Au Sénégal une démocratie sans alternance
Au Sénégal une démocratie sans alternance
Au Sénégal une démocratie sans alternance
A l'époque (1951-1952), le conflit électoral n'était pas une simple rivalité de personnes ni, en
l'occurrence, de cliques déguisées en partis politiques. Il exprimait une division fondamentale
entre les électeurs des campagnes, à qui l'on venait d'accorder le droit de vote, et l'électorat
relativement privilégié de la ville. Et l'issue de ce conflit, lors des deux élections décisives de
1951 et 1952, devait décider de l'orientation du pays jusqu'à l'heure actuelle. C'est le président
Senghor qui fit de M. Abdou Diouf son premier ministre en 1971 ; lui encore, ainsi que le fait
en transpira dès 1981, qui veilla ensuite à ce que le premier ministre soit son successeur
désigné par la Constitution s'il venait à démissionner de la présidence.
Le Parti socialiste sénégalais a donc aujourd'hui à son actif une longue période d'hégémonie
qui lui a permis de s'habituer aux avantages politiques liés à l'exercice du pouvoir, de se
constituer une clientèle en distribuant les postes ou d'autres faveurs, de dominer
systématiquement les médias, le cas échéant en recourant discrètement à la contrainte. En fait,
le combat politique a eu tendance à se déplacer, la rivalité électorale entre partis cédant le pas
à la compétition au sein même de la formation au pouvoir : la tradition sénégalaise de la
"politique de clan" domine lors des élections internes au parti où aucun habillage idéologique
ne vient tempérer les rivalités de factions ou de personnes.
Il est clair que des dirigeants socialistes n'avaient eux-mêmes qu'une marge de manoeuvre
limitée quant à l'évolution de l'économie. Mais il est difficile d'expliquer cela aux
représentants du Fonds monétaire international qui arborent un masque impassible et qui ont
suspendu, en décembre dernier, tout versement au Sénégal, visiblement exaspérés par le refus
obstiné du gouvernement de se plier aux règles de l'ajustement structurel et la réduction des
dépenses publiques.
Peut-être le Sénégal a-t-il un peu trop présumé de sa capacité à jouer de sa bonne réputation
démocratique pour obtenir plus d'aide financière que tout autre pays de la région : quatre fois
plus. Selon une récente estimation. Les donateurs ou prêteurs internationaux - que ce soit à
Washington, à Bruxelles ou à Paris - ont été indulgents avec cette démocratie exemplaire : un
atout capital dans un contexte économique de plus en plus sombre : la production d'arachide
n'a augmenté en moyenne que de 1 % par an depuis 1967 alors que la population croit à un
rythme de 3,2 % ; la récession mondiale a ébranlé une industrie touristique prometteuse alors
même que l'insécurité militaire règne dans la région de la Casamance (1).
Si l'on veut que la démocratie survive à cette crise économique, elle devra aussi s'adapter aux
besoins d'un marché intérieur. Or l'histoire intérieure ne laisse pas d'intriguer, et n'est pas
toujours convaincante : après dix années de parti unique (1966-1976), le Sénégal a
prudemment rétabli le multipartisme (article 2 révisé de la Constitution), En ressuscitant la
démocratie, le président Senghor avait alors décidé qu'il y avait place pour trois partis
politiques reconnus se réclamant, chacun, d'une idéologie bien précise. L'accession de
M. Abdou Diouf à la présidence, en 1981, entraîna l'abrogation des restrictions idéologiques
touchant les partis politiques dont le nombre n'était désormais plus limité (avril 1981). Un
seul parti d'opposition est parvenu à asseoir assez largment sa présence dans la plus grande
part du pays de 1976 à aujourd'hui : le PDS de M. Abdoulaye Wade qui, à l'origine, devait
représenter la droite (non sans que cela suscite des protestations), selon le schéma
constitutionnel du président Senghor. Les alternatives de "gauche" perdant du terrain (qu'il
s'agisse du Parti africain de l'indépendance, d'obédience marxiste-léniniste, ou des divers
petits partis plus ou moins marxistes), M. Abdoulaye Wade finit par apparaître assez
largement comme une solution de rechange politique réaliste, réformiste plutôt que
doctrinaire, une sorte de Clinton sénégalais.
Avocat assez prudent pour éviter d'effrayer l'électorat rural, tout en étant assez proche du
peuple pour obtenir le soutien de la jeunesse urbaine, M. Wade mena, en 1988, une campagne
électorale d'une remarquable efficacité. Le slogan qu'avait adopté le PDS cette année-là :
"Sopi !" (changement, en wolof), résonne encore dans la vie politique du Sénégal, quoique
avec un écho de plus en plus moqueur.
Les résultats officiels des élections de 1988 donnèrent comme de coutume aux sortants,
M. Abdou Diouf et le Parti socialiste, une majorité écrasante et l'opposition cria encore une
fois à la fraude électorale, avec plus de véhémence encore que d'habitude. De graves émeutes
ensanglantèrent Dakar, tandis que M. Wade et d'autres notables de l'opposition faisaient un
bref séjour en prison. Les résultats officiels n'en furent pas moins sérieusement contestés par
des observateurs avertis et impartiaux, qui avaient le sentiment qu'en de nombreuses régions,
dans les villes et à Dakar tout au moins, l'électorat avait en fait donné la victoire à M. Wade et
au PDS. Le décompte des suffrages s'était fait en réalité sans aucune participation des
représentants du parti d'opposition.
Protestations symboliques.
MAIS peut-être serait-il abusif d'insister sur les ambiguïtés de cette démocratie. Il y a plus de
liberté politique au Sénégal que dans la plupart des Etats d'Afrique subsaharienne, plus de
partis et une meilleure reconnaissance officielle de la liberté d'expression et d'association. En
1992, M. Abdoulaye Wade avait, en outre, le sentiment d'avoir corrigé les défauts les plus
criants du régime électoral en obtenant la présence d'observateurs de l'opposition lors du
décompte des voix et en rendant le scrutin secret obligatoire (et non plus "facultatif"). Seule
est en principe habilitée à proclamer les résultats officiels une commission électorale où sont
représentés les candidats d'opposition.
Ces changements apparemment substantiels sont autant de trophées obtenus par M. Wade
pendant les dix-huit mois où il fit partie du gouvernement national en qualité de ministre
d'Etat (avril 1991-octobre 1992). A la différence des précédentes, l'élection présidentielle de
1993 devait donc donner des résultats incontestés. C'est au moins le voeu pieux
qu'exprimaient les dignitaires du régime.
Les résultats officiels de l'élection présidentielle du 21 février 1993, proclamés le 13 mars par
le Conseil constitutionnel - malgré la démission de son président M. Kéba Mbaye, - ont donné
la victoire au président Abdou Diouf avec 58,4 % des voix contre 30,2 % à son rival
M. Abdoulaye Wade. Les manifestations de protestation n'ont été que symboliques, bien que
la commission électorale multipartite soit restée profondément divisée et que M. Wade ait
parlé de 500 000 votes truqués.
Mais, cette fois-ci, le résultat n'est pas en complet décalage avec la réalité. Car M. Wade avait
usé une partie de son crédit auprès des jeunes en acceptant un poste de ministre d'Etat et le
slogan "Sopi !" a beaucoup perdu de sa force de conviction. Une enquête menée en 1992
auprès des jeunes de Dakar avait fait apparaître un climat de désillusion qui atteignait
directement M. Wade : les jeunes voteraient sans doute encore pour lui et le PDS, mais pas
avec l'enthousiasme de 1988. Et bien que, cette année, les grands électeurs des confréries
islamisques se soient tenus à l'écart, s'abstenant de donner au corps électoral leurs consignes
de vote habituelles en faveur de M. Abdou Diouf, cela a sans doute moins profité à son rival
que ce n'aurait été le cas cinq ans plus tôt. Dans la région de la Casamance, le regain de
violence, assorti de consignes de boycottage du scrutin, auront encore porté préjudice à la
campagne électorale de M. Wade dans cette province. Au bout du compte, la lame de fond qui
portait le PDS en 1988 semble avoir amorcé son reflux.
On peut, bien sûr, estimer que les vrais problèmes sont d'ordre économique et que, en ce
domaine, il est loin d'être évident que l'opposition ait des idées meilleures que le
gouvernement. On pourrait aussi soutenir qu'il est des éléments de démocratie à l'oeuvre dans
la société sénégalaise, au sein des confréries islamiques par exemple, et qu'il faut leur laisser
le temps de s'affirmer.
Que fera M. Abdoulaye Wade ? Il continuera de contester le résultat de l'élection, mais il n'a
pas reçu une adhésion nationale aussi large qu'en 1988. Sans doute a-t-il fait adopter de
meilleures règles pour les futures élections, mais c'est M. Abdou Diouf qui est encore au
pouvoir pour sept ans (le mandat présidentiel n'est renouvelable qu'une fois). M. Wade n'est
plus, comme en 1988, le candidat de la nouvelle génération. Mais la vraie bombe à
retardement est toujours là : 57,7 % de la population a moins de vingt ans, le taux
d'urbanisation a dépassé les 40 %, l'économie stagne et les perspectives de l'emploi sont plus
ou moins sombres. La démocratie sénégalaise et ses apparences aimables résisteront-elles à
l'orage ?