tous les jours il
me vît dans la salle de bain. Nous habillant l’un devant l’autre, je restais
souvent à demi nu près de lui, en slip, et même sans aucun vêtement,
lorsque nous venions de nous baigner et que, sur les bords de cette rivière,
la pudeur seule commandait nos regards pendant que nous nous essuyions
et remettions nos jeans, les jambes encore mouillées. Comme moi, il n’avait
pas été sans saisir le moment où mon corps n’avait plus rien à lui apprendre,
mais nous respections notre trouble et ces attitudes dont les yeux
demeuraient insatisfaits. J’avais ainsi découvert ses hanches rondes, le
galbe de son épaule, et, dans la minute d’abandon où il s’était étiré avec à
bout de bras sa serviette et à ses pieds son slip de bain, la forme parfaite de
cette statue à laquelle le sang donnait vie. Je savais qu’il en était de même
pour Gérard, car nous étions presque semblables, bien qu’il eût quelques
mois de plus, que ses yeux fussent plus sombres et ses cheveux plus clairs.
Gérard se retourna sur l’herbe. Il avait joué le jeu et la chaleur, le frappant
à la tempe, l’avait endormi. Du visage je ne voyais que la joue. Je restais
immobile. Mon sang frémissait dans mes jambes et dans mes bras, je
résistais pour ne pas poser ma tête contre la sienne, pour ne pas l’enlacer.
Gérard dormait, et je veillais en plein soleil, le corps penché sur lui,
troublé par sa chair que sa chemise déboutonnée enveloppait d’une clarté
douce, alors que le soleil me cravachait les épaules de ses invisibles
lanières.
« Gérard, Gérard. » Je l’appelais tout doucement et il n’entendait pas ; il
m’était volé par une autre vie où à son tour, jaloux d’une étreinte dont son
corps était exclu, peut-être me veillait-il ? « Gérard, Gérard », suppliais-je.
Le son venait de plus loin que ma gorge ; était-ce la voix de l’âme, cette
imploration vers un être que je ne pouvais plus rejoindre et qui aurait
toujours pour se cacher le labyrinthe du sommeil ?
Une immense tristesse me serra dans ses bras : tout me parut sombre, la
vie était sans but si Gérard si facilement m’échappait et si je pouvais si
facilement mettre entre nous ce désert qui n’appartient ni à la mort ni à
l’existence, et dont le sable engourdit les paupières. L’assoupissement de
Gérard était déjà l’éternité.
Jusqu’à ce jour, sa présence m’avait suffi pour ignorer qu’à dix-sept ans
l’amitié est un nom de l’amour. Pour la première fois, un Gérard
introuvable me désemparait. J’arrachai, je ne sais pourquoi avec violence,
une tige d’ivraie et laissant ma mélancolie près de mon cousin, je me
tournai du côté de l’eau dont j’étais le plus proche, j’écartai des branches
basses, m’allongeai, trempai la plante jusqu’à mes doigts. La tige
disparaissait après avoir creusé un pli, mais l’onde ne réfléchissait ni ma
main, ni ma bouche penchée sur elle ; je ne distinguai, sur les bords, qu’une
ombre d’un vert plus gris qui était le reflet des reflets des arbres. Par
moments, comme une pierre lancée de la berge, un éclat de soleil tombait
en plein milieu, soit qu’en bougeant une feuille livrât une bande de rivière à
sa fronde gigantesque, soit que, baissant insensiblement à l’horizon, il
changeât une écorce qui paressait sur l’eau morte en barque lumineuse.
Je dus cueillir une autre tige, ayant abandonné la mienne au léger courant
près du bord, puis je la laissai aller à son tour, comme si je ne savais plus si
ce n’étaient pas mes désirs que j’abandonnais. Ce jeu me passionnait,
délassement de jeune Narcisse dont l’eau ne voulait pas refléter le visage.
La tige s’enfonçait, disparaissait, et je recommençais, une autre, puis une
autre, pour m’obliger à ne pas regarder derrière moi le corps sans défense
de mon cousin. Soudain quelque chose en moi se brisa– était-ce l’orgueil ?
–, je me tournai vers Gérard et lui effleurai les cheveux. Une voix me
soufflait « prends-le dans tes bras. » Il gémit dans son sommeil, écarta des
bras d’aveugle, et, sans savoir ce qu’il faisait, m’attira contre lui, me fit
tomber et me serra de toutes ses forces. Une moue déformait ses lèvres.
J’étais sur lui, mais sa respiration, sa chaleur, son souffle devenaient miens.
Le mystère d’un corps que l’on tient dans ses bras m’apparut simple et
terrible : à qui appartenait-il ? Le sommeil l’éloignant de la terre l’emporte
déjà dans des contrées inconnues, sa solitude est une petite figure de la
mort.
Je crus que Gérard en me serrant se vengeait de l’eau que je lui avais
lancée, j’essayai de me dégager, lui dis : « Gérard, lâche-moi » ; mais
bientôt je fus certain qu’il ne feignait pas de dormir.
Le soleil lui fardait le visage d’or, agrandissant ses paupières où les cils
n’avaient plus d’ombre, poudrant ses cheveux dépeignés, ourlant l’oreille
d’un rose transparent et mettant autour de son cou de victime renversée des
perles de sueur. Dans une minute, dans une seconde, il se retournerait sur le
sol, s’étirerait, je n’avais qu’un instant pour guetter son abandon. Le corps
de Gérard dormant avait l’immensité nocturne ; je posai l’oreille sur son
cœur. De si près, sa bouche devenait la bouche d’un oracle, j’étais prêt à
tous les sacrifices pour y entendre le mot amour.
Il me serrait toujours lorsqu’il ouvrit les yeux, et avant que le réveil ne lui
rendît la mémoire, j’eus droit au sourire d’un visage que je ne connaissais
pas... Mon cousin montrait aux autres une figure romantique et sournoise,
dont le charme agissait dès qu’on lui avait dérobé un regard. J’étais pourtant
le seul à connaître le vrai Gérard. Souvent je lui avais pris la tête lorsqu’on
luttait, et la renversant en pleine lumière, je l’avais forcé à me montrer ses
prunelles, jaunes, tachetées de vert et de brun. Et chaque fois, pour ne pas
m’y perdre, je le relâchais.
Un matin, nous nous disputâmes au sujet d’un livre qu’il jurait m’avoir
prêté et qu’il avait dû oublier dans la grange où il aimait s’isoler, et où je
l’avais surpris plusieurs fois à l’improviste, du feu aux joues comme
quelqu’un sortant d’un songe charnel : l’inévitable corps à corps s’ensuivit,
mais il ne triomphait jamais quand il s’abandonnait à la colère, et je
l’étouffai bientôt entre mes jambes, m’assis sur sa poitrine, lui demandai
s’il consentait à se rendre. La haine brillait dans ses yeux. « Non », souffla-
t-il. « Je serre, alors », et avec le même calme que je prononçais cette
phrase, je lui pris le poignet et le tordis. Son front devint écarlate, j’effleurai
sa joue brûlante et rejetai avec désinvolture les boucles qui retombaient sur
ses sourcils. Il ferma les yeux, je le sommai de me regarder, accentuai ma
prise. Tout à coup, comme pour me voler mon visage, il me dévisagea, les
cils pleins de larmes. Je le lâchai. Il ne bougea pas. Son visage était devenu
grave, les prunelles toutes noires, immenses ; les cils, les sourcils et les
cheveux scintillaient d’une sueur lourde, et une secrète douceur dans sa
joue et autour de sa bouche appelait des coups : la douleur m’avait révélé sa
tendresse, sans doute celle qui passait sur ses traits comme le souvenir de sa
mère. Je me levai, il resta sur le sol, et la dernière vision que j’eus avant de
sortir fut celle de ce garçon bruni, dont une des jambes barrait le tapis de
toute sa force, tandis que son autre genou s’était redressé et mettait par le
jeu des muscles à peine devinés sous la peau radieuse une attitude
d’insolence dans sa pose humiliée.
J’aurais donné tous les jeux, les provocations, les désirs maladroits, ce qui
dans une journée coupait le temps en gestes inoubliables, pour que Gérard
se montrât à moi sous son vrai jour. Mais il me mentait comme aux autres.
Si contre eux cette façon d’être le protégeait, de quoi cela le défendait-il
contre moi ? Craignait-il de perdre un pouvoir dont la tyrannie n’avait de
raison apparente que sa belle figure ? Ne savait-il pas qu’un charme plus
profond nous aurait unis ? Et par des mouvements d’humeur volontaires, il
cachait ses désirs les plus naturels, comme le matin, pour me dire bonjour,
de me baiser la joue. Il avait peur de ses élans, peur de la tendresse...
En me souriant, il avait cet air que je voulais lui voir et je sentis que le
sang me quittait comme si on me frappait au cœur.
Nous nous dévisagions en silence, le souffle court et retenu, le sang
battant dans les tempes, dans les bras, dans les reins. Moi aussi, je devais
être beau, car Gérard me contemplait, bouche ouverte.
Quelle lutte obscure dans nos corps, quelle longue lutte de soi contre soi !
La moitié de moi-même était Gérard, l’autre le repoussait. C’était un
moment de délice et de torture ; déjà j’imaginais le retour, Gérard marchant
tête basse, devant moi, dans la rage d’un après-midi où nous n’aurions point
vaincu notre orgueil. Alors, poussé par tout mon sang, je me courbai sur le
visage que j’aimais, je franchis l’obstacle chaud de son souffle, et les lèvres
entr’ouvertes je sentis sous elles des lèvres qui s’ouvraient. Nous n’osâmes
plus bouger, maladroits et fiévreux. J’avais toute sa petite figure sous moi ;
Gérard se muait pour mon corps en ces deux lèvres massives que je baisais.
De nombreuses fois, nous perdîmes le souffle et nous le reprenions en
respirant un air semblable sans nous désunir ; jamais mon cœur ne fut plus
grand et jamais la joie ne me parut si proche d’une douleur physique. Mon
visage, il l’avait tant baisé, qu’il me semblait fait de dix mille bouches.
Nous étions des garçons nouveaux, le passé n’existait plus, notre amitié
enlevait son masque de guerre, et lentement, sur nos vrais visages, l’amour
allait poser ses mains et nous crever les yeux. Combien de temps restâmes-
nous, la bouche collée sur les lèvres de l’autre, dans un attouchement où le
moindre geste nous aurait blessés ? Je ne sais, mais ce furent des heures, et
quand n’y tenant plus je pensais être dans un autre monde, je sentis de
nouveau la langue de Gérard qui cherchait la mienne. Je découvris son
palais comme un véritable palais, avec l’émerveillement des enfants dans
une demeure mystérieuse, puis je lui cédai ma bouche, et dans la fougue de
mon premier désir je roulai à son côté. Nous nous embrassions avec une
violence de gladiateurs jouant leur vie. Et toujours, je regagnais sa bouche
comme si c’était là, pour jouer encore sur les mots, le seul palais où l’on
rendait hommage à notre amour. La salive de Gérard avait une fraîcheur
d’eau, mais son baiser la rendait brûlante. D’une voix tellement basse que je
dus le lui faire répéter, il me dit : « Tu es beau. » Mon regard lui répondit
combien je l’admirais : ce furent nos seuls serments d’amour.
Tout était pareil et tout différent. Le jour d’été n’était plus un jour de
vacances près de la rivière, mais le premier jour du monde. Une trappe se
refermait sur nous et pourtant nous étions libres de courir comme par le
passé.
Être à dix pas l’un de l’autre, c’était déjà se quitter, car le premier
mouvement de l’amour abolit le temps, abolit les rêves, les paroles, les
insurrections contre celui qu’on aime, mais non l’espace. Il existe plus que
jamais, absolu ; et il faut le lent cortège des chagrins et des moments de
bonheur pour que ceux-ci déroulant à travers les horizons leur longue
théorie, les bois, les champs, les rivières parmi lesquels ils ont vécu
deviennent des liens pour les amants.
Nous ne détachâmes nos lèvres que pour nous regarder les yeux dans les
yeux, nos visages à une bouche l’un de l’autre. L’amour était ce jardin
merveilleux dont nous avions enfin osé franchir la grille pour en cueillir les
fleurs de chair.
Je mis ma joue sur celle de Gérard ; je voyais les arbres du côté de leur
ombre, paysage à la fois sombre et éclatant. Entre deux buissons, j’avais
devant moi toute la plaine au-delà de la Loire, les bosquets d’arbres petits
comme des mouches, les champs de blé, les terres nues entre des vignes
dont les lignes parallèles montaient à l’assaut des lointains. L’été rayonnait.
Les hameaux, perdus dans les bois, une vitre miroitante les trahissait une
seconde, puis le bleu violacé de leurs tuiles se reconfondait avec les vignes
et les pruniers. C’était la lumière de l’amour.
Une tendresse violente me rendait sensible tout le corps ; sous la mienne,
la joue de Gérard était chaude ; je lui touchai de la main l’autre joue,
caressant de la paume ses courbes qui, malgré une fossette voluptueuse,
presque au bas, lui dessinaient déjà son visage viril, comme s’il était
indigne d’offrir à la vie une tête d’adolescent, à elle qui aimait tant
souffleter des visages d’hommes.
Gérard se dégagea pour s’étirer, et m’attirant à lui me lécha une oreille
avec une douceur qui amollissait mon courage. Je fermai les yeux, j’avais
en moi tout un paysage que nous étions les seuls à voir. L’eau réfléchissant
des arbres irréels semblait dorée. À contrejour, le val, les bois déroulaient
leur illusion ; je n’étais plus sur l’herbe, il n’y avait pas de Loire, ni
d’horizons, ni de champs bleutés, ni de vignes. Seul vivait ce garçon brun
dont l’odeur de fruit m’envahissait sournoisement, et dont la chemise
ouverte sur la peau jaune, le pantalon étroit, le tee-shirt roulé sous la tête
étaient le gage d’un miracle auquel je croyais puisque ces vêtements banals
devenaient les instruments d’une adoration qui ne les rendait pas moins
grands que la lyre, l’égide ou les talonnières des dieux. Nous étions à l’âge
où les symboles avaient un sens direct dans nos vies. Je portai la main de
Gérard à ma bouche, écrasai mon visage dans sa paume ; il écarta les doigts
et me serra doucement tandis que mes lèvres, appuyées dans le creux de
cette paume, au cœur des lignes de chance et de vie, voulaient s’y inscrire
par leur baiser. Je me levai d’un bond ; alors Gérard, sachant que nous
venions de passer le plus beau jour de notre été, que c’en était un peu la fin
puisque le soleil prenait sa teinte de sang pâle, et qu’en nous-mêmes il y
avait une lenteur étonnante pour ne rien perdre de nos gestes, des couleurs,
des bruits, Gérard, encore à demi couché sur le sol, enlaça mes genoux et y
pressa ses grosses lèvres. Le temps courait autour de nous.
Le soir, nous dînions à huit heures. Nous avions tout oublié, cela ferait un
drame à la maison.
Maintenant le jour tombait ; la courbe de l’horizon glissait dans les cieux
crépusculaires.

Nous reprîmes sans passion le chemin du retour. Nous marchions malgré


nous, laissant derrière nous les ombres de deux garçons à leur premier
rendez-vous d’amoureux.
Quand nous poussâmes la grille du parc, mon père s’y tenait et, sans que
j’eusse le temps de me protéger, il me rejeta, d’une gifle, la tête en arrière.
Gérard eut ensuite son compte et nous traversâmes la pelouse en silence. On
nous attendait depuis longtemps.
La maison était illuminée ; il y avait du monde et, sous l’œil ironique de
quelques sages adolescents dont les parents daignèrent ne pas nous voir,
mon père nous jeta dans l’escalier et nous enferma chacun dans notre
chambre en raflant tout au passage, disques, livres et jusqu’à des jeux de
fléchettes qu’il découvrit. J’essayai d’allumer : les plombs à l’étage avaient
été enlevés. Comment rejoindre Gérard ? En bas, on s’amusait ; j’avais
faim, une pièce vide séparait nos chambres. J’attrapai un dictionnaire et je
cherchai l’alphabet morse, mais il aurait fallu frapper trop fort pour
correspondre. J’essayai un trousseau de clés que j’avais, je ne sais pourquoi,
volé dans une armoire : aucune n’ouvrait.
Des pas dans le couloir précédèrent mon oncle. Il essaya le ton paternel :
« Qu’avez-vous fait de beau cet après-midi ? » Suivirent des suppositions
plus ou moins aimables. Je gardai le silence.
« On ne vous demande pas grand-chose pourtant. Tu n’as rien à dire ! Eh
bien, puisque c’est ainsi, nous ne viendrons vous voir que demain à midi :
le jeûne et le silence seront de bon conseil. Nous, nous allons chez les
Decazes faire une murder-party, et caetera. Bonsoir, mon ami. » Il sifflota,
en refermant la porte : « Dans une tour de Londres. »
Il fallait agir. À ce moment un léger bruit m’attira au carreau. J’ouvris.
Gérard s’était collé au mur et de cette façon avait franchi les huit mètres qui
séparaient nos fenêtres, sur l’étroite corniche courant autour de la maison. Il
pouvait dix fois glisser et se blesser à mort.
Il me sauta dans les bras : « Mon père est venu ; on est tranquille jusqu’à
midi maintenant. » Nous restâmes un moment silencieux à épier les bruits.
Puis les voitures s’en allèrent, et nous pûmes à nouveau écouter le
mouvement de nos cœurs. Ils battaient vite : cette nuit serait une nuit
d’amour.
II

Je m’éveillai, et aussitôt refermai les yeux, ébloui par le jour. Je me


tournai, touchant un corps près de moi. Alors, je me rappelai tout, et je me
serrai avec tendresse contre l’épaule de Gérard. Il dormait, à plat ventre, la
tête de mon côté, les lèvres écartées par un léger souffle, les cheveux
ébouriffés, le corps découvert jusqu’à la taille et une seule jambe dans la
couverture rouge. La nuit chaude nous en avait peu à peu dévêtus, de telle
sorte que nous reposions à demi sur un drap chiffonné et à demi sur une
étoffe de sang prise sous une jambe de Gérard. L’autre luisait, d’une sourde
lueur de métal jaune ; je pouvais suivre la ligne noire de son corps, de sa
cheville à son aisselle, qu’à peine sa respiration faisait tressaillir, et je tirai
doucement l’étoffe roulée autour d’une cuisse, comme si Gérard sortait de
la pourpre, car il y avait dans la couleur de sa chair le même éclat sombre
de sang et la même splendeur, pour avoir entière sous les yeux cette statue
de garçon endormi.
Une délicieuse fatigue me broyait chaque membre, et surtout le bas de la
nuque. Nous nous étions livrés l’un à l’autre, jusqu’à ce que nos forces
épuisées nous eussent laissés sans défense. Nous avions en une nuit voulu
connaître tous les secrets de l’amour ; et la rage présidait à cette découverte,
à tel point que l’aube éclaira dans ces corps repus, mais non rassasiés, deux
jeunes amants doublement mâles par leurs façons de se prendre et de se
donner.
Je posai la main sur son dos, à l’endroit où une mince bouche de soleil
mordait la chair, car le soleil s’infiltrait par toutes les fentes des contrevents
pour connaître la suite de notre histoire. J’étais si las que de nouveau je
m’assoupis. Gérard bougeant me réveilla tout à fait. La nuit sortait de ses
yeux. Il ressentait ma lassitude : sa nuque et ses jambes étaient brisées.
Nous étions étendus l’un près de l’autre, sans force, semblait-il, mais notre
jeunesse exigeait une aurore triomphante...
La chambre était assiégée par le jour ; de longues flèches d’or se fichaient
dans les murs, à terre, sur le lit où elles transperçaient si bien nos corps
qu’ils ne faisaient plus qu’un, dominé tour à tour par l’un ou l’autre visage.
Nous restâmes un temps immobiles après le plaisir ; j’enlaçai Gérard et,
lentement, je le caressai. Je me croyais parti à l’aventure, dans l’océan du
ciel, le lit pour vaisseau, et ce beau garçon nu couché près de moi devait me
faire chavirer. Il se retournait sans cesse, sa hanche se frottant à ma paume.
Ma main ne finissait pas d’épuiser la douceur de cette peau résistant à ma
chair, et aussi appelant la prise, et plus que la prise la morsure, et plus que
celle-ci le coup qui romprait par sa domination l’orgueilleuse beauté d’un
corps qui possédait de lui-même toutes les formes du désir, le toucher et la
vue. Et l’ultime possession, l’idée d’entrer dans un corps ne signifiait rien
que l’impuissance à être l’autre. Je ne voulais pas seulement pénétrer en lui,
je voulais le dévorer idéalement ; m’emparer de lui, être dans sa peau ne
changeait rien au recommencement infini de nos caresses. Nous restions
silencieux, le simple effleurement de son épaule me faisait bander. Mille
fois je passais la bouche sur son oreille, mille fois ma joue se caressait aux
cheveux de sa nuque, ma main descendait le long de son dos, mon sang
s’arrêtait, mille fois je touchais un corps différent. Vaincu par sa nature
lascive, il prenait l’oreiller dans ses bras et s’abandonnait. Pas un pouce de
son corps ne m’était étranger. La vie, sous les apparences de ce garçon
vigoureux, avait ainsi marqué le chemin de mon avenir. Adieu les lycées où
j’apprenais à devenir comme les autres ; me révoltait maintenant cette
culture artificielle des fleurs de la réussite. Je me voulais libre, libre d’aimer
un corps comme le mien. Je me bâtissais une forteresse de cristal autour de
notre vie, sachant bien que les autres essaieraient de la briser. Je pressentais
les refus de mon cousin, ses mensonges croulant comme des châteaux de
cartes au premier appel de son père à sa fierté virile, la mort qui le guettait
s’il apportait à la comédie des grandes personnes le même sérieux qu’à ses
amusements de gosse. Je me rappelais une des premières scènes où nous
commençâmes vraiment à être amis : c’était à Paris, en seconde, à Carnot.
Nous avions quinze ans. Personne n’aimait Gérard ; il n’avait pas de
camarades, car avec tous il se montrait hautain et paraissait s’ennuyer. On
connaissait également son ardeur de jeune brute à la bagarre ; avec lui,
même s’il avait le dessous, les coups de poing faisaient mal à donner autant
qu’à recevoir.
Il ne daignait pas prendre part aux chahuts, avait une façon solitaire de
refuser l’autorité, comme par exemple de dormir sous l’œil même des
professeurs qui pourtant lui témoignaient une indulgence coupable. Un seul
l’avait pris comme cible favorite. Il présidait aux destinées du français et
des études latines, selon les bulletins de notes. Entre nous, nous l’appelions
« Oum-oum ». C’était un homme très jeune, au long visage mince, que nous
trouvions beau, et qui usait envers Gérard d’une ironie machiavélique,
l’interrogeant toujours sur les règles de syntaxe, le faisant lever au milieu
du silence pour moquer le style poétique de ses versions et l’accabler avec
l’aide de Cicéron et de Catulle.
Gérard opposait une moue impassible et relevait fièrement la tête, quand
les rires saluaient une flèche particulièrement adroite. Lui, si indifférent au
travail et qui, au moment où les professeurs lui avaient montré, devant toute
la classe, qu’ils le considéraient comme un être charmant, mais fort surtout
au ping-pong ou au tennis à la suite de quelques matches fulgurants où on
lui avait vu mettre hors de combat des champions incontestés, consentait
alors à provoquer leur étonnement après l’admiration par une de ces
compositions insolites dont sa fougue et sa solitude juvéniles avaient le
secret. Oum-oum, blessé à vif par un Tacite spécialement réussi, ne lui
pardonnait pas.
Comme tous les garçons de quinze ans, nous avions formé un royaume
défendu par des lois spartiates que nous subissions de plein gré. Nous
avions un code, des rites, des droits. Il existait un conseil secret pour
contrecarrer les projets séditieux ou chaque manœuvre qui tendait à
l’absolutisme. À sept, nous représentions un petit comité de salut public,
faisant régner une terreur cuisante par les poings de nos tueurs chargés de
supplices inventés pour distraire nos moments de détente ou satisfaire une
naturelle cruauté, dans la cour et à la sortie, sur les fanatiques des autres
classes. Notre bon plaisir s’exerçait sous mille formes : nous avions mis
tour à tour à la mode le romantisme des gilets écossais, les sticks, les
cheveux longs, puis à la Titus, accompagnés d’un langage de bagnards. À
notre poignet, un bracelet d’argent, comme en portent les soldats,
commémorait par une encoche à la lime les exploits de notre club.
Gérard vivait hors de ces règles. Bien qu’une sourde hostilité se
manifestât contre lui et son insolence, notre parenté le couvrait, tant que le
groupe me voulait l’un des chefs de clan.
Avant les cours, le boulevard Malesherbes était notre port d’attache. Nous
arrivions par petits groupes et, le trottoir du lycée atteint, j’abandonnais
Gérard à son attitude de franc-tireur. Nous organisions là des boycottages,
tout en courant après les filles et en échangeant nos solutions de maths. Cet
après-midi-là, comme nous avions décidé d’une seule voix plusieurs jours
auparavant une mise en scène infernale, et qu’à cette résolution l’absence
du proviseur n’avait pas été sans apporter un immense secours, nous
rentrions surexcités au lycée. Gérard seul ne savait rien ou feignait de ne
rien savoir et, lorsque je rejoignis les forcenés de la bande, ils
m’interrogèrent :
— « Et Monseigneur ton cousin, que fait-il ? »
— « Il ne fait rien », répondis-je.
— « Eh bien, va l’affranchir. »
Je m’approchai de Gérard, lui parlai sans préliminaires du réveil sous
l’estrade, de l’acide dont le tiroir de « Oum-oum » était plein, des versions
latines dont pas une n’était le devoir prescrit, mais faites chacune comme
une bande dessinée, du chœur parlé que nous avions mis au point sur les
strophes d’Esther et des cris de démons qui couvriraient d’une clameur
l’essai du prof, quand il voudrait ouvrir une porte soigneusement verrouillée
après son entrée dans notre repaire.
Gérard haussa les épaules : « Mes compliments, me jeta-t-il au visage, on
donne dans l’opéra-comique maintenant ! »
J’avouai avoir rimé les chœurs, apporté le réveil. Il devint plus sombre, je
prévoyais un drame ; rebuté par Oum-oum, Gérard s’appliquait à traduire
ses versions sans juxta, et l’inquiétude, pendant les cours de latin, lui
donnait une beauté troublante. Il baissa la tête. Un garçon le poussa : « Si
t’es un jaune, on en a marre, t’auras ton compte et on te l’arrangera comme
il faut, ta beauté ! » Le Rubicon était franchi.
Le cours commença dans une atmosphère de fièvre glaciale que des bruits
divers troublèrent peu à peu, faisant monter la voix de celui qui lisait au
registre des orateurs de la Constituante. Oum-oum s’énerva, frappa d’un
coup sec sa règle sur le bord du bureau. Un éclat de rire violent déferla,
immédiatement étouffé. La règle, habilement sciée, était en morceaux. Un
silence lourd nous collait à nos bancs. Oum-oum nous regardait et c’était le
regard du dompteur qui sait qu’il va être dévoré. Alors, le réveil sonnant, la
voix d’un captif s’éleva sur un fond de murmures :
« Pleurons et gémissons, mes compagnons fidèles,
« Aux pleurs amers donnons un libre cours,
« À nos efforts les Latins sont rebelles :
« Tuons-les tous et sans autre discours... »
Une autre voix plus claire enchaînait : le chœur était merveilleusement
scandé. Nous étions trente contre un. Oum-oum avait du mal à encaisser le
coup et récupérait lentement. On attendait qu’il se levât, qu’il courût de l’un
à l’autre. Nous l’avions prévu, aussi avions-nous des doublures, au cas où
l’un des récitants se verrait pris à partie. Après, il y aurait la ruée vers la
porte, mais nous en avions vérifié les gonds et ils tiendraient jusqu’à notre
chœur final. Il fallait que le spectacle allât jusqu’au tableau de Oum-oum
vainqueur de la serrure !
Mais Gérard se retourna, arrachant le papier dont un garçon sans mémoire
s’aidait pour ses deux strophes. Oum-oum attendait un geste : il l’avait et en
deux bonds il fut sur mon cousin, le prit par la manche, le traîna au pied de
l’estrade. La classe ne respirait plus. Le geste de Gérard était l’aveu de son
innocence, il suffisait d’un mot pour qu’il arrangeât tout : il s’enfonça dans
son silence habituel. Oum-oum couvait Gérard comme une proie, puis,
comme si le garçon n’avait pas existé, il souleva le bureau, mit le réveil sur
le bord, et lança d’une voix neutre : « À qui est cet instrument ? »
Personne n’eut le temps d’ouvrir la bouche, tout ce qui suivit fut rapide
comme un coup de fouet. Gérard avait répondu : « Ce réveil est à moi,
Monsieur. » Et Oum-oum, coléreux et tragique, d’un revers de main gifla
Gérard qui tomba sur les marches de l’estrade, à genoux.
Je l’admirai ; c’était une de ces scènes silencieuses qui marque les êtres
pour la vie. Il se releva, mais Oum-oum avait résolu de le corriger et,
s’emparant de la règle à dessin qui pendait à un clou à la droite du tableau,
il lui cingla les fesses, les cuisses, et jusqu’aux épaules. Émus, nous
écoutions le souffle du professeur jaillissant de sa bouche comme un
gémissement tiré de tout son corps par la beauté de l’adolescent. Celui-ci
serrait les poings, se mordait les lèvres. Je comptai quinze coups, il y en eut
d’autres.
Un peu plus tard, Gérard retourné à sa place, nous avions rouvert nos
livres et une morne ivresse nous maintenait dans cette salle où le vide du
tableau noir gardait encore inscrit le bras levé d’un homme sur un garçon
brun que les coups touchaient comme s’ils étaient les cris assourdis de nos
cœurs.
Nous avions cours de chimie ensuite et lorsque nous sortîmes, le vent
d’automne balayait les feuilles mortes. Je retrouvai ma faction sous le
préau. Gérard n’était pas sorti. Christian, le garçon qui l’avait, l’après-midi,
traité de lâcheur, me dit : « Nous lui réglons son compte ce soir ; nous
sommes tous d’accord, toi aussi ! » Il n’y avait plus qu’à attendre. Mon
cousin parut avec quelques élèves et traversa le préau. Christian lui barra le
passage, mains dans les poches : Gérard comprit, il recula et s’adossa contre
une colonnette de fer, dans un cercle qui lentement se resserrait. Il n’eut pas
une parole, prêt à se battre. De tous côtés, il y avait des visages dont le soir
cachait la passion.
Michel, un des sept, eut la férocité de lui décrire ce que nous voulions
faire : nous avions de l’encre indélébile pour lui dessiner sur les fesses la
croix de Malte qui était notre insigne, et un fouet pour la lui faire entrer
dans la peau. Gérard roula son imperméable et avec sa serviette le posa
contre le pilier. Un garçon lui saisit l’avant-bras, un coup de poing lui fit
lâcher prise. Il y eut un moment d’attente ; le vent, la poussière, le préau à
peine éclairé avaient la teinte violette du sang autour des blessures. Deux
garçons se jetèrent tout à coup sur Gérard, tête baissée, sans souci de ses
poings, et l’immobilisèrent contre la colonne ; deux autres lui enlacèrent les
genoux ; Maurice, jeune démon au nez de boxeur, ouvrit la veste, arracha la
cravate, et fit apparaître, dans la lumière pâle de la chemise déboutonnée, le
torse vigoureux de mon cousin. Celui-ci essayait vainement de lutter, de
larges gouttes de sueur collaient ses cheveux sur les tempes et les faisaient
reluire. Maurice déboucla la ceinture.

Gérard ferma les yeux, se laissa faire. Je fus seul à voir couler sur sa joue
une larme. D’une voix brutale je criai : « Arrête ! Qu’un seul se batte ; si
Gérard gagne, il sera libre. » Même une victoire sur Gérard meurtri faisait
hésiter. Christian suggéra insidieusement : « Eh bien, vas-y... » Je laissai à
Gérard le temps d’ôter sa veste et de refermer sa chemise. Il croyait comme
eux tous que je voulais l’humilier ; il rassemblait ses forces pour que j’eusse
à faire appel à toutes les miennes ou qu’il perdît conscience lorsque, les
épaules à terre, il serait la proie de ces garçons qui, sans pudeur, se
jetteraient sur lui. Nous nous ruâmes l’un sur l’autre et roulâmes sur le
ciment. Gérard me brisait le cou, je me rendis compte que ses genoux et son
dos lui faisaient mal, sans doute depuis la fustigation de l’après-midi, et je
le saisis à pleine taille pour lui prouver que je pouvais le vaincre. Nous
étions visage contre visage et le vent nous emplissait la bouche de débris de
feuilles et de poussière. Sa prise se détendait peu à peu. Dans un sursaut,
comme pour me dégager, je renversai notre couple et de tout le dos
j’épousai le sol. J’entendais son cœur à travers la chemise déchirée, une
odeur de triomphe montait de son aisselle. Nous nous relevâmes. Il ramassa
ses affaires et partit sans dire un mot.
Quand nous fûmes sur le boulevard, un garçon du groupe résuma
l’opinion : « Il est préférable qu’on se casse la gueule en famille ; c’est un
tigre ce gars-là ! » Mon étoile risquait de s’éteindre, mais j’étais heureux
d’avoir fait briller celle de Gérard.
Quand je rentrai à la maison, il n’y avait que quatre couverts. Gérard avait
prétexté des maux de tête et voulu se coucher tout de suite. Je n’osai
monter, pourtant toutes mes pensées allaient près du dormeur. Je l’imaginais
dans un enfer de draps. Le repas fut morne ; à tout instant j’étais distrait par
des questions auxquelles je répondais par monosyllabes, et je devais sans
cesse reconstruire avec l’obstination du chercheur d’or les images qu’on me
forçait d’abandonner. Essayant de ne pas quitter la table trop vite, j’ouvris
enfin la porte de Gérard. Il était à genoux près du lit, une main allongée sur
le drap, l’autre le long du corps. Sur la jambe la plus proche de moi, il avait
remonté sa chaussette de laine et une petite tache brune la collait à la peau.
L’autre jambe était nue malgré des raies dont le sang avait séché : on aurait
pu s’en étonner, j’étais heureusement le premier à les voir. Il avait retiré sa
veste. Entre son pantalon et la chemise remontée dans le dos, ses reins
luisaient ; la peau mate me révélait mes goûts profonds, et déjà j’imaginais
autour de Gérard des prairies et des bois où nous devrions être nus. La
tristesse me serrait la gorge.
Ses yeux étaient clos, à la lumière de la lampe des larmes tremblaient
encore à leurs cils ; je lui secouai l’épaule, mais il ne bougea pas. Je le pris
dans mes bras et le hissai sur le lit ; la place où il avait posé son visage était
humide. De cette douleur secrète la fatigue avait eu raison, mais je ne
pensais pas que je l’avais sauvé ni qu’il m’aimait.
Le lendemain, c’était jeudi : Gérard semblait n’avoir aucun souvenir des
scènes de la veille ; il porta seulement quelques jours un chandail sur sa
chemise sous le prétexte que nous approchions de l’hiver, et parfois, en
cachette, il me sourit...

Sans me lasser, je touchai et retouchai son large dos, divisé par cette ligne
à laquelle les corps doivent leur aspect de fruits. Gérard m’arrêta la main au
bas de ses cheveux. Je sentais le cœur de mon cousin frapper dans ma
paume à travers sa nuque frémissante.
La barrière de l’orgueil physique renversée, une autre barricade plus
secrète se dressait en nous-mêmes : elle laissait passer les soupirs, les
murmures de volupté, les cris du plaisir, mais arrêtait les cris d’amour.
Depuis la veille, nous avions fait mille pas l’un vers l’autre et mille pas
nous éloignaient encore, malgré moi, malgré lui.
Gérard se souleva ; je retrouvai dans son haleine chaude toute une nuit
perdue à vouloir nous anéantir. Nous ignorions que l’amour exige deux
corps, non pour les fondre, mais pour les jeter l’un contre l’autre, désireux
chacun d’arracher la proie de son plaisir. Avions-nous fait comme les
autres ? Je n’avais pas cessé en l’aimant de prononcer en moi-même son
prénom et de son côté, j’en étais sûr, il avait dit le mien, mais nous
attendions autre chose d’imprononçable...
Il mordait dans les baisers pour retarder l’offrande de sa bouche ; cela le
faisait rire et lorsque, agacé, je lui tenais les lèvres entre les doigts, leur arc
s’entr’ouvrait et je buvais à cette coupe le vin de l’étourdissement.
D’instant en instant, le jour s’infiltrait plus clair par les rideaux ; nous nous
levâmes. Les rais du soleil à travers les contrevents et les arbres nous
mouchetaient comme des léopards. Gérard s’étira. Sa souplesse et son
visage, dont le matin faisait un mufle, augmentaient cette apparence féline ;
l’odeur sensuelle de la nuit qui rôdait dans la chambre semblait sortir de sa
peau.

Je repoussai les contrevents. Une marée de lumière inonda les murs, les
meubles, le lit. Le rouge de la couverture fut plus vif, les draps plus
froissés. Le flot de l’air chassait les senteurs nocturnes, égarées dans les
coins. Nous étions nus en plein soleil. Gérard plissait les yeux pour me voir,
car j’étais à contrejour, le corps environné d’une frange de lumière. Lui
m’offrait sa poitrine que le souffle soulevait avec la douceur d’une main
d’amoureux, et une petite gueule rieuse où se lisaient tous mes baisers.
Nous refîmes le lit. Nous avions retrouvé la nudité du monde, et ce fut
l’heure qui nous força à nous glisser dans nos vêtements, mais le charme ne
fut pas détruit : une intimité violente rendait inutiles les paroles et chaque
geste de Gérard me projetait dans un pays nouveau. J’étais inquiet d’en
revenir, les jours allaient me satisfaire, Gérard n’avait rien de commun avec
les autres.
À ma montre il fut huit heures. Notre cousine se levait tard. Les autres
n’étaient sans doute pas rentrés, car aucun bruit ne rendait la maison
vivante. Par précaution, nous convînmes que Gérard devait regagner sa
chambre. Mes bras se refermèrent sur lui pour un adieu de quelques heures,
et déjà nous craignions cette courte absence. Si heureux étions-nous, si
heureux avions-nous été, le moment d’une séparation fugitive nous montrait
le ciel serein sous les couleurs de tempête, le soleil noir, nos cœurs
immenses.
Comme si sa chambre était au terme d’un long voyage, je lui baisai les
yeux, le front, les oreilles ; il posa ses lèvres sur ma joue et les appuya si
fort qu’elles y restèrent un instant marquées. Deux fois il fut sur le point de
passer la fenêtre : deux fois il revint me prendre contre lui et me renversa la
tête pour fixer mes traits dans ses prunelles. Enfin, s’arrachant à regret à
notre amour, je le vis enjamber la croisée, emplir un instant la chambre de
son ombre, et comme un garçon surnaturel disparaître dans le jour.
Un long moment je demeurai immobile. Je voulais déjà rejoindre Gérard,
et de seconde en seconde le temps rendait fou ce désir. Ainsi, la fragile
durée humaine me dérobait mon cousin, comme l’escamoteur rend
l’illusion à l’illusion. Quelques minutes suffisaient pour achever une nuit
trop belle, moins encore avaient été nécessaires pour que mes jeunes années
et celles de Gérard suivissent les mêmes chemins, et qu’à cet âge où tout
prend les proportions du destin, nous fussions placés brusquement un soir
face à face, dans la maison qui allait devenir la nôtre. Je me rappelai le
silence de mon père, sa tristesse qui n’était pas ma tristesse, lorsque tout fut
vide après la mort de sa femme. Gérard avait connu le même isolement.
Nos pères, peu rapprochés avant ces deuils, se décidèrent à simplifier leur
vie et se souvinrent ensemble de leur bonheur de jeunes hommes ; leurs
affaires achevèrent de les lier et il leur fut naturel de nous unir pour une vie
commune, sans souci de nos tendresses et de nos fiertés.
Mon père m’avait annoncé leur décision, un soir, à mon retour de classe :
le lendemain, une cousine viendrait me chercher à la sortie des cours, car
les meubles seraient déménagés dans la matinée. Il se croyait sûr que mon
cousin Gérard et le grand jardin derrière notre nouvelle maison, boulevard
Malesherbes, me rendraient très heureux.
Le lendemain, je fis l’école buissonnière, je m’enfermai dans une pièce
déjà vide ; dans l’ombre je m’assis, écoutant le tumulte des déménageurs
auquel répondaient les échos de la maison violée, comme si dans cet
appartement une tempête se déchaînait, et que sur la mer calme du jour une
rage soudaine faisait des meubles des écueils. Je regardai la rue par les
fentes d’un volet. Un jeune ouvrier en salopette bleue portait mes livres vers
une voiture. Il avait les lèvres épaisses ; à ses bras mordait le jeune soleil de
février ; d’un débardeur surgissait un cou rond où dans l’effort saillait une
veine, une mèche de cheveux retombait sur son front, d’un mouvement de
tête, il la rejetait par moments en arrière ; le bas du pantalon était relevé à
mi-jambes et sur les chaussettes roulées autour des chevilles une peau de
camélia laissait deviner des mollets que j’aurais voulu caresser.
Toute la matinée, je restai là, surveillant ses allées et venues, poussé vers
sa beauté, désirant un sourire de cet ouvrier blond que j’imaginais
accessible aux baisers. Mais lorsqu’enfin il entra dans ma pièce, j’eus droit
à un « tire-toi de là, gamin... » À cinq heures, ma cousine m’attendait à la
sortie du lycée et je fis comme si j’en sortais.
Boulevard Malesherbes, il y avait un grand hall d’où s’envolait un
escalier. Mon père et mon oncle se trouvaient dans le salon, au milieu de
meubles, de livres et de tapis roulés. C’est alors que je découvris Gérard, à
peine entrevu durant ces années, parce que, jugé infernal, il avait de bonne
heure connu le désarroi des affections de collège. Il se tenait à l’écart, près
de la fenêtre, la tête un peu penchée, étudiant le garçon qui s’avançait vers
lui, la main tendue. Il la serra gravement, puis me proposa d’explorer notre
grenier, car dans la maison d’un seul étage, le grenier nous était réservé. Il
se composait de deux larges pièces basses séparées par une ouverture dont
la porte avait été ôtée. Nous avions chacun notre chambre.
Dans la sienne, Gérard avait installé son désordre. Je rangeai mes affaires,
lui me regarda sans dire un mot. Après dîner, même silence. Mon cousin,
vautré dans un fauteuil, surveillait mes mouvements. Mon cœur se gonflait,
j’étais au bord du désespoir, et, me dominant, je lui criai presque : « J’ai
envie de dormir, je vais me coucher. » Il se leva, tourna les talons et passa
dans sa chambre. Je me déshabillai ; une fois au lit, j’avais oublié
d’éteindre. J’allais me lever lorsque Gérard, en pyjama, se dirigea vers la
lampe et fit un mouvement qui signifiait : « Veux-tu que j’éteigne ? »
L’ombre envahit la chambre. J’en fus ébloui ; mille clartés pétillaient encore
sous mes paupières un instant plus tard quand le losange de la fenêtre se
découpa sous le ciseau de la lune. Gérard m’avait pris la tête dans ses mains
et me baisait la joue avec une tendresse d’enfant maternel. Il m’avait
adopté ; le bonheur m’endormit.
De ce jour-là commença notre lutte, une lutte sournoise. Nous voulûmes
nous ignorer, mais entre nous il y avait ce premier soir.
Et maintenant une autre nuit venait d’anéantir tous les élans brisés, nos
aveuglements d’amoureux, notre silence d’amoureux, et de réduire notre
fierté de dix-sept ans à se mettre à genoux, devant l’autre, dans l’attitude
des vassaux prêtant serment. L’univers, la nuit, le soleil et la terre, les
étoiles passeraient, mais non, au fond de nous, l’apparence de l’amour. Pour
moi, cette apparence avait les cheveux brun doré, la bouche épaisse, et déjà
la violence mélancolique des amants faits comme des laboureurs. Je vivais
de Gérard. Nous pouvions céder aux caprices du corps : nous étions purs.
III

Nous fûmes bouclés tout un jour, puis la surveillance se relâcha. Nous


étions après tout en vacances. Tous les prétextes nous étaient bons pour
nous échapper maintenant. Nous voulions être seuls. Nous avions tout à
découvrir l’un de l’autre, j’entends découvrir les caprices du corps, savoir
ce que l’autre attendait. Gérard sur ce point en savait plus que moi, mais il
devait vite voir que je n’avais aucun frein avec lui.
Il avait toujours aimé une vieille grange, vaste et sombre, où je le
soupçonnai de s’être fait jouir quelquefois. Je l’y suivais maintenant. Dans
la pénombre violente du matin, il défit ses vêtements et se jeta sur une toile
qui recouvrait un lit de paille. Je ne distinguai sur sa chair brune que deux
ombres d’un brun à peine plus sombre, l’une sous son front était le gouffre
de ses yeux ; l’autre au bas de son ventre m’attirait.
Comme il faut du temps pour le destin ! Il fait marcher deux garçons sur
la même route, des jours, des saisons, et soudain il choisit son crépuscule et
leur permet de se rejoindre et de se prendre dans leurs bras. J’étais vieux de
toute ma jeunesse, comme tous les garçons de dix-sept ans, j’aurais voulu
retrouver notre premier souvenir commun, refaire un seul geste
différemment puisque, à chaque image du passé, un rien eût changé notre
amour. Mais ce n’était que du rêve, le présent seul comptait. À quoi aurait
servi de découvrir plus vite que nous nous aimions si notre cœur avait voulu
s’abuser ? Il fallait ces moments troubles, ces désirs inavoués, ces plaisirs
solitaires en pensant à l’autre, ces bagarres physiques que nous ne
comprenions pas, pour que le premier baiser près de l’étang fût le premier
baiser du monde. Le passé nous avait fait cadeau d’une mémoire aveugle.
Elle nous servirait, car tout essaierait de nous séparer, les habitudes, les
conventions, les règles de la vie, mais il faudrait quelqu’un de plus fort pour
rompre le nœud gordien de notre passion, car c’était maintenant une
passion, l’amitié de nos treize ans qui, petit à petit, comme nous
grandissions, nous voulait étrangers l’un à l’autre, jusqu’au soir où, devenus
adolescents, les deux enfants se regardèrent pour la première fois, et sous
les coups bas de l’amour, demeurèrent sans défense...
Ce fut un soir où nous étions chacun dans notre chambre, un peu avant le
« bac ». Je terminais un problème d’algèbre et Gérard était censé finir une
version, mais profitant du dictionnaire latin il dessinait dans les marges
géantes des têtes et des jambes de guerriers. Ne l’entendant pas bouger, je
l’appelai : « Gérard, ça marche ? » Un grognement que j’interprétai en oui
me parvint. Je résolus une dernière équation et, sans rien ranger, je me levai.
Une sensation de puissance me parcourut, je n’étais plus un enfant, je
sentais tout mon corps, mes vêtements me caressaient la peau. J’en devinais
la moindre parcelle, dans ma poitrine sursautait un torrent qui de son cours
impétueux emportait la vie jusqu’au bout de mes doigts. Mon corps était
une bête qui eût voulu me dévorer le cœur. Je ne voyais plus les mêmes
choses : le cuir des livres reparaissait de la peau, le bois des meubles une
forêt frémissante, les couleurs avaient un goût. Un seul pas me révélait la
force de mes muscles dans mes jambes ; un souffle plus profond donnait
des mains à ma chemise. Je me sentais fier, héroïque comme une statue et,
je ne sais pourquoi, indéfinissablement malheureux.
Depuis quelque temps, on me regardait beaucoup dans la rue. Ainsi, la
veille au soir, revenant seul du lycée, j’avais décidé de flâner dans le parc
Monceau à la tombée du jour. Il y avait un groupe d’étudiants assis près des
fausses ruines du temple de l’amour, leurs cahiers et des livres posés sur
une chaise. L’allée se resserrait à cet endroit ; ils s’interrompirent quand je
passai près d’eux, et je les avais à peine dépassés que l’un dit à haute voix :
« Il est beau, ce garçon ! » Je rougis et je découvris un trouble que je pris
pour de la joie. Je me rappelai cette scène en me rapprochant de la fenêtre et
de sentir la présence de Gérard dans sa chambre me plongea dans les
mêmes inquiétudes de bonheur. L’odeur du printemps, une odeur sensuelle
de tilleul, entrait et me tournait la tête. Dans le soir, lumineux et incolore
comme un diamant, je ne voyais de Paris que des arbres et des toits
sombres. Je pénétrai dans la chambre de Gérard. Penché sur son livre, il ne
m’entendit pas, et sa nuque m’était offerte dans le clair-obscur. Je devins
rageur : « Tu t’amuses encore, tu te moques de tes devoirs. C’est très
malin ! Tu n’as aucune volonté. » Gérard ne bougeait pas. Je continuai :
« Et tu mens comme une fille ? » Il repoussa violemment sa chaise. « Ta
gueule ! » Il vint entre nos chambres, il était dans l’ombre, prêt à se jeter sur
moi. Je pris le ton le plus désinvolte : « Belle expression, tu veux que je te
caresse le museau avec les poings ? » Tout à coup sa voix fut un autre corps
entre nous dans la pièce. Elle était devenue plus chaude et, malgré le ton de
ce qu’il disait, agressivement caressante. « Tu vas avaler ce que tu dis. »
Il s’avança, j’avais le corps tendu, mais ce fut comme si nous nous
voyions pour la première fois, surpris parce que nos vêtements ne cachaient
plus nos bras prêts à frapper, nos épaules, nos cuisses fortes. Le col ouvert
de Gérard me montrait son cou d’un blanc d’ivoire, ferme et lisse et d’une
sensualité dont j’avais soudain faim. Le moindre geste et tout basculait.
Mais nous nous sentîmes idiots l’un devant l’autre et aucun n’eut le courage
d’affronter les battements de son cœur. Gérard s’éclaircit la voix et,
détournant les yeux, dit qu’il allait se coucher. Il terminerait sa version
demain. Il semblait cependant hésiter. Mes mains avaient envie de se jeter
en avant, et ma poitrine me disait « il peut te toucher, si tu veux. » Mais
j’entendis ma voix, comme une voix lointaine, dire « bonsoir » et les pas de
Gérard s’éloigner.
Je me déshabillai avec fureur et me glissai nu entre les draps. Ils
s’emparèrent de mon corps, se plaquèrent à lui. J’avais besoin de cette
caresse pour ne pas courir vers mon cousin. J’écoutai le bruit des
livres qu’on referme, la table qu’on repousse, les chaussures qu’on ôte, le
pantalon qui frôle la jambe, sa chemise qu’il arrachait. Il devait être nu à
son tour. Le gémissement du lit m’apprit qu’il s’y était jeté. Je ne pus
dormir. Les heures sonnèrent, l’une après l’autre, presque semblables si ce
n’était le bleu plus violacé du ciel et la profondeur plus lointaine du silence.
Je n’osais remuer. J’étais dans une fournaise de toile, ma peau ruisselante
collait aux draps. Des mouvements imperceptibles m’annoncèrent que
Gérard cherchait aussi le sommeil, qu’il n’osait pas se retourner, qu’il
s’imaginait peut-être dans mes bras, comme moi-même je le voyais. Il
suffisait de se lever ; en dix pas j’aurais été contre lui, mais ce lit était une
place forte d’orgueil. Je caressais Gérard en caressant mon corps.
À cause du bac, nous pûmes nous éviter pendant quelques jours, puis il
fallut deux semaines de vacances et le sommeil de mon cousin un jour
d’été, près de l’eau, pour que nos cœurs se fissent une nouvelle fois
entendre.
Un oiseau chantait dans un arbre, contre la grange, cela rendait notre
silence plus pesant. Gérard me fixait, l’air tricheur. Il eut un léger rire : « Tu
es bien sérieux ce matin ! » Sa voix tuait l’oiseau dont le chant pour nous
parvenir devait franchir la lourde porte de bois disjointe et les bottes de foin
où nous étions couchés et à l’odeur altérante desquelles se mêlait celle de
trèfles qui séchaient. Je me dévêtis et m’allongeai près de Gérard. Le foin
me piquait l’épaule et le mollet dès que nous bougions, mais son corps n’en
devenait que plus caressant. La matinée me donna son souffle chaud, sa
façon de bâiller, les caprices de son sommeil, la précipitation de son cœur.
Plus midi s’approchait, plus la grange s’obscurcissait ; entre la porte et le
mur, on distinguait un arbre et plus loin des coulées de lumière, aveuglantes
comme de l’acier. Nous nous habillâmes ; Gérard voulait rester, il suppliait :
« Tant pis, ils déjeuneront sans nous, ils nous enfermeront, je passerai par la
fenêtre et nous serons encore heureux... » C’était absurde. Il s’était revautré
dans le foin. Je tentai de le soulever, il m’attira sur lui, me baisa toute la
figure, déboutonna sa chemise, se renversa sur le foin coupé : il perdait la
tête. Sa poitrine frôla ma joue ; mes lèvres allèrent de l’une à l’autre des
aréoles ; Gérard arrêta ma bouche sur celle de gauche, au-dessus de son
cœur. Il gémit en se soulevant, et je tirai bientôt de ce gémissement un râle
de douleur lorsque je mordis, le visage enfoui contre son torse, cette chair
dont j’aurais voulu me nourrir. Je le pris par la nuque et durement lui dis de
se reboutonner. On reviendrait tout à l’heure.
Nous ne revînmes pas après, parce que c’étaient des vacances où Gérard
devait travailler. Il avait échoué à l’oral du bac ; on s’y attendait autant qu’à
mon succès, bien que sans mal il eût transformé cet échec en triomphe. Il se
moquait d’un examen qui de nos jours, disait-il, est la proie des épiciers, et
ce raisonnement lui aurait valu des vacances dans une boîte de province si
je n’avais sacrifié, moins par gentillesse que par crainte de ne pas le voir, un
été en Corse et mes passions sous-marines pour cette maison de Touraine
que des amis prêtaient chaque été à mon père. Gérard ne me remercia pas. Il
ne regrettait rien, ni, depuis Carnot, les nombreux lycées d’où sa paresse et
ses amitiés le chassaient en me forçant à le suivre, ni les semonces de mon
père, ni les corrections du sien. Il avait le pouvoir de réparer en un jour les
oublis d’un trimestre et de se faire pardonner par une note éclatante les
remarques sardoniques dont son livret scolaire se trouvait le livre d’or.
Depuis un an, il n’avait guère changé. En mai, il avait eu dix-sept ans ; ce
jour-là, j’avais pu inviter quelques camarades. Son charme avait fini par les
conquérir et il était un dieu pour toute une classe, un dieu sombre, bien sûr,
puisqu’un visage comme le sien attirait les yeux pendant les cours, par son
air hautain et rebelle. Il paracheva sa conquête en inventant je ne sais quelle
danse d’Iroquois, à moitié nu, le corps bariolé de rouge, des cercles blancs
comme des bracelets aux jambes et aux bras. Il avait même trouvé des
chutes de laine multicolore dont il avait couvert ses chaussettes repliées
sous les mollets. Dans les yeux des garçons luisait la gourmandise.
Quelques semaines plus tard, j’allais comprendre comment ils étaient sortis
de chez nous amoureux de lui, éperdument.
Les premiers matins de vacances furent mornes. Je lisais, Gérard
travaillait sans désir. Le mot de vacances, magicien doré, me le montrait
souvent, la joue dans la main, les yeux perdus en pleine mer, les cheveux au
vent, un cri dans la gorge. Quand il s’apercevait que je l’avais suivi dans
son voyage, il reprenait son livre et de sa voix méchante, pour détruire la
douceur de ses paroles, me disait : « Tu m’en veux de t’avoir entraîné dans
cette belle campagne, hein, bon génie ! »
Quand nous nous fûmes aimés, Gérard changea. Il décida de travailler et,
pendant quelques jours, tint bravement tête à sa paresse, puis, par ma faute,
fut vaincu de nouveau.
Je voulais qu’il revînt dans la grange, mais comme le matin il n’avait rien
fait, après déjeuner il me résista : « Tu m’as demandé toi-même cet effort,
me dit-il, viens m’aider ou viens lire dans ma chambre ! » Je refusai, il
monta seul et je lui criai, avant qu’il disparût : « Je retourne dans la grange.
Quand tu en auras assez, tu pourras m’y rejoindre. »
En fredonnant, je m’en allai. À peine arrivé, je revis la trace de nos corps,
le creux où ils étaient restés.
Je me roulai sur un Gérard imaginaire et une voix intérieure l’appelait :
« Je t’attends, je veux que tu viennes. » Une minute se passa, Gérard ne
venait pas. Je demandai à je ne sais qui : « Fais-le venir ; si tu es puissant, il
sera là tout de suite. »
Une seconde s’écoula : Gérard ouvrit la porte, honteux d’avoir cédé. Il
demeura debout dans le carré de jour, je gardai le silence. Il crut que je le
désapprouvais et ne tenta pas de s’excuser. Mon attitude l’échauffait, il était
beau d’indignation, les pommettes chaudes, le front fiévreux, la bouche
humide. « Je m’insurge contre les devoirs, dit-il, contre ce qu’on veut que
j’apprenne. La jeunesse, c’est la liberté, et on nous parque à longueur de
saisons entre quatre murs, jusqu’à ce que notre peau ait la couleur du papier
de nos livres. Je refuse, je refuse, je refuse ! » Je répondis le plus
calmement du monde : « Gérard, ôte ta chemise, tu vas attraper chaud. »
Il s’assit près de moi, je lui touchai la joue, elle était douce et chaude, je
lui touchai la bouche, mais avant que j’eusse le temps de le garder contre
moi, il partit comme un fou vers la maison.
Des heures après, quand je regagnai ma chambre, sa porte était fermée à
clé ; je frappai, je le suppliai, il n’ouvrit pas. Je collai l’oreille à la porte, je
l’entendais respirer et retenir son souffle. Alors, j’abandonnai ce siège et me
repliai vers ma chambre. Une lettre sur la table m’étonna. Je l’ouvris. Voici
ce que je lus :
« Pierre, mon petit Pierre. Je me conduis mal. Je te promets d’étudier,
mais j’ai été poussé par le désir de te voir. Jamais plus, je ne te dirai que je
t’aime. Je voudrais être à tes pieds quand tu liras cela. Ne me parle jamais
de cette lettre. Quand tu n’es pas là, le monde est avec toi, je vis dans une
ombre et cette ombre est l’amour. Je veux que tu m’aimes.
Gérard. »

« Je t’ai fait un poème, j’avais peur que tu reviennes avant de l’avoir fini.
Je n’ai rien traduit, je m’enferme jusqu’au dîner pour réparer. »
Sur une autre feuille pliée en quatre, il y avait ce poème.

Tu es mon EXTASE
Écarte-toi, l’amour est un briseur d’images !
Les rêves de ton corps explosent dans ma chair. Qu’espères-tu, ma nuit t’a
déjà tout offert.
Mon cœur, ma peau, mon sang, mon sexe et mon visage.

Pourquoi m’attaches-tu ? je ne peux plus te fuir,


Si tu m’ouvrais les yeux, tu t’y verrais toi-même.
Ton cœur contre mon cœur, sans se dire qu’on s’aime,
Je veux entre tes bras mourir de trop jouir.

J’ai crié, tout éclate et mon âme ravie


Monte dans un abîme... Il faut prendre ma vie.
Tu me rends immortel quand tu crois me tuer.
Viens, je suis ton désert sans oasis ni terme,
Je rêve de t’y perdre et j’ai pour abreuver
Toutes tes soifs mon sang, ma salive et mon sperme.

Le cœur battant, je me ruai dans le couloir. La voix de mon cousin


surgissait du plus profond de moi, montant de ma poitrine et y mettant tous
ces mots d’amour dont la violence m’enivrait. Je frappai à sa porte. Tout
était silencieux, et pourtant je le devinai près de moi, de l’autre côté, appuyé
au chambranle, le front contre le bois. J’aurais pu dessiner son corps tant je
le sentais, collé contre cette porte qu’en vain je voulais lui faire ouvrir : il se
trahissait à chaque expiration et son souffle m’était si proche que ses lèvres
devaient être sur le vantail. Je baisai le mur avec fougue, je me plaquai
contre lui, nous étions comme deux amants qu’une prison sépare, plus
visibles l’un à l’autre que dans l’étouffement de leurs baisers, plus
amoureux que dans leurs gestes d’amour.
Je murmurai très bas, le cœur broyé par des sentiments fous : « Gérard,
es-tu fâché ? Réponds. Ouvre-moi une seconde seulement, Gérard,
ouvre... » Alors Gérard se jeta sur la porte, la secoua et remua la poignée. Je
le calmai : « Gérard, écoute-moi. Qu’y a-t-il ! Ouvre donc ! » J’ai jeté la clé
par la fenêtre à toute volée, avoua-t-il, je veux sortir, je veux te voir. Mon
père est dehors. Je ne peux pas passer par la corniche. » En trois bonds je
fus dans le parc. Gérard apparut à sa fenêtre, mais il ne put m’aider, il
n’avait que le souvenir d’avoir lancé la clé fort loin. Je la retrouvai par
miracle contre un des arceaux qui cernaient la pelouse et la brandis vers le
ciel. À ce moment, mon oncle déboucha de la véranda attenante à la
maison. Je restai la main levée.
« Qu’est-ce que tu fais avec cette clé ? » me demanda-t-il. J’étais
abasourdi : « Je l’avais laissée tomber, c’est la clé de ma chambre. »
— « Tu emportes la clé, maintenant ? »
— « Non, mon oncle, mais... »
Il me singea : « Non, mon oncle, mais... le beau Gérard suivait mes ébats
avec intérêt de là-haut et j’interprétais pour lui Barbe-Bleue. Tu me prends
pour un nigaud, mon garçon. » Et s’adressant à Gérard : « Viens donc
m’expliquer, Sœur Anne ! » Gérard rougit et ne bougea pas. Mon oncle
s’irrita : « Tu veux que je monte ? » Je l’interrompis : « Mon oncle, j’ai
enfermé Gérard et le narguais d’ici. Il n’a rien fait, mais ne peut sortir. »
Cela le mit en verve. « Excellent, mon vieux ; eh bien, je garde la clé et il
pourra travailler jusqu’au dîner. Tu peux déguerpir ! »
Je remontai et m’agenouillai devant la porte de Gérard et je la baisai de
toutes mes forces.
Dans ma chambre, je cachai les papiers traînant sur la table, la lettre et le
poème, ému après coup de les avoir laissés à la merci de mon oncle, qui
aurait pu monter voir si je mentais et pour quelles raisons je m’enfermais
dans mon domaine. De plus en plus mon cœur avait besoin de Gérard, et si
l’un de ses sourires m’apportait la vie, le savoir malheureux me rendait
triste, non pas de la mélancolie indécise des adolescents, mais de la tristesse
même de celui que j’aimais, qui, tout impulsion, passait de la joie à
l’accablement, du désespoir à la malice.
J’attendis le repas du soir, le front écrasé sur la vitre, les arbres du parc
flambaient doucement, l’écorce séchée par un feu d’un rouge qui
s’assombrissait avec le jour, et restaient debout en cendres, si bien qu’on
s’attendait à ce que le plus léger souffle les éparpillât en poussière sur le
gazon. J’aurais voulu que tout fût à cette image, qu’il m’eût suffi d’un désir
pour tout effacer, la campagne, le parc, la chambre, et qu’une nouvelle
existence commençât sous mes yeux étonnés, avec Gérard. Le geste de son
père avait rompu les ponts entre l’étude et lui. C’est ce qu’il m’annonça,
d’un air insolent quand, après le dessert, nous abandonnâmes les grandes
personnes à leur café et à leurs philosophiques tournois de bridge. Il faisait
encore clair, mon cousin m’entraîna vers le potager.
C’était le passe-temps de son père. Amoureusement il y venait le matin au
petit jour admirer ses salades, fières dans leur corselet de rafia, ses melons
se réveillant sous les cloches de verre comme des financiers repus que le
chant du coq dérangeait, et ses espaliers de pommes et de poires. Il
s’enivrait à se pencher sur le thym et le cerfeuil ; il restait jusqu’au plein
midi, la tête à l’ombre d’un chapeau de paille, toujours le sarcloir à la main,
couvant sa progéniture, guettant les herbes, les insectes, installant là une
natte, là relevant un brise-vent, devenu feuille, devenu racine, tant il se
confondait avec ses plantes.
Gérard sortit une fronde de sa poche, et calmement ramassa un gravier
dans l’allée, visa, fit éclater la première cloche. L’air s’emplit d’une
vibration de cristal. Je ne protestai pas, j’étais conquis. L’une après l’autre,
chaque cloche se brisa. Plusieurs, touchées en pleine poignée, sautèrent
comme des mines. Je dis à Gérard de m’abandonner la dernière. Il me tendit
sa fronde. Je regardai le caillou frappant le verre le réduire en miettes.
Gérard me prit par la taille, il tremblait, sa bouche était humide de salive,
ses doigts pleins de terre.
Devant nous, les plates-bandes n’existaient plus, comme un champ
bombardé. Gérard voulut une apothéose. Il dévissa un tuyau d’arrosage,
s’éclaboussa, ouvrit les vannes qui retenaient dans une citerne l’eau de
pluie, et celle-ci se déversa dans les rigoles, noyant les semis, charriant les
débris de verre ; une Hollande miniature mourait entre les groseilliers et la
resserre aux outils. La chemise de Gérard, constellée de gouttes d’eau et
trempée à l’épaule, se collait sur la chair et, par transparence, révélait sa
peau. Se relevant, il éclata de rire : « Et ce n’est pas la fin, citoyen », me
dit-il, « à la Bastille maintenant ! » La Bastille, c’était ainsi que nous
nommions le pigeonnier des Decazes. Il fallait traverser deux potagers pour
arriver à leur parc et à cette tour couverte d’ardoise où ils élevaient des
oiseaux de proie pour la chasse.
Les Decazes étaient riches et leur suffisance s’ingéniait à prendre les
dehors de la vertu. L’hypocrisie était le digne fruit de leurs rentes et, s’ils se
montraient indifférents, c’était moins par fierté naturelle que par un
snobisme de banquiers. Je me bornais à les ignorer ; Gérard, lui, les haïssait
à la suite d’humiliations que son père lui avait infligées devant leurs plus
jeunes fils. C’étaient deux garçons de notre âge, de visage agréable, mais
satisfaits d’eux-mêmes et qui passaient leurs vacances de surprise-partie en
surprise-partie avec la jeunesse dorée des environs. Ils tenaient Gérard pour
un petit voyou et l’enviaient un peu, à en juger par le plaisir qu’ils avaient à
le voir mortifié. Mon cousin ne pardonnait pas à son père de les lui citer en
exemple, ni à ceux-ci d’être les modèles choisis d’un « De Viris » paternel.
Leur frère de vingt ans et une sœur plus jeune étaient en revanche nos
amis ; le garçon, qui s’appelait Michel, donnait une impression de fraîcheur.
En quelques jours, leur groupe fut de toutes les soirées, cet engouement
dura et nos parents réciproques fraternisèrent à tel point que Gérard,
facétieux, me proposa de pavoiser à leurs armes, car, disait-il, il ne se peut
pas qu’ils n’aient point de couleurs, Vespasien n’a parlé que du parfum.
Nous nous arrangions chaque fois pour jouer les filles de l’air, selon le
vocabulaire qu’il rendait vivant en écartant les bras dès qu’on s’était
échappés...
Nous approchions. La tour bleutée se profilait entre deux arbres, elle
flanquait un bâtiment allongé dans le genre des jardins d’hiver, et des
verrières remplaçaient les toits. Gérard avait pris un court poignard
allemand que nous avions découvert dans un surplus et en avait glissé la
gaine dans sa ceinture. Il ramassa des pierres, ouvrit la porte basse et dans
la pénombre me souffla : « Viens. »
Il commençait à faire noir. J’entrai. La verrière répandait un crépuscule
blanchâtre dans une vaste pièce où il y avait au sol de larges mangeoires
remplies d’eau sombre où les restes de viandes sanguinolentes étaient
étalés. De petits rongeurs avaient été égorgés et les cadavres traînés et
déchiquetés.
Il y eut un frémissement d’ailes sur les barres de métal, les faucons et les
éperviers étaient plongés dans le silence avant-coureur du sommeil. Des
yeux luisaient ; plusieurs oiseaux volèrent jusqu’au toit, dans un bruit
d’ailes soudain.
L’eau se mit à briller, un court instant, comme si la lumière tout entière
s’y réfugiait, prise de peur. J’avais gardé la fronde et je marchais sur des
morceaux de viande molle et des émeus qui me dégoûtaient. Gérard me
tendit des cailloux. « Descends ceux qui sont en haut d’abord, et ne crains
pas le bruit, il n’y a personne aux alentours. »
À quinze pas, les oiseaux formaient une ligne sombre, douce et tranquille.
Les trois premiers oiseaux tombèrent sans que les autres eussent frémi, les
pierres les atteignirent en pleine gorge, avec un bruit mat, profond et
presque caressant. La quatrième pierre claqua sur un perchoir ; dans un râle
inquiet, un faucon s’envola, puis se posa près des bêtes encore chaudes que
je venais d’abattre. Je tirai une dernière fois. Une petite tête fut arrachée,
aspergeant de sang les ailes voisines.
Je sortis chercher d’autres munitions, lâchant Gérard dans une tempête de
cris. Les oiseaux trompettaient, devenaient fous ; des becs et des ongles, ils
heurtaient les vitres grillagées et fonçaient d’en haut sur Gérard comme sur
une proie.
Quand je revins, entr’ouvrant à peine la porte pour les empêcher de fuir,
des cris de fureur et de désespoir emplissaient la volière. Des ailes coupées
et des chairs palpitantes reposaient en désordre sur le sol de terre battue ;
des pennes collaient aux parois et une seule, délicate, sur l’eau de la
mangeoire, errait comme la voile noire de Tristan sur la mer.
Gérard, adossé à la porte vitrée qui menait à la serre, se défendait, levant
le bras et faisant tournoyer son poignard pour se protéger des coups de bec,
et les empêcher de l’atteindre au visage. Et soudain il se détendait,
transperçait une gorge ou tranchait un col d’un revers de lame, le sang
chaud lui couvrant les mains. Il en avait sur la poitrine que ne protégeait
plus sa chemise déchirée, sur le bas de la joue et jusqu’au coin des lèvres.
Et par moments il le léchait...
Déchaîné, il grimpait aux barreaux, renversait la mangeoire, marchait sur
les cadavres : les chaussettes, les chaussures, le blue-jean humides de sang.
Les éperviers s’envolaient au hasard, s’immobilisaient tout en haut contre la
verrière et soudain se laissaient tomber sur lui, les serres en avant. Gérard,
inlassable, les poursuivait, les atteignait l’un après l’autre et les blessait sans
les achever, pour qu’il pût courir à d’autres victimes. Le sang rosissait sa
sueur. Des plumes se piquaient dans ses cheveux. La chasse continua. Il eut
bientôt achevé toutes ces ailes vivantes et il se tint très droit, le poignard au
poing, devant son carnage, comme s’il avait triomphé de chimères.
Il égorgea les derniers oiseaux qui bougeaient encore, puis, enivré, tituba
dans l’odeur veloutée des bêtes mortes. Le sang le barbouillait ; il avait les
mains et les avant-bras couverts de blessures.
Je fis sauter deux carreaux de la verrière à coups de cailloux ; l’air froid
de la nuit s’empara de cette odeur d’oiseaux tués et l’emporta comme pour
la savourer dans les ténèbres.
Nous fîmes halte dans la grange ; Gérard frissonnait par instants de la tête
aux pieds. Je pensai qu’il avait froid, je le touchai. Sous sa chemise
déchirée au flanc et dans le dos, il ruisselait de sueur. Son cœur battait à
grands coups, je le fis s’allonger sur le foin, et, dans l’ombre, je cherchai la
place de ses yeux. Son souffle me guida. Je pris la bouche de ce garçon
sauvage que l’odeur de son effort enveloppait et, malgré la nuit d’un gris de
cendres, comme les nuits d’été sans étoiles, je reconnaissais son profil
boudeur et ses vastes yeux mélancoliques. Il fut bientôt nu dans mes bras.
L’ombre me cachait les taches de sang, mais si leur couleur m’était ravie, le
brun plus sombre de la peau par endroits m’en faisait souvenir. Je gardai le
silence, et de ce corps de Parsifal souillé par le sang et la terre le charme
trouble me remplissait de désir et d’horreur. Dans le noir, il comprenait que
sa sauvagerie s’étant fait jour tout à coup m’avait révélé un Gérard cruel,
impitoyable comme un meurtrier après le premier sang. Maintenant il savait
que le châtiment allait venir. Je continuai à me taire, mais je devais à ma
loyauté et à mon amour de le punir. J’attendais que la révolte contre le
mépris où mon silence le tenait le fit s’écarter de mon corps ou lui mît sur
les lèvres une parole de repentir. L’orgueil le garda longtemps immobile,
l’ombre le baignant de cette voluptueuse force où tout geste devient un
épanouissement. Enfin, il détourna la tête. Je le pris sous la gorge, le
relevai, lui inclinai la nuque sur mon avant-bras en agrippant de mon poing
gauche ses cheveux courts et commandai, la voix sans appel : « Mets-toi à
genoux. »

Il se mit à genoux. D’une jambe, je lui maintins le corps et, sans qu’il fit
un geste pour se défendre, je le souffletai du revers de la main. Nous
n’entendions plus que nos respirations. Il serrait les lèvres, je le giflai à
toute volée, faisant aller la tête d’un côté à l’autre, la main furieuse. Je
frappai sans m’arrêter, si fort que je ne savais plus qui j’étais, où j’étais, ce
qui se passait. La paume me brûlait et je la crus pleine de sang. Je cessai.
Un sanglot m’apprit que c’étaient des larmes, le visage de Gérard en était
trempé. Je lui renversai davantage la tête en arrière et recommençai à
frapper. Une de ses mains s’appuya sur ma cuisse pour me demander grâce,
mais ce ne fut que ma lassitude qui arrêta ce jeu. Je le lâchai, cherchant des
mots pour le blesser : « Tu es cruel comme une fille. Tu n’as pas de cœur. À
te voir céder si vite à tes instincts, à quoi et à qui n’as-tu pas cédé ? »
Gérard bondit, il se révoltait tout à coup, sa voix tremblait : « Tu vas me
demander pardon tout de suite, ou je te brise et avec toi, l’amour que je te
porte ! » Après un temps, je murmurai : « Pardon... »
Dehors le vent parcourait le parc comme un jeune amant mort
d’inquiétude. Nous nous glissâmes sans bruit dans la maison. Gérard
maintenant frissonnait d’un vrai froid. À la lumière dans sa chambre, il
avait le visage marqué par mes coups, la chemise en lambeaux, les jambes,
les épaules tachées. Il se déshabilla. Les auréoles sales de la sueur et du
sang séchés mettaient sur son corps leur séduction vulgaire. Il se coucha sur
son lit à plat ventre et, la tête dans les bras, oublia ma présence. J’éteignis.
Par la fenêtre que nous n’avions pas complètement fermée bien que Gérard
eût le corps glacé, le bruit du vent arrivait, rageur, chargé de poussières et
d’une odeur d’arbres et de terre. Toute la nature frémissait, et il y avait par
moments, au loin, un grand frisson sur la forêt. L’étang obscur devait être
strié de bulles.
Un éclair violet zébra l’horizon, suivi par d’autres plus blancs et plus
brefs. Une saute de vent écrasa une ondée. La lune reparut pour aussitôt
redisparaître. Tout à coup, des trombes d’eau surgirent du ciel ; la pluie
rebondissant sur le rebord de la fenêtre l’ouvrit toute grande. Le gravier
autour de la maison crépitait. Sur la véranda, l’eau jouait une marche d’une
mélancolie d’amant abandonné : « Joli tambour, donnez-moi votre rose, ran
plan, ran plan plan plan... » Les arbres crissaient. Les éclairs, redoublant de
splendeur, illuminaient violemment la chambre, me montrant en une
seconde, de toute la vallée, des collines lointaines, des arbres proches, une
image plus parfaite que ne l’eût fait le plus beau jour et, comme si leur but
avait été ce garçon étendu, ils se jetaient sur son corps sans défense, ils
ruisselaient de ses pieds à ses jarrets écartés, inondant le dos et dessinant
sur les reins l’ombre forte des fesses.
Je me couchai près de lui, l’orage nous jeta toute la nuit des regards
éblouissants, nous forçant à rester les yeux ouverts.
Orage bienheureux, à qui mon oncle imputa ses désastres. Les jours qui
suivirent, les fils Decazes ne laissèrent percer aucun étonnement au sujet de
leurs oiseaux de proie. L’orage avait dû les aider à en faire disparaître les
dépouilles et leur avait permis d’expliquer à leurs parents la tuerie et la fuite
des derniers oiseaux, mais ils n’étaient pas dupes, et déjà ils avaient pour
Gérard des attentions trop contraires à leur nature, pour qu’il ne s’y mêlât
point de curieux desseins.
En attendant, Gérard et moi, nous nous aimâmes.
IV

Souvent, au petit jour, je m’éveillais en sursaut et, avant de me rendormir,


j’évoquais pour moi seul ce qui appartenait à mon passé, comme si une
nouvelle existence le faisait renaître à l’aurore, sous mes paupières closes,
si net que rien n’aurait pu se dérouler autrement.
La solitude avait formé mon cœur ; entre Gérard et moi, la fierté de
l’amour avait dégénéré jusqu’à l’orgueil et nous nous étions écartés l’un de
l’autre au moment où notre présence eût été plus que la chaleur voisine d’un
corps...
Nous arrivâmes à Amboise un jeudi soir ; le lendemain nous étions
installés pour tout l’été. La chambre de Gérard était séparée de la mienne
par une pièce vide où l’on faisait sécher des fruits et du tilleul. Nous étions
seuls à l’étage. Le parc était vaste ; l’été l’alourdissait, car les heures
semblaient s’y cacher dans les ombres de plus en plus fortes, tandis que la
chaleur l’écrasait et en même temps le rendait léger en faisant onduler
toutes ses étendues d’herbe au ras du sol comme si l’air les entraînait dans
son fleuve étincelant.
Je ne pouvais me passer de Gérard et le quittais pour avoir le plaisir de le
retrouver. Nous nous voyions dès le réveil : on ne peut attendre quand on
aime. Mais si nombreux étaient nos regards, si longs les moments passés
ensemble, il y avait ceux où nous étions absents par le sommeil ou les
détours que la vie impose à ceux qui s’attendent.
En pyjama, nous prenions un déjeuner fait de pêches et de jus de fruits.
Après, nous occupions tour à tour la salle de bain sans en fermer la porte.
Nous respections la nudité de l’autre en nous parlant sans nous voir, non par
pudeur, mais par désir. Une seule fois j’entrai, quand Gérard eut poussé un
cri. Il s’était blessé sur le porte-savon glissant. Il était courbé, les deux
mains sur la hanche, le dos couvert de gouttelettes et ses fesses rondes
luisant au ras de l’eau. Je l’aidai à sortir de la baignoire. Un peu de sang
coulait, il s’était à peine entaillé en voulant se mettre debout, ça lui faisait
mal et je badigeonnai la blessure de mercurochrome, comme si des lèvres
s’y étaient posées.
Ainsi, la première semaine fut un jeu de cachecache. Ce que je lui disais
se déformait dans ma tête et je recréais pour moi des paroles passionnées,
sans être certain de ne pas les avoir réellement dites, puis heureux de les
avoir gardées pour moi seul, et de nouveau inquiet, voulant et ne voulant
pas, amoureux et hostile, désespéré toujours, jusqu’à ce qu’une impulsion
me jetât face à Gérard, décidé à le convaincre, à lui violer le cœur, mais il
me regardait et je lui parlais d’autre chose. Nous nous cachions en plein
soleil. Je l’aimais, avec cette folie du premier amour, et sa rougeur subite
quand je le contemplais ne représentait à mes yeux que de la vanité, alors
que sans le savoir c’était un aveu.
Il m’avait suffi de paraître et, tout en rendant mes armes à celui auquel je
me soumettais, je l’avais conquis. Tout se réduisait, l’été, nos loisirs, les
vacances, en un seul mot qui pour les amants est la porte de leur monde :
« Je t’aime. » Ce sésame gardait nos trésors et cependant nous hésitions
devant une richesse qui se fondait sur une parole. L’amour devait nous
apprendre qu’il piétinait l’orgueil et tout ce qui n’était pas lui-même. En
huit jours, il fit de nous des hommes.
Après le bain, Gérard travaillait dans sa chambre ; moi, je lisais, non le
livre que j’avais sous les yeux, mais celui que j’écrivais dans mon cœur.
Toutes les cinq minutes nous bavardions. Gérard apportait à son étude la
vivacité du kangourou, en deux bonds il était loin des livres, en deux bonds
il y était plongé. À deux heures, les jours où le temps était trop chaud, nous
allions nous coucher dans l’herbe, et quand l’ardeur de l’après-midi tombait
vers cinq heures, cédant l’espace à une douceur brûlante, nous nous
rendions au tennis ou, détachant une barque qui prenait l’eau, nous partions
à la dérive sur la Loire, entre le ciel jauni et l’eau dorée.
Gérard se couchait au fond et, lorsque fatigué de ramer je lui reprochais
son indolence, il se dressait, son short de bain plaqué sur les fesses par l’eau
dans laquelle il s’était assis, et s’amusait à godiller. Entre ses jambes le
paysage semblait liquide et la couleur de la chair le rejetait dans une brume
grisâtre et bleutée. Une fois, je mis mon front contre ses genoux. Gérard
lâcha l’aviron, me prit la nuque et remonta ma tête le long de ses cuisses. Je
me défendis. À l’aine, il sentait le jeune daim. Il dessina son corps avec ma
bouche, de son ventre bombé à sa poitrine, puis comme il approchait mon
visage du sien, me fit basculer en arrière et me poussa dans l’eau. Le jeu ne
pouvait aller plus loin.
Je nageai jusqu’à la rive, où je dus quitter chemise et short. Je traversai
les faubourgs en slip ; Gérard qui m’avait rejoint s’amusait : « Tu es
indécent, tu veux qu’on admire ! Et tu te promènes sans te sécher pour
ameuter qui ? » Arrivés dans notre parc, « Je vais aller chercher de quoi te
changer », me dit-il, « si ton père ou le mien te voit, Dieu sait ce qu’ils en
penseront ! Va dans la grange, je pose une condition : donne ton slip, je
ferai tout sécher ». « Salaud, j’aurai ma revanche. » Je cédai, jetai le slip
devant lui qui, pour la première fois, eut l’impudeur de me dire : « T’es bien
foutu. Je reviens avec ce qu’il te faudra pour dérober à ma vue la huitième
merveille du monde. » Dans un éclat de rire il disparut, et après coup ce rire
me parut un rire troublé.
En l’attendant, je pensai que j’allais me jeter à ses genoux, m’abandonner
à lui, avouer, mais quand il revint, je m’habillai, faisant celui qui avait tout
oublié.
En huit jours nous n’avions pas fait de progrès dans cette marche au
bonheur ; la semaine suivante je n’eus pas faim, sans raison je frissonnais
après avoir été brûlant comme si j’avais pris trop de soleil. Nos parents
toujours satisfaits de mensonges ne virent rien, car je me dominais. Mon
corps n’était que soupirs, je luttais contre les larmes dès que j’étais seul, je
ne pouvais me passer de Gérard que sans motif je fuyais. Il agissait de
même. Il me fit l’impression d’être sombre. Je ne me rendis pas compte
qu’il ne mangeait plus, que ses traits se creusaient, que ses yeux étaient plus
grands, marqués par un demi-cerne noir sur le haut de la joue. Il n’entrait
plus dans ma chambre qu’habillé ; sans en être convenus, nous occupions la
salle de bain à des heures différentes. Autrement tout était pareil. Le
samedi, la chaleur fut particulièrement cruelle, l’air était plein de
moucherons, on tenait les maisons fermées pour garder la fraîcheur, mais
notre esprit de contradiction nous incita, Gérard et moi, à sortir malgré tout.
Nous décidâmes de nous baigner dans la rivière. Une légère vapeur faisait
trembler les bords.
L’eau était chaude. Je plongeai tout de suite. Quand je revins à la surface,
Gérard se laissait flotter et ses cheveux n’étaient mouillés que sur les
tempes. Je m’approchai, l’entraînai pour qu’il coulât ; il se débattit, fut
obligé de plonger à son tour, et je suivais la trace de son corps dans l’eau
verte. Je me dirigeais sans cesse vers lui, ne distinguant que le haut de sa
poitrine, le reste s’estompant dans l’onde troublée. J’essayai de le prendre à
bras le corps, il se défendait comme un démon, mais il riait en s’enfuyant et
je pus ainsi l’accrocher à la taille. Sans le savoir, je tenais la cordelière de
son slip, je tirai dessus et Gérard m’échappa en me l’abandonnant.
Je regagnai l’endroit où étaient posées nos affaires et m’essuyai
posément. Gérard plongea, replongea, essayant de retrouver le slip qui avait
glissé. Il dut s’avouer vaincu et beau joueur, marcha droit sur moi. L’eau
quittait son torse, sa taille, son ventre à regret. Quand il n’en eut plus
qu’aux chevilles, il demeura immobile sous mes yeux, sur le fond verdâtre
des arbres, les bras à peine repliés, les cheveux bouclant sous la caresse de
l’air après celle de l’eau, la chair des cuisses épanouie par le bain et
rutilante là où le soleil la touchait en passant à travers les feuilles. Une
veine barrait la jambe sous le genou, une autre se gonflait à l’avant-bras
jusqu’au poignet. Je ne profitai pas de ma revanche. Mais deux fois déjà le
destin avait offert à nos sens l’alibi de la nudité...
Cette nuit-là fut celle qu’il choisit pour essayer de franchir l’obstacle.
Après une journée aussi lourde, la nuit se devait d’être étouffante. Sur mon
lit, je reposais sans trouver le sommeil. La lune haute et pleine éclairait les
objets d’une lumière pâle, mais forte, qui semblait sortir des choses et les
révéler par leurs ombres. Dans la chambre, comme le clair de lune ne
donnait pas en plein, mais sur l’angle de la maison, il n’y avait que la
fenêtre dont les vitres étaient lumineuses.
Gérard entra, minuit passé, me demandant si je dormais. Je lui dis que
c’était impossible. Il vint près de mon lit. Il s’assit. Le pantalon rouge de
son pyjama se détachait en noir sur la blancheur du drap où j’étais allongé.
Nous ne dîmes presque rien.
J’eus peur d’être trahi par mon sexe et, pour empêcher mon cousin de le
voir, je fis mine de me mettre à plat ventre pour dormir.
Je feignis le sommeil. Alors, il se leva sans bruit, et avant de se retirer,
comme le clair de lune tombait maintenant sur mes pieds et remontait le
long d’une jambe, il la toucha, puis s’arrêta quand il eut atteint l’épaule. Je
ne m’éveillai pas de mon mensonge. Lorsque je fus seul, mon corps était si
troublé que je me caressai la poitrine contre les draps, puis me dressai dans
la lumière blanche pour appeler bientôt une autre blancheur...
Le dimanche matin fut tranquille. De grands nuages nous apportaient de
l’ombre, et le vent d’ouest l’air marin. J’allais le dimanche à l’église,
écouter les chants, sans penser à autre chose. Gérard ne croyait à rien et
restait à dormir.
Comme les deux premiers dimanches, je me rendis à Amboise. Gérard
n’était pas levé, mon père m’emmena en auto avec ma cousine. Je n’avais
pas prévenu Gérard. Je ne sais pourquoi un pressentiment me serra le cœur
dès que nous fûmes à l’office. Je quittai mon père à la fin de la messe ; avec
ma cousine, il se rendait chez le pâtissier et d’autres courses les
retiendraient jusqu’à midi. La maison était vide ; mon oncle devait arroser
ses plantes, pas de Gérard. J’allai au bord de l’eau : aucune trace. Je
remontai dans sa chambre, l’ordre qui y régnait n’était pas ordinaire. Je
pensai à la grange, rien non plus. Pourtant, à peine dans le parc, une voix
secrète me fit retourner sur mes pas ; je regagnai la grange. Dans un
renfoncement où rouillaient un râteau et de vieux outils, de l’autre côté des
bottes de foin, Gérard était étendu, la figure contre le sol.
Je l’appelai, je m’agenouillai, je le retournai. Son corps n’avait aucune
blessure, son cœur ne battait presque plus. Je sentis sa bouche entr’ouverte,
une odeur de plante me souleva le cœur. Il n’y avait plus un instant à perdre.
J’enlevai ma chemise et, lui prenant la tête contre mon torse, je lui enfonçai
deux doigts dans le fond de la gorge. Il eut une contraction et brusquement
un flot de liquide noirâtre jaillit sur mon bras. Gérard ouvrit les paupières ;
il vomissait à tout instant, j’étais sur le point de défaillir. Des sillons de bile
coulaient sur ma cuisse. Il était en nage, je l’essuyai, lui enlevai sa chemise,
lui passai la mienne. Il resta hébété, le dos à une poutre basse.
J’eus un haut-le-cœur et me dirigeai vers la porte. Gérard le vit et se leva
péniblement. « Ca va mieux, me dit-il, sortons. Ca te dégoûte. » Je
m’insurgeai et, pour lui prouver que rien en lui ne me repousserait, je lui
baisai les lèvres encore humides et l’entraînai vers sa chambre. Une fois
qu’il fut couché, je fouillai la grange : des pétales jaunes étaient écrasés à
l’endroit où il était tombé. Il avait cueilli une quelconque solanée, en avait
avalé le pistil, croyant ainsi lui devoir la mort. L’idée de la mort était déjà la
mort. Pourquoi ? Parce qu’il ne pouvait pas vivre comme il voulait, me dit-
il. Puis il refusa d’ajouter tout commentaire. C’était la preuve de son amour,
car l’amoureux ne peut supporter le temps, comme quelqu’un qui lui vole
sans cesse la présence qui lui échappe.
Gérard demeura dans son lit tout l’après-midi ; j’expliquai comme je le
pus, à table, qu’il avait une rage de dents, ce qui m’attira l’ironique
réponse : « Si c’était une dent de sagesse ! » Le soir, il allait mieux. La
mésaventure ne se lisait sur son visage que par l’éclat plus profond de ses
yeux et une mélancolie que j’attribuai au passage entre nous de la mort. Les
amoureux ont dans les traits une telle présence qu’ils sont comme éloignés
de leur visage par le visage de celui qu’ils aiment, posé sur le leur, tant leur
chair appelle sa chair. Gérard vivait avec ma bouche sur sa bouche ; parfois
je ne le reconnaissais plus.
Ce suicide manqué était un signe. L’ouragan s’approchait, et comme les
navigateurs, quand le ciel est rouge au crépuscule, ignorent si l’aube
prochaine sera celle d’un jour calme ou d’un jour de tempête, nous
attendions dans l’ignorance les tourmentes de l’amour. Il fallut un jour
encore pour que cette histoire d’amoureux sans histoires débutât, un été
comme les autres, par un sommeil d’adolescent et une veille d’adolescent
troublé...
C’est à tout cela que je pensais en ouvrant les yeux au petit jour, à cette
première quinzaine de vacances qui m’avait appris tout d’un coup la
volupté. Je me levai à huit heures, la tête remplie par ce bruit de la passion
qui rend les souvenirs eux-mêmes sonores comme des baisers. Le massacre
des éperviers me parut lointain. Je devais me rendre à Amboise au début de
l’après-midi pour acheter des disques et Gérard avait promis de m’attendre
dans notre repaire, c’est-à-dire la grange, avec un roman policier. Quand
j’arrivai dans la salle de bain, il était nu, une dentelle de mousse couvrant sa
nuque. Le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte faisait scintiller le
savon sur sa peau. Gérard sentait la chair fraîche, son sourire était plus
éclatant et ses yeux plus tendres comme si cette ablution matinale détruisait
l’ombre voluptueuse de la nuit et offrait au jour un dieu enfant. Il s’était tant
frotté qu’il était rose.
Lorsque à mon tour je fus sorti de l’eau, il se peignait, sans vêtements,
devant la glace, la chair gonflée par les exercices de force qu’il venait de
faire. L’amour m’offrait le garçon le plus beau parce qu’il était venu du
fond de mes rêves et qu’en prenant vie, il en avait gardé je ne sais quel éclat
mystérieux. Gérard était fait de mes songes.
« Je veux te donner un peu de mon sang », dit-il. Il prit un couteau de
chasse dans le tas de vêtements que nous avions laissés au hasard sur les
chaises, et nous échangeâmes notre sang par deux légères estafilades.
Je bus cette force rouge qui venait impétueusement à ma bouche par
saccades. L’avenir nous ouvrait une porte immense, nous entrions dans le
palais de l’amour, comme des enfants dans une forêt.
Une fois habillés, nous nous allongeâmes sur son lit. Pour la première
fois, il se confiait et me parla de l’avenir.
« Que comptes-tu faire ? Moi, je vais repasser mon bac, nous resterons
ensemble. Mais après je ne peux souffrir l’idée d’une séparation. Tu as dix-
sept ans, tu dois bien savoir ce que tu veux ! »
Le « que comptes-tu faire ? » revenait sans cesse. Je me heurtais contre un
mur, car Gérard n’en démordait pas. Je crus enfin devoir lui répondre
sagement, malgré les élans de mon cœur : « Écoute, il faut vivre dans le
présent. Nous sommes en vacances, aimons-nous en vacances. L’été passé,
on verra. L’été c’est toi. Je t’aime, ça doit te suffire. Le reste n’est rien. »
Ce n’était pas ce qu’il voulait entendre. Il espérait que les mots seraient
définitifs. « Je veux connaître ce que tu crois, ce que tu sais, ce que tu sens,
ce que tu veux. Je veux être toi. Quand je suis dans tes bras, le reste, je
m’en fous ! Je ne sais rien en dehors de l’amour, je t’adore. C’est ta vie que
je veux, toute entière, sans qu’il y ait autre chose pour toi que la mienne. »
Et soudain : « Engageons-nous... Et puis non, s’engager c’est trop con :
mon pays, c’est toi... »
J’étais stupéfait de bonheur : le mystérieux Gérard me donnait son cœur
avec la même fougue qu’il me donnait son corps. Je découvrais qu’il voulait
que je prenne tout de lui. Je fus sincère quand j’essayai d’atténuer son
enthousiasme, en mettant sur ce feu les cendres d’un futur incertain. Gérard
était changeant, je voulais l’éprouver. Je lui parlai doucement : « Moi aussi
je t’adore. Je n’y pense qu’au présent. Évitons de voir plus loin... Ton cœur
peut changer. Je ne connais rien de ce que tu as aimé jusqu’ici ; toi, tu es
mon premier amour. Et puis il se peut qu’à vingt ans tu adores les filles, il
se peut également que je sois mort, que nous vivions loin l’un de l’autre, et
que, même si tu n’as pas changé, même si je suis toujours amoureux de toi,
nous voyions la vie si différente qu’il ne paraisse plus possible de
l’affronter ensemble... Aime-moi comme je t’aime : le bonheur, c’est le
présent. » Je lui parlais si doucement que je m’entendais à peine ; Gérard se
blottit contre moi. « Je t’aimerai toujours, murmura-t-il, même mort. »
Je le regardai. De grosses larmes roulèrent sur sa joue...
Une nuit, il rêva. Je posai l’oreille contre son cœur. Il prononçait des mots
sans suite, on eût dit par secousses, comme s’il tombait avec eux dans un
abîme du haut de la montagne du sommeil.
J’essayai de surprendre l’autre, celui que je ne connaîtrais jamais, à moins
de franchir cette mince barrière de la peau, pour devenir enfin la même
chair. Je voulais un jumeau parfait et l’amour me le donnait quelquefois
quand il faisait nuit...
V

Amboise, l’été, était une ville double, une ville androgyne selon les
heures ; aux instants ensoleillés de la matinée, pleins de rumeurs,
succédaient les lourdes heures de l’après-midi désert où les ombres
s’allongeaient avec paresse sur un sol craquelé dès qu’on s’éloignait des
pavés de la ville. Plus tard, la mollesse du crépuscule permettait de ressortir
des toilettes claires et l’atmosphère trouble des cités nocturnes envahissait
pour quelques fugitives soirées cette femme qu’on appelait une ville et que
l’été agitait comme s’il lui fallait l’apaisement du début de la nuit pour
satisfaire les curiosités de son cœur.
Je ne connaissais que les heures matinales, celles où l’on devinait déjà la
beauté d’un jour parce que le ciel était lisse et bleu et qu’à l’endroit d’où
venait la lumière on ne pouvait fixer le disque du soleil, bougeant sa masse
de feu et faisant trembler l’air à des siècles d’espace autour de lui. Je
découvrais l’après-midi silencieux et presque incolore tant le morne
abattement de la chaleur enveloppait les maisons et les arbres dans un
linceul d’or gris. La sueur coulait sur ma poitrine et la faisait luire. Les
vitrines me renvoyaient une image séduisante, mais comme au fond d’un
miroir d’eau. Je ne croisais que des enfants qui s’amusaient sous
d’immenses chapeaux de paille et quelques vieilles femmes habillées de
cretonnes sombres comme l’on n’en voit plus que dans les campagnes. Ces
ombres me ramenèrent, par je ne sais quel mécanisme secret de la pensée, à
mon cousin que j’avais quitté, lisant. Comme j’étais fou de lui, comme
j’étais fou de ses caresses brutales, parce qu’il croyait ainsi cacher sa
tendresse qu’un rien suffisait à rendre extrême ! Gérard était l’amour.
Gérard était mon amour. Je ne voulais rien savoir de son passé, mais le petit
être sauvage qu’au fond il demeurait avait été caressé par bien des garçons,
je le sentais obscurément à son air hautain d’adolescent habitué aux
hommages. Il trompait les autres par une légèreté dont on imaginait les
complaisances voluptueuses, mais quand on était dans ses bras, il vous
pliait à volonté à ses désirs.
Je parcourus sans hâte plusieurs rues, isolé par mon amour, ne voyant pas
les volets à demi tirés par lesquels la moitié de la ville espionnait l’autre ;
inconscient de cette vie cachée puisque pour moi la vie se résumait en un
visage, je n’étais pas dans Amboise, j’étais au pied du lit de Gérard. Je le
regardais, il me regardait un genou replié, les jambes ouvertes, je le voyais
partout autour de moi...
Je poussai enfin la porte du marchand de disques. C’était un jeune homme
affable, assez beau d’ailleurs et qui vous recevait dans une caverne plutôt
qu’une boutique tant les stores verts et bleus qui protégeaient la vitrine
donnaient à l’ombre une luminosité à laquelle on ne s’attendait guère et qui
est celle de certaines grottes au ras des flots, dont le seul éclairage vient de
la réverbération azurée du jour sur la mer. Des tourbillons, plutôt des
trombes de musique que les cabines n’arrivaient pas totalement à isoler,
augmentaient cette illusion d’autant plus qu’un jeune vendeur, le visage
noirci par le soleil, faisait songer, vigoureux comme il le paraissait, à ces
matelots qu’on recherchait dans la Rome décadente pour le caprice des
empereurs. Gérard l’attirait ; mon cousin était venu un matin avec moi, sans
souci du disque que je voulais écouter il s’était mis à parler avec le garçon à
la seule fin de le séduire. Je lui fis si justement remarquer cette conduite de
fille qu’il s’abstint par la suite de m’accompagner en ville. L’autre avait dû
souffrir, parce qu’il avait vu Gérard, l’avait écouté et depuis me demandait
de façon détournée des nouvelles de mon cousin.
Il me présenta plusieurs nouveautés que je refusai. J’écoutai le début d’un
John Cage, achetai le disque et sortis. Je me sentais subitement fatigué et,
comme je marchais depuis quelques instants en plein soleil, j’éprouvai le
besoin d’un peu de nuit. J’étais à deux pas d’une église. Un corbillard
noircissait, minuscule, un coin de la place dévorée de lumière et il semblait
abandonné comme ces vieilles charrues qui rouillent tout l’été dans les
champs. Sous le porche des couronnes de glaïeuls rouges se fanaient. Dès
que j’entrai, la fraîcheur me saisit.
Je me tins debout contre un pilier de cette église sombre, car de fausses
fenêtres à l’italienne, à la hauteur des tribunes, ouvraient sur la nef leurs
carreaux noirs, et les vitraux, qui auraient dû briller de tout l’éclat du jour,
ne jetaient en dessous que des lueurs d’un bleu mort par la présence contre
les bas-côtés de maisons qui tamisaient la lumière. Des cierges illuminaient
le chœur, et leur feu découpait dans la cire des pétales fugitifs. Il faisait si
sombre malgré cela que je ne devinais rien au-delà d’un catafalque noir
entre six candélabres funèbres. Par instants l’orgue accompagnait des
prières. Il y eut un silence, puis la voix émouvante d’un contralto jeta dans
cette nef les premières paroles du Dies Irae.
« Jour de colère, ce jour qui fera du monde un monde de cendres, selon
David et la Sibylle... » Mon cœur répondait à ce chant et j’écoutais en moi
leur dialogue, dans ce crépuscule.
Je voyais une femme marquée par les rides et pourtant majestueuse, une
femme sombre drapée dans les plis noirs d’une robe sans ceinture, et à cette
vision se mêlait celle d’un roi à la haute couronne déchiquetée et qui de la
main gauche retenait un livre où, près du mien, était dessiné le visage de
Gérard.
« Oui, disait la voix, leur voix à l’un et à l’autre, oui, jour de colère que ce
jour où votre passion ne sera plus que deux cadavres. »
— « Quelle terreur sera la vôtre, quand vous serez condamnés pour avoir
cru à vos attachements... »
Cette voix implacable détruisait à l’avance mes paroles d’amour, mais la
foi en cet amour était si profonde que je le compris éternel, même lorsque
Gérard serait mort. Lui ne croyait pas, moi non plus, du moins pas comme
on avait voulu me l’apprendre ; je méprisais ceux pour qui c’était une
habitude et ceux qui étaient prêts à se jeter dans le temple d’une quelconque
religion par seul effroi d’eux-mêmes. Ma foi n’existait qu’au fond le plus
obscur de mon cœur ; et comme pour le diamant il faut non pas le sol dur et
les forêts pétrifiées par dix millions de siècles du charbon vulgaire, mais
toute une nature, ses bruits, ses fougères, ses oiseaux, brutalement jetée
dans les entrailles de la terre et là-dessus les myriades d’époques que
mettent les feux des étoiles pour que nous en eussions les reflets, il avait
fallu à cette foi un amour sans issue.
Quant à Gérard, sa religion était l’amour et il entrevoyait parfois une vie
dont la nôtre semblait l’ombre. Pour lui, croire c’était aimer ; serrer contre
lui un corps comme le sien le transfigurait à un point tel que je me sentais
alors un dieu dans ses bras. La beauté juvénile de son corps permettait
d’approcher ce Gérard secret à qui l’on donne le nom d’âme ; ses cheveux
bouclés, ses oreilles petites, sa nuque divisée, ce n’étaient pas seulement les
figures extérieures du désir, mais aussi les instruments d’un amour sacré qui
use de la beauté pour asservir à tout jamais le cœur. Nos baisers n’étaient
pas que des caresses physiques ; je voulais, moi, poser la bouche sur ce
Gérard invisible et cependant la douceur sournoise de la chair m’en
éloignait chaque fois.
« Malheur à celui dont le visage sera noir. Il sera jugé par lui-même et il
sera inexorable... » Ainsi, j’écoutais la messe de mes funérailles ; c’était
pour moi ces tentures, ces candélabres, ces orgues, ces fleurs. C’était ma
mort. Le Dies Irae s’achevait dans des supplications et sur les accords
véhéments de l’orgue, mais une autre voix s’insurgeait en moi-même :
« Jour de colère que ce jour de ta mort. Tu seras jugé par l’amour et l’amour
ne te fera grâce ni des aveuglements, ni des heures qui ne furent pas
siennes. Il ne justifiera l’oubli qu’aux moments du sommeil. Ce qu’il
voudra, c’est savoir, connaître les pensées qui effleurent le front, les désirs
inavoués, les cris d’amour gardés dans la poitrine, les gestes solitaires, les
lueurs de la jouissance, les dimensions de l’espoir. L’air que tu respires
ferait éclater le cœur des autres hommes ; avec Gérard ce qui est étouffant
devient léger. Son sang exige l’enfer ! L’amour ce sera lui, et il ne peut te
condamner. »
Brusquement j’eus la prescience d’un malheur. Il me fallait rentrer,
Gérard m’appelait. Je renversai une chaise et le bruit courut jusque dans
l’abside. Dehors je reçus en coup de fouet les rayons du soleil ; quand je me
retrouvai sur la grand-route, le silence chassa d’un seul coup les idées
noires. Je ne rentrai pas directement, les odeurs de l’été m’arrêtaient sur la
route, il y avait des fleurs sauvages dans les creux encore humides des
fossés, et l’air était saturé par la senteur enivrante du foin coupé. Dans la
grange, au milieu de la paille, le livre de Gérard demeurait ouvert. Sa
chambre déserte, j’allai dans la mienne ; je compris qu’il était là dès que
j’ouvris la porte, à cause des rideaux tirés.
« C’est toi, Pierre ? » me dit-il.
Sur le lit, il était à plat ventre, comme toujours nu. Il me supplia de ne pas
faire de jour. Je m’approchai et lui pris le visage. Ses lèvres étaient
gonflées, et de son nez à sa bouche, il y avait la trace d’un sillon de sang.
« Ils m’ont pris et ils m’ont battu », me dit-il, avec un tremblement de
colère. Ce fut tout ce qu’il voulut me faire entendre. Pour dîner, il porta une
chemise à manches longues. On n’y prêta aucune attention, les nouvelles
politiques étaient mauvaises. Nous, on s’en moquait, comme d’habitude.
À dix heures, il s’endormit. Le crépuscule baignait encore les arbres de
son eau blanche. Il se retourna cent fois peut-être. Dans son sommeil, il
prononçait des mots sans suite. Je saisis beaucoup de « Je ne veux pas ».
Alors je reconstituai la scène avec ces lambeaux de phrases arrachés à un
mauvais rêve. Il s’agitait sans cesse, la figure en sueur, et ne pouvait
demeurer sur le dos, que de longues traînées rouges hachuraient ainsi que
les bras et les jambes. La chair à vif en maints endroits l’avait forcé à rejeter
les draps de son corps. À table, il avait dû souffrir, puisque par fierté il avait
mis un pantalon de toile qui lui brûlait les fesses et les cuisses, et une
chemise qui réveillait, malgré sa légèreté, les coups de cravache endormis
sur ses épaules.
Voici ce que j’imaginais : au début de l’après-midi, Gérard, vautré dans la
grange, lisait à son ordinaire un roman policier. Entendant appeler, il pensa
que c’était moi et cria : « Je suis là ». Philippe, un des frères Decazes, entra,
laissant la porte ouverte pour que les autres pussent pénétrer à leur tour, car
ils avaient calculé leur coup. Les autres frères attendaient dehors, ainsi que
deux garçons avec qui nous avions joué au tennis.
« Où est Pierre ? » demanda-t-il.
Gérard lisant fit un geste vague sans se soulever. Philippe, s’approchant
de plus près, tomba de tout son poids sur lui. Mon cousin se débattit, mais
les autres surgirent, lui lièrent pieds et poings, lui collèrent du sparadrap sur
la bouche, et, à deux, emmenèrent leur victime vers le pigeonnier. La porte
fut close à double tour.
On défit les liens de ses pieds, pour que Gérard puisse se tenir debout, le
sparadrap fut arraché, puis l’un se mit en demeure de le préparer à son
supplice : il déboutonna la chemise, la fit glisser sur les poings. Il s’attaqua
au blue-jean, touchant malgré lui le sexe de Gérard et le faisant frémir.
Lorsque la fermeture Éclair fut descendue et que le garçon effleura le slip,
mon cousin, en plein visage, le frappa de ses deux poings liés. Une mêlée
s’ensuivit ; Gérard, maîtrisé, leur cracha à la figure. Les garçons devenus
furieux le caressèrent avec sa propre ceinture, puis, autant parce qu’il était
beau que parce qu’il se rebellait, le frappèrent jusqu’au sang sur les jambes,
les cuisses, le dos, les bras, les fesses. Gérard eut un vertige. Se rendit-il
compte du conciliabule qui avait pour but de jouir de lui ? Tous ces garçons
excités par leurs coups envisageaient de s’en servir comme d’une fille, l’un
après l’autre. À terre, Gérard ne bougeait plus, un coup de ceinture sur la
nuque l’ayant étourdi. Les garçons enlevèrent leurs jeans avec impatience ;
les cuisses lourdes et brunies par l’été apparurent, et l’atmosphère devint
plus chaude autour d’eux, jusqu’à ce que pour mieux jouir ils eussent ôté
les courtes chemises qui cachaient leurs fesses. Gérard était à leurs pieds, le
ventre au sol et un instant ils le contemplèrent. Puis le premier posa la
bouche sur sa nuque...
Je ne voulais pas savoir plus avant, inquiet des précipitations de mon
cœur, je murmurai : « Tu as réveillé mes désirs. La nuit est longue quand tu
dors, mais je t’ai plus vrai qu’au grand jour. L’amour, c’est la violence. Je
suis jaloux de ce qu’ont fait les autres. »
Gérard dormait d’un sommeil de brute, sa main ouverte pour une bouche,
dans l’ombre. Touché par le plaisir, il n’était plus Gérard, mais la chair du
plaisir se substituait à la sienne, comme si ce n’était plus un garçon de chair,
mais le plaisir sous ses traits virils, et comme si entre sa chair et le plaisir un
accord singulier créait un être auquel le nom de Gérard ne convenait plus,
du moins pas le nom de Gérard que je m’étais habitué à prononcer avec
tendresse. Je devenais fou de l’avoir su touché par d’autres mains que les
miennes ; celui dont ces garçons avaient abusé, c’était moi, puisque
maintenant je n’arrivais plus à me reconnaître, tant les moindres gestes de
Gérard, par cette imitation servile des amants, pénétraient peu à peu mes
moindres gestes. Avec quelle amertume j’enviais sa rage à l’aurore. En vain
l’aurais-je tiré de la nuit, le toucher ne me satisfaisait plus, j’avais besoin
d’un geste infini que ni le temps ni l’ombre n’aurait détruit, mais chaque
seconde rendait mes caresses dérisoires, car je devais les recommencer pour
ne pas perdre conscience de ce corps allongé près de moi dans les bras
invisibles du songe. L’amant qui m’enlevait Gérard était le sommeil, et
Gérard jusqu’au matin dormit en gémissant.
Il faisait grand jour lorsque les bruits de la campagne succédant aux
chants solitaires des coqs nous réveillèrent. L’eau lui brûlant la chair,
Gérard ne put se laver et je lui poudrai le dos de talc. Ce jour-là encore, il
dut concéder à l’élégance une tenue irréprochable, mais à peine dans la
chambre il arrachait ses vêtements de torture.
Je l’abandonnai un moment l’après-midi pour fouiller le grenier. Il m’y
rejoignit, volubile : « Écoute, me dit-il, ce que je viens d’entendre au salon
en passant. Je n’ai pu me défendre contre la curiosité et j’ai collé l’oreille à
la porte. Il y avait ton père, le mien, Madame Palin, Madame Decazes, et
deux ou trois autres personnes estimables – ici, il prit le ton du monde – de
cette province, durant les soirées estivales. On parlait de choses et d’autres.
Voici ce que ça donnait... »
Là, variant à chaque instant les poses, avec une virtuosité et une gravité
que je ne soupçonnais pas, il fit naître dans le grenier plein de malles, un
salon distingué avec tout ce que cela comporte d’ennui, d’idiotie et de
suffisance. Il m’indiquait simplement chaque personnage à sa façon de
parler.
« Ton père (grave et la main au gilet). Je me garde bien de laisser de telles
publications aux mains de mon fils. Ce genre de lecture ne pourrait que
l’inciter à courir Dieu sait quelles filles et ce n’est pas le but que des parents
se proposent.
— Madame Palin (un ton au-dessus de la moyenne, très appuyé comme
en Basse-Bretagne). Il me semble d’ailleurs si grave qu’il m’est difficile de
croire ce qu’on raconte.
— Mon père (qui jusqu’ici cherchait les cartes que j’ai fourrées avant-hier
dans un vase). Et que raconte-t-on ?
— Madame Palin. On ne peut prêter l’oreille à de tels bruits. C’est
pourtant ce que pensent les enfants de notre chère amie. N’est-ce pas,
Géraldine ?
— Madame Decazes (voix sucrée). Tout cela est sans intérêt, oublions-le.
— Ton père (curieux tout de même). Oh ! Entre nous, vous n’avez pas à
hésiter, ne serait-ce que pour dessiller nos regards peut-être aveugles.
— Madame Decazes (un peu excitée). Eh bien ! Je ne vous le dis que
parce que je ne peux y croire. Que pensez-vous de l’influence de son cousin
sur votre fils ? Gérard n’est-il pas pervers ?
— Mon père (un peu furieux de me voir sur la sellette). Quel étrange
adjectif !
— Madame Palin (relayant aimablement son amie troublée par ses
aveux). Leurs jeux les font mépriser la compagnie des garçons de leur âge.
Ni mes fils ni ceux de Géraldine n’ont réussi à les apprivoiser. J’ai tout lieu
de penser à cause de Gérard. Ils sont heureux ensemble, paraît-il. Je ne vois
rien d’autre, si ce n’est lorsqu’ils sont avec nous ici leur façon de se
regarder pendant des heures dans le blanc des yeux.
— Ton père (ne voulant pas comprendre). Encore une façon de
manigancer quelque chose.
— Madame Decazes. Des promenades nocturnes, sans doute.
— Madame Richard (qui n’avait rien perdu, bien qu’elle fût occupée à
flirter avec le docteur, ce qui lui avait valu de bouquiner Freud durant les
insomnies de femme sans homme). Cette façon de fuir les autres caractérise
à cet âge ce genre d’affections que l’on dit exclusives.
— Mon père. Gérard prépare avec Pierre son examen d’octobre. Il a
échoué en juillet et Pierre a demandé par gentillesse que nous passions ici
les vacances, afin qu’il pût aider son cousin.
— Madame Decazes. Je ne savais pas qu’on préparait son bac en baisant
son cousin sur la bouche, à cent mètres de la maison.
Je n’ai pas écouté la suite, c’est trop bête. »
Mais Gérard mentait, car il était devenu tout blanc.
Alors l’ombre de la mort entra dans le grenier. Extérieurement, c’était un
nuage qui passait devant la lucarne, mais cette obscurité brusque après les
rayons d’or où dansait la poussière cachait une personne qui nous suivait
pas à pas. Ces pas, je les entendais loin dans mon cœur ; jour après jour ils
seraient plus violents, plus hauts, plus décidés, et puis ce serait la fin, le
cœur éclaterait parce qu’il y aurait en lui trop de vacarme. Je mis la main
sur la poitrine de Gérard ; c’était comme si quelqu’un frappait pour en sortir
et pour venir en moi.
Nos pères ne dirent rien. Nous deux, nous nous abandonnions à l’amour,
mais à un amour sur lequel les menaces planaient comme des oiseaux de
proie.
VI

« Pierre Pierre. » Mon nom était devenu cri. Je devais attendre Gérard et
je m’étais caché, pour voir. Il regardait autour de lui, ne comprenant pas,
inquiet puisque je devais déjà être là. Le chant d’une grive traversa le
silence. Gérard m’appela encore, puis, une seule fois, il prononça mon nom
si bas que je le devinai à la forme de ses lèvres. Et il s’en alla, butant contre
des racines au bord de l’allée. Il s’assit contre un arbre ou plutôt se laissa
glisser sur le sol et renversa la tête contre le fût. Entre des feuilles, dans le
buisson qui me cachait, je voyais son cou et sa bouche, deux des endroits où
j’aimais le plus poser mes lèvres. Que s’imaginait-il ?
Je voulais courir vers lui, lui expliquer que c’était pour rire, mais la
cruauté qui fait le fond de tout amour me retenait. Je voulais l’épier, voir de
quoi il avait l’air quand il se croyait seul et si je n’allais pas découvrir
quelqu’un que je n’aimerais plus. Ainsi il y avait des moments où j’aurais
désiré me vider le cœur, déchirer cette image de l’amour, effacer ce visage
de garçon que même les yeux fermés je voyais en moi.
Il repartait vers la maison, la tête basse, donnant des coups de pieds dans
les cailloux, je ne sais quoi de triste dans le corps. Enfin il disparut derrière
la grange et le soleil pour moi disparut... Les arbres ne bougeaient plus, je
ne sentais plus rien, je regardais sans entendre, j’écoutais sans vivre, la
gorge serrée. La solitude de Gérard s’emparait de mon corps. Toi qui
m’avais empli de beauté, journée ardente, toi, l’étang vert plein de frissons,
vous, bois frais et sombres, vous me sembliez mornes soudain. Vous étiez
toujours là, mais ensorcelés, Gérard en s’en allant vous avait pris votre âme.
Plus il s’était éloigné de moi, plus j’avais ressenti cette détresse du garçon
qui cherche comment faire ses premiers aveux.
J’en étais là. Et dans nos enlacements les plus fougueux de la nuit
j’inventais des paroles qui ne franchissaient jamais mes lèvres. Les mots
crus de l’amour étaient plus faciles. Ils n’engageaient que le corps. Ma
solitude maintenant avait les traits de Gérard. Je courus vers lui et mon
désir y fut avant moi.
J’essayai de me rappeler son visage. Par instants, je ne le pouvais pas, je
croyais le voir devant moi, mais ce n’en était qu’une attitude passagère ou
l’éclair d’une expression, et son mirage était autour de moi... Quelques
secondes plus tard, je poussai la porte de la grange et je me jetai sur lui.
Nous avions un jeu aux règles insensées dont l’unique but était d’asservir
l’autre et d’en faire physiquement ce qu’on voulait. C’était un jeu qui
excusait tout. Le parc devenait un territoire où il fallait capturer
l’adversaire, car nous étions ennemis, par la ruse. Cette fois, j’agis comme
si c’était ce jeu. Avant qu’il se fût défendu, je lui liai les poignets, les
attachai à un clou rouillé où l’on accrochait de vieilles selles, et tout à coup
je le battis. J’avais détaché ma ceinture et tenais à lui meurtrir les fesses.
Que de trouble jalousie dans ce goût de lui faire mal où je l’admirais le
plus. Je ne le déshabillai pas, car sur les vêtements les coups brûlaient
davantage et j’avais peur de céder trop vite à mes plus basses faims s’il était
nu.
« Salaud », répétait-il dans un murmure, « salaud, salaud... » Son accent
était le même quand, la nuit, il perdait la tête sous moi. Et sa voix était
chaude comme sa peau.
Je le frappai coup sur coup. Il y avait d’abord le long sifflement
d’admiration de la ceinture, puis le bruit mat du coup auquel ma respiration
heurtée se mariait. Gérard s’arrêtait de respirer, gémissant à peine avant
d’être atteint. Il ne bronchait qu’après, si le coup mal calculé rencontrait la
peau nue, car je finis par lui arracher la chemise pour voir son dos et lui
descendre son jean sur les chevilles. Je l’aimais entravé, tout entier en ma
possession. Une veine brillait à son jarret gonflé, disparaissant chaque fois
qu’il s’abandonnait à son douloureux plaisir. Rien ne m’était plus doux que
de le caresser là, d’y poser un instant mes lèvres. Il se sentait dompté peu à
peu et je pus rapprocher l’intervalle des coups sans qu’il souffrît au-delà de
ses forces. Ce fut même moi qui m’avouai le premier vaincu par une
brûlure à l’épaule et la peur de n’être pour Gérard qu’un immense coup à
figure humaine. Enfin je détachai ses poignets bleuis au moment où je
compris qu’il était calmé, car auparavant l’idée de se venger aurait pu le
rendre méchant... Il eut un sourire : « Tu frappes fort aujourd’hui, tu as
mangé du lion sur tes biscottes. » Puis plus doucement et me dévisageant de
ses prunelles changeantes : « Si tu me tombes sous la patte, gare à toi...
mais je n’attendrai pas si longtemps pour... » Il laissa la phrase en suspens,
reboutonna sa chemise et déjà il était un autre corps parmi tous ceux qui
peuplaient ses heures avec moi.
Après dîner, mon père ayant dit qu’il voulait me dire quelques mots,
Gérard sortit avec ostentation. Mon père s’assit, m’indiqua une chaise, mais
je préférai rester debout. Il me demanda de revenir à Paris pour les
inscriptions de Gérard, tandis que ce dernier travaillerait, et il m’offrait un
concert d’un groupe anglais qui ne venait jamais en France. J’usai de tous
les arguments possibles : la beauté des environs, nos baignades, les fatigues
d’un jour d’été dans une ville. Il m’allégua Paris désert, je ripostai Paris
étouffant et la folie où finissaient les tournées des chanteurs anglo-saxons.
Et puis ce remous dans l’eau tranquille des vacances. « Qu’à cela ne tienne,
dit mon père, tu peux aller finir tes vacances en Corse, tu l’as bien mérité. »
Toute cette amabilité, cette sollicitude cachait l’idée bien arrêtée de me
séparer de Gérard, et les batteries de mon père trop tôt dévoilées ne
tireraient plus que des boulets à blanc sur ma résolution de ne pas partir.
Mais il ne fallait pas se trahir. Je fis l’idiot. Il ne se douta de rien et je
rejoignis Gérard dans sa chambre où il mourait d’inquiétude. Tout ceci
reposait pour nos pères sur l’incertitude de savoir ce qui nous unissait
vraiment, malgré eux, malgré la vie, sous un toit qu’ils avaient choisi eux-
mêmes depuis de longues années pour nous abriter ensemble, comme si leur
rôle dans cette histoire d’amour fou avait été celui de confidents aveugles et
sourds.
Donc je n’abandonnerais pas mon cousin aux torpeurs d’une province
maudite, comme elles le sont l’été avec leurs maisons aux volets clos, leurs
églises noires, leur immobilité de nécropoles. Rester avec Gérard dans ce
pays mort serait un plaisir, nous n’avions besoin que de nous. Comme tout
plaisir, je le ressentis de façon si intense qu’il disparut aussitôt et que je ne
sus rien lui avouer de ce bonheur, maintenant que je pouvais le lui faire
partager. Le désir m’avait déjà récompensé. Il en était souvent ainsi dans les
gestes les plus communs : toucher le corps de Gérard éloignait l’image de
Gérard livré à mes caresses, glisser la langue entre ses lèvres semblait un
geste de fou, puis tout reprenait sa force primitive, les lèvres de Gérard leur
douceur et sa tête entre mes mains l’air brutal qu’elle avait quand il
jouissait. Je découvrais un garçon nouveau chaque fois et chaque fois mon
corps s’anéantissait dans un garçon inconnu. J’avais peur de le perdre.
Quand il me demanda ce qu’avait décidé mon père, je ne répondis pas, je
fus soudain possédé par quelqu’un au fond de moi que je ne connaissais
pas. « Déshabille-toi, lui dis-je doucement, simplement pour te voir. » Et
quand ce corps fut à la merci de mes mains et de mes yeux, j’admirai
longuement la force qui m’était offerte. Il me regardait droit dans les yeux
et comme je ne bougeais pas baissa son regard, une rougeur légère couvrit
ses joues, sa respiration devint plus rapide. « Que veux-tu ? » murmura-t-il.
Je ne répondis pas. Alors soudain la statue fut à mes genoux. Je ne peux le
dire autrement. De ses bras, il m’entoura les cuisses et y cacha son visage.
Je le remontai par la nuque jusqu’au bas de mon ventre. Il posa les mains à
plat sur ma poitrine.
« Tu as des mains de fille », dis-je exprès en riant, mais ce n’était pas vrai
et il me tendait sa large paume : « Dis que ce n’est pas vrai, demandait-il.
Dis non, dis non. » C’était avec des ruses de ce genre que j’obtenais tout de
lui.
Sa beauté était tumultueuse, sujette à tous les changements, sombre tout à
coup et tout à coup éclatante, dans un moment de mélancolie ou dans les
rages du plaisir.

... Pourquoi pensai-je à cela ? Personne ne peut se souvenir mieux qu’un


garçon qui rêve à tout ce qu’il a fait et à ce qu’il a aimé. Il n’en revoit que
l’essentiel. Toutes ses passions sont simples, il n’en garde que les images
parfaites. Ainsi je revoyais les moindres gestes de cette histoire et il me
suffisait d’un instant de silence au fond de moi pour « avoir » soudain la
forme des doigts de Gérard sur une page de livre, une tache d’encre sur sa
joue, le creux exact de son corps sur les draps. J’eus la sensation qu’entre
moi et le reste du monde s’élevait une muraille qui allait jusqu’aux astres,
m’isolant avec mon cousin. Le bonheur, c’était ce mur qui le protégeait.
Vint le soir du jour où mon père et mon oncle partirent pour Paris. La
maison fut aussitôt le paradis. Nous couchâmes cette nuit-là dans la grange.
En emportant des couvertures, nous expliquâmes à notre cousine qu’il
faisait trop chaud pour dormir dans nos chambres et que nous serions mieux
à la belle étoile. Elle nous crut un peu fous, car la nuit parfois était fraîche,
mais ne s’y opposa pas.
Cette nuit qui commença ne parut pas devoir finir. Je ne sortais des bras
de Gérard que pour m’y rejeter, comme un nageur sort de la mer et s’y
replonge sans cesse. Je connus l’océan des caresses, la houle grandissante
du plaisir, les fonds obscurs du repos ; nous arrêtions le temps dans l’espace
d’une nuit ; nous nous aimions comme si c’était trop tard, mais c’est le
propre de l’amour de faire éternellement des derniers gestes. Il manquait à
ma condition d’homme un langage plus grand que celui des paroles et celui
des caresses.

Vers deux heures du matin, comme la nuit fraîchissait, je m’aperçus que


Gérard était en larmes. Ce fut en repliant mon bras, pris sous sa nuque, que
j’effleurai sa joue. Elle était froide. Il se retourna pour cacher sa figure entre
ses bras. Je lui relevai la tête de force : il respirait avec peine. Je mis mon
front sur son visage et ses pleurs s’écrasèrent sur ma peau. Il suffoquait et
cherchait à m’échapper. Je l’étreignis plus fort. J’étais comme fou. Les
larmes m’excitaient, je voulais cette douleur inconnue et soudaine, j’eus des
caresses plus précises : il me repoussa. Je le giflai. Il ne pouvait parer mes
coups, car je sentais bien que j’étais le plus fort. Je frappai. Dans le silence
nocturne, ce bruit nous unissait comme de faire l’amour...
La nuit va s’achever. Gérard dort, je rêve. Qu’avait-il ? Ni mes questions
ni mes caresses ne purent le convaincre de me parler. « Je t’aime, c’est
tout », me disait-il, et je crois en effet que c’était tout, que c’est tout. Aimer
est un malheur et même un ciel clair, pour deux amants, est un ciel terrible.
Nous avons trois jours entiers avant que nos pères ne rentrent. J’ai
conscience d’un malheur qui s’approche.
Gérard dort. Il est plus beau qu’il n’a jamais été ; dans le sommeil il
retrouve un visage d’enfant et un peu de salive l’unit à sa couche, comme si
ce lien venu de la chair était le seul qui dût encore l’attacher au sol. Il dort
et la fatigue me tient éveillé. Il songe et le songe désire que mes yeux soient
ouverts. Je suis l’amour pour lui et je ne sais rien de ce qu’il veut quand il
sommeille. Combien de nuits semblables devrai-je affronter pour atteindre
l’aurore ! Nous sommes déjà malheureux. Notre amour est un amour
nocturne, sa nuit est une nuit trop longue et j’aime trop Gérard.
Mon Dieu, je voudrais mourir !
RÉCIT DE GÉRARD
I

Après déjeuner, nous quittâmes tout de suite la maison. Nous passâmes


par l’allée qui conduisait à la grange. Dès que nous fûmes assez loin pour
qu’on ne pût nous voir d’une fenêtre, je pris Pierre par la nuque, lui
renversai la tête sur mon épaule et lui baisai la bouche. Pierre est le plus
beau des garçons, j’en fais ce que je veux. Lorsque je marche près de lui, je
crois toujours marcher au flanc d’une armée victorieuse : seul, il est dix
mille hommes, il en a l’assurance...
Il est fait d’un seul trait, plus appuyé autour des épaules, du visage, des
cuisses, plus mince à la taille, comme si au milieu de toute cette chair
robuste il fallait dans la courbe des flancs la douceur des athlètes au repos,
qui si souvent leur pare les hanches d’une grâce androgyne. Il a une tête
romaine, les yeux bleus, les cheveux bruns. J’ai l’air plus doux, mais de
nous deux c’est moi la brute, lui est calme. Ses cheveux, soigneusement
peignés, retombent malgré lui en longues mèches brunes sur ses tempes et
son front.
J’aime le provoquer jusqu’aux larmes par une indifférence dont je joue en
maître, et l’instant d’après je fais tout pour qu’il oublie une conduite qu’il
me pardonne toujours pour la dernière fois. Je me venge ainsi de mon
amour, car je déteste celui que j’aime, me sentant l’esclave et le maître à la
fois, et par là doublement livré aux inconstances d’un pouvoir et d’une
soumission fragiles. J’aime Pierre plus qu’on ne pourra jamais l’aimer. J’ai
beau être en révolte, céder à des impulsions de vandale, il arrive un moment
où tout est vain contre l’amour.
Donc je baisai la bouche de Pierre. Il y avait d’abord le léger souffle de
détente quand il ouvrait les lèvres, et bien plus tard, après les caresses
mystérieuses des visages penchés l’un sur l’autre, le second souffle, plus
lourd, de l’être revenu à lui, qui respire pour retrouver sa liberté. Dix fois je
recommençai, et sans qu’il fit un geste je l’enlaçai et l’entraînai vers la
rivière, à l’endroit où pour la première fois nous nous étions aimés. Je
retrouvai sans le vouloir la même place. Nous nous couchâmes sur l’herbe,
et nous dormîmes l’un contre l’autre, si étroitement serrés que la moindre
feuille n’aurait pu se glisser entre nous.
Au réveil, nous étions chacun le désir. Je regardais avec tant d’attention le
visage de Pierre que je fus effrayé, aux approches de son plaisir, par la
douleur soudaine qu’on y lisait, à tel point qu’un instant je le crus mort, si
ce n’avaient été sous les cils entr’ouverts la pupille brillante et le
gémissement qui séparait ses lèvres ; puis, ensemble, nous perdîmes
conscience, car bien que je n’eusse cessé de le contempler, un voile noir
emprisonna ma vue tout à coup, et je ne revis l’arbre qui nous abritait qu’un
peu plus tard sortir d’une brume éclatante et reprendre ses mouvements et
ses couleurs. Pierre avait un nouveau visage, ses pommettes brillaient,
l’amour avait gonflé ses lèvres : il avait l’air insolent de ceux qui ont joui.
Il était sept heures lorsque nous décidâmes de rentrer. La maison était
vide. Nous nous assîmes au salon et Pierre s’empara d’une quelconque
revue. Je ne voulais pas qu’il restât silencieux, je tirai les pages, fis sauter la
feuille de ses mains, jusqu’à ce que fatigué par mon insistance il capitulât et
consentît à m’écouter. Voici ce que je lui dis : « Pierre, mon ami, vous lisez
devant moi, c’est inconvenant. J’ai droit à plus de respect d’abord ;
secundo, vous êtes là pour me tenir compagnie – aussi je vous condamne à
deux baisers... » Je le forçai à me donner sa bouche, car il voulait résister à
un plaisir de commande. Il se défendit plus faiblement et j’eus ses lèvres. À
cet instant, mon père, que je n’avais pas entendu venir, entra. Je me levai si
brusquement que nous fûmes rassurés par un « Tiens, tu es là... » Il ne nous
avait pas vus. « Nous sommes là, dis-je, et nous attendions que vous
daignassiez descendre à un festin de mortels... » Cette ironie lui déplaisait,
il ne répliqua pas, mais me jeta des regards furieux.
La nuit devait lui porter de sages conseils. J’avais d’ailleurs surpris, il y
avait plusieurs jours, une conversation entre nos pères et quelques âmes
charitables, personnages insignifiants et amollis par la province où tout ce
qui n’est pas finance et ruban rouge ne présente que l’intérêt de la
médisance. Pour eux, l’argent remplaçait la beauté, et s’ils avaient quelques
valeurs en Bourse, les représentants les plus scandaleux de l’espèce
humaine devenaient, pour la cause, des esthètes ou des génies, alors qu’ils
condamnaient notre amour parce que nous avions dix-sept ans et une belle
gueule ! Tous ces gens avaient peur de ce qu’ils n’avaient pas dans la
comédie d’une existence où pour aimer il fallait un lit aux draps de soie
rose, alors ils lâchaient sur cette passion les torrents d’une bile qui leur
servait de sang.
De cette conversation écoutée à la Néron, derrière une porte, j’appris que
mes sentiments pour Pierre, si cachés qu’ils fussent, avaient éclaté aux yeux
des autres, puisque nos regards parlaient pour nous. Les amoureux sont si
pleins de leur rêve qu’il jaillit d’eux comme le jet d’eau d’une fontaine, et
que sans le vouloir, tout autour d’eux, ils s’inondent d’amour.
Ainsi nos pères eurent, pour comprendre, les commentaires de ces amis
charmants qui se donnèrent la peine de pousser mon portrait à un noir si
sombre que la nuit elle-même eût semblé radieuse, Pierre faisant figure
d’un jeune nigaud entraîné malgré lui par un démon. Je me flattai devant lui
d’avoir des ennemis aux attentions si délicates qu’ils excusaient mon
amour. Pierre fut inquiet, mais plusieurs jours passèrent sans qu’on nous eût
montré qu’on nous avait à l’œil. Comme d’habitude nous nous rejoignîmes
la nuit par nos fenêtres, et notre plaisir connut l’intensité des choses sur
lesquelles la menace pose sa lourde patte de lion endormi.
Ce fut le lendemain, et peut-être parce que j’avais eu l’ironie de les
convier à un festin de mortels, comme s’ils trônaient dans quelque Olympe
et que je voulais les voir redescendre sur terre, que nos pères prirent
l’offensive. À la fin du déjeuner, celui de Pierre l’appela et lui proposa
quelques jours à Paris pour, affirmait-il, prendre mes inscriptions au bac,
m’acheter des traductions de Tite-Live, et assister à un concert, sans doute à
suite fantasque. Pierre rusa, refusa, resta. Nous avions deux jours avant leur
départ, puisqu’ils partaient l’un et l’autre pour Paris, afin de liquider des
affaires urgentes ; eux, disaient-ils, n’avaient pas trois mois de paresse.
J’encaissai avec indifférence cette remarque perfide. Je n’en étais plus à une
près. Mes incisives avaient assez de mordant pour ne pas craindre les
attaques de ce genre. La plupart du temps, je préférais éviter un combat où
finalement pour me vaincre, ils employaient d’autres armes ; une correction
par exemple, car mon père aimait cette preuve d’autorité.
La seconde attaque eut justement pour théâtre d’opération la salle de bain
et ma paresse pour objectif. J’étais nu, le lendemain matin, encore ruisselant
d’eau, et je m’étirais en faisant des flaques partout. Pierre, déjà habillé, se
peignait devant la glace. Mon père ne venait jamais de ce côté de la maison,
pourtant il entra. Je suis d’une beauté assez insolente pour que l’on porte
sur moi les yeux et qu’on les y attarde si, par chance, je suis nu. Mon père
m’admira ; il se revoyait dans l’adolescent aux cuisses larges et aux jambes
fortes, peut-être reconnaissait-il aussi la femme qu’il avait aimée à la
finesse de ma peau et la minceur de ma taille. Pierre aussi me regarda et son
regard me flattait et me disait que je serais à lui, comme il serait à moi, dès
que mon père tournerait les talons. Mais celui-ci ne parut pas devoir le
faire ; je n’avais pas bougé, l’eau perlait sur ma poitrine et à chaque
seconde une goutte roulait de mon ventre à mes cuisses ou se perdait dans
les boucles brunes de mon sexe. Mon père cria. La fureur eut-elle raison de
l’extase où je l’avais plongé ?
« Sors, Pierre », dit-il, « et puis non, tu peux rester ». Il s’adressa à moi :
« Tu vas t’habiller au lieu de te montrer. Tu passes des heures à ta toilette,
tu t’étires, tu t’amuses dans ton bain et tes livres moisissent sur ta table. Tu
te moques de tout, tu es un inutile ! Seulement j’en ai assez : tu iras dans
une boîte jusqu’à la fin du mois. Va préparer tes valises. Allez, va... » Je ne
fis pas un geste. Pierre ouvrit la bouche. Mon père l’arrêta : « Non » et vers
moi : « Alors tu ne bouges pas, tu veux que je t’aide, je te laisse une minute,
après je m’occupe de toi... » La statue de Loth n’était pas plus immobile
que je ne le fus. « Tu l’auras cherché », cria mon père.
Me tordant le bras, il me maintint à genoux, me frappa sur la bouche du
revers de la main et, avant que j’aie pu savoir ce qui m’arrivait, me coucha
sur sa cuisse. Devant Pierre il me fessa à toute volée.
Le bruit de sa main sur mes fesses nues l’enivrait. Pierre m’avoua plus
tard avoir été plusieurs fois au bord de l’extase. La résonance des coups me
remplissait de honte, à mon âge et devant mon cousin, j’aurais préféré être
cogné à coups de poing, mais je ne me débattis pas.
Mon père frappait fort et attardait sa main afin que la douleur eût le temps
de posséder mes fesses ; cela faisait un bruit de bravos. Au bout d’une
vingtaine de claques j’étais parcouru d’une sève brûlante qui, répandue dans
mes cuisses, remontait voluptueusement mon dos, se ramifiant dans les
flancs pour éclore, dans une longue caresse douloureuse, aux bouts de ma
poitrine. Peu à peu, les coups diminuèrent de violence ; sa main lui faisant
mal, mon père oublia ses ressentiments. Gardant un silence solennel après
ces grands éclats, il sortit de telle sorte qu’il parut gêné de m’avoir donné
devant mon cousin une leçon si avilissante où se mêlait tant d’obscure
impureté. Il ne devait plus me reparler de boîte jusqu’au bachot.
Seuls, je regardai Pierre. J’aurais accepté les coups par jeu, mais d’être
mortifié me révoltait. Il s’en était fallu de peu que j’eusse répliqué par des
coups de poing. Mon père avait essayé de briser ma statue, je redevenais un
petit voyou qu’on fouette, j’avais douze ans au lieu de dix-sept. Devant la
glace, je me retournai machinalement pour voir si j’étais rouge. Mes fesses
luisaient, si provocantes que j’en eus la gorge serrée et les oreilles
bourdonnantes. Pierre s’approcha, se laissa tomber sur le carrelage et posa
sa joue fraîche sur cette chair brûlante. Les coups y avaient laissé la trace
des doigts. Pierre resta peut-être cinq minutes à me serrer contre lui, il dut
oublier que ce n’était pas ma joue qu’il avait sous la sienne, car tout à coup
il y écrasa ses lèvres et je devins des pieds à la tête un immense baiser ; la
volupté de cet effleurement le multipliait sur tout le corps par les mêmes
chemins qu’avait suivis la douleur quand mon père me battait.
Aucune allusion à ce qui s’était passé n’indiqua que mon père et mon
oncle menassent une action commune.
Les déjeuners suivaient un déroulement de tragédie. Pierre et moi restions
muets, notre cousine était là comme la garde ou les confidents. Nos pères
parlaient de tout jusqu’au dessert, c’était le premier acte. Avec les fruits, les
sujets devenaient indirectement personnels, mais les idées lancées en l’air
retombaient forcément sur quelque nez. Pierre continuait son rôle de sourd.
Moi, je répondais de la même façon, avec négligence. L’orage grondait
souvent, selon les bonnes traditions de l’acte II. Il s’agissait alors de fuir.
Nous y arrivions le plus souvent et il n’y avait pas de troisième acte. Ce
jour-là ce fut impossible : nous fûmes priés de prendre du café et nous nous
vîmes offrir des cigarettes blondes. J’étais tenté : j’acceptai. Pierre m’imita.
Nous entrions dans la gueule du loup, mais je le savais et je me promis d’y
casser quelques dents s’il fallait que je fusse croqué. Les conversations
aimables ne me plaisaient guère, je préférais sincèrement un bon sermon où
l’on sait à quel moment on peut se permettre de rêver. Le ton fut trop
patelin pour ne pas recouvrir de piège. N’était-ce pas la façon de capturer
les éléphants au Congo : des fruits au-dessus d’une fosse cachée par l’herbe
tendre. Je n’étais pas une bête aussi bornée pour succomber à quelques
fleurs de rhétorique. On nous parla de tout ce qu’on ferait en octobre, nous
devions dire où nous aimerions aller ; ne serait-il pas bon que je passe en
Angleterre ? Une langue vivante s’apprend sur place. À moins que Pierre ne
veuille me suivre, pourquoi n’irait-il pas à Rome ? Il aurait un an devant lui,
à l’Université, pour savoir ce à quoi il se destinerait. Tout enfin fut sur ce
modèle.
J’avais une furieuse envie d’applaudir, mais j’étais antagoniste après tout
et non spectateur.
Pierre répondit qu’il fallait réfléchir, qu’il réfléchirait, mais qu’il était
préférable de ne rien changer après Philo afin de préserver toutes mes
chances à l’examen. C’était de l’excellente rhétorique. Narcisse s’y serait
admirablement débattu. Il fallait un dénouement : je l’apportai. J’affirmai
que nous acceptions, Pierre et moi, un an à Rome ; c’était une idée
merveilleuse comme seuls des pères peuvent en avoir, cela m’inciterait
d’autant plus à réussir en octobre. Il me restait trois semaines, j’avais donc
l’honneur de faire retraite pour me jeter dans une autre Anabase. Là, dans ‐
Shakespeare, on lit « Exit ». C’est ce que je fis, avant qu’ils ne fussent
revenus de leur abasourdissement. Le reste fut impossible à décrire. On pria
Pierre de me détromper, on avait résolu tous nos problèmes : je resterais à
Paris avec eux, ma cousine l’emmènerait en Italie. Cela fut annoncé d’une
voix sans réplique ; mon père Burrhus et le sien Sénèque se relayèrent, ils
couveraient le monstre et lui, Pierre, se retirerait chez je ne sais quelles
vestales. Le rideau tomba, la pièce était jouée.
Ils étaient sûrs d’eux-mêmes pour s’assurer ainsi de l’avenir. L’été si clair
s’enfonçait pour moi dans un septembre troublé ; l’été passait, dans
quelques jours nous ne parlerions plus des vacances qu’avec ce cri de
crépuscule : « Te souviens-tu, l’été passé... ? » Le bonheur s’installait dans
une maison en apparence tranquille, nous montrait la beauté, rêvait avec
nous, dormait avec nous, attendait et, jour après jour, il nous quittait
insensiblement et nous nous en apercevrions quand il nous aurait dit adieu.
C’était déjà trop tard : l’été passait. Qui m’aurait donné le pouvoir de
retourner en arrière ? Mon avenir était sombre, à dix-sept ans, on a la force,
mais non les moyens de lutter. Et jusqu’à preuve du contraire, tout est
permis, sauf l’amour.
Nos pères partaient à l’aube, le lendemain, en voiture pour Paris, signer
des papiers et s’occuper de leur vie à eux. Ils se moquaient de nous laisser
encore ensemble, puisque ce n’était plus pour longtemps. Une idée alors se
fit jour dans mon impatience de liberté : Pierre et moi, nous nous enfuirions
ou je me tuerais.
J’aimais, c’était de mon âge, cette idée de la mort, sous toutes ses
apparences grandioses et romantiques, hiver, incendie, orage, tout ce qui
détruisait d’un coup, mais je méprisais les morts douces, l’automne, ses
crépuscules blanchâtres, ses herbes sèches, ses feuilles condamnées. La
nonchalance des heures épaississait le sang comme elle envahissait les
sous-bois d’une molle et tiède pourriture, le voulait aquatique, décoloré,
mais avec ce sombre précipité des végétaux mis en pièces par le vent. La
véritable mort, l’hiver, lui rendrait son vif éclat de gemme liquide ; en
attendant, il lui fallait pâlir, devenir lourd, renier le printemps. J’étais né au
printemps, l’époque où les jeunes hommes se tuent, j’en voulais à octobre
d’être un mois de calme, un mois rouge, mais d’un rouge étouffé par trop
d’or pour qu’il rappelât seul la richesse du sang. Mai était le mois écarlate...
Il faisait aussi chaud qu’en août, plus même ; pourtant quelqu’un en moi
avait froid. J’aspirais à un autre printemps. Pierre eût compris cette hâte
sans cause ; il n’aimait pas attendre et l’automne était une longue soirée
d’attente, triste. Nous nous attardions dans les vacances, mais déjà elles
étaient finies depuis que la lumière de septembre avait chassé la dernière
nuit d’août. Septembre n’était pas l’automne, c’était plus, c’était le désir de
l’automne ; bientôt il nous faudrait compter les jours, et, d’heure en heure,
les derniers seraient invivables. Comme j’enviais les choses en
imagination ! J’aurais voulu voir les mois qui allaient suivre, connaître
l’avenir simplement pour ce qui touchait mon amour. Le reste de la terre
aurait pu disparaître, je m’en moquais, Pierre était mon univers !
Pour une fois, je réfléchis ; d’habitude, cela m’impatientait ; l’instinct me
servant de logique, la nécessité me fit descendre en moi. Tout ce que
l’imagination architecturale avait pu enfanter de galeries, de salles
suspendues, d’escaliers, n’était que jeux près des égarements de mon esprit.
Dompter le cours de mon sang aurait défié les bâtisseurs les plus ingénieux,
car ce torrent avait pour force l’amour, la rage de l’amour, les rêves de
l’amour ; autant évaporer la mer ! J’y parvins.
Pierre était découragé ; son désespoir me gagnait. À tout autre moment, je
l’aurais plaisanté, je l’aurais entraîné sur un lit pour que l’amour lui
prodiguât sa force et lui enlevât du corps tout ce qui l’alourdissait, mais là,
je voulais qu’il s’enlisât dans la crainte, qu’il sentît jusqu’à l’écœurement
l’inutilité des battements de son cœur, qu’il écoutât le pas mystérieux de son
sang grandir sans fin dans sa tempe jusqu’à l’heure où un cri le jetterait
dans mes bras et le ferait se résoudre même à un meurtre, si le prix du sang
était celui de notre amour. Je n’attendis guère.
À l’aube, le lendemain, nos pères partirent. Je dormais, lorsque le petit
jour amplifiant chaque bruit porta jusqu’à ma tête le crissement des pas sur
le gravier, le roulement feutré de l’automobile, et quand la grille fut ouverte,
à croire que la nature attendait ce signal, des chants de coqs, les appels des
premiers oiseaux, tout cela dans les tonnerres de silence, car le silence avait
une telle intensité qu’il vous martelait les tempes. Les bleus argentés de
l’aube me laissaient froid ; cependant ce départ les embellissait. Pierre
s’était réveillé, nous ouvrîmes ma porte pour qu’il pût regagner sa chambre
si les pas dans l’escalier nous annonçaient une visite. Il n’en fut rien ; alors,
du lit, nous contemplâmes le ciel. La voiture s’éloigna sur la route ; nous
l’entendîmes plusieurs secondes, puis ce fut tout. Elle devint un bruit de la
campagne. Nous nous aimions, nous étions seuls...
Nous étions seuls, comme si nous vivions ensemble, garçons l’un et
l’autre, sans aucune des complications féminines entre nous. C’était rendu
possible, moins par les faiblesses d’un sentiment pour lequel tout était nuit,
que par un attachement viril fait de camaraderie et d’amour, et nous
unissant dans les minutes ordinaires de la journée par les mille liens des
phrases, des impressions communes, des disputes et des rêves. De notre
isolement j’attendais trop pour être déçu ; nous trouverions, j’en étais sûr,
les machinations nécessaires pour nous sauver.
Trois jours, cela paraissait peu : c’était trop pour deux garçons décidés à
être libres de s’aimer. Des heures d’étude, nous étions parvenus
insensiblement, sans reconnaître l’intransigeance d’une passion, et par les
méandres des journées de loisir, à passer un temps toujours plus
considérable rien qu’entre nous, puis, comme si cet espace ne suffisait plus,
parce que nous exigions non seulement des heures, mais des jours de
présence, nous vécûmes la nuit, endormis l’un près de l’autre, dans les
ravissements d’une vie ensemble.
Je regardais Pierre manger, porter un verre jusqu’à sa bouche, ouvrir un
livre, se reposer, et les moments les plus simples de l’existence me
révélaient le plus intense bonheur.
La nuit, un masque de sueur me fardait le visage ; Pierre l’essuyait et me
veillait endormi. Que de fois, réveillé par je ne sais lequel de ces instincts,
qui sous les dehors de bestialité seconde les mouvements les plus
passionnés du cœur, j’ouvris les yeux pour lire dans les siens qu’il gardait
un trésor et que ce trésor était mon sommeil. Je ne pouvais croire que nous
allions vieillir et j’aurais ri cependant si on m’avait prédit que nous
n’avions, en effet, pas d’avenir.
À neuf heures, nous nous levâmes ; à dix, nous sortions en ville. J’avais
demandé à Pierre tout l’argent dont il disposait, j’y avais ajouté celui que je
trouvai dans le secrétaire de mon père, car moi, mes poches étaient vides
depuis que j’avais échoué au bac. On estimait que ces vacances étaient un
cadeau et, pour l’argent de poche, on me croyait garçon à me faire
entretenir par les filles, avant les confidences des vieilles chouettes de la
région. Pierre avait une moto ; nous trouverions de l’essence au garage,
mais il nous fallait une carte et des sacs tyroliens plus faciles à emporter
que des valises. Nous préparions notre fuite.
Dans Amboise, nous n’eûmes pas la peine de chercher longtemps, la
chance nous souriait, puisque, au premier magasin où nous étions entrés,
nous achetâmes les sacs, et de l’élégance dont je les avais rêvés. Même pour
fuir, la beauté ne perdait pas ses droits. J’avais également emporté un
paquet de livres dont je tirai, par mes sourires, quelque argent chez la
libraire, bien qu’au fond cela ne l’intéressât pas. Le charme était notre
second allié. Pierre revendit ses disques, sous prétexte qu’il en avait assez,
et ma présence à son côté troubla suffisamment le vendeur pour qu’il ne lui
en proposât aucun autre. Nous fîmes encore l’achat d’un couteau de combat
pour Pierre, et nous fûmes de retour à l’heure du déjeuner. Nous étions
riches encore de six mille francs, d’une montre de collection et d’une bague
volées par moi à son père.
L’après-midi fut court ; nous essayâmes le couteau en coupant des
branches, et dans celles-ci nous taillâmes des épées pour nous battre comme
les gamins que parfois nous restions encore. Je fis saigner Pierre au poignet.
En un éclair il devint furieux et voulut me frapper à grands coups. Je parai
difficilement, mais nos armes se cassèrent au moment où j’étais sûr qu’il
allait me cingler le visage. « Tu ne perds rien pour attendre », dit-il. Le sang
coulait peu, mais l’endroit où je l’avais touché gonflait et bleuissait. Lui me
corrigeait assez souvent pour qu’une fois j’aie pu l’égratigner au cours d’un
jeu ! Il ne comprenait pas que c’était sans le vouloir, il me jetait au visage
ma cruauté et s’indignait tout à coup parce que c’était moi.
Et moi, si, lorsqu’il lui plaisait de me gifler, la nuit, quand nous faisions
l’amour, je me révoltais et lui cassais la gueule ! Je chassai de mon esprit
ces images, oui, l’amour m’avait rendu lâche et j’avais étalé sous ses pas
ma fierté de garçon, comme un manteau royal. C’était pourquoi je montrais
tant d’insolence au grand jour.
Nous nous évitâmes jusqu’au dîner, mais son ambiance joyeuse, sous la
véranda, à la lumière des bougies et au milieu des plantes vertes, dérida
Pierre ; à son premier sourire, je souris. Le soir était lourd, de grands éclairs
sillonnaient le ciel, suivis à courte distance de roulements lugubres dont pas
un seul ne déchirait l’air.
Le ventilateur dépeignait Pierre qui, à chaque instant, passait la main dans
ses cheveux ; ma cousine racontait des histoires fantastiques, et comme il ne
faisait ni clair, ni sombre, je ne m’amusais pas encore à paraître effrayé.
Fort tard, nous lui souhaitâmes le bonsoir, et prétextant la chaleur nous lui
assurâmes que nous serions mieux dans la grange pour dormir. Elle nous
recommanda de nous couvrir assez, l’aube étant fraîche, car elle craignait
que l’orage ne nous surprît. Traînant chacun une couverture, nous gagnâmes
la grange. Il n’y avait pas de lumière ; je me déshabillai et me jetai nu, à
plat ventre, sur la couverture étalée tant bien que mal sur le foin. Pierre
s’allongea près de moi ; nous restâmes enlacés des heures, puis il s’assoupit
et, à l’instant où je compris qu’il allait s’endormir, une grande tristesse
s’abattit sur moi. Je luttais contre les larmes, mais elles montaient de mon
cœur à ma gorge, à chaque soupir, et chaque fois que je respirais, de ma
gorge à mes paupières ; je pleurais de solitude près de celui qui était mon
amour. Alors, soit qu’il fût réveillé par un coup de tonnerre, soit qu’il se
défendît encore contre les pièges de la nuit, Pierre me toucha le visage et
s’aperçut de mes pleurs.
« Qu’y a-t-il, Gérard ? » Il voulait savoir à tout prix, me saisit la tête, me
secoua : je gardai le silence. Il se souleva davantage, me renversa le front,
cherchant à me baiser la bouche. Je serrai les lèvres ; furieux de désir, il
m’écarta les genoux, prit ma verge dans sa main. Je le repoussai avec
rudesse. Sans me lâcher, il me gifla comme jamais il n’avait osé le faire ; les
larmes ne l’arrêtaient pas ; il fut surpris de mon courage, mais s’il avait su
combien la douleur m’était indifférente, il aurait cherché à calmer l’autre
peine, celle qui me quittait lorsqu’il ne dormait plus.
« Qu’as-tu, me répétait-il, pourquoi ces larmes, parle-moi, je t’en
supplie. » Mais je m’enfonçai dans la solitude par à-coups comme un noyé.
Il eut beau supplier, se faire câlin, exiger, je restai muet. J’aimais la chaude
impatience des larmes.
Au moment où il me redisait : « Qu’as-tu ? » dans un souffle, je lui jetai
ma raison de souffrir : « Je t’aime, c’est tout. »
Il parut ne pas comprendre. Je savais bien qu’elle était impossible à
décrire cette peine faite de trop de bonheur. L’amour est un désastre.
Pierre pouvait m’adorer, Pierre pouvait me poursuivre jusqu’au cœur du
sommeil, Pierre pouvait me vouloir comme on veut un corps qu’on admire,
il ne réussirait pas à me rejoindre si seulement je fermais les yeux pour
songer à la nuit, au vent dans le jardin, à la mélancolie d’une promenade
nocturne. Un mur de chair était entre nous, et dans ce mur l’amour se
réfugiait avec son cri d’oiseau blessé comme le rouge-gorge des murailles.
Au fur et à mesure que le temps passait, bien que notre sentiment ne pût
gagner en force, puisqu’il s’était abattu sur nous avec la violence de la
foudre pour l’arbre, l’amour faisait de chaque matin et de chaque soir une
pierre blanche dont peu à peu il élevait son temple. Par ses coups, Pierre
m’asservissait alors que j’aurais dû le fuir. J’étais d’abord assez cruel pour
les supporter, puis trop cruel pour n’y pas prendre plaisir et ne pas désirer
les rendre, enfin superbement cruel pour les vouloir. Pierre adorait me
battre, cette insulte me grandissait à ses yeux, car il savait qu’on ne bat que
les hommes. Ma force y trouvait son orgueil, mon corps sa volupté. Plus
encore que les coups sur les fesses, j’aimais, avec le bruit qu’ils faisaient,
les coups sur les épaules et les coups sur les jambes. Ceux-là étaient les plus
douloureux, il fallait se mordre les poings pour ne pas crier.
Pierre s’attardait surtout aux cuisses, car elles devenaient vermeilles et
leur chaleur, quand il se roulait sur moi, l’incitait à jouir. Aux premiers
coups, j’essayais de n’écouter que la ceinture giflant l’air, je m’attachais à
compter les secondes pour oublier ma posture humiliante ; plus tard, je
m’imaginais à la place de Pierre et lui étendu à ma merci. J’étais lui sous le
fouet. Alors, je reconnaissais la domination des coups, je m’abandonnais à
eux, je tendais mon corps pour qu’ils s’inscrivissent mieux dans la chair.
Cela durait ; lorsque je ne frémissais même plus, Pierre passait la main
sur mes épaules et sur mes fesses, reprenait la ceinture, me fouettait encore.
Son souffle sortait de lui avec la violence du sperme. Je l’appelais,
j’appelais son corps, je voulais le posséder ; mais pour lui, il n’y avait
d’autre dénouement que d’entrer en moi pour être moi. Sa queue me faisait
atrocement mal, je mordais son bras, il me prenait la nuque entre les dents
et mordait à la faire saigner. Ma joie peu à peu dépassait cette sauvagerie et
lorsque, avec un cri, il m’avait annoncé l’éclair de son plaisir, à mon tour je
m’emparais de lui et le faisais passer par les mêmes violences.
D’habitude, je l’ensevelissais dans le sable mouvant des paroles. C’était
ma façon de lutter contre la peur. La peur était mon drame : j’avais peur de
vieillir. Non pas perdre le velouté de notre peau, la fraîcheur de la jeunesse,
mais peur de ce que nous allions devenir. Le monde ne m’intéressait pas : la
société et toutes ses intrigues ne menaient à rien, ne signifiaient rien, en
somme n’étaient que riens. Je m’évadais dans l’amour, et la mort était dans
chacun de mes actes. J’étais environné par elle, une fenêtre, un tube de
soporifique, un couteau me l’offraient. Ma vie était faite de morts refusées.
Cela donnait le prix de mon amour. Pierre le savait sans que je lui en eusse
parlé. Mes paroles l’enivraient, il me suppliait de demeurer calme, mais
lorsque je l’étais, il craignait à son tour le silence. Ainsi je devais parler à
Pierre d’avenir, de passion, de cette vie partagée, et il me cachait la mort et
les abîmes de l’amour étaient là contre les abîmes du vide...
Vers trois heures du matin, je dormais pour de bon, sans m’en rendre
compte. Pierre veillait. Je fis un rêve que j’hésitai à lui raconter, le
lendemain à l’aube, pour ne pas l’épouvanter. J’étais sous un pommier, au
bord d’une route déserte, en plein après-midi, et du sang sortait de mes
genoux, coulait sur l’asphalte. J’étais blessé. Et le visage de Pierre était au
fond de ma main, dessiné avec du sang, les lèvres et les yeux clos. Il était
mort.
Je dus bouger beaucoup durant ce cauchemar, car Pierre m’essuya
plusieurs fois la figure. La nuit fut son supplice, et lorsque le matin parut,
avec ses pâleurs de garçon vierge, un jour était passé depuis le départ de nos
illustres pères. Nous avions résolu nos problèmes : nous attendions le
dernier jour pour nous enfuir. Ce n’était pas un mythe, mais seules les
légendes ont une telle force d’amour.
Nous étions Tristan et Tristan, Roméo et Roméo, amants et amoureux,
prêts à n’importe quel malheur. Le temps ni les hommes ne pouvaient plus
rien contre nous, et l’avenir nous proposait la détresse, la pauvreté, la
solitude des hors-la-loi, mais qui devenaient la richesse à nos yeux, parce
qu’il y avait en elles les élans infatigables de la passion. J’avais derrière
moi une nuit de tristesse et je ne voulais plus qu’un instant nous éloignât
l’un de l’autre : nous allions partir ensemble à tout jamais... D’ailleurs, je
savais, au plus profond de moi-même, que pour retrouver chacun la liberté
de l’âme, il n’y aurait plus d’autre ressource que la mort, si encore elle
pouvait séparer ceux dont le destin se plaisait à unir en une seule étreinte les
visages semblables, comme sur les portes du temple de la guerre les deux
visages de Janus.
II

Le sang m’avait toujours fasciné. La vie, la douleur dépendent de ses


mouvements. On lui attribue la force. On en fait la couleur de la guerre, et
l’amour en colorie ses armes, comme si aimer n’était pas autre chose que
combattre. Les grandes histoires de passion qui avaient franchi les siècles
en étaient éclaboussées ; et je portais en moi ces coups de dague et ces
baisers de mort. Le cœur, où l’on place le centre du courage et où l’on cache
les cris de tendresse, n’est là que pour drainer sa violence et pour retentir de
sa musique sourde.

Un matin, Pierre finissait de se laver. Je me peignais devant la glace, ou


du moins j’essayais de maîtriser des boucles capricieuses. Le jour entrait
par la fenêtre ouverte et un arbre nous jetait l’ombre de ses feuilles comme
pour cacher que nous étions nus. Dans la glace, je n’arrivais pas à cerner
mon image, comme il m’était impossible de décrire exactement le visage de
Pierre lorsque je fermais les yeux. Chaque seconde me modelait une figure
différente, une heure de soleil lui donnait de l’éclat, une minute de
mélancolie de la profondeur. « Tu es vingt garçons », me disait Pierre, « et
je ne sais lequel je préfère, sans doute un peu tous à la fois ».
La glace me livrait une personne irritante, que je regardais sans faiblesse.
Autour des yeux, une ombre noire trahissait mes nuits et mes pommettes,
rouges de morsures et de baisers, accusaient Pierre, ses tendresses et ses
violences. Lui ruisselait sous la douche et plissait les yeux à cause de la
vapeur. Tout son corps luisait : je lui enviais cette beauté, car dans les désirs
d’un garçon il y a l’envie de posséder aussi la beauté de l’autre. Il s’essuya
et lorsqu’il jeta sa serviette sur le rebord de la baignoire, son corps épanoui
s’offrit à mes caresses en me tendant les bras. Il posa la main sur ma
poitrine, en suivit une courbe, puis l’autre, et arrêta sa paume sur mon flanc.
Son autre main sur mon épaule, il se pencha, mit ses lèvres à mon sein et en
mordilla le disque brun. Je le repoussai. J’allai fouiller dans le désordre des
vêtements sur une chaise et j’y pris le couteau que nous venions d’acheter
ensemble. Pierre me suivait attentivement ; nous étions trop proches l’un de
l’autre pour qu’il ne comprît pas aussitôt ce qui allait se passer. Je revis tous
les Pierre que j’avais connus, l’enfant rêveur au visage penché sur ses
livres, celui dont le visage inquiet au fond de la voiture m’avait été révélé
par l’éclat imprévu d’un phare sur la route, et je gardais de cette vision un
tel souvenir de douceur que je pouvais avec le doigt retracer la courbe de sa
joue, l’inclinaison de sa nuque, les cils demi-clos pour cacher la tristesse
brillante de son regard ; il y avait encore la tête brune écrasée sur l’oreiller
et le visage que je voyais par en dessous quand il descendait vers le mien
pour en baiser la bouche.
Ils étaient si nombreux que la salle de bain fut bientôt trop petite : ils
venaient tous assister à l’échange de notre sang. J’offrais ce que j’avais de
plus vulnérable, la passion entière ne tendait qu’à cet instant. Ce n’était
qu’une image, mais nous aurions pu nous dévorer, nous l’aurions fait ! Pour
l’amour de Pierre, je demandais toujours plus à moi-même, et lui, pour moi,
cherchait à se dépasser chaque jour. Le propre de l’amitié était de reculer
sans cesse nos frontières, nous vivions au-delà de nous-mêmes et le monde
si enclin au plaisir ne nous comprenait pas. Lentement j’apprenais à ne plus
être la huitième merveille du monde, je ne voyais plus que l’idéal autour de
moi, je me couchais sur la terre pour retrouver la douceur de sensations
perdues depuis l’âge d’or, et enfouies au fond de notre chair.
Cependant l’inquiétude ne quittait pas mon cœur. Était-ce la preuve de
l’amour ? Fallait-il à l’amoureux la crainte pour qu’il s’assurât de sa
passion, ou cette fièvre ne cachait-elle pas la peur de s’éveiller tout à coup
de son rêve et de se découvrir seul dans le désert de la nuit ?
Des jours entiers, je ne pouvais supporter l’idée de me mettre à table, la
moindre nourriture m’écœurait : j’étais gavé d’amour. D’autres fois, le
sommeil me fuyait et toute la nuit je m’efforçais de ne pas bouger jusqu’aux
crampes, de peur que Pierre ne se réveillât. On m’aurait offert le calme,
j’aurais été sans réfléchir vers les tourments, parce qu’avec eux ma vie était
plus merveilleuse et que, même si le malheur le suivait comme une ombre,
pour l’homme, l’amour est la seule raison de la vie où tout ce qui est
grandiose vient de lui, est fait pour lui, par lui et avec lui.
Je revins vers Pierre : il frissonnait. Je dus passer plusieurs fois la main
sur son corps pour le calmer, comme une bête qu’on flatte ; lorsqu’il fut
moins crispé, je touchai son épaule avec le couteau. Tous ceux en nous qui
s’étaient aimés nous entouraient. Je les sentais autour de nous dans cette
salle immense et leurs longs manteaux de pourpre ne faisaient qu’un pli
rouge. Leurs visages aussi paraissaient immobiles. Le palais était noir ; une
seule torche brillait derrière moi. Pierre était nu, j’étais nu. Autour de nous,
il y avait l’ombre et cette foule de grands garçons debout comme une forêt
rouge. Une vasque de marbre noir attendait le sang et faisait ressortir, par le
contraste de tout ce rouge et de tout ce sombre, la pâleur de nos deux corps.
Le couteau se mit à briller hors de sa gaine et le choc sourd du cuir tombant
sur le sol couvrit la respiration plus rapide de Pierre et aussitôt je saisis son
bras.
Nos poitrines se heurtaient, sa bouche était entr’ouverte. La lame glissa
sans peine dans le satin résilient de son épaule et la pointe, en s’enfonçant,
eut une hésitation. La chair vomit un ruisseau rouge qui serpenta sur les
muscles. La poitrine de mon cousin se durcit davantage.
Je me jetai sur sa blessure, buvant le sang, aspirant de toutes mes forces
cette liqueur de vie qui venait de son cœur. Le sang de Pierre était doux et
salé, il m’enivrait tandis qu’il emplissait ma bouche, puis quand je l’avais
bu, sa chaleur m’engourdissait. Enfin, je quittai cette source d’ivresse :
j’avais le sang de Pierre en moi, comme si l’amour viril, par un geste qu’il
voulait mystérieux, retrouvait l’anéantissement de son propre corps dans le
corps de l’amant, et au-delà du sang, au-delà de ce cérémonial des religions
souterraines, l’offrande de la mère qui donne sa chair pour l’enfant fait de
sa propre substance et de son propre plaisir. Dans notre amour du garçon
pour le garçon, il y avait cet amour de mère comme il y avait le désir de
l’homme d’asservir l’homme.
Le sang étanchait une soif que ni la salive ni le sperme de Pierre, quand
nous faisions l’amour, ne pouvaient totalement assouvir, car ce n’était plus
un des désirs de mon corps, mais celui d’être tout entier les propres désirs
de l’autre.
Pierre était mon rêve. L’absolu d’un cœur de dix-sept ans, sa joie, l’amitié
jusqu’à la mort, la solitude des amoureux dans un jardin, contre un mur ou
dans la nuit, la tristesse du garçon qui en enlace un autre, le besoin de
présence, tout cela c’était le sang de Pierre. Durant des années, nous avions
été séparés par des moments de loisir, des amitiés différentes, mais le sang
nous unissait maintenant de son ardeur impatiente. Pierre était où j’étais,
Pierre était un peu plus qu’un seul être ; nous ne savions pas au juste où
commençait l’isolement de notre âme. De journée en journée, j’apprenais à
vivre à sa place ; nous devenions si semblables qu’il arrivait, bien que nous
fussions différents, qu’on nous prît l’un pour l’autre, l’amour nous donnant
le même visage. Avec son sang dans la bouche, je dépassais l’amour,
j’atteignais un faîte, j’étais au-delà de Pierre, notre amitié se libérait de
toute la boue dont ceux mêmes qui la partageaient se complaisaient à
vouloir l’avilir ; nous avions dans le corps la rage de la vie et dans le cœur
la douceur de la mort.
Je n’avais rien juré, rien promis, et quelque chose de plus fort qu’un
serment m’attachait pour toujours à ce garçon. Ce quelque chose nous
rendait gauches, même quand la nuit, dans le silence, nous nous disions :
« Mon amour. » Nous butions à chaque instant contre le réel avec
l’aveuglement d’oiseaux sur une vitre. Le visage de Pierre était ma solitude.
Une force inconnue me poussait vers lui. Le destin avait brouillé les jeux et
pour nous deux n’avait tiré qu’une seule carte, c’était une carte de cœur, une
carte de sang qui cachait l’avenir. L’avenir ! je le voyais comme une longue
odyssée nocturne.
Aimer Pierre me rendait meilleur, être près de lui m’apprenait la présence
du dieu que j’avais refusé jusqu’alors et qui me regardait lentement, par les
yeux de Pierre, venir à lui, dans les orages de la passion et les accalmies de
tendresse. Je le suppliais obscurément, puisqu’il avait l’infini et qu’il nous
le faisait connaître, de nous joindre avec des mots plus forts que ceux
inscrits sur la porte de l’enfer. « Toujours », pour moi, c’était le présent.
L’assurance tranquille du bonheur me manquait. J’apportais à mes
sentiments trop de violence pour rendre heureux celui que j’aimais, et
cependant c’était ce à quoi tendaient tous mes désirs. Chaque jour, je
découvrais un nouvel horizon : là où il y avait un arbre, je voyais le ciel.
S’il avait fallu instituer un ordre pour ces garçons qui avaient assisté à nos
preuves d’amour, puisqu’ils étaient chacun un reflet de Pierre ou de moi,
nous n’aurions pas choisi la légion thébaine, mais cette table ronde où
chacun était l’égal.
Pierre à son tour me fit saigner. Il me saisit le bras. Je sentis sa bouche se
poser sur la blessure ; toujours les mêmes pensées se débattaient dans ma
tête : « Pierre m’aime, Pierre vit. » Je mis le front sur son épaule et je
fermai les yeux.
Alors m’apparurent tous les petits mots griffonnés par l’amour, puisque sa
main avait guidé la mienne. Je me rappelai une seule lettre, celle du jour où
seul, attendant Pierre, j’avais peur que tout me soit enlevé soudain.
« Mon petit Pierre,
« Je suis jaloux de l’air que tu respires, j’en veux à la lumière de te
toucher sous mes yeux. Je suis incapable de dire comme je t’aime et comme
je te veux.

Gérard. »

Et tout ce que nous pouvions écrire, non par notre impuissance à traduire
nos secrets, mais par crainte de trahir ce que nous aurions dit, demeurait en
nous-mêmes, ne se livrant que dans les gestes de jouissance. Ces mots
étaient plus que l’amour, c’était l’affection qui dans le temps humain
cherchait à faire entrer une éternité humaine.
Son amour se révélait un amour jaloux, et pourtant j’avais tout oublié de
mon passé, je ne cessais d’avoir son prénom dans la tête, les autres
disparaissaient de plus en plus jusqu’à ne plus être, et j’aurais anéanti ceux
que j’avais connus avant lui, si ce simple désir ne les avait déjà tués.
Jusqu’ici dans l’amour, je n’avais satisfait que ma violence, mon cousin
me découvrait la tendresse ; pour un instant de somnolence à son côté et les
enlacements inconscients dans notre sommeil, j’aurais refusé les plus
excessifs plaisirs et j’aurais accepté les douleurs les plus fortes. Je n’avais
plus de camarades. Il m’en voulait pour un seul regard et, si j’étais sauvage,
il me le reprochait : je ne savais comment agir. Mon amour avait à tel point
grandi que Pierre ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que seul il existait pour
moi. Tous les compliments qu’on m’avait prodigués, tous les regards dont
on m’avait suivi, m’avaient en quelques années revêtu d’assurance ; au
premier baiser de Pierre, cette cuirasse devint inutile. Autant j’avais aimé
être regardé, autant cela m’agaçait maintenant. Je voulais n’exister que dans
ses yeux. Je désirais qu’il ne retrouve plus de garçon comme moi, que ces
heures soient toute sa vie. Je pensais à moi à l’imparfait, comme si j’étais
mort. Et là, je ne faisais que suivre la pente sombre qui mène de la
mélancolie aux simulacres de la mort. Je vécus dix fois mon suicide. Il me
suffisait de rêver pour que les images en fussent précises. Cela se passait
toujours le soir et, je ne sais pourquoi, dans Paris. Je me voyais seul dans
une pièce à peine éclairée, attendant Pierre. L’impatience faisait partie de
ma passion et chaque minute, chaque seconde qui passaient, étaient autant
de coups de couteau.
Il ne venait pas, et le temps m’étouffait. J’avais à portée de la main un
grand verre de liquide, je le portais à la bouche et, dès la première gorgée, je
savais que cette drogue me tuait. Cependant je buvais jusqu’au fond.
Lorsque Pierre arrivait enfin, je commençais à mourir. Il ne s’en doutait pas
tout de suite, pas avant que j’eusse l’air d’avoir plongé dans un bain
d’argent, car la sueur brillait sur moi avec une splendeur terne. Il
m’allongeait sur le sol. Je me roulais dans l’agonie pour une bulle d’air.
D’autres fois c’étaient d’autres images, mais toujours je finissais par mourir
devant mon cousin...
Je refusais de voir plus loin : la douleur du survivant étant pire que la
mort, je résolus que ni Pierre ni moi ne pourrions la connaître. Ceux qui
l’acceptent ne s’aiment pas, car celui qui demeure n’a plus qu’une parole,
qu’un regard, qu’un désir, et de ce double corps irremplaçable, il ne lui reste
qu’une seule façon de regarder les étoiles, de caresser les corps et de dire
que la nuit tombe. J’évoquais souvent l’histoire de ma mort et Pierre ne
comprenait pas pourquoi je me retranchais tout à coup dans des redoutes de
silence.
Je l’avais entraîné plusieurs fois dans des promenades nocturnes à travers
le parc ; nous sortions sans bruit, chaussés de nos sandales de tennis, avec
pour tout vêtement des jeans. Nous les enlevions sous les arbres. Même par
temps lourd, l’air de la nuit était voluptueux sur la peau. Nous nous
caressions en marchant avant de nous jeter dans l’eau froide de la rivière. Je
choisissais les soirs où la lune était haute, pour que dans la lumière glacée
Pierre m’apparût comme une statue d’ivoire. Si nous nagions à fleur d’eau,
le clair de lune à la surface nous faisait luire doucement. Le vent nous
séchait.
Quand nous étions encore humides, nous luttions et finissions toujours par
céder aux caresses. Je me souviens du dos de Pierre, debout contre un arbre,
et de ses hanches mouillées qui glissaient entre les mains. Une large ornière
divisait sa nuque et descendait jusqu’aux fesses.
Pierre aimait ma vigueur et j’étais acharné au plaisir. Je le faisais
s’étendre afin de connaître les moindres détours de cette vallée amoureuse ;
il se cachait le visage dans les poings. Lorsque je me soulevais sur lui, ce
n’était plus le pays de l’amour que je survolais, mais un immense oiseau de
chair m’emportait sur ses ailes au-dessus d’un monde de cris, d’éclairs, puis
de silence.
Je retombais toujours dans ma solitude. J’étais l’amoureux, celui dont le
charme devient la nature et qu’une inattention transforme en fauve. Je
savais bien qu’il fallait gagner notre vie commune, nous ne pouvions rester
éternellement seuls et cela m’indignait. Quand d’autres partageaient avec
moi la présence de Pierre, je souffrais d’avoir à me retenir sans cesse, de ne
pouvoir mettre sans raison ma tête contre la sienne, prendre sa main et sans
cause lui parler d’amour. D’invisibles tourments me ravageaient le cœur ;
Pierre le voyait. Il me pressait de questions, mais que lui dire si ce n’était
que je l’aimais.
Cette phrase était irremplaçable ; au bout d’un mois de vacances, elle
paraissait ridicule au moment où j’allais la prononcer, puis quand je l’avais
dite, elle retrouvait sa pureté de source qui surgit tout à coup au grand jour,
dans un creux de ravin. L’amour m’enseignait la langue merveilleuse qui
fait de tout amoureux un poète. Par moments, un éclair de joie illuminait ma
nuit ; et comme les éclairs des orages nocturnes révèlent les moindres
détails de la nature, avec une intensité si particulière que subitement, dans
le désordre noir où sont plongées les choses, apparaît ce grand tableau d’un
horizon ou d’un jardin endormi, tout à coup une clarté se faisait en moi et
me montrait la réalité violente de ma passion. Cela durait peu. Ces
variations d’un sentiment en fusion, car il avait la fausse apparence de la
lave, qu’on croit douce et qui dévore, me jetaient dans une impuissance à
profiter du présent, dont je souffrais.
Nous vivions sans souci des heures ; seule la couleur du ciel nous
renseignait : les jours se ressemblent tous un peu, l’été. Ainsi nous nous
abandonnions aux promesses du soleil, à la douceur pulpeuse de la nuit, aux
douces étreintes du petit jour et à celles, plus violentes pour nous, de nos
corps livrés à leur moi secret dans les rougeurs du crépuscule.
Notre calendrier était l’amour ; nous approchions la vie avec ses fêtes
dans le corps et ses saisons dans l’âme. Avec la volupté des êtres jeunes,
nous nous gorgions de jouissance, nous écourtions nos soirées pour avoir de
plus longues nuits ; l’aurore seule nous connaissait engourdis de plaisir et
baisait nos corps dévêtus de sa bouche de meurtrière, ensanglantant une
épaule, un dos. Pierre m’appartenant me donnait les sentiments de l’homme
riche, je savais ce qu’était posséder et mes richesses étaient vivantes
puisqu’elles tenaient dans un corps de garçon.
Rien de ce que j’avais désiré ne manquait et cependant il fallait peu de
chose pour que j’eusse les mains vides : un après-midi solitaire, une
chambre fermée, le sommeil. Je ne savais comment garder Pierre pendant
ses absences ; l’idée qu’il existait m’empêchait de vivre. J’avais la tête
pleine de bruit, de ce vain bruit du sang refluant dans les tempes comme s’il
remontait un escalier gigantesque. Parce que j’étais sensuel, mon cousin
était pour moi avant tout un être de chair : son esprit, son âme avaient une
bouche, des cuisses, une odeur de jeune mâle. Le reste venait de là.
Par son geste de boire mon sang, il se sacrifiait lui-même comme je
m’étais sacrifié : il se voulait Gérard, il bâtissait son avenir sur un passé qui
n’était plus le sien, mais celui d’un être moitié l’un, moitié l’autre, double et
unique comme des jumeaux.
Nous n’avions pas même besoin de nous regarder pour connaître nos
réflexes, nous agissions en automates dont le montreur était l’amour. Et ces
machines de chair peu à peu lui échappaient, devenaient des mécaniques
intelligentes qui réclamaient non plus des gestes ordonnés par le plaisir,
mais une vie au-delà de la vie, une âme au-delà des sentiments, un corps
que les sensations n’effleureraient plus, jusqu’à ce que ces deux êtres
fussent ce que les hommes appellent des dieux et qu’ils s’aperçussent qu’il
leur fallait encore dépasser cette image pour atteindre, avec leurs pas
d’enfants, les sommets glacés de l’extase.
Quand Pierre se releva, les lèvres barrées d’un trait rouge, l’ordre du sang,
nous restâmes un instant étourdis, les coupures séchaient déjà, notre amour
serait sacré...
Enfin, nous nous réveillâmes ; le plafond était brillant de soleil, et un
arbre jetait l’ombre de ses branches à la fenêtre. Je regardai autour de moi,
les grands garçons de pourpre avaient tous disparu.
Alors la mémoire, refermant sur nous les lourdes portes de la prison,
comme si pour avoir tenté de ravir ses trésors, nous étions à tout jamais ses
captifs, me présenta, en un éclair, les tourments de la vie, et parmi ceux-ci
l’angoisse que chaque expérience humaine ne peut combler, détresse sans
fin du jour qui passe, de la nuit qui passe, du garçon qui retient le garçon
sur son cœur, de la promenade qui finit, du bal où la musique s’achève, du
regard d’adieu dans la rue, et dans les méandres de cette inquiétude, comme
le bras le plus rapide d’un delta, la tristesse qui oppose à l’instabilité des
désirs l’agonie solitaire au bout du compte.
Je savais bien que les grands sentiments étaient passés de mode, qu’avoir
du cœur paraissait dérisoire, qu’aimer était une question de verge. Être
blasé eût paru plus naturel, là se réfugiait le bonheur ; aimer un garçon fût
alors entré dans le commun des choses, nous fussions pour les autres
devenus des leurs ; mais un amour qui refusait leur monde était anormal,
comme celui de tous les amants qui ont une fois pour toutes rejeté vertus,
famille, histoire comme de simples accidents extérieurs, et que ce soit à
Vérone, à Rimini, ou cette fois près d’Amboise, le rêve était le même.
Notre amour, c’était la nuit, l’aube fraîche comme la joue d’un jeune
amant et, à l’aurore, les réveils de notre chair joyeuse. Que les autres
s’abandonnent à leurs désirs changeants, qu’ils suivent les larges routes de
leurs caprices, j’avais une fois pour toutes choisi le sentier le plus étroit, de
chaque côté c’était l’abîme.
Moi, je lutterai : je voulais un garçon pour toujours et à moi seul.
III

La propriété touchant la nôtre était le fief d’une famille de banquiers dont


le moins que je pouvais dire prouvait que je ne les aimais pas. Trois fils et
une fille étaient poussés sur ces parterres de titres et de valeurs. Le premier
jour où nous les connûmes, selon les caprices d’un voisinage de vacances,
nous allâmes avec eux au tennis et, comme j’y étais de première force, je
dus combattre pendant près de trois heures chacun d’entre eux. Je les défis
successivement. Le côté putain qui est dans chaque garçon, pour peu qu’il
ait une belle figure, s’épanouissait d’autant plus que la chaleur et mon
acharnement me forcèrent bientôt à jouer torse nu.
J’étais le point de mire ; Pierre se montrait à la fois ravi et déçu. La force
de mes smashes et ma façon de me tenir au milieu du court déroutaient. Je
ne fus pas modeste dans la victoire et ces garçons me prirent en haine, tout
en admirant mes jambes et tout le reste. Au vestiaire, lorsque je fus en slip à
changer de tenue, l’un d’eux se proposa pour m’essuyer. La terre rouge du
court rosissait mes chaussettes blanches et la peau jusqu’au mollet. Avec ma
serviette, il me frotta les épaules, puis les reins et, après une hésitation, frôla
mes cuisses ; j’eus l’air absent : il s’enhardit. Pierre marchait de long en
large dans le vestiaire. Pour les autres, Philippe Decazes semblait m’aider ;
pour lui et pour moi, il me caressait. Cette complicité dura le temps de notre
retour, il avait le volant, je m’assis près de lui. Pierre revint avec la fille sur
son scooter ; les deux autres avaient aussi leur voiture. Ils crurent à une
idylle, nous invitèrent pour le lendemain, mais le soir je jurai à Pierre de ne
plus céder à mon besoin de conquêtes, et pour pardon je m’abandonnai à lui
et le laissai me faire mal.
Le lendemain, Philippe Decazes vint nous chercher. Nous fûmes seuls
quelques minutes au garage, tandis que Pierre cherchait dans sa chambre la
clef de son antivol. Le garçon essaya de flirter, m’attira contre lui et, au
moment où il croyait toucher ma bouche, eut sous les lèvres un chiffon
graisseux qui traînait sur une caisse et que je mis entre nos visages. La
soirée fut sinistre : Pierre ne parlait pas. Philippe ne parlait plus. Quant aux
autres, je les médusais par un numéro de jeune révolutionnaire. Nous
dînâmes au bord de la Loire dans une auberge, et, pour rentrer, Philippe
proposa à chacun un chemin différent de telle sorte que le scooter ne fût pas
désavantagé, mais que les derniers arrivés fissent les frais des
rafraîchissements.
Il choisit pour nous, sous prétexte que sa vieille Delahaye était la plus
puissante, la route la plus longue et la plus déserte. Il simula une panne et,
comme je lui faisais remarquer que lui et les autres avaient peut-être assez
d’argent pour se payer la fantaisie d’être volontairement les derniers et
d’inviter les autres, mais que moi j’étais complètement fauché et que je ne
tenais pas à faire les poches de mon cousin, il se rapprocha : « Je te
donnerai ce qu’il faudra et même plus... si tu veux. » Son bras était autour
de mon cou. Si nous étions sensiblement de la même force, ils m’avaient
fait trop boire pour que je me défendisse. Je ne résistai que mal : il me
renversa la tête sur le dossier, m’enlaça, ouvrit ma bouche de ses lèvres,
glissa la main sur ma poitrine. Il me disait que j’étais beau, qu’il avait de
l’argent, une garçonnière à Paris et qu’il pourrait s’occuper de moi. Il
desserrait ma ceinture, je lui mordis les lèvres. Il réussit à baisser mon jean,
mon ivresse succombait au plaisir. Je ne luttais plus, je lui pris les oreilles et
j’aidais violemment ses caresses. De ses deux mains, il m’écarta les cuisses,
les souleva, me montrant qu’il espérait me posséder. Nous avions peu de
place et le jean me gênait les chevilles ; je réussis à l’enlever tout à fait, et
comme j’étais à moitié debout, je courbai Philippe sous moi et m’assis sur
son visage. Son profil ouvrit mes fesses. Je sentais son souffle chaud, son
nez que ma chair faisait se retrousser, ses lèvres qui s’ouvraient pour mon
plaisir. Je lui saisis la nuque par en dessous et écrasai davantage son mufle.
Sa langue me viola. C’était d’abord une caresse si insoutenable qu’elle
tressait sur le corps jusqu’au bout du sein un écheveau de nerfs, puis,
comme la salive amollissait les muscles et que la langue devenue sexe
forçait l’homme à céder, je me rendais à cette caresse qui s’insinuait dans
tout mon corps... Je gémissais malgré moi, elle était douce, la nuit, et mon
corps brûlait comme après un bain glacé. J’avais envie de murmurer
« continue, Pierre, continue », comme près de l’étang, et de crier à l’herbe,
aux feuillages, au ciel « je vous aime ». L’été n’était pas une saison tendre
et pourtant, à la tombée du jour, tout était tendresse autour de nous. J’aimais
l’heure où la lumière devenait incertaine sous les saules, près de l’étang, et
avant de rentrer, debout, l’un contre l’autre, et nus encore, nous nous
serrions dans nos bras une dernière fois. À ce moment toute la nature nous
regardait : les fruits de son rêve vivaient... Les hêtres et les chênes, nos
grands frères silencieux, ne bougeaient pas. Nos corps pressés l’un sur
l’autre, le sang les envahissait doucement, et dans cette lumière verte,
contre le fond des arbres et les lueurs mourantes sur l’eau, une joie
profonde ouvrait ses portes au fond de notre chair...
De ses deux mains Philippe disjoignait mes cuisses afin de me prêter
mieux à sa gourmandise. J’étais dévoré par l’insidieux plaisir dont le
mouvement me transformait en spirale sans fin.
Ces sensations eussent dû me rendre fille, et je n’en étais que plus viril,
puisque ma force inspirait cet hommage et que l’homme en moi aimait se
donner le luxe d’une jouissance passive. Le geste de Philippe exigeait un
garçon pour que cette promesse de viol, plus mental que physique, se
changeât, malgré la façon dont je serais traité, en apothéose de mâle.
Je ne sais depuis combien de temps cela durait, lorsque subitement je fus
soulevé de fureur. Des gouttes de sueur coulaient sur ma bouche et la salive
de Philippe m’enduisait. Je touchai son visage dont la caresse soudainement
venait de finir, bien que mon corps en fût envahi ; de mes doigts je pétris
ses cheveux, et quand ma main lui toucha la figure, je me rappelai que ce
n’était pas Pierre. Du coup je fus dégrisé.
Je me redressai complètement. Il crut que c’était pour me laisser faire et
me fit retomber sur les sièges. D’un coup de poing, je l’envoyai dans la
portière et, sans attendre la riposte, je continuai à cogner. Je frappai au
visage. Il était aveuglé et ne pouvait m’atteindre. Enfin je le sortis de la
voiture et, contre elle, lui prenant la nuque dans une paume, de l’autre je le
giflai à toute volée. Quand il ne se défendit plus, je le rejetai dans ses
coussins, fermai la portière et j’enfilai mon jean resté sur le sol. Je rentrai. Il
n’y avait personne sur la route : le beau Philippe avait bien choisi son
chemin. La lune était haute et quelques nuages, d’un blanc trop pâle pour la
ternir quand ils passaient devant elle, couraient d’un bout à l’autre de
l’horizon, avec, par moments, on aurait dit des cris, mais c’étaient ceux des
oiseaux nocturnes.
Lorsque Pierre revint, car ils nous attendaient toujours et avaient fini par
croire que nous étions volontairement égaillés, il fut saisi de me trouver
dans la salle de bain et les larmes qui lui montèrent aux yeux et que j’eus le
temps de voir avant qu’il ne se détournât étaient des larmes de bonheur. À
peine rentré, je m’étais jeté dans l’eau sans allumer la lumière et sans me
dévêtir. Je voulais me laisser sombrer pour ne plus sentir sur ma peau les
mains de Philippe. Je me frottais avec un tel acharnement que mes cuisses
étaient écorchées. J’aurais désiré que mon cul saignât pour que la douleur et
le sang succédassent à la salive et au plaisir, mais la bouche de Philippe en
restait maîtresse et seule celle de Pierre allait la chasser. Je ne souffris pas
ce soir-là et je m’endormis avec Pierre sur le corps.
Inutile de prévoir qu’il y aurait une vengeance ; le massacre de leurs
oiseaux que j’avais perpétré et la politesse excessive que nous affections les
uns et les autres devant nos parents portèrent au paroxysme mon insolence
et leur rage. Celle-ci m’auréolait. Ils le sentaient et voulaient me tenir, ne
serait-ce qu’une heure, entre leurs pattes. Cela se présenta, la traîtrise étant
la meilleure de leurs armes.
Pierre, inconsidérément, avait dit devant eux qu’il irait acheter des
disques, et tout un après-midi il fut absent. On me savait dans la grange ;
Philippe Decazes vint m’y chercher sous prétexte de voir Pierre. Sans que je
m’en rendisse compte, je fus ligoté, bâillonné, mis dans un sac et emporté
dans leur domaine. En plus des trois Decazes, il y avait deux autres garçons
que ma façon de les ignorer avait aussi rendus désireux de me casser la
gueule. C’était ce que je croyais : ce fut pire. Quand on me sortit du sac et
qu’on me mit debout, je m’aperçus que nous étions dans la tour du
pigeonnier et que sur la table occupant un coin de la pièce, deux cravaches
et des cordes m’attendaient.
L’un des garçons s’approcha, me déboutonna la chemise, la fit descendre
sur mes poings ; ceux-ci étaient liés, et comme jusqu’ici je n’avais pas
résisté, il porta la main à ma ceinture. Je ne peux dire comme je réussis à
me libérer les poings, je frappai au hasard. Ils étaient cinq, ce fut
brièvement inutile. Une autre main s’occupa de descendre pantalon et slip.
Ils m’attachèrent à l’un des piliers qui soutenaient le plafond, et à tour de
rôle me fouettèrent. Pour ne pas crier, je mordis l’intérieur de mes lèvres ;
quand j’eus la bouche remplie de sang, je fus distrait et ils comprirent qu’ils
ne m’arracheraient aucune imploration de pitié. Ils desserrèrent les liens : je
tombai sur le sol, étourdi. Je ne savais plus ce qui se passait. Plus tard le
poids d’un corps et une douleur dans les reins m’obligèrent à me soulever.
Le garçon qui me possédait me recolla au sol et, bien que j’eusse lutté pour
ne pas montrer mon dégoût, je vomis, et celui qui ne m’avait pas encore eu
me prit dans cette odeur. C’est ainsi qu’ils s’étaient vengés. J’eus droit à un
peu d’eau pour me nettoyer le visage et, en cercle autour de moi, ils me
raccompagnèrent à la limite de notre parc, sans un mot. L’un d’eux me jeta
ma chemise au visage.
À son retour, Pierre comprit. Pour me prouver que je n’avais pas déchu à
ses yeux, il me parla de la haine. Non pas cette aversion, dont la forme la
moins savante était l’antipathie irraisonnée que je prêtais aux Decazes à
mon égard, mais la véritable haine, celle qui plonge ses racines dans
l’admiration et dans l’amour. Pierre prétendait qu’on commençait toujours
par m’aimer ; il soutenait qu’en peu de temps, ces amours que je savais
attiser, mais dont le feu ne me brûlait pas, se changeaient en violence,
d’abord dans des rêves, puis dans des actes. Vive, mais sourde, c’était plus
de la rancune que de la jalousie. Nos voisins avaient cru la conquête facile
et ils s’étaient avancés trop loin pour que le plus petit échec n’eût l’ampleur
d’une insulte.
Pour ces petits de banquiers, me conquérir n’était pas un jeu, mais une
affaire ; leur dévolu jeté sur moi, ils n’avaient pas souffert que je fusse autre
chose qu’une proie. Le mal, je le sais, venait de ma tournure. Mon visage et
mes fesses étaient mes ennemis. J’aurais pu ajouter mon besoin du plaisir, si
ce besoin représentait la force inexorable qui me poussait. Il me fallait jouir
comme d’autres boivent. J’en ressortais joyeux. Une secrète mélancolie
réapparaissait plus tard, quand sans raison je me sentais insatisfait. Je me
voulais blasé par la saturation d’une vie chargée déjà d’aventures, et j’étais
un adolescent avec ses délires d’enthousiasme et sa faim de tout plaisir.
C’est pourquoi cette haine dont Pierre me parlait s’était exercée sur mon
corps et sous des subterfuges de querelle avait camouflé les gestes brutaux
réservés à l’amour. Les autres, les gestes de tendresse, étaient passés dans
cette violence, car, bien que je fusse évanoui, ils m’avaient possédé chacun
devant les autres et leur façon de m’avouer leur amour n’avait pu être que
dans la rage de leur assouvissement.
Je n’eus pas le courage de tout expliquer à Pierre ; il me supplia d’oublier
et de ne rien faire de désespéré. Je n’étais qu’un adolescent : je passai la
nuit contre son épaule et, dans cette veille, je fus certain que le paradis ne
serait pas autre chose qu’une longue soirée d’amour avec l’être dont le cœur
aurait été le plus proche du nôtre.
Je rencontrai Michel Decazes, en ville, deux jours après. Il hésita un
instant, puis vint vers moi. Nous nous parlâmes en camarades, comme si
rien ne s’était passé. Mon absence de rancune l’accablait. Il en était plus
vexé que si je m’étais écarté. Cependant, il y avait entre nous son
comportement dans le pigeonnier, puisqu’il avait soutenu ses frères et à son
tour m’avait eu. Son attitude avouait quelque chose que sa bouche essayait
de cacher. Pour qu’il vînt à moi, il fallait ce quelque chose. Après quelques
mots sur la saison et la température, il me dit brusquement en me regardant
au fond des yeux :
« Je suis amoureux. »
Je reçus cet aveu comme une méchante caresse. Je rougis. Ainsi, il osait
me dire en pleine rue qu’il m’aimait. J’avais assez l’habitude de pareils
aveux, mais malgré tout pas au milieu d’une conversation sur la chaleur et
les nuages, bien qu’au fond ils fussent à l’honneur dans les déclarations
d’amour. Je fis l’idiot.
« Amoureux ! C’est romantique par un jour d’été !
— Romantique ou non, je suis amoureux et tu peux m’aider.
— Moi t’aider ! Tu veux que je fasse l’amour pour toi ! »
Je voulais qu’il perdît pied et que sa bouche ne me livrât qu’au dernier
moment ce que mon corps était sûr de pressentir. Mais le corps n’est pas
toujours le rival du cœur. Ainsi, il s’embarrasserait dans ses demi-aveux, et
ses pudeurs de langage expliqueraient le rouge monté à son tour à ses
pommettes. J’attendais, je paradais à l’idée de mon étonnement quand il
aurait enfin placé mon nom sur le front de son amour.
Moi ! m’écrierais-je alors, d’un air innocent. Et j’y mettrais fougue,
incrédulité et cruauté.
« Et de qui es-tu amoureux, peut-on savoir ?
— De Pierre... »
J’eus l’impression d’être touché au bas-ventre, tant je m’attendais peu à
pareille chute. Je respirai profondément. En tout cas, ce garçon ignorait mes
sentiments pour Pierre et ceux de Pierre pour moi. J’essayai de voir clair.
Qu’attendait-il ? Il me regardait d’une façon trop sévère pour qu’il n’y eût
pas de piège
« Qu’est-ce que tu fais cet après-midi ? fis-je négligemment.
— Rien encore. Je voudrais sortir avec vous. Je prendrai la voiture. Nous
irons nous baigner dans la Loire. »
Il se jetait à l’eau, désespérément, et dans les secondes de silence, entre
ses paroles, il était d’une grande beauté. Je rusai :
« Il faut que je demande à Pierre.
— Tu as peur que je le gêne !
— Pourquoi me dis-tu ça ?
— Il t’aime... beaucoup, je sais.
— Beaucoup. Moi aussi je l’aime... »
Je ne sais pourquoi je n’ajoutai aucun adverbe. Il y eut une seconde de
soleil éclatant. Il avait fallu que j’avoue à quelqu’un mon amour, et
précisément à celui à qui j’aurais dû le cacher. Michel eut un geste comme
seuls les garçons, même quand ils sont rivaux, osent en avoir. Il me tendit la
main.
L’après-midi, il vint nous prendre en auto ; nous allâmes vers Langeais,
par un de ces chemins où on se sent heureux, comme s’il n’existait plus que
cette route bordée de saules et le monde inconnu vers lequel elle nous
menait. Je n’avais rien raconté à Pierre.
Nous arrêtâmes la voiture dans un pré et allâmes nous asseoir au bord de
l’eau, sur de larges pierres plates. Il y avait un miroitement autour des bancs
de sable et une brume de chaleur faisait bouger les saules dans l’île en face
de nous. De grands nuages blancs s’allongeaient d’un bout à l’autre de
l’horizon sur la terre, comme on s’étend sur le corps qu’on aime. Pierre me
prit par le cou et m’enlaça de telle sorte que Michel n’accompagnait plus
deux camarades, mais deux amoureux se livrant devant lui aux combats qui
précèdent l’amour. Sans le savoir, nous dûmes beaucoup le faire souffrir.
Ses frères lui tinrent rigueur de cette sortie avec nous. Il vint plus souvent,
resta plus longtemps, et s’en allait avec la tristesse d’un confident qui ne
peut que voir.
J’avais maintenant quelqu’un à qui je pouvais parler de Pierre. Michel
m’écoutait toujours avec une gravité dont j’aurais dû ne pas être dupe. Je lui
racontais tout : c’était pour lui autant de blessures. Une seule fois, je lui
demandai pourquoi il préférait Pierre, et sa réponse éclaira des abîmes où je
ne voulais pas descendre :
« Toi, on te désire, on ne t’aime pas. »
Alors, pendant quelque temps, je fus différent. Je me plaisais tout à coup
dans la solitude. Pierre me cherchait et ne me trouvait plus. Ses caresses me
faisaient mal ; il se doutait maintenant que Michel n’était pas étranger à cet
état de choses. Un soir, il me dit qu’il voyait que Michel et moi nous nous
aimions, qu’il valait mieux le lui dire, que cela lui était égal. Puis il éclata
en sanglots. Je me jetai à ses genoux, je lui expliquai l’amour de Michel, ma
mélancolie, mon angoisse devant cette douleur que, sans le vouloir,
j’entretenais et qui, plus tard, serait peut-être victorieuse de moi, par un
autre visage. Pierre retrouva toute sa gaîté. Peu lui importait Michel ; il
avait pensé que je ne l’aimais plus, il n’en était rien, tout le reste était du
vent !
Et Michel souffrit davantage, les jours qui suivirent. Enfin, il cessa de
venir, à peu près au moment où nos pères eurent décidé le week-end pour
Paris. Cela précipita bien des choses : il nous eût été d’un grand secours et
il ne le savait pas. C’est ainsi que l’amour chasse l’amitié comme un
usurpateur cède une marche de son trône à ses seconds pour exterminer plus
facilement des rivaux.
Pierre m’avait demandé de le rejoindre dans la forêt, le jour même où
Michel ne vint plus. J’eus un léger retard en quittant la maison. J’arrivai à
l’étang, tout était silencieux, un héron pêchait tranquillement. J’appelai.
Aucune voix ne répondit, si ce ne fut celle de l’écho ironique qui prenait à
ma nervosité ses tons d’impatience. Je craignais je ne sais quoi, un accident,
pire peut-être. Pas une seconde l’idée de Pierre m’épiant ne m’effleura
l’esprit. Le vol lourd du héron au-dessus de l’eau sombre m’invitait à
fouiller les buissons, mais leur champ était trop vaste pour me conduire à
mon cousin. Je revins malade.
J’avais souffert, pendant toutes ces années, de ne pas avoir d’argent
librement, des désirs que j’éveillais et qui ne répondaient pas aux miens, et
de me sentir incompris comme tous les garçons lorsqu’ils quittent l’âge des
poches percées pour celui des premières cravates orgueilleuses, j’avais
connu le déchirement du révolté de quinze ans, parce que le rêve lui a
montré un monde sur lequel l’autre ne se réfléchit pas, mais pour la
première fois je souffrais de désir. Absent, ce mot n’existait que pour mes
bras et pour ma bouche.
C’était un mal au-delà de tout espoir. Je voulais Pierre, je voulais qu’il fût
présent ; le grand lac morne du silence opposait à une seule image sa
surface sans ride et son étendue sans bords. Appeler Pierre ne le faisait pas
venir. Sans lui, c’était l’enfer. Les suppositions les plus insensées se
frayaient un chemin dans mon esprit : d’abord j’imaginais que Pierre ne me
désirait plus, et j’en arrivais rapidement à croire qu’il me fuyait. Je fouillais
mes souvenirs et le moindre indice prenait les proportions d’un drame.
L’amour s’amusait avec les battements de mon cœur.
La certitude que Pierre ne m’avait pas attendu m’incita à me réfugier dans
ma grange comme un animal blessé. Pierre y vint, nos corps nous
réconcilièrent.
À l’heure du dîner, nous fûmes étonnés de trouver Michel, que sa sœur
accompagnait, parlant avec notre cousine. Il nous invitait à une surprise-
party chez eux, le lendemain. Nous promîmes d’y aller. Comme il y aurait
probablement foule, Michel nous demanda en aparté de taire nos
ressentiments. Le plus amusant serait de n’arriver qu’assez tard, lorsque
l’atmosphère aurait chassé les invités de l’espèce froide, ceux qui apportent
à ce genre de fête une joie de batraciens et une vitalité de mollusques. Le
bal serait masqué. Nous avions le temps de préparer une entrée amusante.
Michel nous offrit des masques ; sa sœur voulut venir avec nous, en ville,
chez le fripier.
Nous nous y rendîmes dans la matinée. Pierre choisit une tenue de jeune
Florentin : pourpoint lacé sur une chemise flottante et un collant clair
comme une seconde peau.
Après avoir balancé un moment, je décidai que le masque de velours
serait mon seul déguisement. Je mettrais n’importe quoi, un pantalon en
flanelle et un polo noir. Ce qui comptait, c’était de revenir le plus vite
possible dans la nuit étreindre sur un lit le corps de celui que j’aimais,
comme si le temps m’était désormais compté.
IV

« Pierre, il y avait cette minute, cette minute qui m’avait échappé, cette
minute qui ne reviendrait pas, et pendant laquelle rien au monde n’aurait pu
être comparé à la beauté de ton visage. Il y avait ta tendresse, ta douceur,
ton charme. Je commençais à savoir que le temps m’était une dimension de
toi : tu remplissais l’espace et ton corps était mon domaine. Peu à peu, je
succombais aux inquiétudes de la vie, je ne pensais plus à toi comme à un
frère, mais comme à un amant sur qui tout l’avenir repose. Nous avions une
voie géante à franchir, je comptais sur toi et j’espérais que tu avais senti la
même nécessité. Nécessité, c’était l’ancien nom du destin ! Nous allions
partir dans un jour maintenant, dans quelques heures il y aurait le bal, dans
quelques minutes nous nous préparerions, mais dans un jour notre avenir
aurait d’abord la longueur d’une route. C’était drôle, je ne voyais rien au-
delà...
J’étais amoureux fou, tu avais chassé toutes les idées dont tu n’étais pas le
cœur, j’envisageais tout d’après toi, je n’existais que sur tes lèvres. Le
passé, il me fallait un effort trop grand pour m’en souvenir ; j’osais croire
que tu avais été le commencement de mon désir. Mes amours faciles
d’avant, je les reniais. Qu’importaient ceux à qui j’avais cédé mon corps,
tous les lycéens font de même. Cette somme d’amour avait approfondi mon
regard, chargé mon sourire d’amertume, donné à ma chair la plénitude
qu’apportent les plaisirs. Je ne croyais pas être si bien asservi, mais je
perdais la tête dès que j’avais montré que je voulais t’aimer... »
J’avais toujours parlé ainsi, au-dedans de moi-même, à Pierre. Je l’avais
toujours considéré comme étant moi, et j’avais fini par me dédoubler pour
qu’en ses heures d’absence il y eût en moi au moins une partie de moi-
même. Je l’attendais, allongé sur mon lit, et je lui parlais. J’avais eu, le
matin, une parole malheureuse, comme pour la dixième fois peut-être il
essayait une nouvelle façon de se coiffer. Je l’avais traité en riant de putain
et il m’avait regardé avec une expression qui m’avait fait honte. Ses yeux
brillaient, les cils en prolongeaient l’éclat et sa bouche entr’ouverte appelait
une bouche : il dépassait sa propre beauté. Puis d’éblouissant, il redevint le
beau garçon qu’il était ; l’instant du ciel était passé. Ainsi les impressions
fugitives dont la vie tire son feu d’artifice s’évanouissent aussitôt nées, à
l’image de ces fleurs nocturnes qu’une pluie de feu épanouit dans les ciels
de juillet, et que ces impressions fussent les jambes d’un cycliste trop vite
aperçues pour qu’un regret ne vînt se mêler à l’impuissance de les revoir, la
chevelure d’un garçon luisant dans un rayon de soleil, le sourire d’un
adolescent surpris dans une seconde d’abandon, n’importe quelle scène où
la beauté se livre, le propre de leur charme est leur prompte disparition. À
seize ans, on en rêve ; à vingt ans, on en meurt de désir.
Les attitudes jouent un grand rôle chez les jeunes gens. Tout m’était une
occasion d’effets. Je me jetais à chaque instant dans des décisions extrêmes
pour créer le trouble et susciter chez Pierre un mouvement d’inquiétude. Il
n’en était point dupe, me repoussait dans mes derniers retranchements et, au
moment où je m’enferrais sur mes provocations, terminait froidement par
un « ne fais pas l’idiot. » Parfois cependant il se trompait, il confondait
l’attitude avec les attitudes. Les attitudes, ce ne sont pour un adolescent que
les façons d’être seul à tout prix ; l’attitude, sa manière pour un garçon
d’étaler ses faiblesses.
J’avais accompagné mon oncle, une fois, dans la rue de Londres, chez un
assureur. Les bureaux occupaient, par leur importance, un immeuble entier ;
un ascenseur épargnait aux clients les escaliers monumentaux et, mon oncle
se rendant au quatrième étage, nous le prîmes.
Je venais d’avoir quatorze ans. Un jeune liftier assurait la montée et
ouvrait les portes. Son air rieur, ses cheveux bouclés, sa cambrure dans la
tenue bleue qui le sanglait comme un soldat, l’éclat des boutons dorés de sa
courte veste, sa façon de lever le bras pour tirer la porte de fer, en une
seconde, tout cela m’avait conquis. Je n’en détachais pas les yeux et je ne
voulais pas croiser son regard. Il pouvait avoir seize ans avec je ne sais
quelle splendeur que l’adoration confère aux êtres quand elle les a fait
souvent mettre à plat ventre sur un lit.
Au quatrième, il me dévisagea et eut l’air de comprendre mon regard. Je
sortis de l’ascenseur, le cœur battant. Une large banquette de cuir rouge
meublait le palier, je refusai à mon oncle la faveur de l’accompagner dans
les bureaux d’un quelconque directeur. Je m’assis et guettai les passages de
celui auquel je donnai déjà le nom d’ami. C’était une amitié à la vie et à la
mort : le monde tenait dans une tunique bleue... Sur cette banquette,
j’échafaudai un roman merveilleux. Comme nous n’étions pas loin de
l’église de la Trinité, et qu’en passant mon oncle m’avait dit que le jardin ne
datait que de la fin du siècle, je transformais cette église en palais et le
square en forteresse. Les tours étaient des prisons pleines de salles de
tortures. Dans l’une de celles-ci, le liftier nu recevait des coups de fouet. Il
me fallait le délivrer et alors nous partions, enlacés comme deux frères, sans
que je parvinsse à savoir ce qui dans ce rêve ne ressemblait pas aux vraies
histoires d’amour.
L’ascenseur passait souvent et je rencontrais chaque fois les regards du
garçon. Enfin mon oncle sortit, et je fus de nouveau à côté de mon ami. À
l’étage en dessous d’autres personnes montèrent, je pus me serrer contre lui
et nos mains se frôlèrent. La descente me parut éternelle ; nous ne bougions
pas, tout le monde aurait vu que nos doigts étaient mêlés, que nous nous en
moquions ! C’était cela, l’attitude, un geste connu de nous seuls où notre
volonté défiait le monde et notre orgueil. Cet ascenseur me conduisait vers
l’enfer. Je le quittai la mort dans l’âme, sans pouvoir me retourner. Jamais
je ne revis ce garçon, ce fut mon plus étrange souvenir d’amour et, dans
mes rêves, il eut pendant des mois la place d’un héros avec sa veste bleue à
boutons d’or...
La jeunesse a toujours eu le goût des gestes inutiles et des désirs
désespérés. J’en avais mille exemples. Au lycée, c’était une certaine façon
de défendre ses rivaux. J’avais, je me souviens, passé des heures, avant le
bac, dans Madelin, pour connaître une foule de détails sur le Consulat.
J’avais lu ce que sa bibliographie indique comme sources en fin de volume ;
ma mémoire me secondant, je possédais avant l’épreuve d’histoire des
anecdotes qui dépassaient de fort loin notre cours. Je me préparais un
triomphe ; mais je parlai de tout cela au seul garçon qui briguait comme
moi la première place. Je ne lui cachai rien de ce que je savais, et comme je
me trouvais placé à côté de lui, je l’aidai sans qu’il le sût en taisant ce qu’il
mettait. Je fus second. Je me moquais pas mal des lauriers, il avait une si
belle bouche !
De là sans doute cet amour du théâtre qui tient tout jeune garçon et
l’oblige parfois à se mesurer à lui-même, devant une glace, avec les gestes
et les paroles les plus proches de la gloire ou de la mort. Comme tout le
monde, j’avais accompli ce rite d’enfant, j’avais été tour à tour Roméo,
Hippolyte, et je ne sais combien de demi-dieux de l’Antiquité. Petit à petit,
et vieillir c’était cela, je m’écartais de ces héros jusqu’à me trouver seul
dans un drame plus obscur que le leur, sans secours pour le résoudre et
sachant qu’il ne finirait qu’avec l’existence humaine : ce drame, pour les
uns s’appelait la foi, pour d’autres le sens d’une vie à laquelle ils
s’accrochaient désespérément, pour moi, non pas l’amour, mais la fin de
l’amour. Et j’entends par la fin, le but. Rien ne semblait possible plus tard,
pour nous, ou bien ce serait vivre dans le mensonge : la société me faisait
horreur, avec ses préjugés idiots, sa respectabilité, tout le monde abstrait
qu’elle avait édifié sur son vide.
Avec Pierre, je ne trichais pas : je l’aimais de façon si intense, et chaque
jour si nouvelle, que j’étais à chaque fois comme devant une autre
personne. Je tendais vers le bonheur des bras incapables de l’embrasser,
aussi mon amour se passait de bonheur. Cette impuissance avait sa source
dans le romantisme où je me plongeais, et lorsque j’en compris la vanité, il
était trop tard, je vivais un mythe dont le dédale conduisait à la mort. Avec
un peu de diplomatie, nous eussions pu demeurer près des nôtres et les
années auraient apporté à notre vie le grand jour des liaisons reconnues par
le temps, mais je n’aimais que l’absolu et nous fondâmes sur l’exil.
Tout s’annonça contre nous, jusqu’aux présages. Ç’avait été d’abord, au
petit jour, un vol d’oiseaux de nuit. Je m’étais levé tôt et je regardais par la
fenêtre une dernière étoile qui brillait. Les oiseaux volaient bas, au ras des
arbres, dans la zone d’ombre. Une sorte de grand duc se trouvait le plus
haut à la limite de la clarté ; fut-il aveuglé en plein vol par un premier
rayon ? Soudain il tomba sur le gravier à ma gauche. Stupide, il se traîna
sous un arbre où il ne bougea plus. Je fus désagréablement impressionné :
j’appelai Pierre. Il se leva, et nous étions tous deux au balcon à regarder, au
petit matin, ce rapace perdu dans un îlot de nuit que dévorait peu à peu
l’océan de lumière.
Dans les moments du bonheur le plus fou, dans les moments d’ivresse
physique, dans les étreintes et les soupirs, j’essayais de découvrir s’il y
avait autre chose, quelque chose que nous ne pouvions atteindre, au-delà de
notre volupté et de notre tendresse. Cet oiseau me fit peur : Pierre se
moqua, mais j’avais raison, je le sentais, j’avais raison de craindre cet appel
subit d’une puissance nocturne, comme si elle représentait dans le jour
brillant de notre amitié la part de crépuscule. La chute d’un oiseau était le
premier coup de gong du destin : nous n’y pensâmes plus en quittant la
fenêtre.
Vers midi pourtant, comme je descendais à table, le souvenir m’en revint
et je m’amusai à vouloir le démentir. J’étais au haut de l’escalier qui
débouchait sur la salle commune tapissée de vert pâle. Je m’arrangeai avec
le destin : que n’importe quel objet vert touchât le premier ma vue et tout
serait merveilleux, notre départ, notre avenir. J’étais sûr de moi, sûr parce
que toutes les tentures étaient vertes dans cette maison d’été ; je descendis
avec entrain et je rencontrai Pierre montant à ma rencontre en tee-shirt
rouge. Le vert de l’espérance se muait en couleur d’amour. C’était ce que je
me disais au fond de moi ; c’était ce que je voulais me dire, mais une voix
très basse insistait lourdement, et malgré tous les moyens que j’employais
pour la distraire, me prononçait dans la bouche même : « Couleur de sang,
couleur de sang... » Je n’avais plus faim, on crut à un caprice, car au dessert
une crème glacée me rendit l’appétit. Ma cousine en fut flattée ; elle aimait
des compliments aussi manifestement sincères, d’autant plus qu’elle avait à
cœur de choyer notre gourmandise. L’après-midi se passa comme
d’habitude ; nous rentrâmes plus tôt, Pierre pour ranger d’ultimes affaires,
moi pour dormir afin de paraître en pleine forme à la soirée de nos voisins.
À neuf heures, j’étais encore allongé, pensant à mon cousin, me
remémorant ma vie passée : il me semblait que le début de ces vacances
avait marqué une vie nouvelle, et que tout ce qui venait auparavant ne
m’eût pas moins touché si j’avais cru à la métempsycose. Pierre arriva en
coup de vent : « Tu n’es pas habillé, me dit-il, tu devrais commencer ;
prends au moins ta douche. »
Je pris ma douche, me frictionnai. Pierre chantait dans la pièce voisine. Je
n’avais aucune idée de l’heure ; je ne me rendais pas compte du temps, le
méprisais, et par impulsion lui refusais sa place dans ma vie, peut-être pour
en éterniser les instants de bonheur, et pour cela je cassais les montres, afin
de ne pas avoir au poignet ce bruit confidentiel et têtu que suivent sans le
vouloir les mouvements du cœur...
Je m’étais plusieurs fois regardé dans la glace sous tous les angles, et de
face et de profil, avec l’assentiment d’un second miroir. J’avais reposé
celui-ci sur le bord de la table, contre le polo que j’allais enfiler et je tirai
sans faire attention, projetant le miroir sur le carrelage. Il se brisa en mille
éclats, Pierre survint. J’étais nu, il me dit de me grouiller et écrasa les
débris. « Qu’as-tu encore fait ? » Ma maladresse l’amusa. J’y voyais encore
un avertissement. La propension de la nature à imaginer le pire me fit
prévoir l’arrivée inattendue de nos pères, ou bien le scooter ne marchant
plus ou bien encore la police à nos trousses, sans aller plus loin... la
méfiance, le manque d’argent, les dénonciations là où nous irions...
Je m’habillai ; mon polo noir un peu déteint me donnait une allure
provocante. Pierre en jeune Florentin ne parvenait pas à être autre chose que
Roméo.
J’occupai les dernières minutes à replacer des livres et l’idée d’en ouvrir
un au hasard pour qu’il réponde à mes questions calma mon angoisse
intérieure. Je choisis l’auteur avec soin. Pierre me rappelant Roméo, je pris
un Shakespeare et l’ouvris en plein milieu. Je posai le doigt sans regarder
sur la page. « Ah ! qu’il doit être doux de tenir l’amour même, quand son
ombre est si riche en bonheur... »
Je rejetai Shakespeare. Que voulait-il insinuer ? Pierre n’était-il qu’une
ombre quand je l’avais chaque nuit sur le corps ? Vieux comédien, tu
m’offrais justement une de tes pièces d’amour pour me narguer et
m’empêcher d’être heureux. Au diable, Shakespeare ! Les morts ont tort. Je
serai heureux sans tes promesses, je n’ai pas besoin de ton Roméo pour
avoir le mien et connaître mon cœur.
Sur l’étagère, je saisis le livre suivant, c’était un Dante. Je pensai
mentalement : quinzième ligne et puisqu’il était vingt-deux heures sept, cela
faisait vingt-neuf. J’ouvris donc page vingt-neuf, je comptai les vers et le
quinzième me dit :
E caddi come corpo morto cade.
(Et je tombai comme tombe un corps mort).
Cela n’avait aucun sens ; les poètes étaient des timbrés. Comment étais-je
assez stupide pour m’adresser à eux. Le monde imaginaire qu’ils
inventaient ne pouvait rien avoir de commun avec celui d’un cœur de dix-
sept ans. Mais je voulais absolument une parole de l’avenir. Où la trouver ?
Pierre me pressait, je dis que je le suivais et j’allai dans la chambre de mon
père.
Il était étrange d’y pénétrer pendant son absence, car j’avais toujours
l’impression que chez lui, j’entrais chez le Minotaure. Il m’avait élevé
durement quand il daignait s’occuper de moi. Mais je n’avais pas le temps
de chercher, une bible ancienne était posée comme un ornement sur une
petite table. Les yeux fermés, je marquai du doigt le passage d’où jaillirait
la réponse pour mon cœur.
Je rouvris les yeux, je lus. Le prophète aussi s’entourait de mystère, car il
n’apportait rien de positif à mon apaisement. J’étais bien sot de m’en
remettre à de tels signes. Il ne me restait plus qu’à rattraper Pierre en
attendant que mon inquiétude s’effaçât. Sous mon doigt le verset qu’il
venait d’indiquer gardait la réponse sans queue ni tête de l’oracle :
« Voici, j’enlève de tes mains la coupe d’étourdissement. »
Cela, à la rigueur, aurait pu indiquer la surprise party, mais pourquoi
« enlève » puisque j’y partais. Je courus pour rattraper mon cousin sous les
arbres. Je le suivis, furieux un instant contre les gens du ciel, poètes ou
prophètes, qui refusaient de prédire à un amant que sa vie ne serait rien
d’autre qu’une belle histoire d’amour.
Et pourtant j’avais l’habitude des présages. Que de fois j’avais vu en
dormant des images de l’avenir. J’avais vécu dans le sommeil toute ma lutte
contre Pierre ; dans mes nuits, nous nous battions, nous étions ennemis,
mais chaque rêve finissait de la même façon : il m’ouvrait les bras. Et puis,
ce fut la réalité...
Une fois cependant, j’étais tombé durant des heures. J’étais couché contre
Pierre et soudain, en m’endormant, au lieu de la sensation du nageur qui
remonte à la surface, j’avais continué de descendre au fond du lit, sans fin,
puis je tombais. J’étais en plein ciel ; une gloire le déchirait, comme dans
certains crépuscules quand le soleil va disparaître. Autour de moi je me
voyais répété à l’infini ; j’avais des ailes éclatantes dont tous les oiseaux
auraient été jaloux ; nous étions mille archanges, tous de la même figure, et
de l’autre côté du ciel brillaient des épées de feu.
Soudain nous nous battions, il y avait du sang sur les nuages et le soleil
avait l’air d’en boire. Le choc des armes faisait des éclairs. Puis en luttant,
je m’aperçus que l’ombre recouvrait ceux qui étaient moi : le ciel s’ouvrait
en deux. J’entendais une voix me traiter de rebelle et je tombais de
nouveau. Cette chute était sans fin, mais toujours la voix me poursuivait,
avec une inflexion de tristesse, comme si le nom de rebelle était prononcé
avec amour...
La musique nous parvint à l’instant où nous touchâmes la grille. De notre
parc à celui des Decazes il n’y avait d’accès que par le fond, car si notre
maison n’était guère éloignée de la route, la leur était fort isolée par une
forêt de hêtres, et de hauts murs la protégeaient jusqu’à notre potager.
Passer par là eût été aussi long et moins remarqué, et nous désirions l’être.
Chez nos voisins, les allées regorgeaient de voitures, le sous-bois de
couples nonchalants qui paraissaient oublier d’autant plus la fête qu’ils s’en
éloignaient et que la lune ouvrait des yeux mélancoliques et une bouche
prête à aimer. Nous avançâmes. Michel et sa sœur nous accueillirent au bas
des marches de leur perron.
Nous étions sensationnels. Nous montâmes, Pierre s’était masqué, un
mouvement se fit autour de nous.
Les lustres avaient été garnis de bougies de toutes les couleurs. Après
l’ombre de la nuit et les lueurs cendrées du clair de lune, cette illumination
m’éblouissait. Quand à nouveau les objets me furent distincts, Pierre avait
disparu, j’étais dans un cercle de garçons et de filles inconnus. On buvait et
on jouait à toutes sortes de jeux, aux cartes, à je ne sais quoi encore.
L’ambiance dans le petit groupe où le sort me jetait était trouble. Ailleurs on
dansait. Personne n’avait ôté son masque, j’étais le seul à n’avoir pas mis le
mien. Alors je commençai à boire. Plusieurs garçons, sous le prétexte
fallacieux d’admirer ma façon de me servir de fard, me touchèrent les joues.
Comme je protestai que c’était naturel, leur admiration s’accrut : j’avais une
cour. Il est vrai que la nuit chaude avait effacé toutes mes inquiétudes. Dans
de grands bols, des fruits flottaient dans du vin ; j’avais soif et on m’offrait
toujours un verre. Si je m’étais borné là, et surtout si je m’étais servi moi-
même, il n’y aurait pas eu grand mal, mais l’un puis l’autre me proposèrent
des cocktails dont le mélange pour être savant n’en avait pas moins été
préparé par des mains soucieuses de me faire perdre la tête. Elles y
réussirent, je ne résistais pas à l’alcool.
Si les lustres dispersaient une lumière éclatante à travers le hall et les
salons, dans la bibliothèque où je me trouvais l’éclairage était discret, voire
sombre, et cela augmentait, malgré la fenêtre ouverte sur le parc, mon
impression d’enlisement. Je sortis prendre l’air. La pureté de l’atmosphère,
loin de me dégriser, m’enlaça comme un corps et me fit tourner à une
vitesse folle tout en me serrant la poitrine avec des mains de plomb. Une
petite balustrade de fer forgé, au bas du perron, me servit d’appui. Je
demeurai là le temps de recouvrer mes sens, puis je rentrai, mais une tige
recourbée de la balustrade accrocha ma poche revolver qui fut arrachée, et
je reparus dans la bibliothèque avec, par hasard, une déchirure scandaleuse
puisque ça permettait de voir une large surface de peau. La flanelle n’avait
pas résisté. Je rentrai, je pensai qu’on ne verrait rien si je restais dans cette
pièce sombre. Michel se trouvait avec ceux que j’avais quittés. « Toi, tu ne
danses pas ! » Il dit cela de façon si étonnée que des filles parurent soudain
curieuses, mais je répondis que je ne dansais jamais que seul, ne
connaissant que des danses de sauvages. Je disais cela en l’air.
Plusieurs voix demandèrent aussitôt : « On veut voir. Montre le sauvage.
Exhibition. Ex-hi-bition... »
Je fus obligé de m’exécuter, je me sentais éméché et nous allâmes dehors
au bas du perron. En réalité, j’étais déjà ivre et ma danse d’Iroquois me mit
en nage. Ils en voulaient d’autres. J’enlevai le polo pour m’essuyer le torse
et j’allais le remettre quand on me l’enleva des mains. Je ne savais plus ce
que je faisais. En vain essayais-je de m’arrêter, ils réclamaient la suite en
battant des mains. D’autres groupes furent attirés par les cris. J’affirmai ne
plus rien connaître seul, mais un garçon s’avança pour me soutenir, dit-il, et
les autres se mirent à rire. Il ôta sa veste, la jeta à la volée, me prit par le
poignet et m’obligea à tourner. J’avais sommeil. Le garçon avait retiré son
masque lui aussi. Je remarquai son cou large et sa bouche. De l’avant-bras
je m’essuyai le visage. Le garçon pouvait avoir vingt ans, je le devinais à
son assurance envers moi et il ne me cachait pas que son plaisir serait vite le
mien. À mes yeux, les arbres et le groupe des jeunes gens autour de nous
pirouettaient et le rectangle lumineux d’une fenêtre m’emplissait en
tournant d’une sorte de cri de feu.
Quand je crus que c’était fini, le garçon se tourna vers les autres et leur
annonça de lui-même une danse d’amour apache. Il m’attira contre lui, posa
une main à l’endroit déchiré, y glissa les doigts et caressa la peau de telle
sorte qu’il ne cachait plus son désir à personne. J’étais étourdi, je me
laissais faire. Une voix cria : « Fous-le à poil pour la danse d’amour. » Le
garçon me serrait entre ses genoux, menaçant de me déshabiller de sa main
libre. Je ne réagissais pas, ne ressentant que l’ivresse où me maintenaient le
garçon et la nuit, l’un par la force avec laquelle il me serrait, l’autre par la
douceur dont elle imprégnait mes membres. Une seconde changea tout. Il y
eut une bousculade. D’un revers du poing, Pierre avait envoyé au sol le
danseur. Je fus dégrisé ; l’autre se relevait, il voulait se battre. Il se jeta sur
Pierre, il fallut les séparer. J’allai vers mon cousin : il me repoussa.
Alors, je criai bien haut que, moi, je me battrais, qu’il était inutile
d’attendre ! La fureur du garçon contre Pierre se tourna contre moi. Il me
traitait d’allumeur. On décida qu’on pourrait s’affronter dans une clairière
au fond du parc. La fête continuait. Nous combattîmes torse nu ; les autres
se tenaient sous les arbres où ils continuèrent bientôt de danser, leurs
ombres se mêlant à celles, mouvantes, des feuillages. Nous étions seuls
dans le clair de lune.
Le garçon avait un beau visage sensuel, mais Pierre à mes yeux avait pris
toute la beauté et je ne voulais pas voir celle-là. Il était en pleine lumière et
je le voyais cependant comme une figure des ténèbres tant ses cheveux
bruns et ses yeux paraissaient noirs. Ses épaules luisaient, c’était un homme
que j’allais affronter et qui sans doute allait me flanquer une raclée.
Nous nous empoignâmes ; il me serrait la taille entre ses bras pour me
soulever et m’étouffer ; je lui étranglais le cou. Dans la lueur froide de la
lune nous formions un groupe étrange. Les autres étaient loin, n’existaient
plus. La respiration me manquait. Je crus que c’était la fin et que le pire
allait venir. Mais je continuai à lutter jusqu’à ce que d’eux-mêmes mes
muscles se relâchent. Nous roulâmes sur le sol sans réussir l’un ou l’autre à
prendre l’avantage, tantôt dessus, tantôt dessous, selon les détentes que la
vigueur ou la ruse nous inspirait.
Son corps se livrait dans ses moindres détails, je l’aurais possédé que je
l’eusse moins connu. Il aurait suffi d’un rien pour que sans changer un seul
geste ce fût une joute amoureuse. Nous demeurions parfois immobiles, la
bouche sur le visage de l’autre, épiant les soubresauts, les muscles prêts au
dernier effort victorieux.
La lune nous habillait de silence et dans sa lumière la sueur dont il
ruisselait maintenant comme moi nous transformait en statues brillantes. Le
seul bruit qui frappait mon oreille, dans cet affrontement sans cris, c’était le
souffle court du garçon, et plus bas le mouvement saccadé du sang dont
j’ignorais si c’était le sien ou le mien. Enfin je me dégageai de son étreinte,
et le dos au sol je pris soudain sa tête entre mes cuisses, lui broyant le cou
pour qu’il cessât de se défendre. Malgré sa large poitrine et ses bras
vigoureux, il ne pouvait rien faire. Toute ma force était dans mes cuisses.
Ses mains s’agrippaient à mes genoux pour tenter de les séparer et, ne
pouvant y parvenir, se posèrent à plat sur mes flancs. J’acceptai sa défaite.
Sous mon sexe, sa tête était offerte et le clair de lune, comme il fermait les
yeux, en faisait un masque funèbre. Je desserrai mes jambes et d’un bond
fus debout. Il resta au sol aussi blanc que la lumière.
Nous avions changé de monde. J’allai le relever et nous nous touchâmes
la main. De nouveau nous vîmes le balancement des branches sous la lune
et le murmure du vent léger recouvrit de nouveau le vacarme de notre sang.
Il rejoignit les autres et leurs plaisirs ; moi, Michel m’attendait avec Pierre.
Quand nous fûmes seuls tous les trois, Pierre me saisit par le col du polo
qu’on m’avait rendu et me poussant contre le tronc d’un hêtre donna libre
cours à sa jalousie. Elle lui soufflait des insultes qu’en d’autres moments il
n’aurait pas prononcées. Il voulait me tuer. De la main il me redressait le
menton, je voyais bien qu’il voulait me frapper. Le combat m’avait épuisé,
je ne me défendais pas. Pierre enfin me souffleta devant Michel. Son amour
était si exclusif qu’il n’acceptait même pas l’existence d’autres êtres, je
devais me conduire en aveugle et en sourd, mais j’aimais cela. C’était ma
faute, je l’avais provoqué.
En quelques phrases, Michel en apprit plus que des années d’amitié ne lui
auraient révélé, il nous laissa au fond du parc. J’avais le visage rouge et je
vis à sa manière de pousser la porte de la grange que Pierre allait me battre
encore et encore. Il y avait une cravache de cuir, une longue cravache
accrochée au mur. Je n’eus pas le temps de l’enlever. Jamais il ne l’avait
touchée jusqu’ici, sauf quand il se rendait au manège. Ses yeux tombèrent
dessus, et froidement il la prit et me la passa sur le corps. J’en eus le dos
glacé... Cette caresse, qui allait devenir coup, était terrible. Pierre s’amusa
de ma peur et sans un mot se mit à me fustiger. Je croyais qu’il
abandonnerait vite cette brutalité, et je me pliais à une souffrance qui me
vaudrait un Pierre amoureux et calmé. Ses coups cependant ne finissaient
pas et déchaînaient en lui une force que mon courage n’arrêtait plus. Je ne
commandais pas mes larmes et j’eus beau essayer de me presser contre lui,
Pierre me repoussait et continuait à frapper, à frapper n’importe où, sur les
épaules, le ventre, les mains dont je me protégeais. Fureur pour fureur, la
mienne grandit tout à coup. Me trouvais-je là que pour sa rage ou son
plaisir ? M’aimait-il encore pour me rouer de coups ? La nuit allait
m’apprendre combien l’amour est plus violent que la haine, et comme le
sang est sa véritable couleur.
D’une main, j’attrapai la cravache au vol, j’obligeai Pierre à la lâcher, le
contraignis par la secousse à tomber à genoux, l’attachai à une poutre basse,
et sans pitié le frappai à mon tour, sûr de faire sortir la colère de son corps,
mais je comptais sans ma propre colère, car, au fur et à mesure que la
cravache atteignait son dos ou ses fesses, je me rappelais la honte qu’il
m’avait imposée devant Michel, avec, parmi les noms dont son injuste
méfiance m’avait affublé, celui de « salaud », et à chaque coup je
m’entendais lui dire : « Regarde, comme ça frappe bien, un salaud ! » Et ma
voix tremblait, parce que je ne me possédais plus.
V

Le jour se fait lentement : j’ai tué Pierre. Par le bois disjoint de la porte,
j’aperçois un carré de ciel ; dedans il y a une seule étoile, et le bleu sévère
qui l’entoure annonce la beauté du matin. Pierre est couché sur le sol, la tête
un peu inclinée sur l’épaule, comme s’il dormait, mais je sais qu’il est mort
et je ne veux pas voir les taches de sang qui lui raient les genoux ni la mince
source qui coule de ses lèvres et se tarit sur sa gorge.
La couleur de son corps sans vêtements est d’une blancheur qui rend plus
rouge la force vivante de mes mains. J’attends. Depuis des heures, j’attends
que le petit jour ramène son troupeau de cris sur la campagne et que Pierre
sorte à nouveau de son silence. Nous partirons quand même, car c’est
aujourd’hui que nous devions partir, et Pierre, mort ou vif, n’en est pas
moins à moi. Tout à l’heure, je l’habillerai.
Je n’ose plus le regarder, bien que ses yeux soient clos et qu’ils ne
puissent plus refléter mon visage. Oh ! il ne me reprocherait rien puisqu’il
m’aimait et qu’il m’aime toujours ! Comment en serais-je sûr ? Mais j’en
suis sûr, même si je n’ai que son corps inerte pour me prouver que tout
demeure et demeure pareil. On a vécu pendant des heures, l’un près de
l’autre, avec tout ce qu’elles apportent de silence et d’effusion, on a subi les
instants de tristesse, le découragement, côte à côte, on a espéré, on a joui, et
ces mêmes moments, les jours de solitude venus, les plus cruels paraissent
les plus doux, parce que le souvenir en dispose avec la puissance d’un
magicien et que rien n’est changé et que rien n’est la même chose : la mort,
c’est cela. Un être mort est un être que les distances séparent ; ce n’est pas
le temps, c’est l’espace qui est l’obstacle.
Redites-moi, redites-moi, ô vous, instants de rêve ; vous qui nous avez
vus dormant sur la même couche, unis par le bras de l’un ou de l’autre, ou
par une jambe, ou même seulement par l’étoffe qui nous protégeait du vent
froid de la nuit, s’il est bien juste qu’une seconde d’erreur vous efface et
que je sois condamné à vous revivre sans cesse, jusqu’à ce qu’une nuit
suprême me rende à mon amour ! Je ne veux pas que le jour pénètre dans
cette grange ; Pierre aimait l’ombre et je lui ai choisi un bon lit de ténèbres.
Je ne veux pas que le jour touche à ses cheveux, ni qu’il vienne, par en
dessous, admirer son visage et voir si son sommeil est un sommeil profond.
Que cet inquisiteur s’en aille, ce cadavre m’appartient !
J’ai tué par amour. Je me rappelle toute la nuit. Pierre était attaché à une
poutre basse ; j’avais serré une corde à ses poings. Il avait beau se débattre,
les liens tenaient bon. Aux premiers coups, sa colère à lui était tombée, il
plaisantait : j’allais cesser bien sûr, c’était pour lui montrer comme il
m’avait fait mal, je me vengeais. Il avait eu tort. Puis il se tut, car je
n’arrêtais pas de le fouetter de toutes mes forces, comme il le faisait, lui,
d’habitude. Je pourrais entendre encore le souffle qui me sortait des lèvres
avec l’élan d’un animal sauvage.
Il faisait sombre, mais la nuit était assez claire et dans l’obscurité grise de
la grange je pouvais voir ce que Pierre supportait. La cravache était un long
trait noir, dont seul le sifflement attestait la réalité ; d’abord elle se plaignait
comme le vent nocturne dans les arbres, puis quand le pourpoint et la
culotte lacérés me livrèrent le dos et les jambes nus, car Pierre portait
toujours son déguisement, elle grogna dans l’air avec des râles d’amour et
se jeta sur la chair juteuse de sang.
Pierre gémissait, mais ne bronchait pas ; il était à la fois ligoté si bas et si
haut qu’il ne pouvait ni se tenir complètement debout ni être tout à fait
agenouillé. L’ombre me cachait ses meurtrissures. Il appuyait le front sur
ses poings ; peut-être pleurait-il déjà !
J’avais la bouche ouverte, car mon souffle m’oppressait et je voyais
mieux qu’en plein jour ce corps incliné. La cravache était mon bras ; elle
me prolongeait comme si tout entier j’étais elle-même et si c’était moi qui
m’abattais sur ce dos et ces cuisses que ma violence adorait.
Je n’étais plus un garçon, j’étais des coups au visage de garçon. Aussi
bien je me serais frappé moi-même. J’étais debout et me broyais la paume
avec le cuir, pour résister au besoin de me jeter sur ce corps. Alors, l’amour,
cachant le sang qui coulait le long des mollets de Pierre et se perdait dans le
foin, l’amour, bourreau qui m’avait enseigné les règles du supplice,
exaspérant mon sexe après mon bras, me révéla la splendeur de ce garçon à
demi couché, qui semblait attendre le viol après mes coups. Sans lâcher la
cravache, je m’approchai. Ma sueur était si lourde que j’avais l’impression
de briller comme du métal ; la sueur de mon cousin sentait l’amour et je ne
savais pas encore qu’elle était rouge. Je lui mordis la nuque de toute la
bouche ; et son odeur, l’odeur de ses bras, de sa poitrine, de ses couilles,
m’envahit à en perdre la tête.
Ma main reconnaissait Pierre, lentement, de l’épaule jusqu’au ventre et,
comme je levais le bras pour renverser sa tête et lui baiser la bouche,
l’odeur de son aisselle, fatigue et désir mêlés, acheva de me griser. Puis ces
deux odeurs s’unirent et, lorsque mon corps se trouva dans celui de Pierre,
autour de nous elles avaient rendu vivante une troisième personne : c’était
l’amour.
J’avais entre les paumes la taille de mon cousin, je l’avais forcé à se
remettre droit sur ses jambes, le buste restant courbé par ses liens. Je le
possédais, inquiet de voir à chaque seconde le bonheur m’échapper déjà,
puisque je le sentais venir et que le faire venir était le tuer. Pierre avait
essayé de résister, il avait durci ses muscles, mais lorsque mon désir lui eut
montré que j’étais le plus fort, il s’abandonna et une grande douceur
s’empara de son corps. Je ne voyais plus rien, mes mains ne sentaient plus
ce qu’elles touchaient, des pensées me traversaient avec la violence de
chevaux emballés.
J’enlaçais son ventre de mes bras, je déchaînais en lui un ouragan de
brutalité. Un instant de répit me montra qu’il pleurait. Je compris que ce
n’était plus de mal, qu’il connaissait à son tour le plaisir d’être pris par celui
qu’on aime, mais que le garçon se révoltait contre sa propre volupté. Si je
l’avais détaché, il m’aurait tué. J’étais passé mille fois par ces excès de rage
et mille fois une extase infinie m’avait ravi de la terre et détaché de celui
qui m’apportait cette joie douloureuse ; et puis après je m’enfuyais pour ne
pas céder aux envies meurtrières. Pierre avait été le seul que j’avais accepté,
et pour lui je savais enfin qu’il en était de même. Je murmurai : « Je
t’adore » ; je l’empoignai par les flancs, je voulais que non seulement mon
sexe, mais tout mon corps fit mienne cette peau, miennes sa douleur et sa
faiblesse... Mon cœur mêlait mes rêves à la lente montée du plaisir. Pierre
se donnait peu à peu, avec une force qui excluait toute sensualité féminine :
l’homme s’accordait à son besoin.
Moi, je devenais fou, et chaque mouvement de mes reins se décomposait,
devenait grandiose. Je croyais quitter ce corps et je mettais entre lui et moi
des distances d’astres. Une plainte douce m’attachait à lui. Je pris sa tête en
arrière, et ma bouche entr’ouverte reconnut ses yeux dont les larmes
collaient les cils, ses oreilles où ma langue s’enfonça, sa bouche dont une
salive chaude coulait des lèvres comme je les ouvrais des miennes ; et des
deux mains je lui caressais la figure en la couvrant de baisers. Je lui serrais
la gorge.
L’orage du plaisir me cravacha de son éclair, et longtemps après – il me
sembla – son tonnerre explosa dans mon corps et me tint comme un
cadavre, la chair subitement raidie sur celle de mon cousin, tandis que je
n’entendais plus, que je ne voyais plus, que je ne sentais plus si ce n’était
une odeur de nuit, une couleur de nuit, un cri nocturne.
Quand tout fut dissipé, Pierre me suppliait : « Détache-moi, Gérard,
détache-moi, je vais mourir... » Je sus que j’avais fait l’amour dans le sang ;
je le détachai avec une telle hâte que je fus maladroit et qu’il glissa sur le
dos. Il ne put le supporter et je dus l’allonger à plat ventre sur le reste de
nos vêtements. La mélancolie qui suit la jouissance me traita d’assassin. Je
me jetai aux genoux de Pierre, lui soulevai la tête, lui baisai le front, la
bouche, les joues comme un enfant.
Enfin il me parla, et chaque mot s’enfonçait dans mon cœur avec la
douceur d’un couteau : « Je sens que je vais mourir, Gérard, et je suis
toujours amoureux de toi, et ça tue comme tu m’as tué... C’était ce que je
voulais. Je ne peux te faire le long récit de mon amour : je le vois tout entier
comme une île sauvage au milieu de la mer, une mer sanguinaire... J’ai
mal... Il faut que tu te sauves sinon les hommes te traiteront toi aussi
comme un mort... Il y a longtemps que j’ai pour toi ces sentiments de frère
et d’amant, si longtemps que le souvenir... »
Alors il m’exprima tout ce qui était dans son cœur, comme un garçon
allongé, par un chaud après-midi d’été, rêve de son amour. C’était tout ce
qui lui venait à l’esprit, au hasard, les heures de lycée, nos soirées à Paris,
avec çà et là l’odeur d’un arbre, la couleur d’un matin, la présence de
l’autre, chaude comme le soleil.
« Le ciel était d’un bleu profond, d’un bleu royal... » ; il racontait
doucement et là, dans la grange, aux dernières heures de la nuit, la journée
au bord de la rivière recommençait avec la même force indécise dans deux
garçons qu’aucun geste encore n’unissait. Je réappris mon amour, je le
connus par d’autres yeux et il était aussi ardent, aussi viril, aussi tendre.
Sa divagation dura jusqu’aux premières lueurs de l’aube, puis il eut un
moment de silence et, sous mes mains, son visage transpirait comme si
l’eau de la vie abandonnait son corps. Ses pommettes devenaient glacées,
ses doigts me serraient faiblement. Ce n’était pas une agonie, mais la fin
d’une agonie, car depuis le dernier coup de cravache il était en train de
mourir. Il me parlait sans suite : « Le ciel était d’un bleu profond, l’été
passé, l’été passé... et Gérard s’en allait avec moi sur une route... Il faut
faire attention aux ombres : la mort a dans les mains des pommes d’or et
elle les lance pour qu’on coure plus vite... » Puis il reprit conscience et,
avec une grande tristesse, me dit : « Je meurs et toi tu vas marcher dans la
lumière, tu vas marcher et j’ai soif de toi... »
Je me penchai, je reconnus à peine ses lèvres tant elles étaient froides et,
lorsque ma bouche quitta la sienne, sa tête glissa dans mes paumes avec la
lourdeur du sommeil : son cœur ne battait plus. Je le pris dans mes bras, je
me couchai sur lui, je le serrai, mais il se laissait faire comme un corps que
la fatigue étreint et qui ne veut pas se réveiller. Je restai étendu sur sa mort.
Moi aussi, je lui racontai mon amour, avec la voix d’un jeune amoureux
qui, pour cacher son trouble, profite de la nuit et avoue ce que sa langue a
refusé au jour.
Je deviens fou. Des heures se sont passées, maintenant le soleil se lève ;
l’aube et l’aurore m’ont vu couché sur Pierre, le serrant, la tête sur la tête, le
cœur contre son cœur. Pourquoi n’as-tu rien fait pour le sauver, assassin ?
L’amour a tué l’amour, qu’on le prenne et qu’on l’enferme ! Je ne voulais
pas tuer, que Pierre vive et que je meure ! Comme vous m’avez tenté, vieux
présages ! vos oiseaux, vos couleurs, votre miroir, vos livres en savaient
plus que moi. Vous étiez sûrs de me répondre et j’entendais, mais je ne
pouvais voir. Voici que s’est éloignée de mes mains la coupe
d’étourdissement et voici que vous me laissez sans amour, comme si
l’absolu se retirait de moi, avec la violence des fleuves en crue qui, après
leur passage, ne laissent que de la boue. Oh ! vieillir ! vieux présages,
m’annoncez-vous désormais une mort prochaine, dois-je espérer contre
mon avenir ?
L’amoureux qui a passé la nuit près de celui qu’il aime voit venir le matin
sans crainte et sans savoir que c’est un nouveau jour ; l’amoureux dont la
passion est prisonnière de la nuit attend, ne peut dormir et, dès que le bas du
ciel connaît un reflet plus pâle, se lève et court pour rattraper le temps
perdu ; mais l’amoureux qui n’a plus que le souvenir et un seul cri pour
appeler la mort et l’amour méprise les heures, méconnaît la nuit, ne dort ni
ne veille, n’a de hâte que de mourir. J’étais cet amoureux, mon cri c’était
Pierre. Mon corps ce cri.
Je respirais violemment, sans chasser l’angoisse de ma poitrine. Je
devinais qu’il était inutile d’attendre, et lentement l’idée de partir s’insinua
dans mon cerveau, me dit qu’il fallait emmener ce mort, si je voulais qu’il
fût à jamais à moi... On pouvait m’arrêter, me tuer, ça ne comptait pas.
Alors je fais tout ce qu’il faut et cela va si vite que tout devient du passé.
J’allai à la maison chercher des vêtements. Tout était silencieux. Je choisis
avec soin dans la chambre de Pierre ce qui me servirait à l’habiller. Je pris
une chemise, un pantalon, des chaussettes grises, des chaussures, et pour lui
et pour moi.
Je me nettoyai rapidement le corps dans la salle de bain, et la glace me
renvoya un dos où des rougeurs marquaient la trace des coups. Je
m’habillai. Je regagnai la grange. J’avais emporté une serviette humide, je
jetai les vêtements sur le sol et lavai le visage de mon cousin, la bouche
dont le sang collait les lèvres, le cou, les tempes cireuses que la sueur en
séchant avait patinées. Puis je l’habillai. Je dus plier les bras et soulever le
corps pour lui enfiler sa chemise, l’étoffe ne glissait pas, je perdais patience
et j’avais dans la tête l’espoir insensé de le croire encore vivant. Il va se
réveiller, pensais-je, sourire, me tendre les bras ; et je fermais les yeux,
suppliant toutes les divinités du monde de me rendre mon amour, sûr
qu’elles allaient m’écouter, et ne les rouvrais qu’à bout de silence, quand
rien n’avait pu arriver.
La chemise une fois boutonnée, le plus dur fut de forcer les jambes à la
même docilité ; le foin accrochait le pantalon, les cuisses ne se prêtaient
pas, le sexe refusait d’être caché.
Le jour grandissait, j’eus peur de cet habillement de mort, de mettre sur
l’amour mort des vêtements d’amour vivant, de m’habiller comme celui que
je venais de faire mourir, une artère rompue.
Pierre avait l’air de se reposer avant une promenade. Les chaussures pour
moi furent un autre supplice, comme si le talon se refusait à cette comédie.
« Je suis mort, semblait dire mon cousin, laisse-moi comme un mort. Je ne
veux pas singer ton monde, je n’ai plus à marcher, je n’ai plus à courir.
Embrasse-moi et laisse-moi dormir... »
Lentement, tout fut prêt. Je me rendis au garage et ramenai le scooter. Je
savais à peine m’en servir. J’ouvris la porte de la grange de façon que le
montant de bois cachât ce que j’allais faire. J’étais maintenant à genoux
près de Pierre ; avec difficulté je réussissais à le prendre sous les bras – les
morts sont lourds.
Je courais après le temps, la mémoire en morceaux dans la tête. Qui étais-
je, qu’allais-je entreprendre ?
Je hissai mon cousin sur le scooter, en appuyant le corps de mon épaule
et, pour qu’il ne basculât pas, je dus le caler entre la roue de secours et le
siège avant, et l’attacher à ce dernier par la ceinture. Ainsi, s’il devait
tomber, ce serait sur moi. Je ne sais par quelle providence le buste restait
droit, à peine incliné vers l’avant. Je lui mis les lunettes de soleil sur les
yeux, afin que sa tenue ne parût pas suspecte. La vitesse me seconderait
d’ailleurs, pour qu’on ne fasse pas attention à ce passager curieux. Dans la
grange, je remuai le foin, ramassai les lambeaux de nos vêtements, les
brûlai sur un tas de pierres, dispersai celles-ci. Rien ne nous trahirait.
Je n’avais aucun bagage, mais tout l’argent de notre équipée. J’allai aussi
chercher de l’essence au garage, dans un bidon de secours. Enfin, je pus
partir. Je montai sur la machine et réussis à la mettre en marche aussitôt,
avec la facilité que suscite le danger. Je virai devant la grange. La campagne
s’éveillait à présent et le bruit du scooter ne troublait aucun repos. Je
m’engageai dans une allée de gravier pour éviter la maison et longeai le
mur du parc. Je n’avais pas pensé à la grille. Fort heureusement elle était
demeurée ouverte. Sans descendre, je la poussai du pied et je la franchis
comme un garçon qui va s’amuser. J’étais un meurtrier sur la route.
Je m’éloignai d’Amboise, j’allais vers le Sud. Où ? Je ne savais pas. Il
fallait partir, le reste m’était égal et c’était ce que je faisais. Je changeai dix
fois de chemin, le corps de Pierre ne bougeait pas. J’étais étrangement
calme, car le matin m’apportait cette tranquillité qui suit le réveil et je
n’étais pas encore habitué à ce qui m’arrivait.
Dans ma fuite, j’étais environné de beauté : la nature m’offrait son plus
beau visage au moment où j’allais la quitter. Je ne voulais plus sentir
l’odeur des champs ni entendre crier dans mon cœur : « Tu aimes l’amour,
tu aimes l’amour...» Mon amour était un mort : je devais me tuer. Alors
j’admirai les forêts aperçues d’un horizon à l’autre, les lignes d’arbres
divisant comme dans les dessins les blés et les folles avoines, les vergers
dont l’herbe est plus épaisse sans doute parce que la terre se nourrit de fruits
morts, les grands espaces de luzerne où tout à coup éclate un cri rouge de
coquelicot, les mares luisantes, les ravins de fleurs, le bond capricieux des
chemins de traverse, l’odeur de la terre, la saveur de la terre, et tout à coup
je savais que dans quelques heures, c’est cette saveur-là que j’aurais dans la
bouche.
J’irai je ne sais où, mais je fuirai jusqu’à la mort. Mon sang battait trop
fort le rocher de mon cœur. De rêve en rêve, je me retrouvai dans une
contrée inconnue, le soleil déjà haut, et dans la traversée d’un village,
j’aperçus au clocher qu’il était onze heures. Et ce furent de nouveau des
routes vides ; nous ne croisions personne : le monde nous abandonnait.
« Te souviens-tu, disais-je à Pierre, des tilleuls dont on touchait les
branches, de notre chambre, boulevard Malesherbes et de la gravure de
David dans l’escalier, le jeune homme à cheval, les jambes nues ; te
souviens-tu, près du lit, de la lampe que j’avais été éteindre pour
t’embrasser ; te souviens-tu de mes livres en désordre, à cette époque où je
mourais de ne pas te toucher ; te rappelles-tu l’odeur des chèvrefeuilles,
l’après-midi à Cœuvres, le chandail rouge, les soirs de mai dans le jardin
devenu noir, les promenades en forêt, les histoires idiotes qui nous faisaient
rire ; te rappelles-tu le lycée Carnot ; te souviens-tu des longs discours, la
nuit, d’un lit à l’autre, lorsque, la fenêtre ouverte, le coin du ciel que tu
voyais n’était pas le mien ; te souviens-tu de la lumière mélancolique de
juillet, des cris des enfants dans le parc Monceau, de la beauté des cieux, à
neuf heures, sur le moutonnement des arbres à Saint-Cloud ; te souviens-tu
de l’anniversaire où sans le vouloir, devant tout le monde, je t’avais baisé
sur la bouche ; te rappelles-tu la tristesse éclairée de l’avenue de Courcelles,
le soir, quand nous revenions du cinéma ; te souviens-tu comme j’étais
malheureux quand tu avais des projets où je n’avais pas de place ; te
souviens-tu comme je te trouvais beau, te souviens-tu, te souviens-tu... et de
cette atmosphère trouble où, bien que nous fussions amis, déjà nous
respirions la senteur étouffante d’un désir sans issue, puisque j’avais tout le
temps sous les yeux ta bouche, ton cou, tes jambes fortes et qu’il fallait, par
tous les mouvements où peu à peu l’amour se trahit, comme poser la main
sur ton bras ou te prendre par l’épaule, que je finisse enfin par voir ton
visage s’approcher de ma bouche et ta bouche parcourir mon corps à la
recherche de mon plaisir ? J’avais envisagé l’avenir avec toi, comme une
route droite, sans obstacle à notre tendresse, et les coups n’étaient que ma
douceur... Tu verras, je réussis le bac et l’an prochain j’apprends à piloter.
Je t’emmènerai dans les nuages... »
Je ne sais comment je n’ai pas quitté la route dix fois. L’instinct de la vie
me préservait. Pierre mort, l’idée de Pierre se substituait à sa présence, mais
je ne pouvais la supporter qu’à cause de son cadavre. Lui enlevé, l’amitié
dans la mort exigeait que je meure, je n’étais pas un homme de souvenir. Ce
qui était loin m’était étranger, et la vie m’indignait avec ses beaux
sentiments éternels : l’éternité, c’est la présence. J’aimais Pierre, je ne le
quitterais pas. L’an prochain... c’était de la terre... dans sa bouche et dans la
mienne...
La chaleur miroitait sur la route ; à droite, les champs plus hauts que
celle-ci étaient soulevés et dansaient à quelques pieds au-dessus du sol ; de
l’autre côté, c’était l’apaisement de l’été qui finissait, on distinguait à
contrejour les taches de rousseur qui marquaient le front des arbres comme
ceux de paysans attachés à leur coin de sol.
J’étais, moi, de nulle part, je le savais en contemplant ce paysage. Je me
trouvais au cœur de la Vienne, j’avais fait cent détours, sans carte, au hasard
des horizons, sans croiser de voitures. Il allait être quatre heures, deux fois
j’avais remis de l’essence et le bidon, je l’avais jeté et j’avais arraché la
plaque du scooter, comme si cela pouvait empêcher de nous identifier. Des
arbres partout, sauf au bord de la route que le soleil faisait reluire comme
une tête de mort. Les lacets, le vallonnement les rendait immenses à tel
point que de temps à autre je les découvrais sur toute une vallée.
En tête, je n’avais plus aucune idée. Quand le réservoir serait vide, je
songerais – pas avant. Fut-ce le moment choisi par le destin ? Après une
colline, j’avais devant moi environ quatre kilomètres de descente, vers la
droite d’abord, puis après un large tournant, filant droit dans l’autre sens
vers un second virage, masqué par un arbre. C’était la mort. Elle se
dissimulait derrière cet arbre, noire en plein soleil, avec une fausse parure
de feuilles qui lui couvrait la figure. Je descendis.
La mort, c’était d’abord une femme jalouse et, parce que nous étions des
garçons, elle dévorerait en premier ces parties tendres de nos corps, le sexe,
les lèvres, les yeux qui nous avaient servi à nous aimer. Mais le cœur de
chair, elle ne l’atteindrait que vide et glacé dans notre poitrine ; et nous
allions rester morts, avec en nous ce symbole muet de l’amour.
Maintenant, la certitude que chaque seconde m’approchait de la fin
m’emplissait de fièvre et me donnait l’envie de vomir. Augmentant la
vitesse, je me surmontai pour aborder le tournant. La tête de Pierre s’inclina
sur mon épaule, et l’ombre arriva : c’était celle d’un pommier et elle
coupait la route, comme une porte noire. De plus près il y avait des fruits
dorés dans les branches et, à cinq mètres, je regardai mon visage dans le
rétroviseur. Il était pâle, bien que noirci par la poussière et hâlé par le soleil.
D’une main je lissai mes cheveux que trempait la sueur.
Alors, l’ombre me sauta dessus, me serra contre elle et me caressa de sa
main tiède de sang. Le scooter criait dans toute la vallée... J’avais le visage
intact, je voulais une dernière fois le regarder, pour en être sûr, mais devant
moi le miroir du rétroviseur gisait, tordu et brisé. Dans le cou, je sentais les
lèvres de Pierre. Je l’aimais : nous vivions.
Puis mes genoux éclatèrent, et je suis mort contre l’ombre.
ANNEXES
I

LETTRE À L’ÉDITEUR

Cher Ami,

Je vous remercie de m’avoir confié le manuscrit des Mauvais Anges :


c’était me confier à l’état de secret ce qui sera bientôt public, et j’avoue
qu’un tel secret augmente à mes yeux la solitude dont s’éclairent les visages
de Pierre et Gérard, désormais nôtres. Ils s’en éclairent de l’intérieur,
comme les nuages d’été, pleins et musclés d’orages. Orages secs, d’où
jaillira, sur la nuit, le système artériel des foudres.
Ces deux adolescents vivent en pleine solitude. Elle les traverse comme la
mer les astéries. À elle seule, ils sont perméables. Au reste, ils sont fermés :
le monde des « grandes personnes » leur est aussi lointain que Beltégeuse
d’une holothurie. Ils sont clos sur eux-mêmes, ou plutôt sur la perle
sécrétée par leurs chairs neuves et nacrées : l’amour. Pour l’atteindre, cet
amour, il faut descendre profond, bien des poumons s’y refuseront.
Fermés à tout ce qui n’est pas eux ni lui, s’ouvrent-ils l’un l’autre ? On en
doute. Les récits de Pierre et de Gérard se répètent, se font écho plus qu’ils
ne se répondent. Ils parlent en même temps, dirait-on, et ne s’écoutent qu’à
peine. L’un s’absente-t-il, l’autre souffre d’un abandon comparable à la
mort. Se rejoignent-ils, ils éprouvent « l’asservissement de la présence ».
C’est avec rage qu’ils se constatent indispensables l’un à l’autre. Non, ils
ne se complètent pas. Ils s’ajoutent. Et parce qu’ils s’ajoutent sans
vraiment s’unir, ils veulent se fondre, disparaître l’un dans l’autre, en un
désespoir de cause qui, singulièrement, s’apparente à la Joie majuscule,
celle des mystiques.
Rage. Il s’agit bien de cela. L’acte sexuel, chez eux, a presque toujours le
caractère du viol. Ils se pénètrent moins qu’ils ne se fracturent. Ils jouissent
en saisissant leurs nuques de leurs vives mâchoires de fauves à même la
proie. Voyez comme ils aiment à se battre, à voir leurs corps battus. La
main giflante, le fouet, la cravache ne sont pas ici les accessoires d’un
érotisme facile, usé. Les moyens de la brisure, en revanche. Les outils par
lesquels sera peut-être forcée la serrure, enfoncée la porte. L’un, battant
l’autre, souffre et jouit ensemble de le battre, car il se devine à son tour
battu, le bourreau se sent déjà victime, le tyran esclave. Leur peau appelle
« la prise, et plus que la prise, la morsure, et plus que la morsure, le
coup… » Écoutons ces enfants romantiques : Qui donc tuera l’autre ?
Lequel mourra d’avoir tué ? Nous le saurons à la fin du livre. Eux le savent
dès le premier jour. « J’aime trop Gérard, mon Dieu, je voudrais mourir »,
ce sont les derniers mots du récit de Pierre. « J’aimais la mort ; depuis
toujours je pensais à elle, à son apparat de légende » confesse Gérard. Ne
nous y trompons pas : l’été braque ses feux sur une arêne où s’étreignent
deux lutteurs d’une pugnacité sans détours. « Nous nous embrassions avec
une violence de gladiateurs. » Ave, Amor, morituri te salutant.
Posséder, être possédé, voilà le rythme, la diastole et la systole de ces
deux cœurs gémeaux. Réduire à l’esclavage pour être, à son tour, réduit.
C’est ici que leur amour tend à l’absolu de l’amour. Il ne s’agit pas
d’amitiés « particulières », ni d’un emportement contre nature. L’amour qui
les unit ose dire son nom : il s’appelle l’amour. Les deux garçons n’en
doutent pas : ils appartiennent à la race de Tristan et Yseut, de Roméo et
Juliette. Où ils diffèrent des modèles légendaires, ce n’est pas seulement
quand leur amour-passion se donne une consécration charnelle, mais
lorsque la lucidité soudain leur échoit, les marque vite d’un fer ardent :
alors se précisent pour eux les limites de l’amour, qu’ils ne découvrent
jamais que pour les vouloir dépasser aussitôt, à tout prix. « La fragile
durée humaine », dit Pierre, « me dérobait mon cousin, comme
l’escamoteur rend l’illusion à l’illusion ». Et Gérard : « Le visage de Pierre
était ma solitude ». Leur génie se révèle divinatoire : « Aimer est un
malheur et même un ciel clair, pour deux amants, est un ciel terrible ». À
ces mots de Pierre s’ajoutent ceux de Gérard : « L’amour est un désastre ».
Une telle passion, à la fois démente et lucide, devait s’achever en Passion,
en mise-à-mort, en crucifiement, en sacrifice. Pierre agonisant fait songer
au jeune saint qui commanda à ses propres archers bien-aimés de le percer
de leurs traits.
Que l’amour de ces deux enfants soit l’amour en sa pleine puissance, rien
d’autre que l’amour sans réserve ni sagesse, conduisant en droite ligne à la
mort, nous libère de toute gêne. Oserions-nous parler d’inversion ?
L’uranisme est ici dépassé, d’un sûr coup d’aile. Pour moi, qui ne peux
interdire de le rejeter, je l’avoue, ni même de le condamner, je n’y pensais
que par faiblesse, lorsque j’abandonnai la ligne de faîte. Nous ne sommes
plus dans les catégories, ni les espèces. Nous touchons à l’essence.
Nul livre qui soit plus loin du « vice ». Ces corps sont trop beaux :
l’obscénité naît quand cesse la beauté, mais dans ces pages la beauté ne
s’interrompt pas, elle nous tient en haleine. Pierre et Gérard se possèdent
en pleine chasteté, en pleine lumière, dans un univers d’eaux, d’herbes et
d’arbres, où la notion de péché n’apparaît pas sans qu’apparaisse avec elle
la laideur et la honte. Ce livre est pur.
Et viril. « Pierre adorait me battre, cette insulte me grandissait à ses
yeux, car il savait qu’on ne bat que les hommes », dit Gérard. Les deux
amants sont doublement mâles par leur façon de se prendre et de se donner.
Certes, les coups sont ici la traduction d’une douceur plus vraie que la
douceur ordinaire : « le sang est la véritable couleur de l’amour ». Nous
sommes hors de l’ordre commun, près d’un désordre sacré. Le sentiment
des limites, dont nous parlions, appartient aux héros des mythes les plus
vigoureux, c’est l’origine de révoltes désespérées dont les figures ne cessent
de nous entourer, de nous harceler même. Prêté-je trop à l’auteur ? « Je
vivais un mythe dont le dédale conduisait à la mort. »
Laissons sur les lèvres de Gérard ces paroles de jeune Thésée, à l’instant
où le soleil s’abîme pour lui dans une flaque d’ombre… Il y a légende
quand s’unit la force de l’homme à l’absolu de l’enfance.
MAX-POL FOUCHET.
II

De toute évidence, le roman que l’on va lire est promis à la fois à


l’admiration et au scandale. Les dons de l’écrivain, son étonnante faculté de
restituer à tout ce que sa plume touche – et singulièrement à quelque chose
d’aussi usé pour nous que le vieux train de l’amour – l’éclat de la nouveauté
originelle, émerveilleront. Et le sujet de son livre scandalisera. Telle
apparaît l’intime fatalité de cette œuvre dont l’auteur lui-même accuse ce
qu’elle comporte d’insoutenable, en vouant dès l’abord ses personnages à la
facile solution de la mort.
À quelle force sa rumeur ne se fût-elle pas élevée et quelle plus intime
adhésion de notre part n’eût-elle pas gagnée si, au lieu de la passion
particulière qu’il a choisi – ou subi – de dépeindre, il eût, avec ce don de
recréation, brossé le tableau d’un amour « normal » ! pensera le lecteur en
s’insurgeant contre ce qui heurte non point la pudeur mais la sensualité
mâle et la vraisemblance, contre la fable de ce monde exclusivement
homosexuel, enfin contre le ridicule dont rien ne saurait, à nos yeux, sauver
un couple d’amants masculins.
Cependant il faut noter qu’en dépit des fausses règles de la morale,
l’homosexualité masculine ou féminine peut être pour l’instinct un exercice
aussi naturel que normal. Elle joue très couramment chez l’adolescent –
garçon ou fille – le rôle de sexualité d’attente, et dans les limites de l’âge où
demeurent les héros d’Éric Jourdan, elle garde jusque dans ses fièvres et ses
virulences une pureté parfaitement conservée dans ces pages.
Autre chose. Si l’on y réfléchit, on se rendra compte qu’en gagnant à
décrire des amours à l’usage universel, cet ouvrage aurait perdu sa vertu
exemplaire. Paradoxe ? Non : vulgaire truisme. N’est-ce point, en effet, par
l’anormal que le moral s’explique ! L’exception éclaire la règle. Éric
Jourdan a trouvé dans un sujet exceptionnel la capacité, qui nous
émerveille, de rendre leur nouveauté d’essence à des sentiments, des désirs
et des actes dont nous ne percevons plus depuis longtemps la nature de
prodiges. Tout s’use ; l’amour aussi. Pour restituer à ses orages, à ses
caresses, leur fulguration, l’écrivain est contraint de chercher dans une
passion exceptionnelle l’éblouissement de l’amour rendu, par cet
exceptionnel même, à ses vertus primitives.
Parce que Daphnis et Chloé ne sont plus qu’une molle statuette pour
dessus de pendule, nous avons dû resculpter dans la pierre volcanique la
statue de l’amour sous l’aspect d’un couple damné. C’est Delphine et
Hippolyte, enfantées par Baudelaire ; c’est, pour Éric Jourdan, Pierre et
Gérard. Leur créateur obéit à une exigence intellectuelle très représentative
des besoins actuels non seulement de notre esprit mais de notre âme. La
mode s’en mêle, évidemment, – que ne corromprait-elle pas ! Mais sa
sottise ne doit point nous tromper. Elle recouvre un impératif extrêmement
profond. Nos sens, notre conscience veulent retrouver le miracle, dégradé
par des siècles d’habitude. Ce que le jour, avec sa lumière trop tranquille, ne
nous montre plus, nous en cherchons l’illumination dans de sulfureuses
ténèbres. Il faudrait inventer des péchés nouveaux pour pouvoir couronner
l’amour d’un nouvel anathème. Hélas ! nous avons perdu les bienfaits du
péché. Au moins reste-t-il le prestige des rares sentiments scandaleux, la
séduction des actes clandestins, l’illusion d’avoir encore quelque chose à
dérober aux regards du monde, dans ce domaine où le désir reprend, avec sa
sombre fatalité, sa grandeur de malédiction, où l’amour rejoint enfin
l’horreur et, comme jadis dans les siècles de foi, mêle la terreur aux
brandons de la volupté.
Il faut que l’amour soit « coupable » pour fournir un thème littéraire,
c’est-à-dire pour montrer dans ses crises, à l’extrême limite de la
vraisemblance, ce qui constitue son principe dans l’appareil ordinaire de la
vie. Un roman n’est pas une photographie. Singulièrement, un roman
analytique comme celui-ci, se rapproche davantage d’une coupe
histologique soumise à un fort grossissement. C’est en ceci qu’une œuvre
devient exemplaire : lorsque la littérature, telle qu’un microscope, nous
révèle, dans la perspective particulière de l’accentuation et du fixage, les
éléments constitutifs essentiels dont nous vérifions alors le rôle. Cette
coupe, Éric Jourdan l’a opérée et montée remarquablement, grâce à un don
de poésie, exceptionnel comme son sujet.
On devra d’autant moins le quereller sur ce thème, qu’il semble en avoir
lui-même senti les excès. « La jeunesse », fait-il dire à l’un de ses
personnages, « a toujours eu le goût des gestes inutiles et des désirs
désespérés. » Il y a, en effet quelque chose de désespéré dans la virulente
tentative à laquelle il s’est livré au long de ces pages qui veulent aller
jusqu’au bout de l’amour, jusque là où il se perd dans les eaux noires de
l’horreur et de la mort. Mais il n’y a jamais de gestes inutiles. Si celui
d’écrire ce récit, heurte notre sensualité dans ses habitudes, il la sert aussi
en lui définissant avec une souveraine noblesse la joie qu’elle tire d’autres
corps mais d’une même chair. Et, le livre refermé, oubliant ses
particularismes, nous nous souviendrons seulement d’avoir vu, dans son
cortège d’éclairs et de flammes, passer l’éternel dieu.

ROBERT MARGERIT.
Cet ouvrage a été numérisé le 10 septembre 2012 par
Zebook.

Pour l’édition originale :


© Éditions La Musardine, 2001.
ISBN de l’édition originale : 978-2-84271-154-2

Pour la présente édition numérique :


© Éditions La Musardine, 2012.
ISBN de l’édition numérique : 978-2-36490-269-5

La Musardine
122, rue du Chemin-Vert – 75011 Paris

En couverture :
«The Critics », 1927 (détail)
Henry Scott Tuke (1858 - 1929)
Leamington Spa Museum and Art Gallery,
Warwickshire, UK.
Photographie : Bridgeman Giraudon

Maquette : Dominique Dupré.


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Carnet d’une invertie
N°113 – Anonyma, Mémoires d’un cul
N°114 – Anonyme, Ma vie secrète, T.3 (Volumes V et VI)
N°115 – Monique Ayoun, Histoire de mes seins
N°116 – Léo Barthe, Zénobie la mystérieuse
N°117 – Esparbec, Monsieur est servi
N°118 – Antoine Mantegna, 7
N°119 – Anonyme, Instruction libertine
N°120 – Félina, Souvenirs érotiques d’une femme vénale
N°121 – Anonyme, Ma vie secrète, T.4 (Volumes VII et VIII)
N°122 – Pierre Dumarchey (Pierre Mac Orlan), La Comtesse au
fouet
N°123 – Éric Jourdan, L’Amour brut
N°124 – Lola Beccaria, Toute nue
N°125 – Oscar Wilde, Teleny
N°126 – Esparbec, La Jument
N°127 – Elsa Linux à l’Élysée
N°128 – Jacques Serguine, L’ Été des jeunes filles
N°129 – Gian Amoroma, Contes rendus érotiques par la grâce de
mes amantes
N°130 – Anonyme, Ma vie secrète, T.5 (Volumes IX, X et XI)
N°131 – Ariel Volke, Le Nid du loriot
N°132 – Claude H., À la claire fontaine
N°133 – Coton, Fuck and Forget, Journal de Pattaya
N°134 – Érik Rémès, Je bande donc je suis
N°135 – Antoine Misseau, Tokyo Rhapsodie
N°136 – Esparbec, Le Bâton et la Carotte
N°137 – Éric Jourdan, Le Garçon de joie
N°138 – Nadine Monfils, Le Bal du diable
N°139 – Anonyme, Hilda
N°140 – Fellacia Dessert, La première gorgée de sperme et autres
textes
N°141 – Eve Arkadine, La Fiancée des bouchers
N°142 – Étienne Liebig, La Vie sexuelle de Blanche-Neige
N°143 – Éric Mouzat, La Connexionneuse
N°144 – Marylin Jaye Lewis, Sex in America
N°145 – Sophie Fabre, Libertine
N°146 – Jacques Laurin, Grammaire érotique
N°147 – Éric Jourdan, Le Jeune Soldat
N°148 – Comte d’Irancy, La Nonne
N°149 – Lucie Wu, Histoire de Qu
N°150 – Collectif, In/Soumises
N°151 – Alain Georges Leduc, Vanina Hesse
N°152 – Alain Paucard, Éloge du cul et autres textes
N°153 – Philippe Bertrand, 18 Meurtres pornos dans un
supermarché suivi de La Baronne n’aime pas que ça refroidisse
N°154 – Étienne Liebig, Le Parfum de la chatte en noir
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