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Premier Voyage Aut 00 Pig A

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107
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PREMIER

VOYAGE AUTOUR DU MONDE


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN
VOYAGES DANS TOUS LES MONDES
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE
Publiée sous la direction de M. Eugène MULLER, conservât, à la Bibliothèque de l'Arsenal.

PREMIER
i.

VOYAGE 1DT01 DU MONDE


SUR LEBCADRE

DE MAGELLAN
PAR

Vincenzo PIGAFETTA
1319-1522

DECOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE, 1615-1617

EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN. 1821

PARIS
•>
LIBRAIRIE GH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT, 15

1888
;
-:
?

. Ui !
AVANT-PROPOS

Nous réunissons ici trois relations histori-

ques qui, fort curieuses isolément, doivent, en


se contrôlant, se commentant, se complétant
l'une par l'autre, emprunter un surcroît d'inté-

rêt à se trouver ainsi rapprochées.

C'est d'abord le tableau, à la fois très pitto-

resque et très méthodique, du premier voyage


de circumnavigation terrestre, accompli au
commencement du seizième siècle. Cette mé-
morable expédition, qui constitue un des
grands faits géographiques des âges modernes,
est citée dans toutes les histoires ; nul n'ignore
le nom de l'habile et vaillant navigateur à qui
on la doit, — nom resté d'ailleurs attaché à

plusieurs points du globe ;


— mais rien n'est
moins connu que les incidents sans nombre,
les péripéties parfois très dramatiques du fa-
meux voyage.
AVANT-PROPOS

Cela tient, sans doute, à ce que le s A


cit circonstancié qui en avait été fait,? nien
que consulté en manuscrit par divers histo-

riens, était resté inédit pendant près de trois

siècles.-

Quand il fut imprimé (en 1801) à la fois

dans le texte original et clans une traduction


française, il était trop tard pour que ces mé-
moires d'un contemporain, d'un participant
pussent devenir populaires. La place — si l'on

peut ainsi dire — était prise. Histoires et lé-

gendes étaient faites, où l'aventureuse navi-


gation de Magellan se trouvait sommairement
indiquée comme un événement qui, par un
hasard regrettable, malgré son importance
majeure, n'avait jamais été narré en détail.

Au surplus, le livre très consciencieusement,

très savamment présenté avec cartes et figu-

res, appendices philologiques, bibliographi-


ques, etc. partant d'un prix relativement élevé,
,

affectait peut-être un peu trop le caractère

d'œuvre érudite pour se répandre à grand


nombre.
L'intéressant récit n'était donc resté qu'aux

mains de quelques rares curieux; cité à l'oc-


AVANT-PROPOS

casion, fournissant des épisodes, il ne fut


jamais reproduit intégralement : nous le don-
nons complet, en y joignant, autant que pos-
sible, vu les difficultés d'interprétation d'un
vieux texte, les éclaircissements qui nous ont
paru indispensables.

Vient ensuite, beaucoup plus sommaire, sans


frais aucuns de mise en œuvre littéraire, ce

que nous pourrions appeler le procès-verbal


d'une entreprise moins importante sans doute,
mais non moins audacieuse que la première,

qu'elle répète en quelque sorte, à cent ans de


distance, mais avec la très originale visée d'en

amoindrir ou éluder les résultats. ( Voy. la


notice spéciale.) Simple journal de bord, tout
bref, tout net, tout positif. Imprimé en plu-

sieurs langues, il fit grand bruit lors de son

apparition, mais il est aujourd'hui à peu près


oublié.

Enfin, daté du commencement de notre


siècle, un recueil d'observations locales por-
tant la lumière, voire la critique, sur celles des

assertions des deux anciens voyageurs, qui


AVANT-PROPOS

ont trait à la lointaine contrée, but principal


de leurs expéditions.

Telle est la composition d'un ensemble qui

nous paraît devoir offrir une lecture aussi ins-

tructive qu'attrayante.

E. M.
PREMIER

VOYAGE AUTOUR DU MONDE


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN
PENDANT LES ANNÉES 1519 A 1522

PAR VINGENZO PIGAFETTA


1
PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Au quinzième siècle, les Italiens faisaient presque


seuls tout le commerce des denrées que l'Asie fournit
à l'Europe, et particulièrement des épiceries, c'est-à-
dire le poivre, la cannelle, les clous de girofle, le gin-
gembre, la noix muscade, et autres produits végétaux
qu'on a toujours tant recherchés et qu'on recherche
encore aujourd'hui, moins pour leur saveur agréable
que pour leurs vertus. Ces aromates nous venaient de
quelques îles placées près de l'équateur, d'où leurs ha-
bitants ou leurs voisins les transportaient dans cette
partie des Indes qui est entre ces îles et l'Europe, et
les marchands d'Europe allaient ensuite les prendre
chez eux. Avant que les Arabes eussent occupé et dé-
vasté l'Egypte, le commerce se faisait par la mer
Rouge, comme du temps des Phéniciens. Des bords de
Cette mer on transportait les marchandises aux bords
du Nil sur des chameaux, après avoir en vain essayé
fde creuser des canaux navigables. Le Nil les portait

'sur des bateaux aux ports de l'Egypte, où les navires

de Venise, de Gênes, d'Amalfî et de Pise allaient s'en

i. Cette traduction, parue en 1801 et faite d'après un manuscrit de la

bibliothèque Ambrosienne de Milan, est l'œuvre de Charles Amorette,


qui publia en même temps le texte original. Amorette prenait les titrés
d' « un des bibliothécaires docteurs du collège Ambrosien, ci-devant
et
secrétaire de la Société patriotique d'agriculture et des arts, un des XL
de la Société italienne, membre de l'Institut de Bologne, etc. ».
12 PREFACE

charger; et lorsque les Arabes, par intolérance reli-


gieuse, par despotisme politique ou, pour mieux dire,
par une anarchie toujours favorable aux pirates, fer-
mèrent tout passage au commerce dans le golfe Ara-
bique, les marchands se rendirent au golfe Persique,
d'où, par FEuphrate, parl'Indus et par l'Oxus, ils por-
tèrent les denrées de l'Inde dans la mer Caspienne ou
dans la mer Noire, et de là dans la Méditerranée. Là
les Italiens allaient les chercher pour les répandre sur
toutes les côtes de l'Europe, et même dans l'intérieur

des terres jusqu'aux régions glacées de la Moscovie et


de la Norwège, où ils avaient leurs factoreries.
On s'aperçoit aisément que le prix de ces denrées
devait être originairement bien bas, et que la nécessité
où l'on était de les payer fort cher était une suite des
frais de transport et des dangers qu'on courait, soit

sur la mer Rouge, soit dans les déserts, outre le gain

que voulaient y faire ceux par les mains desquels ces


marchandises passaient. Nous savons par un certain
Barthélémy Florentin, négociant, qui avait été vingt-

quatre ans aux Indes à la fin du quinzième siècle,

qu'elles passaient par douze mains différentes avant


d'arriver à nous, et qu'on y gagnait au moins le dé-
cuple; mais c'était surtout le monopole qui en haus-
sait excessivement le prix l
. Lorsque les Arabes insocia-

1. Voici comment l'auteur cité explique la cause du prix élevé qu'at-

teignaient les épices :« Premièrement, les habitants de l'île appelée Grand-


Java les achètent dans les autres îles, ou on les rassemble pour les leur
vendre. — Secondement, ceux de l'île de Ceylan achètent les épices dans
l'île de Java et les apportent chez eux. —
Troisièmement, dans l'île de
Ceylan on les vend aux marchands de la Chersonèse, qui les gardent
en dépôt. — Quatrièmement, les négociants de l'île de Taprobane vont
les acheter et les apportent dans leur île. —
Cinquièmement, les païens
mahométans venant du pays d'Aden achètent les épiceries, en payent les
droits et les transportent dans leur pays. — Sixièmement, ceux d'Alger
PREFACE 13

blés eurent anéanti totalement le commerce de la mer


Rouge, les Génois se joignirent à l'empereur schéma-
tique de Constantinople pour établir un commerce ex-
clusif du côté de la mer Noire, par la Tartarie et par
la Perse; et lorsque le sultan de l'Egypte, après avoir
dompté les Arabes, eut rouvert le chemin du Nil , les

Vénitiens, ses alliés, s'emparèrent du commerce des


Génois, et fournirent seuls les denrées de l'ïnde à l'Eu-
rope entière. Enfin, d'un côté ou de l'autre, le mono-
pole rendait toutes les autres nations tributaires des
Italiens. Ajoutez à cela que, vers le milieu du seizième
siècle, les Maures, ayant conquis les îles qui produi-
saient presque seules les épiceries, en augmentèrent le

prix, dont ils connaissaient mieux que les indigènes


toute la valeur.
L'amour du luxe et le désir de diminuer les difficul-

tés et les frais, fit concevoir des projets sur les moyens
de se procurer les marchandises des Indes de la pre-
mière main; ce fut à l'époque de la Renaissance des
lettres et lorsque l'art de l'imprimerie, nouvellement
inventé, avait déjà répandu davantage les lumières que
les anciens nous avaient transmises sur la navigation

et sur la figure de la terre. On savait que quelques na-


vigateurs phéniciens, en sortant de la mer Rouge,

les achètent et les transportent parmer et par terre. —


Septièmement,
les Vénitiens les achètent. —
Huitièmement, ils les vendent aux Alle-
mands. — Neuvièmement, les Allemands les vendent à Francfort,
Prague et autres lieux. —
Dixièmement, en France et autres royaumes.
— Onzièmement, ce n'est qu'alors que les épices passent dans les mains
des marchands en détail. — Douzièmement, c'est des marchands que
les achètent ceux qui en font usage, de sorte qu'on peut voir par là les
gains considérables qui doivent en résulter, puisque ces gains se prélè-
vent douze fois, sans compter qu'on a plusieurs fois à payer des droits
s'éleyant au moins à un dixième de la valeur. » Martin Behai*, Descrip-
tion du globe terrestre.
,

14 PREFACE

étaient rentrés dans la Méditerranée avec le même na-


vire par le détroit de Gilbraltar; par conséquent on
conjecturait que de l'océan Atlantique on pourrait se
rendre par mer à l'embouchure de la mer Rouge, et,

poussant la navigation à l'est, gagner les îles aux épice-


ries. D'ailleurs, on savait à n'en pas douter que les an-
ciens avaient connu la sphéricité de la terre et l'exis-

tence des antipodes, qui, dans le temps de l'ignorance,


avait été regardée non seulement comme une erreur
antiphilosophique, mais comme une hérésie. Les voya-
geurs qui , sur les traces de Marco-Polo , Vénitien *

avaient parcouru toutes les côtes de l'Asie, s'étaient assu-


rés que la terre formait une courbe de l'est à l'ouest;
et les Portugais qui, au commencement du quinzième
siècle, avaient visité les côtes de la Guinée, avaient dé-
montré, par l'élévation et l'abaissement de l'étoile

polaire et du soleil, que la terre formait une ligne


courbe du nord au sud ;
que par conséquent elle était

d'une figure sphérique, et qu'on pouvait en faire le tour.

Tout cela était bien d'accord avec les observations


des astrologues, qui, malgré le but ridicule qu'ils se

proposaient de deviner l'avenir, avaient fait néanmoins


d'assez grands progrès dans l'astronomie. On voit

même des récits , vagues à la vérité , de quelques ma-


telots qui prétendaient avoir été transportés aux îles

situées entre l'Europe et l'Amérique, et cela jusqu'au


nouveau continent, dont le nom même était encore in-

1. Marco-Polo, marchand vénitien, avait visité l'extrême Orient au


treizième siècle et avait publié de son voyage une relation devenue cé-
lèbre, qui a considérablement influé sur les grands mouvements de dé-
couvertes des quinzième et seizième siècles. Cette relation fait partie de
la même collection que le présent volume.
PREFACE

connu. Voilà les bases sur lesquelles on fondait l'espoir


de parvenir, en sortant du détroit de Gibraltar, im-
médiatement à Malucho (c'est ainsi qu'on appelait alors
les îles aux épiceries, auxquelles nous donnons aujour-
d'hui le nom de Moluques), en côtoyant l'Afrique, et
cinglant ensuite vers l'est, ou en traversant l'océan
Atlantique vers l'ouest. On était si persuadé de ne
rencontrer aucun obstacle sur cette dernière route, que
les plus célèbres géographes de ce temps-là ne sépa-
raient sur leurs cartes par aucun continent, mais sim-
plement par l'Océan parsemé de quelques îles, les

côtes occidentales. C'était une erreur sans doute, mais


bien pardonnable aux géographes de cette époque :

car quoique les anciens eussent mesuré avec assez


d'exactitude la circonférence de la terre et laissé même
des règles assez certaines pour déterminer la longitude
des lieux, on en faisait fort peu de cas, et cela faute de
les bien entendre. C'est par suite de cette ignorance de
la grandeur de la terre et des longitudes qu'on s'ima-
ginait devoir rencontrer bientôt à l'occident les îles

dont on ne connaissait la distance qu'à l'est et au sud.


Cette idée occupait l'esprit de Christophe Colomb, qui
joignait aux connaissances théoriques et pratiques de
la navigation les lumières qu'il avait recueillies des
autres navigateurs, et tout le courage nécessaire pour
les grandes entreprises. Persuadé vu la sphéricité de la
terre, qu'il ne trouverait pas la moindre difficulté à tra-
verser l'océan Atlantique, à l'aide de la boussole dont
il connaissait aussi la déclinaison, ainsi que le moyen
de la corriger 1
, il demanda aux Génois, ses compa-

i. Chacun sait qu'on entend par déclinaison de la boussole la diffé-


16 PREFACE

triotes, qui n'avaient que ce moyen pour ranimer leur


commerce, des navires pour l'exécution de son projet;
mais les Génois, occupés de petites spéculations et
tourmentés sans cesse par les factions domestiques,
qui les assujettissaient tantôt aux rois de France et
tantôt aux ducs de Milan, rejetèrent ses propositions. Il
s'adressa alors au roi dé" Portugal, qui ne l'écouta pas
non plus, parce qu'il ne songeait à se rendre aux Molu-
ques qu'en doublant l'Afrique ; et ce ne fut qu'après de
longues sollicitations que l'Espagne se détermina à lui
confier quelques vaisseaux Cependant Colomb ne toucha
qu'aux îles de l'Amérique, dont ses successeurs décou-
un che-
vrirent le continent, se flattant en vain de trouver
min à l'ouestdu Mexique et par l'isthme de Panama.
La navigation' de Colomb fit naître des contestations
entre les Espagnols et les Portugais sur quelques îles
qu'on avait découvertes, et plus encore sur les terres

qu'on espérait découvrir par la suite. Ces derniers,


lorsqu'ils entreprirent leurs navigations sur les côtes

de l'Afrique , avaient eu la prévoyance de profiter de


l'opinion généralement reçue alors, que le successeur
de saint Pierre pouvait, comme vicaire de Jésus-Christ,

disposer des royaumes qui n'appartenaient pas à des


puissances chrétiennes. Les papes Martin V, Eugène IV
et Nicolas V avaient déjà accordé aux Portugais l'em-
pire de tout le pays qu'ils venaient de découvrir sur
les côtes de l'Afrique. Alexandre VI, auquel, après le

voyage de Colomb, l'Espagne et le Portugal présentè-

rence accidentelle qui se produit dans la direction de l'aiguille vers le


pôle nord. Ce phénomène, connu de Christophe Colomb, n'était pas en-
core de notoriété générale, puisque, ainsi qu'on pourra le voir dans le
cours du récit, les pilotes de l'escadre de Magellan n'en avaient qu'une
notion assez confuse.
PREFACE 17

rent en même temps leurs prétentions, traça une ligne


qui, en passant par les pôles, coupait en deux le

globe terrestre. L'île de Fer, une des Canaries, où Pto-


lémée avait fixé le premier méridien, était le point par
lequel passait cette ligne, qu'on appela ligne de démar-
cation. Le pape donna donc aux Portugais tout ce qu'ils

pourraient conquérir à l'est, et aux Espagnols tout ce


qu'ils viendraient à découvrir à l'ouest de cette ligne.
Mais lorsque les Portugais se furent rendus maîtres du
Brésil et voulurent comprendre cette contrée dans la
partie orientale de la ligne, on la porta de 30° à l'ouest

de l'île de Fer.
Pendant que l'Espagne étendait à l'ouest ses conquê-
tes, en même temps que les crimes et les cruautés de
ses chefs, les Portugais, guidés, en 1497, par Vasco de
Gama, doublèrent le cap de Bonne-Espérance, que Dias,
accompagné de Cadamosto navigateur vénitien, , avait
découvert en 1486. Ils longèrent l'Afrique orientale et

les îles qui sont entre elle et l'Asie , et parvinrent à Cali-


cut *, qui était l'entrepôt du commerce des épiceries.
Dans la suite, non sans avoir des guerres et des combats
à soutenir, tant avec les indigènes qu'avec les Maures, qui
avaient envahi une grande partie de ce pays, ils poussè-
rent leur navigation jusqu'aux îles Moluques, et en 1510
ils y formèrent un établissement, pour s'attribuer le

commerce presque exclusif du poivre et des clous de


girofle, qu'on ne tirait guère d'ailleurs que de ces îles.

Les établissements portugais dans les Indes avaient


alors pour gouverneur et vice-roi le duc d'Albuquerque,
qui, par ses talents et par son courage, avait su faire

1. Calcutta,
18 PREFACE

avorter toutes les entreprises des Vénitiens, lesquels, <

étant les alliés de Soliman le Magnifique, firent tous


leurs efforts pour conserver dans la mer Rouge le com-
merce que les Portugais voulaient transporter à Lis-
bonne. C'est à la suite de ce vice-roi que Magellan alla
passer cinq années aux Indes. 11 était gentilhomme
portugais et avait cultivé les sciences, mais s'était sur-

tout occupé de tout ce qui a rapport à la navigation,


étude fort à la mode parmi les seigneurs portugais ; et

ce fut pour se faire connaître à la cour et obtenir un


emploi convenable à ses talents qu'il entreprit ce
voyage. Dé Calicut il alla à Sumatra, où il prit un
esclave. Il paraît qu'il n'a pas poussé son voyage jus-
qu'aux Moluques, quoi qu'en disent Angera, Ramusio
et d'autres écrivains; car s'il y eût été, il aurait su
qu'elles sont sous la ligne équinoxiale, et n'aurait pas
été les chercher, comme il fit, au 14° de latitude sep-
tentrionale. Des Indes il revint à Lisbonne. Pendant ce
temps, Albuquerque avait envoyé aux Moluques Fran-
çois Serano, ami et parent de Magellan, avec ordre d'y
ériger un fort : ce qu'il n'exécuta pas, parce que tous les

rois de ces îles, par une ambition bien insensée, préten-


daient l'avoir chez eux : et Serano, voulant les soumet-
tre tous en même temps, agissait en souverain, en ne
prenant néanmoins que le titre de pacificateur. Nous ver-
rons de quelle manière il fût la victime de son ambition.

J'ignore quels droits pouvait avoir Magellan aux


bienfaits de la cour; mais toute sa conduite semble
prouver qu'il possédait autant de courage que de con-
naissances, quoi qu'en dise le jésuite Maffei, qui l'accuse
d'avoir eu plus de vanité que de mérite.
Et si nous ajoutons foi à notre auteur, nous devons
PREFACE 19

aussi lui accorder beaucoup de modération dans ses

prétentions, puisqu'elles se bornaient à demander au


roi une augmentation de paye de 6 francs par mois.

Comme le roi d'Espagne lui a conféré l'ordre de Saint-


Jacques de la Spatha et lui a confié le commandement
d'une escadre, il y a tout lieu de croire que, dans les

services rendus au Portugal, il avait donné des preuves


bien certaines de valeur et d'habileté.
Pendant le séjour de Magellan en Portugal, il était,

à ce que nous dit Maffei, en correspondance suivie,


autant que l'éloignement le permettait, avec son ami
Serano, qui l'invitait à retourner aux Indes et à se
rendre même aux Moluques, dont il lui indiquait la

distance de Sumatra, île qui lui était bien connue.


Mais, s'il est permis de nous prêter aux conjectures et

de chercher à deviner les causes par les effets, nous


trouverons qu'il est vraisemblable que Magellan s'est

plaint à Serano des torts qu'il prétendait avoir reçus de


la cour de Lisbonne; que Serano, menacé peut-être
par le vice-roi, auquel il n'avait pas obéi dans la cons-

truction de la forteresse, lui a proposé de donner ces


îles à l'Espagne, et lui a fourni en même temps les

lumières qu'il pouvait avoir acquises par les habitants


des îles plus orientales, sur la possibilité de trouver le
cap du continent rencontré par Colomb et de le dou-
bler ou d'y trouver quelque détroit; d'autant plus que
les Portugais y possédaient déjà le Brésil, découvert en
1500 par Cabrai, contrée où Jean Carvajo, de qui parle
souvent Pigafetta, avait passé quatre ans, et où Jean
de Solis, qui cherchait un passage aux Indes* fut assas-
siné et mangé par les cannibales), avec soixante hommes
de son équipage.
20 PREFACE

11 n'est pas tout à fait improbable que Magellan ait


pu par ces moyens, quelque connnaissance d'un
avoir,

passage de la mer Atlantique dans la mer des Indes ;

mais c'est d'une autre manière qu'il s'était assuré de


l'existence de ce passage, comme il en fit la confidence
à Pigafetta et à ses compagnons de voyage, lorsqu'il
se trouva dans le détroit. Pendant qu'il cherchait de
l'avancement à la cour de Lisbonne, il continuait à
étudier la géographie et la navigation, de façon que,
selon notre auteur, il devint un des plus habiles géo-
graphes et navigateurs de son temps. C'est à ce titre

qu'on lui permit d'examiner tout ce qui avait été


recueilli sur ces objets, et qu'on gardait soigneusement
dans la trésorerie. L'infant Dom Henri, qui le premier
projeta des voyages pour la découverte de pays nou-
veaux, et ceux qui lui succédèrent, y avaient rassemblé
toutes les notions et toutes les cartes géographiques
qu'il était possible de se procurer, par le moyen des
géographes, des navigateurs et des astronomes, qui,
dans l'espoir de récompenses, y venaient déposer leurs
découvertes. C'est dans cette trésorerie que Magellan
trouva une carte de Martin de Bohême i
sur laquelle
était dessiné le détroit par lequel on passe de la mer
Atlantique dans celle qui fut ensuite appelée Pacifique.
Revenons à l'histoire de Magellan et à notre auteur.
Soit pour se venger des injustices qu'il croyait lui avoir
été faites, soit pour obtenir l'avancement qu'il sollici-

tait, Magellan alla en Espagne offrir ses services à

Charles-Quint, pour conduire une escadre en courant


toujours à l'ouest de la ligne de démarcation, jusqu'aux

1. De quels documenta ce géographe s'étaiHl autorisé pour indiquer


ce détroit, nous l'ignorons.
PRÉFACE 21

îles aux épiceries, qu'on connaissait mieux par les rap-


ports des Italiens qui y avaient été du côté de l'est,

que par les relations des Portugais qui s'y étaient éta-

blis depuis dix ans, mais qui mettaient le plus grand


soin à tenir cachées les découvertes qu'ils avaient faites ;

de façon, dit Castagneda 1 qu'on aurait ignoré avec


,
le

temps le voyage de Gama, s'il ne se fût pas donné la

peine de l'écrire lui-même et de le publier. Charles-


Quint, ou plutôt le cardinal Ximenès, son premier mi-
nistre, qui gouvernait l'Espagne pendant son absence,
écouta favorablement le projet de Magellan, qui non
seulement lui fît sentir la possibilité d'y aller par
l'ouest, mais lui assura en même temps que les îles

aux épiceries étaient dans cette partie du globe qui,


par la ligne de démarcation, appartenait à l'Espagne ;

car sans cela le cardinal vice-roi n'aurait jamais con-


senti qu'on envahît un pays que le pape avait donné à
d'autres. Pour lui persuader que les Moluques étaient
dans l'hémisphère espagnol, Magellan prit non seule-
ment à témoin Christophe Hara qui, ayant aux Indes
des maisons de commerce, disait -être assuré par les
instructions de ses facteurs de la véritable position
géographique de ces îles, mais il s'en fit assurer aussi

par le fameux astrologue Roderic Faleiro qui, le com-


pas à la main, faisait voir sur la mappemonde que
ces îles étaient placées en deçà du 180° de longitude
occidentale de la ligne de démarcation. Et comme le

cardinal montrait encore quelques doutes sur cet objet,


Faleiro donna à Magellan une méthode pour calculer
la longitude, afin de ne pas dépasser la ligne. Pour

i. Castagneda a écrit l Histoire delà découverte et conquête des Indes


par Portugais (1 554).
les
,

22 PRÉFACE

dissiper tout scrupule, Faleiro aurait pu s'embarquer


avec Magellan ; mais comme il prétendait être astro-
logue, il s'en excusa en disant qu'il prévoyait que cette
navigation lui serait fatale. Elle le fut effectivement à
l'astrologue Martin de Séville ,
qui y alla à sa place
sans prévoir qu'il devait être assassiné, comme il le fut,

dans l'île de Zubu.


A peine l'escadre fut-elle dans la mer Pacifique que
le chevalier Pigafetta se fit un devoir de marquer sur
son journal non seulement la latitude, mais aussi la
longitude de la ligne de démarcation ; et pour éviter

toute méprise, il avertit que cette ligne est à 30° à


l'ouest du premier méridien, qui se trouve lui-même à
3° à l'ouest du cap Vert.
Les Portugais intéressés à déterminer la vraie longi-
tude des Moluques accusaient les Espagnols non seu-
lement d'erreur, mais aussi de mauvaise foi; et Pierre-

Martyr d'Angera, gentilhomme milanais et historio-

graphe de la cour d'Espagne, conte assez plaisamment,


dans une de ses lettres, qu'on choisit vingt-quatre as-
tronomes et pilotes, tant portugais qu'espagnols, les-
quels, après avoir bien syllogisme, conclurent qu'on ne
pouvait décider la question qu'à coups de canon. Ce-
pendant Charles-Quint calcula qu'il valait mieux vendre
à Jean III, roi de Portugal, qui lui en offrit 150,000 pis-
toles, ses prétendus droits sur les Moluques; et il les

lui céda. Il est certain d'ailleurs que ces îles ,


placées
par Pigafetta entre 160° et 170° de longitude à l'ouest
de la ligne de démarcation, sont véritablement au
delà du 180° ;
par conséquent elles appartenaient au
Portugal en vertu de la bulle du pape Alexandre VI. .

Quoiqu'il en soit de leur véritable position, le roi d'Es-


PREFACE 23

pagne, persuadé que le Portugal avait usurpé ce qui


lui appartenait, et déjà disposé à accorder à Etienne
Gomez des caravelles pour aller faire de nouvelles dé-
couvertes, ne tarda pas à confier une escadre pour cette
importante expédition à Magellan, qui, afin d'éloigner
tous les obstacles, choisit le même Gomez pour com-
mander un des vaisseaux, ce dont il eut bientôt lieu
de se repentir.
Pendant qu'on traitait cette grande affaire à la cour
de Madrid, Antoine Pigafetta, gentilhomme de Vi-
cence, était à Rome, où tous les Italiens qui avaient
du génie et aspiraient à faire fortune accouraient, sur-
tout au beau temps de Léon X. Il était d'une famille
assez noble, qui tirait son origine de la Toscane, et
probablement fils de ce Mathieu Pigafetta, docteur et

chevalier, qui fut souvent employé dans l'adminis-


tration publique de sa patrie. Comme il était avide

de gloire autant que de fortune, il se proposa d'al-

ler chercher l'une et l'autre dans des pays éloignés,


et même dans le nouveau monde que Colomb et

Améric Vespuce venaient de découvir, et où plusieurs


Italiens avaient déjà acquis de la renommée et des
richesses.
Il suivit en Espagne M° r François Chiericato, son
concitoyen, que la cour de Rome envoyait comme
orateur ou ambassadeur à Charles-Quint, pour com-
mencer de là ses voyages. Tout réussit au gré de ses
désirs, et l'on peut voir dans Tépître dédicatoire de
son ouvrage comment il obtint de monter sur l'es-

cadre de Magellan 1 .

1. « L'an 1579, dit Pigafetta dans cette épître dédicatoire adressée à


Philippe Villiers de File-Adam, grand maître de Rhodes, j'étais, en
24 PREFACE

Pigafetta n'était certainement pas fort savant, quoi-


que Mazzari, historien vicentin, nous dise qu' « il était

célèbre dans toute l'Europe par ses excellentes connais-


sances dans la philosophie, les mathématiques et l'as-
trologie » ; mais il n'avait étudié la géographie et l'as-
tronomie qu'autant qu'il était nécessaire pour entendre
la manière de se servir de l'astrolabe et déterminer la
latitude des lieux; il connaissait aussi la théorie des
phénomènes célestes, pour faire les observations astro-

nomiques par lesquelles on juge de la déclinaison de

l'aimant, du sillage d'un vaisseau et des longitudes.

L'envie de s'instruire égalait d'ailleurs le savoir de


notre auteur, et le surpassait même. Nous en avons
une preuve dans l'étude qu'il fit, pendant son voyage,
des différents idiomes des peuples qu'il visita, au point
d'en former des vocabulaires plus ou moins étendus,
à mesure qu'il en trouvait l'occasion. Il cherchait à
tout voir par lui-même, comme il en eut souvent les

Espagne à la cour de Charles-Quint... Or, comme par les livres que


j'avais lus, et les entretiens que j'avais eus avec les savants qui fré-
quentaient la maison de Mgr Chiericato je savais qu'en naviguant
,

sur l'Océan on voyait des choses merveilleuses, je me déterminai à


m'assurer de mes propres yeux delà vérité de tout ce qu'on en racontait,
afin de pouvoir faire aux autres le récit de mon voyage, tant pour les
amuser que pour leur être utile et me faire en même temps un nom qui
fût porté à la postérité. L'occasion s'en présenta bientôt. J'appris qu'on
venait d'équiper à Séville une escadre de cinq vaisseaux destinés à aller
faire la découverte des îles Moluques, d'où nous viennent les épiceries,
et que don Ferdinand Magellan, gentilhomme portugais, qui déjà avait
plusieurs fois parcouru l'Océan avec gloire, était nommé capitaine de
cette expédition. Je me rendis donc sur-le-champ à Barcelone, pour
demander à Sa Majesté la permission d'être de ce voyage. Ce qu'elle
m'accorda. De là, muni de lettres de recommandation, je passai à Ma-
laga sur un vaisseau, et de Malaga j'allai par terre à Séville, où j'at-
tendis trois mois que l'escadre fût en état de partir. A mon retour en
Italie, Sa Sainteté Clément VII, à qui j'eus l'honneur d'être présenté et
de raconter les aventures de mon voyage, me dit que je lui ferais un
grand plaisir si je voulais lui donner une copie du journal de mon
voyage. »
PREFACE 25

moyens, dans les missions particulières dont il fut

chargé auprès des rois des îles que l'escadre visita.

Nous verrons par son ne manquait presque


récit qu'il

jamais de parcourir campagnes pour y examiner la


les

culture des plus importantes productions du pays,


dont il écrivait l'histoire naturelle le moins mal qu'il

; ouvait, sans la précision d'un botaniste à la vérité,


mais avec toute l'exactitude d'un homme de sens. Ne se
bornant point à ce qui se présentait à lui, il cherchait
à se faire instruire sur les contrées où l'escadre ne
mouillait pas, par les Indiens qui volontairement ou
de force naviguaient avec lui. Il faut convenir pourtant
qu'il n'avait pas des connaissances assez étendues de
l'histoire naturelle et de la physique pour bien appré-
cier tout ce qu'il voyait et pour distinguer la vérité des

fables et des mensonges qu'on lui racontait sur les

prodiges, sur les Oreillons, sur les Amazones, sur les


Pygmées, etc., dont il nous a fait de bonne foi de risi-

bles descriptions.
Mais quoiqu'il ne fût ni habile physicien, ni bon
naturaliste, ni excellent astronome , comme le sont
généralement les navigateurs de nos jours, Pigafetta
mérite toutefois des éloges pour *e soin qu'il a pris
de noter jour par jour tout ce qu'il voyait, tout ce
qu'il entendait dire, et tout ce qui arrivait à lui, à ses
compagnons de voyage et à l'escadre ; il eut aussi le
bonheur de n'être jamais dans l'impossibilité d'écrire ; et
tandis que presque tout l'équipage souffrait de longues
maladies, il continua à jouir d'une santé assez forte
pour journellement ses observations, de manière
faire

que, lorsque à son retour il arriva aux îles du cap Vert


et demanda quel était le jour de la semaine, il ne put
PREFACE

se persuader qu'il s'était trompé d'un jour entier,

ayant tenu régulièrement son journal.


Pigafetta n'est pas le seul qui ait été surpris d'avoir
perdu un jour en faisant le tour du monde : cette perte,
dont on ne pouvait pas douter, paraissait alors si

inexplicable, qu'on prétendait plutôt, dit d'Àngera,


que nos navigateurs n'avaient pas fait le tour de la
terre, jusqu'à ce que les astronomes et le cardinal
Gontarini, le premier, eurent démontré que cela de-
vait arriver à tous ceux qui faisaient le tour du globe
en cinglant constamment de l'orient vers l'occident *.

Au bout de trois ans, des deux cent trente-sept per-


sonnes qui formaient l'équipage et de cinq navires qui
composaient l'escadre, on ne vit, dit d'Angera, arriver
de retour à Séville d'où ils étaient partis que dix-huit
hommes et un seul vaisseau délabré et criblé de voies
d'eau.
Parmi ces dix-huit personnes se trouvait Pigafetta.
Chacun se fit un devoir de raconter tout ce qui était
arrivé, d'autant plus que la cour d'Espagne voulait pu-
blier la relation d'un voyage aussi important : car per-
sonne avant ces navigateurs n'avait fait le tour du monde.
Pierre-Martyr d'Angera, dont nous venons de parler,
membre du conseil des Indes pour l'empereur, qui avait
déjà écrit l'histoire de la navigation de Christophe
Colomb, fut chargé de recueillir toutes les notions qu'on
pourrait tirer de ce misérable reste de l'équipage. On
aura probablement mis dans ses mains tous les journaux
qui se trouvaient à bord du vaisseau, surtout ceux des

1. Ce fait, qui fut d'ailleurs une des particularités du voyage de Ma-

gellan, est aujourd'hui chroniquement et pratiquement trop bien dé-


montré pour que nous devions nous arrêter à en donner l'explication.
PRÉFACE 27

voyageurs qui avaient péri; mais il paraît que Pigafetta


garda le sien : car il nous dit lui-même qu'il alla se

présenter à l'empereur, à Valladolid, et il est à pré-

sumer qu'il lui en aura offert une copie faite de sa pro-


pre main, en gardant pour lui-même ses notes origi-

nales. Aux ordres que l'empereur donna à d'Angera


d'écrire l'histoire de cette expédition se joignirent les
demandes du pape Adrien VI, avec lequel il était fort

lié lorsque celui-ci occupait à la cour la place de pré-


cepteur de Charles-Quint. D'Angera écrivit donc cette
histoire, et il nous dit lui-même qu'il envoya son ma-
nuscrit à Rome au pape, qui voulait le faire impri-
mer avec tout le luxe typographique, mais qu'il n'ar-

riva qu'après sa mort. Ramusio ajoute que ce manus-


crit fut consumé par les flammes, ou perdu pour ja-
mais dans le sac effroyable que la capitale du monde
chrétien essuya en 1527^
Le même Ramusio, un des premiers et des plus
savants compilateurs de navigations et de voyages,
ajoute à ce propos qu'on aurait presque perdu le sou-
venir d'une si grande entreprise, « si un habile gentil-

homme vicentin, appelé messire Antoine Pigafetta, n'en


avait pas donné une relation curieuse et détaillée »,

dont on fit, comme nous le verrons tout à l'heure, un


extrait en français, qu'il traduisit lui-même en italien

pour le placer dans sa collection. Or ce livre existe

1. Prise deRome par les bandes d'aventuriers que Charles-Quint


avouait comme armée impériale. « Les troupes du duc d'Urbin, dit un
historien, se précipitèrent dans la ville, qui fut livrée au plus épouvan-
table pillage. Et cela ne dura pas un jour, mais dix mois... » 11 n'y eut
qu'un cri d'indignation dans toute l'Europe à la nouvelle du sac de
Rome. L'empereur en témoigna une douleur hypocrite mais ; il n'or-
donna pas pour cela à ses soldats de lâcher leur proie.
28 PREFACE

dans la bibliothèque Ambrosienne à Milan, et il paraît


que non seulement il n'a jamais été publié, mais qu'il
n'a même pas été connu de ceux qui écrivent l'histoire
de cette étonnante expédition. Ce n'est pas le journal
proprement dit, tel que Pigafetta l'a présenté à l'em-
pereur; mais c'est une relation très étendue qu'il a
écrite lui-même étant en Italie, pour obéir aux demandes
de Clément VII, auquel il se présenta à Monterosi à
son retour, et plus encore à celles du grand maître de
Rhodes, de Villers Lisle-Adam 1
, auquel sa relation est
dédiée. Et comme dans son livre Pigafetta prend le titre

de chevalier, que le grand maître de Rhodes lui avait

conféré, nous devons en conclure qu'il a écrit cet ou-


vrage après le 3 octobre de l'an 1524, jour qu'il fut créé
chevalier. Mais si nous avons des preuves que ce livre

n'a été écrit que quelques années après le retour du


voyage, nous avons aussi des notions pour croire que le

chevalier Pigafetta avait, en l'écrivant, sous les yeux


ses notes originales : car il dit souvent oggi (aujourd'hui)
en copiant ce qu'il avait dit le jour même que la chose lui
était arrivée. D'ailleurs il ne lui aurait pas été possible,
en suivant l'ordre du temps plutôt que celui des choses,
de conserver la mémoire d'une infinité d'objets nou-
veaux et d'événements extraordinaires que j'ai quelque-
fois rapprochés sans les altérer, pour donner plus de
suite etd'ensemble à la relation de l'auteur.
Après avoir écrit son livre pour le grand maître de
Rhodes, et en avoir présenté au souverain pontife une

1. Philippe de Villiers de l'Isle-Adam, grand maître de l'ordre de

Saint-Jean de Jérusalem, se défendit héroïquement avec ses chevaliers,


dans l'île de Rhodes, contre Soliman, qui l'assiégea pendant une année
entière (1522). Forcé de capituler, ilse retira en Italie et obtint de Charles-
Quint la souveraineté de Malte et de Gozzo pour son ordre (1530).
PRÉFACE 29

copie, dont parle Paul Jove 1


, il en envoya une au Ire
copie en France à la reine Louise de Savoie (régente du
er
royaume pour son fils François I , occupé alors dans
la malheureuse guerre de la Lombardie, où il fut fait

prisonnier), à laquelle Pigafetta s'était présenté lors de


son retour en Italie, pour lui offrir quelques productions
de l'autre hémisphère. La reine donna ce livre à tra-
duire en français à Antoine Fabre, Parisien, qui avait
la réputation d'être un excellent philosophe et de savoir
l'italien, parce qu'il avait été longtemps à Padoue mais ;

celui-ci, pour s'épargner la peine (per fuggir la fatiga),


comme le dit naïvement Ramusio 2 , n'en fît qu'un extrait
et en omit ce qu'il n'entendait peut-être pas; le reste

fut imprimé en français avec beaucoup de fautes. Malgré


tous ces défauts, Ramusio, qui voulait insérer, comme
j'ai déjà dit, dans sa grande collection cette navigation,
la traduisit en italien, et la publia avec deux autres
relations de moindre importance.
On pourrait soupçonner que notre manuscrit est le

même que celui qui a été présenté par l'auteur au


grand maître de Rhodes : car il est passablement bien
écrit, en caractères qu'on appelait dans ce temps-là
cancelteresco 3
, sur du bon papier, petit in-folio; les
cartes géographiques en sont enluminées, et le livre

même est assez proprement relié. On pourrait croire


aussi que c'est la copie qui a été présentée au pape,
d'après ce que Paul Jove dit que Pigafetta lui offrit,

- i,Paul Jove, auteur d'une Histoire contemporaine de J494 à 1547


(en latin)publiée à Florence en 1550.
s

§. Auteur d'un recueil des Navigations et Voyages (en italien), publié

à Venise en 1563.
3. Caractères de chancellerie, grande écriture aussi correcte que pos-
sible.
30 PREFACE

tant par écrit qu'en peinture , les choses les plus re-
marquables des pays qu'il avait visités. Ajoutez à cela
que notre bibliothécaire Sassi, qui, en 1712, fit le cata-
logue de nos manuscrits , écrivit au titre de celui-ci :

« C'est peut-être l'original. » Cependant, malgré toutes


ces conjectures, je pense que notre manuscrit n'est

qu'une copie de ceux qui ont été présentés aux per-


sonnes illustres dont nous venons de parler.
Or c'est la traduction de ce manuscrit que je vais
publier. Je l'ai d'abord, pour ainsi dire, traduit en bon
italien, de sa langue originelle, qui est un mélange
d'italien, de vénitien et d'espagnol : car si je l'avais

donné tel qu'il est dans le manuscrit, au lieu d'ins-


truire en amusant, ce voyage aurait certainement en-
nuyé et rebuté le lecteur... De l'italien je l'ai traduit

en français. Je n'ignore pas que dans les narrations de


notre voyageur y a souvent des choses qui semblent
il

inutiles, mais je dirai, avec le président Desbrosses,

qu'on est surtout curieux de savoir comment les choses


ont été vues et qu'il faut respecter les observations des
plus anciens voyageurs, quoiqu'elles manquent sou-
vent d'une juste étendue; et comme des écrivains célè-
bres nous ont fait parvenir, même en donnant des
extraits, les fautes et les méprises de leurs auteurs, j'ai

pensé qu'il fallait en cela suivre leur exemple en pu-


bliant ce voyage.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN

LIVRE PREMIER

DÉPART DE SÉVILLE 3USQU A LA SORTIE


DU DÉTROIT DE MAGELLAN

e capitaine général Ferdinand Magellan 1 avait


résolu d'entreprendre un long voyage sur
l'Océan, où les vents soufflent avec fureur et
où les tempêtes sont très fréquentes. Il avait résolu

aussi de s'ouvrir un chemin qu'aucun navigateur n'avait


connu jusqu'alors; mais il se garda bien de faire

connaître ce hardi projet, dans la crainte qu'on ne cher-


chât à l'en dissuader par l'aspect des dangers qu'il au-
rait à courir et à décourager son équipage. Aux périls
attachés naturellement à cette entreprise se joignait un
désavantage de plus pour lui : c'est que les capitaines des
quatre autres vaisseaux qui devaient être sous son coim-
mandement étaient ses ennemis, par la seule raison

1. Pigafetta écrit Magaglianes, les Portugais écrivent Magalhaens


les Espagnols Magallanes, et les Français Magellan.
32 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

qu'ils étaient Espagnols et que Magellan était Portu-


gais.

Avant de partir, il fit quelques règlements, tant pour


les signalements que pour la discipline. Pour que
l'escadre allât toujours de conserve, il établit pour
les pilotes et les maîtres les règles suivantes. Son
vaisseau devait toujours précéder les autres; et pour
qu'on ne le perdit point de vue pendant la nuit, il avait
un flambeau de bois, appelé farol, attaché à la poupe
de son vaisseau. Si, outre le farol, il allumait une
lanterne ou un morceau de corde de jonc 1 , les autres

navires devaient en faire autant, afin qu'il s'assurât


par là qu'ils le suivaient. — Lorsqu'il faisait deux
autres feux, sans le farol, les navires devaient chan-
ger de direction, soit pour ralentir leur course, soit
à cause du vent contraire. — Quand il allumait trois
feux, c'était pour ôter la bonnette, qui est une partie
de voile qu'on place sous la grande voile, quand le

temps est beau, pour serrer mieux le vent et accélérer


la marche. On ôte la bonnette quand on prévoit la
tempête ; car il faut alors l'amener, pour qu'elle n'em-
barrasse pas ceux qui doivent carguer la voile. —
S'il allumait quatre feux, c'était un signe qu'il fallait
amener toutes les voiles; mais lorsqu'elles étaient
pliées, ces quatre feux avertissaient de les déployer.

— Plusieurs feux ou quelques coups de bombarde 2

servaient d'avertissement que nous étions près de

i. Corde formée d'une espèce de sparte bien roui dans l'eau et séché
ensuite au soleil ou à la fumée.
2. Pigafetta dit toujours bombarde, nom que l'on donnait alors aux
pièces d'artillerie de tout calibre qu'on chargeait de pierres ou bien de
boulets.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 33

terre ou de bas-fonds, et qu'il fallait par consé-


quent naviguer avec beaucoup de précaution. Il
y
avait un autre signal pour indiquer quand il fallait jeter

l'ancre.

On faisait trois quarts chaque nuit le premier au :

commencement de la nuit, le second, qu'on appelle


meclora (moyenne heure), à minuit , et le troisième vers
la fin de la nuit. Par conséquent tout l'équipage était

partagé en trois quarts : le premier quart était sous


les ordres du capitaine , le pilote présidait au second,
et le troisième appartenait au maître. Le comman-
dant général exigea la plus sévère discipline de l'équi-
page, afin de s'assurer par là de l'heureux succès du
voyage.
Lundi matin 10 août de l'an 1519, l'escadre ayant
à bord tout ce qui lui était nécessaire, ainsi que son
équipage composé de deux cent trente-sept hommes,
on annonça le départ par une décharge d'artillerie, et

on déploya la voile du trinquet. Nous descendîmes le

fleuve Bétis jusqu'au pont de Guadalquivir, en pas-


sant près de Jean-d'Alfarax, autrefois ville des Maures
très peuplée, où il y avait un pont, dont il ne reste
plus de vestige, à l'exception de deux piliers qui sont
debout sous l'eau et auxquels il faut bien prendre
garde ; et pour ne rien risquer on ne doit naviguer
dans cet endroit qu'avec l'aide de pilotes et à la haute
marée.
En continuant de descendre le Bétis, on passe près
de Coria et de quelques autres villages, jusqu'à San-
Lucar, château appartenant au duc de Medina-Sidonia.
C'est là qu'est le port qui donne sur l'Océan, à dix lieues
du cap Saint- Vincent, par le 37° de latitude septen^-

3
34 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

trionale *.. De Séville à ce port il y a dix-sept à vingt


2
lieues .

Quelques jours après, le capitaine général et les ca-


pitaines des autres vaisseaux vinrent de Séville à San-
Lucar sur les chaloupes, et on acheva d'approvision-
ner l'escadre. Tous les matins on descendait à terre
pour entendre la messe dans l'église de Notre-Dame
de Barrameda, et avant de partir le capitaine voulut
que tout l'équipage allât à confesse.

Le 20 septembre nous partîmes de San-Lucar, cou-


rant vers le sud-ouest, et le 26 nous arrivâmes à une
des iles Canaries, qu'on appelle Ténériffe, située sur
le 28° de latitude septentrionale. Nous nous arrêtâmes
trois jours dans un endroit propre à faire de l'eau et

du bois : un port de la
ensuite nous entrâmes dans
même île qu'on appelle Monte-Rosso, où nous pas-
sâmes deux jours.
On nous raconta un phénomène singulier de cette
île : c'est qu'il n'y pleut jamais et qu'il n'y a ni source

d'eau ni rivière , mais qu'il y croît un grand arbre


dont les feuilles distillent continuellement des gouttes
d'une eau excellente, qui est recueillie dans une fosse
au pied de l'arbre, et c'est là que les insulaires vont

1. Avons-nous besoin de faire remarquer que si les degrés de latitude

indiqués au cours du récit correspondent à ceux des cartes actuelles,


les longitudes ont pour point de départ le premier méridien passant
par l'ile de Fer, qui avait été établi par l'ancien géographe Ptolemée?
Les papes, ainsi que nous l'avons vu dans la préface du traducteur,
avaient basé sur ce mériden la ligne de démarcation pour le partage des
conquêtes faites ou à faire par les Espagnols et les Portugais, après la
découverte du nouveau monde. L'ile de Fer, une des Canaries, est à 20°
30' à l'ouest du méridien de Paris.

2. La lieue dont il est ici question équivaudrait à peu près à l'an-

cienne lieue commune de France. Peut-être le traducteur y a-t-il ramené


les mesures indiquées par l'auteur.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN SS

puiser l'eau et que les animaux tant domestiques que


sauvages viennent s'abreuver. Cet arbre est toujours
environné d'un brouillard épais, qui sans doute fournit
l'eau à ses feuilles *.

Le lundi 3 octobre, nous finies voile directement


vers le sud. Nous passâmes entre le cap Vert et ses îles

situées par le 14° 30' de latitude septentrionale. Après


avoir couru plusieurs jours le long de la côte de Guinée,
nous arrivâmes par le 8° de latitude septentrionale, où
il montagne qu'on appelle Sierra-Leone. Nous
y a une
éprouvâmes là des vents contraires ou des calmes
plats avec de la pluie jusqu'à la ligne équinoxiale, et
ce temps pluvieux dura soixante jours, contre l'opi-

nion des anciens.


Par le 14° de latitude septentrionale, nous essuyâmes
plusieurs rafales impétueuses qui, jointes aux cou-

l. L'auteur attribue par erreur à de Ténériffe, qui n'est pas d'ail-


l'ile

leurs aussi complè:enient aride, la production d'un phénomène, en ap-


parence légendaire, dont maint auteur ancien a fait honneur à cette
île de Fer qui a dénommé le premier méridien. L'arbre à eau ou arbre
saint de l'ile de Fer a longtemps joui d'une célébrité universelle. Le mys-
tique Jérôme Cardan et le rationaliste chancelier Bacon s'en sont notam-
ment occupés, le premier pour y voir un miracle de la nature, le second
pour révoquer en doute un fait dont il ne trouvait pas l'explication.
L'arbre à eau a-t-il réellement existé dans l'ile de Fer, qui depuis bien
longtemps, en tout cas, ne le possède plus? Des faits analogues bien
avérés permettent de croire à la véracité du phénomène. Par exemple,
dans les mêmes régions océaniques, File de l'Ascension était absolument
privée d'eau et partant impropre à l'acelimation de toutes sortes d'ani-
maux sauvages. L'ile n'avait point d'arbres. Un colon y planta des
acacias, qui presque aussitôt devinrent autant d'arbres saints, conden-
sant le brouillard, ruisselant d'eau limpide assez abondante pour rem-
plir des petites citernes, ou dans l'île et jusque-là
les faisans introduits
privés d'eau, purent boire. Aujourd'hui l'île, boisée sur tous les points,
ne connaît plus la sécheresse. Dans les États-Unis de Colombie, à Lo-
reto (Pérou), on signalait, il y a quelques années, un arbre que les natu-
rels appellent Y arbre à pluie, dont le feuillage condense si bien l'humi-
dité de l'atmosphère que tout à l'entour le sol est transformé en véritable
maréca?e.
36 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

rants, ne nous permirent pas d'avancer. A l'approche


de ces rafales nous avions la précaution d'amener toutes
les voiles, et nous mettions le vaisseau de travers
jusqu'à ce que le vent fût tombé.
Pendant les jours sereins et calmes, de gros pois-
sons qu'on appelle tiburoni (requins, ou chiens de mer)
nageaient près de notre vaisseau. Ces poissons ont plu-
sieurs rangées de dents terribles, et si malheureuse-
ment ils rencontrent un homme dans la mer, ils le dé-
vorent sur-le-champ. Nous en prîmes plusieurs avec
des hameçons de fer ; mais les gros ne sont point du
tout bons à manger, et les petits ne valent pas grand'-
chose.
Dans les temps orageux, nous vîmes souvent ce
qu'on appelle le Corps-Saint, c'est-à-dire Saint-Elme.
Pendant une nuit fort obscure, il nous apparut comme
un beau flambeau sur la pointe du grand arbre, où il

s'arrêta pendant deux heures, ce qui nous était d'une


grande consolation au milieu de la tempête. Au mo-
ment de sa disparition il jeta une si grande lumière,
que nous en fûmes, pour ainsi dire, aveuglés 1
. Nous
nous crûmes perdus; mais le vent cessa à l'instant
même.
Nous avons vu des oiseaux de plusieurs espèces.
Quelques-uns. paraissaient n'avoir point de croupion,
d'autres ne font point de nid parce qu'ils n'ont point

1. Les fedx Saint-Ehne, qui de toute antiquité ont donné lieu à toutes

sortes d'assertions superstitieuses, sont parfaitement expliqués aujour-


d'hui comme résultant d'effluves électriques. Les marins anciens y vou-
laient voir Castor et Pollux. Les modernes l'attribuaient à monseigneur
saint Elme quand une seule lueur se produisait, et à d'autres saints
lorsqu'il s'en montrait plusieurs. Cette apparition leur semblait tou-
jours d'heureux augure.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 37

de pattes; mais la femelle pond et couve ses œufs sur


le dos du mâle au milieu delà mer *. Il y en a d'autres
qu'on appelle cagassela ou caca uccello, qui vivent des
excréments des autres oiseaux, et j'ai vu souvent moi-
même un de ces oiseaux en poursuivre un autre, sans
jamais l'abandonner, jusqu'à ce que celui-ci lâchât à
2
la fin sa fiente, dont il s'emparait avidement . J'ai vu
aussi des poissons volants et d'autres poissons assem-
blés en si grand nombre qu'ils paraissaient former un
banc dans la mer.
Lorsque nous eûmes dépassé la ligne équinoxiale, en
approchant du pôle antarctique, nous perdîmes de vue
l'étoile polaire. Nous mîmes le cap entre le sud et le

sud-ouest et fîmes route jusqu'à la terre qu'on appelle


la Terre de Verzin (Brésil) 3 , par le 23° 30' de latitude

méridionale. Cette terre est une continuation de celle


où est le cap Saint- Augustin 4
,
par le 8° 30' de la même
latitude.

Ici nous fîmes une abondante provision de poules, de


patates, d'une espèce de fruit qui ressemble au cône
du pin, mais qui est extrêmement doux et d'un goût
exquis (ananas), de roseaux fort doux (canne à sucre),

1. Le narrateur applique ici à des oiseaux de mer la légende imaginée


pour les oiseaux du paradis, dont il sera question plus loin.
2. Le stercoraire, ainsi nommé parce qu'il semble se nourrir de la

fiente d'autres oiseaux, est une sorte de parasite qui, n'étant pas organisé
pour la pêche, se met à la piste des oiseaux pêcheurs, qu'il harcèle
quand ils sortent de l'eau jusqu'à ce qu'ils lui aient abandonné leur
proie. C'est cette proie, qu'ils laissent tomber, qu'on a pris pour la fiente
dont les autres s'emparent.
3. Le vwzino ou bois de Brésil est le nom qu'on donnait à un bois
rouge qu'on tirait autrefois d'Asie et d'Afrique. Les mêmes arbres s'étant
trouvés en grande abondance sur un point de la côte américaine, cette
nom, qu'elle a gardé.
côte en reçut le
4. Cap formant la pointe orientale extrême de l'Amérique du Sud,
près de Pernambouc.
38 VOYAGE AUTOUR DU MONDE
1
de la chair d'anta , laquelle ressemble à celle de la
vache, etc. Nous fîmes
ici d'excellents marchés: pour

un hameçon ou pour un couteau on nous donnait


cinq à six poules, deux oies pour un peigne ;
pour un
petit miroir, ou une paire de ciseaux nous obtenions
assez de poissons pour nourrir dix personnes; pour
un grelot ou pour un ruban les indigènes nous appor-
taient une corbeille de patates : c'est le nom qu'on
donne à des racines qui ont à peu près la forme de
nos navets et dont le goût approche de celui des châ~
taignes. Nous changions aussi chèrement les figures
des cartes à jouer; pour une seule de ces images on
me donna six poules, et encore s'imagina-t-on avoir
fait une très bonne affaire.

Nous entrâmes dans ce port - le jour de Sainte-Lucie,


13 e du mois de décembre. Nous avions alors, à midi,
le soleil à notre zénith, et nous souffrions bien plus de
la chaleur que nous ne l'avions fait en passant la ligne.

La terre du Brésil, qui abonde en toutes sortes de


denrées, est aussi étendue que l'Espagne, la France et
l'Italie prises ensemble : elle appartient au roi de Por-
tugal.
Les Brésiliens ne sont pas chrétiens; mais ils ne sont
pas non plus idolâtres, car ils n'adorent rien; l'instinct
naturel est leur unique loi. Ils vivent très longtemps,
car les vieillards parviennent ordinairement jusqu'à
cent quarante ans 3
. Ils vont tout nus, les femmes aussi

\. Tapir.
2. Aujourd'hui Rio-de-Janeiro.
3. Améric Vespuce raconte dans une de ses lettres comment au moyen
de cailloux ces peuples lui firent le calcul de leurs années, et com-
ment ils lui donnèrent des preuves de leur longévité en lui présentant
le fils, le père, le grand-père, le bisaïeul et le trisaïeul tous vivants.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 39

bien que les hommes. Leurs habitations sont de lon->

gués cabanes qu'ils nomment bol, et ils se couchent sur


des filets de coton appelés hamaks, attachés par les
deux bouts à de grosses poutres 1
. Leur âtre ou chemi-
née est par terre. Un de ces boîs contient quelquefois
jusqu'à cent hommes, avec leurs femmes et leurs en-
fants; il y a par conséquent toujours beaucoup de
bruit. Leurs barques, qu'ils appellent canots , sont for-
mées d'un tronc d'arbre creusé au moyen d'une pierre
tranchante : car les pierres leur tiennent lieu de fer,
dont ils manquent. Ces arbres sont si grands qu'un
seul canot peut contenir jusqu'à trente et même qua-
rante hommes, qui voguent avec des rames semblables
aux pelles de nos boulangers. A les voir si noirs, tout

nus, sales et chauves, on les prendrait pour des mate-


lots du Styx. Les hommes et les femmes sont bien
bâtis et conformés comme nous. Ils mangent quelque-
fois de la chair humaine, mais seulement celle de leurs
ennemis. Ce n'est ni par besoin ni par goût qu'ils s'en

nourrissent, mais par un usage qui, à ce qu'ils nous


dirent, s'est introduit chez eux de la manière suivante.
Une vieille femme n'avait qu'un seul fils, qui fut tué
par les ennemis. Quelque temps après, le meurtrier de
son fils fut fait prisonnier et conduit devant elle : pour
se venger, cette mère se jeta comme un animal féroce
sur lui et lui déchira une épaule avec les dents. Cet
homme eut le bonheur non seulement de se tirer des
mains de cette vieille femme et de s'évader, mais aussi

1. Le hamac, devenu d'usage général dans les aménagements ma-


ritimes, serait par conséquent emprunté aux sauvages. Il en est d'ail-
leurs question dans le récit des voyages de Christophe Colomb, par
Fernand Colomb, fils du grand navigateur.
40 VOYAGE AUTOUR DU xMONDE

de s'en retourner chez les siens, auxquels il montra


l'empreinte des dents sur son épaule et leur fit croire
(peut-être le croyait-il lui-même) que les ennemis
avaient voulu le dévorer tout vif. Pour ne pas céder
en férocité aux autres, ils se déterminèrent à manger
réellement les ennemis qu'ils prendraient dans les
combats, et ceux-ci en firent autant. Cependant ils ne
les mangent pas sur-le-champ, ni vivants ; mais ils les

dépècent et les partagent entre les vainqueurs. Cha-


cun porte chez soi la portion qui lui est échue, la fait

sécher à la fumée, et chaque huitième jour il en fait


rôtir un morceau pour le manger. J'ai appris ce fait
de Jean Carvajo, notre pilote, qui avait passé quatre
ans au Brésil.
Les Brésiliens se peignent le corps et surtout le
visage d'une étrange manière et de différentes façons,
les femmes aussi bien que les hommes. Ils ont les che-
veux courts, et n'ont de poil sur aucune partie de leur
corps, parce qu'ils s'épilent. Ils ont une espèce de
veste faite de plumes de perroquet tissues ensemble,

et arrangées de façon que les grandes pennes des ailes


et de la queue leur forment un cercle sur les reins,

ce qui leur donne une figure bizarre et ridicule. Pres-


que tous les hommes ont la lèvre inférieure percée
de trois trous par lesquels ils passent de petits cylin-
dres de pierre longs de deux pouces. Les femmes et

les enfants n'ont pas cet ornement incommode. Ajoutez


à cela qu'ils sont entièrement nus. Leur couleur est
plutôt olivâtre que noire. Leur roi porte le nom de
cacique.
On trouve dans ce pays un nombre infini de perro-
quets, de manière qu'on nous en donnait huit ou dix
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 41

pour un petit miroir. Ils ont aussi de très beaux chats


maimous, jaunes, semblables à de petits lions 1 .

Ils mangent une espèce de pain rond et blanc, mais

que nous ne trouvions pas de notre goût, fait avec la


moelle, ou plutôt avec l'aubier qu'on trouve entre
2
l'écorce et le bois d'un certain arbre , et qui a quel-
que ressemblance avec du lait caillé. Ils ont aussi des
cochons qui nous parurent avoir le nombril sur le dos 3 ,

et de grands oiseaux dont le bec ressemble à une


cuiller, mais qui n'ont point de langue '«.

Quelquefois pour avoir une hache ou un coutelas


ils nous offraient pour esclaves une et même deux de
leurs jeunes filles; mais ils ne nous présentèrent ja-
mais leurs femmes. Elles sont chargées des travaux les
plus pénibles, et on les voit souvent descendre de la
montagne avec des corbeilles fort lourdes sur la tête ;

mais elles ne sont jamais seules; leurs maris, qui en


sont très jaloux, les accompagnent toujours, avec des
flèches dans une main et un arc dans l'autre. Cet arc

est de bois de Brésil ou de palmier noir. Si les femmes


ont des enfants, elles les placent dans un filet de coton
suspendu à leur cou. Je pourrais dire bien d'autres
choses sur leurs mœurs, mais je les passerai sous
silence pour ne pas être trop prolixe.

Ces peuples sont extrêmement crédules et bons , et

il serait facile de leur faire embrasser le christianisme.


Le hasard fit que l'on conçut pour nous de la vénéra-

Grand singe, dit singe lion, que les Brésiliens nommaient aquiqui.
1.

Le sagou, dont il sera encore parlé.


2.
3. Le pécari, qui a sur le dos une sorte de glande d'où sécrète une
matière à odeur plus ou moins fétide.
4. Sorte de canards dits spatules, qui toutefois ne sont pas dépourvus
de langue.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

tion et du respect. Il régnait depuis deux mois une


grande sécheresse dans le pays, et comme ce fut au
moment de notre arrivée que le Ciel leur donna de la
pluie, ils ne manquèrent pas de l'attribuer à notre
présence. Lorsque nous débarquâmes pour dire la

messe à y assistèrent en silence et avec un


terre, ils

air de recueillement et voyant que nous mettions à


;

la mer nos chaloupes, qui demeuraient attachées aux


côtés du vaisseau ou qui le suivaient, ils s'imaginèrent
que c'étaient les enfants du vaisseau et que celui-ci
les nourrissait.

Nous passâmes treize jours dans ce port; ensuite


nous reprîmes notre route, et allâmes côtoyant ce
pays jusque par le 34° 40' de latitude méridionale, où
nous trouvâmes une grande rivière d'eau douce 1
. C'est

là qu'habitent les cannibales ou mangeurs d'hommes.


Un d'eux ,. d'une figure gigantesque et dont la voix
ressemblait à celle d'un taureau, s'approcha de notre
navire pour rassurer ses camarades, qui, dans la
crainte que nous voulussions leur faire du mal, s'éloi-
gnaient du rivage et se retiraient avec leurs effets dans
l'intérieur du pays. Pour ne pas laisser échapper
l'occasion de leur parler et de les voir de près, nous
sautâmes à terre au nombre de cent hommes et les

poursuivîmes pour en arrêter quelques-uns; mais ils

faisaient de si grandes enjambées, que, même en cou-


rant et sautant, nous ne pûmes jamais parvenir à les
joindre.
Cette rivière contient sept petites îles : dans la plus

grande, qu'on appelle Cap de Sainte-Marie, on trouve

1, Rivière de la Plata,
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 43

des pierres précieuses. On avait cru autrefois que cette


eau n'était pas une rivière, mais un canal, par lequel
l'eau passait dans la mer du Sud; mais on s'assura
bientôt que ce n'était qu'un fleuve, qui a dix-sept lieues
de large à son embouchure. C'est ici que Jean de
Solis, qui allait à la découverte de nouvelles terres
comme nous, fut mangé avec soixante hommes de
son équipage, par les cannibales, auxquels il s'était
1
trop fié ,

En côtoyant toujours cette terre vers le pôle antarc-

tique, nous nous arrêtâmes à deux îles 2


que nous ne
trouvâmes peuplées que d'oies et de loups marins. Les

premières y sont en si grand nombre et si peu farou-


ches, que dans une heure de temps nous en fîmes une
abondante provision pour les équipages des cinq vais*
seaux. Elles sont noires et paraissent couvertes éga-
lement par tout le corps de petites plumes, sans avoir
aux ailes les pennes nécessaires pour voler; et en
effet elles ne volent pas et se nourrissent de pois-
son; elles sont si grasses que nous étions obligés de
les écorcher pour les plumer. Leur bec ressemble à
3
une corne .

Les loups marins 1


sont de différentes couleurs et de
la grosseur à peu près d'un veau, dont ils ont aussi la

1. J. Diaz de Solis, dont il est parlé dans la préface du traducteur,


avait découvert le Yucatan avec Pinto en 1507 : il explorait les côtes du
Brésil et la baie delà Plata, quand il fut massacré parles
Quérandis,
lesquels faisaient usage d'une sorte de fronde redoutable que les Es-
pagnols ont désignée depuis sous le nom de bol as.
2. Ils s'arrêtèrent à la baie du Désir ou port Désiré, où se trouvent
deux îles appelées, à cause des animaux dont il va être question, île des
Pingouins et île des Lions.
3. Des pingouins.
4. Des phoques ou des otaries.
44 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

tête. Leurs oreilles sont courtes et rondes, et leurs

dents très longues. Ils n'ont point de jambes, et leurs


pattes, qui sont attachées au corps, ressemblent assez
à nos mains, avec de petits ongles; mais elles sont
palmipèdes , c'est-à-dire que les doigts en sont atta-
chés ensemble par une membrane comme les pattes

d'un canard. Si ces animanx pouvaient courir, ils se-

raient fort à craindre, car ils montrèrent beaucoup


de férocité. Ils nagent fort vite et ne vivent que de
poisson.
Nous essuyâmes un terrible orage au milieu de ces
îles, pendant lequel les feux de Saint-Elme, de Saint-
1
Nicolas et de Sainte-Glaire se firent voir plusieurs

fois à la pointe des mâts ; et au moment de leur dispa-


rition on voyait diminuer à l'instant la fureur de la

tempête. En nous éloignant de ces îles pour continuer


notre route, nous parvînmes par le 49° 30' de latitude
méridionale, où nous trouvâmes un bon port et ; comme
nous approchions de l'hiver, nous jugeâmes à propos
d'y passer la mauvaise saison.
Deux mois s'écoulèrent pendant lesquels nous n'aper-
çûmes aucun des habitants de ce pays. Un jour que
nous nous y attendions le moins, un homme de figure
gigantesque se présenta à nous. Il était sur le sable,
presque nu, et chantait et dansait en même temps, en
2
se jetant de la poussière sur la tête . Le capitaine en-
voya à terre un de nos matelots avec ordre de faire

•les mêmes gestes, comme une marque d'amitié et de

1. Les effluves électriques se produisant cette fois à la pointe de


plusieurs mâts, saint Nicolas et sainte Claire sont mis en cause.
2. « Les habitants de la mer du Sud, lisons-nous dans les Voyages

du capitaine Cook, se jetaient de l'eau sur la tète en signe de paix. »


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 45

paix, ce qui fut très bien compris, et le géant se laissa


paisiblement conduire dans une petite île, où le capi-

taine était descendu. Je m'y trouvai aussi avec plusieurs


autres. Il témoigna beaucoup d'étonnement en nous
voyant, et, levant le doigt, il voulait nous dire sans
doute qu'il croyait que nous étions descendus du ciel.

Cet homme était si grand que notre tête touchait à

peine à sa ceinture. Il était d'une belle taille; son visage


était large et teint de rouge, si ce n'est qu'il avait les

yeux entourés de jaune et deux taches en forme de


cœur sur les joues. Ses cheveux, qui étaient en petite
quantité, paraissaient blanchis avec quelque poudre.
Son habit, ou plutôt son manteau, était fait de fourru-
res bien cousues ensemble d'un animal qui abonde
dans ce pays, comme nous avons eu l'occasion de le

voir par la suite. Cet animal à la tête et les oreilles


d'une mule, le corps d'un chameau, lesjambesd'un.cerf
et la queue d'un cheval, et il hennit comme ce dernier 1 .
Cet homme portait aussi une espèce de chaussure faite
de la même peau. Il tenait dans la main gauche un arc
court et massif, dont la corde^ un peu plus grosse que
celle d'un luth, était faite d'un boyau du même ani-
mal; de l'autre main il portait des flèches de roseau
courtes, ayant d'un côté des plumes comme les nô-
tres, et de l'autre, au lieu du fer, la pointe d'une pierre
à fusil blanche et noire. Ils forment de la même es-

1. Cet animal est le huanac ou guanac, type du genre lama (camelus


lacma. Les Jamas sont les chameaux du nouveau monde; beaucoup
plus petits et moins forts que le chameau ordinaire, dont ils se distin-
guent surtout par l'absence de bosses dorsales et par la séparation corn-
plète des doigts. Ils doivent à cette dernière disposition, qui les assi-
mile aux chèvres, la grande facUité de gravir les escarpements. (Voir
plus loin, dans la dernière partie du volume, une note du voyage d'Ant.
de Cordova.)
46 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pèce de pierre des outils tranchants pour travailler le

bois.
Le capitaine général lui fit donner à manger et à
boire, et, parmi les autres bagatelles et bijoux, il lui fit

présenter un grand miroir d'acier. Le géant, qui n'avait


pas la moindre idée de ce meuble, et qui pour la pre-

mière fois sans doute voyait sa ligure, recula si effrayé


qu'il jeta par terre quatre de nos gens qui étaient der-
rière lui. On lui donna des grelots, un petit miroir, un
peigne et quelques grains de verroterie; ensuite on le

remit à terre, en le faisant accompagner par quatre


hommes bien armés.
Son camarade, qui avait refusé de monter sur le

vaisseau, le voyant de retour à terre, courut avertir et


appeler les autres, qui, s'apercevant que nos gens ar-
més s'approchaient d'eux, se rangèrent en file, étant
sans armes et presque nus : ils commencèrent aussitôt
leur danse et leur chant, pendant lesquels ils levaient
l'index vers le ciel pour nous faire entendre qu'ils

nous regardaient comme des êtres descendus d'en


haut; ils nous montrèrent en même temps une pou-
dre blanche dans des marmites d'argile et nous la pré-
sentèrent, n'ayant autre chose à nous donner à man-
ger. Les nôtres les invitèrent par des signes à venir
sur nos vaisseaux et offrirent de les aider à y porter
ce qu'ils voudraient prendre avec eux. Ils y vinrent en
effet ; mais les hommes, qui ne tenaient que leur arc
et leurs flèches» avaient tout chargé sur leurs femmes,
comme si elles eussent été des bêtes de somme. Les
femmes ne sont pas si grandes que les hommes, mais
en revanche elles sont plus grosses. Elles sont peintes
et habillées de la même manière que leurs maris. Elles
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 47

n'étaient rien moins que belles à nos yeux ; cependant


leurs maris en étaient fort jaloux.
Elles conduisaient quatre des animaux dont j'ai déjà
parlé; mais c'étaient des petits, qu'elles menaient avec
une espèce de licou. On se sert de ces petits pour attra-

per les grands : on les lie à un arbrisseau ; les grands


viennent jouer avec eux, et des hommes cachés dans
les broussailles les tuent à coups de flèches. Les habi-
tants du pays, hommes et femmes, au nombre de dix-
huit, ayant été invités par nos gens à se rendre près de
nos vaisseaux, se partagèrent des deux côtés du port,
et nous amusèrent en faisant la chasse dont il est

question.
Six jours après, nos gens, occupés à faire du bois
pour la provision de l'escadre, virent un autre géant
vêtu comme ceux que nous venions de quitter et armé

également d'un arc et de flèches. En s'approchant


d'eux, il se touchait la tête et le corps, ensuite il

levait les mains au ciel, gestes que nos gens imitè-


rent. Le capitaine général, qui en fut averti, envoya
l'esquif à terre pour le conduire sur l'îlot qui était
dans le port, et où une maison pour y
l'on, avait bâti

établir une forge et un magasin pour quelques mar-


chandises.
Cet homme était plus grand et mieux fait que les

autres; il avait aussi les manières plus douces ; il dan-


sait et sautait si haut et avec tant de force que ses
pieds s'enfonçaient de plusieurs pouces dans le sable*
Il passa quelques jours avec nous. Nous lui apprîmes à
prononcer le nom de Jésus, l'oraison dominicale, etc.*

ce qu'il parvint à faire aussi bien que nous, mais d'une


voix très forte. Enfin nous le baptisâmes en lui don-
48 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

nant le nom de Jean. Le capitaine général lui fit pré-


sent d'une chemise, d'une veste, de caleçons de drap,
d'un bonnet, d'un miroir, d'un peigne, de grelots et
autres bagatelles. 11 retourna vers les siens en parais-
sant fort content de nous.
Le lendemain il amena au capitaine un de. ces grands
animaux dont nous avons parlé, et reçut d'autres pré-
sents, pour qu'il nous en donnât encore quelques autres ;

mais depuis ce jour nous ne le vîmes plus. Nous soup-


çonnâmes môme ses camarades de l'avoir tué, parce
qu'il s'était attaché à nous. Au bout de quinze jours
nous vîmes venir à nous quatre de ces hommes : ils

étaient sans armes mais nous sûmes ensuite


; qu'ils les

avaient cachées derrière les buissons, où elles nous


furent indiquées par deux d'entre eux que nous arrê-
tâmes. Ils étaient tous peints, mais de différentes ma-
nières.

Le capitaine voulut retenir les deux plus jeunes et les

mieux faits, pour les conduire avec nous pendant notre


voyage et les amener même en Espagne; mais voyant
qu'il était difficile de les arrêter par là force, il usa de
l'artifice suivant. Il leur donna une grande quantité de
couteaux, miroirs, grains de verroterie, de façon qu'ils
en avaient les deux mains pleines ; il leilr offrit deux de
ces anneaux de fer qui servent à enchaîner; et quand
il vit qu'ils les désiraient beaucoup (Car ils aiment pas-
sionnément le fer) et que d'ailleurs ils ne pouvaient plus
les prendre avec les mains, il leur proposa de les leur
attacher aux jambes, pour les porter plus facilement
chez eux : ils consentirent à tout ; et alors nos gens leur
appliquèrent les cercles de fer et en fermèrent les an-
neaux, de sorte qu'ils se trouvèrent enchaînés. Aussitôt
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 49

qu'ils s'aperçurent de cette supercherie, ils devinrent


furieux, soufflant hurlant et invoquant Setebos,
qui est leur démon principal, pour qu'il vînt à leur
secours 1 .

Non contents d'avoir ces hommes, le capitaine dési-


rait d'avoir leurs femmes, pour porter en Europe cette
race de géants : à cet effet, il ordonna d'arrêter les
deux autres pour les obliger à conduire nos gens à
l'endroit où demeuraient leurs femmes : neuf de nos
hommes les plus forts suffirent à peine pour les jeter
à terre et les lier ; et même l'un d'eux parvint encore à

se délivrer, tandis que l'autre fit de si grands efforts

que nos gens le blessèrent légèrement à la tête, mais


l'obligèrent enfin à les conduire chez les femmes de nos
deux prisonniers. Ces femmes, ayant appris tout ce qui
était arrivé à leurs maris, jetèrent des cris si violents

que nous les entendîmes de bien loin. Jean Carvajo,


pilote, qui était à la tête de nos gens, voyant qu'il était
tard, ne se soucia point de prendre alors la femme chez
laquelle il avait été conduit; mais il y resta la nuit en
faisant bonne garde. Pendant ce temps vinrent deux
autres hommes, qui, sans témoigner ni mécontente-
ment ni surprise, passèrent le reste de la nuit avec eux ;

mais à la pointe du jour, ayant dit quelques mots aux


femmes, dans un instant tous prirent la fuite, hommes,
femmes, enfants, et ces derniers couraient même plus
lestement que les autres. Ils nous abandonnèrent leur
hutte et tout ce qu'elle contenait. Cependant un des

Les malheureux auraient pu s'indigner à moins. Baptiser des


i.
hommes, leur apprendre l'oraison dominicale, et, à la première occasion,
les enchaîner sous prétexte de cadeaux gracieux à leur faire, les retenir
captifs comme bêtes curieuses n'était-ce pas justifier toutes les plus
:

vives hostilités?'
50 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

hommes conduisit loin de nous les petits animaux qui


leur servaient pour la chasse , etun autre caché dans
un buisson blessa à la cuisse avec une flèche empoi-
sonnée un de nos hommes, qui mourut à l'instant. Quoi-
que nos gens eussent fait feu sur les fuyards, ils ne
purent point les attraper, parce qu'ils ne couraient
jamais sur la même ligne, mais sautaient de côté et

d'autre et allaient aussi vite qu'un cheval au grand


galop. Nos gens brûlèrent la hutte de ces sauvages et
enterrèrent leur mort.
Tout sauvages qu'ils sont, ces Indiens ne manquent
pas d'avoir une espèce de médecine. Quand ils ont mal
à l'estomac, par exemple, au lieu de se purger comme
nous ferions, ils se fourrent une flèche assez avant dans

la bouche pour exciter le vomissement, et rendent une


matière verte mêlée de sang. Le vert provient d'une es-
pèce de chardon dont ils se nourrissent. S'ils ont mal
à la tête, ils se forment une entaille au front, et

font la même chose sur toutes les parties du corps


où ils ressentent de la douleur, afin de faire sortir
une grande quantité de sang de l'endroit où ils souf-
frent. Leur théorie, qui nous a été expliquée par un
de ceux que nous avions pris, vaut bien leur prati-
que : la douleur, disent-ils, est causée par le sang qui
ne veut plus rester dans telle ou telle partie du corps ;

c'est par conséquent en l'en faisant sortir que la dou-


leur doit cesser.
Ils ont les cheveux coupés en forme d'auréole comme
les moines, mais plus longs, et soutenus autour de la
tête par un cordon de coton, dans lequel ils placent
leurs flèches lorsqu'ils vont à la chasse. Il paraît que
leur religion se borne à adorer le diable. Ils prétendent
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 51

que lorsqu'un d'eux est au moment de mourir, dix à


douze démons apparaissent, dansant et chantant autour
de lui. Un d'entre eux qui fait plus de tapage que les
aulres est le chef, ou grand diable, qu'ils nomment Se-
tebos; les petits s'appellent Gheleule. Ils sont peints
comme les habitants du pays. Notre géant prétendait
avoir vu une fois un démon avec des cornes et des
poils si longs qu'ils lui couvraient les pieds; il jetait,

ajouta-t-il, des flammes par la bouche.


Ces peuples sont vêtus, comme je l'ai déjà dit, de
la peau d'un animal, et c'est de la même peau qu'ils

couvrent leurs huttes, qu'ils transportent là où il leur


convient le mieux, n'a}- ant point de demeure fixe, mais
allant, comme les Bohémiens, s'établir tantôt dans
un endroit, tantôt dans un autre. Ils vivent ordinaire-
ment de viande crue et d'une racine douce qu'ils
appellent capac. Ils sont grands mangeurs les deux :

que nous avions pris mangeaient chacun une corbeille


pleine de biscuit par jour, et buvaient un demi-seau
d'eau d'une haleine. Us mangeaient les souris toutes
crues, même sans les écorcher. Notre capitaine donna
à ce peuple le nom de Patagons i
. Nous passâmes
dans ce port, auquel nous donnâmes le nom de Saint-
Julien 2
, cinq mois, pendant lesquels il ne nous ar-
riva aucune autre aventure que celle dont je viens de
parler.
A peine eûmes-nous mouillé dans ce port que les ca-
pitaines des quatre autres vaisseaux firent un complot
pour tuerie capitaine général. Ces traîtres étaient Jean

i. Ou grands pieds. Le nom de Patagonie fut ensuite donné au pays,


qui fréquemment aussi fut appelé Terre Magellane ou Magellanique.
2. Qu'il a conservé.
32 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

de Cartkagène, vehador 1 de l'escadre; Louis de Men-


doza, trésorier; Antoine Cocca, et Gaspard de Gasada.
Le complot fut découvert : on écartela le premier, et le

second fut poignardé. On pardonna à Gaspard de Ca-


sada, qui quelques jours après médita une nouvelle
trahison. Alors le capitaine général, qui n'osait pas lui
ôter la vie, parce qu'il avait été créé capitaine par l'em-
pereur lui-même, le chassa de l'escadre et l'abandonna
sur la terre des Patagons, avec un prêtre son com-
2
plice .

Il nous arriva dans cet endroit un autre malheur. Le


vaisseau le Saint-Jacques, qu'on avait détaché pour
aller reconnaître la côte, fit naufrage parmi les ro-
chers; cependant tout l'équipage se sauva comme par
miracle. Deux matelots vinrent par terre au port où
nous étions, nous apprendre ce désastre, et le capi-

taine général y envoya sur-le-champ des hommes avec


quelques sacs de biscuit. L'équipage s'arrêta pendant
deux mois dans l'endroit du naufrage pour recueillir
du vaisseau et les marchandises que la mer
les débris
jetait successivement sur le rivage , et pendant ce
temps on leur apportait de quoi subsister, quoique la
distance fut de cent milles, et le chemin très incom-
mode et fatigant, au milieu des épines et des brous-
sailles, à travers lesquelles on était obligé de passer la
nuit, n'ayant d'autre boisson que la glace qu'on était

1. Vehador en ancien portugais signifiait l'économe d'une société


d'honneur. Quelques écrivains ont prétendu que ce Jean de Carthagène
était évêque. Mais outre que Pigafetta n'aurait pas omis de signaler
cette circonstance, il est probable que Magellan, par respect pour sa
dignité ecclésiastique, ne l'eût pas châtié aussi cruellement.
2. On verra plus loin que ces deux hommes furent repris par un des
vaisseaux retournant en Espagne.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN o3

forcé de casser, ce qui ne se faisait même pas sans


peine.
Quant à nous, nous n'étions pas si mal dans ce port?
quoique certains coquillages fort longs qu'on y trou-
vait en grande abondance ne fussent pas mangeables;
quelques-uns contenaient des perles, mais fort petites.
Nous trouvâmes aussi dans les environs des autruches *,

des renards, des lapins beaucoup plus petits que les


nôtres, et des moineaux. Les arbres y donnent de
l'encens.
Nous plantâmes une croix sur la cime d'une mon-
tagne voisine, que nous appelâmes Monte-Cristo, et
prîmes possession de cette terre au nom du roi d'Es-

pagne.
Nous partîmes enfin de ce port, et côtoyant la terre
par le 50° 40' de latitude méridionale, nous vîmes une
rivière d'eau douce, où nous entrâmes 2 Toute l'escadre
.

faillit y faire naufrage à cause des vents furieux qui


soufflaient et qui rendaient la mer fort grosse; mais
Dieu et les Corps-Saints (c'est-à-dire les feux qui res-
plendissaient sur la pointe des mâts) nous secoururent
et nous sauvèrent. Nous y passâmes deux mois pour
approvisionner les vaisseaux d'eau et de bois. Nous
nous y fournîmes aussi d'une espèce de poisson, long à
peu près de deux pieds et fort couvert d'écaillés, qui
était assez bon à manger mais nous ne pûmes pas en
,

prendre la quantité qu'il nous aurait fallu. Avant


d'abandonner cet endroit, le capitaine ordonna que

1. L'autruche de l'Amérique méridionale ou mandou, beaucoup plus


petite que celle d'Afrique les Brésiliens l'appelaient nhauduguacu.
:

C'est le rhea America.7ia des naturalistes.


2. Rivière de Sainte-Croix, ainsi nommée parce que l'expédition y ar-

riva le 14 septembre, jour de l'Exaltation de la Croix.


U VOYAGE AUTOUR DU MONDE

chacun de nous allât à confesse et communiât en bon


chrétien.
En continuant notre route vers le sud, le 21 du mois
d'octobre, étant par le 52° de latitude méridionale,
nous trouvâmes un détroit que nous appelâmes le dé-

troit des Onze-Mille-Vierges 1


,
parce que ce jour-là
leur était consacré. Ce détroit, comme nous le vîmes
par la suite, est long de quatre cent quarante milles
ou cent dix lieues maritimes, qui sont de quatre milles
chacune ; il a une demi-lieue de large, tantôt plus et
tantôt moins, et va aboutir à une autre mer, que nous
appelâmes mer Pacifique 2
. Ce détroit est environné de
montagnes très élevées et chargées de neige ; et il est
aussi très profond, de sorte que nous ne pouvions y
jeter l'ancre que fort près de terre, par vingt-cinq à
trente brasses d'eau.
Tout l'équipage était si persuadé que ce détroit
n'avait point d'issue à l'ouest, qu'on ne se serait pas
avisé même de la chercher, sans les grandes connais-
sances du capitaine général. Cet homme, aussi habile
que courageux, savait qu'il fallait passer par un dé-
troit fort caché, mais qu'il avait vu représenté sur une
carte faite par Martin de Bohême, très excellent cos-
mographe, que le roi de Portugal gardait dans sa tré-^

sorerie.
Aussitôt que nous entrâmes dans cette eau, que
l'on croyait n'être qu'une baie, le capitaine envoya

i, Ce détroit n'est autre que le proprement dit,


détroit de Magellan
qui a pris depuis le nom du célèbre navigateur.Le nom que Magellan
lui avait donné est resté en partie au cap qui domine l'entrée de cette
passe, et s'appelle sur les cartes cap des Vierges.
2. Ce nom au vaste Océan qui s'étend à l'occident du conti-
est resté
nent américain. On aura plus loin la raison de ce baptême.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 55

deux vaisseaux, le Saint-Antoine et la Conception, pour


examiner où elle finissait où aboutissait; tandis que
nous, avec la Trinité et la Victoire, les attendîmes à
l'entrée

A la nuit il survint une terrible bourrasque, qui dura


trente-six heures , et nous contraignit d'abandonner
les ancres, et de nous laisser entraîner dans la baie
au gré des flots et du vent. Les deux autres vaisseaux,
qui furent aussi agités que nous, ne purent parvenir à
doubler un cap pour nous rejoindre; de façon qu'en
s'abandonnant aux vents, qui les portaient toujours vers
le fond de ce qu'ils supposaient être une baie, ils s'at-

tendaient à y échouer d'un moment à l'autre. Mais à


l'instant qu'ils se croyaient perdus, ils virent une petite
ouverture qu'ils prirent pour une anse de la baie, où
ils s'enfoncèrent; et voyant que ce canal n'était pas

fermé, ils continuèrent à le parcourir et se trouvèrent


dans une autre baie, dans laquelle ils poursuivirent leur
route, jusqu'à ce qu'ils se trouvèrent dans un autre
détroit, d'où ils passèrent dans une autre baie encore
plus grande que les précédentes. Alors, au lieu d'aller
jusqu'au bout, ils jugèrent à propos de revenir rendre
compte au capitaine général de ce qu'ils avaient vu.

Deux jours s'étaient passés sans que nous vissions re-


paraître les deux vaisseaux envoyés à la recherche du
fond de la baie , de manière que nous les crûmes sub-
mergés par la tempête que nous venions d'essuyer; et

voyant de la fumée à terre, nous conjecturâmes que ceux


qui avaient eu le bonheur de se sauver avaient allumé
des feux pour nous annoncer leur existence et leur dé-
tresse. Mais pendant que nous étions dans cette incer-
titude sur leur sort, nous les vîmes, cinglant à pleines
56 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

voiles et pavillons flottants, revenir vers nous ; et lors-

qu'ils furent plus près, ils tirèrent plusieurs coups de


bombarde en poussant des cris de joie. >"ous en finies
autant, et quand nous eûmes appris d'eux qu'ils avaient
vu la continuation de la baie, ou, pour mieux dire, du
détroit, nous nous joignîmes à eux pour continuer
notre route s'il était possible.

Quand nous fûmes entrés dans la troisième baie


dont je viens de parler, nous vîmes deux débouchés ou
canaux, l'un au sud-est et l'autre au sud-ouest. Le ca-
pitaine général envoya les deux vaisseaux le Saint-An-
toine et la Conception au sud-est, pour reconnaître si

ce canal aboutissait à une mer ouverte. Le premier


partit aussitôt et fit force de voiles sans vouloir at-
tendre le second, qu'il voulait laisser en arrière, parce
que le pilote avait l'intention de profiter de l'obscurité
de la nuit pour rebrousser chemin et s'en retourner en
Espagne par la même route que nous venions de faire.

Ce pilote était Etienne Gomez, qui haïssait Magellan


par la seule raison que lorsque celui-ci vint en Espagne
faire à l'empereur la proposition d'aller aux îles Molu-
ques par l'ouest, Gomez avait demandé et était sur le

point d'obtenir des caravelles pour une expédition dont


il aurait été le commandant : cette expédition avait

pour but de faire de nouvelles découvertes; mais l'ar-

rivée de Magellan fit qu'on lui refusa sa demande et

qu'il ne put obtenir qu'une place subalterne de pilote ;

ce qui l'irritait néanmoins le plus, c'était de se trouver


sous les ordres d'un Portugais. Pendant la nuit il se

concerta avec les autres Espagnols de l'équipage. Ils

mirent aux fers et blessèrent même le capitaine du


vaisseau, Alvaro de Meschita, cousin germain du capi-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 51

taine général, et le conduisirent ainsi en Espagne. Ils


comptaient y amener aussi l'un des deux géants que
nous avions pris, et qui était sur leur vaisseau; mais
nous apprîmes à notre retour qu'il mourut en appro-
chant de la ligne équinoxiale, dont il ne put supporter
la grande chaleur 1
.

Le vaisseau la Conception, qui ne pouvait suivre de


près le Saint- Antoine, ne fît que croiser dans le canal
pour attendre son retour ; mais ce fut en vain.
Nous étions entrés avec les deux autres vaisseaux
dans l'autre canal qui nous restait au sud-ouest, et,

poursuivant notre navigation, nous parvînmes à une


rivière que nous appelâmes la rivière des Sardines, à
cause de l'immense quantité de ce poisson que nous
y vîmes. Nous y mouillâmes pour attendre les deux
autres vaisseaux, et y passâmes quatre jours; mais
pendant ce temps on expédia une chaloupe bien équi-
pée pour aller reconnaître le cap de ce canal, qui de-
vait aboutir à une autre mer. Les matelots de cette

embarcation revinrent le troisième jour et nous an-


noncèrent qu'ils avaient vu le cap où finissait le dé-
troit, et une grande mer, c'est-à-dire l'Océan 2
, Nous
en pleurâmes tous de joie. Ce cap fut appelé il capo
Dezeado (cap Désiré), parce qu'en effet depuis long-
temps nous désirions le voir.

Nous retournâmes en arrière pour rejoindre les deux


autres vaisseaux de l'escadre, et ne trouvâmes que la

1. Ce vaisseau, qui retourna en effet en Espagne, prit à son bord, en

repassant au port Saint-Julien, les deux hommes que Magellan avait


abandonnés.
i. Ce détroit, d'ailleurs fort sinueux, et offrant de grandes difficultés

de navigation aux navires à voiles, n'a pas moins de cinq cents kilo-
mètres de longueur.
58 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Conception. On demanda au pilote Jean Serano ce que


l'autre navire était devenu. Il nous répondit qu'il le

croyait perdu, parce qu'il ne l'avait plus revu du mo-


ment qu'il avait embouqué le canal. Le capitaine géné-
ral donna ordre alors de le chercher partout, mais
particulièrement dans le canal où il avait pénétré : il

renvoya la Victoire jusqu'à l'embouchure du détroit,


en ordonnant, si on ne le trouvait pas, de planter
dans un endroit bien éminent un étendard au pied
duquel on devait placer, dans une petite marmite, une
lettre qui indiquait la route qu'on allait tenir, afin

qu'il pût suivre l'escadre. Cette manière de s'avertir


en cas de séparation avait été arrêtée au moment de
notre départ. On planta de la même manière deux
autres signaux sur des lieux éminents dans la pre-
mière baie et sur une petite île de la troisième, dans
laquelle nous vîmes quantité de loups marins et d'oi-
seaux. Le capitaine général avec la Conception attendit
le retour de la Victoire près de la rivière des Sardines,
et fit planter une croix sur une petite île, au pied de
deux montagnes couvertes de neige, d'où la rivière

tire son origine.


En cas que nous n'eussions pas découvert ce détroit
pour passer d'une mer à une autre , le capitaine géné-
ral avait déterminé de continuer sa route au sud jusque
par le 75° de latitude méridionale, où pendant l'été il

n'y a point de nuit , ou du moins très peu , comme il

n'y a point de jour en hiver. Pendant que nous étions


dans le détroit, nous n'avions que trois heures de nuit,
et c'était au mois d'octobre *.

i. Notons que les navigateurs, se trouvant dans l'hémisphère austral,


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 59

La terre de ce détroit, qui à gauche tourne au sud-


est, est basse. Nous lui donnâmes le nom de détroit
des Patagons. A chaque demi-lieue, on y trouve un
port sûr, de l'eau excellente, du bois de cèdre, des
sardines et une grande abondance de coquillages. Il y
avait aussi des herbes, dont quelques-unes étaient
amères, mais d'autres étaient bonnes à manger, sur-
tout une espèce de céleri doux ,
qui croît autour des
fontaines, dont nous nous nourrîmes faute de meilleurs
aliments. Enfin je crois qu'il n'y a pas au monde de
meilleur détroit que celui-là *.

Au moment où nous débouchions dans l'Océan, nous


fûmes témoins d'une chasse curieuse que quelques
poissons faisaient à d'autres poissons. Il y en a de trois
2
espèces, c'est-à-dire des dorades et des bonites ,
qui
poursuivent les poissons appelés colondrins 3 , espèce
de poissons volants. Ceux-ci, quand ils sont poursuivis,
sortent de l'eau, déploient leurs nageoires, qui sont
assez longues pour leur servir d'ailes, et volent à la
distance d'un coup d'arbalète ; ensuite ils retombent
dans l'eau. Pendant ce temps, leurs ennemis, guidés
par leur ombre, les suivent, et au moment qu'ils ren-

trent dans l'eau, ils les prennent et les mangent. Ces

avaient les saisons en opposition avec celles de l'hémisphère boréal, et


par conséquent les plus longs jours dans les derniers mois de l'année.
1. On verra dans la dernière partie du volume que cet éloge des

diverses conditions du détroit n'est pas absolument mérité.


2. Espèce de thon.

3. Poissons de la famille des Esoces, dont notre brochet commun est


le type. Les Exocets ou poissons volants ont les nageoires pectorales
très développées, qui leur permettent de s'élancer loin de l'eau et de se
maintenir en l'air tant que ces appendices conservent leur humidité;
leur semblant de vol a pour but d'échapper aux poissons voraces qui
les poursuivent, mais le plus souvent ils n'évitent ce premier danger
que pour devenir la proie de certains oiseaux de mer qui les guettent.
60 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

poissons volants ont au delà d'un pied de long et sont


une excellente nourriture.
Pendant le voyage j'entretenais le mieux que je pou-
vais le géant patagon qui était sur notre vaisseau, et,

au moyen d'une espèce de pantomime, je lui demandai


le nom patagon de plusieurs objets, de manière que
je parvins à en former un petit vocabulaire. Il s'y était

si bien accoutumé qu'à peine me voyait-il prendre la


plume et le papier, qu'il venait aussitôt me dire les
noms des objets qu'il avait sous les yeux et des opéra-
tions qu'il me voyait faire. Il nous fit voir, entre autres,

la manière dont on allume le feu dans son pays : c'est-

à-dire en frottant un morceau de bois pointu contre


un autre, jusqu'à ce que le feu prenne à une espèce
de moelle d'arbre, qu'on place entre les deux mor-
ceaux de bois. Un jour que je lui montrai la croix et

que je la baisai, il me fit entendre par ses gestes


que Setebos m'entrerait dans le corps et me ferait

mourir. Lorsqu'il se sentit à l'extrémité dans sa der-


nière maladie, il demanda la croix, qu'il baisa, et

nous pria de le faire baptiser; ce que nous fîmes, en


lui donnant le nom de Paul.
LIVRE II

SORTIE DU DETROIT JUSQU A LA MORT DU CAPITAINE MAGELLAN


ET NOTRE DÉPART DE ZUBU

e mercredi 28, novembre, nous débouquâmes


du détroit pour entrer dans la grande mer, à
laquelle nous donnâmes ensuite le nom de
mer Pacifique, et dans laquelle nous naviguâmes pen-
dant le cours de trois mois et vingt jours, sans goûter
d'aucune nourriture fraîche. Le biscuit que nous man-
gions n'était plus du pain, mais une poussière mêlée
de vers qui en avaient dévoré toute la substance, et qui

de plus était d'une puanteur insupportable, étant im-


prégné d'urine de souris. L'eau que nous étions obligés
de boire était également putride et puante. Nous fûmes
même contraints, pour ne pas mourir de faim, de
manger des morceaux de cuir de bœuf, dont on avait
recouvert la grande vergue pour empêcher que le bois
ne rongeât les cordes. Ces cuirs, toujours exposés à
l'eau, au soleil et aux vents, étaient si durs qu'il fallait

les faire tremper pendant quatre à cinq jours dans la


mer pour les rendre un peu tendres ; ensuite nous les
mettions sur de la braise pour les manger. Souvent
même nous avons été réduits à nous nourrir de sciure
de bois; et les souris même, si dégoûtantes pour
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

l'homme, étaient devenues un mets si recherché qu'on


les payait jusqu'à un demi-ducat la pièce.

Ce n'était pas là tout encore. Notre plus grand mal-


heur était de nous voir attaqués, d'une espèce de ma-
ladie par laquelle les gencives se gonflaient au point

de surmonter les dents tant de la mâchoire supérieure


que de l'inférieure, et ceux qui en étaient attaqués
ne pouvaient prendre aucune nourriture 1 . Dix-neuf
d'entre nous en moururent, et parmi eux était le géant
patagon et un Brésilien, que nous avions conduits
avec nous. Outre les morts, nous avions vingt-cinq à
trente matelots malades, qui souffraient des douleurs
dans les bras, dans les jambes et dans quelques autres
parties du corps ; mais ils en guérirent. Quant à moi,
je ne puis trop remercier Dieu de ce que pendant tout
ce temps et au milieu de tant de malades je n'ai pas
éprouvé la moindre indisposition.
Pendant cet espace de trois mois et vingt jours, nous
parcourûmes à peu près quatre mille lieues dans cette
mer, que nous appelâmes Pacifique, parce que durant
le temps de notre traversée nous n'essuyâmes pas la
moindre tempête 2 Nous ne découvrîmes non plus pen-
.

dant ce temps aucune terre, excepté deux îles désertes,


où nous ne trouvâmes que des oiseaux et des arbres,
etpar cette raison nous les désignâmes par le nom
àHles Infortunées.
3
Nous ne trouvâmes point de fond le

1. Effets ordinaires du scorbut, maladie que rendait autrefois très

fréquente la mauvaise alimentation des longues traversées, notamment


l'usage des viandes salées.
2. Comme le remarque avec raison le traducteur, le nom que cette mer
reçut pour avoir été favorable aux navires de Magellan n'implique pas
qu'elle justifie régulièrement une pareille dénomination. Bougainville
Cook, par exemple, ne l'auraient certes pas baptisée ainsi.
3. Pigafetta ne donne pas des renseignements assez précis pour qu'il
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 63

long de leurs côtes et ne vimes que plusieurs requins.


Elles sont à deux cents lieues l'une de l'autre. La
première est par le 15° de latitude méridionale; la se-
conde par le 9°. D'après le sillage de notre vaisseau,
que nous prîmes par le moyen de la chaîne de la
poupe (bloc), nous parcourions chaque jour soixante à
soixante-dix lieues ; et si Dieu et sa sainte Mère ne
nous eussent pas accordé une heureuse navigation, nous
aurions tous péri de faim dans une si vaste mer. Je ne
pense pas que personne à l'avenir veuille entreprendre
un pareil voyage *.

Si en sortant du détroit nous avions continué à


courir vers l'ouest, sur le même parallèle, nous aurions
fait le tour du monde, et, sans rencontrer aucune terre,
nous serions revenus par le cap Désiré au cap des
Onze-Mille-Vierges, qui tous les deux sont par le 50° de

latitude méridionale.
Le pôle antarctique n'a pas les mêmes étoiles que le

pôle arctique ; mais on y voit deux amas de petites


étoiles nébuleuses, qui paraissent des nubécules, à peu
de distance l'une de l'autre 2
. Au milieu de ces amas de
petites étoiles on en découvre deux fort grandes et fort

brillantes, mais dont le mouvement est peu apparent :

elles indiquent le pôle antarctique 3 . Quoique l'aiguille

soit possible de déterminer la position des îles Infortunées, mais d'après


des cartes qui accompagnaient le manuscrit sur lequel la traduction a
été faite, il semblerait indiquer que ces îles appartiennent à l'archipel de
la Société.
1. Cinquante-six ans s'écoulèrent avant qu'aucun autre navigateur fit
le tourdu globe. Ce fut Drake qui, en 1578, traversa cette mer le pre-
mier après Magellan.
2. Les astronomes ont donné à ces groupes stellaires le nom de Nuées
de Magellan.
3. Les étoiles qui correspondent à l'axe polaire antarctique sont toutes,

contrairement à ce qui est dit ici, fort peu apparentes.


.

64 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

aimantée déclinât un peu du véritable nord, elle cher-


chait cependant toujours le pôle arctique ; mais elle

n'agissait pas avec autant de force que lorsqu'elle est

vers son propre pôle. Lorsque nous fûmes en pleine


mer, le capitaine général indiqua à tous les pilotes le
point où ils devaient aller, et leur demanda quelle
route ils pointaient sur leurs cartes. Tous lui répondi-
rent qu'ils pointaient selon les ordres qu'il leur avait
donnés : il répliqua qu'ils pointaient à faux et qu'il
fallait aider l'aiguille, parce que, se trouvant dans le
sud, elle n'avait pas, pour chercher le véritable nord,
autant de force qu'elle en avait du côté du nord même f
Étant au milieu de la mer, nous découvrîmes à l'ouest
cinq étoiles fort brillantes placées exactement en forme
2
de croix .

Nous naviguâmes entre l'ouest et le nord-ouest-


quart-nord-ouest, jusqu'à ce que nous arrivâmes
sous la ligne équinoxiale, à 122° de longitude de la
ligne de démarcation. Cette ligne de division est à 30°
à l'ouest du premier méridien, qui est à 3° à l'ouest
du cap Yert.
Dans notre route nous rangeâmes les côtes de deux
îles très élevées, dont l'une est par le 20° de latitude

1. Assertion erronée : comme ailleurs, et avec au-


l'aiguille subit là
tant de force, l'influence magnétique mais l'expérience seule a pu dé-
:

terminer pour les diverses régions du globe les conditions de déclinai-


son avec lesquelles les navigateurs doivent compter.
2. C'est la célèbre croix du Sud, que dès le commencement du qua-

torzième siècle Dante a mentionnée dans son poème (Purgat., ch. i er),
sur quoi l'on a voulu prétendre que l'auteur de la Divine Comédie avait
le don de vision surnaturelle. Mais la croix du Sud devenant visible
dès qu'on arrive vers le 10° en deçà de l'équateur, et par conséquent
se montrant à l'horizon des caps avancés de l'Inde, que visitaient alors
les marchands italiens, rien d'étonnant à ce que cette constellation
ait été signalée au poète par le récit verbal ou écrit d'un de ses
compatriotes.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 65

méridionale, et l'autre par le 15°. La première s'appelle

Cipangu, et la seconde Sumbdit-Pradit 1 .

Après que nous eûmes dépassé la ligne, nous navi-


guâmes entre l'ouest et le nord-ouest-quart-ouest. En-
suite nous courûmes deux cents lieues à l'ouest; après
quoi nous changeâmes de nouveau de direction en
courant à quart de sud-ouest, jusqu'à ce que nous
fûmes par le 13° de latitude septentrionale. Nous es-

périons arriver par cette route au cap de Gatticara,


que les cosmographes ont placé sous cette latitude ;

mais ils se sont trompés, ce cap étant à 12° plus au


2
nord . Il faut cependant leur pardonner cette erreur,
puisqu'ils n'ont pas, comme nous, visité ces parages.
Lorsque nous eûmes couru soixante-dix lieues dans
cette direction, étant par le 12° de latitude septentrio-
nale et par le 146° de longitude, le 6 de mars, qui était
un mercredi, nous découvrîmes au nord-ouest une pe-
et ensuite deux autres au sud-ouest 3 La pre-
tite île .

mière était plus élevée et plus grande que les deux au-
tres. Le capitaine général voulait s'arrêter à la plus
grande pour y prendre des rafraîchissements et des
provisions; mais cela ne nous fut pas possible, parce
que les insulaires venaient sur nos vaisseaux et volaient

tantôt une chose et tantôt une autre, sans qu'il nous


fût possible de les en empêcher. Ils voulaient nous
obliger à amener nos voiles et à nous rendre à terre ;

ils eurent même l'adresse d'enlever l'esquif qui était


attaché à notre arrière. Alors le capitaine irrité fît une

1. On a beaucoup discuté, mais sans pouvoir s'accorder, sur la position

de ces deux îles. Marco-Polo donne ce nom de Cipangu au Japon.


i. Autre sujet à discussion sans issue.
3. Probablement l'île de Guahan, au sud du groupe des îles Ma-
riannes.
66 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

descente à terre avec quarante hommes armés, brûla


quarante à cinquante maisons, ainsi que plusieurs de
leurs canots, et leur tua sept hommes. Il recouvra de
cette manière l'esquif; mais il ne jugea pas à propos
de s'arrêter dans cette île après tous ces actes d'hosti-
lité. Nous continuâmes donc notre route dans la même
direction.
Au moment où nous descendions à terre pour y punir
les insulaires, nos malades nous prièrent que si quel-
qu'un des habitants venait à être tué, on leur en ap-
portât les intestins, étant persuadés qu'ils serviraient
à les guérir en peu de temps.
Lorsque nos gens blessaient les insulaires avec leurs
flèches, de manière à les traverser d'outre en outre,
ces malheureux tâchaient de retirer ces flèches de leur

corps tantôt par un bout et tanlôt par l'autre ; après


quoi ils les regardaient avec surprise, et souvent ils

mouraient de la blessure ; ce qui ne laissait pas de


nous faire pitié. Cependant lorsqu'ils nous virent par-
tir, ils nous suivirent avec plus de cent canots, et nous
montraient du poisson, comme s'ils voulaient nous le
vendre ; mais lorsqu'ils étaient près de nous, ils nous
lançaient des pierres et prenaient la fuite. Nous pas-
sâmes à pleines voiles au milieu d'eux mais ils surent ;

éviter avec beaucoup d'adresse nos vaisseaux. Nous

vîmes aussi dans leurs canots des femmes qui pleu-


raient et s'arrachaient les cheveux, probablement parce
que nous avions tué leurs maris.
Ces peuples ne connaissent aucune loi et ne suivent
que leur propre volonté. Il n'y a parmi eux ni roi ni
chef. Il n'adorent rien, et vont tout nus. Quelques-uns
d'entre eux ont une longue barbe, des cheveux noirs
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 67

noués sur le front et qui leur descendent jusqu'à la cein-


ture. Ils portent aussi de petits chapeaux de palmier.
Ils sonl grands et fort bien faits. Leur teint est d'une

couleur olivâtre ; mais on nous dit qu'ils naissaient

blancs et qu'ils devenaient bruns avec l'âge, Ils ont


l'art de se colorer les dents de rouge et de noir, ce qui
passe chez eux pour une beauté. Les femmes sont jolies,
d'une belle taille et moins brunes que les hommes. Elles

ont les cheveux fort noirs, plats et tombant à terre.


Elles ne sont vêtues que d'un tablier étroit de toile, ou
plutôt d'une écorce mince comme du papier, qu'on tire

de l'aubier du palmier. Elles ne travaillent que dans


leurs maisons à faire des nattes et des corbeilles avec

les feuilles de palmier, et d'autres ouvrages semblables


pour l'usage domestique. Les uns et les autres s'oignent

les cheveux et tout le corps d'huile de coco et de séséli.

Ce peuple se nourrit d'oiseaux, de poissons volants,


de patates, d'une espèce de figues longues d'un demi-
pied, de cannes à sucre et d'autres fruits semblables.
Leurs maisons sont de bois, couvertes de planches, sur
lesquelles on étend les feuilles de leurs figuiers, lon-
gues de quatre pieds. Us ont des chambres assez pro-
pres avec des solives et des fenêtres, et leurs lits assez
doux sont faits de nattes de palmier très fines étendues
sur de la paille assez molle. Ils n'ont pour toute arme
que des lances, garnies par le bout d'un os pointu de
poisson. Les habitants de ces îles sont pauvres, mais
très adroits et surtout voleurs habiles; c'est pourquoi
nous les appelâmes îles des Larrons K

1. Elles furent ensuite appelées îles des Voiles, à cause du grand nom-

bre de navires qui hantaient constamment ces parages mais du temps


;

de Philippe IV, roi d'Espagne, on les nomma îles Mari'annes, en l'hon-


VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Leur amusement est de se promener avec leurs


femmes dans des canots semblables aux gondoles des
euvirons de Venise ; mais ils sont beaucoup plus étroits ;

tous sont peints en noir, en blanc ou en rouge. La voile


est faite de feuilles de palmier cousues ensemble et a
la forme d'une voile latine. Elle est toujours placée

d'un côté, et du côté opposé, pour donner un équilibre


à la voile et en même temps pour soutenir le canot, ils

attachent une grosse poutre pointue d'un côté avec des


perches en travers pour la soutenir 1 C'est ainsi qu'ils .

naviguent sans danger. Leur gouvernail ressemble à


une pelle de boulanger, c'est-à-dire que c'est une
perche au bout de laquelle est attachée une planche.
Ils ne font point de différence entre la proue et la

poupe, et c'est pourquoi ils ont un gouvernail à chaque


bout. Ils sont bons nageurs et ne craignent pas de se
hasarder en pleine mer comme des dauphins.
Ils furent si émerveillés et si surpris de nous voir,
que nous eûmes lieu de croire qu'ils n'avaient vu jus-
qu'alors d'autres hommes que les habitants de leurs
îles.

Le seizième jour du mois de mars, au lever du soleil,

nous nous trouvâmes près d'une terre élevée à trois

cents lieues des îles des Larrons. Nous nous aperçûmes


bientôt que c'était une île. Elle se nomme Zamal 2 .

neur de sa femme, Marie d'Autriche. Beaucoup de cartes, même mo-


dernes, leur ont cependant conservé —
pour ainsi dire en sous-titre le —
nom que leur avait donné Magellan. L'ensemble des îles dont les Ma-
riannes font partie est d'ailleurs appelé archipel de Magellan.
1. C'est le balancier, fort bien imaginé par ces peuples, pour ne pas

chavirer avec des embarcations très étroites portant des voiles de nattes
assez pesantes. Cook a fait un grand éloge de ces canots à balancier.
2. Sur les cartes modernes, Samar, une des îles principales du groupe
des Philippines.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 69

Derrière cette île il y en a une autre qui n'est point ha-

bitée , et nous sûmes ensuite qu'on l'appelait Humunu.


C'est ici que le capitaine général voulut prendre terre
le lendemain pour faire aiguade avec plus de sûreté, et

jouir de quelque repos après un si long et si pénible


voyage. Il y fit aussitôt dresser deux .tentes pour les

malades, et ordonna de tuer une truie *.

Le lundi 18 du mois , dans l'après-dîner, nous vîmes


venir vers nous une barque avec neuf hommes. Le ca-
pitaine général ordonna que personne ne fit le moindre
mouvement ou ne dît le moindre mot sans sa permis-
sion. Quand ils furent à terre, leur chef s'adressa au

capitaine général en lui témoignant par des gestes le


plaisir qu'il avait de nous voir. Quatre des plus ornés
d'entre eux restèrent auprès de nous ; les autres allè-

rent appeler leurs compagnons, qui étaient occupés à


la pêche, et revinrent avec eux.

Le capitaine, les voyant si paisibles, leur fit donner à


manger et leur offrit en même temps quelques bonnets
rouges, de petits miroirs, des peignes, des grelots, des
2
boccassins ,
quelques bijoux d'ivoire et autres baga-
telles semblables. Les insulaires, charmés de la poli-
tesse du capitaine, lui donnèrent du poisson, un vase
plein de vin de palmier, qu'ils appellent uraca, des ba-
nanes longues de plus d'une palme, d'autres plus petites
et de meilleur goût, et deux fruits du cocotier. Ils nous
indiquèrent en même temps par des gestes qu'ils

n'avaient alors rien d'autre à nous offrir, mais que


dans quatre jours ils reviendraient à nous, et nous ap-

i. Prise sans doute à l'île des Larrons, où les cochons étaient très nom-
breux à l'état sauvage et domestique.
2. Espèce de toile fort en usage en ce temps-là.
10 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

porteraient du riz ,
qu'ils appellent umai, des noix de
coco et d'autres vivres.

Les noix de coco sont les fruits d'une espèce de


palmier, dont ils tirent leur pain, leur vin, leur huilé et

leur vinaigre. Pour avoir* le vin, ils font à la cime du


palmier une incision qui pénètre jusqu'à la moelle, et

d'où sort goutte à goutte une liqueur qui ressemble au


moût blanc, mais qui est un peu aigrelet. On reçoit

cette liqueur dans les tuyaux d'un roseau de la gros-

seur de la jambe, qu'on attache à l'arbre, et qu'on a


soin de vider deux fois par jour, le matin et le soir. Le
fruit de ce palmier est de la grosseur de la tête d'un
homme, quelquefois même il est plus gros. Sa première
écorce, qui est verte, a deux doigts d'épaisseur : elle

est composée de filaments, dont ils se servent pour


faire des cordes pour amarrer leurs barques. Ensuite
on trouve une seconde écorce plus dure et plus épaisse

que celle de la noix. Ils brûlent cette écorce, et en


tirent une poudre pour leur usage. Il y a dans l'inté-

rieur une moelle blanche de l'épaisseur d'un doigt,


qu'on mange en guise de pain avec la viande et le

poisson. Dans le centre de la noix et au milieu de cette


moelle on trouve une liqueur limpide, douce et corro-

borative. Si, après avoir versé cette liqueur dans un


vase, on la laisse reposer, elle prend la consistance
d'une pomme. Pour avoir de l'huile on prend la noix,
dont on laisse putréfier la moelle avec la liqueur ; en-
suite on la fait bouillir, et il en résulte une huile épaisse
comme du beurre. Pour obtenir du vinaigre, on laisse
reposer la liqueur seule, laquelle étant exposée au so-
leil devient acide et semblable au vinaigre qu'on fait
avec du vin blanc. Nous en faisions aussi une liqueur
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 71

qui ressemblait au lait de chèvre, en grattant la moelle,


la détrempant dans sa liqueur même et la passant
ensuite par un linge. Les cocotiers ressemblent aux
palmiers qui portent les dattes; mais leurs troncs n'ont
pas un si grand nombre de nœuds, sans être cependant
bien lisses. Une famille de dix personnes peut subsister
avec deux cocotiers en faisant alternativement chaque
semaine des trous à l'un et laissant reposer l'autre,
afin qu'un écoulement continuel de la liqueur ne le

fasse pas périr. On nous a dit qu'un cocotier vit un


siècle entier.

Les insulaires se familiarisèrent beaucoup avec nous,


et c'est par ce moyen que nous pûmes apprendre d'eux
les noms de plusieurs choses, et surtout des objets qui
nous environnaient. C'est d'eux aussi que nous ap-
prîmes que leur île s'appelait Zuluan. Elle n'est pas
fort grande. Ils étaient polis et honnêtes. Par amitié
pour notre capitaine, ils le conduisirent dans leurs ca-
nots aux magasins de leurs marchandises, tels que
clous de girofle, cannelle, poivre, noix muscade, macis,
or, etc., etc., et nous firent connaître parleurs gestes
que les pays vers lesquels nous dirigions notre course
fournissaient abondamment de toutes ces denrées. Le
capitaine général les invita à son tour à se rendre sur
son vaisseau, où il étala tout ce qui pouvait les flatter
par la nouveauté. Au moment qu'ils allaient partir il

fit tirer un coup de bombarde, qui les épouvanta étran-


gement ; de sorte que plusieurs étaient sur le point de
se jeter à la mer pour s'enfuir; mais on n'eut pas
beaucoup de peine à leur persuader qu'ils n'avaient

rien à craindre, de sorte qu'ils nous quittèrent assez


tranquillement et même de bonne grâce, en nous as-
72 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

surant qu'ils reviendraient incessamment, comme ils

nous lavaient promis auparavant. L'ile déserte sur


laquelle nous nous étions établis est nommée Humunu
parles insulaires, mais nous l'appelâmes YAiguade aux
bons indices (Acquada da li bnoni segnali), parce que nous
y avions trouvé deux fontaines d'une eau excellente, et

que nous aperçûmes les premiers indices d'or dans ce


pays. On y trouve aussi du corail blanc, et il y a des
arbres dont les fruits, plus petits que nos amandes,
ressemblent aux pignons de pin *. Il y a aussi plusieurs
espèces de palmiers, dont quelques-unes donnent des
fruits bons à manger, tandis que d'autres n'en produi-
sent point.
Ayant aperçu autour de nous une quantité d'îles, le

cinquième dimanche de carême, qu'on appelle de La-


zare, nous leur donnâmes le nom d'archipel de Saint-
2
Lazare . Il est par le 10° de latitude septentrionale et
à 161° de longitude de la ligne de démarcation.
Le vendredi 22 du mois, les insulaires tinrent parole,

et vinrent avec deux canots remplis de noix de coco,


d'oranges, une cruche pleine de vin de palmier, et un
coq pour nous faire voir qu'ils avaient des poules. Nous
achetâmes tout ce qu'ils apportèrent. Leur chef était

un vieillard; son visage était peint, et il avait des pen-


dants d'oreilles d'or. Ceux de sa suite avaient des bra-
celets d'or aux bras et des mouchoirs autour de la tête»

1. Peut-être le pistachier.
2. On les a appelées ensuite Philippines, du nom de Philippe d'Au-
triche, fils de Charles-Quint. La position qui leur est ici attribuée par

Pigafetta semble avoir été à dessein mal indiquée, dans le but délaisser
en deçà de la ligne de démarcation cet archipel, qui est en réalité au
delà, et qui dès lors, de par la décision papale, devait être attribué aux
Portugais.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 73

Nous passâmes huit jours près de cette île, et le

capitaine allait journellement à terre visiter les ma-


lades, à qui il portait du vin de cocotier qui leur fai-

sait beaucoup de bien.


Les habitants des îles près de celle où nous étions
avaient de si grands trous aux oreilles, et le bout en
était si allongé qu'on pouvait y passer le bras *.
Ces peuples sont de couleur olivâtre et généralement
assez replets. Us se tatouent et se graissent tout le
corps avec de l'huile de cocotier et de gengeli, pour, se
garantir, disent-ils, du soleil et du vent. Ils ont les che-
veux noirs et si longs qu'ils leur tombent sur la cein-

ture. Leurs armes sont des coutelas, des boucliers, des


massues et des lances garnies d'or. Pour instruments
de pêche, ils ont des dards, des harpons et des filets

faits à peu près comme les nôtres. Leurs embarcations


ressemblent aussi à celles dont nous nous servons.
Le lundi saint 25 mars, je courus le plus grand dan-
ger. Nous étions sur le point de faire voile, et je vou-
lais pêcher; ayant, pour me placer commodément, mis
le pied sur une vergue mouillée par la pluie, le pied
me glissa, et je tombai dans la mer sans être aperçu
de personne. Heureusement la corde d'une voile qui
pendait dans l'eau se présenta à moi; je m'y attachai,
et criai avec tant de force qu'on m'entendit et qu'on
vint me sauver avec l'esquif; ce qu'il ne faut pas attri-
buer sans doute à mon propre mérite, mais à la pro-
tection miséricordieuse de la très sainte Vierge.
Nous partîmes le même jour, et, gouvernant entre
l'ouest et le sud-ouest, nous passâmes au milieu de

1. Plusieurs navigateurs ont cité des faits analogues pour divers peu-
ples de l'océan Pacifique.
74 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

quatre îles appelées Cenalo, Huinangan, Ibusson et


Abarien.
Le jeudi 28 mars, ayant vu pendant la nuit du feu
dans une île, le matin nous mîmes le cap sur elle; et

lorsque nous en fûmes à peu de distance, nous vîmes


une petite barque, qu'on appelle boloto, avec huit
hommes, s'approcher de notre vaisseau. Le capitaine
avait un esclave natif de Sumatra : il essaya de leur
parler dans la langue de son pays; ils le comprirent et

vinrent se placer à quelque distance de notre vaisseau,


mais ils ne voulurent pas monter sur notre bord et
semblaient même craindre de nous approcher trop. Le
capitaine, voyant leur méfiance, jeta à la mer un bon-
net rouge et quelques autres bagatelles attachées sur
une planche. Ils les prirent et en témoignèrent beau-
coup de joie, mais ils partirent aussitôt, et nous sûmes
ensuite qu'ils s'étaient empressés d'aller avertir leur
roi de notre arrivée.
Deux heures après, nous vîmes venir à nous deux
balançais (nom qu'ils donnent à leurs grandes bar-
ques), tout remplis d'hommes. Le roi était dans le

grand, sous une espèce de dais formé de nattes. Quand


le roi fut près de notre vaisseau, l'esclave du capitaine
lui parla ; ce qu'il comprit très bien, car les rois de ces
îles parlent plusieurs langues. Il ordonna à quelques-
uns de ceux qui l'accompagnaient de monter sur le

vaisseau; mais il resta lui-même dans son balangai, et

aussitôt que les siens furent de retour, il partit.

Le capitaine fit un accueil fort affable à ceux qui


étaient montés sur le vaisseau, et leur donna aussi
quelques présents. Le roi l'ayant su, avant de partir,
voulut donner au capitaine un lingot d'or et une cor-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 75

beille pleine de gingembre; mais le capitaine, en le


remerciant, refusa d'accepter ce présent. Vers le soir

nous allâmes avec Fescadre mouiller près de la maison


du roi.

Le jour suivant, le capitaine envoya à terre l'esclave


qui lui servait d'interprète, pour dire au roi que s'il

avait quelques vivres à nous envoyer, nous les payerions


bien, en l'assurant en même temps que nous n'étions
pas venus vers lui pour commettre des hostilités, mais
pour être ses amis. Sur cela, le roi vint lui-même au
vaisseau dans notre chaloupe, avec six ou huit de ses
principaux sujets. Il monta à bord, embrassa le capi-

taine, et lui fit présent de trois vases de porcelaine *

pleins de riz cru et couverts de feuilles, de deux do-


rades assez grosses et de quelques autres objets. Le
capitaine lui offrit à son tour une veste de drap rouge
et jaune faite à la turque et un bonnet rouge fin. Il fit

aussi quelques présents aux hommes de sa suite : aux


uns il donna des miroirs, aux autres des couteaux. En-
suite il fit servir le déjeuner et ordonna à l'esclave in-

terprète de dire au roi qu'il voulait vivre en frère avec


lui, ce qui parut lui faire grand plaisir.
Il étala ensuite devant le roi des draps de différentes
couleurs, des toiles, des couteaux et autres marchan-
dises. Il lui fit voir aussi toutes les armes à feu jusqu'à
la grosse artillerie , et ordonna même de tirer quel-
ques coups de canon, dont les insulaires furent fort

1. L'archipel des Philippines étant relativement voisin des côtes et


des îles chinoises, on s'explique ce don d'un vase de porcelaine, comme
s'expliquera plus tard la possession par les indigènes de beaucoup d'ob-
jetsprovenant évidemment des industries chinoise et japonaise. Nous
verrons bientôt d'ailleurs une jonque (navire chinois) signalée dans les
ports de l'archipel.
76 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

épouvantés. Il fit armer de toutes pièces un d'entre


nous, et chargea trois hommes de lui donner des coups
d'épée et de stylet, pour montrer au roi que rien ne
pouvait blesser un homme armé de cette manière; ce
qui le surprit beaucoup, et, se tournant vers l'inter-
prète, il lui fit dire au capitaine qu'un tel homme pour-
rait combattre contre cent.
« Oui, répondit l'interprète au nom du capitaine,
et chacun des trois vaisseaux a deux cents hommes
armés de cette façon. »

On lui fit examiner ensuite séparément chaque pièce


de l'armure et toutes nos armes, en lui montrant la

manière dont on s'en servait.

Après cela le capitaine le conduisit au château d'ar-

rière, et s'étant fait apporter la carte et la boussole, il

lui expliqua, à l'aide de l'interprète, comment il avait


trouvé le détroit pour venir dans la mer où nous étions,
et combien de lunes il avait passé en mer sans aper-
cevoir la terre.
Le roi, étonné de tout ce qu'il venait de voir et d'en-
tendre, prit congé du capitaine, en le priant d'envoyer
avec lui deux des siens pour leur faire voir, à son tour,
quelques particularités de son pays. Le capitaine me
nomma avec un autre pour accompagner le roi.

Lorsque nous mîmes pied à terre, le roi leva les

mains au ciel, et se tourna ensuite vers nous; nous en


fîmes autant, ainsi que tous ceux qui nous suivaient.
Le roi me prit alors par la main, et un des principaux
en fit de même à mon camarade, et nous nous ren-
dîmes ainsi sous une espèce de hangar fait de roseaux,
où était un balangai qui avait environ cinquante pieds
de long et qui ressemblait à une galère. Nous nous
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 77

assîmes sur la poupe, et tâchâmes de nous faire en-


tendre par des gestes, parce que nous n'avions point
d'interprète avec nous. Ceux de la suite du roi l'entou-

raient, se tenant debout, armés de lances et de boucliers.


On nous servit alors un plat de chair de porc, avec
une grande cruche pleine de vin. A chaque bouchée de
viande nous buvions une écuelle de vin, et lorsqu'on
ne vidait pas entièrement l'écuelle (ce qui n'arrivait
guère), on versait le reste dans une autre cruche.
L'écuelle du roi était toujours couverte, et personne
n'osait y toucher que lui et moi. Toutes les fois que le

roi voulait boire , il levait avant de prendre l'écuelle

les mains au ciel, les tournait ensuite vers nous, et au


moment qu'il la prenait avec la main droite, il étendait
vers moi la gauche le poing fermé, de manière que
la première fois qu'il fit cette cérémonie, je crus qu'il
allait me donner un coup de poing; et il restait dans
cette attitude pendant tout le temps qu'il buvait;
m'étant aperçu que tous les autres l'imitaient en cela,
j'en fis autant avec lui. Ce fut ainsi que nous fîmes
notre repas, et je ne pus me dispenser de manger de
la viande quoique ce fût un vendredi saint.

Avant que l'heure de souper n'arrivât, je présentai


au roi plusieurs choses que j'avais sur moi pour cet
effet, et lui demandai en même temps les noms de plu-
sieurs objets dans leur langue : ils furent surpris de
me les voir écrire.

Le souper vint : on porta de grands plats de porce-


laine, dont l'un contenait du riz, et l'autre du porc cuit
dans son bouillon. On suivit en soupant les mêmes
cérémonies qu'au goûter. Nous passâmes de là au pa-
lais du roi ,
qui avait la forme d'une meule de foin. Il
78 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

était couvert de feuilles de bananier et se trouvait


soutenu par quatre grosses poutres, assez loin de terre
pour que nous eussions besoin d'une échelle pour y
monter.
Quand nous y fûmes, le roi nous fît asseoir sur des
nattes de roseaux avec^les jambes croisées, comme les
tailleurs sur leur table. Une demi-heure après, on
apporta un plat de poisson rôti coupé par morceaux,
du gingembre qu'on venait de cueillir et du vin. Le fils

aîné du roi étant survenu, il le fît asseoir à notre côté.


On servit alors deux autres plats, un de poisson cuit
dans son bouillon et l'autre de riz,pour en manger
avec le prince héréditaire. Mon compagnon de voyage
but sans mesure et s'enivra.

Leurs chandelles sont faites d'une espèce de résine


d'arbre qu'ils appellent anime, qu'on enveloppe dans
des feuilles de palmier ou de figuier.
Le roi, après nous avoir fait signe qu'il voulait se
coucher, s'en alla et nous laissa avec son fils, avec qui
nous dormîmes sur une natte de roseaux, ayant la tête

appuyée sur des oreillers faits de feuilles d'arbre.

Le lendemain, le roi vint me voir dans la matinée,


et, m'ayant pris par la main, me conduisit dans l'en-
droit où nous avions soupe la veille, pour y déjeuner
ensemble ; mais comme notre chaloupe était venue
nous chercher, je fis mes excuses au roi et partis avec

mon compagnon. Le roi était de très bonne humeur;


il nous baisa les mains, et nous baisâmes les siennes.

Son frère, qui était roi d'une autre île, vint avec
nous accompagné de trois hommes. Le capitaine géné-
ral le retint à dîner et lui fit présent de plusieurs
bagatelles.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 79

Le roi, qui nous accompagna, nous dit qu'on trouvait


dans son île des morceaux d'or gros comme des noix,
et même comme des œufs, mêlés avec de la terre
qu'on passait au cpible poiïif les trouver, et que tous
les vases et même quelques ornements de sa maison
étaient de ce métal. Il était vêtu fort proprement selon
l'usage du pays, et c'était le plus bel homme que j'aie

vu parmi ces peuples. Ses cheveux noirs lui tombaient


sur les épaules; un voile de soie lui couvrait la tête,

et il portait aux oreilles deux anneaux d'or. De la cein-


ture jusqu'aux genoux il était couvert d'un drap de
coton brodé en soie ; il portait au côté une espèce de
dague ou d'épée qui avait un manche d'or fort long;
le fourreau était de bois très bien travaillé. Sur cha-
cune de ses dents on voyait trois taches d'or, de ma-
nière qu'on aurait dit qu'il avait toutes ses dents liées
avec ce métal 1
. Il était parfumé de storax et de ben-
join. Sa peau était peinte, mais le fond en était
olivâtre.

Il fait son séjour ordinaire dans une île où sont les

pays de Butuan et de Mindanas , mais quand les deux


rois veulent conférer ensemble, ils se rendent dans l'île

de Massana, où nous étions actuellement. Le premier


s'appelle rajah (roi) Golambu, et l'autre rajah Siagu.
Le jour de Pâques, qui était le dernier du mois de
mars, le capitaine général envoya le matin de bonne
heure à terre l'aumônier avec quelques matelots pour
y faire les préparatifs nécessaires pour dire la messe,
et en même temps il dépêcha l'interprète vers le roi
pour lui dire que nous nous rendrions dans l'île, non
i. D'après un voyageur, certains habitants de Macassar se faisaient

arracher les dents pour les remplacer par des dents d'or.
80 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pour dîner avec lui, mais pour remplir une cérémonie


de notre culte. Le roi approuva tout et nous envoya
deux porcs tués.

Nous descendîmes à terre au nombre de cinquante,


n'ayant pas notre entière armure, mais étant cependant
armés et habillés le plus proprement possible; au
moment où nos chaloupes touchèrent au rivage, on
tira six coups de bombarde en signe de paix. Nous
sautâmes à terre, où les deux rois, qui étaient venus à
notre rencontre, embrassèrent le capitaine et le mirent
au milieu. Nous allâmes ainsi, en marchant en ordre,
jusqu'à l'endroit où l'on devait dire la messe, qui n'était
pas fort éloigné du rivage.
Avant qu'on commençât la messe, le capitaine jeta
de l'eau musquée sur les deux rois. Au temps de l'obla-

tion, ils allèrent comme nous baiser la croix mais ils ;

ne firent point l'offrande. A l'élévation, ils adorèrent

l'eucharistie avec les mains jointes, imitant toujours ce


que nous faisions. Dans ce moment, les vaisseaux,
ayant reçu le signal, firent une décharge générale de
l'artillerie. Après la messe, quelques-uns d'entre nous
communièrent, et ensuite le capitaine fît exécuter une
danse avec des épées, ce qui fit beaucoup de plaisir

aux deux rois.

Après cela, il fit apporter une grande croix garnie


des clous et de la couronne d'épines, devant laquelle
nous nous prosternâmes, et les insulaires nous imi-
tèrent encore en cela. Alors le capitaine fît dire aux
rois, par l'interprète, que cette croix était l'étendard
qui lui avait été confié par son empereur, pour la plan-
ter partout où il aborderait; et que par conséquent il

voulait l'élever dans cette île, à laquelle ce signe serait


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 81

d'ailleurs favorable, parce que tous les vaisseaux eu-


ropéens qui dorénavant viendraient la visiter connaî-
traient en le voyant que nous y avions été reçus
comme amis, et ne feraient %ucune violence ni à leurs
personnes ni à leurs propriétés, et que, dans le cas
même où quelqu'un d'entre eux serait pris, il n'aurait
qu'à montrer la croix pour qu'on lui rendit sur-le-

champ la liberté. 11 ajouta qu'il fallait placer cette

croix sur la sommité la plus élevée des environs, afin


que chacun pût la voir, et que chaque matin il fallait

l'adorer. Il ajouta qu'ensuivant ce conseil, ni la foudre


ni l'orage ne leur feraient désormais aucun mal. Les
rois, qui ne doutaient nullement de tout ce que le ca-
pitaine venait de leur dire, le remercièrent, et le firent
assurer* par l'interprète* qu'ils étaient parfaitement
satisfaits et que ce serait avec plaisir qu'ils exécu-

teraient ce qu'il venait de leur proposer.


Il leur fit demander quelle était leur religion, s'ils

étaient Maures ou Gentils 1


. Ils répondirent qu'ils
n'adoraient aucun objet terrestre; mais, levant les
mains jointes et les yeux au ciel, ils firent entendre
qu'ils adoraient un Être suprême, qu'ils appelaient
Abba; ce qui fit un grand plaisir à notre capitaine.
Alors le rajah Colambu, levant les mains vers le ciel,

lui dit qu'il aurait bien désiré de lui donner quelques


preuves de son amitié. L'interprète lui ayant demandé
pourquoi il y avait si peu de vivres, il répondit que
cela venait de ce qu'il ne faisait pas sa résidence dans
cette île, où il ne venait que pour la chasse ou pour y
avoir des entretiens avec son frère, et que sa résidence

1. Mahométans ou païens.
82 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

sa famille.
Le capitaine dit au roi que s'il avait des ennemis, il

se joindrait volontiers à lui avec ses vaisseaux et ses


guerriers pour les combattre. Le roi lui fit répondre
qu'il était véritablement en guerre avec les habitants
de deux îles; mais que ce n'était pas alors le temps
propre de les attaquer, et il le remercia. On résolut
d'aller l'après-midi planter la croix sur le sommet
d'une montagne, et la fête finit par le feu de nos
mousquetaires, qui s'étaient formés en bataillons; après
quoi le roi et le capitaine général s'embrassèrent, et
nous retournâmes sur nos vaisseaux.
Dans l'après-dîner nous descendîmes tous à terre en
simple gilet, et, accompagnés des deux rois, nous

montâmes sur le sommet de la montagne la plus élevée

des environs et y plantâmes la croix. Pendant ce temps


le capitaine fit connaître les avantages qui devaient en

résulter pour les insulaires. Nous adorâmes tous la

croix, et les rois en firent autant. En descendant nous


traversâmes des champs cultivés, et nous nous ren-
dîmes à l'endroit où était le balangai, dans lequel les
rois firent apporter des rafraîchissements.
Le capitaine général avait déjà demandé quel était

dans les environs le port le plus propre pour ravitailler


ses vaisseaux et pour y trafiquer avec . ses marchan-
dises. On lui dit qu'il y en avait trois, savoir Ceylon, :

Zubu et Calagan 1 , mais que Zubu était le meilleur; et


comme il était décidé de s'y rendre, on lui offrit des

1. Cejlan estl'ile de Leyte, dont Pigafetta fait par erreur deuï îles dis-
tinctes; Calaganest le port de Caragaz, dans l'île deMindanao; Zubu est
l'île actuellement nommée Cebou.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 83

pilotes pour le conduire. La cérémonie de l'adoration


de la croix étant finie, le capitaine fixa au lendemain
notre départ, et offrit aux rois^.e leur laisser un otage
pour répondre des pilotes jusqu'à ce qu'il les eût ren-
voyés. Les rois y consentirent.
Le matin, lorsque nous étions sur le point de lever

l'ancre, le roi Golambu nous fit dire qu'il viendrait


volontiers nous servir lui-même de pilote, mais qu'il

était obligé de différer encore de quelques jours pour


faire la récolte du riz et d'autres produits de la terre ;

il priait en même temps le capitaine de vouloir bien


lui envoyer des gens de son équipage pour Faider à
achever plus vite ce travail. Le capitaine lui envoya
effectivement quelques hommes; mais les rois avaient

tant mangé et tant bu le jour précédent que, soit que


leur santé en eût été altérée, soit par suite d'ivresse, ils

ne purent donner aucun ordre, et nos gens se trouvè-


rent par conséquent à rien faire. Pendant les deux
jours suivants ils travaillèrent beaucoup, et on acheva
la besogne.
Nous passâmes sept jours dans cette île, pendant les-
quels nous eûmes occasion d'observer les usages et
coutumes des habitants. Ils ont le corps peint, et vont
tout nus, se couvrant seulement d'un morceau de toile.

Les femmes portent un jupon d'écorce d'arbre qui leur


descend de la ceinture en bas. Leurs cheveux sont noirs
et leur tombent quelquefois jusque sur les pieds. Leurs
oreilles sont trouées et ornées de bagues et de pen-
dants d'or. Ils sont grands buveurs, et mâchent tou-
jours un fruit appelé areca, qui ressemble à une poire ;

ils le coupent par quartiers et l'enveloppent dans des


feuilles du môme arbre , appelé betre (bétel), qui res-
84 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

semblent à celles du mûrier, et ils y mêlent un peu de


chaux 1 Après. qu'ils Font bien mâché ils le crachent,
et leur bouche devient toute rouge. Il n'y a aucun de
ces insulaires qui ne mâche le fruit du betre, lequel, à

ce qu'on prétend, leur rafraîchit le cœur; on assure


même qu'ils mourraient s'ils voulaient s'en abstenir.
Les animaux de cette île sont les chiens , les chats , les

cochons, les chèvres et les poules; et on y trouve pour


végétaux comestibles le riz, le millet, le panis, le maïs,
les noix de coco, l'orange, le citron, la banane et le

gingembre. Hy a aussi de la cire.


L'or y est en abondance, ainsi que le prouveront
deux fails dont j'ai été témoin. Un homme nous ap-
porta une jatte de riz et des figues, et demanda en
échange un couteau. Le capitaine, au lieu du couteau,
lui offrit quelques pièces de monnaie, et entre autres,

une double pistole d'or; mais il les refusa et préféra le

couteau. Un autre offrit un gros lingot d'or massif pour


avoir six fils de grains de verroterie ; mais le capitaine

défendit expressément de faire cet échange, de peur


que cela ne donnât à comprendre à ces insulaires que
nous appréciions plus l'or que le verre et nos autres
marchandises.
L'île de Massana 2 est par le 9° 40' de latitude nord,
et à 162° de longitude occidentale de la ligne de
démarcation. Elle est à vingt-cinq .lieues de l'île de
HumUnu ;

De là, dirigeant au sud-est, nous partîmes et pas-

Cet Usage est encore presque général dans ces régions.


1.

Les cartes modernes n'indiquent aucune île dont le nom soit ana-
2,

logue à celui-ci. Même observation pour la plupart des îles indiquées au


paragraphe suivant.
,

SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 85

sâmes au milieu de cinq îles qu'on appelle Ceylon,


Rohol 1 , Canigan, Baybay et Gâligan. Dans cette der-
nière nous vîmes des chauves-souris aussi grosses que
des aigles. Nous en tuâmes une, que nous mangeâmes
et à laquelle nous trouvâmes un goût de poulet. Il y a
aussi des pigeons, des tourterelles, des perroquets, et
d'autres oiseaux noirs et gros comme une poule, qui
font des œufs aussi gros que ceux du canard et qui
sont fort bons à manger. On nous dit que la femelle
pond ses œufs dans le sable et que la chaleur du soleil
suffît pour les faire éclore. De Massana à Gatigan il y
a vingt lieues.
Nous partîmes de Gatigan en mettant le cap à l'ouest;
et comme le roi de Massana ,
qui voulut être notre pi-
lote, ne pouvait pas nous suivre avec sa pirogue, nous
l'attendîmes près de trois îles appelées Polo, Ticobon et
Pozon. Lorsqu'il nous eut rejoints, nous le fîmes mon-
ter avec quelques-uns de sa suite sur notre vaisseau
ce qui lui fit grand plaisir, et nous nous rendîmes à l'île

de Zubu. De Gatigan à Zubu y a quinze lieues.


il

Le dimanche 7 avril, nous entrâmes dans le port de


Zubu. Nous passâmes près de plusieurs villages , où
nous vîmes des maisons construites sur les arbres.

Quand nous fûmes près de la ville, le capitaine fit ar-


borer tous les pavillons et amener toutes les voiles, et

l'on fit une décharge générale de l'artillerie; ce qui


causa une grande alarme parmi les insulaires.

Le capitaine envoya alors un de ses élèves avec l'in-

terprète comme ambassadeur au roi de Zubu. En arri-


vant à la ville, ils trouvèrent le roi environné d'un

i. Bojol,
86 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

peuple immense alarmé du bruit des bombardes. L'in-


terprète commença par rassurer le roi , en lui disant
que c'était notre usage et que ce bruit n'était qu'un
salut en signe de paix et d'amitié pour honorer en
même temps le roi et l'île. Ce propos rassura tout le

monde.
Le roi fit demander par son ministre à l'interprète ce

qui pouvait nous attirer dans son de et ce que nous


voulions. L'interprète répondit que son maître, qui
commandait l'escadre, était capitaine au service du
plus grand roi de la terre, et que le but de son voyage
était de se rendre à Malucco ; mais que le roi de Mas-
sana, où il avait touché, lui ayant fait de grands élo-
ges de sa personne , il était venu pour avoir le plaisir

de lui rendre visite , et en même temps pour prendre


des rafraîchissements en donnant en échange de nos
marchandises.
Le roi lui fit dire qu'il était le bienvenu; mais qu'il

l'avertissait en même temps que tous les vaisseaux qui


entraient dans son port pour y trafiquer devaient com-
mencer par lui payer un droit : en preuve de quoi il

ajouta qu'il n'y avait pas quatre jours que ce droit avait
été payé par une jonque de Siam, qui y était venue
prendre des esclaves et de l'or il appela ensuite un ;

marchand maure qui venait aussi de Siam, pour le

même objet, afin qu'il témoignât la vérité de ce qu'il


venait d'avancer 1
.

L'interprète répondit que son maître , étant le capi-


taine d'un si grand roi , ne payerait de droit à aucun
roi de la terre : que très le roi de Zubu voulait la paix,

1. Cet archipel était, comme on \oit, en relations suivies avec les peu-
ples du continent.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 8?

il avait apporté la paix; mais que s'il voulait la guerre,

il lui ferait la guerre. Le marchand de Siam, s'appro-


chant alors du roi, lui dit en son langage : Cata raja
chita, c'est-à-dire : Seigneur, prenez bien garde à cela.
Ces gens-là (il nous croyait Portugais) sont ceux qui ont
conquis Calicut, Malacca et toutes les Grandes -Indes.
L'interprète, qui avait compris ce que le marchand ve-
nait de dire, ajouta que son roi était encore beaucoup
plus puissant , tant par ses armées que par ses esca-
dres, que le roi de Portugal, dont le Siamois avait
voulu parler: que c'était le roi d'Espagne et l'empereur
de tout le monde chrétien; et que s'il eût préféré l'avoir
plutôt pour ennemi que pour ami, il aurait envoyé un

nombre assez considérable d'hommes et de vaisseaux


pour détruire son île entière. Le Maure confirma au
roi ce que venait de dire l'interprète. Le roi, se trouvant
alors embarrassé, dit qu'il se concerterait avec les siens
et donnerait le lendemain sa réponse. En attendant il

fit apporter au député du capitaine général et à l'inter-

prète un déjeuner de plusieurs mets, tous composés de


viande, dans des vases de porcelaine.
Après le déjeuner, nos députés revinrent à bord et
nous firent le rapport de tout ce qui leur était arrivé.
Le roi de Massana, qui après celui de Zubu était le

plus puissant roi de ces îles, se rendit à terre pour an-


noncer au roi les bonnes dispositions de notre capi-
taine général à son égard.
Le jour suivant, l'écrivain de notre vaisseau et l'in-
terprète allèrent à Zubu. Le roi vint au-devant d'eux
accompagné de ses chefs, et, après avoir fait asseoir nos
deux députés devant lui, il leur dit que, convaincu par
ce qu'il venait d'entendre, non seulement il ne prétendait
88 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

aucun droit, mais que, si on l'exigeait, il était prêt à se


rendre lui-même tributaire de l'empereur. On lui répon-
dit alors qu'on ne lui demandait d'autre droit que le

privilège d'avoir le commerce exclusif de son île. Le


roiy consentit, et les chargea d'assurer notre capitaine
que s'il voulait être véritablement son ami, il n'avait
qu'à se tirer un peu de sang du bras droit et le lui en-

voyer, et qu'il en ferait autant de son côté; ce qui se-


rait de part et d'autre le signe d'une amitié loyale et
solide. L'interprète l'assura que tout cela se ferait

comme il le désirait. Le roi ajouta alors que tous les

capitaines ses amis qui venaient dans son port lui fai-
saient des présents, et qu'ils en recevaient d'autres en
retour; qu'il laissait au capitaine le choix de donner le
premier ces présents ou de les recevoir. L'interprète

répondit que puisqu'il paraissait mettre tant d'impor-


tance à cet usage, il n'avait qu'à commencer; ce que le

roi consentit à faire.


Le mardi au matin , le roi de Massana vint à bord
de notre vaisseau avec marchand maure, et, après
le

avoir salué le capitaine de la part du roi de Zubu, il


lui dit qu'il était chargé de le prévenir que le roi était

occupé à rassembler tous les vivres qu'il pouvait trou-


ver pour lui en faire présent, et que dans l'après-midi
il lui enverrait son neveu avec quelques-uns de ses mi-
nistres pour établir la paix. Le capitaine les remercia,
et il leur fit en même temps voir un homme armé de
pied en cap, en leur disant que dans le cas qu'il fallût
combattre , nous nous armerions tous de la même ma-
nière. Le Maure fut saisi de peur en voyant un homme
armé de cette façon; mais le capitaine le tranquillisa

en l'assurant que nos armes étaient aussi avantageuses


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 89

à nos amis que fatales à nos adversaires, que nous


étions en état de dissiper tous les ennemis de notre roi

et de notre foi avec autant de facilité que nous en


avions à nous essuyer la sueur du front avec un mou-
choir. Le capitaine prit ce ton fier et menaçant pour
que le Maure allât en rendre compte au roi.

Effectivement, après dîner nous vîmes venir à notre


bord le neveu du roi, qui était son héritier, avec le
roi de Massana, le Maure, le gouverneur ou minis-
tre et le prévôt-major avec huit chefs de l'île, pour
contracter une alliance de paix avec nous. Le capi-
taine les reçut avec beaucoup de dignité : il s'assit

dans un fauteuil de velours rouge, donnant des chaises


de la même étoffe au roi de Massana et au prince : les

chefs durent s'asseoir sur des chaises de cuir, et les


autres sur des nattes.
Le capitaine fit demander par l'interprète si c'était

leur coutume de faire les traités en public, et si le

prince et le roi de Massana avaient les pouvoirs néces-


saires pour conclure un traité d'alliance avec lui. On
répondit qu'ils y étaient autorisés , et qu'on pouvait en
parler en public. Le capitaine leur fît sentir alors tous

les avantages de cette alliance, pria Dieu de la confir-


mer dans le ciel, et ajouta plusieurs autres choses qui
inspirèrent de l'amour et du respect pour notre re-
ligion.

Il demanda si le roi avait des enfants mâles. On lui

répondit qu'il n'avait que des filles, dont l'aînée était


la femme de son neveu, qui était alors son ambassa-
deur, et qui, à cause de ce mariage, était regardé
comme prince héréditaire. En parlant de la succession
parmi eux, on nous apprit que quand les frères ont un
90 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

certain âge, on n'a plus de considération pour eux, et

que le commandement passe alors aux fils. Ce discours


scandalisa le capitaine, qui condamna cet usage, at-
tendu que Dieu, qui a créé le ciel et la terre, disait-il,

a expressément ordonné aux enfants d'honorer leurs


père et mère, et menaçait de châtier du feu éternel
ceux qui transgressent ce commandement, et pour leur
faire mieux sentir la force de ce précepte divin, il leur
dit que nous étions tous également descendus d'Adam
et d'Eve. Il ajouta d'autres passages de l'histoire sa-
crée, qui firent grand plaisir à ces insulaires, et exci-
tèrent en eux le désir d'être instruits des principes de
notre religion ; de manière qu'ils prièrent le capitaine
de leur laisser, à son départ, un ou deux hommes ca-
pables de les enseigner, et qui ne manqueraient pas
d'être bien honorés parmi eux. Mais le capitaine leur

fît entendre que la chose la plus essentielle pour eux


était de se faire baptiser, ce qui pouvait se faire avant
son départ; qu'il ne pouvait maintenant laisser parmi
eux aucune personne de son équipage, mais qu'il re-

viendrait un jour leur conduire plusieurs prêtres et


moines pour les instruire sur tout ce qui regarde notre
sainte religion. Ils témoignèrent leur satisfaction à ces
discours, et ajoutèrent qu'ils seraient bien contents de
recevoir le baptême, mais qu'ils voulaient auparavant
consulter leur roi à ce sujet. Le capitaine leur dit alors
qu'ils eussent soin de ne pas se faire baptiser par la
seule crainte que nous pouvions leur inspirer, ou par
l'espoir d'en tirer des avantages temporels ,
parce que
son intention n'était pas d'inquiéter personne parmi
eux pour avoir préféré de conserver la foi de ses pères ;

il ne dissimula pas cependant que ceux qui se feraient


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 91

chrétiens seraient les plus aimés et les mieux traités.

Tous s'écrièrent alors que ce n'était ni par crainte ni


par complaisance pour nous qu'ils allaient embrasser
notre religion, mais par un mouvement de leur propre
volonté.
Le capitaine leur promit alors de leur laisser des
armes et une armure complète, d'après l'ordre qu'il en
avait reçu de son souverain; mais il les avertit en
même temps qu'il fallait baptiser aussi leurs femmes,
sans quoi ils devaient se séparer d'elles, s'ils ne vou-
laient pas tomber en péché. Ayant su qu'ils préten-

daient avoir de fréquentes apparitions du diable, qui


leur faisait grand'peur, il les assura que s'ils se fai-

saient chrétiens, le diable n'oserait plus se montrer à


eux qu'au moment de la mort. Ces insulaires, émus et

persuadés de tout ce qu'ils venaient d'entendre, répon-


dirent qu'ils avaient pleine confiance en lui; sur quoi le
capitaine, pleurant d'attendrissement, les embrassa
tous.
Il prit alors entre ses main: la main du prince et

celle du roi de Massana, et dit que par la foi qu'il avait


en Dieu, par la fidélité qu'il devait à l'empereur, son
seigneur, et par l'habit même qu'il portait 1
, il établis-
sait et promettait une paix perpétuelle entre le roi
d'Espagne et le roi de Zubu. Les deux ambassadeurs
firent la même promesse.
Après cette cérémonie on servit à déjeuner; ensuite
les Indiens présentèrent au capitaine de la part du roi
de Zubu de grands paniers pleins de riz, des cochons,
des chèvres et des poules, en faisant leurs excuses de

1. Magellan, qui était commandeur de l'ordre de Saint-Jacques, avait


dû naturellement revêtir pour la circonstance l'habit de cérémonie.
92 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

ce que le présent qu'ils offraient n'était pas plus digne


d'un si grand personnage.
De son côté le capitaine général donna au prince un
drap blanc de toile très fine, un bonnet rouge, quelques
fils de verroterie et une tasse de verre dorée, le verre
étant très recherché par ces peuples. Il ne fit aucun
présent au roi de Massana, parce qu'il venait de lui
donner une veste de couleur et quelques autres choses.
Il fit aussi des présents à toutes les personnes qui ac-
compagnaient les ambassadeurs.
Après que les insulaires furent partis, le capitaine

m'envoya à terre avec un autre porter les présents des-

tinés au roi, lesquels consistaient en une veste de soie


jaune et violette faite à la turque, un bonnet rouge et
quelques fils de grains de cristal, le tout dans un plat
d'argent, avec deux tasses de verre dorées que nous
portions à la main.
En arrivant dans la ville, nous trouvâmes le roi dans
son palais, accompagné d'un grand cortège. 11 était as-

sis par terre sur une natte de palmier. Son corps était

tout nu, n'ayant qu'un voile brodé à l'aiguille autour


de la tête, un collier de grand prix au cou, et aux
oreilles deux grands cercles d'or entourés de pierres
précieuses. Il était petit, replet et peint de différentes
manières par le moyen du feu. Il mangeait à terre, sur

une autre natte, des œufs de tortue contenus dans deux


vases de porcelaine, ayant devant lui quatre cruches
pleines de vin de palmier couvertes d'herbes odorifé-
rantes. Dans chacune de ces cruches il y avait un
tuyau de roseau, par le moyen duquel il buvait.
Après que nous eûmes rendu notre salut au roi, l'in-

terprète lui dit que le capitaine son maître le faisait


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 93

remercier du présent qu'il venait de lui faire, et lui

envoyait en retour quelques objets, non comme une


récompense, mais comme une marque de l'amitié
sincère qu'il venait de contracter avec lui. Après ce
préambule, nous lui endossâmes la veste, lui mîmes
sur la tête le bonnet, et lui présentâmes les autres dons
que nous avions pour lui* Avant de lui offrir les tasses

de verre, je les baisai et les élevai au-dessus de ma


tête. Le roi en fit de même en les recevant. Ensuite il

nous fit manger de ses œufs et boire de son vin avec


les tuyaux dont il se servait. Pendant que nous man-
gions, ceux qui étaient venus sur le vaisseau lui rap-
portèrent tout ce que le capitaine avait dit touchant la
paix, et de quelle manière il les avait exhortés à em-
brasser le christianisme.
Le roi voulut aussi nous donner à souper; mais nous
nous excusâmes et prîmes congé de lui. Le prince son
gendre nous conduisit dans sa propre maison, où nous
trouvâmes quatre filles qui faisaient de la musique à
leur manière; une battait un tambour pareil aux nô-
tres, mais posé par terre ; l'autre avait auprès d'elle
deux timbales et dans chaque main une espèce de che-

ville ou petite massue dont l'extrémité était garnie de


toile de palmier, dont elle frappait tantôt sur l'une, et

tantôt sur l'autre; la troisième battait de la même


manière une grande timbale ; la quatrième tenait à la
main deux petites cymbales, qu'elle frappait alterna-
tivement l'une contre l'autre, et qui rendaient un son
fort doux. Elles se tenaient toutes si bien en mesure
qu'on devait leur supposer une grande intelligence de
la musique. Ces timbales ,
qui sont de métal ou de
bronze, se fabriquent dans le pays du Sign'o Magno, et
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

leur tiennent lieu de cloches; on les appelle agon l ~.

Ces insulaires jouent aussi d'une espèce de violon dont


les cordes sont de cuivre.
Ces filles étaient fort jolies, et presque aussi blanches
que nos Européennes; et quoiqu'elles fussent déjà
adultes, elles n'en étaient pas moins nues; quelques-
unes avaient cependant un morceau de toile d'écorce

d'arbre qui leur descendait depuis la ceinture jusqu'aux


genoux, mais les autres étaient dans une parfaite nu-
dité; le trou de leurs oreilles était fort grand et se
trouvait garni d'un cercle de bois pour l'élargir davan-
tage et lui donner de la rondeur. Elles avaient les che-
veux longs et noirs, et se ceignaient la tête d'un petit
voile. Elles ne portent jamais de souliers ni aucune
autre chaussure. Nous goûtâmes chez le prince, et nous
retournâmes ensuite à nos vaisseaux.
Un de nos gens étant mort pendant la nuit, je re-
tournai le mercredi matin chez le roi avec l'interprète,
pour demander la permission de l'enterrer, et de
lui

nous indiquer un lieu pour cela. Le roi, que nous trou-


vâmes environné d'un nombreux cortège nous répon- ,

dit que, puisque le capitaine pouvait disposer de lui


et de tous ses sujets, à plus forte raison il pouvait dis-
poser de sa terre. J'ajoutai que pour enterrer le mort,
nous devions consacrer l'endroit de la sépulture et y
planter une croix. Le roi non seulement y donna son
consentement, mais ajouta qu'il adorerait, comme
nous, la croix.
On consacra le mieux qu'il fut possible la place
même de la ville destinée à servir de cimetière aux

1. Ce sont des gongs chinois. Le Sinus Magnus de Ptolémée corres-


pond à la nier de Chine.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 3o

chrétiens, selon les rites de l'Église, afin d'inspirer aux


Indiens une bonne opinion de nous, et y enterrâmes
ensuite le mort. Le même soir nous en enterrâmes un
autre.
Ayant débarqué ce jour-là beaucoup de nos mar-
chandises, nous les mîmes dans une maison que le roi

prit sous sa protection, ainsi que quatre hommes que


le capitaine y laissa pour trafiquer en gros. Ce peuple,
qui est ami de la justice , a des poids et des mesures.
Ses balances sont faites d'un bâton de bois soutenu au
milieu par une corde. D'un côté est le bassin de la ba-
lance attaché à un bout du bâton par trois petites
cordes ; de l'autre il y a un poids en plomb équivalant au
poids du bassin. Du même côté on attache des poids qui
représentent des livres, des demi-livres, des tiers, etc.,

et on met sur le bassin les marchandises qu'on veut


peser. Ils ont aussi leurs mesures de longueur et de
capacité.
Ces insulaires sont adonnés au plaisir et à l'oisiveté.

Nous avons déjà dit la manière dont les filles battent

des timbales; elles jouent aussi d'une espèce de mu-


sette qui ressemble beaucoup à la nôtre, et qu'ils ap-
pellent subin.
Leurs maisons sont faites de poutres, de planches et

de roseaux, et y a des chambres comme chez nous.


il

Elles sont bâties sur pilotis; de manière qu'au-dessous


il y a un vide, qui sert d'étable et de poulailler, pour
les cochons, les chèvres et les poules.
On nous
dit qu'il y a dans ces mers des oiseaux noirs

semblables à des corbeaux, qui, lorsque la baleine


paraît à la surface de l'eau, attendent qu'elle ouvre la
gueule pour se jeter dedans, et vont directement lui
96 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

arracher le cœur, qu'ils emportent ailleurs pour s'en


nourrir. La seule preuve qu'ils nous donnaient de ce
fait était qu'on voit l'oiseau noir mangeant le cœur
de la baleine et qu'on trouve la baleine morte sans
cœur 1 . Ils ajoutaient „que cet oiseau s'appelle lagan,
qu'il a le bec dentelé, la peau noire , mais que sa chair
est blanche et bonne à manger.
Le vendredi nous ouvrîmes notre magasin et expo-
sâmes toutes nos marchandises que ,
les insulaires ad-
miraient avec étonnement. Pour le bronze, le fer et
autres grosses marchandises, ils nous donnaient de
l'or. Nos bijoux et autres petits objets se troquaient
contre du riz, des cochons, des chèvres et autres co-
mestibles. On nous donnait dix pièces d'or, chacune
de la valeur d'un ducat et demi, pour quatorze livres
de fer. Le capitaine général défendit de montrer trop
d'empressement pour l'or ; sans cet ordre chaque ma-
telot aurait vendu tout ce qu'il possédait pour se pro-

curer ce métal, ce qui aurait ruiné pour toujours notre


commerce.
Le roi ayant promis à notre capitaine d'embrasser
la religion chrétienne, on avait fixé pour Cette céré-
monie le dimanche 14 avril. On dressa pour cet effet,

dans la place que nous avions déjà consacrée, un écha-


faud garni de tapisseries et de branches de palmier.
Nous fûmes à terre au nombre de quarante, outre
deux hommes armés de pied en cap qui précédaient la
bannière royale. Au moment où nous mîmes pied à
terre, les vaisseaux firent une décharge de toute l'ar-
tillerie, ce qui ne laissa pas d'épouvanter les insu-

1. On trouve un conte analogue dans les légendes chinoises;


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 91

laires. Le capitaine et le roi s'embrassèrent. Nous mon-


tâmes sur l'échafaud, où il y avait pour eux deux
chaises de velours vert et bleu. Les chefs des insu-
laires s'assirent sur des coussins, et les autres sur des

nattes.
Alors le capitaine fit dire au roi que parmi les autres

avantages dont il allait jouir en se faisant chrétien, il

aurait celui de vaincre plus facilement ses ennemis. Le


roi répondit qu'il était bien content de se faire chrétien,
même sans, cette raison ; mais qu'il aurait été fort

charmé de pouvoir se faire respecter de certains chefs

de l'île, qui refusaient de lui être soumis, en disant


qu'ils étaient hommes comme le roi et qu'ils ne vou-
laient pas lui obéir. Le capitaine, les ayant fait appeler,

leur fit dire par l'interprète que s'ils n'obéissaient pas


au roi comme à leur souverain, il les ferait tous tuer

et donnerait leurs biens au roi. A cette menace tous


les chefs promirent de reconnaître l'autorité du roi.

Le capitaine promit de son côté au roi qu'à son re-


tour en Espagne il reviendrait dans ces pays avec des
forces beaucoup plus considérables, et qu'il le rendrait

le plus puissant monarque de toutes ces îles, récom-


pense qu'il croyait lui être due comme ayant le pre-
mier embrassé la religion chrétienne. Le roi, levant
les mains au ciel , le remercia et le pria instamment
de laisser chez lui quelques gens pour l'instruire dans
les mystères et les devoirs de la religion chrétienne ;

ce que Je capitaine promit de faire, mais à condition


qu'on confierait deux fils des principaux de l'île, pour
les conduire avec lui en Espagne, où ils apprendraient
la langue espagnole, afin de pouvoir à leur retour
donner une idée de ce qu'ils auraient vu.

7
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Après avoir planté une grande croix au milieu de la


place, on publia un avis que quiconque voulait em-
brasser le christianisme devait détruire toutes ses idoles
et mettre la croix à leur place. Tous y consentirent.
Le capitaine, prenant alors le roi par la main, le con-
duisit vers l'échafaud , où on l'habilla entièrement en
blanc, et on le baptisa, avec le roi de Massana, le prince
son neveu marchand maure et autres, au nombre
, le

nommait rajah Humabon,


de cinq cents. Le roi, qui se
fut appelé Charles du nom de l'empereur. Les autres
,

reçurent d'autres noms. On célébra ensuite la messe,


après laquelle le capitaine invita le roi à dîner ; mais
celui-ci s'en excusa, et nous accompagna jusqu'aux
chaloupes, qui nous ramenèrent à l'escadre, qui fit une
autre décharge de toute l'artillerie. Après dîner nous
allâmes en grand nombre à terre avec notre aumônier
pour baptiser la reine et d'autres femmes. Nous mon-
tâmes avec elles sur le même échafaud. Je fis voir à la

reine une petite statue qui représentait la Vierge avec

l'enfant Jésus , ce qui lui plut beaucoup et l'attendrit.

Elle me la demanda pour la mettre à la place de ses


idoles, à quoi je consentis volontiers
1
. On donna à la

reine le nom de Jeanne, d'après la mère de l'empereur;


le nom de Catherine à la femme du prince, et celui

d'Elisabeth à la reine de Massana. Nous baptisâmes ce


jour-là près de huit cents personnes, hommes, femmes
et enfants.

i. Le traducteur remarque, d'après Y Histoire des voyages, que cette


statue dut au hasard ou aux soins de quelque habitant qui la respectait
comme une idole d'être conservée jusqu'en 1598, époque ouïes mission-
naires espagnols la retrouvèrent et la mirent en vénération. Ce fut même
pour cela qu'ils donnèrent le nom de Jésus à la ville qui se bâtit à cet
endroit.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 99

La reine, jeune et belle personne, était vêtue entiè-

rement d'un drap blanc et noir, ayant la tête garnie


d'un grand chapeau fait de feuilles de palmier en
forme de parasol surmonté d'une triple couronne
formée des mêmes feuilles ,
qui ressemblait à la tiare
du pape, et sans laquelle elle ne sort jamais. Elle avait
la bouche et les ongles peints d'un rouge très vif. Vers
le soir, le roi et la reine vinrent sur le rivage où nous
étions, et entendirent avec plaisir le bruit innocent des

bombardes qui les avait tant effrayés précédemment.


Pendant ce temps tous les habitants de Zubu et des
îles voisines furent baptisés. Il y eut cependant un vil-

lage dans une des îles dont les habitants refusèrent

d'obéir au roi et à nous : après l'avoir brûlé, on y


planta une croix, parce que c'était un village d'idolâ-
tres; si les habitants eussent été des Maures, c'est-à-
dire mahométans, on y aurait dressé une colonne de
pierres pour désigner l'endurcissement de leur cœur.
>

Le capitaine général descendait tous les jours à terre


pour y entendre la messe, à laquelle accouraient aussi
plusieurs nouveaux chrétiens, auxquels il faisait une
espèce de catéchisme, en leur expliquant plusieurs points
de notre religion.
Un jour la reine vint aussi dans toute sa pompe à la
messe. Elle était précédée de trois jeunes filles, les-

quelles tenaient à la main trois de ses chapeaux; elle

était vêtue d'un habit blanc et noir et d'un grand voile


de soie à raies d'or, qui lui couvrait la tête et les épaules.
Elle était accompagnée de plusieurs femmes, dont la
tête était ornée d'un petit voile surmonté d'un chapeau :
tout le reste de leur corps et leurs pieds même étaient
nus. Leurs cheveux étaient épars. La reine, après avoir
100 VOÏAGE AUTOUR DU MONDE

fait la révérence à l'autel, s'assit sur un coussin de soie


brodée, et le capitaine versa sur elle, ainsi que sur les

femmes de sa suite, de l'eau de rose musquée, odeur


qui plaît infiniment aux femmes de ces pays.
Afin que le roi fût "plus respecté et mieux obéi qu'il
n'était, notre capitaine général le fit un jour venir à la
messe vêtu de son habit de soie, et ordonna d'y con-
duire ses deux frères, dont l'un s'appelait Bondara, qui
était le père du prince, et l'autre Cadaro, avec plu-
sieurs chefs nommés Simiut, Sibuaia, Magalibe, etc. 11

exigea qu'ils fissent serment d'obéir au roi, après quoi


tous lui baisèrent la main.
Ensuite le capitaine fit jurer au roi de Zubu qu'il

resterait soumis et fidèle au roi d'Espagne. Ce serment


ayant été fait, le capitaine général tira son épée de-
vant l'image de Notre-Dame, et dit au roi que lors-
qu'on avait fait un pareil serment, on devait mourir
plutôt que d'y manquer, et que lui-même était prêt à
périr mille fois avant que de fausser les serments qu'il
avait faits, ayant juré par l'image de Notre-Dame, par
la vie de l'empereur son maître et par son propre habit.
Il lui fit ensuite présent d'une chaise de velours, en lui
disant de la faire porter devant lui par un de ses chefs
partout où il irait, et lui indiqua la manière dont il

fallait s'y prendre pour cela.


Le roi promit au capitaine de faire exactement tout
ce qu'il venait de lui dire, et pour lui donner une mar-
que d'attachement à sa personne, il fit préparer les
joyaux dont il voulait lui faire présent, qui consistaient
en deux pendants d'oreilles d'or assez grands, deux bra-
celets d'or pour les bras, et deux autres pour les che-

villes des pieds, le tout orné de pierreries. Ces anneaux


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 101

sont le plus bel ornement des rois de ces contrées, qui


vont toujours nus et sans chaussures, n'ayant, comme
je l'ai dit, pour tout vêtement qu'un morceau de toile

qui leur descend de la ceinture aux genoux.


Le capitaine, qui avait commandé au roi et aux
autres nouveaux chrétiens de brûler leurs idoles, ce
qu'ils avaient tous promis de faire, voyant que non
seulement ils les gardaient encore, mais qu'ils leur fai-

saient des sacrifices de viande, selon leur ancien usage,


s'en plaignit hautement et les réprimanda. Ils ne cher-
chèrent point à nier le fait, mais crurent s'excuser en
disant que ce n'était pas pour eux-mêmes qu'ils fai-

saient ces sacrifices , mais pour un malade auquel ils

espéraient que les idoles rendraient la santé. Ce ma-


lade était le frère du prince, qu'on regardait comme
l'homme le plus sage et le plus vaillant de l'île, et sa

maladie était montée au point qu'il avait déjà perdu


la parole depuis quatre jours.

Le capitaine ayant entendu ce rapport, et animé


d'un saint zèle, dit que s'ils avaient une véritable foi en
Jésus-Christ, ils eussent à brûler sur-le-champ toutes
leurs idoles et à faire baptiser le malade, qui se trouve-
rait guéri. Il ajouta qu'il était si convaincu de ce qu'il

disait, qu'il consentait à perdre la tête si ce qu'il pro-


mettait n'arrivait pas sur-le-champ. Le roi promit de
souscrire à tout. Nous fimes alors, avec toute la pompe
possible, une procession de la place où nous étions à
lamaison du malade, que nous trouvâmes effective-
ment dans un fort triste état, de manière même qu'il
ne pouvait ni parler ni se mouvoir. Nous le baptisâmes,
avec deux de ses femmes et dix filles. Le capitaine lui
demanda aussitôt après le baptême comment il se
102 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

trouvait , et il répondit soudainement que ,


grâce à
Notre-Seigneur, ii se portait bien. Nous fûmes tous té-

moins oculaires de ce miracle. Le capitaine surtout


rendait grâces à Dieu. Il donna au prince une boisson
rafraîchissante, et continua de lui en envoyer tous les
jours jusqu'à ce qu'il se fût entièrement rétabli. Il lui

fît remettre en même temps un matelas, des draps,


une couverture de laine jaune et un oreiller.

Au cinquième jour le malade se trouva parfaitement

guéri et se leva. Son premier soin fut de faire brûler


en présence du roi et de tout le peuple une idole pour
laquelle on avait une grande vénération, et que quelques
vieilles femmes gardaient soigneusement dans sa mai-
son. Il fit aussi abattre plusieurs temples placés sur le
bord de la mer, où le peuple s'assemblait pour manger
la viande consacrée aux idoles. Tous les habitants ap-
plaudirent à ces faits et se proposèrent d'aller détruire
toutes les idoles, celles même qui servaient dans la mai-
son duroi, criant en même temps « Vive la Gastille! »
:

en l'honneur du roi d'Espagne.


Les idoles de ces pays sont de bois, concaves ou évi-
dées par derrière; elles tiennent les bras et les jambes
écartés, et les pieds tournés en haut; elles ont une
grande face, avec quatre très grosses dents semblables

à celles du sanglier. Généralement elles sont toutes


peintes. Je vais rapporter quelques-unes des cérémo-
nies superstitieuses de ce peuple , dont Tune est celle

de la bénédiction du cochon.
On commence cette cérémonie par battre des grandes
timbales. On porte ensuite trois grands plats, dont
deux sont chargés de poisson rôti et de gâteaux de riz

et de millet cuit, enveloppés dans des feuilles; sur


SUR L'ESCADRE DE. MAGELLAN 103

l'autreil y a des draps de toile de palmier. Ou étend

par terre un de ces linceuls de toile. Alors viennent


deux vieilles femmes, dont chacune tient à la main une
trompette de roseau. Elles se placent sur le drap, font
une salutation au soleil, et s'enveloppent des autres

draps de toile qui étaient sur le plat. La première de ces


deux vieilles se couvre la tête d'un mouchoir, qu'elle
lie sur son front de manière qu'il y forme deux cornes ;

et, prenant un autre mouchoir dans ses mains, elle

danse et sonne en même temps de la trompette, en


invoquant de temps en temps le soleil. L'autre vieille
prend une des bandes de toile de palmier, danse et
sonne également de sa trompette, et se tournant vers
le soleil, lui adresse quelques mots. La première saisit
alors l'autre bande de toile de palmier, jette le mou-
choir qu'elle tenait à la main, et toutes les deux son*
nent ensemble de leurs trompettes et dansent long-
temps autour d'un cochon; qui est lié et couché par
terre. Pendant ce temps la première parle toujours
d'une voix basse au soleil, tandis que l'autre lui répond.
Après cela on présente une tasse de vin à la première,
qu'elle prend, sans cesser de danser et de s'adresser
au soleil, l'approche quatre ou cinq fois de sa bouche
en feignant de vouloir boire, mais elle verse la
liqueur sur le cœur du cochon. Elle rend ensuite la
tasse, et on lui donne une lance, qu'elle agite, toujours
en dansant et parlant, et la dirige plusieurs fois contre

le cœur du cochon, qu'elle perce à la fin d'outre en


outre d'un coup prompt et bien mesuré. Aussitôt
qu'elle a retiré la lance de la blessure, on la ferme et
on la panse avec des herbes salutaires. Durant toute
cette cérémonie il y a un flambeau allumé, que la
104 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

vieille qui a percé le cochon prend et met dans sa


bouche pour l'éteindre. L'autre vieille trempe dans le

sang du cochon le bout de sa trompette, dont elle va


toucher et ensanglanter le front des assistants, en
commençant par celui de son mari ; mais elle ne vint
pas à nous. Cela fini, les deux vieilles se déshabillent,

mangent ce qu'on avait apporté dans les deux pre-


miers plats et invitent les les hom-
femmes, et non
mes, à manger avec On dépile ensuite le cochon
elles.

au feu. Jamais on ne mange de cet animal qu'il n'ait


été auparavant purifié de cette manière, et il n'y a
que de vieilles femmes qui puissent faire cette céré-
monie *.

A la mort de l'un de leurs chefs on fait également


des cérémonies singulières, ainsi que j'en ai été le té-

moin. Les femmes les plus considérées du pays se ren-

dirent à la maison du mort, au milieu de laquelle le


cadavre était placé dans une caisse, autour de laquelle
on tendit des cordes pour former une espèce d'enceinte.
On attacha à ces cordes des branches d'arbre, et au
milieu de ces branches on suspendit des draps de co-
ton en forme de pavillon. C'est sous ces pavillons que
s'assirent les femmes dont je viens de parler, couvertes
d'un drap blanc. Chaque femme avait une suivante,
qui la rafraîchissait avec un éventail de palmier. Les
autres femmes étaient assises d'un air triste tout autour
de la chambre. 11 y en avait une parmi elles qui, avec

un couteau, coupa peu à peu les cheveux du mort. Une

1. Cette bizarre cérémonie, qui doit avoir un sens symbolique ignoré

du narrateur, a son analogue dans les rites hindous. Dans une de ses in-
Viçhnou est représenté avec une tête de
carnations, d'ailleurs, le dieu
sanglier,
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 105

autre, qui en avait été la femme principale (car quoi-


qu'un homme puisse avoir autant de femmes qu'il lui

plaît, une seule est la principale), s'étendit sur lui de


façon qu'elle avait sa bouche , ses mains et ses pieds

sur sa bouche, sur ses mains et sur ses pieds. Tandis


que la première coupait les cheveux, celle-ci pleurait,

et elle chantait quand la première s'arrêtait. Tout au-


tour de la chambre il y avait plusieurs vases de porce-
laine remplis de feu, où l'on jetait de temps en temps
de la myrrhe, du storax et du benjoin, qui répandaient
une odeur fort agréable. Ces cérémonies continuent
cinq à six jours, pendant lesquels le mort ne sort pas
de la maison ;
je crois qu'on a soin de l'embaumer
avec du camphre pour le préserver de la putréfaction.
On l'enterre enfin dans la même caisse qu'on ferme
avec des chevilles de bois, dans le cimetière, qui est un
endroit enclos et couvert d'ais.

On nous assura que toutes les nuits un oiseau noir


de la grandeur du corbeau venait à minuit se percher
sur les maisons, et par ses cris faisait peur aux chiens,
qui se mettaient tous à hurler, et qui ne cessaient
d'aboyer qu'à l'aube du jour. On ne voulut jamais
nous dire la cause de ce phénomène dont nous fûmes
tous témoins.
On ne manque pas dans cette île de vivres. Outre les
animaux que j'ai déjà nommés, il y a des chiens et
des chats qu'on mange également. Il y croit aussi du
riz, du miUet, du panicum et du maïs des oranges, ;

des citrons, des cannes à sucre, des noix de coco, des


citrouilles, de l'ail, du gingembre et autres produc-
tions. On y fait du vin de palmier, et il y a une grande
quantité d'or.
106 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Lorsque quelqu'un d'entre nous descendait à terre,

soit de jour, soit de nuit, il trouvait toujours des In-


diens qui l'invitaient à manger et à boire. Ils ne don-
nent à tous leurs mets qu'une demi-cuisson, et les sa-

lent extrêmement, ce qui les porte à boire beaucoup,


et ils boivent fort souvent, en suçant avec des tuyaux
de roseau le vin contenu dans les vases. Ils passent or-
dinairement cinq à six heures à table.
Dans cette île il y a plusieurs villages dont chacun
a quelques personnages respectables qui en sont les
chefs. Voici les noms des villages et de leurs chefs res-
pectifs : Cingapola; ses chefs sont : Cilaton, Ciguibucan,
Gimamnga, Cimaticat, Gicambul; Mandani, qui a —
pour chef Aponoaan; —
Lalan, dont Teten est le
chef; — Lalutan, qui a pour chef Japau ;
— Labu-
cin, dont Gilumai est le chef. Tous ces villages étaient

sous notre obéissance et nous payaient une espèce de


tribut.

Près de l'île de Zubu il y en a une autre appelée


Matan, qui a un port du même nom, où mouillaient
nos vaisseaux. Le principal village de cette île s'appelle

aussi Matan, dont Zula et Gilapulapu étaient les chefs.


C'est dans cette île qu'était situé le village de Bulaix,
que nous brûlâmes.
Vendredi 26 avril, Zula, un des chefs de l'île de Ma-
tan, envoya au capitaine général un de ses fils avec
deux chèvres, en lui faisant dire que s'il ne lui envoyait

pas tout ce qu'il avait promis, ce n'était point sa faute,


mais celle de l'autre chef, appelé Cilapulapu, qui ne
voulait pas reconnaître l'autorité du roi d'Espagne ;
que
si cependant le capitaine voulait seulement envoyer à
son secours, la nuit .suivante, une chaloupe avec des
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 107

hommes armés, il s'engageait à battre et à subjuguer


entièrement son rival.

Ayant reçu ce message, le capitaine général se dé-


termina à y aller lui-même avec trois chaloupes. Nous
le priâmes de ne pas y aller en personne , mais il nous
répondit qu'en bon pasteur il ne devait pas abandonner
son troupeau.
Nous partîmes à minuit au nombre de soixante
hommes armés de cuirasses et de casques. Le roi chré-
tien, le prince son gendre et plusieurs chefs de Zubu
avec une quantité d'hommes armés nous suivirent dans
vingt ou trente balangais. Nous arrivâmes à Matan
trois heures avant le jour. Le capitaine ne voulut pas
attaquer alors, mais il envoya à terre le Maure dire à

Cilapulapu et aux siens que, s'ils voulaient reconnaître


la souveraineté du roi d'Espagne, obéir au roi chrétien
de Zubu et payer le tribut qu'on venait de leur de-
mander, ils seraient regardés comme leurs amis ; sans
quoi ils apprendraient à connaître la force de nos lan-
ces. Les insulaires ne furent point épouvantés de nos
menaces. Ils répondirent qu'ils avaient des lances aussi
bien que nous, quoiqu'elles ne fussent que de roseaux
pointus et de pieux endurcis au feu. Ils demandèrent
seulement à n'être pas attaqués pendant la nuit, parce
qu'ils attendaient des renforts, et seraient alors en
plus grand nombre : ce qu'ils dirent malicieusement,
pour nous encourager à les attaquer tout de suite,
dans l'espoir que nous tomberions dans des fossés

qu'ils avaient creusés entre le bord de la mer et leurs

maisons.
Nous attendîmes effectivement le jour. Nous sautâ-
mes alors dans l'eau jusqu'aux cuisses, les chaloupes
108 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

ne pouvant approcher de terre, à cause des rochers et

des bas-fonds. Nous étions quarante-neuf en tout, ayant


laissé onze personnes pour garder nos chaloupes. Il

nous fallut marcher pendant quelque temps dans l'eau,

avant de pouvoir gagner la terre.


Nous trouvâmes les insulaires au nombre d'environ
quinze cents, formés en trois bataillons, qui aussitôt se
jetèrent sur nous avec un bruit horrible; deux de ces
bataillons nous attaquèrent en flanc, et le troisième de
front. Notre capitaine partagea alors sa troupe en deux
pelotons. Les mousquetaires et les arbalétriers tirèrent
de loin pendant une demi-heure sans faire le moindre
mal aux ennemis ou du moins fort peu, car quoique
les balles et les flèches pénétrassent dans leurs bou-
cliers formés d'ais assez minces, et les blessassent
même quelquefois aux bras, cela ne les arrêtait point,
parce que ces blessures ne leur donnaient pas une
mort subite, comme ils se l'étaient imaginé ; ils deve-
naient même plus hardis et plus furieux. D'ailleurs, se
fiant à la supériorité de leur nombre, ils nous jetaient
des nuées de lances de roseaux, de pieux durcis au feu,
de pierres et même de la terre, de manière qu'il nous
était fort difficile de nous défendre. Il y en avait même
qui lancèrent des pieux ferrés au bout contre notre ca-
pitaine général, qui, pour les écarter et les intimider,
ordonna à quelques-uns d'entre nous d'aller mettre le

feu à leurs cases, ce qu'ils exécutèrent sur-le-champ.


La vue des flammes ne fit que les rendre plus féroces
et plus acharnés; quelques-uns même accoururent vers
le lieu de l'incendie, qui consuma vingt à trente mai-
sons, et tuèrent deux de nos gens sur la place. Leur
nombre paraissait augmenter, ainsi que l'impétuosité
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 109

avec laquelle ils se jetaient sur nous. Une flèche em-


poisonnée vint percer la jambe du capitaine, qui or-
donna aussitôt de nous retirer lentement et en bon
ordre ; mais la plus grande partie de nos gens prit pré-

cipitamment la fuite, de manière que nous restâmes à


peine sept ou huit avec le capitaine.
Les Indiens s'étant aperçus que leurs coups ne nous
faisaient aucun mal quand ils étaient portés à notre
tête ou à notre corps à cause de notre armure, mais
que nos jambes étaient sans défense, ils ne dirigèrent
plus que vers nos jambes leurs flèches, leurs lances et
leurs pierres, et cela en si grande quantité que nous ne
pûmes y résister. Les bombardes que nous avions sur
les chaloupes ne nous étaient d'aucune utilité, à cause
que les bas-fonds ne permettaient pas de les approcher
assez de nous *. Nous nous retirâmes peu à peu en com-
battant toujours, et nous étions déjà à la distance d'une
portée d'arbalète, ayant de l'eau jusqu'aux genoux,
lorsque les insulaires, qui nous suivaient toujours de
près, reprirent et nous jetèrent jusqu'à cinq ou six fois
la même lance. Comme ils connaissaient notre capi-
taine, c'était principalement vers lui qu'ils dirigeaient

leurs coups, de façon qu'ils firent sauter deux fois le

casque de sa tète ; cependant il ne céda pas, et nous


combattions en très petit nombre à ses côtés. Ce com-
bat si inégal dura près d'une heure. Un insulaire réussit
enfin à pousser le bout de sa lance dans le front du
capitaine qui, irrité, le perça avec la sienne, qu'il lui

1. On peut voir par ceci et par le passage précédent combien à cette

époque l'imperfection des armes à feu les rendait d'un faible secours
pour ceux qui les avaient à leur disposition. Il semblerait presque
qu'elles n'eussent d'autre effet en face des peuplades sauvages que de les
étonner ou effrayer par le bruit qu'elles faisaient.
HO VOYAGE AUTOUR DU MONDE

laissa dans le corps. 11 voulut alors tirer son épée, mais


cela lui fut impossible parce qu'il avait le bras droit
fortement blessé. Les Indiens, qui s'en aperçurent, se
portèrent tous vers lui ; et l'un d'eux lui asséna un si

grand coup de sabre sur la jambe gauche qu'il alla

tomber sur le visage ; au même instant les ennemis se


jetèrent sur lui.
C'est ainsi que périt notre guide, notre lumière et

notre soutien. Lorsqu'il tomba et qu'il se vit accablé

par les ennemis, il se tourna plusieurs fois vers nous,

pour voir si nous avions pu nous sauver. Gomme il n'y


avait aucun d'entre nous qui ne fût blessé, et que nous
nous trouvions tous hors d'état de le secourir ou de le

venger, nous nous rendîmes sur-le-champ à nos cha*


loupes, qui étaient sur le point de partir. C'est donc à
notre capitaine que nous dûmes notre salut, parce qu'au
moment où il périt, tous les insulaires se portèrent
vers l'endroit où il était tombés
Le roi chrétien aurait pu nous secourir, et il Tau*
rait fait sans doute ; mais le capitaine général, loin de
prévoir ce qui venait d'arriver, lorsqu'il mit pied à
terre avec ses gens, lui ordonna dé ne point sortir de
son balangai, et de rester simple spectateur de notre
manière de combattre. Il pleura amèrement lorsqu'il lé

vit succomber.
Mais la gloire de Magellan survivra à sa mort. Il était

orné de toutes les vertus, il montra toujours une cons-


tance inébranlable au milieu de ses plus grandes ad-
versités. En mer, il se condamnait lui-même à de plus
grandes privations que le reste dé l'équipage. Versé
plus qu'aucun autre dans la connaissance des cartes
nautiques, il possédait parfaitement l'art de la navi-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 111

gation, ainsi qu'il l'a prouvé en faisant le tour du monde,


qu'aucun autre n'avait osé tenter avant lui *.

Cette malheureuse bataille se donna le 27 avril 1521,


qui était un samedi, jour que le capitaine avait choisi
lui-même, parce qu'il l'avait en dévotion particulière.
Huit de nos gens et quatre Indiens baptisés périrent
avec lui, et peu d'entre nous retournèrent à nos vais-

seaux sans être blessés. Ceux qui étaient restés dans


les chaloupes s'imaginèrent à la fin de nous protéger
avec les bombardes ; mais la grande distance où ils

étaient fut cause qu'elles nous firent plus de mal


qu'à nos ennemis, qui cependant perdirent quinze
hommes.
Dans l'après-midi, le roi chrétien, de notre consente-
ment, envoya dire aux habitants de Matan que s'ils

voulaient nous rendre les corps de nos soldats tués, et


particulièrement celui du capitaine général, nous leur
donnerions la quantité de marchandises qu'ils pour^
raient demander ; mais ils répondirent que rien ne
pourrait les engager à se défaire du corps d'un homme
tel que notre chef, et qu'ils voulaient le garder comme
un monument de leur victoire sur nous.
En apprenant la perte de notre capitaine, ceux qui
étaient dans la ville pour trafiquer firent sur-le-champ
transporter toutes les marchandises sur les vaisseaux.
Nous élûmes alors à sa place deux gouverneurs, qui

1. En réalité Magellan ne fit pas le tour du monde, puisqu'il périt


en quelque sorte à moitié route mais le mérite de l'expédition entre-
;

prise par lui réside surtout dans la recherche du passage qu'il découvrit
à l'extrémité aiistrale du continent américain et dans sa navigation pour
atteindre les parages indiens. Arrivé là, il était pour ainsi dire en pays
iconnu;il n'avait plus qu'à suivre, comme le firent d'ailleurs ses compa-

gnons, la voie frayée par les nombreux vaisseaux qui avant lui avaient
doublé le cap de Bonne-Espérance pour se rendre aux Moluques.
112 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

furent Odoard Barbosa *, Portugais, et Jean Serano,


Espagnol.
Notre interprète, appelé Henri, qui était l'esclave de
Magellan, ayant été légèrement blessé dans le combat,
prit ce prétexte pour ne plus descendre à terre, où il

était nécessaire pour notre service, et il passait toute la


journée dans l'oisiveté, étendu sur sa natte. Odoard
Barbosa, gouverneur du vaisseau que montait aupara-
vant Magellan, le réprimanda fortement et lui dit que,

malgré la mort de son maître, il n'en était pas moins


esclave, et qu'à notre retour en Espagne il le rendrait
à dona Béatrix, femme de Magellan; il le menaça
ensuite de le faire fustiger avec des verges, s'il ne se

rendait pas sur-le-champ à terre pour le service de


l'escadre.
L'esclave se leva et fit semblant de n'avoir pas fait

attention aux injures et aux menaces du gouverneur,


Étant descendu à terre, il se rendit chez le roi chrétien,
à qui il dit que nous comptions partir sous peu, et

que s'il voulait suivre le conseil qu'il avait à lui donner,


il pourrait se rendre maître de tous nos vaisseaux et
de toutes nos marchandises. Le roi l'écouta favorable-
ment, et ils ourdirent ensemble une trahison. L'esclave
revint ensuite à bord et montra plus d'activité et d'in-

telligence qu'il n'avait fait auparavant.


er
Le matin du mercredi 1 mai, le roi chrétien en-
voya dire aux gouverneurs qu'il avait préparé un pré-
sent de pierreries pour le roi d'Espagne, et que pour les
leur remettre il les priait de venir ce jour-là dîner chez
lui avec quelques-uns de leur suite. Les deux gouver-

1. Cet Odoard Barbosa, qui avait déjà fait le voyage des Moluques,
avait publié une très intéressante Relation des Indes.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 113

neurs y allèrent, en effet, avec vingt-deux hommes,


parmilesquels était notre astrologue, qui s'appelait San-
Martino de Séville. Je ne fus pas du nombre, parce que
j'avais le visage gonflé par la blessure d'une flèche em-
poisonnée qui m'avait atteint au front. Jean Carvajo
et le prévôt revinrent sur-le-champ aux vaisseaux,
parce qu'ils soupçonnaient les Indiens de mauvaise foi,

avant vu, disaient-ils, celui qui avait été guéri miracu-


leusement conduire notre aumônier chez lui. A peine
eurent-ils achevé ces mots que nous entendîmes des
cris et des plaintes. Ayant aussitôt levé les ancres, nous
nous approchâmes avec les vaisseaux du rivage, et
tirâmes plusieurs coups de bombarde sur les maisons.
Nous vîmes alors Jean Serano qu'on conduisait vers le

bord de la mer, blessé et garrotté. Il nous pria de ne


plus tirer de bombardes, sans quoi on allait, disait-il,

le massacrer. Nous lui demandâmes ce qu'étaient de-


venus ses compagnons et l'interprète ? Il nous répondit
que tous avaient été égorgés, excepté l'interprète, qui

s'était joint aux insulaires. Il nous conjura de le rache-


ter par des marchandises ; mais Jean Carvajo, quoique
son compère, joint à quelques autres, refusèrent de
traiter de sa rançon, et ils ne permirent plus à nos
chaloupes d'approcher de parce que l'île, le comman-
dement de l'escadre leur appartenait par la mort des
deux gouverneurs. Jean Serano continuait à implorer
la pitié de son compère, en disant qu'il serait massacré
au moment où nous mettrions à la voile, et voyant
enfin que ses plaintes étaient inutiles, il se livra aux
imprécations, et pria Dieu qu'aujour du jugement uni-
versel il fit rendre compte de son âme à Jean Carvajo,
son compère. Mais on ne l'écouta point, et nous par-
8
114 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

times sans que nous ayons eu depuis aucune nouvelle


de sa vie ou de sa mort.
L'île de Zubu est grande; elle a un bon port, qui a
deux entrées, l'une à l'ouest et l'autre à l'est-nord-est.
Elle est par le 10° de latitude nord, et à 154° de longi-
tude de la ligne de démarcation. C'est dans cette île que

nous eûmes, avant la mort de Magellan, des renseigne-


ments sur les îles Malucco.
LIVRE III

DÉPART DE ZUBU JUSQU AU DEPART DES ILES MALUCCO

(ous quittâmes l'île de Zubu, et allâmes mouil-


ler à la pointe d'une île qu'on appelle Bohol 2 ,

distante de dix-huit lieues de Zubu, et voyant


que nos équipages, diminués par tant de pertes, n'é-
taient pas assez nomreux pour les trois vaisseaux, nous
nous déterminâmes à en brûler un (la Conception), après
avoir transporté sur les deux autres tout ce qui pouvait
nous être utile. Nous mîmes alors le cap au sud-sud-
ouest, et côtoyâmes une île appelée Panilongon (?), où
les hommes sont noirs comme les Éthiopiens.

En poursuivant notre route, nous parvînmes à une


3
île qu'on appelle Butuan , où nous mouillâmes. Le roi
de l'île vint sur notre vaiseau, et, pour nous donner une
preuve d'amitié et d'alliance, il se tira du sang de la

main gauche et en souilla sa poitrine et le bout de sa


langue nous fîmesla
; même cérémonie. Lorsqu'il quitta
notre bord, j'allai seul avec lui pour voir l'île. Nous
entrâmes dans une rivière, où nous rencontrâmes plu-
sieurs pêcheurs qui offrirent du poisson au roi, qui

1. Les îles Moluques.


2. Aujourd'hui Bojol, une des îles Yisayas.
3. Non pas une île, mais la partie septentrionale de l'île Mindanao.
116 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

était nu, comme tous les habitants de cette île et des

îles voisines, n'ayant qu'un pagne d'étoffe. Les princi-

paux de l'Ile, qui étaient avec lui, prirent les rames et

voguèrent en chantant. Nous passâmes le long de plu-


sieurs habitations situées sur le bord de la rivière, et à

deux heures de la nuit nous arrivâmes à la maison du


roi, qui se trouvait à deux lieues de distance de notre
mouillage.
En entrant dans la maison, on vint à notre rencontre
avec des flambeaux faits de cannes et de feuilles de
palmier roulées et pleines d'une résine appelée anime.
Pendant qu'on préparait notre souper, le roi avec deux
de ses chefs et deux de ses femmes assez jolies vidèrent
un grand vase plein de vin de palmier, sans rien manger.
On m'invita à boire comme eux; mais je m'excusai en
disant que j'avais déjà soupe, et je ne bus qu'une seule
fois. En buvant, ils faisaient la même cérémonie que le

roi de Massana. On servit le souper, qui n'était composé


que de riz et de poisson fort salé dans des jattes de
porcelaine. Ils mangeaient le riz en guise de pain.
Voici comment on fait cuire le riz : on met dans un
pot de terre semblable à nos marmites une grande
feuille qui couvre entièrement le dedans du vase; en-
suite on y jette l'eau et le riz, et on couvre le pot. On
laisse bouillir le tout jusqu'à ce que le riz ait acquis la
fermeté de notre pain, et on l'en tire par morceaux.
C'est d'ailleurs de cette même manière qu'on cuit le

riz dans toutes les iles de ces parages.


Le souper étant achevé, le roi fît apporter une natte
de roseaux, avec une autre de palmier et un oreiller
de feuilles. C'était mon lit, où je couchai avec un des
chefs. Le roi alla coucher ailleurs.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN lil

Le jour suivant, pendant qu'on préparait le dîner,

j'allai faire une tournée dans l'île; j'entrai dans plu-


sieurs cases, qui sont bâties comme celles des autres

îles que nous avions visitées, et où je vis une quantité


d'ustensiles d'or, mais fort peu de vivres. Je me rendis
chez le roi; nous dînâmes avec du riz et du poisson.
Je réussis à faire comprendre par mes gestes au roi
que je désirais voir la reine. Il me fit signe que cela lui
était agréable , et nous nous acheminâmes vers la cime
d'une montagne, où est la demeure de la reine. En en-
trant je lui fis ma révérence, qu'elle me rendit. Je m'as-
sis auprès d'elle, tandis qu'elle était occupée à faire
des nattes de palmier pour un lit. Toute sa maison
était garnie de vases de porcelaine, lesquels étaient
appendus aux parois, ainsi que quatre timbales, dont
l'une était fort grande, une autre moyenne et deux
autres petites : la reine s'amusait à en jouer. Il y avait
une quantité d'esclaves des deux sexes pour la servir.

Nous prîmes congé et retournâmes à la case du roi, qui


fit apporter un déjeuner de cannes à sucre. Nous trou-
vâmes dans cette île des cochons, des chèvres, du riz,
du gingembre et tout ce que nous avions vu dans les
autres. Ce qui y abonde néanmoins le plus, c'est l'or.
On m'indiqua des vallons, et on me fit entendre par
des gestes qu'il y avait là plus d'or qu'on ne saurait
l'imaginer; mais que, n'ayant point de fer, il faudrait
un grand travail pour l'exploiter, ce qu'ils refusent de
faire.

Après midi, ayant demandé à me rendre aux vais-


seaux, le roi, avec quelques-uns des principaux de l'île,

voulut m'y accompagner dans le même balangai. Pen-


dant que nous descendions la rivière, je vis à la droite
418 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

sur un monticule trois hommes pendus à un arbre.


Ayant demandé ce que cela signifiait , on me répondit
que c'étaient des malfaiteurs.

Cette partie de l'île, qui s'appelle Chipit, est une con-


tinuation de la même terre que Boutuan et Galagan;
elle passe au-dessus" de Boliol et confine à Mindanao 1
.

Le port en est assez bon. Elle est par le 8° de latitude


nord, à 167° de longitude de la ligne de démarcation,
et à cinquante lieues de Zubu. Au nord-ouest gît l'île

de Luçon 2
,
qui en est distante de deux journées.
il y vient tous les ans six à huit
Celle-ci est grande, et

jonques des peuples appelés Lequies 3 pour y commer-


cer. Je parlerai ailleurs de Chipit.

En partant de cette île et courant à l'ouest-sud-


ouest, nous allâmes mouiller à une île presque déserte.
Les habitants, qui y sont en très petit nombre, sont des
exilés d'une île qu'on appelle Burné 4
. Ils vont nus
comme ceux des autres îles, et sont armés de sarbaca-
nes et de carquois pleins de flèches, et d'une herbe
qui sert à les empoisonner. Ils ont aussi des poignards
avec des manches garnis d'or et de pierres précieuses,
des lances, des massues et de petites cuirasses faites
de peau de buffle. Ils nous crurent des dieux ou des
saints. 11 y a dans cette île de grands arbres, mais peu
de vivres. Elle est par le 7° 30' de latitude septentrio-
nale, à quarante-trois lieues de Chipit; elle s'appelle
Cagayan 5
.

. De cette île, en suivant la même direction vers l'ouest-


1. Elle fait mieux qu'y confiner, elle en fait partie.

2. Ou Manille.
3. Sans doute des Chinois ou des Annamites.
4. Bornéo.
5. Cette île porte encore le même nom.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 119

sud-ouest, nous arrivâmes à une grande île que nous


trouvâmes bien pourvue de toutes sortes de vivres, ce
qui fut un grand bonheur pour nous ; car nous étions
si affamés et si mal approvisionnés, que nous nous
vîmes plusieurs fois sur le point d'abandonner nos
vaisseaux et de nous établir sur quelque terre pour y
terminer nos jours. Cette île, qui s'appelle Palavan 1 ,

nous fournit des cochons, des chèvres, des poules, des


bananes de plusieurs espèces, dont quelques-unes d'une
coudée de long et grosses comme le bras ; d'autres
n'avaient qu'un palme de longueur, et d'autres étaient

plus petites encore : ces dernières étaient les meilleures.


Ils ont aussi des noix de coco, des cannes à sucre et
des racines semblables à des navets. Ils font cuire le
riz sous le feu dans des cannes ou des vases de bois ; de
cette manière il se conserve plus longtemps que celui

qu'on fait cuire dans des marmites. Du même riz on


tire, au moyen d'une espèce d'alambic, un vin bien plus
fort et meilleur que le vin de palmier 2
. En un mot,
cette île fut pour nous une terre promise. Elle est par
le 9° 21' de latitude septentrionale, et à 171° 20' de
longitude de la ligne de démarcation.
Nous nous présentâmes au roi, qui contracta alliance

et amitié avec nous ; et pour nous en donner l'assu-

rance, il demanda un de nos couteaux, qui lui servit

à tirer du sang de sa poitrine, avec lequel il se toucha


le front et la langue. Nous répétâmes la même céré-
monie.
Les habitants de Palavan vont nus, comme tous ces
peuples ; mais ils aiment à s'orner de bagues, de chaî*

1. Les cartes modernes la nomment Palavan ou Paragua<


2. C'est le saki. ou vin de riz des Chinois.
120 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

nettes de laiton et de grelots. Ce qui leur plait néan-


moins le plus est le fil d'archal, auquel ils attachent
leurshameçons. Presque tous cultivent leurs propres
champs. Ils ont des sarbacanes et de grosses flèches de
bois, longues de plus d'un palme et garnies d'un harpon ;

quelques-unes ont la pointe d'une arête de poisson,


et d'autres de roseau, empoisonnées avec une certaine
herbe : ces flèches ne sont pas garnies de plumes par
le haut bout, mais d'un bois fort mou et fort léger. Au
bout des sarbacanes ils attachent un fer, et quand ils

n'ont plus de flèches, ils se servent de la sarbacane en


forme de lance.
Ils ont aussi d'assez grands coqs domestiques, qu'ils
ne mangent pas, par une espèce de superstition; mais
ils les entretiennent pour les faire combattre entre eux :

à cette occasion on fait des gageures et on propose


des prix pour les propriétaires des coqs vainqueurs.
De Palavan, dirigeant au sud-ouest, après avoir par-
couru dix lieues, nous reconnûmes une autre île. En
longeant sa côte, elle nous parut monter *. Nous la cô-

toyâmes pendant l'espace de cinquante lieues au moins


avant de trouver un mouillage. A peine y eûmes-nous
jeté l'ancre qu'il s'éleva une tempête, le ciel s'obscur-

cit, et nous vîmes le feu Saint-Elme attaché à nos mâts.


Le jour suivant, le roi envoya aux vaisseaux une as-

sez belle pirogue dont la proue et la poupe étaient or-

nées d'or. La proue portait un pavillon blanc et bleu,

avec une touffe de plumes de paon au bout du bâton. Il

y avait dans cette pirogue des joueurs de cornemuse et

de tambour, et plusieurs autres personnes. La pirogue,

1. C est-à-dire s'allonger dans le sens des courants marins. Cette île est
Bornéo.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 121

qui est une espèce de fuste ou de galère, était suivie de


deux almadies, qui sont des bateaux de pêcheurs. Huit
des principaux vieillards de l'île, qui étaient dans la pi-
rogue, montèrent sur notre bord et s'assirent sur un
tapis qu'on leur avait préparé dans un gaillard d'ar-
rière, où ils nous présentèrent un vase de bois rempli
de bétel et d'arec, racines qu'ils mâchent continuelle-
ment, avec des fleurs d'orange et de jasmin; le tout

était couvert d'un drap de soie jaune. Ils nous donnè-


rent aussi deux cages pleines de poules, deux chèvres,
trois vases de vin de riz distillé et des cannes à sucre.
Ils firent le même présent à l'autre vaisseau; et, après
nous avoir embrassés, ils prirent congé de nous.
Le vin de riz est aussi clair que l'eau , mais si fort que
plusieurs de notre équipage s'enivrèrent. Us l'appellent
arach.
Six jours après, le roi nous envoya trois autres piro-
gues fort ornées, qui vinrent au son des cornemuses,
des timbales et des tambours, et firent le tour de nos
vaisseaux. Les hommes nous salèrent en ôtant leurs
bonnets de toile, qui sont si petits qu'ils leur couvrent

à peine le sommet de la tète. Nous leur rendîmes le

salut avec nos bombardes, mais sans être chargées de


pierres. Ils nous apportaient plusieurs mets, tous faits

avec du riz, soit en morceaux oblongs et enveloppés


dans des feuilles, soit de la forme conique d'un pain de
sucre, soit en manière de gâteau, avec des œufs et du
miel.
Après nous avoir fait ces çlons au nom du roi, ils

nous dirent qu'il était bien satisfait de ce que nous fis-

sions dans l'île notre provision d'eau et de bois , et

que nous pouvions trafiqner autant qu'il nous plairait


122 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

avec les insulaires. A cette réponse, nous nous déter-


minâmes à aller, au nombre de sept, porter des présents
au roi, à la reine et aux ministres. Le présent destiné
au roi consistait en un habit à la turque, de velours
vert, une chaise de velours violet, cinq brasses de drap
rouge, un bonnet, une tasse de verre avec son couver-
cle, une écritoire dorée et trois cahiers de papier; pour
la reine, nous portâmes trois brasses de drap jaune,
une paire de souliers argentés et un étui d'argent plein

d'épingles; pour le gouverneur ou ministre du roi, trois

brasses de drap rouge, un bonnet et une tasse de verre


doré; pour le roi d'armes ou héraut, qui était venu
avec la pirogue, un habit à la turque, de drap rouge et
vert, un bonnet et un cahier de papier; aux autres sept
principaux personnages qui étaient venus avec lui nous
préparâmes aussi des présents, tels que quelques aunes
de toile,un bonnet ou un cahier de papier. Quand tous
les présents furent préparés, nous entrâmes dans l'une
des trois pirogues.
Étant arrivés à la ville, il nous fallut rester deux
heures dans la pirogue pour attendre l'arrivée de deux
éléphants couverts de soie, et de douze hommes dont
chacun portait un vase de porcelaine couvert de soie,

pour y placer les dons que nous allions présenter. Nous


montâmes sur les éléphants, précédés par les douze
hommes, qui portaient nos dons dans leurs vases, et
nous allâmes ainsi jusqu'à la maison du gouverneur,
qui nous donna un souper de plusieurs mets. Nous pas-
sâmes la nuit sur des matelas de coton doublés de
soie, dans des draps de toile de Cambaie.
Le jour suivant, nous passâmes la matinée sans rien
faire dans la maison du gouverneur. A midi nous alla-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 123

mes au palais du roi. Nous étions montés sur les mêmes


éléphants et précédés par les hommes qui portaient les
présents. Depuis la maison du gouverneur jusqu'au pa-
lais du roi, toutes les rues étaient gardées par des
hommes armés de lances, d'épées et de massues, d'après
un ordre particulier du roi.

Nous entrâmes sur nos éléphants dans la cour du pa-


lais, où, ayant mis pied à terre, nous montâmes par
un escalier, accompagnés du gouverneur et de quelques
officiers; ensuite nous entrâmes dans un grand salon
plein de courtisans, que nous appellerions barons du
royaume. Là nous nous assîmes sur un tapis, et les pré-
sents furent placés près de nous.
Au bout de ce salon il y avait une autre salle un
peu moins grande, tapissée de draps de soie, où l'on
haussa deux rideaux de brocart qui nous permirent de
voir deux fenêtres, par lesquelles l'appartement se
trouva éclairé. Nous y vîmes trois cents hommes de la
garde du roi armés de poignards, dont ils appuyaient
la pointe sur leur cuisse. Au bout de cette
salle il y

avait une grande porte fermée aussi par un rideau de


brocart, qu'on haussa également, et nous vîmes alors
le roi assis devant une table avec un petit enfant, et

mâchant du bétel. Derrière lui il n'y avait que des


femmes.
Alors un des courtisans nous avertit qu'il ne nous
était pas permis de parler au roi; mais que si nous
avions quelque chose à lui faire savoir, nous pouvions
nous adresser à lui, qui le dirait à un courtisan d'un
rang supérieur, qui le dirait au frère du gouverneur,
qui était dans la petite salle, lequel, au moyen d'une
sarbacane placée dans un trou de la muraille, expose-
124 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

rait nos demandes à un des principaux officiers qui


étaient auprès du roi, et qui les lui dirait. Jl nous aver-
tit qu'il fallait que nous fissions trois révérences au roi,

en élevant nos mains jointes au-dessus de nos têtes, et

en levant tantôt un pied et tantôt l'autre. Ayant fait les

trois révérences de la manière qu'on nous l'avait indi-


qué, nous fîmes savoir au roi que nous appartenions
au roi d'Espagne ,
qui désirait vivre en paix avec lui
et ne demandait autre chose que de pouvoir trafiquer
dans son île.

Le roi nous fit répondre qu'il était charmé que le roi

d'Espagne fût son ami, et que nous pouvions nous


pourvoir dans ses États d'eau et de hois, et y trafiquer
à notre volonté.
Nous lui offrîmes alors les présents que nous avions
apportés pour lui, et à chaque chose qu'il recevait il

faisait un petit mouvement de la tête. On donna à


chacun de nous de la brocatelle et des draps d'or et

de soie, qu'on nous mettait sur l'épaule gauche ; en-


suiteon l'ôtait pour le garder pour nous. On nous ser-
vitun déjeuner de clous de girofle et de cannelle, après
quoi on laissa tomber tous les rideaux, et on ferma
les fenêtres.

Tous ceux qui étaient dans le palais du roi avaient

autour de là ceinture des draps d'or pour couvrir leur


nudité, des poignards avec des manches d'or garnis de
perles et de pierreries, et plusieurs bagues aux doigts.

Nous remontâmes sur les éléphants, et retournâmes


à la maison du gouverneur. Sept hommes, portant les

présents que le roi venait de nous donner, marchaient


devant nous; et lorsque nous y fûmes arrivés, on remit
à chacun de nous le don du roi, en le plaçant sur notre
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 125

! épaule gauche, comme on avait fait auparavant. Nous


donnâmes pour récompense deux couteaux à chacun
des sept hommes qui nous avaient accompagnés.
Nous vîmes ensuite arriver à la maison du gouver-
neur neuf hommes dont chacun portait un plat de
bois, sur chacun desquels
y avait dix à onze jattes de
il

porcelaine, contenant de la viande de différents ani-


maux, c'est-à-dire du veau, des poulets, des poules,
des paons et autres, avec plusieurs espèces de poissons :

il y avait plus de trente mets différents de viande seule.


Nous soupâmes assis à terre sur une natte de
palmier. A chaque morceau qu'on mangeait il fallait

boire, dans une tasse de porcelaine grande comme un


œuf, de la liqueur extraite de riz distillé. Nous man-
geâmes aussi du riz et d'autres mets faits de sucre
avec des cuillers d'or semblables aux nôtres.
Nous couchâmes dans le même endroit où nous
avions passé la nuit précédente, et il y eut toujours
deux flambeaux de cire blanche allumés sur deux can-
délabres d'argent, et deux grandes lampes garnies
d'huile et à quatre mèches chacune. Deux hommes
veillèrent pendant toute la nuit pour en avoir soin.
Le lendemain nous nous rendîmes au bord de la
mer, où nous trouvâmes deux pirogues destinées à
nous conduire à nos vaisseaux.
La ville est bâtie dans la mer même, excepté la mai-
son du roi et de quelques principaux chefs. Elle con-
tient vingt-cinq mille feux ou familles 1
. Les maisons
sont construites en bois et portées sur de grosses pou-
tres pour les garantir de l'eau. Lorsque la marée

1. Cette appréciation doit être fort exagérée.


126 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

monte, les femmes qui vendent les denrées nécessaires


traversent la ville dans des barques. Au-devant de la
maison du roi il y a une grande muraille bâtie de
grosses briques, avec des barbacanes en manière de
forteresse, sur laquelle on voit cinquante - six bom-
bardes de bronze et six de fer : on en tira plusieurs
coups pendant les jours que nous passâmes dans la
ville.

Le roi, qui est Maure, s'appelle rajah Siripada. Il

est fort replet, et peut avoir environ quarante ans. Il

n'est servi que par des femmes, qui sont les filles des
principaux habitants de l'île. Personne ne peut lui

parler que par le moyen d'une sarbacane, comme


nous avons été obligés de le faire. Il a dix scribes uni-
quement occupés à écrire ce qui le concerne sur
des écorces d'arbre très minces qu'on appelle chiri-
toles. Il ne sort jamais de son palais que pour aller à
la chasse.

Le matin, 29 juillet, qui était un lundi, nous vîmes


venir vers nos vaisseaux plus de cent pirogues ,
par-
tagées en trois escadres , avec autant de tungulis, qui
sont leurs petites barques. Comme nous craignions
d'être attaqués par trahison, nous mîmes sur-le-champ
à la voile, et cela avec tant d'empressement que nous
fûmes obligés d'abandonner une ancre. Nos soupçons
s'augmentèrent lorsque nous fîmes attention à plu-
sieurs grandes embarcations, appelées jonques, qui
étaient venues le jour précédent mouiller à l'arrière de
nos vaisseaux, ce qui nous fit craindre d'être assaillis
de tous côtés. Notre premier soin fut de nous délivrer
des jonques, contre lesquelles nous fîmes feu, de sorte
que nous y tuâmes beaucoup de monde. Quatre jon-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 127

ques devinrent notre proie ; les quatre autres se sauvè-


rent en allant échouer à terre. Dans l'une des jonques
que nous prîmes était le. fils du roi de l'île de Lozon,
qui était capitaine général du roi de Burné, et venait
de conquérir avec ces jonques une grande ville appe-
lée Laoé 1
, bâtie sur une pointe de l'île vers la grande

Java. Dans cette expédition il avait saccagé cette ville,


parce que les habitants préféraient obéir au roi gentil
de Java plutôt qu'au roi maure de Burné.
Jean Carvajo, notre pilote, sans nous en avertir,
rendit la liberté à ce capitaine ; y ayant été engagé,
comme nous le sûmes par la suite, par une forte
somme d'or qu'on lui avait offerte. Si nous eussions
gardé ce capitaine, le roi Siripada nous aurait donné
sans doute pour sa rançon tout ce que nous aurions
voulu ; car il s'était rendu formidable aux Gentils, qui
sont ennemis du roi maure.
Dans le port où nous étions il n'y a pas seulement
la ville dont Siripada est le maître , mais il y en a une
autre habitée par des Gentils, bâtie également dans la
mer, et plus grande encore que celle des Maures. L'ini-
mitié entre les deux peuples est si grande qu'il ne se
passe pas de jour sans qu'ils se livrent à des que-
relles et à des combats. Le roi des Gentils est aussi
puissant que le roi des Maures; il n'est cependant pas
si vain, et il paraît même qu'il serait facile d'intro-

duire chez lui le christianisme 2


Le roi maure ayant . ,

été instruit de tout le mal que nous venions de faire à

1. Laoé ou Lahout. Il y a en effet près de la pointe sud-est de Bornéo


une îlede ce nom.
2. Les Portugais l'y apportèrent, et il s'y maintint jusqu'en 1590. Le
voyageur Sonnerat dit que les Maures forcèrent les Gentils à abandonner
lebord de la mer et à se retirer dans les montagnes.
128 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

ses jonques, se hâta de nous faire savoir, par un de nos


gens qui s'étaient établis à terre pour trafiquer, que
ce n'était pas contre nous que ces embarcations ve-

naient; qu'elles ne ""faisaient que passer pour aller


porter la guerre aux Gentils, et, pour nous le prouver,
ils nous montrèrent quelques têtes de ces derniers tués

à la bataille. Alors nous fîmes dire au roi que, si cela


était ainsi, il n'avait qu'à renvoyer les deux hommes
qui étaient encore à terre avec nos marchandises , et

le fils de Jean Garvajo ; mais le roi ne voulut pas y con-


sentir. Ainsi Garvajo fut puni par la perte de son fils

(qui lui était né pendant qu'il était au Brésil), qu'il

aurait sans doute recouvré en échange du capitaine


général qu'il délivra pour de l'or. Nous retînmes à
bord seize hommes des principaux de l'île, et trois

femmes, que nous comptions conduire en Espagne,


pour présenter ces dernières à la reine ; mais Carvajo
les garda pour lui-même.
Les Maures vont nus, comme tous les habitants de
ces climats. Ils adorent Mahomet et suivent sa loi. Par
cette raison ils ne mangent point de porc. Ils se lavent
le visage de la main droite , mais ne se frottent jamais
les dents avec les doigts. Il ne tuent ni chèvres ni pou-
lets sans s'adresser auparavant au soleil. Ils coupent
le bout des ailes aux poulets et la peau qu'ils ont sous

les pieds, et ensuite ils les fendent en deux. Ils ne


mangent d'aucun animal qui n'ait été tué par eux-
mêmes.
Cette île produit le camphre, espèce de baume qui
suinte goutte à goutte d'entre l'écorce et le bois de
l'arbre ; ces gouttes sont petites comme les brins du
son. Si on laisse le camphre exposé à l'air, il s'éva-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 129

pore insensiblement. L'arbre qui le produit est appelé


capor l
. On -y trouve aussi de la cannelle, du gingembre,
des mirabolans, des oranges, des citrons, des cannes
à sucre, des melons, des citrouilles, des radis, des
oignons, etc. Parmi les animaux il y a des éléphants,
des chevaux, des buffles, des cochons, des chèvres, des
poules, des oies, des corbeaux, et plusieurs autres espè-
ces d'oiseaux.
On dit que le roi de Burné a deux perles grosses
comme des œufs de poule, et si parfaitement rondes,
qu'étant posées sur une table bien unie elles ne peu-
vent jamais rester en repos. Quand nous lui appor-
tâmes nos présents, je lui fis connaître par mes gestes
que je désirais beaucoup les voir; il promit de nous
les montrer, mais nous ne les avons jamais vues.
Quelques-uns des chefs me dirent qu'ils les connais-
saient.

Les Maures de ce pays ont une monnaie de bronze


qui est perforée pour l'enfiler. D'un côté elle porte
quatre lettres qui sont les quatre caractères du grand
roi de la Chine. On l'appelle pici 2
. Dans notre trafic

on nous donnait pour un cathil de vif-argent six jattes


de porcelaine. Le cathil est un poids de deux livres.

Le cathil de bronze nous valait un petit vase de por-


celaine, et pour trois couteaux nous en recevions un
plus grand; un bahar, de cire pour cent soixante ca-
thils de bronze. Le bahar est un poids de deux cent
trois cathils. Pour quatre-vingts cathils un bahar de

sel, et pour quarante cathils un bahar d'animé, espèce


de gomme dont on se sert pour goudronner les vais-

1. C'est encore de Bornéo que vient le meilleur camphre.


2. Ce sont ces mêmes pièces que les Chinois appellent sapùques.
130 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

seaux : car dans ce pays il n'y a point de goudron.


Vingt tabils font un cathil. Les marchandises qu'on re-
cherche ici de préférence sont le cuivre , le vif-argent,

le cinabre *, le verrez les draps de laine, les toiles, mais


surtout le fer et les lunettes.
Les jonques dont nous avons parlé sont leurs plus
grandes embarcations. Voici comment elles sont cons-
truites: les œuvres vives, jusqu'à deux palmes des
œuvres mortes, sont construites d'ais joints ensemble
par des chevilles de bois, et la construction en est assez

bien faite. Dans la partie supérieure elles ont de très


gros roseaux (bambous) qui saillissent en dehors de
la jonque pour former contrepoids 2 . Ces jonques por-
tent une cargaison aussi forte que nos navires. Les
mâts sont faits des mêmes roseaux, et les voiles d'é-
corce d'arbre.
Ayant vu à Burné beaucoup de porcelaine, je voulus
prendre aussi quelques renseignements sur cet objet.
On me dit qu'on la fait avec une espèce de terre très
blanche, qu'on laisse sous terre pendant un demi-siècle
pour la raffiner 3
; de sorte qu'ils ont un proverbe qui
dit que le père s'enterre pour le fils. On prétend que
si l'on met du poison dans un de ces vases de porce-
laine, il se casse sur-le-champ.
L'île de Burné (Bornéo) est si grande que pour
en faire le tour avec une embarcation il faudrait y
employer trois mois. Elle est située par le 5° 15' de

Couleur rouge qui est un oxyde de mercure.


l.

Sans doute le balancier dont il a été question plus haut.


2:
Ce mode de raffinage de la terre à porcelaine est, en effet, de tradi-
3:
tion dans l'histoire ou plutôt dans la légende de la céramique chinoise;
on peut croire que ce conte fut répandu pour donner plus de prix aux
produits de cette importante industrie.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 131

latitude septentrionale et à 176° 40' de longitude de la


ligne de démarcation 1
.

En partant de cette île nous retournâmes en arrière


pour chercher un endroit propre à radouber nos vais-
seaux, dont l'un avait une forte voie d'eau ; et l'autre,

faute du pilote, avait donné contre un bas-fond, près


d'une île appelée Bibalon; mais, grâce à Dieu, nous le

remîmes à flot. Nous courûmes aussi un autre grand


danger un matelot, en mouchant une chandelle, jeta
:

par inadvertance la mèche allumée dans une caisse de


poudre à canon; mais il fut si prompt à l'en retirer que
la poudre ne prit point feu.

Chemin faisant, nous vîmes quatre pirogues* Nous en


prîmes une chargée de noix de coco destinées pour
Burné; mais l'équipage se sauva dans une petite île.

Les trois autres pirogues nous évitèrent en se retirant


derrière d'autres îlots.
Entre le cap nord de Burné et l'île de Siboulou 2 , par
le 8° 7' de latitude septentrionale, nous trouvâmes un
port fort commode pour radouber nos vaisseaux; mais
comme nous manquions de plusieurs choses nécessaires
à cet objet, nous fûmes obligés d'y employer quarante-
deux jours. Chacun de nous y travailla de son mieux,
l'un d'unemanière et l'autre d'une autre. Ce qui nous
coûtait le jdIus de peine, c'était d'aller chercher le bois
dans les forêts, parce que tout le terrain était couvert

de ronces et d'arbustes épineux et que nous étions tous


pieds nus.
Il y a dans cette île de très grands sangliers 3 Nous .

1. Cotte île a environ trois cents lieues dans sa plus grande longueur.
2. Petite île sur la mer de Célébos.
3. C'estle babiroussa, ou cochon-cerf, qui est, en effet, excellent nageur.
132 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

en tuâmes un pendant qu'il passait à la nage d'une


île à l'autre. Sa tête avait deux palmes et demi de lon-
gueur, avec de très grosses défenses. On y trouve aussi
des crocodiles, qui habitent également et la terre et la
mer; des huîtres, des coquillages de toutes les espèces,

et de fort grandes tortues. Nous en primes deux, dont


la chair seule de l'une pesait vingt-six livres, et celle

de l'autre quarante-quatre livres. Nous primes aussi un


poisson dont la tête, qui ressemblait à celle du cochon,
avait deux cornes ; son corps était revêtu d'une subs-
tance osseuse, il avait sur le dos une espèce de selle,

mais il n'était pas bien grand.

Ce que j'ai trouvé de plus étrange, ce sont des ar-


bres dont les feuilles qui tombent sont animées. Ces
feuilles ressemblent à celles du mûrier, si ce n'est qu'elles

sont moins longues; leur pétiole est court et pointu,


et près du pétiole, d'un côté et de l'autre, elles ont deux
pieds. Si on les louche, elles s'échappent; mais elles ne
rendent point de sang quand on les écrase. J'en ai

gardé une dans une boîte, la feuille s'y promenait tout


alentour; je suis d'opinion qu'elles vivent d'air 1 .
En quittant cette île, c'est-à-dire le port, nous rencon-

1. Malgré l'expérience que le narrateur dit avoir faite, on voit que


nous sommes ici en pleine histoire naturelle légendaire. Les arbres à
feuilles animées font largement partie des prodiges végétaux signalés
par les auteurs de cette époque. Dans un traité des Plantes émerveill cibles
publié par le président Duret au commencement du dix-septième siècle,
nous voyons encore mentionnés et représentés l'arbre dont les feuilles
:

cheminent, l'arbre dont les feuilles tombant sur terre se changent en


oiseaux, et tombant dans l'eau se changent en poissons. Sur nos côtes de
France maintes gens prétendent encore que les coquillages nommés
anatifes (qui portent des canards) donnent naissance aux macreuses. Des
naturalistes croient que les feuilles animées n'étaient autres que de
grandes sauterelles de l'espèce des mantes, couvertes de quatre ailes
ovales si étroitement repliées l'une sur l'autre, que l'ensemble paraît
former une feuille brune avec des fibres.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 133

trames une jonque qui venait de Burné. Nous lui fîmes


signal d'amener; mais, n'ayant pas voulu obéir, nous la
poursuivîmes, la prîmes et la pillâmes. Elle portait le
gouverneur de Pulavon, avec un de ses fils et son frère,
que nous contraignîmes à payer pour rançon : dans
l'espace de sept jours, quatre cents mesures de riz,

vingt cochons, un pareil nombre de chèvres et cent cin-

quante poules. Non seulement il nous donna tout ce que


nous demandions, mais y ajouta de son propre mou-
il

vement des noix de coco, des bananes, des cannes à


sucre et des vases pleins de vin de palmier 1 . Pour ré-
pondre à sa générosité, nous lui rendîmes une partie
de ses poignards et de ses fusils, et lui donnâmes un
étendard, un habit de damas jaune et quinze brasses
de toile. A son fils nous fîmes présent d'un manteau de
drap bleu, etc. Son frère reçut un habit de drap vert.

Nous fîmes aussi des dons aux gens qui étaient avec
eux, de manière que nous nous séparâmes bons amis.
Nous rebroussâmes chemin pour repasser entre l'île

de Cagoyan et le port de Chipit, en courant à l'est-quarl-


sud-est, pour aller chercher les îles Malucco 2
. Nous
passâmes près de certains îlots et nous vîmes la mer
couverte d'herbes, quoiqu'il y eût une grande profon-
deur : il nous semblait être dans d'autres parages.
En laissant Chipit à l'est, nous reconnûmes à l'ouest
les deux îles de Zolo et Taghima 3 où, à ce qu'on nous,

dit, l'on pêche les plus belles perles. C'est là qu'on a


trouvé celles du roi de Burné, dont j'ai parlé voici com- ;

1. On a vu plus haut, on voit encore ici que d'aventure nos gens ne

répugnaient nullement à quelque acte de piraterie.


2. Moluques.
3. Soulou et Basilan. La première donne son nom à une région ma-
rine et à un archipel.
134 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

ment il réussit à s'en rendre maître. Ce roi avait épousé


une fille du un jour que son père
roi de Zolo, qui lui dit

possédait ces deux grosses perles. L'envie prit au roi


de Burné de les avoir, et dans une nuit il partit avec
cinq cents embarcations pleines d'hommes armés, se
saisit du roi de Zolo, son beau-père, et de deux de ses
fils; il ne leur rendit la liberté qu'à condition qu'on lui
donnerait les deux perles en question. .

Continuant de cingler à l'est-quart-nord-est, nous


longeâmes deux habitations appelées Càvit et Subanin,
et passâmes près d'une île également habitée, qu'on
nomme Monoripa, à dix lieues des îlots dont je viens
de parler. Les habitants de cette île n'ont point de mai-
sons; ils vivent toujours sur leurs barques.
Les villages de Gavit et Subanin sont dans les îles de
Pontuan et de Calagan, où croît la meilleure can-
nelle. Si nous avions pu nous y arrêter quelque temps,
nous en aurions chargé le vaisseau mais nous ne ;

voulûmes pas perdre de temps pour profiter du vent :

car nous devions doubler une pointe et dépasser quel-


ques petites îles qui l'environnent. Chemin faisant,

nous vîmes des insulaires qui s'approchèrent de nous et

nous donnèrent dix-sept livres de cannelle pour deux


grands couteaux que nous avions pris au gouverneur
de Pulaoan.
. Ayant vu le cannelier, je puis en donner la descrip-
tion. Il est haut de cinq à six pieds, et n'a que l'épais-

seur d'un doigt. Il n'a jamais au delà de trois à quatre


branches; sa feuille ressemble à celle du laurier; la
cannelle dont nous faisons usage n'est que son écorce,-
qu'on récolte deux fois par an. Le bois même et les

feuilles vertes ont le même goût que l'écorce. On l'ap-


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 135

pelle cainmana (d'où est venu le nom de cinnamomum),


parce que cain signifie bois, et maria, doux.
Ayant rais le cap au nord-est, nous nous rendîmes à
une ville appelée Maingdanao *, située dans la même
île Calagan, pour y prendre une
où sont Boutuan et

connaissance exacte de la position des îles Malucco.

j
Ayant rencontré dans notre route un bignadai, barque
|
qui ressemble à une pirogue, nous nous déterminâmes
i
à le prendre; mais comme ce ne fut pas sans trouver

J
quelque résistance, nous tuâmes sept hommes des dix-
huit qui formaient l'équipage du bignadai. Ils étaient
mieux faits et plus robustes que ceux que nous avions
vus jusqu'alors. C'étaient des chefs de Maingdanao,
parmi lesquels il y avait le frère du roi, qui nous assura
qu'il savait très bien la position des îles Malucco.
Sur son rapport, nous changeâmes de course , et

mîmes le cap au sud-est. Nous étions alors par le 6° 7'

de latitude nord, et à trente lieues de distance de Cavit.


On nous dit qu'à un cap de cette île, près d'une ri-
vière, y a des hommes velus, grands guerriers, et
il

surtout grands archers. Ils ont des dagues d'un palme


de largeur, et lorsqu'ils prennent quelque ennemi , ils

lui mangent le cœur tout cru, avec du jus d'orange


ou de citron. On les appelle Bénasans.
Nous rencontrâmes sur notre route au sud-est quatre
îles, appelées Ciboco, Biraham-Batolach , Sarangam 2
et Candigar. Le samedi 26 octobre, à l'entrée de la
nuit, en côtoyant l'île de Biraham-Batolach, nous es-
suyâmes une bourrasque, pendant laquelle nous ame-
nâmes toutes nos voiles, et priâmes Dieu de nous
i. Mindanao, qui donne son nom à l'île.
2. Près de la pointe méridionale de Mindanoo.
136 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

sauver. Alors nous vîmes au bout des mâts nos trois

saints, qui dissipèrent l'obscurité. Us s'y tinrent pendant


plus de deux heures, saint Elme sur le mât du milieu,
saint Nicolas sur le mât de misaine, et sainte Glaire
sur celui de trinquet. En reconnaissance de la grâce
qu'ils venaient de nous accorder, nous promîmes à cha-
cun d'eux un esclave, et leur fîmes aussi une offrande.
En poursuivant notre route, nous entrâmes dans un
port qui est au milieu de l'île de Sarangani, vers Can-
digar ; nous y mouillâmes près d'une habitation de Sa-
rangani, où il y a beaucoup de perles et d'or. Ce port

est par le o° 9', à cinquante lieues de Cavit. Les habi-


tants sont des Gentils et vont nus, comme les autres

peuples de ces parages.


Nous nous y arrêtâmes un jour, et y prîmes par
force deux pilotes pour nous conduire aux îles Malucco.
Selon leur avis, nous courûmes au sud-ouest, et passâ-
mes au milieu de huit îles en partie habitées et en
partie désertes, qui forment une espèce de rue. Voici
leurs noms : Cheava, Caviao, Cabiao, Camanuca, Ca-
baluzao, Cheai, Lipan et Nuza; au bout desquelles
nous nous trouvâmes vis-à-vis d'une île assez belle * ;

mais, ayant le vent contraire, nous ne pûmes jamais en


doubler la pointe, de manière que pendant toute la
nuit nous fûmes obligés de faire des bordées. C'est à
cette occasion que • les prisonniers que nous avions
faits à Sarangani sautèrent du vaisseau et se sauvèrent
à la nage avec le frère du roi de Maingdanao; mais
nous apprîmes par la suite que son fils, n'ayant pu se
tenir sur le dos de son père, s'était noyé.

1. Ce groupe porte sur les cartes actuelles le nom d'îles Sangier.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 137

Voyant l'impossibilité de doubler la pointe de la


grande île, nous la passâmes sous le vent, près de plu-
sieurs petites îles. Cette grande île, qui s'appelle San-
ghir, a quatre rois, dont voici les noms: rajah Matan-
datu, rajah Laga, rajah Bapti et rajah Parabu. Elle
est par le 3° 30' de Sarangani.
Continuant de courir toujours dans la même direc-

tion, nous passâmes auprès de cinq îles appelées


Chéoma, Carachita, Para, Zangalura, Ciau, dont la

dernière est distante de dix lieues de Sanghir 1


. On y
voit une montagne assez étendue, mais de peu d'éléva-
tion. Son roi s'appelle rajah Ponto.

Nous vînmes à l'île de Paghinzara, où l'on voit trois


hautes montagnes : son roi s'appelle rajah Babintan.
A douze lieues à l'est de Paghinzara nous trouvâmes,
outre Talant, deux petites îles habitées, Zoar et Mean.
Le mercredi 6 de novembre, ayant dépassé ces îles,

nous en reconnûmes quatre autres assez hautes, à


quatorze lieues vers l'est. Le pilote que nous avions
pris à Sarangani nous dit que c'étaient les îles Malucco.
Nous rendîmes alors grâces à Dieu, et en signe de
réjouissance nous fîmes une décharge de toute notre
artillerie ; et on ne sera pas étonné de la grande joie
que nous éprouvâmes à la vue de ces îles, quand on
considérera qu'il y avait vingt-sept mois moins deux
jours que nous courions les mers et que nous avions
visité une infinité d'îles, toujours en cherchant les Ma-
lucco.

1. Ou Sangier, qui donne son nom au groupe cité plus haut. Toutes
ces énumérations, faites évidemment à la légère, établissent un itinéraire
confus, dans les complications duquel le géographe moderne ne parvient
guère à se reconnaître.
138 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Les Portugais ont débité que les îles Malucco sont


placées au milieu d'une mer impraticable à cause des
bas-fonds qu'on rencontre partout, et de l'atmosphère
nébuleuse et couverte de brouillards ; cependant nous
avons trouvé le contraire, et jamais nous n'eûmes
moins de cent brasses d'eau jusqu'aux Malucco mêmes.
Le vendredi 8 du mois de novembre trois heures ,

avant le coucher du soleil, nous entrâmes dans le port


d'une île appelée Tadore 2
. Nous allâmes mouiller près
de la terre par vingt brasses d'eau, et déchargeâmes
toute notre artillerie.
Le lendemain le roi vint dans une pirogue et fit le

tour de nos vaisseaux. Nous allâmes à sa rencontre


avec nos chaloupes pour lui témoigner notre recon-
naissance : il nous fit entrer dans sa pirogue, où nous
nous plaçâmes auprès de lui. Il était assis sous un
parasol de soie qui le couvrait entièrement. Devant
lui se tenaient : un de ses fils, qui portait le sceptre
royal, deux hommes tenant chacun un vase d*or plein
d'eau pour laver ses mains, et deux autres avec deux
coffrets dorés remplis de betre (bétel).

Il nous complimenta sur notre arrivée, en nous


disant que depuis longtemps il avait rêvé que quelques
navires devaient venir des pays lointains à Malucco,
et que, pour s'assurer si ce rêve était véritable, il avait
examiné la lune, où il avait remarqué que ces vaisseaux
arrivaient effectivement, et que c'était nous qu'il

attendait. .

Il monta ensuite sur nos vaisseaux, et nous lui bai-


sâmes tous la main. On le conduisit vers le gaillard

1. Maintenant Tidor.
_
l'arrière, où,
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN
.

pour ne pas être obligé de se baisser,


!
139

il

ie voulut entrer que par l'ouverture d'en haut. Là nous


e fîmes asseoir sur une chaise de velours rouge, et lui
Bndossàmes une veste à la turque, de velours jaune, et,

pour lui témoigner mieux notre respect, nous nous


assîmes à terre vis-à-vis de lui.

Lorsqu'il eut appris qui nous étions et quel était le


but de notre voyage, il nous dit que lui et tous ses
peuples seraient bien contents d'être les amis et les
vassaux du roi d'Espagne; qu'il nous recevrait dans
son île comme ses propres enfants; que nous pouvions
descendre à terre, y demeurer comme dans nos propres
maisons, et que, pour l'amour du roi notre souverain,
il voulait que dorénavant son île ne portât plus le nom
de Tadore, mais celui de Castille.
Nous lui fîmes alors présent de la chaise sur laquelle
il était assis et de l'habit que nous lui avions endossé.
Nous lui donnâmes aussi une pièce de drap fin, quatre
brasses d'écarlate, une veste de brocart, un drap de
damas jaune, d'autres draps indiens tissus en or et
soie, une pièce de toile de Gambaie très blanche, deux
bonnets, six fils de verroterie, douze couteaux, trois
grands miroirs, six ciseaux, six peignes, quelques
tasses de verre dorées et autres choses. Nous offrîmes
à son fils un drap indien d'or et de soie, un grand
miroir, un bonnet et deux couteaux. Chacun des neuf
principaux personnages qui l'accompagnaient reçut
un drap de soie, un bonnet et deux couteaux. Nous
fîmes aussi quelques dons à tous les autres qui se
trouvaient à sa suite, tels qu'unbonnet, un couteau, etc.,

jusqu'à ce que le roi nous eût avertis de ne plus rien


donner. Il dit qu'il était fâché de n'avoir rien à pré-
,

140 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

senter au roi d'Espagne qui fût digne de lui , mais


qu'il ne pouvait offrir que sa personne. Il nous con-
seilla d'approcher avec nos vaisseaux des habitations,
et que si quelqu'un des siens osait, pendant la nuit,
tenter de venir nous voler, nous n'avions qu'à le tuer à
coups de fusil.

Après cela il partit fort satisfait de nous ; mais il ne


voulut jamais incliner la tête, malgré toutes les révé-
rences que nous fîmes. A son départ nous déchar-
geâmes toute notre artillerie.
Ce roi est Maure, c'est-à-dire Arabe, âgé à peu près
de quarante-cinq ans , assez bien fait et d'une belle
physionomie. Ses vêtements consistaient en une che-
mise très fine dont, les manches étaient brodées en or :

une draperie lui descendait de la ceinture jusqu'aux


pieds ; un voile de soie couvrait sa tête, et sur ce voile
ily avait une guirlande de fleurs. Son nom est rajah
sultan Manzor. Il est grand astrologue.
Le 10 novembre, jour de dimanche, nous eûmes un
entretien avec le roi, qui nous demanda quels étaient
nos appointements et quelle ration le roi d'Espagne
donnait à chacun de nous. Nous satisfîmes sa curio-
sité. Il nous pria aussi de lui donner un sceau du roi

et un pavillon royal, voulant, disait-il, que son île

ainsi que celle de Ternate, où il se proposait de placer


comme roi son neveu, appelé Calanogapi, fussent doré-
navant soumises au roi d'Espagne, pour l'honneur
duquel il combattrait à l'avenir ; et que si par malheur
il était obligé de succomber sous ses ennemis, il pas-
serait en Espagne sur un de ses propres bâtiments et
emporterait avec soi le sceau et le pavillon. Il nous
pria ensuite de lui laisser quelques-uns d'entre nous
,

SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 141

qui lui seraient bien plus chers que toutes nos mar-
chandises, lesquelles, ajouta-t-il, ne lui rappelleraient
pas aussi longtemps que nos personnes le souvenir du
roi d'Espagne et le nôtre.
Voyant notre empressement à charger nos vaisseaux
de clous degirofle, il nous dit que, n'en ayant pas assez

de secs dans son île pour notre besoin, il irait en cher-


cher à l'île de Batyan, où il espérait en trouver la quan-

tité qu'il nous faudrait.


Ce jour-là étant un dimanche, nous ne fîmes aucun
achat. Le jour de fête pour ces insulaires est le ven-
dredi.
Il sera sans doute agréable au lecteur d'avoir quel-
ques détails sur les îles où croissent les girofliers. Il y
en a cinq : Ternate, Tadore, Mutir, Machian et Batyan 1 .
Ternate est la principale. Le dernier roi dominait pres-
que entièrement sur les quatre autres. Tadore (Tidor),
où nous étions alors, a son roi particulier. Mutir et
Machian n'ont point de roi : leur gouvernement est

populaire ; et lorsque les rois de Ternate et de Tadore


sont en guerre entre eux, ces deux républiques démo-
cratiques fournissent des combattants aux deux partis.
La dernière est Batyan, laquelle a de même son roi.

Toute cette région où croît le girofle s'appelle Malucco


(Moluques).
Lors de notre arrivée à Tadore, on nous dit que huit
mois auparavant il y était mort un certain François
Serano, Portugais. Il était capitaine général du roi de

Ternate, qui était en guerre contre celui de Tadore

1. Des cinq, trois sont encore appelées du même nom. Tador est au-
jourd'hui Tidor, le nom de Muter seul ne correspond à aucune désigna-
tion moderne.
142 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

qu'il contraignit à donner sa fille en mariage au roi de


Ternate, et en outre presque tous les enfants mâles des
seigneurs de Tadore en otage. Par cet arrangement on
parvint à établir la paix. De ce mariage naquit le petit-

fils du roi de Tadore, appelé Calmapagi, dont j'ai

parlé. Cependant le roi de Tadore ne pardonna jamais


sincèrement à François Serano et fit serment de se
venger de lui. Eu effet, quelques années après, Serano
s'avisa un jour d'aller à Tadore pour acheter des clous
de girofle ; le roi lui fit prendre du poison dans des
feuilles de bétel, de sorte qu'il n'y survécut que quatre
jours. Le roi voulut le faire enterrer selon les usages
du pays ; mais trois domestiques chrétiens que Serano
avait conduits avec lui s'y opposèrent. Serano laissa
en mourant un fils et une fille encore enfants, que lui
avait donnés une femme qu'il avait épousée à Java.
Tout son bien ne consistait, pour ainsi dire, qu'en deux
cents bahars de clous de girofle.
Serano avait été grand ami et même parent de notre
malheureux capitaine général, et ce fut lui qui le dé-

termina à entreprendre ce voyage ; car du temps que


Magellan se trouvait à Malaca, il avait appris par des
lettres de Serano qu'il était à Tadore, où il y avait un

commerce avantageux à faire. Magellan n'avait pas


perdu de vue ce que Serano lui avait écrit, lorsque le
feu roi de Portugal, dom Emmanuel, refusa d'augmen-
ter ses appointements d'un seul teston par mois, ré-
compense qu'il croyait bien mériter pour les services
qu'il avait rendus à la couronne. Pour s'en venger, il

vint en Espagne et proposa à Sa Majesté l'empereur


d'aller à Malucco par l'ouest, ce qu'il obtint.

Dix jours après la mort de Serano, le roi de Ternate,


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 143

appelé rajah Abuleis, qui avait épousé une fille du roi

de Batyan, déclara la guerre à son gendre et le chassa


.
de son île. Sa fille se rendit alors chez lui pour être
médiatrice entre son père et son mari, et empoisonna
son père, qui ne survécut que deux jours au poison. Il

mourut, laissant neuf fils.

Lundi 11 novembre, Chechilideroix, un des fils du


roi de Ternate dont nous venons de parler, vint près
de nos vaisseaux avec deux pirogues, où il y avait des
joueurs de timbales. Il était velu d'un habit de velours
rouge. Nous sûmes ensuite qu'il avait avec lui la veuve
et les fils de Serano. Cependant il n'osa pas venir à
notre bord, et nous n'osâmes pas non plus l'inviter à
s'y rendre sans le consentement du roi de Tadore, son
ennemi, dans le port duquel nous étions, et à qui nous
fîmes demander si nous pouvions le recevoir. Il nous
fit répondre que nous étions les maîtres de faire ce qui
nous plairait. Pendant cet intervalle, Chechilideroix,
voyant notre incertitude, eut quelques soupçons et

s'éloigna de nous, ce qui nous détermina à aller vers


lui avec la chaloupe, et à lui faire présent d'une pièce
de drap indien de soie et d'or, de quelques miroirs,
ciseaux et couteaux, qu'il accepta d'assez mauvaise
grâce, et il partit ensuite.

Il avait avec lui un Indien qui s'était fait chrétien,


appelé Manuel, domestique de Pierre- Alphonse de Lo-
rosa, qui, après la mort de Serano, était venu de Ban-
dan * à Ternate. Ce Manuel, qui parlait la langue por-
tugaise, vint sur notre vaisseau, et nous dit que les

fils du roi de Ternate, quoique ennemis du roi de Ta-

1. Bandan, aujourd'hui Banda, petite île au sud-est d'Aruboine, donne


son nom à une région marine dite mer de Banda.
144 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

dore, étaient fort disposés à abandonner le Portugal


pour s'attacher à l'Espagne. Nous écrivîmes par son
moyen une lettre à de Lorosa pour l'inviter à venir
à notre bord sans avoir la moindre crainte à notre
égard. Nous verrons par la suite qu'il se rendit à notre
invitation.
En m'informant des usages du pays, j'appris que le
roipeut avoir autant de femmes qu'il le trouve bon ;

mais une seule est réputée son épouse, et toutes les

autres ne sont que ses esclaves. Il avait hors de la ville

une grande maison où logeaient deux cents de ses


femmes les plus jolies, avec un pareil nombre d'autres
destinées à le servir.
Le roi mange toujours seul, ou avec son épouse, sur
une espèce d'estrade élevée, d'où il voit toutes ses au-
tres femmes assises autour de lui.

Lorsque le roi a fini son repas, ses femmes man-


gent toutes ensemble, s'il y consent; sinon chacune va,
dîner en particulier dans sa chambre. Personne ne peut
voir les femmes du roi sans une permission expresse
de sa part, et si quelque imprudent osait approcher de
leur habitation, soit de jour, soit de nuit, il serait tué

sur-le-champ. Pour garnir de femmes le sérail du roi,

chaque famille est obligée de lui fournir une ou deux


filles.

Le mardi 12 novembre, le roi fit construire un han-


gar pour nos marchandises, lequel fut achevé en un
.jour.

Nous y portâmes tout ce que nous avions destiné à


faire des échanges, etemployâmes trois de nos gens
pour le garder. Yoici comment on fixa la valeur des

marchandises que nous comptions donner en échange


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 145

des clous de girofle. Pour dix brasses de drap rouge


de bonne qualité on devait nous donner un bahar de
clous de girofle. Le bahar est de quatre quintaux et
six livres, et chaque quintal pèse cent Pour livres.

quinze brasses de drap de qualité moyenne, un bahar


de clous de girofle; pour quinze haches, un bahar;
pour trente-cinq tasses de verre, un bahar. Nous échan-
geâmes ensuite de cette manière toutes nos tasses de
verre avec le roi. Pour dix-sept cathils de cinabre un ,

bahar, et la même quantité pour autant de vif-argent ;

pour vingt-six brasses de toile, un bahar, et d'une toile

plus fine on n'en donnait que vingt-cinq brasses ;


pour
cent cinquante couteaux, un bahar ;
pour cinquante
paires de ciseaux, ou pour quarante bonnets, un bahar ;

pour trois de leurs timbales, un bahar; pour un quin-


tal de cuivre, un bahar. Nous aurions tiré un fort bon
parti des miroirs ; mais la plus grande partie s'étaient
cassés en route, et le roi s'appropria presque tous ceux
qui étaient restés entiers. Une partie de nos marchan-
dises venait des jonques dont j'ai déjà parlé. Par ce
moyen nous avons certainement fait un trafic bien
avantageux ; cependant nous n'en avons pas tiré tout
le bénéfice que nous aurions pu, parce que nous vou-
lions nous hâter autant qu'il était possible de retourner
en Espagne. Outre les clous de girofle, nous faisions
tous les jours une bonne provision de vivres: les In-
diens venant sans cesse avec leurs barques nous ap-
porter des chèvres, des poules, des noix de coco, des
bananes et autres comestibles, qu'ils nous donnaient
pour des choses de peu de valeur. Nous fîmes en même
temps bonne provision d'une eau excessivement chaude,
mais qui,, exposée à l'air, devenait très froide dans l'es-

10
146 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pace d'une heure. On prétend que cela provient de ce


que l'eau sourd de la montagne des Girofliers 1
. Nous
reconnûmes par là l'imposture des Portugais qui veu-

lent faire croire qu'on manque entièrement d'eau


douce aux îles Malucco, et qu'on est obligé d'aller la
2
chercher dans des pays lointains .

Le lendemain le roi envoya son fils Mossahap à l'île

de Mutir, pour y chercher des clous de girofle, afin


que nous pussions promptement faire notre cargaison.
Les Indiens que nous avions pris chemin faisant trou-
vèrent l'occasion de parler au roi, qui s'intéressa à
eux, et nous pria de les lui donner, pour qu'il pût
les renvoyer chez eux accompagnés de cinq insulaires
de Tadore, qui, en les accompagnant, auraient l'oc-
casion de faire l'éloge du roi d'Espagne, et ren-
draient par là le nom espagnol cher et respectable à
tous ces peuples. Nous lui remîmes les trois femmes
que nous comptions présenter à la reine d'Espagne,
ainsi que tous les hommes, à l'exception de ceux de

Burné.
Le roi nous demanda une autre faveur : c'était de
tuer tous les cochons que nous avions à bord, pour
lesquels il nous offrit une ample compensation en chè-
vres et en volailles. Nous eûmes encore cette complai-
sance pour lui, et les tuâmes dans l'entrepont, afin que
les Maures ne s'en aperçussent pas : car ils avaient une

telle répugnance pour ces animaux que, quand par


hasard ils venaient à en rencontrer quelqu'un, ils

1. une source thermale retrouvée depuis. Notons d'ailleurs que


C'est
le solde cet archipel paraît être de formation volcanique.
„2. Tous les moyens étaient bons aux Portugais pour éloigner les
étrangers des Moluques, dont ils voulaient avoir en propre la précieuse
possession et monopoliser le commerce.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 147

fermaient les yeux et se bouchaient le nez, pour ne


pas le voir ou en sentir l'odeur.
Le même soir, le Portugais Pierre-Alphonse de Lo-
rosa vint à bord du vaisseau dans une pirogue. Nous
sûmes que le roi l'avait envoyé chercher pour l'avertir

que, quoiqu'il fût de Ternate, il devait bien prendre

garde d'en imposer dans les réponses qu'il ferait à nos

demandes. Effectivement, étant venu sur notre vais-


seau, il nous donna tous les renseignements qui pou-
vaient nous intéresser. Il nous dit qu'il était dans les
Indes depuis seize ans, dont il en avait passé dix aux îles

Malucco, où il était venu avec les premiers Portugais, qui


véritablement s'y étaient établis depuis dix ans, mais
qui gardaient le plus profond silence sur la découverte
de ces îles. Il ajouta qu'il y avait onze mois et demi
qu'un gros navire était venu de Malaca aux îles Ma-
lucco, pour y chercher des clous de girofle, et y avait
fait effectivement sa cargaison, mais que le mauvais
temps l'avait retenu pendant quelques mois à Bandan.
Ce navire venait d'Europe, et le capitaine portugais,
qui s'appelait Tristan de Menèzes, dit à de Lorosa que
la nouvelle la plus importante pour lors était qu'une
escadre de cinq vaisseaux, sous le commandement
de Ferdinand Magellan, était partie de Séville pour
aller découvrir Malucco au nom du roi d'Espagne ; et

que le roi de Portugal, qui était d'autant plus fâché


de cette expédition que c'était un de ses sujets qui

cherchait à lui nuire, avait envoyé des vaisseaux au cap


de Bonne-Espérance et au cap Sainte-Marie 1
, dans le

pays des cannibales, pour lui intercepter le passage dans

1. Cap septentrional du Rio de la Plata.


148 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

la mer des Indes, mais qu'ils ne l'avaient pas rencon-


tré. Ayant appris ensuite qu'il était passé par une autre
mer, et qu'il allait aux îles Malucco par l'ouest, il avait
ordonné à dom Diego Lopez de Sichera, son capitaine
en chef dans les Indes, d'envoyer six vaisseaux de
guerre à Malucco contre Magellan ; mais Sichera, ayant
été instruit dans ce temps que les Turcs préparaient
une flotte contre Malaca, avait été contraint d'envoyer
soixante bâtiments contre eux au détroit de la Mecque,
dans la terre de Juda 1 , lesquels, y ayant trouvé des
galères turques échouées sur le bord de la mer près de
la belle et forte ville d'Adem, ils les brûlèrent toutes.

Cette expédition avait empêché le capitaine général


portugais de faire celle dont il était chargé contre nous ;
mais peu de temps après il avait envoyé à notre ren-
contre un galion à deux rangs de bombardes, com-
mandé par le capitaine François Faria, Portugais. Ce
galion ne vint pas non plus nous combattre aux îles

Malucco : car, soit par les bas-fonds qu'on trouve au-


près de Malaca, soit par les courants et les vents con-
traires qu'il rencontra, il fut obligé de s'en retourner

au port d'où il était sorti. De Lorosa ajouta que peu de


jours auparavant une caravelle avec deux jonques
était venue aux îles Malucco pour avoir de nos nou-
velles. Les jonques allèrent, en attendant, à Batyan
pour y charger des clous de girofle, ayant à bord sept

Plutôt Iedda sur la mer Rouge, port qui sert pour le commerce de
1.
la Mecque. Cela se rapporte à la malheureuse expédition que Soliman
leMagnifique entreprit, à la sollicitation des Vénitiens, contre les établisse-
ments des Portugais dans les Indes, pour rappeler dans la mer Rouge le
commerce que la navigation des Portugais par le cap de Bonne-Espé-
rance avait anéanti. Les Vénitiens avaient fourni au sultan les bois de
construction des navires et une grande quantité d'armes.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 149

Portugais, qui, malgré les remontrances du roi, n'ayant


voulu respecter ni les femmes des habitants ni celles
du roi même, furent tous massacrés. A cette nouvelle,

le capitaine de la caravelle jugea à propos de partir


au plus vite, et de s'en retourner à Malaca, après avoir
abandonné à Batyan les deux jonques avec quatre
cents bahars de clous de girofle, et une assez grande
quantité de marchandises pour en obtenir cent autres.
Il nous dit aussi que chaque année plusieurs jonques
vont de Malaca à Bandan * acheter du macis et de la noix
muscade, et de là viennent aux îles Malucco y charger
des clous de girofle. On fait en trois jours le voyage de
x
Bandan aux îles Malucco, et en quinze jours o n va de
Bandan à Malaca. Ce commerce, disait-il, est celui de
ces îles qui donne le plus grand bénéfice au roi de Portu-
gal; aussi a-t-il grand soin de le cacher aux Espagnols.
Ce que de Lorosa venait de dire était extrêmement
intéressant pour nous; aussi cherchâmes-nous à le

persuader de s'embarquer avec nous pour l'Europe, en


lui faisant espérer de grands appointements de la part
du roi d'Espagne.

Le vendredi 15 novembre, le roi nous dit qu'il vou-


lait aller à Batyan prendre les clous de girofle que
les Portugais y avaient laissés, et nous demanda des
présents pour les gouverneurs de Mutir, qu'il leur don-
nerait au nom du roi d'Espagne. 11 s'amusa en même
temps, étant monté sur notre vaisseau, à voir l'usage
que nous faisions de nos armes, c'est-à-dire de l'arba-
lète et du fusil. Il tira lui-même trois coups d'arbalète,
mais il ne voulut jamais toucher aux fusils.

i. Banda, voyez la note de la page 143.


ISO VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Vis-à-vis de Tadore il y a une fort grande île appe-


i
lée Giailolo , habitée par les Maures et les Gentils. Les
Maures y ont deux rois, dont l'un, à ce que nous dit le
roi de Tadore, a eu six cents enfants, et l'autre cinq
cent vingt-cinq. Les Gentils n'ont pas autant de femmes
que les Maures, et sont aussi moins superstitieux. La
première chose qu'ils rencontrent le matin est l'objet
de leur adoration pendant toute la journée. Le roi de
ces Gentils s'appelle rajah Papua : il est très riche en
or, et habite l'intérieur de l'île. On voit ici croître
parmi les rochers des roseaux aussi gros que la jambe
d'un homme ,
qui sont remplis d'une eau fort bonne à
boire : nous en achetâmes plusieurs. L'île de Giailolo
est si grande qu'un canot a de la peine à en faire le

tour en quatre mois.


Samedi 16 novembre, un des rois maures de Giailolo
vint avec plusieurs embarcations à bord de nos vais-
seaux. Nous lui fîmes présent d'une veste de damas
vert, de deux brasses de drap rouge, de quelques mi-
roirs, ciseaux, couteaux, peignes, et de deux tasses de
verre dorées, qui lui plurent beaucoup.
Il nous dit fort gracieusement que, puisque nous
étions les amis du roi de Tadore, nous devions être
aussi les siens, parce qu'il aimait ce roi comme son
propre fils. Il nous invita à nous rendre dans son pays,
en nous assurant qu'il nous y ferait rendre de grands
honneurs. Ce roi est très puissant et fort respecté dans
toutes les îles des environs. Il est d'un grand âge, et
s'appelle rajah Jussu.
Le lendemain au matin, jour de dimanche, le même

1. Aujourd'hui Balmahêra, dite aussi Gilolo.


,

SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN loi

ment nous combattions el déchargions nos bombardes:


ce que nous exécutâmes à sa grande satisfaction, car

il avait été fort guerrier dans sa jeunesse.


Le même jour j'allai à terre pour examiner le giro-
flier et voir la manière dont il porte son fruit. Voici ce
que j'observai : le giroflier atteint une assez grande
hauteur, et son tronc est de la grosseur du corps d'un
homme, plus ou moins, selon l'âge de l'arbre. Ses
branches s'étendent beaucoup vers le milieu du tronc
mais à la cime elles forment une pyramide. La feuille

ressemble à celle du laurier, et l'écorce en est olivâtre.


Les clous de girofle naissent au bout de petites bran-
ches en bouquets de dix à vingt. Cet arbre donne plus
de fruit d'un côté que de l'autre, selon les saisons.
Les clous de girofle sont d'abord blancs; en mûrissant
ils deviennent rougeàtres, et ils noircissent en séchant 1 .

On en fait la récolte deux fois par an : la première


fois vers Noël, et la seconde à la Saint-Jean-Baptiste :

c'est-à-dire à peu près vers les deux solstices, saisons

où l'air est le plus tempéré dan« ces pays ; mais c'est

au solstice d'hiver qu'il est le plus chaud, parce que le

soleil y est alors au zénith. Quand l'année est chaude


et qu'il y a peu de pluie, la récolte des clous de girofle
est clans chaque île de trois à quatre cents bahars. Le

l. La description que Pigafetta donne du giroflier (Cargophylius aro-

maticus, grand arbre de la famille des Myrtacées) est assez exacte. Mais il
commet une grave erreur en qualifiant fruit le clou de girofle, qui
n'est autre chose que le bouton de la fleur, cueilli un peu avant qu'il
s'épanouisse. Les fleurs naissent au sommet des rameaux en forme de
corynibe, ou de petites panicules. Elles sont .blanches, très odorantes.
Le fruit qui leur succède est ovale, il contient une amande oblongue,
noirâtre. On
récolte les boutons, qui doivent devenir clous de girofle,
lorsqu'ils offrent une couleur rouge on les fait sécher à la fumée, puis
;

au soleil.
152 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

giroflier réussit mieux sur les coteaux que dans la

plaine. La feuille, Técorce et la partie ligneuse même


de l'arbre ont Une odeur aussi forte et autant de sa-
veur que le fruit même. Si ce dernier n'est pas cueilli

dans sa juste maturité, il devient si gros et si dur


qu'il n'y reste de bon que l'écorce 4
. Il n'y a de giro-
fliers que dans les montagnes des cinq îles Malucco,
et quelques arbres dans l'île de Giailolo et sur l'île

de Mare, entre Tadore et Mutir; mais leurs fruits ne


sont pas si bons. On prétend que le brouillard leur

donne un certain degré de perfection ce qu'il y a de ;

certain, c'est que nous vîmes chaque jour un brouil-


lard en forme de petits nuages environner tantôt l'une
et tantôt l'autre des montagnes de ces îles. Chaque
habitant possède quelques girofliers, auxquels il veille

lui-même, et dont il va cueillir les fruits, mais sans en


soigner la culture. Dans chaque île on donne un nom
différent aux clous de girofle, on les appelle ghomodes
à Tadore, bougalavan à Sarangani, et chianche aux îles

Malucco.
Cette île produit aussi la noix muscade 2
,
qui res-
semble à nos noix, tant par le fruit même que par les

feuilles. La noix muscade, quand on la cueille, ressemble


au coing, tant par sa forme que par sa couleur et le

Il s'agit ici du fruit réel, qui a succédé aux fleurs.


1.

Le muscadier (myristica aromatica, type de la famille des Myris-


2.

ticées) est un grand arbre à écorce rougeâtre, dont les feuilles, d'un beau
vert, sont lisses et fortement nervées. Le fruit est une sorte de grappe
arrondie ou piriforme, d'abord d'une couleur verte, puis d'un gris rou-
geâtre. Au moment de la maturité, le brou ou parenchyme s'ouvre spon-
tanément comme celui de nos noix communes, et offre un noyau que re-
couvre une membrane molle, épaisse, d'un rouge de carmin, généralement
connue sous le nom de macis. Ce noyau renferme une amande très dure,
d'une couleur cendrée, blanche à l'extérieur, veinée à l'intérieur, qui est
lanoix muscade.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 153

duvet qui la couvre ; mais elle est plus petite. La pre-


mière écorce est aussi épaisse que le brou de notre
noix : au-dessous il y a une espèce de tissu mince ou
plutôt de cartilage, sous lequel est le macis d'un ,

rouge très vif qui enveloppe l'écorce ligneuse, laquelle


contient la noix muscade proprement dite.

Cette île produit aussi le gingembre, que nous man-


gions vert en guise de pain. Le gingembre ne vient pas
sur un arbre proprement dit, mais sur une espèce d'ar-
buste qui pousse de terre des jets longs d'un palme,
semblables aux scions des cannes, auxquels il ressemble
également par les feuilles, si ce n'est que celles du gin-
gembre sont plus étroites. Ces jets ne sont bons à rien,
et ce n'est que la racine qui forme le gingembre qui
est en usage dans le commerce. Le gingembre vert
n'est pas aussi fort que lorsqu'il est sec ; on le trempe
d'abord pendant quelques heures dans la saumure
mêlée d'un peu de chaux, puis on le fait sécher au
1
soleil .

Les maisons de ces insulaires sont construites comme


celles des îles voisines ; mais elles ne sont pas élevées
si haut de la terre et sont environnées de cannes en
forme de haie. Les femmes de ce pays sont laides,

elles ne sont couvertes que d'un pagne fait d'écorce


d'arbre. Les hommes sont nus ; et malgré la laideur de
leurs femmes, ils en sont très jaloux. Les femmes vont
aussi bien que les hommes toujours pieds nus.

1. Le gingembre est un vif stimulant de l'appétit et de l'énergie phy-

sique on en faisait grand usage autrefois il ne figure plus guère, au


; ;

moins en France, parmi les condiments, mais dans les pays chauds et
notamment dans l'Inde, ou les tempéraments peuvent s'accommoder
d'un autre régime que le nôtre, cette racine est encore de consomma-
tion presque générale.
154 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Voici comment ils font leurs étoffes d'écorce d'arbre.


Ils prennent un morceau d'écorce et le laissent dans
l'eau jusqu'à ce qu'il s'amollisse. Ils le battent ensuite
avec des gourdins, pour l'étendre en long et en large
autant qu'ils le jugent convenable, de façon qu'il

devient semblable à une étoffe de soie écrue avec des


fils entrelacés intérieurement, comme s'il était tissé.

Leur pain est fait de la manière suivante, avec le l

bois d'une espèce de palmier. Ils prennent un morceau


de ce bois et en ôtent certaines épines noires et lon-

gues; ensuite ils le pilent et en font du pain qu'ils

appellent sagou 1 . Ils font provision de ce pain pour leurs


voyages de mer.
Les insulaires de Ternate venaient journellement
avec leurs canots nous offrir des clous de girofle ; mais
comme nous en attendions, nous ne voulûmes pas en
acheter des autres insulaires, et nous nous contentions
de leur prendre des vivres ; c'est de quoi les habitants
de Ternate se plaignaient beaucoup.
La nuit du dimanche 24 novembre, le roi revint au
son des timbales, et passa entre nos deux vaisseaux.
Nous le saluâmes, pour lui témoigner notre respect,
par plusieurs décharges de nos bombardes. Il nous dit

qu'en conséquence des ordres qu'il avait donnés, on


nous apporterait, pendant quatre jours, une considé-
rable quantité de clous de girofle. En effet, le lundi on
nous en apporta cent soixante et onze cathils, qui m-

i. Cette substance féculeuse est produite par la moelle de l'arbre, que


l'on broie et que l'on fait dessécher. Le sagou a été pendant un temps
fort à lamode en Europe, comme restaurant doux pour les personnes à
estomac délicat et à poitrine faible. Mais, comme le dit fort bien un hy-
giéniste, il est démontré que nos fécules indigènes ne le cèdent en rien
à ce produit de l'Inde, qui est beaucoup plus cher.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 155

rent pesés sans lever la tara. Lever la tara, c'est prendre


les épiceries pour un moindre poids qu'elles ne pèsent,
et l'on accorde ce rabais ,
parce qu'étant fraîches
quand on les prend, elles diminuent immanquable-
ment de poids comme de bonté en séchant. Ces clous
de girofle envoyés par le roi étant les premiers que
nous embarquions et formant le principal objet de
notre voyage, nous tirâmes plusieurs coups de bom-
barde en signe de réjouissance.
Le mardi 26 novembre, le roi vint nous faire une
visite et nous dit qu'il faisait pour nous ce que les rois

ses prédécesseurs n'avaient jamais fait, en sortant de


son île ; mais qu'il était bien aise de s'être déterminé
à nous donner cette marque de son amitié pour le roi

d'Espagne et pour nous, afin que nous pussions partir


au plus tôt pour notre pays et revenir sous peu.de
temps avec plus de force pour venger la mort de son
père, qui avait été tué dans une île appelée Burou, et
dont le cadavre avait été jeté à la mer. Il ajouta que
c'était l'usage à Tadore, lorsqu'on chargeait sur un
navire ou sur une jonque les premiers clous de girofle,
que le roi donnât un festin aux matelots ou aux mar-
chands du bâtiment, et fit en même temps des prières
pour qu'ils arrivassent heureusement chez eux. Il comp-
tait à la même occasion donner un festin au roi de
Batyan, qui venait avec son frère lui rendre une vi-

site, et pour cet effet il avait fait nettoyer les rues et


les grands chemins.
Cette invitation nous inspira quelques soupçons,
d'autant plus que nous venions d'apprendre que, dans
l'endroit où nous faisions aiguade, trois Portugais
avaient été assassinés peu de temps auparavant par des
156 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

insulaires cachés dans un bois voisin. D'ailleurs, on


voyait souvent ceux de Tadore en conférence avec les |
Indiens que nous avions faits prisonniers de sorte que, ;

malgré l'opinion de quelques-uns d'entre nous, qui


auraient volontiers "accepté l'invitation du roi, le res-
souvenir du funeste festin de Zubu nous la fit refuser.
On envoya cependant faire des excuses et des remer-
ciements au roi, et le prier de se rendre le plus tôt
possible aux vaisseaux, pour que nous lui remissions
les quatre esclaves que nous avions promis, vu que
notre intention était de partir au premier beau temps.
Le roi vint le même jour, et monta sur nos vaisseaux
sans marquer la moindre défiance. Il dit qu'il venait

chez nous comme s'il entrait dans sa propre maison,


et nous assura qu'il était très sensible à un départ si

subit et si peu ordinaire, puisque tous les vaisseaux


emploient ordinairement une trentaine de jours à com-
pléter leur cargaison ; ce que nous avions fait en bien
moins de temps. Il ajouta que s'il nous avait aidés,
même en sortant de son île, à charger avec plus de
promptitude les clous de girofle, il n'avait point pensé
à hâter par là notre départ. Il fît ensuite la réflexion
que la saison n'était pas bien propre pour naviguer
dans ces mers, attendu les bas-fonds qu'on rencontre
près de Bandan , et que d'ailleurs nous pourrions dans
ce moment rencontrer quelques bâtiments de nos enne-
mis les Portugais.

Quand il vit que tout ce qu'il venait de nous dire ne


suffisait pas pour nous retenir : « Eh bien! reprit-il, je

vous rendrai donc tout ce que vous m'avez donné au


nom du roi d'Espagne : car si vous partez sans me
laisser le temps de préparer pour votre roi des présents
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 157

dignes de lui, tous les rois mes voisins diront que le roi
de Tadore est un ingrat d'avoir reçu des bienfaits de
ia part d'un si grand roi que celui de Castille sans lui
rien envoyer en retour. Ils diront aussi, ajouta-t-il, que
vous ne partez ainsi à la hâte que par crainte d'une
trahison de ma part ; et toute ma vie j'aurai le nom
d'un traître. » Alors, pour nous rassurer contre tout
soupçon que nous aurions pu avoir de sa bonne foi, il

se fît apporter son Alcoran, le baisa dévotement, et le

posa quatre ou cinq fois sur sa tête, en marmottant entre


les dents certaines paroles, qui étaient une invocation
appelée zambehan. Après cela il dit à haute voix , en
présence de nous tous, qu'il jurait par Allah (Dieu)
et par l' Alcoran qu'il tenait à la main, qu'il serait
toujours un fidèle ami du roi d'Espagne. Il proféra
tout cela presque en pleurant et de si bonne grâce
que nous lui promîmes de passer encore quinze jours à
Tadore.
Alors nous lui donnâmes le sceau du roi et le pavil-

lon royal. Nous fûmes ensuite instruits que quelques-


uns des principaux de l'île lui avaient effectivement
conseillé de nous massacrer tous; ce qui lui aurait

mérité la bienveillance et la reconnaissance des Por-


tugais, qui l'auraient aidé mieux que les Espagnols à
se venger du roi de Bacbian; mais que le roi de Tadore,
loyal et fidèle au roi d'Espagne, avec lequel il avait
juré la paix, avait répondu que jamais rien ne pourrait
le porter à un tel acte de perfidie.
Le mercredi 27, le roi fit publier un avis qui portait

que tout le monde pouvait nous vendre librement des


clous de girofle ; ce qui nous fournit l'occasion d'en
acheter une grande quantité.
158 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Vendredi, le roi de Machian 1 vint à Tadore avec plu-


sieurs pirogues ; mais il ne voulut pas mettre pied à
terre, parce que son père et son frère, bannis de Ma-
chian, s'étaient réfugiés dans cette île.

Samedi, le roi vint aux vaisseaux avec le gouverneur


de Machian, son neveu, appelé Humai, âgé de vingt-
cinq ans ; et, ayant su que nous n'avions plus de drap,
il envoya chez lui chercher trois aunes de drap rouge
et nous donna, pour qu'en y joignant quelques
les

autres objets que nous pouvions avoir encore, nous


pussions faire au gouverneur un présent digne de son
rang, ce que nous fîmes ; et à leur départ nous tirâmes
plusieurs coups de bombarde.
er
Le dimanche 1 décembre, le gouverneur de Ma-
chian partit, et on nous dit que le roi lui avait fait

également des présents, pour qu'il nous envoyât au


plus tôt des clous de girofle.
Lundi, le roi fît un autre voyage hors de son île pour
le même objet.

Mercredi, étant le jour de Sainte-Barbe et pour


faire honneur au roi qui était de retour, nous fîmes
une décharge de toute l'artillerie, et le soir nous tirâ-

mes des feux d'artifice, que le roi prit grand plaisir à

voir.

Jeudi et vendredi, nous achetâmes une grande


quantité de clous de girofle, qu'on nous donnait à bon
marché, parce que nous étions sur le point de partir.
On nous en fournit un bahar pour deux aunes de ru-
ban, et cent livres pour deux chaînettes de laiton. Et

comme chaque matelot voulait en apporter en Es-

i. Petite île au sud de Tidor.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 159

pagne autant qu'il pouvait, chacun changeait ses hardes


pour des clous de girofle.

Samedi, trois fils du roi de Ternate avec leurs fem-


mes, qui étaient filles du roi de Tadore, vinrent aux
vaisseaux. Le Portugais Pierre -Alphonse était avec
eux. Nous fîmes présent d'une tasse de verre dorée à
chacun des trois frères, et donnâmes aux trois femmes
des ciseaux et d'autres bagatelles. Nous envoyâmes
aussi quelques bijoux à une autre fille du roi de Ta-

dore, veuve du roi de Ternate, qui refusa de venir à

notre bord.
Dimanche, étant le jour de la Conception de Notre-
Dame, nous tirâmes, en réjouissance, plusieurs coups
de bombarde, des bombes de feu et des fusées.

Lundi, sur le soir, le roi vint à bord de notre vaisseau


avec trois femmes qui portaient son bétel. Il faut ob-

server que les rois et ceux de la famille royale ont


seuls le droit de conduire des femmes avec eux. Le
même jour, le roi de Giailolo vint une seconde fois,
pour voir notre exercice à feu.
Comme le jour fixé pour notre départ approchait, le

roi venait souvent avec nous, et l'on voyait bien qu'il

en était véritablement affligé. Il nous disait, entre au-


tres choses flatteuses, qu'il se regardait comme un en-

fant à la mamelle que sa mère va quitter. Il nous pria


de lui laisser quelques arbalètes pour sa défense.
Il nous avertit de ne point naviguer pendant la nuit,
à cause des bas-fonds et des écueils qui se trouvent dans
cette mer ; et quand nous lui dîmes que notre inten-
tion était de naviguer jour et nuit, pour arriver le

plus tôt possible en Espagne, il nous répondit que,


dans ce cas, il ne pouvait rien faire de mieux que de
160 VOYAGE AUTOUR DU MONDE
" ~~"
S
prier et faire prier Dieu pour la prospérité de notre 1
navigation.
Pendant ce temps Pierre-Alphonse de Lorosa se ren- 1
dit à bord avec Sa femme et tous ses effets, pour re- |
tourner en Europe avec nous. Deux jours après, Chechi- |
lideroix, fils du roi de Ternate, vint avec un canot
j
bien garni d'hommes, et l'invita à venir à lui; mais!
Pierre -Alphonse, qui le soupçonnait de quelque mau-J
vaise intention, se garda bien d'y aller, et nous avertit 1
même de ne pas monter sur nos vaisseaux. J
le laisser

Nous suivîmes son On sut par la suite que il


conseil.

Chechili, étant grand ami du capitaine portugais de 1


Malaca, avait formé le projet de se saisir de Pierre- »

Alphonse et de le lui remettre. Quand il se vit trompé î


dans son attente, il gronda et menaça ceux chez qui 1
Pierre-Alphonse avait logé, de ce qu'ils l'avaient laissé !

partir sans sa permission.


Le roi nous avait prévenus que le roi de Batyan
allait venir avec son frère, qui devait épouser une de
ses filles, et il nous avait priés de faire en json honneur
une décharge de notre artillerie. Il vint effectivement
le 15 décembre sur le soir, et nous fîmes ce que le roi

avait demandé, sans tirer néanmoins la plus grosse ar-


tillerie, parce que nos vaisseaux avaient une trop forte
cargaison.
Le roi de Batyan avec son frère, destiné à être
l'époux de la fille du roi de Tadore, vinrent dans une^
grande embarcation à trois rangs de rameurs de chaque
côté, au nombre de cent vingt. Le bâtiment était orné
de plusieurs pavillons formés de plumes de perroquets
blanches, jaunes et rouges. Pendant qu'on voguait
ainsi, des timbales et la musique réglaient le mouve-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 161

ment des rames. Dans deux autres canots étaient les


jeunes filles qu'on devait présenter à l'épouse. Ils nous
rendirent le salut en faisant le tour de nos vaisseaux et
du port.
Comme l'étiquette ne permet pas qu'un roi mette le

pied sur la terre d'un autre, le roi de Tadore vint


rendre visite à celui de Batyan dans son propre canot.
Celui-ci, le voyant arriver, se leva du tapis sur lequel
il était assis, et se rangea de côté pour céder la place
au roi de Tadore, lequel, par honnêteté, refusa égale-
ment de s'asseoir sur le tapis, et alla se placer de
l'autre côté, laissant le tapis entre eux. Alors le roi de
Batyan offrit à celui de Tadore cinq cents patolles,
comme une espèce de compensation de l'épouse qu'il
donnait à son frère. Les patolles sont des draps d'or
et de soie fabriqués à la Chine et fort recherchés dans
ces îles. Chacun de ces draps est payé trois bahars de

clous de girofle, plus ou moins, selon qu'il y a plus ou


moins d'or et de travail. A la mort de quelqu'un des
principaux du pays, les parents, pour lui faire hon-
neur, se vêtent de ces draps.
Lundi, le roi de Tadore envoya au roi de Batyan un
dîner porté par cinquante femmes, couvertes de draps
de soie de la ceinture jusqu'aux genoux. Elles mar-
chaient deux à deux, ayant un homme au milieu d'elles.
Chacune portait un grand plat, sur lequel étaient de
petites assiettes, contenant différents ragoûts. Les
hommes portaient du vin dans de grands vases. Dix
emmes des plus âgées faisaient l'office de maîtresses
de cérémonie. Elles vinrent dans cet ordre jusqu'à l'em-
barcation et présentèrent le tout au roi, qui était assis
sur un tapis, sous un dais rouge et jaune. A leur retour,

11
162 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

les femmes s'attachèrent à quelques-uns de nos gens


que la curiosité avaient engagés à aller voir ce convoi,
et qui ne purent se délivrer d'elles qu'en leur faisant
quelques petits présents. Le roi de Tadore envoya en-
suite des vivres pour nous, tels que chèvres, cocos, vin
et autres comestibles.

Ce même jour nous mîmes aux vaisseaux des voiles


neuves, sur lesquelles on avait peint la croix de Saint-
Jacques de Galice, avec cette inscription : Questa è la
figura délia nostra buena ventura 1
.

Mardi, nous donnâmes au roi quelques-uns des fu^


sils que nous avions pris aux Indiens lorsque nous nous
emparâmes de leurs jonques, et quelques bersils, avec
quatre barriques de poudre.
Nous embarquâmes sur chacun des deux vaisseaux
quatre-vingts tonneaux d'eau; nous devions prendre le
bois à l'Ile de Mare, près de laquelle nous allions pas-
ser, et où le roi avait envoyé cent hommes pour les pré-
parer.
Ce même jour le roi de Batyan obtint du roi de Ta-
dore la permission de venir à terre pour faire alliance
avec nous. Il était précédé de quatre hommes qui por-
taient des poignards levés à la main. Il dit, en présence
du roi de Tadore et de toute sa suite, qu'il serait tou-
jours prêt à se vouer au service du roi d'Espagne ;
qu'il

garderait pour lui seul tous les clous de girofle que les
Portugais avaient laissés dans son île, jusqu'à l'arrivée
d'une autre escadre espagnole, et ne les céderait à per-
sonne sans son consentement ;
qu'il allait lui envoyer
par notre moyen un esclave et deux bahars de clous de

1» Ceci est le signe qui nous protège.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 163

girofle ; il en aurait donné volontiers dix; mais nos bâ-


timents étaient si chargés qu'on ne pouvait en recevoir
davantage.
Il nous donna aussi pour le roi d'Espagne deux oi-
seaux morts très beaux. Cet oiseau a la grosseur d'une
grive, la tête petite et le bec long, les jambes de la

grosseur d'une plume à écrire, d'un palme de long; sa


queue ressemble à celle de la grive, et il n'a point
d'ailes; mais à leur place il a de longues plumes de
différentes couleurs, semblables à des aigrettes. Toutes

ses autres plumes, excepté celles qui lui tiennent lieu


d'ailes, sont d'une couleur sombre. Cet oiseau ne vole
que lorsqu'il y a du vent. On dit qu'il vient du Paradis
terrestre, et on l'appelle bolondinata, c'est-à-dire oi-

seau de Dieu 1
.

Un jour le roi de Tadore envoya dire à nos gens qui


gardaient le magasin de nos marchandises de ne
point sortir pendant la nuit, parce qu'il y avait, di-
sait-il, des insulaires qui, par le moyen de certains
onguents ,
prenaient la figure d'un homme sans tête ;

dans cet état ils se promènent la nuit, et s'ils rencon-


trent quelqu'un qu'ils n'aiment pas, ils lui touchent la
main et lui en oignent la paume , de manière que cet
homme tombe malade et meurt au bout de trois à
quatre jours. Lorsqu'ils rencontrent trois ou quatre
personnes à la fois, ils ne les touchent point, mais ils

ont l'art de les étourdir. Le roi ajouta qu'il faisait

1. donné lieu à tant de fables. Les


C'est l'oiseau dit de paradis, qui a
dépouilles qu'on en apportait en Europe étaient généralement sans
pattes on en concluait que cet oiseau ne se posait jamais. Pigafetta
;

est le premier qui ait mentionné les pattes de l'oiseau; aussi le savant
Aldovrande, qui tenait pour la légende, accuse-t-il notre auteur d'inexac-
titude sur ce point.
164 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Yeiller pour connaître ces sorciers, et qu'il en avait


déjà fait pendre plusieurs.
Avant d'aller habiter une maison nouvelle qu'ils

viennent de faire construire, ils allument tout autour


un grand feu et font plusieurs festins ; ensuite ils atta-
chent au toit un échantillon de tout ce que l'île fournit
de bon, et sont persuadés que par ce moyen rien ne
manquera désormais à ceux qui doivent l'habiter.
Mercredi au matin, toutes les dispositions avaient
été faites pour notre départ. Les rois de Tadore, de
Giailolo et de Batyan, ainsi que le fils du roi de Ter-
nate, étaient venus pour nous accompagner jusqu'à
l'îleDamar. Le vaisseau la Victowe fit voile le pre-
mier et gagna le large, où il attendit la Trinité;
mais celui-ci eut beaucoup de difficulté à lever l'ancre,
et pendant ce temps les matelots s'aperçurent qu'il
avait une forte voie d'eau à fond de cale. La Victoire
revint alors jeter l'ancre à sa première place. On dé-
chargea une partie de la cargaison de la Trinité pour
chercher la voie d'eau et pour Tétancher mais quoi- ;

qu'on l'eût couché sur le côté, l'eau y entrait toujours


avec une grande force, comme par un tuyau, et sans

qu'on pût jamais en trouver la voie. Toute cette jour-


née et le jour suivant, on ne cessa de faire aller les

pompes, mais sans le moindre succès.



Le roi de Tadore à cette nouvelle vint sur le vaisseau

pour nous aider à chercher la voie d'eau, mais en vain.


Il envoya sous l'eau cinq de ses plongeurs accoutumés
à y demeurer longtemps : ils y travaillèrent en effet

plus d'une demi-heure, sans pouvoir trouver l'endroit


par où l'eau entrait ; et comme; malgré les pompes,
l'eau gagnait toujours, il envoya à l'autre bout de l'île
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 165

chercher trois hommes plus habiles encore que les pre-


miers à rester sous l'eau.
Il revint avec eux le lendemain de grand matin. Ces
hommes plongèrent dans la mer avec leur chevelure
flottante, parce qu'ils s'imaginaient que l'eau en en-
trant par la voie attirerait leurs cheveux, et leur indi-
querait par ce moyen l'endroit de l'ouverture ; mais,
après une heure de recherches, ils remontèrent à la
surface de la mer sans avoir rien trouvé. Le roi parut

vivement affecté de ce malheur, au point qu'il offrit

d'aller lui-même en Espagne faire au roi le rapport de

ce qui venait de nous arriver; mais nous répondîmes


qu'ayant deux vaisseaux, nous pourrions bien faire ce
voyage avec la Victoire seule ,
qui ne tarderait pas à
partir pour profiter des vents d'est qui commençaient
à souffler ;
que pendant ce temps on radouberait la

Trinité, qui pourrait ensuite profiter des vents d'ouest

pour aller au Darien, qui est de l'autre côté de la mer,


dans la terre de Yucatan 1 Le roi . dit alors qu'il avait à
son service deux cent cinquante charpentiers, qui se-
raient tous employés à ce travail, sous la direction de
nos gens, et que ceux de nous qui resteraient dans
l'île seraient traités comme ses propres enfants. Il pro-
nonça ces mots avec tant d'émotion qu'il nous fit tous
verser des larmes.
Nous, qui montions la Victoire, craignant que sa
charge ne fût trop forte, ce qui aurait pu la faire ouvrir
en pleine mer, nous nous déterminâmes à renvoyer à
terre soixante quintaux de clous de girofle, et les fîmes
porter à la maison où l'équipage de la Trinité était

1. Le Yucatan, terre située au nord-ouest, mais à une grande distance,


forme une presqu'île dans le golfe du Mexique,
166 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

logé. Il y eut cependant quelques-uns d'entre nous qui


préférèrent rester aux îles Malucco plutôt que de re-
tourner en Espagne : soit par la crainte que le vaisseau
ne pût résister à un --si long voyage , soit que par,
le

souvenir de tout ce qu'ils avaient souffert avant d'ar-


river aux îles Malucco, ils craignissent de mourir de
faim au milieu de l'Océan 1 .

Samedi 21 du mois, jour de Saint-Thomas, le roi

de. Tadore nous amena deux pilotes, que nous avions


payés d'avance, pour nous conduire hors des îles. Ils

nous dirent que le temps était excellent pour ce voyage,


et qu'il fallait partir au plus tôt ; mais, étant obligés
d'attendre les lettres de nos camarades qui restaient
aux îles Malucco et qui voulaient écrire en Espagne,
nous ne pûmes partir qu'à midi. Alors les vaisseaux
prirent congé par une décharge réciproque de l'artil-

lerie. Nos compagnons nous suivirent aussi loin qu'ils


purent avec leurs chaloupes, et nous nous séparâmes
en pleurant. Jean Carvajo resta à Tadore, avec cin-
quante-trois Européens. Notre équipage était composé
de quarante-sept Européens et treize Indiens.
Le gouverneur ou ministre du roi de Tadore vint avec
nous jusqu'à l'île Damar; et à peine y fûmes-nous, que
quatre canots vinrent à notre bord chargés de bois,
qui en moins d'une heure fut monté sur le vaisseau.
. Toutes les îles Malucco produisent des clous de gi-

rofle, du gingembre, du sagou (qui est le bois dont on


fait le pain), du riz, des noix de coco, des figues, des

bananes, des amandes plus grosses que les nôtres, des


pommes de grenade douces et acides, des cannes à

1. Le vaisseau délaissé n'alla pas à l'isthme de Darien; resté à Tidor,


il y fut pris ensuite par les Portugais.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 167

sucre, des melons, des concombres, des citrouilles


d'un fruit qu'on appelle comïlicàiï, très rafraîchissant,
gros comme un melon d'eau, un autre fruit qui res-
2
semble à la pêche, et qu'on appelle guare , et autres

végétaux bons à manger : il y a aussi de l'huile de


coco et de gengeli. A l'égard des animaux utiles, ils

ont des chèvres, des poules, et une espèce d'abeille pas


plus grosse qu'une fourmi, qui fait sa ruche dans les
troncs d'arbre, où elle dépose son miel, qui est très
bon. Il y a plusieurs variétés de perroquets, entre
autres des blancs qu'on appelle catara, et des rouges
appelés nori, qui sont les plus recherchés, non seule-
ment pour la beauté de leur plumage, mais aussi parce
qu'ils prononcent plus distinctement que les autres les

mots qu'on leur apprend. Un de ces perroquets se vend


un bahar de clous de girofle.

Il y a à peine cinquante ans que les Maures ont con-


quis et habitent les îles Malucco, où ils ont aussi ap-
porté leur religion. Avant la conquête des Maures, il

n'y avait que des Gentils ,


qui ne se souciaient guère
des girofliers. On y trouve encore quelques familles de
Gentils qui se sont retirées dans les montagnes, lieux
qui conviennent le mieux aux girofliers.

L'île de Tadore est par la 27' 3


de latitude septen-

1. Espèce d'ananas.
i. Le goyavier (Psidium piriferum), arbre de la même famille que le
giroflier,donne des fruits jaunes à l'extérieur, rouges, bleus ou verdàtres
à l'intérieur et pleins d'une pulpe d'un goût musqué fort agréable. On
mange ces fruits crus, confits ou en compote.
3. Toutes les situations indiquées ici, qui ne sont pas très rigoureuse-

ment exactes d'après les mesures actuelles, ne varient que de quelques


minutes dans l'étendue des deux premiers degrés de latitude septentrio-
nale et méridionale, en deçà et en delà de la ligne équinoxiale ou équa-
teur, qui passe sur File de Gibola.
168 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

trionale, et à 161° de longitude de la ligne de démar-


cation.
L'île de Ternate est parla 40' de latitude septentno*
nale.
Machian est par la 15' de latitude sud.
Batyan par le 1° de la même latitude.
Ternate, Tadore, Mutir et Batyan ont des montagnes
hautes et pyramidales où croissent les girofliers. Batyan
ne s'aperçoit pas des quatre autres îles, quoiqu'elle soit
la plus grande des cinq. Sa montagne de girofliers

n'est pas si haute ni si pointue que celles des autres


îles, mais sa base est plus grande.
LIVRE IV

ETOUR DES ILES MALUCCO EN ESPAGNE

N continuant notre route nous passâmes au


milieu de plusieurs îles, dont voici les noms :

Caioan, Laigoma, Sico, Giogi, Cafi, Laboan,


Toliman, Titameti, Bachian, dont nous avons déjà
parlé, Latalata, Jabobi, Mata et Batutiga. On nous dit

que dans l'île de Cafî les hommes sont petits comme


des Pygmées : ils ont été soumis par le roi de Tadore.
Nous passâmes à l'ouest de Batutiga et prîmes la
direction d'ouest-sud-ouest. Au sud nous vîmes de pe-
tites îles. Ici les pilotes moluquois nous dirent qu'il

était nécessaire de mouiller dans quelque port pour ne


pas tomber pendant la nuit au milieu d'îlots et de bas-
fonds. Nous mîmes donc le cap au sud-est, et fîmes
terre à une île située par le 3° de latitude sud, et à cin-
quante-trois lieues de distance de Tadore.
Cette île s'appelle Sulach 1
. Ses habitants sont Gen-
tils, et n'ont point de roi; ils sont anthropophages et
vont nus, les femmes comme les hommes. Il y a près de
là d'autres îles dont les peuples mangent de la chair
humaine. Voici les noms de quelques-unes : Silan, No-

\. Actuellement Zouba.
170 VOYAGE AUTOUR DU MONDE 1
selao, Biga, Atulabaou, Leitimor, Tenctum, Gonda,
Kaiabruru, Manadan et Benaia. Nous côtoyâmes en-
suite les îles de Lamatola et Tenetum *.

Ayant parcouru dix" lieues de Sulach dans la môme


direction, nous allâmes mouiller à une grande île appe-
lée Buru 2
, où nous trouvâmes des vivres en abondance,
c'est-à-dire des codions, des chèvres, des poulets, des

cannes à sucre, des noix de coco, du sagou, un mets


composé de bananes, qu'ils appellent cnlani, et des

chiacares, connus ici sous le nom de nançja. Les chia-


cares sont des fruits qui ressemblent aux melons d'eau,
mais dont l'écorce est pleine de nœuds. Le dedans est

rempli de petites semences rouges semblables à la


graine de melon; elles n'ont point d'écorce ligneuse,
mais sont d'une substance médullaire comme nos ha-
ricots blancs, mais plus grands, fort tendres et du goût
de la châtaigne.
Nous y trouvâmes un autre fruit qui a la forme ex-
térieure d'un cône de pin, mais d'une couleur jaune;
le dedans est blanc, et quand on le coupe il a quelque
ressemblance avec la poire, mais il est beaucoup plus
tendre et d'un goût exquis; on l'appelle comilicai 3 .

Les habitants de cette île n'ont pas de roi; ils sont


Gentils et vont nus comme ceux de Sulach. L'île de Buru
est par le 3° 3' de latitude méridionale, et à soixante-
quinze lieues de distance des îles Malucco.
A dix lieues vers l'est de Buru il y a une grande île

1. Tous les noms que l'auteur consigne ici d'après les pilotes indigè-

nes ne se retrouvent dans aucune des cartes modernes, sinon Leitimor, qui
serait une péninsule dépendant d'Amboinc. 11 faut donc renoncer le plus
souvent à établir la synonymie.
2. Bourou, grande île à l'ouest d'Amboine.

3. Il a déjà été parlé de ce fruit, qui doit être l'ananas.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 171

qui confine à Giailolo et qui s'appelle Ambon *


; elle

est habitée par les Maures et par les Gentils : les pre-
miers habitent près de la mer, et les seconds dans Fin-
térieur des terres. Ces derniers sont anthropophages.
Les productions de cette île sont les mêmes que celles

de Buru.
Entre Buru et Ambon, on trouve trois îles environnées
de bas-fonds : Yudia, Kailaruru et Benaia. A quatre
lieues au sud de Buru gît la petite île d'Ambalao 2
.

A trente-cinq lieues de Buru, en prenant par le sud-


ouest-quart-sud, on rencontre l'île de Bandan avec treize
autres îles. Dans six de ces îles on trouve le macis et la

noix muscade. La plus grande s'appelle Zoroboa; les

petites sont : Chelicel, Saniananpi, Pulai, Puluru et


Rasoghin. Les sept autres sont : Univeru, Pulan, Bara-
can, Lailaca, Mamican, Man et Meut. Dans ces îles on
ne cultive que le sagou, du riz, des cocotiers, des bana-
niers et autres arbres à fruits. Elles sont fort rappro-
chées les unes des autres et toutes habitées par des
Maures qui n'ont point de roi. Bandan est par 6° de la-
titude méridionale, et à 163° 30' de longitude de la
ligne de démarcation. Comme elle était hors de notre
route, nous n'y allâmes pas.
En allant de Buru au sud-ouest-quart-ouest, après
avoir parcouru 8° de latitude, nous arrivâmes à trois

îles assez voisines les unes des autres, qu'on appelle


Zolot, Noeemamar et Galian. Pendant que nous navi-
guions au milieu de ces îles, nous essuyâmes une tem-
pête qui nous fit craindre pour notre vie, de sorte que
nous fîmes le vœu de faire un pèlerinage à Notre-Dame

1. Amboine.
2. Amblaou.
172 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

de la Guida, si nous avions le bonheur de nous sauver.


Nous finies vent arrière, et courûmes sur une ile assez
élevée qu'on appelle Mallua, où nous mouillâmes ; mais
avant d'y toucher, nous eûmes beaucoup à combattre
contre les courants et les rafales qui descendaient de la
montagne.
Les habitants de cette île sont sauvages et ressem-
blent plutôt à des bêtes brutes qu'à des hommes ; ils

sont anthropophages et vont tout nus. Mais quand ils

vont combattre, ils se couvrent la poitrine, le dos et les

flancs de morceaux de peau de buffle ornés de cornio-

les * et de dents de cochon : ils s'attachent par devant


et par derrière des queues faites de peau de chèvre.
Leurs cheveux sont retroussés sur leur tête au moyen
d'une espèce de peigne de canne à longues dents qui
passent de part en part. Ils enveloppent leur barbe dans
des feuilles et l'enferment dans des étuis de roseau :

cette mode nous fit beaucoup rire. En un mot, ce sont


les hommes les plus laids que nous ayons rencontrés
pendant tout notre voyage.
Ils ont des sacs faits de feuilles d'arbre, dans lesquels
ils enferment leur manger et leur boisson. Leurs arcs
ainsi que leurs flèches sont faits de roseaux. Aussitôt
que leurs femmes nous aperçurent, elles s'avancèrent

main dans une attitude menaçante


vers nous l'arc à la ;

mais nous ne leur eûmes pas plus tôt fait quelques


petits présents que nous devînmes bons amis.
Nous passâmes quinze jours dans cette île pour
radouber les flancs de notre vaisseau ,
qui avaient
beaucoup souffert; nous y trouvâmes des chèvres, des

1. Sans doute de grandes coquilles plates.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 173

poules, du poisson, des noix de coco, de la cire et du


poivre. Pour une livre de vieux fer on nous donnait
quinze livres de cire.

Il y a deux espèces de poivre le long et le rond. Les :

fruits du poivre long ressemblent aux fleurs amentacées


du noisetier. La plante ressemble jusqu'à un certain
point au lierre et s'attache de la même manière contre
les troncs des arbres ; mais ses feuilles sont pareilles à
celles du mûrier. Ce poivre s'appelle hdi. Le poivre
rond croît de la même manière mais ; ses fruits sont en
.épis, comme ceux du maïs, et on les égrène de même :

le poivre se nomme lada. Les champs sont couverts de


poivriers, dont on forme des berceaux 1 .

Nous prîmes à Mallua un homme qui se chargea de


nous conduire à une île où il y avait une plus grande
abondance de vivres. L'île de Mallua est par le 8° 30' de
latitude méridionale, et à 169° 40' de longitude de la
ligne de démarcation.
Notre vieux pilote moluquois nous raconta chemin
faisant que dans ces parages il y a une île appelée Aru-
cheto, dont les habitants, hommes et femmes^ n'Ont
pas au delà d'une coudée de haut, et dont les Oreilles

sont aussi longuesjjue tout leur corps; de manière que


quand ils se couchent, l'une leur sert de matelas et
2
l'autre de couverture . Ils sont tondus et vont tout nus :

leur voix est aigre, et ils courent avec beaucoup d'agi-

Los descriptions des deux espèces de poivriers sont assez exactes.


1.

Cette fable singulière se trouve dans l'ancien géographe Strabon,


2.

déjà d'ailleurs empruntée par lui à Mégasthène, un des lieutenants


d'Alexandre, qui avait écrit une Histoire de l'Inde. Il n'est pas rare d'ail-
leurs que les insulaires se soient divertis en contant aux étrangers des
choses merveilleuses. Cook rapporte qu'on lui indiqua une île où les
hommes étaient, lui disait-on, détaille et de force à aller prendre des vais-
seaux dans la mer et à les emporter sans la moindre difficulté.
\U VOYAGE AUTOUR DU MONDE

lité. Ils habitent sous terre, vivant de poisson et d'une


espèce de fruit qu'ils trouvent entre l'écorce et la partie
ligneuse d'un arbre. Ce fruit, qui est blanc et rond
comme les confitures de coriandre, ils l'appellent ambit-
ion. Nous nous serions volontiers transportés à cette île,

si les bas-fonds et les courants ne nous en avaient pas


empêchés.
Samedi 2o janvier, nous partîmes de l'île de Mallua,
et, ayant fait cinq lieues au sud-sud-ouest, nous par-
vînmes à une île assez grande appelée Timor l
. J'allai

à terre tout seul pour traiter avec le chef du village, qui


s'appelait Amaban, afin d'en obtenir quelques vivres. Il

m'offrit des buffles, des cochons et des chèvres; mais


quand il fallut fixer les marchandises qu'il voulait avoir

en échange, nous ne pûmes pas nous accorder, parce


qu'il prétendait beaucoup et que nous avions fort peu
de chose à donner. Nous primes alors le parti de re-
tenir sur le vaisseau le chef d'un autre village appelé

Balibo, qui était venu à bord de bonne foi avec son fils.

Nous lui dîmes que s'il voulait être remis en liberté, il

devait nous procurer six buffles, dix cochons et autant


de chèvres. Cet homme, qui craignait d'être tué, donna
ordre sur-le-champ de nous apporter tout ce que nous
venions de demander; et comme il n'avait que cinq
chèvres et deux cochons, il nous donna sept buffles au
lieu de six. Cela fait, nous le renvoyâmes à terre bien

satisfait de nous, parce qu'en lui rendant la liberté

nous lui fîmes un présent de toile, d'un drap indien de


soie et de coton, de haches, de coutelas indiens, de
couteaux et de nos miroirs.

1. C'est la Timor actuelle; grande île la plus orientale de l'archipel


de la Sonde*
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 175

Le chef d'Amaban, chez lequel j'avais été d'abord,


n'avait à son service que des femmes qui étaient nues,
comme celles des autres îles. Elles portent aux oreilles

de petits anneaux d'or, auxquels elles attachent de


petits flocons de soie. Elles ont aux bras plusieurs cer-
cles d'or et de laiton, qui souvent les couvrent jusqu'aux
coudes.
Les hommes sont également nus, mais ils ont le cou
garni de plaques rondes d'or, et- leurs cheveux sont
retenus par des peignes de roseau, ornés d'anneaux
d'or. Quelques-uns, au lieu d'anneaux d'or, portent aux
oreilles le cou dune gourde desséchée.
Le santal 1
blanc ne se trouve que dans cette île. Il

y a, comme nous venons de le voir, des buffles, des co-


chons et des chèvres, ainsi que des poules et des per-
roquets de différentes couleurs. Il y croît aussi du riz,

des bananes, du gingembre, des cannes à sucre, des


oranges, des citrons, des amandes et des haricots.
Nous mouillâmes près de cette partie de l'île où il

y avait quelques villages habités par leurs chefs. Dans


une autre partie de l'île étaient les habitations de
quatre frères qui en sont les rois. Ces villages s'appel-
lent Oibich, Lichsana, Suai, Cabanaza. Le premier est
le plus considérable. On nous dit qu'une montagne
près de Cabanaza produit beaucoup d'or, et que c'est
avec les grains de ce métal que les habitants achètent

1. Les divers bois aromatiques dits de santal ou sandal, recherchés


en même temps comme matériaux d'ébénisterie et de marqueterie et à
cause de leur douce odeur, proviennent d'arbres différents. Le santal
blanc est très renommé dans l'Inde pour ses propriétés stimulantes et
comme sudorifique. Il se trouve particulièrement dans les iles ou l'in-
dique notre voyageur. Le santal citron, plus aromatique que le blanc,
provient d'un arbre de la même famille; mais le santal rouge est fourni
par un arbre de la famille des Légumineuses*
176 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

tout ce dont ils ont besoin. C'est ici que ceux de Malaca
et de Java font tout le trafic du bois de santal et de la
cire. Nous trouvâmes aussi une jonque venue de Lozon,
pour faire le commerce de santal.
Ces peuples sont Gentils. Il nous dirent que quand
ils vont couper le santal, le démon se présente à eux
sous différentes formes, et leur demande très poliment
s'ils ont besoin de quelque chose. Mais, malgré cette
politesse, son apparition leur fait tant de peur 1 qu'ils
en sont toujours malades pendant quelques jours. Ils

coupent le santal à certaines phases de la lune ; dans


tout autre temps il ne serait pas bon. Les marchan-
dises les plus propres à donner en échange du santal
sont le drap rouge, la toile, des haches, des clous et
du fer.

L'ile est entièrement habitée ; elle s'étend beaucoup


de l'est à l'ouest, mais est fort étroite de sud au nord.
Sa latitude méridionale est par le 10°, et sa longitude
de la ligne de démarcation de 174° 30'.
On nous dit qu'à la distance d'une journée de voyage
à l'ouest-nord-ouest de Timor , il y a une île appelée
Ende, où l'on trouve beaucoup de cannelle. Ses habi-
tants sont Gentils et n'ont pas de roi. Près de là il y a
une chaîne d'îles jusqu'à Java majeure et au cap de
Malaca. En voici les noms : Ende, Tanabuton, Creno-
chile, Birmacore, Azanaran, Main, Zubara, Lumboch,
Chorum et Java majeure, que les habitants n'appellent
pas Java, mais Jœva K

1. En d'autres termes, les émrtnations du santal que l'on coupe cau-


sent à ceux qui font ce travail des indispositions que l'esprit supersti-
tieux attribue à des démons.
2. Plusieurs de ces noms sont encore ceux que portent les îles en qites^-
tion; mais remarquons qu'à ce point de son récit le narrateur ne fait
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 177

Les plus grands villages dû pays sont dans l'île de


Java, et le principal s'appelle Magepaher, dont le roi,
lorsqu'il vivait, était réputé le plus grand monarque
des îles qui sont dans ces parages; il s'appelait rajah
Patiunus Lunda. On récolte ici beaucoup de poivre.
Les autres îlesDahadama, Gagiamada, Minuta -
sont:
rangam, Ciparafidain, Tubancressi et Cirubaia. A une
demi-lie ue de Java majeure sont les îles de Bali, dite
la petite Java, et de Madura; ces deux dernières sont
de la même grandeur.
On nous dit que c'est l'usage à Java de brûler les
corps des principaux qui meurent, et que la femme
qu'il aimait le plus est destinée à être brûlée toute vi-
vante dans le même feu. Ornée de guirlandes de fleurs,

elle se fait porter par quatre hommes sur un siège par


toute la ville, et d'un air riant et tranquille elle console
ses parents qui pleurent sa mort prochaine en leur
disant: « Je vais ce soir souper avec mon mari, et cette

nuit je serai avec lui. » Arrivée au bûcher, elle les

console de nouveau par les mêmes discours, et se jette


dans les flammes qui la dévorent. Si elle s'y refusait,

elle ne serait plus regardée comme une femme honnête


ni comme une bonne épouse 1
.

Notre vieux pilote nous fit beaucoup d'autres contes.


Au nord de Java majeure, dans le golfe de la Chine,
que les anciens appelaient Sinus Magnus, il y a, disait-

qu'enregistrer les dires des pilotes moluquois, sans avoir visité les pays
dont il parle; ainsi s'explique qu'après une période d'aventures dont la
scène était restreinte à l'étendue de quelques degrés équatoriaux, c'est-
à-dire à un certain nombre d'iles semées dans la région appelée mer des
Moluques, nous franchissions tout à coup des distances énormes pour
passer presque immédiatement des petites îles de la Sonde aux vastes
Etats de Siam, du Cambodge et de la grande Chine.
1. C'est la fameuse tradition hindoue universellement connue.

12
178 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

on, un très grand arbre appelé campanganghi, où se

perchent certains oiseaux, dits garuda, si grands et si

forts qu'ils enlèvent un buffle et même un éléphant, et


le portent en volant- à l'endroit de l'arbre appelé
puzathaer. Le fruit de l'arbre, qui s'appelle buapan-
gaftghi, est plus gros qu'un melon d'eau. Les
Maures de Burné nous dirent qu'ils avaient vu deux
de ces oiseaux, que leur roi avait reçus du royaume
de Siam. On ne peut pas approcher de cet arbre à
cause des tourbillons que la mer y forme jusqu'à la
distance de trois à quatre lieues. On ajoute qu'on sa-
vait tout ce qu'on venait de nous conter relativement à
cet arbre de la manière suivante. Une jonque fut trans-
portée par ces tourbillons près de l'arbre où elle fît

naufrage. Tous les hommes périrent, excepté un petit

enfant qui se sauva miraculeusement sur une planche.


Étant près de l'arbre, il y monta et se cacha sous
l'aile d'un de ces grands oiseaux sans qu'il en fût
aperçu. Le lendemain l'oiseau vint à terre pour pren-
dre un buffle ; l'enfant alors sortit de dessous son aile

et se sauva. C'est par ce moyen qu'on sut l'histoire des

oiseaux, et d'où venaient les grands fruits qu'on trou-


vait si fréquemment dans la mer.
Le cap de Malaca est par le 1° 30' de latitude sud.
A l'est de ce cap, il y a plusieurs bourgs et villes dont
voici les noms : Gingapola, qui est sur le cap même,
Pahan, Calantan, Patani, Bradlini, Benan, Lagon,
Cheregigharan, Trombon, Joran, Ciu, Brabri Banga,
Judia (résidence du roi de Siam, appelé Siri Zacabe-
dera), Jandibum, Laun et Langonpifa. Toutes ces villes

sont bâties comme les nôtres, et sujettes au roi de


Siam.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 179

On nous dit qu'au bord d'une rivière de ce royaume


ily a de grands oiseaux qui ne se nourrissent que de
charognes mais ils ne veulent pas y toucher si quel-
;

que autre oiseau n'a pas été auparavant leur manger


le cœur.
Au delà de Siam on trouve Camogia 1 Son . roi s'ap-
pelle Saret Zarabedera; ensuite Chiempa, dont le roi

est rajah Brahami Martu. C'est dans ce pays que croît

la rhubarbe, qu'on trouve de cette manière: une com-


pagnie de vingt à vingt-cinq hommes vont ensemble
dans les bois où ils passent la nuit sur les arbres pour
se mettre en sûreté contre les lions et les autres bêtes
féroces, et en même temps pour mieux sentir l'odeur

de la rhubarbe que le vent porte vers eux. Le matin ils

vont vers l'endroit d'où leur vient l'odeur, et y cher-


chent la rhubarbe jusqu'à ce qu'ils la trouvent. La rhu-
barbe est le bois putréfié d'un gros arbre, qui acquiert
son odeur de sa putréfaction même : la meilleure partie

de l'arbre est sa racine ; cependant le tronc, qu'on ap-


pelle calama, a la même vertu médicinale 2
.

Vient après le royaume de Cocchi, dont le roi s'appelle

rajah Siri Bummipala. Ensuite on trouve la grande


Chine, dont le roi est le plus puissant prince de la terre :

son nom est Santoa rajah. Soixante et dix rois couron-

Le Cambodge.
\.

Avons-nous besoin de réfuter les assertions fantaisistes de cette his-


2.

toire ? La rhubarbe officinale, dont les racines, d'ailleurs, nous viennent


encore delà Chine, n'était pas alors naturalisée dans nos jardins, qu'elle
décore aujourd'hui de ses magniGques gerbes de feuilles palmées. La
rhubarbe officinale (Rheum palmatum) ne doit pas être confondue avec
la rhubarbe ondulée, ou rhubarbe de Sibérie, dont les Russes mangent
les jeunes pousses comme nous mangeons les choux brocolis, et avec
les côtesde laquelle les Anglais font des tartes, qu'ils trouvent très sa-
voureuses.
180 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

nés sont sous sa dépendance, et chacun de ces rois en a

dix ou quinze qui dépendent de lui. Le port de ce royaume


s'appelle Guantan 1 , et parmi ses nombreuses villes deux
sont les principales, Nankin et Comlolia(?). La résidence
du roi est dans cette dernière. Il a près de son palais
quatre ministres qui sont les principaux, dans les qua-
tre façades qui regardent les quatre points cardinaux;
chacun donne audience à tous ceux qui viennent de son
côté. — Tous les rois et seigneurs de l'Inde majeure et
supérieure sont obligés d'avoir, comme une marque de
dépendance, au milieu de la place, la figure en marbre
d'un animal plus fort que le lion appelé chinga, qui
est aussi gravé sur le sceau royal ; et tous ceux qui
veulent entrer dans son port sont obligés d'avoir sur
leur navire la même figure en ivoire ou en cire. — Si

quelqu'un parmi les seigneurs de son royaume refuse


de lui obéir, on le fait écorcher, et sa peau, séchéeau
soleil, salée et empaillée, est mise dans un endroit
éminent de la place, la tête baissée et les mains liées

sur la tête dans l'acte de faire zongu, c'est-à-dire la


révérence au roi. — Celui-ci n'est visible pour qui que
ce soit ; et quand il veut voir les siens, il se fait porter

sur un paon fait avec beaucoup d'art et richement


orné, accompagné de six femmes habillées entièrement
comme lui, de manière qu'on ne peut le distinguer d'elles.
— 11 se place ensuite dans la figure d'un serpent appelé

1. Sans doute Canton. —


Noublions pas que Pigafetta se borne à ré-
péter les indications d'un vieux Maure, et ajoutons que dans ce qui va
suivre on retrouve trace de maintes assertions plus ou moins hyperbo-
liques empruntées aux récits de Marco-Polo, qui avait visité l'extrême
Orient au treizième siècle. Dans la relation de Marco-Polo, les choses
que le voyageur avait vues sont très authentiquement rapportées. Mais
il s'y trouvait aussi beaucoup de fables, à propos de choses dont le voya-
geur ne parlait que par ouï-dire.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 18i

naga, superbement décoré, qui a dans la poitrine un


cristal par lequel le roi voit tout sans être vu. — Il épouse
ses sœurs, pour que le sang royal ne se mêle pas avec
celui de ses sujets. — Son palais a sept murailles qui
l'environnent, et à chaque enceinte il y a tous les jours

dix mille hommes de garde, qu'on relève toutes les


douze heures. — Chaque enceinte a une porte, et cha-
que porte a également sa garde. — A la première, il
y
a un homme avec un grand fouet à la main; à la se-

conde, un chien; à la troisième, un homme avec une


massue de fer ; un homme armé d'un
à la quatrième,
arc et de flèches à la cinquième, un homme armé
;

d'une lance à la sixième, un lion à la septième, deux


; ;

éléphants blancs. — Son palais a soixante et dix-neuf


salles, dans lesquelles il n'y a que des femmes pour le

service du roi, et il y a toujours des flambeaux allu-


més. — Pour faire tour du palais le il faut au moins
un jour. — Au bout du palais y a il quatre salles où
les ministres vont parler au roi. Les parois, la voûte
et le pavé même d'une de ces salles sont tout ornés de
bronze; dans la seconde ces ornements sont d'argent;
dans la troisième, d'or; dans la quatrième, de perles

et de pierres précieuses. On place dans ces salles tout


For et toutes les autres richesses qu'on porte en tribut
au roi 1
.

Je n'ai rien vu de tout ce que je viens de raconter ;

mais j'écris ces détails simplement d'après le rapport


d'un Maure qui m'a assuré avoir vu tout cela.
Le Chinois sont blancs, et vont habillés; ils ont,

1. Toute cette description pourrait en somme se rapporter au fameux

palais cTEté des empereurs chinois. La grande ville nommée plus haut
Comlolia, résidence des souverains, serait alors Chun-Thian ou Pékin.
182 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

comme nous , des salles pour manger. On voit aussi


chez eux des croix, mais j'ignore l'usage qu'ils en
font.

C'est de la Chine qtfe vient le musc : l'animal qui le


produit est une espèce de chat semblable au civet, qui
ne se nourrit que d'un bois appelé chamaru. Pour ex-
traire le musc de cet animal, on lui attache une sangsue,
et quand on la voit bien remplie de sang, on l'écrase,
et on recueille le sang sur une assiette pour le faire

sécher au soleil pendant quatre à cinqjours. C'est ainsi


qu'il se perfectionne. Quiconque nourrit un de ces ani-
maux doit payer un tribut. Les grains de musc qu'on
porte en Europe ne sont que de petits morceaux de chair
•de chevreau qu'on a trempés dans le vrai musc. Le
sang est quelquefois en grumeaux, mais il se purifie

aisément. Le chat qui produit le musc s'appelle castor,


et la sangsue porte le nom de linta 1
.

En suivant la côte de la Chine on rencontre plusieurs


peuples, savoir : les Chinois, qui habitent les îles où
l'on pêche les perles, où il y a aussi de la cannelle. Les
Lecchiis habitent la terre ferme voisine de ces îles.

L'entrée de leur port est traversée par une grande mon-


tagne, ce qui est cause qu'il faut démâter toutes les jon-
ques et les navires qui veulent y entrer. Le roi de ce pays
s'appelle Moni. Il obéit au roi de la Chine, mais il a

Autres contes du vieux Maure. Le musc est dû en réalité ù une sorte


1.

de moschiférus) qui est de la taille de notre chevreuil,


ch.evvota.in (3foschus
et dont la tète est sans bois ni cornes. Cet animal se distingue chez les
individus mâles par deux dents incisives saillantes et recourbées, qui lui
servent à la fois pour se défendre et pour arracher les racines dont il se
nourrit. Il porte en outre sous le ventre une sorte de poche, qui sécrète
une substance grasse d'une odeur excessivement pénétrante, qui est le
musc. Le chevrotain à musc habite plus particulièrement les parties
montagneuses du Thibet.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 183

vingt rois sous son obéissance. La capitale est Baranaci,


et c'est ici qu'est le Catai oriental *.

H an est une île haute où il y a du cuivre,


et froide,

de l'argent et delà soie; rajah Zotru en est le roi. Mili,


Jaula et Gnio sont trois pays assez froids sur le conti-

nent. Friagonla et Frianga sont deux îles dont on tire


du cuivre, de l'argent, des perles et de la soie. Lassiest
une terre basse sur le continent.
Sumbdit-Pradit est une île très riche en or, où les
hommes portent un gros anneau de ce métal à la che-
ville du pied. Les montagnes voisines sont habitées par
des peuples qui tuent leurs parents, quand ils sont d'un
certain âge, pour leur épargner les maux de la vieillesse.

Tous les peuples dont nous venons de parler sont des


Gentils.

Mardi 11 février, à la nuit, nous quittâmes l'île de


Timor et entrâmes dans la grande mer appelée Laut
Chidol. En faisant route par l'ouest-sud-ouest, nous lais-
sâmes à droite au nord, de crainte des Portugais,
Tile Zumatra, appelée anciennement Taprobane; le

Pégu, Bengala, Urizza, Ghelim, où sont les Malais,


sujets du roi de Narsinga; Calicut, qui est sous le même
roi, Cambaria, où habitent les Guzzerates; Cananor,
Goa, Armus, et toute la côte de l'Inde majeure.
Dans ce royaume il y a six classes de personnes,
savoir : les nairi, panicali, franai, pangelini, macuai et
poleai. Les nairi sont les principaux ou chefs; les pani-

1. Le Catai oriental, connu sous ce nom parles récits de Marco-Polo,


n'est autre que le pays à la recherche duquel allait Christophe Colomb
quand il découvrit le continent américain, dont il ne soupçonnait pas

l'existence. 11 le prit si bien d'ailleurs pour l'extrémité du continent


asiatique qu'il en fit les Nouvelles Indes et donna aux naturels le
nom d'Indiens.
184 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

cali sont les citoyens ; ces deux classes conversent en-


semble; les franai recueillent le vin du palmier et des
bananes; les macuai sont pêcheurs; lespangelini sont
matelots , et les poleai sèment et recueillent le riz. Ces
derniers habitent toujours dans les champs, et n'entrent
jamais dans les villes 1
. Quand on veut leur donner quel-
que chose, on le met par terre, et ils le prennent. Lors-
qu'ils sont sur les chemins, ils crient toujours po, po,
po, c'est-à-dire : gardez-vous de moi. On nous raconta
qu'un nairi qui avait été touché accidentellement par
un poleai, se fit tuer pour ne point survivre à une si

grande infamie.
Pour doubler le cap de Bonne-Espérance, nous nous
élevâmes jusque par le 42° de latitude sud , et il nous
fallut rester neuf semaines vis-à-vis de ce cap avec les

voiles amenées, à cause des vents d'ouest et de nord-


ouest que nous eûmes constamment et qui finirent par
une tempête. Le cap de Bonne-Espérance est par le

34° 30', de latitude méridionale, à seize cents lieues de


distance du cap de Malaca. C'est le plus grand et le plus
périlleux cap connu de la terre.

Quelques-uns d'entre nous, et surtout les malades,


auraient voulu prendre terre à Mozambique, où il y a un
établissement portugais, à cause des voies d'eau qu'a-
vait le vaisseau, du froid piquant que nous ressentions,
mais surtout parce que nous n'avions plus que du riz

et de l'eau pour toute nourriture et boisson ; car toute


la viande que, faute de sel, nous n'avions pu saler,

était putréfiée. Cependant, la plus grande partie de


l'équipage étant plus attachée à l'honneur qu'à la vie

1. Il est probablement question ici de la caste des ^«nas indiens.


SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 183

même, nous nous déterminâmes à faire tous nos efforts


pour retourner en Espagne, quelques dangers que nous
eussions encore à courir.
Enfin, avec l'aide de Dieu, nous doublâmes, le 6 mai,
ce terrible cap ; mais il nous fallut en approcher à la
distance de cinq lieues, sans quoi nous ne l'aurions
jamais dépassé.
Nous courûmes ensuite vers le nord-ouest pendant
deux mois entiers sans jamais prendre de repos, et pen-
dant cet intervalle nous perdîmes vingt et un hommes,
tant chrétiens qu'Indiens. Nous fîmes, en les jetant à la
mer, une observation curieuse : c'est que les cadavres
des chrétiens restaient toujours la face tournée vers le

ciel, et les Indiens avec le visage plongé dans la mer.


Nous manquions totalement de vivres, et si le Ciel

ne nous eût pas accordé un temps favorable, nous se-


rions tous morts de faim. Le 9 de juillet, jour de mer-
credi, nous découvrîmes les îles du Cap-Vert, et nous
allâmes mouiller à celle qu'on appelle Saint-Jacques.
Comme nous savions être ici en terre ennemie, et

qu'on ne manquerait pas de former des soupçons sur


nous , nous eûmes la précaution de faire dire par les

gens de la chaloupe que nous envoyâmes à terre pour


faire provision de vivres, que nous avions relâché dans
ce port parce que, notre mât de trinquet ayant cassé
en passant la ligne équinoxiale, nous avions pour le rac-
commoder perdu beaucoup de temps, et que le capi-
taine général avec deux autres vaisseaux avaient con-
tinué leur route pour l'Espagne. Nous leur parlâmes
de manière à leur faire croire que nous venions des
côtes de l'Amérique, et non du cap de Bonne-Espérance.
On ajouta foi à ce discours, et nous reçûmes deux fois
!86 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

la chaloupe pleine de riz en échange de nos marchan-


dises.

Pour voir si nos journaux avaient été tenus exacte-


ment,, nous fîmes demander à terre quel jour de la se-
maine c'était. On répondit que c'était jeudi, ce qui

nous surprit, parce que, suivant nos journaux, nous


n'étions qu'au mercredi. Nous ne pouvions nous per-
suader de nous être tous trompés d'un jour; et moi
j'en fus plus étonné que les autres, parce qu'ayant tou-

jours été assez bien portant pour tenir mon journal,


j'avais sans interruption marqué les quantièmes du
mois. Nous apprîmes ensuite qu'il n'y avait point d'er-
reur dans notre calcul; parce qu'ayant toujours voyagé
vers l'ouest en suivant le cours du soleil et étant reve-

nus au même point, nous devions avoir gagné vingt-


quatre heures sur ceux qui étaient restés en place; et
il ne faut qu'y réfléchir pour en être convaincu 1.

La chaloupe étant retournée à terre avec treize hom-


mes pour la charger une troisième fois, nous nous
aperçûmes qu'on la retenait, et eûmes lieu de soupçon-
ner, par les mouvements qui se faisaient sur quelques

caravelles, qu'on voulait se saisir de notre vaisseau, ce


qui nous détermina à faire voile sur-le-champ. Nous
sûmes ensuite que notre chaloupe avait été arrêtée

1. Ce fut la première fois, remarque le président de Brosses dans son

Histoire des navigations aux terres australes, qu'on eut lieu de faire
cette remarque si souvent réitérée depuis et ce fut aussi par cette na-
;

vigation qu'on commença d'être parfaitement certain de la sphéricité de


la terre. Les anciens n'en avaient eu connaissance que par le raisonne-
ment. Ils n'étaient pas sûrs, dit Buffon, que l'Océan environnât le globe
sans interruption. Quelques-uns, à la vérité, l'avaient soupçonné, mais
avec si peu de fondement qu'aucun n'osa dire ni même conjecturer qu'il
était possible de faire le tour du monde. Magellan le premier le fit en
1,124 jours; François Drake le second, en 1,056 jours. Ensuite Thomas
Cawendish, en 777 jours.
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 187

parce qu'un de nos matelots avait dévoilé notre se-


cret, et que notre vaisseau était le seul de l'escadre de
Magellan qui fût revenu en Europe.
Grâce à la Providence, nous entrâmes, samedi 6 de
septembre 1522, dans la baie de San-Lucar i
; et de
soixante hommes qui formaient notre équipage quand
nous partîmes des îles Malucco, nous n'étions plus que
dix-huit, qui pour la plupart même étaient malades.
Quelques-uns s'étaient enfuis dans l'île de Timor; d'au-
tresy furent condamnés à mort pour crimes, et d'autres

enfin avaient péri de faim.


Du temps de notre départ de la baie de San-Lucar
jusqu'à celui de notre retour, nous comptâmes avoir par-
couru au delà de quatorze mille quatre cent soixante
lieues 2
, et fait le tour du monde entier en courant
toujours de l'est à l'ouest.
Lundi 8 septembre, nous jetâmes l'ancre près du
môle de Séville, et déchargeâmes toute notre artillerie.

Le mardi, nous nous rendîmes tous à terre en che-


mise et pieds nus avec un cierge à la main, pour aller
visiter l'église de Notre-Dame de la Victoire et celle

de Sainte-Marie d'Antigua, comme nous avions promis


de le faire dans les moments de détresse.

1. Le voyage avait duré trois ans et vingt-cinq jours.

2. Quelle que soit l'espèce de lieue employée ici, étant donné ce que
nous savons aujourd'hui de la circonférence du globe (quarante millions
de kilomètres ou environ dix mille lieues communes), le calcul de Piga-
fetta peut à première vue paraître fort exagéré. Mais n'oublions pas que
l'expédition ne marcha presque jamais en ligne droite dans le sens des
latitudes. Son itinéraire ne comporta au contraire qu'une suite, de
grandes diagonales d'abord d'Espagne à la pointe méridionale de l'A-
:

mérique, puis du détroit découvert aux Moluques, puis des Moluques


au cap de Bonne-Espérance, enfin du cap en Espagne, en longeant le
continent africain. La ligne du parcours, que nous avons eu la curiosité
de développer sur une carte générale et de mesurer au eurvimètre, nous
a donné une fois et demie l'étendue de la circonférence terrestre.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

En partant de Séville j'allai à Valladolid, où je pré-


sentai à Sa Sacrée Majesté don Carlos non de l'or ni de
l'argent, mais des choses qui étaient bien plus pré-
cieuses à ses yeux, Je lui offris, entre autres objets, un
livre écrit de ma main, où jour par jour j'avais mar-
qué tout ce qui nous était arrivé pendant le voyage.
Je quittai Valladolid le plus tôt qu'il me fut possible
et me rendis au Portugal, pour faire au roi Jean le ré-
cit des choses que je venais de voir. Je passai ensuite
par l'Espagne et vins en France, où je fis présent de
quelques objets de l'autre hémisphère à Madame la
régente, mère du roi Très Chrétien François I
er
.

Je retournai enfin en Italie, où je me consacrai pour


toujours au très excellent et très illustre seigneur
Philippe de Villiers l'Ile- Adam, grand maître de Rhodes,
à qui je donnai aussi le récit de mon voyage.

Le vaisseau la Victoire fut laissé à terre à Séville,

pour être soigneusement conservé comme un monu-


ment du mémorable voyage du capitaine Magellan.
Sébastien Cano, qui avait eu en dernier le comman-
dement de l'expédition, vint à la cour avec sa suite et
fut très honorablement reçu par l'empereur. Il pré-
senta au souverain quelques Indiens des Moluques. L'un
de ceux-là était si rusé dans l'esprit du négoce, que la
première question qu'il fit, dès qu'il put s'exprimer en
espagnol, fut pour s'informer combien le ducat valait
de réaies, combien la réale de maravédis, et combien
on avait de poivre pour un maravédi. L'empereur dé-
fendit qu'on laissât cet homme retourner dans son
pays. Les autres y furent renvoyés. Le prince fit pré-
SUR L'ESCADRE DE MAGELLAN 189

sent à l'équipage du quart de ce qui lui appartenait

sur le chargement du vaisseau. Sébastien Gano eut


une gratification, une pension de quinze cents ducats,
des lettres de noblesse : l'écu de ses armoiries, au
champ de gueules, fut chargé d'un château d'or, au
chef chargé d'une branche de cannelier, de trois noix
muscades, et de deux clous de girofle ;
pour supports
deux rois indiens, un globe terrestre avec cette devise :

Primas circumdedisti me (littéralement : Le premier tu


fis le tour de moi; c'est le globe qui parle). Les autres fu-
rent récompensés à proportion, tant en argent qu'en
titres de noblesse. (Président de Brosses, Histoire des
navigations aux terres australes.)
DECOUVERTE

DETROIT DE LE MAIRE
JOURNAL OU DESCRIPTION DU MERVEILLEUX VOYAGE .

DE

GUILLAUME SGHOUTEN
HOLLANDAIS, NATIF DE HORN

FAIT EN LES ANNÉES 1615, 1616, 1617


Un siècle s'était écoulé depuis que Magel-
lan, couvert du pavillon espagnol et agissant

pour le compte de Charles-Quint, découvrait, à


l'extrémité méridionale du continent améri-
cain, le détroit qui a gardé son nom, et ouvrait

aux navigateurs une nouvelle roule des an-


ciennes Indes.
Au cours de ce siècle, un grand revirement
s'était opéré dans les conditions respectives
des Etats européens qui, au temps de Magel-
lan, se disputaient l'exploitation commerciale
des archipels asiatiques. Pendant que les deux
monarchies rivales de la péninsule ibérique
étaient peu à peu conduites à l'affaiblissement
par le trop d'extension de leurs possessions
américaines, et à l'appauvrissement par le trop

de richesses tirées du nouveau monde, une ré-


publique de marchands actifs, de marins intré-

13
194 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pides, avait su se créer une sorte de prépondé-


rance absolue sur cette immense mer d'Asie,

où jadis faisaient alternativement loi la morgue

espagnole et la rapacité portugaise.

Opiniâtre et habile trafiquante avant tout,


la positive Hollande avait trouvé dans le grou-
pement solidaire des richesses individuelle-
ment acquises, le secret d'une organisation

qui devait en accroître de façon merveilleuse


le développement collectif et particulier.

Ainsi était née cette Compagnie hollandaise


des Indes, que personnifiait un conseil pour

ainsi dire impersonnel, que, dans l'intérêt na-


tional, les États des Provinces-Unies avaient
souverainement investi de tous les pouvoirs
les plus arbitraires.

Grâce à ce système d'union intime des


forces privées et publiques, la Compagnie
était arrivée, comme moyen, à une véritable

omnipuissance politique, d'où résultait l'omni-


puissance commerciale, qui en était le but.

Maîtresse des plus riches et importantes sta-


tions de l'océan Indien; ayant, en outre, dé-

possédé les Portugais de leur colonie du cap


de Bonne-Espérance, qui commandait l'entrée
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 195

de la (( Grande Mer » par l'occident, elle eut

un jour l'idée pratique d'en interdire en même


temps l'accès par la voie orientale, qu'avait in-

diquée Magellan, et qui, pour n'être que fort

peu fréquentée, vu la longueur et les difficul-


1
tés du transit , n'était pas moins une porte
ouverte sur son vaste domaine commercial.
Voulant réserver à ses seuls navires tous
les avantages du trafic , en vertu d'un octroi
concédé par « nobles et puissants seigneurs
des Etats des Provinces-Unies » , elle fit « dé-
fense à tous marchands et habitants desdites
Provinces-Unies de naviguer, sans mandat
reçu d'elle, soit à l'est du cap de Bonne-Espé-
rance soit à l'ouest du détroit de Magellan ».

En d'autres termes, l'interdit était mis sur


toute l'étendue de la Grande Mer.
Mais voilà que deux « habitants desdites
Provinces-Unies » s'avisèrent de trouver que
« tel octroi et telle défense étaient fort préju-

1. « Le passage était si long qu'il était bien difficile

de le passer en moins de deux mois, et si étroit, si dan-


gereux, si incommode qu'on avait été contraint de
l'abandonner presque tout à fait. » (Préface de l'édi-
tion française de la Relation de J. Schouten.)
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

diciables, non seulement à tout le pays en pu-

blic, mais à plusieurs marchands en particu-


lier » .

Ceux-là étaient : Isaac Le Maire, marchand


renommé d'Amsterdam, et Guillaume Cornéliz
Schouten, bourgeois de Horn (ville et port du
Zuiderzée), « homme bien expérimenté et cé-
lèbre en connaissances et maniement de navi-
gation, comme ayant auparavant par trois fois

navigué en l'Inde orientale et quasi visité tous

pays d'Orient, tant en qualité de pilote que de


marchand (subrécargue , prenant passage sur
le navire) ». Isaac Le Maire et Guillaume
Cornéliz Schouten se demandèrent si, tout en

respectant à la lettre les termes de l'interdit, il

ne serait pas possible d'en éluder les gênantes


prescriptions.

Que défendait la Compagnie ? De pénétrer


dans l'océan Pacifique, soit en doublant le cap
africain, soit en passant par le détroit de Ma-
gellan. Fort bien ! mais si l'on y pénétrait par
quelque autre voie, que pourrait dire la Com-
pagnie ? Rien assurément, et sa défense étant
littéralement respectée, on serait libre de navi-
guer et trafiquer en tous parages de cette mer.
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 197

Magellan, ayant réussi à faire passer ses


vaisseaux d'une mer à l'autre, s'était borné à
relever la situation du passage trouvé, sans
s'inquiéter de la topographie ultérieure ; et

nul, depuis lui, n'avait songé à s'assurer si en


naviguant plus au sud quelque autre ouverture
ne se rencontrerait pas. Sur les cartes du
temps les géographies laissaient douteuse la
configuration et l'étendue des terres au delà
du détroit. Le continent se prolongeait-il, pour
aller se perdre inaccessible au pôle austral?
S'achevait-il à courte distance, formant comme
au sud de l'Afrique un cap que l'on pouvait

doubler? ou bien une seconde coupure à tra-


vers les terres succédait-elle à la première?
Tel était le problème dont Isaac Le Maire et

Guillaume Schouten, se jugeant forts du droit

équivoque à eux créé par une subtile argutie,


se proposèrent de chercher la solution.

« Lesquels — est-il dit dans l'avant-propos


de la traduction française de la relation pu-
bliée en 1617 * — ayant ensemble avisé à tout,

1 . Cette Relation, d'abord imprimée à Amsterdam en


hollandais, en français et en latin, fut ensuite traduite
dans la plupart des langues européennes. Une édition
198 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

arrêtèrent d'un commun accord qu'ils se por-


teraient ensemble surintendants de cette en-

treprise, à condition que Guillaume Schouten,


comme principal conducteur, naviguerait lui-

même pour, le voyage commencé, aider à faire


le mieux qu'il serait possible.

« Et collectèrent, chacun entre les siens, une


somme notable de deniers, pour les frais

d'équipage, sans toutefois faire aucune ouver-


ture du but du voyage aux participants, —
tenant ce but secret entre eux surintendants.
« Donc, appareillèrent deux beaux vais-

seaux : un grand navire et une faste l


; sur le

grand navire nommé la Concorde, de trois


cent soixante tonneaux, était, comme maître
et principal conducteur de tout le voyage, le

susdit Guillaume Schouten, et, comme pre-


mier marchand, Jacques Le Maire, fils dudit

Isaac Le Maire. Ce navire portait soixante-cinq


hommes, avec dix-neuf pièces d'artillerie de

fonte, douze pièces de pierres 2


et des mous-

particulière, à laquelle nous empruntons celte citation,


en fut donnée à Paris en 1619.
1. Navire de bas bord allongé.

2, C'est-à-dire soixante-cinq pièces lançant des bou-


DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 199

quets el autres munitions de guerre à l'ave-


nant. Et pour le service de ce navire, bien

pourvu d'ancres, voiles, câbles, etc., une


grande chaloupe à voile , une autre à rames,
une barque et un esquif (canot).
« La fuste, nommée Horn, d'environ cent
tonneaux, sur laquelle était Jean Schouten,
frère de Guillaume, et qui avait pour marchand
Aris Claes 1
,
portait vingt-deux hommes, huit
pièces d'artillerie de fonte, quatre de pierres, et
pourvue à l'avenant d'armes et choses néces-
saires à tel voyage.

« Et comme Le Maire et Schouten ne vou-


laient laisser connaître à aucun la raison de
leur entreprise, ils avaient reçu tous les gens
appelés à leur service , tant matelots qu'offi-

ciers, à cette condition qu'ils navigueraient

partout où plairait au maître et au marchand.


A cause de quoi le commun du peuple , ayant

letsde fonte, et douze lançant des pierres (les canons


de ce genre, dits pierriers, sont restés très longtemps en
usage dans la marine, grâce sans doute à la facilité
qu'avaient les navigateurs de s'approvisionner de pro-
jectiles sur lesplages où ils abordaient.
\ Ce fut Aris Claes, secrétaire en titre de l'expédition,
.

qui rédigea le journal publié sous le nom de Schouten.


200 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

parlé diversement de ce voyage, leur donnait

finalement le nom de Qaéreurs (chercheurs


d'or), tandis que Jes susdits maîtres et mar-
chands nommaient leur société la Compagnie
australe.

« Les navires partirent de Horn le 25 mai


1615; ils arrivèrent le 27 dudit mois au Texel,

d'où ils ne repartirent que le 14 de juin.


De là... »

Mais laissons maintenant parler le Journal


de l'expédition.
DÉCOUVERTE
DU

DÉTROIT DE LE MAIRE

«très nous être éloignés des côtes d'Angleterre,

/à^g nous trouvâmes une mer si agitée, que la

barque attachée à la Concorde fut brisée ; nous


avançâmes ensuite sans éprouver d'accidents jusqu'au
21 août, que nous découvrîmes les terres élevées de
2
Sierra-Lionna ; et après avoir passé les îles Mabra-

bomba, nous jetâmes l'ancre. Ces petites îles sont au


nombre de trois; elles sont fort hautes, et à demi-lieue
du continent; le sol en est hérissé d'arbrisseaux. Nous y
vîmes des traces de bêtes sauvages, mais point d'hom-
mes. Sur le continent, nous découvrîmes une rivière

1. Au lieu de suivre page à page et paragraphe par paragraphe le


Journal tenu durant le voyage par Aris Claes, et publié ensuite au nom
de Schouten dans sa teneur souvent toute professionnelle (latitudes re-
levées, direction des vents, sondage et nature des fonds, mouillage des
ancres, vitesse de marche, etc.), nous avons préféré emprunter la sub-
stance de la relation aux résumés qu'en firent successivement le célèbre
président de Brosses et le compilateur Bérenger, pour les placer le pre-
:

mier dans son Histoire des navigations aux terres australes, publiée en
1756, et le second dans sa collection des Yoyages autour du monde, pu-
bliée en 1789.
2. Côte africaine vers 7° de latitude boréale.
202 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

dont les rochers défendaient l'entrée aux vaisseaux ; au


delà, elle était profonde et large : nul homme ne parut
sur ses bords ; des bœufs, des guenons, des oiseaux qui
aboient comme des chiens, des palmiers sauvages sans
fruit : y frappa nos regards.
c'est tout ce qui

Le lendemain, nous remontâmes deux autres rivières


dans un espace de cinq lieues; l'une était salée, et ses

bords nus ; l'autre traversait une plaine où Ton trouva


des citronniers, et l'on fit une petite provision de leurs

fruits ; des crocodiles et des tortues habitaient seuls


ses bords. Elle ne se trouva pas assez profonde pour
que vaisseaux pussent y pénétrer, et nous vînmes
les

jeter l'ancre dans la baie de Sierra-Lionna.


Nous vîmes sur le rivage quelques cabanes couvertes
de paille, dont les habitants nous aidèrent à faire une
provision abondante de limons ; un ruisseau d'une eau
très bonne, qui tombait d'une montagne, eut bientôt
rempli nos futailles nous y achetâmes un peu de pois-
;

son. Plus loin, nous descendîmes encore et trouvâmes


dans un bois une petite bête nommée antilope, prise à

un piège tendu par les nègres.


Le 5 octobre *, comme nous naviguions avec pleine
sûreté, nous entendîmes un grand coup à l'avant du
vaisseau ; nous cherchâmes promptement ce qui pou-
vait en être la cause, et vîmes la mer teinte de sang.

Nous découvrîmes enfin qu'un gros poisson avait donné


de sa corne avec tant de force contre le vaisseau, qu'elle

s'y était rompue ; et lorsque nous carénâmes au port


du Désir, nous la trouvâmes à sept pieds sous l'eau ;

1. Toute la partie du voyage antérieure à l'arrivée sur les côtes amé-


ricaines est, avec raison, fort abrégée, comme dénuée d'incidents carac-
téristiques.
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 203

elle était de l'épaisseur et de la figure d'une dent d'élé-


phant, mais remplie et très dure : elle avait passé au
travers des trois bordages, et elle aurait mis le vais-

seau en grand danger, si elle n'avait donné dans l'ai-

guillette, car elle l'eût percé de part en part. Le sang


qui teignit la mer sortit apparemment de la rupture

de la corne.
Personne ne savait encore où nous allions : Schouten
et Le Maire seuls le savaient. Après avoir passé la ligne,
ils crurent devoir en instruire leurs équipages. Ils leur
apprirent qu'il s'agissait de chercher un nouveau pas-
sage dans la mer du Sud, de découvrir de riches pays
situés plus au midi, ou d'aller, si l'on ne réussissait
pas dans cette recherche, aux Indes Orientales. Les
matelots partagèrent les espérances de leurs conduc-
teurs et les écoutèrent avec joie.
Nous vîmes des bonites, des baleines, des oiseaux
noirs, enfin une multitude de poux marins, ayant des
cornes, un corps blanc, transparent comme le cristal,
ayant la têtemarquée d'une tache couleur de feu, qui
donne une teinte rouge ; ils sont gros comme de pe-
tites mouches *.

Nous n'avions point vu de terre depuis que nous


avions quitté la côte d'Afrique, excepté les îles de Mar-
tin Wast ou de l'Ascension 2
. Enfin, le 6 décembre, nous
découvrîmes une côte blanchâtre et peu élevée : c'était

celle où nous tendions, celle qui avoisine le port du

1. Il est assez difficile de définir à quel ordre appartiennent ces ani-


maux. Peut-être faut-il y voir une espèce d'isopodes, qui vivent en para-
sites sur lespoissons de mer.
2. Prenant le large à hauteur de la Sierra-Leone, pour se diriger vers

le sud du continent américain, les navigateurs ne pouvaient rencontrer


en effet que cette seule terre pendant leur longue traversée.
204 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Désir 1
, où nous ne pûmes entrer sans danger, parce
que nous avions été au delà de son ouverture. Avant
d'y jeter l'ancre, on entra dans la baie des Éperlans,

nommée ainsi de l'abondance de ces poissons : nous y


trouvâmes beaucoup d'œufs, de belles moules, des lions
marins et des pingouins.
Comme nous nous efforcions d'entrer dans le port du
Désir, le vent devint subitement contraire, et nous fûmes
poussés contre le rivage : déjà la Concorde était en partie
sur le roc; elle penchait beaucoup lorsque le flot se re-

tirait, la tourmentant avec force; cependant le vaisseau


ne s'ouvrit point. Le Hom fut jeté sur les rochers ; il

allait tourner sens dessus dessous, si le vent qui soufflait


avec force ne l'eût soutenu ; lorsque la tempête s'apaisa,
la fuste se courba de manière que la quille paraissait
enfoncée, et le côté qui était vers le rivage demeura en
l'air. Nous perdions l'espérance de la conserver, lorsque,

le flux étant revenu, elle se remit dans son assiette, et


le calme nous permit de la tirer de sa situation.
Le lendemain on entra dans le port. Des chaloupes
allèrent à terre et la trouvèrent jonchée d'œufs d'une

espèce particulière de mouettes : un homme sans ,

changer de place, pouvait mettre lamain dans qua-,


rante-cinq nids, dans chacun desquels il y avait quatre

ou cinq œufs de la grosseur de ceux du vanneau. On y|


chercha vainement de l'eau douce ;
partout elle parut
saumàtre. On y vit des autruches et des quadrupèdes]
farouches, presque semblables au cerf, et dont le couT
2
était aussi long que le corps .

1. C'est le même port du Désir visité par l'escadre de Magellan, etj

avoisiné des îles des Pingouins et des Lions (voy. p. 43).


2. Le huanac.
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 205

Plusieurs de nos gens, étant montés sur une colline,


y trouvèrent des monceaux de pierres affectant une
forme de monuments. Voulant en connaître la disposi-
tion, ils trouvèrent que c'étaient des sépultures, d'où
ils retirèrent des ossements humains d'une longueur
étonnante.
Étant dans ce port, nous songeâmes à radouber nos
vaisseaux, et pour cela faire nous les tirâmes à terre.
Mais cette réparation fut fatale à la fuste ; en en chauf-
fant les parois le feu y prit et gagna si vite les ma-
nœuvres et les haubans, que les équipages virent brûler
^e navire, qui était à cinquante pas environ du rivage,
sans pouvoir arrêter l'incendie. On n'en retira que l'ar-
tillerie, la ferrure, du plomb, et quelques débris que la
provision de poudre, en faisant explosion, avait jetés
au loin.

Le feu nous donna d'autres inquiétudes encore : il

prit à quelques arbres de l'ile, et bientôt elle ne fut


qu'un vaste incendie. Nous craignions que les flammes
n'attirassent les sauvages : des colonnes de fumée qui
s'élevaient dans le continent nous les annonçaient;
mais ils ne parurent point.
Enfin, après avoir longtemps cherché, nous trouvâ-
mes de grandes fosses d'eau douce, mais blanche et
épaisse, que nous emportâmes dans des barils sur nos
épaules, comme nous emportions tous les jours des
oiseaux, des œufs et de jeunes lions marins, animal de
la grandeur d'un petit cheval, à crinière longue et

rude, qu'on ne pouvait tuer qu'avec des balles de mous-


quet. On leur avait donné cent coups d'un levier de fer
qu'ils ne laissaient pas, tout sanglants par le nez et la
gueule, de se rendre encore à la mer.
206 VOYAGE AUTOUR DU MONDE f

Le 10 janvier, nous remîmes à la voile avec notre

unique vaisseau, naviguant toujours au sud. Vers le (

20 janvier nous estimâmes que nous étions à vingt- |


cinq lieues au delà du détroit de Magellan Le 24 au 1
.

point du jour nous découvrîmes la terre à droite du


navire. Cette terre n'était qu'à une grande lieue de
nous. Le pays s'étendait vers le sud, nous montrant
de très hautes montagnes toutes couvertes de neige.
Nous naviguâmes le long de la côte jusque vers midi,
où nous arrivâmes à la fin de cette terre en même
temps que nous voyions à l'est une autre terre aussi
fort haute et montagneuse. Ces deux terres nous sem-

blaient éloignées l'une de l'autre d'environ huit lieues,


offrant entre elles un bon passage. La marée semblait
d*ailleurs se diriger avec grande force vers le sud. Vers le

soir, le vent étant tombé, nous restâmes en cette situa-


tion ; mais le 25 de bon matin, nous nous trouvâmes bien
en avant dans ladite ouverture, plus près de la côte d'est,

qui s'étendait du côté du nord aussi loin que notre vue


pouvait porter. Nous appelâmes cette terre d'est terre
des États, et à la terre de l'ouest nous donnâmes le

nom de Maurice de Nassau 2


. Vers le soir, le vent fraî-

chit, et les lames furent très fortes pendant la nuit ;

l'eau bleue annonçait une grande profondeur. Nous ne


doutâmes point que ce ne fût la grande mer du Sud,
et que nous n'eussions trouvé le passage que nous cher-
chions. De grandes mouettes de mer, dont le corps
était de la grosseur du cygne, les pieds larges, le plu-

1. Sachant qu'ils sont à hauteur du détroit de Magellan, c'est de parti


pris qu'ils passent outre sans chercher à accoster le rivage.
2. Terre des États en l'honneur du parlement des Provinces-Unies, et
terre de Maurice de Nassau, en l'honneur du célèbre personnage de ce
nom, alors stathouder de Hollande.
.

DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 207

mage blanc et noir, et qui avaient plus de cinq pieds


d'envergure, venaient se percher sur nos vergues et s'y
laissaient prendre à la main. Nous voyions encore la
terre entre le nord et le couchant, lorsque nous essuyâ-
mes une grande tempête qui nous força de mettre à
la cape (cesser de suivre une direction).
Le lendemain la mer devint fort bleue; les lames
étaient encore fortes, le vent du nord nous poussait au
sud-sud-ouest, si bien que nous ne doutâmes plus d'être
mer du Sud et
entrés dans la grande d'avoir heureuse-
ment découvert un nouveau passage, ce qui remplit de
joie tout l'équipage.

Nous voguâmes au sud jusqu'au 57°. Le ciel était

très clair, le froid extrême. Nous aperçûmes deux îles

ou roches grises distantes l'une de l'autre d'envi-


ron huit milles. Le capitaine les nomma îles de Barne-
veldt en l'honneur du grand-pensionnaire de Hollande.
Le 29 vers midi, nous doublâmes un cap formé de
deux montagnes pointues et d'une hauteur extrême. Le
capitaine lui donna le nom de cap Horn, en l'honneur
de sa ville natale.

Depuis lors, n'ayant plus de terre par devant ni par


côté de nous, nul doute que nous ne fussions entrés
dans l'océan Pacifique. y eut donc fête sur le navire;
Il

on la célébra par une triple distribution de vin à l'équi-


page, et l'on remit le cap au nord, pour remonter par
la côte occidentale de la terre américaine.
Le Maire demanda et obtint du conseil assemblé
'honneur de donner son nom au nouveau détroit. On
m dressa l'acte authentique *

1. « Bien qu'à bon droit, remarque la Relation, ce détroit serait mieux


ommé de Guillaume Schouten, à cause que principalement par son in-
208 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Cette découverte étant accomplie, le conseil décida


aussi d'aller chercher pour y prendre du relâche les

îles de Juan-Fernando, qui sont environ par le 33°


de latitude 1 Le scorbut se
. faisait sentir, et les équipages
avaient besoin de rep'os.
Nous découvrîmes ces îles le 1 er mars 1616 toutes :

deux sont élevées; la plus petite est au couchant de


l'autre ; celle-là n'offre que des montagnes arides
et stériles, celle-ci a ses monts couverts d'arbres. On y
trouve des porcs, des boucs, et, le long de la côte, une
quantité prodigieuse de poisson. Les Espagnols vien-
nent y pêcher.
Nous en fîmes le tour; mais à son couchant le calme
nous laissa immobiles, à cause de la hauteur des mon-
tagnes. Nous envoyâmes la chaloupe sur le rivage;
ceux qui la montaient y trouvèrent un mouillage, une
belle vallée couverte de verdure, ombragée de grands

arbres ; ils y trouvèrent de beaux ruisseaux, des lions


marins et des chèvres, qu'ils virent dans l'éloignement ;

en peu de temps beaucoup de poisson. Leurs


ils prirent
discours ranimèrent nos malades; et, le calme nous
empêchant toujours d'y jeter l'ancre, nous y envoyâ-
mes pêcher et chasser : ceux-ci ne réussirent pas, les
autres nous apportèrent deux tonneaux d'excellent
poisson et de l'eau. Ce fut là tout l'avantage que nous
tirâmes de cette île : car après les plus grands efforts

dustrie, bon gouvernement et science de navigation ladite découverte


ait été menée à bonne fin. » Le président de Brosses fait la remarque
suivante « On ne peut douter à la lecture de cet acte, qui n'est pas dans
:

la Relation, mais qui se trouve dans l'original du Journal d'Aris Claes,


que Le Maire ne fût le véritable chef de l'entreprise. Il signe d'ailleurs
le premier avec le titre de prxfectus, tandis que Schouten, qui signe
après lui. est qualifié navarchus. »

1. A hauteur de Valparaiso.
.

DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 209

pour nous en approcher, nous fûmes forcés, le 5 mars,


d'y renoncer, et de profiter d'un vent favorable pour
continuer notre route.
Les vents alizés, que nous rencontrâmes bientôt vers
le tropique du Capricorne, nous firent avancer rapide-

ment. On fit mettre la chaloupe à rames en état, pour


s'en servir lorsqu'on serait proche des terres : déjà nous
voyions une multitude d'oiseaux, tels que des qaeues-de-
flèche, oiseaux blancs à bec rouge, à tête rougeàtre,
dont la queue longue de deux pieds est fendue au mi-
lieu, et d'une blancheur éclatante. Nous repassâmes le
tropique le il mars.
Le commencement du mois d'avril fut triste pour
nous, parce que le scorbut infectait la moitié de notre
équipage, et que le frère de notre capitaine en mou-
rut 4
Nous découvrîmes des terres le 10 ce fut' une
. :

île basse, peu étendue, près de laquelle on ne trouva


d'abord point de fond. La chaloupe parvint assez près
de terre, et les matelots en apportèrent des herbes
assez semblables au cresson : ils y avaient vu des chiens
qui n'aboyaient point et ne jetaient aucun cri; ils y
avaient trouvé de l'eau douce dans des fosses. Cette île,

qui est à neuf cent vingt-cinq lieues des côtes du Pérou,


nous parut devoir être inondée en partie lorsque la
mer est haute : on y voyait d'un côté une bordure d'ar-
bres comme plantés le long d'une digue ; l'eau de la
mer y formait des lacs à son centre 2
. Nous la nommâ-
mes île des Chiens.
Nous en vîmes une semblable le 14; elle était fort

1 Jean Schouten, qui avait rang de pilote sur le second navire.


2. 11 semble que ce soit une des îles que Magellan nomma les Infor-

tunées.

14
210 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

basse : vers le soir, vint un canot conduit par quatre


Indiens nus, tout rouges, mais ayant les cheveux longs
et noirs. Ils nous invitaient par signes à descendre,
mais ils ne purent entendre aucun des mots que nous
prononcions en diverses langues européennes ou
asiatiques.
A une portée de mousquet du rivage, nous ne trou-
vâmes point de fond ce qui nous força de nous éloi-
,

gner. Un grand nombre d'Indiens s'étaient rassemblés


sur le rivage; un canot nous suivit encore: nous lui
faisions signe de venir à bord, lui de descendre à terre,
et nous nous séparâmes ainsi. L'île n'est pas large,
mais elle est fort longue : des palmiers l'ombragent.
Son rivage est couvert d'un sable blanc : la nuit nous
y vîmes briller plusieurs feux.

Nous avions suivi sa côte pendant dix lieues, et le

matin nous y vîmes encore plusieurs hommes nus qui


nous criaient d'approcher trois d'entre eux se mi- :

rent dans un canot, et vinrent vers nous. On leur fit

présent de couteaux, de grains de verre, mais on ne


put les entendre : ils ne voulurent pas monter sur le

vaisseau; cependant l'un d'eux se hasarda de monter


dans la galerie; il tira les clous des petites fenêtres des
cabanes du commis et du maître et les cacha dans
ses longs cheveux.

Le fer est ce qu'ils recherchaient davantage; ils

essayaient d'arracher les chevilles du corps du vaisseau.


Ils étaient voleurs. On leur envoya un verre de vin dans
leur canot; mais dès qu'ils eurent la coupe, ils ne vou-
lurent plus la rendre. Ils n'avaient d'autre vêtement
qu'un morceau de natte attaché devant eux; ils étaient
peints du haut jusqu'en bas de figures de serpents, de
DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 211

dragons et autres, dont le fond était d'un bleu noi-


râtre. Ils sont grands, ont les membres gros, le nez
épaté, les oreilles percées.
Nous envoyâmes la chaloupe sur le rivage ; elle por-
tait huit hommes armés de mousquets et six armés
de sabres. Dès qu'ils furent près de la terre, ils virent
sortir trente hommes d'un bois, qui, armés de grosses
massues, voulurent leur arracher leurs armes et les

traîner dans le bois. Les mousquetaires tirèrent sur


eux et les firent fuir.

Ces sauvages avaient aussi de longues lances, et une


autre arme hérissée de dents de poissons : ils avaient
aussi des frondes, mais on ne leur vit ni arcs ni flèches.
Des femmes les vinrent prendre à la gorge en pous-
sant de grands cris, sans doute pour les faire retirer.
Elles étaient couvertes d'une espèce de voile, qui des
reins descend jusqu'aux talons. Elles semblaient nous
voir avec plaisir et trouver mauvais que les hommes
en usassent mal avec nous.
Nous nommâmes cette terre lie sans fond, parce
qu'en effet on n'y en trouva point. Elle est sous le 15°

de latitude. Une rangée d'arbres en ornait le rivage :

la terre paraissait stérile, les habitants étaient sauva-

ges, et nous crûmes devoir nous en éloigner. Le 16 au


matin, nous vîmes une autre île : comme à la précé-
dente, on n'y trouva point de fond; le milieu en était
aussi submergé, et tout autour il y avait des arbres.
On n'y vit point d'hommes, mais on y découvrit une
mare pleine d'eau douce et voisine du rivage. Nous en
emportâmes quatre barils, avec beaucoup de peines et
de dangers, à cause des brisants impétueux qui l'en-
tourent.
212 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

On y trouva aussi quelques herbes semblables au


cresson, quelques écrevisses, des coquillages, des lima-
çons de très bon goût. Cette île est à quinze lieues de
celle de Sans fond; nous lui donnâmes le nom d'Ouater-
lands, ou Pays d'eau. Les malades se trouvèrent bien

des végétaux que nous y avions cueillis.


Le 18, nous vîmes encore une île nouvelle, et nous
envoyâmes notre chaloupe y chercher de l'eau; les
matelots l'arrachèrent aux brisants qui entouraient
l'île, et se tirèrent les uns sur les autres avec des
cordes, au travers de la mer jusqu'à la terre; ils en-
trèrent dans un bois; mais étant sans armes et ayant
aperçu un sauvage armé d'un arc, ils se retirèrent et

revinrent au vaisseau. Cinq à six sauvages parurent


sur le rivage, et retournèrent dans le bois.

Cette île était basse, ombragée d'arbres verts, la mer


y pénétrait en divers endroits ceux qui y descendirent,
:

la chaloupe, les rames, et bientôt le vaisseau, furent

couverts de petites mouches noires qui. volaient par


essaims, qui les tourmentaient et dont on ne savait
comment se débarrasser. Tout ce qu'on mettait à l'air

en était aussitôt rempli : on avait beau se frapper, se

frotter, cela n'y faisait rien; mais après deux jours un


vent frais vint nous en délivrer. Nous donnâmes à l'île

le nom d'île des Mouches.


Après notre départ de cette île, des pluies abon-
dantes vinrent nous fournir l'eau dont nous avions be-
soin ; nous allâmes lentement, dans la crainte de nous
briser contre quelques-unes de ces îles basses, qu'on
ne voyait que lorsqu'on en était près.

Le 9 mai, étant selon notre estime à plus de quinze cent


lieues des côtes d'Amérique, nous découvrîmes une voile
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 213

qui cinglait vers le nord. Nous tâchâmes de l'atteindre,


et deux fois nous tirâmes le canon sur elle sans qu'elle
parût s'en embarrasser. On envoya la chaloupe ; mais
elle fît tant de manœuvres différentes, qu'elle gagna le

vent : notre chaloupe, plus fine voilière qu'elle, l'attei-

gnit cependant. Dès que les hommes qui montaient


cette barque s'aperçurent qu'ils ne pouvaient échapper,
ils jetèrent à la mer des nattes, des poules, et s'y jetè-
rent eux-mêmes avec un enfant qui était avec eux. On
n'en put sauver que deux. Deux autres étaient restés
dans la barque, et ils se jetèrent aux pieds des officiers

et les baisèrent.On ne put les entendre. L'un de ceux


qu'on retira de la mer avait été blessé on le pansa il ; :

portait de longs cheveux jaunes. Nous comptâmes


qu'il devait y avoir vingt-cinq personnes dans ce bâti-
ment; il y avait huit femmes et quelques enfants; les
hommes étaient nus ; les femmes n'avaient qu'une

ceinture.
Nous les remîmes ensemble sur le soir et leur don-
nâmes des couteaux et du verre, faible dédommage-
ment pour les maux que nous leur avions causés. Ils
nous donnèrent des nattes, et deux noix de coco, dont
ils n'avaient que peu. Us buvaient l'eau de la mer ; ils

se couvraient quelquefois le corps de petits mouchoirs


de toile ; leur teint était rouge et oint d'huile ; les hom-
mes avaient les cheveux noirs et très longs; ceux des
femmes étaient courts.
Leur bâtiment était fait de deux longs et beaux ca-
nots, séparés par un petit espace ; ils étaient joints par
plusieurs planches d'un bois rouge, bien liées ensemble
et avec les canots : l'avant et l'arrière étaient ornés de
longs becs ; ce bâtiment avait un mât et une voile de
214 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

natte, attachée à une vergue ; ils savaient prendre le

vent de quel côté qu'il vînt, naviguaient sans boussole,


et n'avaient d'autre instrument que des hameçons d'os,
d'écaillé ou de nacra de perle ; au milieu était une
espèce de cabane couverte de chaume ; leurs cordages
étaient bons et faits d'un roseau flexible. Ils s'éloignè-

rent de nous tenant leur direction entre le midi et le

levant.
Le lendemain, nous vîmes des terres fort hautes,
éloignées encore de huit lieues ; sur le soir on aperçut
deux barques à la voile, qui pendant la nuit firent des
feux et se joignirent; nous jugeâmes quelles allu-
maient ces feux pour se livrer à la pêche.
Le 11 au matin, nous nous trouvâmes fort près d'une
île élevée, au midi de laquelle il y en avait une autre
basse et longue. Une des deux petites voiles qu'on avait
vues le soir précédent s'approcha de nous, et nous lui

tendîmes une corde avec un baril, afin que ses conduc-


teurs pussent monter à bord ; mais au lieu de s'y ren-
dre, ils détachèrent le baril et mirent en sa place deux
noix de coco et quatre ou cinq poissons. Leur bâti-
ment portait un petit canot; il ressemblait à ceux que
nous avions déjà vus ;
peu de bâtiments hollandais
vont aussi bien à la voile qu'eux ; ils gouvernent avec
deux rames et s'en servent avec adresse.
La chaloupe alla sonder et trouva fond à une portée
de canon du rivage. On s'y rendit, et les sauvages
semblèrent vouloir guider le vaisseau vers l'île basse ;

mais on mouilla à l'extrémité de celle-ci.

Cette île n'est qu'une haute montagne ; elle est cou-

verte de cocotiers , ce qui nous engagea à lui donner


le nom d'île des Cocos, INous en vîmes partir de petits
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 215

bâtiments, dont deux déployèrent un pavillon blanc :

nous les imitâmes. Chacun des canots était fait d'une


seule pièce d'un beau bois rouge, ils étaient très légers
et vites. Leurs conducteurs sautaient à la mer lors-
qu'ils étaient près de nous ; ils montaient à bord, les

mains pleines de cocos et de racines d'ubas, qu'ils


troquaient pour des clous et de la verroterie ; ils

donnaient quatre ou cinq noix pour un clou ; et on


en fît une provision de cent quatre-vingts. Enfin, ils

étaient en si grand nombre que le vaisseau en était


couvert.
Nous envoyâmes la chaloupe chercher une rade sûre
dans l'autre île ; elle fut bientôt entourée de canots,
qui en partirent remplis d'hommes, dont l'aspect était
menaçant : ils étaient armés de traits faits d'un bois
dur et que le feu avait rendu plus dur encore; ils abor-
dèrent la chaloupe et voulurent s'en rendre maîtres :

on tira deux coups en l'air; ils s'en moquèrent comme


d'un jeu d'enfants. On en perça un d'un troisième coup ;

ils regardèrent sa blessure, et, le voyant mourir, ils se


retirèrent promptement. Ceux de l'île élevée ne nous
attaquèrent point, parce que nous les avions bien re-
çus; mais ils étaient fripons; ils volaient et se sau-
vaient à la nage. L'un d'eux prit l'oreiller, la couver-
ture et l'habit d'un matelot : on fut obligé de monter
la chaloupe à bord pour qu'ils ne l'emmenassent pas ;

ils se passaient les uns sur les autres à la nage pour


arriver plutôt à nous, portant dans leur bouche et à
leurs mains ce qu'ils voulaient échanger : c'était le fer

qu'ils désiraient le plus ; ils admiraient la force et la

grandeur de notre navire ;


quelques-uns se glissaient
le long du gouvernail, et frappaient avec une pierre le
216 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

bordage fort avant sous l'eau, afin d'en connaître la

force.

Ils sont grands et robustes : ils étaient sans armes et

presque nus ; les uns avaient les cheveux courts, d'au-


tres les avaient tressés et liés diversement. Un canot
vint de l'autre île nous apporter un sanglier noir. Son
roi vint lui-même dans un canot qui avait la forme
d'un grand traîneau de Hollande ;
il était escorté de
vingt-cinq autres canots ; il fut étonné du son de nos
trompettes et de nos tambours; sa suite nous saluait
en baissant la tête et frappant sur elle avec les poings.
Le roi nous lit une harangue avec beaucoup de gestes
lorsqu'il s'approcha de nous; il nous envoya une natte
en présent; nous donnâmes une hache, de vieux
lui

clous, des grains de verre, et un morceau de toile, dont


il parut très satisfait. Ses envoyés baisèrent les pieds
de nos officiers en entrant dans le vaisseau.
Le roi était nu comme ses sujets ; on ne voyait qu'il

était leur roi que par leur obéissance à ses ordres ; il

ne voulut pas monter à bord ; mais il permit à son fils

de s'y rendre, et on l'y régala : tous nous invitaient


à venir sur leurs côtes pour y faire des échanges : on
en acquit trois hameçons dont les crocs étaient faits

en nacre de perle. Ils s'en retournèrent bientôt clans

leur île.

Ce peuple a le corps marqueté de diverses figures,


le bout des oreilles fendu et pendant jusque sur les

épaules, les cheveux de couleurs différentes, la mous-


tache et le menton rasés ; on vit parmi eux un homme
blanc, peut-être par l'effet de quelque maladie.
Le matin du 13, on en vit venir quarante-cinq canots
et vingt-trois bâtiments à voile, faits en forme de traî-

i
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 217

neaux, chacun monté par vingt-cinq hommes. Ils trafi-

quèrent avec nous et nous invitèrent encore à nous


rendre près de leur ile : nous y allâmes ; le roi vint près
de nous sans vouloir monter à bord, ce qui nous donna
de la défiance. Bientôt la flotte indienne nous entoura ;

il en partit un grand cri que nous prîmes pour un si-

gnal de combat : l'un des bâtiments vint nous heurter


avec violence , et fut renversé ; les autres nous lancè-
rent une grêle de pierres. On fit sur eux une dé-
charge qui les mit bientôt en fuite. Ils étaient bien au
nombre de mille hommes, qui, depuis la décharge, se
tinrent rassemblés, mais hors de portée. Notre équi-
page voulait y faire une descente pour y enlever des
rafraîchissements ; mais Schouten et Le Maire s'y op-
posèrent. Nous donnâmes à. cette terre le nom àHle des
i
Traîtres .

Nous nous en éloignâmes, et découvrîmes le lende-


main une autre ile presque ronde, qui était à cinquante
lieues de celles que nous venions de quitter. Nous la
nommâmes l'Espérance, parce que nous pouvions es-

pérer y faire de l'eau, dont nous manquions. On trouva


fond très près du rivage, où un grand nombre d'In-
diens accoururent ;
plusieurs canots environnèrent la
chaloupe et essayèrent de s'en rendre maîtres; son
équipage était bien armé, et une décharge força les

Indiens à se retirer rapidement sur le rivage en faisant


de grands cris. L'un d'eux était tombé, percé d'une
balle; un autre, percé comme lui, essuya quelque

1. On comprend qu'il serait absolument impossible de déterminer les

noms actuels des îles que visitent nos voyageurs. Ils sont alors en pleine
Polynésie, c'est-ù-dire dans l'immense région océanienne ou fourmillent
non seulement les îles, mais les archipels, qui depuis ont reçu pour la
plupart plusieurs baptêmes successifs.
218 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

temps le sang qui sortait de sa poitrine puis ;


il tomba
comme l'autre.
Comme on n'avait pas trouvé de bon mouillage, que
la mer y brisait avec violence, nous crûmes devoir ne
pas nous y arrêter. Nous y vîmes des rochers bruns sur
leur pente, verts à leur sommet, de petites montagnes,
des terres noires, couvertes d'arbres ou de verdure, et
des amas de cabanes. Sans doute elle était fertile et

bien peuplée.
Nous avions déjà parcouru un espace de seize cents

lieues depuis notre départ des côtes du Pérou. Schou-


ten, désespérant de rencontrer les terres australes, crai-
gnant que si nous suivions toujours la même route,
nous ne mourussions de faim sur les rivages méridio-
naux de la Nouvelle-Guinée, conseilla de cingler vers
le nord-ouest, pour se diriger vers les Moluques; et on
l'en crut. Dans cette route, on rencontra bientôt deux
îles très voisines l'une de l'autre : on s'en approcha ;

une vingtaine de canots vinrent vers nous et mon-


trèrent d'abord des intentions pacifiques ; mais un
moment après, ils parurent se disposer à attaquer le

vaisseau : deux coups de canon les firent fuir; six

ou sept canots environnèrent notre chaloupe qui cher-


chait une rade ; les Indiens voulurent arracher les armes
de ceux qui la montaient, et ceux-ci ne virent de
moyen pour se défendre que de donner la mort aux
assaillants. Six furent tués, plusieurs furent blessés, et

l'on prit un de leurs canots, dans lequel étaient une


massue et une espèce de pique.
Cependant on cherchait toujours un lieu où l'on pût
jeter l'ancre, et enfin on trouva une baie où tombait
une rivière. 11 y avait un fond couvert de coquilles à un
DECOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 219

jet de pierredu rivage; la mer y était unie et le vais- ,

seau y protégeait ceux qui viendraient y faire de l'eau.


Les Indiens, malgré la mort donnée à leurs compa-
gnons, venaient encore à nous avec des fruits, des
racines nommées ubas, et des porcs qu'on échangea
contre des clous , des couteaux et du verre ; excellents
nageurs et plongeurs, ils étaient aussi des filous

adroits. On voyait leurs cabanes sur le rivage, couver-


tes de feuilles d'arbre , rondes, et se terminant en
cône pour faciliter l'écoulement des eaux ; elles avaient

vingt-cinq pieds de tour, douze de hauteur, et un trou


qui servait de porte, où l'on entrait le ventre à terre. On
n'y vit que de l'herbe sèche, des hameçons, et quelques
massues de bois. Leur chef n'avait pas d'autres meu-
bles.

Les Indiens armés se rassemblèrent avec une cin-


quantaine de canots et parurent méditer une attaque.
On les calma par des caresses : deux d'entre nous se

rendirent parmi eux pour servir d'otages, et alors quel-


ques-uns des principaux se hasardèrent à venir sur le

vaisseau : nous les régalâmes, comme ils régalèrent nos


otages ; leur chef les salua , en tenant son visage sur
ses mains jointes, et en se prosternant presque devant
eux ; nos otages le saluèrent de même. L'un d'eux re-
tira ses pieds de dessous son derrière, sur lequel il

était assis, et, les mettant sur son cou, se roula par
terre ; c'est encore une de leurs manières de témoigner
du respect.
Une chemise blanche fut un présent précieux pour le
chef, qui donna en revanche quatre porcs. On fit de

l'eau sans obstacles; les canots revinrent autour du


vaisseau; les Indiens montaient sur le vaisseau, ou
220 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pour y porter des rafraîchissements, ou par curiosité.


L'un d'eux vola un sabre le roi ou Héraico le : fit rendre
et châtier le voleur par quelques coups de bâton. Cet
exemple les retint, et ils ne nous volèrent plus. Nos
armes à feu les glaçaient d'effroi. Le chef désira enten-
dre le canon : à ce bruit terrible, tous s'enfuirent dans
les bois, et rien ne put calmer leur frayeur. Le roi, les

principaux, revinrent cependant visiter le vaisseau :

c'étaient des hommes puissants et robustes ornés d'un


collier de feuilles de coco, qui tombaient en s'entrela-
çant par derrière, portant dans leurs mains des bran-
ches vertes, d'où pendait une banderole. On leur mon-
tra dans la chambre du capitaine, qu'ils voulurent voir,
des miroirs, des pistolets, une montre, une dent d'élé-
phant; on fit présent d'une cuiller d'étain au roi, qui
le reconnut par deux porcs qu'il envoya, avec une es-
pèce de pigeons qu'ils estiment beaucoup, et qu'ils tien-
nent près d'eux, perchés sur des bâtons; ces oiseaux
sont blancs jusqu'aux ailes; le reste du corps est noir.

Nous péchâmes, et primes deux raies à grosse tête, à


peau tachetée; leur queue était étroite et longue, leurs
yeux blancs ; elles avaient deux grandes nageoires et
deux espèces de sonnettes; elles avaient assez la forme
des chauves-souris.
On porta encore quelques présents au roi, qui les
reçut le visage contre terre ;
puis tous entrèrent dans
sa maison ou bêlai; nos trompettes se firent entendre,
et leur inspirèrent de l'étonnement et de l'effroi. Le
premier homme de l'île après le roi entra, le visage
tourné vers les étrangers, passa devant et derrière eux,
prononçant quelques mots d'un ton d'autorité ;
puis il

fit un grand saut en l'air et retomba sur son derrière,


DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 221

les jambes croisées sous lui. Alors il fît gravement une


harangue, terminée par une distribution de fruits.

Partout où marchèrent nos envoyés, on mit des nat-


tes sous leurs pas. Les deux chefs leur firent présent de
leur couronne , tissue de plumes blanches , rouges et

vertes. Le Maire leur donna un petit miroir rond, qu'ils

suspendirent à une poutre de leur maison.


Le roi de la seconde de ces îles vint aussi visiter
celui de l'île où nous étions : ils s'abordèrent avec
beaucoup de révérences, de cérémonies, de gesticula-
tions, et ils se régalèrent de racines. Mais bientôt la
discorde se mit entre eux: l'un voulait qu'on se saisît de
nous, l'autre s'y opposait; ils se séparèrent ennemis.
Nous péchâmes encore, et fîmes présent de quelques
poissons au fils du roi, qui les dévora crus tout en-

tiers : car leur gourmandise, leur voracité est extrême.


Quand la lune fut levée, nos matelots descendirent
pour danser sur le rivage avec les sauvages , avec les-
quels nous vivions comme de bons amis. Nous allâmes
aussi visiter l'île : le roi et son frère nous y accompa-
gnèrent. Nous ne vîmes que des lieux sauvages, des
vallées souvent inondées, et parla stériles; nous vîmes
une terre rouge dont les femmes se servent pour se
frotter le visage. Lorsque nous fûmes fatigués , le roi

nous ramena par un chemin aisé, ombragé par des


cocotiers ; nous nous assîmes à leurs pieds, et le frère

du roi grimpa sur l'un d'eux avec une agilité éton-


nante pour y cueillir des noix, qu'il ouvrit avec dexté-
rité et dont il nous régala.
Ils nous montrèrent des antres, des bois épais le

long des chemins, où ils se mettaient en embuscade


pour surprendre les habitants de l'île voisine, lorsqu'ils
222 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

venaient faire des descentes; ils auraient bien désiré


que nous eussions voulu attaquer ceux avec lesquels
ils sont souvent en guerre. Nous nous y refusâmes,
parce que nous n'en pouvions retirer aucun avantage.
Nous régalâmes le jeune roi et son frère sur notre
vaisseau, et leur finies entendre que nous partirions
dans deux jours, ce qui leur inspira beaucoup de joie :

car, même en nous traitant en amis, ils craignaient


que nous ne voulussions être leurs maîtres. Le roi lui-
même vint ensuite avec tout son conseil, composé de
seize personnes : c'était un homme de bonne mine, âgé
de soixante ans. Il admira le vaisseau, qu'il visita dans
toutes ses parties; ses gens voulurent baiser les pieds
des nôtres, qui les prirent amicalement parla main.
A son retour à terre, nous lui portâmes en présent une
partie de la pêche que nous venions de faire. Il était

alors entouré d'une troupe de jeunes filles, qui dan-


saient au son que rendait une espèce d'instrument en
bois creux. Il nous fit à son tour présent de deux porcs

et de quelques fruits.

Le roi de file voisine vint le visiter le lendemain;


l'étranger avait une suite de trois cents hommes, qui
tous avaient autour de la ceinture des herbes ,
qui ser-
vent à faire un breuvage. Us se firent l'un l'autre beau-
coup de révérences, mirent la face contre terre, s'as-

sirent, prièrent et se haranguèrent. Deux de nos


officiers se rendirent à l'assemblée avec quatre trom-
pettes et un tambour; ce qui réjouit beaucoup les

deux rois.

On vit arriver beaucoup d'autres sauvages de la

petite île, qui, mâchant des herbes vertes nommées


cava, les mêmes qui formaient la ceinture des autres,
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 223

les mirent ensuite dans un bassin de bois et les mêlè-


rent avec de l'eau l
; ce fut un breuvage pour les rois,

qui souleva le cœur de nos Hollandais. On servit aussi

aux princes des racines rôties, et seize porcs sanglants


qu'on avait fait cuire en mettant des pierres ardentes
dans leur corps ouvert. Ceux qui servaient dansaient
et chantaient. Les femmes, les gens de la cour, étaient
assis en rond autour des rois. On apporta ensuite d'au-
tres mets sur de longues civières, qui furent distribués

à l'assemblée ; c'était le prélude des porcs qu'on servit


remplis d'herbes ; ils furent plutôt dévorés que mangés.
Tout ce qu'on servait aux rois leur était porté sur la

tête, et l'on se mettait à genoux pour le poser devant


eux. Chaque roi fit présent d'un porc rôti à nos Hollan-
dais, et on les leur présenta dans la même posture
qu'aux rois. Ils nous firent encore présent de onze petits
porcs vivants, et nous leur donnâmes trois gobelets de
cuivre, quatre couteaux, douze vieux clous, et des
grains de verre.
Les deux rois vinrent aussi visiter le vaisseau ; leurs
courtisans avaient des feuilles de coco autour du cou,
comme une marque de leur dignité. Chaque roi ap-
porta un porc sur sa tête, et les présentèrent avec res-
pect. On les reçut aussi bien qu'on le put; puis, quand
ils furent redescendus, nous mîmes à la voile, au grand
contentement des insulaires, qui nous craignaient bien
plus encore qu'ils ne nous aimaient.
Les hommes de taille ordinaire sont dans ces îles
aussi grands que les plus grands Hollandais : ils sont
vigoureux, bien proportionnés, légers à la course, na-

1. La fameuse boisson dite chicha, faite de feuilles de maïs et en usa^e

chez plusieurs peuples américains, ne se prépare pas autrement.


224 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

géant et plongeant très bien ; leur teint est d'un brun


jaunâtre; ils se font de leurs cheveux un ornement
varié : le roi en avait une tresse qui lui pendait sur la
hanche gauche ; elle se terminait par deux nœuds ; ses

courtisans en avaient deux qui pendaient de chaque


côté. Ils n'avaient qu'une ceinture pour tout habille-
ment. Les femmes étaient laides, mal faites, petites,

et portaient les cheveux courts ; elles avaient de lon-


gues mamelles et paraissaient sans pudeur. On a cru
leur avoir vu faire des prières; ils vivent sans souci,
ne connaissent point le commerce, et ne font que des
présents par boutades, qui se réduisent à des échanges.
Ils ne sèment ni ne moissonnent, vivent de fruits, de
racines, que la nature y produit sans soins, de bes-
tiaux qu'ils nourrissent, de poissons qu'ils trouvent
sur le rivage ou pèchent avec le hameçon. Nous don-
nâmes à ces terres le nom d'îles de Hom l
, et la baie
fut appelée la Concorde. Elles sont sous le 14° 56' de

latitude méridionale.
En tirant nos ancres , nous en perdîmes deux, parce
que le fond en était formé de rochers aigus. Nous cin-

glâmes vers le couchant, contents de nous être rafraî-


chis, et d'avoir notre provision d'eau. Deux jours
après, ne voyant point de terres , comme nous l'avions

espéré, nous nous dirigeâmes vers le nord. Nous crai-


gnions d'avoir dépassé la Nouvelle-Guinée sans nous
en apercevoir; sur le soir, ne trouvant aucune terre,
nous retournâmes au couchant.

1. Du nom de la ville où le vaisseau avait été équipé et qui d'ailleurs


était la patrie de la plupart des matelots. Une de ces îles, qui a gardé
son nom, fait partie d'un petit archipel situé au nord-est des îles Viti
ou Fidji.
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 225

Le 13 juin, nous nous trouvâmes à cent cinquante-


Horn la mer était unie,
cinq lieues à l'ouest des îles ;

très poissonneuse, et les oiseaux étaient en grand


nombre. Tous ces indices du voisinage d'une terre nous
firent espérer de la découvrir; cependant sept jours
après nous ne la voyions point encore ; ce ne fut que
le soir même que nous eûmes enfin la vue d'une côte :

c'étaient cinq ou six petites îles, couvertes d'arbres,

dont nous vîmes sortir deux canots plus grands que ceux
des îles de Horn ; les hommes paraissaient parler le
même langage que ceux des îles, mais leur teint était

plus noir ; ils étaient armés d'arcs et de flèches ; ce


furent les premiers de cette mer qui nous parurent les
Connaître. Ils nous montraient le couchant en nous
nous y rendre. Nous suivîmes leur avis,
conseillant de
parce que nous ne trouvions point là de bon mouillage.
Deux jours après, le 22 juin, nous découvrîmes douze
ou treize petites îles, où nous n'abordâmes point. Le
25, nous en découvrîmes trois encore, toutes ver-
doyantes et remplies d'arbres ; deux paraissaient avoir-

une lieue de large sur deux de long ; les côtes en étaient


hérissées de rochers. Nous les nommâmes îles Vertes.
Bientôt nous vîmes d'autres terres 1
,
que nous présu-
mâmes faire partie de la Nouvelle-Guinée ; devant elles

était une île élevée, que nous appelâmes Saint-Jean.


Nous nous approchâmes de la côte : trois canots con-
duits par des hommes fort noirs s'approchèrent de
notre chaloupe ; ils étaient nus : on répondit aux pierres
qu'ils nous jetèrent par quelques coups de fusil, qui

1. Ces terres, que Le Maire et Schouten découvrirent les premiers,


sont celles qu'on a nommées depuis Nouvelle-Bretagne et Nouvelle-
Irlande.

15
226 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

les firent retirer. Ils parurent parler un langage tout


différent de celui des îles de la mer du Sud.
On entra dans une baie où le fond était mauvais, et
dès qu'on y eut jeté l'ancre, des noirs vinrent en piro-
gues nous faire une harangue où nous ne pûmes rien
entendre. La nuit s'avançait, le ciel était serein, il fai-

saitun beau clair de lune nous étions à une portée de


;

canon du rivage, près d'une rivière qui s'y mêlait à la


mer. Des pirogues s'avancèrent jusqu'à nous; nous
parlâmes avec douceur à ceux qui les montaient, nous
leur fîmes de petits présents, et tâchâmes de leur faire
entendre que nous désirions avoir des cocos, des porcs,
des bœufs ; mais ils n'entendirent rien, et passèrent le
reste de la nuit autour de nous. Le matin, nous vîmes
huit pirogues, portant de quatre à onze hommes, tous
armés de pierres, de massues, de sabres, de frondes,
de zagaies. On leur fit des présents encore, ils n'y ré-
pondirent qu'en lançant des pierres et des zagaies. Le
gros canon et la mousqueterie renversèrent quelques-
unes de ces pirogues ; notre chaloupe en prit quatre
et trois hommes, tous blessés ; le reste s'enfuit.

Nous nous rapprochâmes du rivage, et nos prison-


niers crièrent à leurs compagnons de nous apporter
des rafraîchissements ; ils nous apportèrent quelques
porcs et un paquet de bananes : nous leur, rendîmes
leurs prisonniers, qu'ils s'empressèrent de soulager.
Ces hommes portaient des anneaux à leurs oreilles
et à leurs narines, des bracelets de nacre de perle
au-dessus des coudes et aux poignets ; ils avaient assez
de barbe, étaient nus, à l'exception des parties natu-
relles ;
grands, bien proportionnés, ayant les dents
noires, les cheveux crépus et noirs, couverts d'un bon-
DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 227

net d'écorce d'arbre , assez semblable à une coiffure


de femme; ils l'ôtent pour saluer; ils chantent avec
accord, et mordent avec violence. Us ont de très petits

canots et d'autres qui ont jusqu'à trente-quatre ra-


meurs, et des châteaux comme les galions ; les plan-
ches en sont jointes par des coutures bien goudronnées.
On suivit la côte de cette île, et on eut bientôt après la

vue de deux autres ; des pirogues vinrent près de nous,


et les noirs rompaient leurs zagaies sur leur tête en signe
de paix ; ils nous parurent plus civilisés que les pré-
cédents, leurs canots étaient mieux construits et ornés
de quelque sculpture ; ils font une grande parade de
leur barbe, qu'ils poudrent de chaux, ainsi que leurs
cheveux; leurs îles étaient fécondes en cocos, mais ils

ne voulurent point nous en apporter.


er courants portèrent
Le 1 juillet, les le vaisseau entre
une île et la Nouvelle-Guinée : vingt-cinq pirogues par-
tirent de l'île pour venir à nous ; c'étaient en partie les

mêmes que nous avions vus le jour précédent. Ils vou-


lurent s'emparer du vaisseau ; ils lancèrent des pierres
avec tant de raideur, qu'elles se brisaient contre les
mâts ou en faisaient sauter des éclats. Nous nous re-
tirâmes pour échapper à cette grêle meurtrière ; mais
au moment que les sauvages croyaient être vainqueurs,
nous fîmes feu sur eux. Douze ou quinze tombèrent
morts, et le reste s'enfuit. Nous fîmes un prisonnier ;

c'était un jeune homme de dix-huit ans, que nous ap-


pelâmes Moïse, ainsi que l'île d'où il venait. Ces insu-
laires mangent une sorte de pain qu'ils font avec des
racines d'arbre.
Nous suivîmes la côte, voyant d'un côté des îles

basses, et de l'autre des terres élevées. On compta en-


228 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

viron vingt-trois îles rassemblées, grandes ou petites,


hautes ou basses, à différentes distances les unes des
autres. Le lendemain on découvrit une haute monta-
gne ; on cingla sur elle, parce qu'on espéra qu'elle était
celle de Gunappi dans l'île de Banda ; mais d'autres
îles qu'on découvrit détruisirent cette conjecture.
Derrière cette montagne on voyait une étendue de
pays à perte de vue il était inégal
; la montagne jetait
;

des flammes et des cendres, et on lui donna le nom de


Vulcain ; l'île où elle se trouve est bien peuplée et
féconde en cocos. Les habitants nous envoyèrent des
pirogues, au milieu desquelles s'élevait un échafaudage
qui nous inspira de la crainte : ceux qui les montaient
ne purent entendre notre Moïse; les uns avaient les

cheveux courts, d'autres les avaient longs ; leur teint


était brun jaunâtre. On ne put trouver de mouillage
dans cette île. Plusieurs autres îles se montrèrent au
nord. L'eau était de diverses couleurs, verte, blanche,
jaune, plus douce que celle de la pleine mer ony voyait
;

flotter des arbres, des branches, indices qu'une rivière


s'y déchargeait.

Le 8 juillet, on jeta l'ancre à une portée de fusil dit

rivage, sur une profondeur de vingtbrasses. Des hommes


vinrent nous examiner dans leurs canots; ils avaient
les cheveux courts et frisés, des anneaux passés dans
le nez et les oreilles, de petites plumes sur la tête et
les bras, et des dents de porc autour du cou et sur la
poitrine. Leurs femmes étaient d'une laideur extrême,
leurs longues mamelles semblaient des boyaux qui
tombaient sur le nombril; elles portaient leurs en-
fants sur le dos , leurs jambes et leurs bras étaient
minces leur physionomie ressemblait à celle des singes.
;
DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 229

Elles mangeaient du bétel ; beaucoup étaient louches ;

d'autres avaient les bras ou les jambes enflées. Nous


vîmes de loin leurs maisons, élevées sur des pieux hauts
de huit à neuf pieds. Tout annonce ici un pays maréca-
geux et malsain. Nous allâmes mouiller plus loin dans
une bonne baie, et sur un bon fond ;
près de là étaient
deux villages, dont les habitants nous envoyèrent des
cocos, qu'ils ne voulaient céder qu'à raison de quatre
pour une brasse de toile ; nous y vîmes aussi un peu de
gingembre et diverses autres plantes aromatiques.
Cependant nous ne savions encore où nous étions :

ce pays nous parut la terre des Papous 1 mais , c'était

une conjecture; nous naviguions le long de la côte; les


courants nous favorisaient; la terre, que nous ne per-
dions point de vue, était quelquefois fort haute, quel-
quefois fort basse, bordée d'îles plus ou moins riches
en cocos, et plus ou moins habitées. Nous mouillâmes
un jour près de deux d'entre elles qui étaientbasses, pour
y faire provision de ces fruits. Mais nos matelots firent
des bravades aux habitants, qui devinrent nos ennemis.
Lorsque nous voulûmes débarquer, ils firent voler sur

nous une nuée de flèches, qui nous blessèrent seize

hommes.
Le maître de la chaloupe, qui avait causé ce malheur
par son insigne imprudence, sauva sa vie en se cachant
dans la chaloupe; mais il ne fit pas honneur à son
courage. En vain on fit feu sur eux, ils envoyèrent tant
de flèches qu'on fut contraint de se retirer. Le lende-
main on mouilla entre ces deux îles; la chaloupe s'ap-
procha de la plus petite, et y mit le feu à quelques

1. Nom donné par les premiers voyageurs aux habitants de la Nou-


velle-Guinée,
230 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

cabanes : les vainqueurs du jour précédent mena-


çaient, mais n'osaient s'avancer, par la crainte du ca-
non, qui pénétrait dans leurs bois avec fracas. On prit
des noix, et il y en eut trois pour chaque homme de
l'équipage. Un insulaire vint enfin demander la paix;

d'autres le suivirent et apportèrent des cocos, qu'ils


laissaient entraîner au courant, qui les amenait jusqu'à
nous. On leur fit des signes de réconciliation, et ils

s'enhardirent : ils vinrent dans leurs canots échanger


leurs cocos et leurs bananes contre de vieux clous et
des couteaux rouilles ; ils apportèrent aussi un peu de
gingembre vert et des racines qui leur servent de
safran; ils nous donnèrent quelques arcs, quelques
flèches ; on leur vit des pots de fer, que sans doute les

Espagnols leur avaient fournis. Notre approche ne les

étonna point, sans doute parce qu'ils avaient vu d'au-


tres Européens et des vaisseaux. La plus orientale de
ces îles s'appelle Mou; Infou est le nom de celle qmi
est placée entre elle et la Nouvelle-Guinée. Arimoa est
la plus haute et la plus occidentale *.

Leurs habitants nous rendirent des services, quand


nous nous montrâmes leurs amis. D'autres noirs ac-
coururent et paraissaient ennemis des premiers ; tous
nous fournirent des cocos, et chaque homme de l'équi-
page en eut cinquante, avec deux paquets de bananes.
Ces gens font du pain avec une cassave inférieure à
celle d'Amérique.
Le lendemain, 20 juillet, nous nous éloignâmes : le

courant nous jeta parmi un grand nombre d'îles. Des


pirogues qui semblaient avoir des ailes parurent : leurs

1. Ces îles, qui sont, en effet, sur la carte de la Nouvelle-Guinée, por-


tent encore les noms indiqués ici.
DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE 231

conducteurs étaient armés de flèches ; d'abord la timi-


dité les éloigna de nous, puis ils s'enhardirent et vinrent
trafiquer près du vaisseau.
Ils avaient du poisson sec, des cocos, des bananes,
du tabac, un fruit que nous ne connaissions pas. Des
insulaires nous offrirent aussi en troc de la porcelaine
de la Chine. Ceux-ci étaient de plus grande taille et

d'un teint plus jaune que les autres ; ils se servaient


d'arcs et de flèches, aimaient le fer et le verre, dont ils

avaient des bagues colorées, fournies sans doute par


les Espagnols.
Le 24 juillet, nous découvrîmes une grande île, ver-
doyante et agréable : elle reçut le nom de Guillaume,
que portait notre capitaine 1
, et la pointe occidentale,
celui de cap de Bonne - Espérance , parce qu'il nous
donna celle d'arriver aux îles de Bandai 2
. Cependant
nous craignions de nous enfoncer dans l'un des golfes
profonds de Gilolo, et l'on résolut de se diriger vers le
nord. Nous ne trouvions point de fond autour de l'île,

où flottaient des feuilles et des herbes. Parmi les fruits


qu'on nous avait donnés le jour précédent, il en était un
de couleur orangée en dedans, vert au dehors, ayant
le goût du melon, rempli de pépins, et fort bon avec
le sel et le poivre.

Le lendemain, nous vîmes une grande étendue d'un


pays très inégal. Des îles le bordaient. Trois jours après
il se fit un grand tremblement de terre : le vaisseau
fut tourmenté, et nous ne pouvions d'abord comprendre

1. Elle s'appelle aujourd'hui île Schouten.


2. Lesde Banda, centre principal du commerce des épices, dont
îles
il Voyage de Magellan (voy. p. 143). Bientôt vont
a été question dans le
être mentionnées les îles de Ternate, Tidor, Gilolo, etc., que le premier
récit nous a fait connaître.
232 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

la cause du mouvement que nous ressentions. Le 30,


nous entrâmes dans un vaste golfe qui nous paraissait
environné de terres : les éclairs, les tonnerres, nous as-
saillirent, le vaisseau semblait en feu; ]a pluie qui
succéda fut telle que" nous n'en avions jamais vu de
semblable. Nous sortîmes avec peine de ce golfe : les

courants nous jetèrent ensuite sur la côte, et il nous


fallut mouiller l'ancre.

Nous avions fait deux cent quatre-vingts lieues le


long des côtes de la Nouvelle-Guinée, et nous pensâmes
que nous avions enfin atteint son extrémité. Plus loin
étaient encore plusieurs petites îles. Nous approchâ-
mes de l'une d'elles, sans y trouver de fond. Mais nous
en vîmes sortir deux pirogues avec une bannière
blanche; elles nous apportaient des fèves, des pois des

Indes, du riz, du tabac et trois oiseaux du paradis.


Quelques mots de la langue de Ternate mêlés à la leur
nous permirent de les entendre ; d'assez belles toiles
nouées autour de leur ceinture formaient leur vête-
ment quelques-uns avaient des caleçons de
;
soie et des

turbans : leurs doigts étaient ornés de bagues d'argent


ou d'or; leurs cheveux étaient noirs comme du gou-
dron.
Ils semblaient nous craindre et ne voulurent pas
nous dire le nom de leur pays. Nous pensâmes qu'ils
venaient de l'île Tidor et étaient amis des Espagnols.
Nous apprîmes dans la suite qu'ils venaient de Maba,
île qui dépend de Tidor. Nous nous trouvâmes pour la

troisième fois sous la ligne équinoxiale, et le 6 août,


nous cinglâmes avec joie vers les îles Moluques, après
avoir enfin connu les lieux où nous étions parvenus.
Nous découvrîmes le cap Montrai, qui est la partie
DÉCOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 233

septentrionale de Gilolo : plusieurs feux éclairaient la


terre pendant la nuit; diverses pirogues vinrent à nous
durant le pûmes en entendre les habitants.
jour; nous
Cette vue réjouit l'équipage, composé encore alors de
quatre-vingt-cinq hommes, tous en santé et tranquilles
sur l'avenir; car si nous manquions de vivres, nous
étions en des lieux où l'on pouvait nous en fournir.
Nous entrâmes dans la rade de Soppi, bourg dont
les habitants nous vendirent du fagon, des poules et du
riz : là, y avait un grand nombre
nous apprîmes qu'il

de vaisseaux hollandais et anglais dans ces mers nous ;

nous en réjouîmes, parce qu'ils faisaient notre sûreté.

Nous vînmes ensuite mouiller l'ancre sur la côte d'une


île déserte, où nos officiers descendirent pour voir du
haut d'une colline élevée la situation du pays; mais ils

ne purent jamais y monter, et, après bien des tentati-


ves dangereuses, ils revinrent sur leurs pas.
Cette île, qui paraissait inhabitée, ne l'est point. On la
nomme Moro; plusieurs îles la forment; la plus grande
est celle où l'on avait jeté l'ancre, et on y trouve la
ville de Biboa; une autre se nomme Doi ou Don. Toutes
sont sur la même ligne.
Le 5 septembre, nous étions encore sur la côte de
Gilolo : quelques-uns de nos matelots allèrent y pê-
cher; tout à coup, ils virent quatre Ternatois sortir

d'un bois, le sabre d'une main, le bouclier de l'autre,


et s'avancer sur nos gens qui n'étaient point armés : le
mot Oran-Hôllanda les arrêta, et ils jetèrent de l'eau
sur leur tête, en protestant qu'ils nous avaient crus
Castillans. Ce danger dissipé, nous nous éloignâmes
à petites voiles. Nous aperçûmes les îles de Ternate
et de Tidor; un vaisseau s'y rendait aussi : c'était
234 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

l'Étoile du matin, qui nous apprit les aventures de


l'amiral Spilberg. Nous mouillâmes avec lui sous le
fort de Maleye, dans l'île de Ternate, où nous fûmes
bien reçus.
Nous en partîmes le 25, accompagnant YËtoile du
matin, qui se rendait à Mutir. Nous cinglâmes ensuite
vers Bantam, traversâmes le détroit de Buquerones,
formé par les îles Célèbes et Desolaso, et vînmes jeter
l'ancre dans la rade de Japara, puis à Iacatra 1
.

or
Le l novembre 1616, le président du conseil
des Indes, Jean Pieterz, fit appeler notre capitaine,
Guillaume Schouten, et notre marchand, Isaac Le Maire,
à qui il déclara de par les administrateurs de la Com-
pagnie qu'ils devaient abandonner leur navire et tous
les biens qu'il contenait.

Notre capitaine et notre marchand s'y voulurent op-


2
poser, remontrant qu'on leur faisait grand tort ; mais
il leur fallut céder à la force et faire, ce que le prési-

dent requérait, celui-ci leur disant qu'il en agirait


selon les devoirs de sa charge, et que s'il leur semblait
qu'on leur fit tort, ils pourraient faire valoir leurs

droits en Hollande.
Et ainsi fûmes-nous privés de notre navire et de nos
er
biens. Ce qui eut lieu le lundi 1 novembre à notre
compte, mais le mardi et le 2 selon le compte des

gens de notre pays habitant ce lieu. La cause de cette


différence de temps est que, faisant voile de notre

1. Iacatra (aujourd'hui Batavia), alors centre principal de l'action de


la Compagnie hollandaise des Indes du grand conseil colonial.
et siège
2. Il va de soi déterminante en vertu de
qu'ils firent valoir la raison
laquelle avait été leur voyage mais outre que cette raison fut consi-
;

dérée comme peu sérieuse, on ne manqua pas de leur opposer qu'ils


n'avaient aucun témoignage à fournir de la découverte qu'ils disaient
avoir faite.
DECOUVERTE DU DETROIT DE LE MAIRE 235

pays vers l'occident, nous eûmes une nuit ou un cou-


cher de soleil de moins qu'eux, tandis que ceux qui
étaient venus d'occident, vers le levant, avaient eu un
jour et un coucher de soleil de plus que nous, et comme
nous laissâmes le compte de notre temps pour le faire

semblable à celui des gens du pays, nous perdîmes le

mardi, ce qui nous fit une semaine de six jours. Étant

ainsi privés de notre navire, quelques-uns de nos gens


se louèrent au service de la Compagnie des Indes, et le

reste fut distribué sur deux navires, 'Amsterdam et Zé~

lande, qui allaient en Hollande.


Nous partîmes de Iacatra le 14 décembre. Le 22 du
même mois mourut, sur le navire Amsterdam, notre
premier marchand Isaac Le Maire.
er
Le 1 juillet de l'an 1617 nous revîmes notre patrie
après un voyage de deux ans et dix-huit jours.

Et ainsi prend fin une entreprise particulièrement


naïve dans son principe, mais superbement audacieuse
dans son exécution, qui fait date dans l'histoire de
la navigation.

Le Maire, brisé par les fatigues et le chagrin, mourut


dans les parages de l'île Maurice. « C'était, dit l'amiral

Spilberg, qui commandait le navire Amsterdam, un


marin plein de savoir et d'expérience. La Hollande fît

en lui une grande perte. »

Guillaume Schouten, de retour en Hollande, obtint


quelque réparation au tort qu'on lui avait fait. Il exé-
cuta ensuite plusieurs autres voyages aux Indes. Il

revenait en Europe, lorsqu'il mourut sur les côtes de


Madagascar en 1625.
EXPLORATION
DU

DÉTROIT DE MAGELLAN
PAR

L'AMIRAL DON ANTONIO DE GORDOVA

1821
Comme nous l'avons remarqué à plusieurs
reprises dans les annotations des précédents

Voyages, l'accès de l'océan Pacifique par le dé-

troit de Magellan ne semblait pas s'offrir aux


navigateurs dans des conditions de perma-
nente sécurité. Très facilement praticable se-
lon quelques-uns, que sans doute avait favo-
risés la saison ou la direction temporaire des
vents, très périlleux au contraire selon beau-
coup d'autres, victimes des difficultés de tran-
sit, les conditions réelles de cette voie de com-
munication restaient encore à l'état de problème
au commencement de notre siècle.

Le gouvernement espagnol, dans l'intérêt

de sa marine nationale, voulut être définitive-


ment renseigné à ce sujet, et chargea, en 1821,
Famiral don Antonio de Cordova de résoudre
la question si longtemps et si vainement agitée.
240 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

L'amiral fit donc voile pour le détroit de

Magellan, le 9 octobre 1821, abord d'une fré-

gate montée par un équipage d'élite et pour-


vue de tout ce qui pouvait assurer le succès
d'une expédition de cette nature.
Au retour du voyage, une relation fut pu-
bliée, qui, outre les données positives dont les

navigateurs pouvaient faire leur profit, con-


tient une série d'observations diverses, formant
un intéressant tableau de la lointaine contrée

sur laquelle nos deux premiers récits ont arrêté


l'attention»

Nous reproduisons la majeure partie de ce


document, qui apporte en plus d'un point
non seulement la lumière, mais aussi la cri-

tique sur les assertions des premiers explora-

teurs. De l'ensemble, du rapprochement doit


ressortir la vérité ,
qu'il est toujours bon de
connaître.
EXPLORATION
DU

DÉTROIT DE MAGELLAN

e 18 décembre 1821, nous eûmes l'avantage de


signaler la terre, à cinq ou six lieues de dis-
tance, par 51° de latitude sud. Mais comme
le temps brumeux, nous ne pûmes pas positive-
était

ment déterminer où nous nous trouvions. Le lende-


main matin, nous reconnûmes le cap de Barreras-
Blancas, appelé par Wallis et d'autres navigateurs
anglais le cap Beautemps.
A onze heures du matin, nous nous trouvâmes à la
vue du cap des Vierges. Nous attendîmes un vent favo-
rable pour entrer dans le détroit de Magellan, dont ce
cap forme la pointe septentrionale et orientale, et bien-
tôt nous jetâmes l'ancre à quatre lieues de là au nord,

et à une lieue et demie du rivage de la Patagonie.


Nous n'eûmes pas plus tôt mouillé une de nos an-
cres et mis un canot à la mer, que nous aperçûmes
sur la rive opposée un certain nombre de feux ; ce qui

indiquait que le pays était habité. Désirant singulière-


ment voir de nos propres yeux une contrée si diverse-

16
242 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

ment décrite par différents voyageurs, nous nous diri-


geâmes vers un point de la côte où nous voyions un
grand nombre d'indigènes réunis. Ils étaient à cheval et
paraissaient nous attendre, quoique d'ailleurs ils témoi-
gnassent quelque appréhension de nous voir approcher.
Mais, leur ayant fait des signes d'amitié et offert quel-
ques bagatelles, nous gagnâmes tellement leur con-
fiance, que deux d'entre eux acceptèrent l'invitation que
nous leur fîmes de venir à bord de la frégate. L'insou-

ciance avec laquelle ils quittèrent leurs compagnons,


leurs chevaux et différents objets dont ils n'avaient pas
besoin avec nous, nous parut une preuve convaincante
de la probité et de la bonne foi qui régnent parmi eux.
L'un de ceux que nous emmenâmes parlait quelques

mots d'espagnol, d'où nous conclûmes que la tribu à


laquelle ils appartenaient devait avoir eu de fréquents
rapports avec les établissements espagnols situés sur
la partie septentrionale de la côte. Il portait une es-
pèce de manteau de drap, fabriqué selon toute appa-
rence dans la province de Rio-de-la-Plata ; le reste de
son habillement ressemblait à celui des créoles de
l'Amérique méridionale. Le costume de son camarade
différait peu du sien il avait un manteau de peau de
;

lama ou de guanaco, parfaitement semblable à ceux


que les Indiens de cette province fabriquent pour
vendre. Le premier se nommait Francisco-Xavier. Il

avait la taille d'un homme ordinaire, et semblait avoir


une entière autorité sur son compagnon, dont la taille

élevée (six pieds onze pouces et demi, mesure d'Es-


pagne 1
) était bien de nature à exciter notre attention.

1. Le pied d'Espagne est un peu moins grand que le pied français.


EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 243

Pour se concilier notre amitié, Francisco témoigna


"e plus grand désir de satisfaire notre curiosité. Ayant
observé que nous paraissions surpris de voir que son
camarade avait deux marques circulaires, rouges à la
partie supérieure et noires à la partie inférieure, au-
tour des yeux , il lui ordonna de les faire disparaître :

ce que l'autre exécuta aussitôt avec le coin de son man-


teau de peau.
Ils se conduisirent tous deux avec beaucoup de
franchise et de cordialité, et ne montrèrent pas la

moindre crainte à notre égard. Ils fumèrent, se mirent


à table, et se servirent très adroitement de la cuiller,

de la fourchette et du couteau ; mais ils ne voulurent


absolument boire ni vin ni eau-de-vie.
Nous leur fîmes apprêter des lits, où ils passèrent
la nuit, et le lendemain matin nous les conduisîmes à
terre ; ils parurent l'un et l'autre très satisfaits de leur
visite. En débarquant, ils prièrent les matelots qui con-
duisaient le canot d'attendre qu'ils leur apportassent,
en présent, de la viande et des peaux de lamas. Mais
ces derniers ayant reçu ordre de ne pas perdre un ins-

tant à revenir à bord, ils ne purent profiter de la bonne


volonté des deux Patagons.
Ceux qui la veille étaient restés sur la plage, vis-

à-vis de la frégate, et s'étaient retirés au coucher du


soleil en arrière du rivage, y reparurent au point du
jour, tous à cheval et suivis de leurs chiens. Beaucoup
d'entre eux, ayant mis pied à terre, dansèrent et sautè-

rent, en signe de leurs dispositions amicales.


Nous continuâmes à nous avancer dans le détroit.

Les Patagons, qui depuis quelques jours n'avaient pas


reparu le long de la plage, se montrèrent de nouveau
244 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

le 25, au nombre d'une trentaine. Quelques-uns d'entre


nous s'étant rendus à terre dans la chaloupe, ils vin-

rent nous recevoir et nous firent le meilleur accueil.


Nous leur donnâmes ^quelques petits objets de verro-

terie, et nous les invitâmes à venir à bord de la frégate.


Ils s'y refusèrent, attendu que la nuit s'approchait ; mais
ils promirent de nous faire une visite le lendemain, ou
au soleil suivant, comme ils l'appellent.

Dans cette circonstance, nous eûmes une nouvelle


occasion d'observer le caractère paisible ainsi que les
mœurs et la stature de ces Patagons. Leur séjour dans
cette partie du détroit, à notre suite, nous sembla
prouver plutôt le désir de leur part d'obtenir quelques
bagatelles que celui de se mettre en relation avec
nous. Ils pouvaient être au nombre de trois ou quatre
cents individus, hommes et garçons ; car nous ne vîmes
pas une seule femme. Il paraît que celles-ci ne s'éloi-
gnent pas de leurs habitations, situées dans l'intérieur
du pays, et où les hommes et les enfants que nous
voyions se retiraient tous les soirs.

Le 27 décembre , nous éprouvâmes un ouragan


épouvantable qui nous obligea à sortir du détroit et
à gagner le large, après avoir perdu deux ancres et eu
notre chaloupe considérablement endommagée. Le
lendemain matin nous nous trouvâmes à seize lieues

de la côte, quoique le vent ne nous eût permis que de


hisser notre foc d'artimon. Malgré nos avaries, il fut

résolu, de l'avis de tous les officiers, que nous devions


rentrer dans le détroit le plus promptement possible,
et le 1 er janvier, au point du jour, nous nous trou-
vâmes à la vue du cap des Vierges. Toutefois, les vents

nous ayant de nouveau obligés à prendre le large,


EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 245

nous rentrâmes une troisième fois dans le détroit,


le 2.

Le 10, après avoir beaucoup manœuvré en tout


sens par l'inconstance et l'impétuosité du vent, nous
mouillâmes dans la rade de Puerto de la Hambre, ou
port Famine, ainsi appelé plus tard par Cavendish, à la
vue des derniers individus composant l'établissement
de San-Felipe, alors en proie au froid, à la faim et à
tous les genres de besoins.
Du port Famine, nous nous rendîmes à la baie
Française ou de Saint-Nicolas. De là nous traversâ-
mes le détroit vers la Terre-de-Feu, où nous décou-
vrîmes une excellente baie et un très bon havre, aux-
quels nous donnâmes les noms de baie de Valdès et de
port Antonio.
Le 24, nous atteignîmes le cap Forward, tant en
louvoyant qu'en nous faisant remorquer par notre cha-
loupe et nos canots. Ce cap gît par 53° 55' de longitude
sud, d'après nos observations, ce qui diffère de 10° à
12° de la latitude assignée par d'autres navigateurs.

Le 25, nous mouillâmes dans la baie de Solano


(appelée par les Anglais Wood's-Bay), où nous res-
tâmes quatre jours. Cette baie est abritée des vents
d'est-sud-est jusqu'à nord, et de sud-ouest, mais elle

est entièrement exposée à celui du sud, et tellement


rétrécie par une barre que forme une rivière qui s'y

jette, qu'un bâtiment à l'ancre peut à peine virer de


bord. Elle est dominée à l'ouest par une montagne
élevée, formant une péninsule semblable à Gibraltar.
A la base on remarque un certain nombre de grands
fragments de rocher, composés de coquillages pétrifiés.
On voit sur plusieurs de ces fragments des arbres qui
.246 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

semblent prouver qu'ils se sont détachés à une époque


assez récente, attendu que dans ces contrées la végé-
tation ne peut faire que des progrès très lents.
De bonne heure, dans la matinée du 30, nous
vîmes sortir de la baie de Gaston (que les Hollandais
appellent aussi baie de Corde) sept pirogues, conte-
nant soixante-treize individus, tant hommes que femmes
et enfants. Ils s'approchèrent de nous en faisant des
acclamations et de grands cris, rime des pirogues pré-
cédant les autres. Arrivés à une portée de fusil de la
frégate, ceux qui se trouvaient dans celle-ci redoublè-
rent leurs cris, répétant fréquemment le mot pecheri,
tenant leurs bras élevés et ayant des plumes dans leurs
mains. Nous leur répondîmes aussi amicalement que
nous le pûmes, en leur faisant voir quelques pièces de
drap. La première pirogue nous accosta aussitôt, et
quatre hommes des plus robustes de ceux qui s'y trou-

vaient montèrent sur notre pont sans témoigner la


moindre inquiétude. L'un d'entre eux, s "adressant alors
à un de nos officiers, lui présenta ses trois camarades
et lui fît entendre qu'ils désiraient voir le commandant.
Les ayant satisfaits à cet égard, ils sollicitèrent la per-

mission pour les autres pirogues de s'approcher de la


frégate.En réponse, nous leur fîmes quelques petits
cadeaux; après quoi ils firent signe à leurs compagnons
de les rejoindre ; ce que ceux-ci ayant fait, le pont de
la frégate se trouva bientôt couvert d'indigènes.
Ils ressemblaient à ceux que nous avions vus au
port Famine ,
quant au costume et aux manières, ex-
cepté qu'ils paraissaient plus vifs et plus actifs. Ils té-

moignèrent la plus parfaite indifférence à la vue du


bâtiment et de tant d'objets nouveaux pour eux qui
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 247

s'offraient de tous côtés à leurs regards ; et, d'après ce


que nous observâmes alors ainsi que par la suite, nous
eûmes de plus en plus lieu de nous convaincre qu'ils

mènent la plus misérable existence.


Le temps continua d'être couvert et mauvais pen-
dant tout le reste du mois de février, le soleil ne se
montrant que par courts intervalles, et le vent se tenant
constamment de l'ouest-sud-ouest à l'ouest-nord-ouest,
mais ne soufflant pas toujours également fort.
Depuis la première découverte du détroit de Magel-
lan, on a tout fait pour trouver une communication
avec le Grand Océan, qui, exemptant des dangers et
des difficultés que l'on rencontre dans la partie occi-
dentale du détroit, mît les navigateurs à même de
jouir des avantages qu'offrent les ports situés, à la
partie orientale. M. Froger, d'après les renseignements
fournis par M. Marcand, et après lui M. de Bougain-
ville ont fait sentir l'utilité d'une semblable découverte,
en donnant les informations qu'il avait recueillies. Afin
de coopérer à cette utile entreprise autant qu'il dépen-
dait de nous, nous gravîmes une haute montagne dans
le voisinage de Saint-Joseph, d'où nous découvrîmes
un assez grand nombre de passes qui coupent la Terre-

de-Feu. Pourvus de toutes les instructions des naviga-


teurs qui nous avaient devancés, nous nous décidâmes
alors à parcourir celles-ci avec notre chaloupe, laissant
ordre à ceux de nos officiers qui restaient à bord de la
frégate de se rendre au port Gandelaria ou baie Mardé.
Après bien des peines et des recherches, nous
revînmes au port Galan, où se trouvait la frégate,
convaincus par nos propres yeux qu'il existe en effet

plusieurs communications du détroit de Magellan à


248 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

l'océan Pacifique, mais qu'il n'en est pas une vraiment


praticable, à cause de la direction des vents, de celle
des courants, du peu de largeur des passes et surtout
de la difficulté d'y mouiller.

D'après le projet que nous avions de reconnaître


ce qui était à explorer du détroit de Magellan, sans
compromettre davantage la sûreté de la frégate, et
considérant d'ailleurs le mauvais état de nos câbles et
de nos ancres, et la nature peu favorable de la plupart
des baies et rades situées dans la partie occidentale,
nous résolûmes de continuer nos travaux au moyen de
la chaloupe et des canots, et de ne pas rentrer au port
Galan avant d'avoir achevé nos observations sur le

détroit en entier.
Le 14 février, nous appareillâmes à trois heures
du matin, avec une légère brise du sud-est, et nous
entrâmes dans le canal de San-Geronimo, déterminés à
l'examiner attentivement, et à découvrir si, comme on
le supposait, il communiquait au passage appelé le

canal de Buckley, qui est plus à l'ouest. Ce canal


n'avait encore été examiné par aucun navigateur, et il

nous semblait important pour la géographie de l'Amé-


rique méridionale d'en reconnaître d'une manière po-
sitive la nature et les communications. En entrant dans
le canal de San-Geronimo, nous trouvâmes qu'il s'éten-

dait au nord-ouest-quart-de-nord, ayant sur la côte

septentrionale, à cinq milles de son embouchure, une


baie spacieuse qui s'avance à deux milles dans les
terres, et qui a à peu près autant de largeur. Les An-
glais, dans leurs cartes, lui ont donné le nom de baie
des Iles, de quelques petites îles qui se trouvent à son
entrée. Elle est d'une petite importance, par la raison
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 249

qu'aucun petit bâtiment ne s'aventurera probablement


jamais aussi avant dans ce canal, qui n'a plus dans
cet endroit qu'un mille de large. Continuant à le re-

monter, nous trouvâmes qu'il s'élargissait considéra-


blement, et formait une baie spacieuse à laquelle abou-
tissaient deux canaux, l'un au nord-nord-est, et l'autre

à l'ouest. Le rivage septentrional de ce dernier est bas


au bord, mais montueux dans l'intérieur. La côte occi-

dentale, au contraire, se compose d'une chaîne de


rochers perpendiculaires. Peut-être eût-il été à désirer
que nous pussions suivre le premier des deux canaux
dans l'intérieur de la Patagonie. Mais outre qu'une
semblable tentative, dans la position où nous nous
trouvions, eût été très hasardeuse, elle nous aurait tout
à fait éloignés de l'objet que nous avions en vue. Nous
retournâmes, en conséquence, sur nos pas, vers la baie
située à l'ouest, et de là, après une navigation pénible
sous tous les rapports, nous rentrâmes au port Galan
ou Saint-Joseph, où était notre frégate, après vingt-
deux jours d'absence, durant lesquels nous n'eûmes pas
un seul homme malade, malgré tout ce que nous
eûmes à souffrir de la variabilité du climat. Nous avons
eu la conviction, dans cette excursion, qu'il n'existe

aucune communication, dans les parages de la baie


des lies, entre le canal de San-Geronimo et le détroit de
Magellan proprement dit.

Les pirogues des habitants de cette partie offrent,


dans la manière dont elles sont construites, une grande
supériorité sur celles de la partie orientale. Comme
ces dernières elles ne sont pas faites de simples mor-
ceaux d'écorce d'arbre grossièrement réunis, mais de
planches jointes ensemble par une corde d'un demi-
250 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pouce d'épaisseur, et les coutures remplies d'un mas-


tic composé de feuilles d'une certaine plante et d'une

terre glaise très adhérente. Chaque côté de la pirogue


consiste en deux planches taillées en évidant à la proue
et à la poupe, et le fond en une grande planche, très
large au milieu, et qui va aussi en s'évidant vers les
extrémités. Ces pirogues ne sont, pas construites pour
la marche, mais elles sont d'un fort échantillon, et
par conséquent moins sujettes à couler.
Durant notre séjour dans le port Galan, nous avons
eu de fréquents rapports avec les naturels, que nous
appelâmes les Indiens de la Terre-de-Feu, d'ahord
parce que cette contrée paraît être leur séjour habituel,
et qu'ensuite le capitaine Cook trouva la même peu-
plade établie dans sa partie la plus septentrionale. Nous
n'avons jamais découvert en eux aucune inclination
vicieuse, pas même celle qui parait la plus naturelle à
des hommes dans leur position, c'est-à-dire de s'ap-
proprier ce qui nous appartenait, ce que nous attri-

buâmes toutefois moins à un sentiment de vertu natu-


relle qu'à l'extrême indifférence qui les caractérise.

Dans une de nos excursions aux montagnes qui


environnent le port Galan, nous trouvâmes une bou-
teille cachetée renfermant une longue description en
latin, et qui avait été placée dans cet endroit par
M. de Bougainville, lors de son voyage autour du
monde, en 1768. A son exemple, nous en laissâmes
aussi une, et nous donnâmes à la montagne le nom
de Cerro de la Cruz (montagne de la Croix).

Nous étions au mois de février, et l'hiver commençait


déjà à se faire sentir sous ce climat inhospitalier. Nous
trouvant pour ainsi dire sans câbles, dans la saison de
EXPLORATlOxN DU DÉTROIT DE MAGELLAN 251

l'année la plus à redouter dans ces parages; ayant d'ail-


leurs éprouvé plusieurs avaries, et commençant à man-
quer de vivres, les officiers de la frégate furent appelés

en conseil, et il fut décidé que la meilleure manière de


nous conformer aux ordres du roi était de retourner
directement en Europe. En conséquence, le 11 mars,
après être restés quarante-neuf jours au port Galan et
avoir éprouvé des vents si constamment défavorables
qu'il nous eût été impossible de nous avancer plus loin
dans le détroit, nous mîmes à la voile pour Cadix, où
nous arrivâmes heureusement le 11 juin, après un
voyage de huit mois et deux jours, pendant la durée
duquel nos marins ne cessèrent de prouver de combien
de courage et de persévérance ils sont capables.

Cette courte relation du voyage de don Cordova est


suivie de nombreuses observations sur tout ce qui con-
cerne le détroit de Magellan ; nous allons les faire con-

naître aussi succinctement que possible.


D'après l'opinion de beaucoup de naturalistes, il

paraîtrait, dit l'auteur de la relation, que le détroit de


Magellan a été formé à la suite de quelques tremble-
ments de terre et par l'effet d'éruptions volcaniques *:.

La première chose à remarquer, c'est que les con-


trées qui avoisinent le détroit de Magellan doivent être
considérées sous deux points de vue bien distincts,

1. La longueur du détroit de Magellan est d'environ cent sept lieues.


Tous navigateurs qui nous ont précédés lui donnent douze à seize
les
lieues de plus; mais nous pouvons dire, en faveur de notre opinion,
que Cook, quoiqu'il n'ait point parcouru ce détroit, a reconnu l'erreur
que nous signalons par la différence de la longitude qu'il remarqua
entre son embouchure à l'ouest du détroit de Le Maire, et celle de ce
dernier, telle qu'elle se trouve déterminée dans le voyage d'Anso, cal-
culée du cap des Vierges. (Note de l'auteur du récit.)
252 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

l'abaissement du sol et son élévation ; car elles offrent


une opposition complète non seulement sous le rap-
port de leurs productions naturelles, mais encore sous
celui de leurs habitants.
Les plaines, ou pays plat, occupent la totalité de
la partie du continent qui fait face au nord du détroit,
depuis le cap des Vierges jusqu'au cap Négro. Mais
il n'est pas aussi facile de déterminer leur étendue
dans la direction nord-est ; tout ce que nous pouvons
dire à cet égard, c'est qu'elles s'étendent de ce côté
jusqu'à une distance très considérable, et qu'elles
confinent aux pampas ou plaines immenses de la pro-
vince de Buénos-Ayres et de la côte des Patagons,
avec lesquelles elles ne présentent aucune différence
sensible.

Sur le bord méridional du détroit, la Terre-de-Feu


s'étend, à l'occident, depuis le cap Saint-Esprit jus-
qu'au cap Saint- Valentin ; et au sud-est, d'après la re-
lation de Nodales, jusqu'au cap Pinas, où le sol com-
mence à s'élever et à devenir montagneux. De sorte
que la portion de la Terre-de-Feu qui est entre le ca-

nal de Saint-Sébastien, au sud, et le détroit de Magel-


lan, et le canal de Sainte-Marie-de-la-Cabeza, au nord
et à l'ouest, peut être considérée comme une vaste
plaine qui, dans son immensité, diffère à tous égards
de celles appelées proprement Terre-de-Feu i
.

Depuis le cap Négro jusqu'au cap Victoria, à l'extré-


mité occidentale du détroit, le continent ne présente

1. Cette partie d? l'Amérique méridionale n'a pas été nommée Terre-

de-Feu par suite d'une chaleur extraordinaire éprouvée par les premiers
navigateurs, mais à cause des feux qu'ils virent allumés le long de la
côte quand ils y abordèrent.
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 253

qu'une chaîne de montagnes stériles coupées de quel-


ques vallées ; c'est le commencement de la chaîne des
Andes ou Cordillères, qui la divise, en traversant
l'Amérique méridionale, du nord au midi, sur une éten-
due de dix-sept cents lieues.

C'est au point le plus méridional de la côte sep-


tentrionale du détroit de Magellan, appelé cap For-

ward ou Moro-de-Saint-Agueda, que les Cordillères

prennent naissance. On peut considérer ce cap comme


l'extrémité la plus méridionale du vaste continent dont
les limites sont si incertaines au nord.
De même, le long des côtes de la Terre-de-Feu,
depuis le cap Saint-Valentin jusqu'au cap Pilarès, on
remarque des pics d'une prodigieuse hauteur, dont
l'aspect, s'il est possible, paraît plus effrayant encore

que celui des montagnes du continent, et qui annon-


cent, au premier coup d'œil, que cette partie du pays
n'est autre chose qu'un groupe d'îles, et sont une
preuve évidente des révolutions que notre globe a
éprouvées.
Les parties de cette contrée que nous désignons
sous le nom de plaines ou pays plats, ne sont pas d'un
niveau si exact qu'il ne s'y trouve nombre d'inégalités

formées par de petites élévations. Sur l'une et l'autre

de ces côtes, la nature du sol est semblable, c'est-à-


dire qu'il se compose de terre noirâtre et sablonneuse,

du moins pour ce qui regarde la couche supérieure :

car nous n'avons pas eu l'occasion de reconnaître les


couches inférieures. Toutefois, d'après ce que nous
avons remarqué dans certains endroits, le long de la
côte, où la terre se trouve entaillée, il ne nous a pas
semblé qu'il y existât d'autre différence, si ce n'est
254 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

qu'elle renferme une plus grande quantité de petites


pierres. Il paraît d'ailleurs que le sol contient une por-
tion de sels d'une nature très corrosive, qui s'oppo-
sent aux progrès de la végétation des plantes et des
arbres. En effet, on ne trouve les premières qu'en très
petite quantité, et il n'existe seulement pas trace des
autres.
N'ayant pas eu l'occasion de visiter aucune partie
de la Terre-de-Feu, nous ne pouvons en dire que ce que
nous avons cru y apercevoir à une certaine distance :

c'est-à-dire qu'elle nous a paru en tout semblable au


continent, avec cette différence cependant qu'elle offre
plus d'inégalités, et que sous ce rapport elle ressemble
plus aux îles Malouines ou Falkland, avec lesquelles
par conséquent elle aurait une conformité d'origine due
à des causes semblables.
L'aspect de la partie montagneuse située à l'occi-
dent contraste tellement avec le pays plat, qu'il ne
paraît pas possible que la nature, dont tous les chan-
gements s'opèrent avec une certaine gradation, en ait

fait là un aussi brusque.


Il est tout naturel de supposer que les montagnes
élevées qui couvrent cette région possèdent les mêmes
qualités; mais il n'est pas facile de reconnaître de
quelle nature est le sol, à leur inclinaison et à la sur-
face des plaines étroites qui confinent à leurs bases :

car ces parties sont toutes couvertes de forêts extraor-


dinairement épaisses, dont les branchages et les troncs

morts, mêlés aux débris d'une foule d'autres végétaux,


ont formé une croûte très épaisse au-dessus de la
couche de terre primitive ; ou bien elles présentent une
plante semblable au sparton (roseau qui croît en Es-
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 255

pagne), mais qui est plus cassant et s'élève à la hau-


teur de deux pieds.
Ces montagnes n'offrent ordinairement aucune autre
espèce de végétation jusqu'aux deux tiers de leurs som-
mets, et tout le reste ne présente qu'une masse de ro-
chers stériles, âpres et d'une couleur rougeâtre. On en
trouve cependant quelques-uns d'une nature différente,
c'est-à-dire formés du granit commun que les natura-
listes appellent sasum, ou roc primitif. Ces rochers
sont fréquemment couverts de neige et de glaces, que
l'extrême humidité des autres parties ne tarde jamais
beaucoup à dissoudre. Nous n'avons rien remarqué de
particulier en examinant quelques-unes de ces hauteurs,
et elles nous ont paru en général répondre à la descrip-
tion que don A. de Ulloa a donnée des Cordillères, dont

elles un prolongement.
sont
Entre le cap Redondo ou Saint-Isidore et le cap
Forward, on trouve une montagne très élevée qui des-
cend perpendiculairement dans la mer, et dont la base
plonge sous les eaux à une profondeur de plus de cin-
quante pieds. Cette montagne, formée de coquillages
et d'autres matières pétrifiées, est, à sa partie supé-
rieure, couverte d'arbres magnifiques et verdoyants,
d'où Bougainville l'a nommé le cap Remarquable.
La différence essentielle de ces montagnes à celles

de la Terre-de-Feu, c'est qu'elles ne sont pas si bien


boisées, que les arbres en sont moins grands et moins
vigoureux, et qu'elles sont couvertes d'une plus grande
quantité de neige.
Peut-être devons-nous attribuer à notre entière igno-
rance de la minéralogie de n'avoir aperçu aucune trace
de minéraux. Cependant les indigènes nous ont souvent
256 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

apporté des fragments d'une pierre dont ils se servent

pour allumer leurs feux et qu'ils trouvent dans les mon-


tagnes. Nul doute que ces pierres ne contiennent une
substance minérale quelconque , d'après les petites ta-
ches dont elles sont parsemées, et qui sont plus dures
et plus brillantes que les rochers dans lesquels elles se
trouvent. Lorsqu'on les frappe avec un briquet, il en
sort des étincelles accompagnées d'une odeur de soufre,
circonstance qui nous a donné lieu de croire qu'on
pourrait découvrir plusieurs espèces de métaux dans
l'intérieur de ces montagnes, et que ces vestiges sont
dus à des volcans qui indiquent qu'il en existait d'autres
dans cette partie du globe à une époque reculée.
Quoiqu'il ne plût que rarement durant notre séjour
dans les parties basses du détroit, cependant la séche-
resse que nous remarquâmes semblait être occasion-

née par la nature sablonneuse et légère du sol, plutôt

que par le manque de pluie et de rosée qui, lors-


qu'elles tombaient, le pénétraient si promptement que
peu après une averse il ne paraissait pas avoir plu.
Aces causes on doit ajouter que les vents qui régnent
dans cette partie sont eux-mêmes secs et violents,

comme on s'en aperçoit aux plantes, qui sont toutes


couchées dans la direction de ces vents, ce qui fait pré-
sumer que les terres n'y sont pas propres à la culture
des grains d'Europe, comme on en a eu la preuve par
les expériences faites dans nos différents établissements
aux îles Malouines, dont le sol est de la même nature.
Dans toutes ces plaines nous n'avons trouvé ni
rivières ni ruisseaux remarquables, mais seulement
quelques torrents desséchés. D'un autre côté, il y existe
des petits lacs d'eau fraîche qui fournissent aux besoins
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 257

des habitants. Nous ne pouvons rien dire de ses quali-


tés, attendu que nous n'en avons pas fait usage à bord,
par la difficulté que nous avons éprouvée à nous en
procurer une quantité suffisante.
Il ne nous est pas possible non plus d'indiquer exac-
tement la température de cette partie du détroit, parce
que nous y sommes restés trop peu de temps et que, le

soleil se trouvant alors environ dix-huit heures par jour


au-dessus de l'horizon, on n'aurait pu rien conclure,
d'observations faites dans ce moment, de ce qu'elle
peut être à d'autres époques. Toutefois, même dans
cette saison, un très bon thermomètre anglais au mer-
cure et gradué d'après Réaumur, qui fut constamment
placé en plein air, ne s'éleva jamais au-dessus de
9 degrés , et quelquefois même il n'alla pas à 5 ;

d'où il est facile de conclure du degré de froid qu'il


fait pendant les autres mois de l'année, surtout si l'on

considère que les vents d'ouest et d'ouest-sud-ouest


passant au-dessus de montagnes couvertes de neiges
éternelles et chargées de particules glacées doivent
singulièrement augmenter l'intensité du froid. Le ciel

est généralement clair et l'atmosphère très belle ; du


moins l'étaient-ils chacune des deux fois que nous
avons pris cette route. Mais cette observation s'applique
particulièrement au cap des Vierges et à ses environs ;

car dans une direction aussi occidentale que la première


passe de l'Espérance, la proximité des montagnes se
fait sentir d'une manière sensible, le ciel y étant rare-
ment exempt de vapeurs.
La température de la partie montagneuse varie
d'un endroit à l'autre : depuis le cap Négro jusqu'au
cap Forward ; elle est très douce, et l'aspect du pays
17
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

extrêmement agréable. Depuis le cap Forward jusqu'au


cap Saint-Géronimo, le climat devient plus sévère, et
la surface du sol plus rude et moins riante. Mais cette
étendue de pays n'est pas à comparer au reste de la
partie occidentale du détroit où se trouve le cap Victo-
ria, contrée que Narborough a justement nommée Bé-
solation-du-Sad.
Nous avons éprouvé ici, au milieu de l'été 1
, un
froid très rigoureux et un temps singulièrement in-

constant. Rarement y avons-nous joui d'un ciel pur,

et plus rarement encore y avons-nous aperçu les rayons

du soleil. Il ne se passait pas un seul jour sans pluie,


et en général il pleuvait, de deux jours l'un, la journée
entière. Le thermomètre se tenait entre 6 et 7 de-
grés, et souvent tombé au-dessous de zéro. Il est
il est

bon de remarquer en même temps que les montagnes


dont nous nous trouvions environnés devaient néces-
sairement diminuer beaucoup le froid, dont l'intensité
était très grande et presque insupportable sur leurs
sommets.
Sans aucun doute les rochers élevés et stériles qui
sont très nombreux dans ces parages contribuent en

grande partie à la froideur et à l'humidité de l'atmo-


sphère. L'air est constamment chargé de vapeurs et de
brouillards d'une telle densité que les plus violents ou-
ragans ne parviennent pas à les dissiper; en sorte que
si dans l'hiver le froid y augmentait dans une propor-
tion égale à celle des autres climats, il ne serait pas j

possible de le supporter.
Nous n'avons pas été dans le cas d'éprouver nous-

1. Remarquez que l'été de ces régions correspond à notre hiver.


EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 259

mêmes l'extrême rigueur de cette température ; mais


des Hollandais, ayant été obligés par les vents con-
traires de passer l'hiver dans la baie de Corde, n'y
perdirent pas moins de quatre-vingts hommes par l'in-

clémence de la saison.

Tous les auteurs conviennent qu'aux mêmes lati-

tudes l'hémisphère méridional est du double plus


froid que le septentrional. Plusieurs en attribuent la
cause à ce qu'une bien plus grande portion du premier
se trouve occupée par les eaux 4e l'Océan. De là vient
que dans certaines saisons on rencontre des glaces et

des neiges à des latitudes qui ne sont pas fort élevées.


C'est aussi ce qui occasionne ces vents qui soufflent tou-

jours avec tant de force de l'occident, et qui, traver-


sant une immense étendue de mer sans rencontrer un
seul obstacle qui rompe ou détourne leur cours, acquiè-
rent graduellement une si grande violence, qu'ils pro-

duisent souvent les effets les plus désastreux, et ren-


dent particulièrement le passage nord-est, par le cap
Horn, si difficile et si périlleux. Nous avons éprouvé
quelques variations dans les vents le long du détroit
de Magellan ; mais en général nous avons remarqué
qu'ils suivaient toujours la direction des passages qui
séparent les îles et les gorges des montagnes, et que
la pression d'une atmosphère aussi épaisse et aussi
concentrée entre des montagnes d'une grande élévation
contribuait pour beaucoup à engendrer ces vents ter-
ribles, ces rafales et ces ouragans auxquels nous avons
été quelquefois exposés, et dont la violence rend la na-
vigation de ce détroit si longue et si ennuyeuse.
Il est impossible de se faire une idée de l'humidité
qui règne dans tous ces parages. La multitude de ruis-
260 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

seaux et de cascades qui se précipitent des parties éle-


vées des montagnes, présentent, il est vrai, au premier
coup d'œil la perspective la plus agréable ; mais ces
impressions favorables s'effacent à mesure que l'on
s'en approche. Les eaux sont très bonnes quand on
les boit immédiatement après les avoir puisées mais ;

nous avons reconnu à bord qu'elles ne pouvaient être

gardées sans acquérir bientôt une saveur désagréable.


Le sol et le climat des plaines qui bordent le détroit de
Magellan étant soumis aux divers inconvénients que
nous avons fait connaître, il n'est pas étonnant que
celles-ci ne produisent qu'un petit nombre de plantes,
lesquelles encore ne se trouvent que sur le bord de la
mer. Je ne prétends pas dire cependant qu'il n'en existe

pas d'autres espèces, parce que je n'ai pas eu occasion


de pénétrer fort avant dans l'intérieur du pays.
Il y a d'abord une espèce de céréale à peu près sem-
blable à notre avoine sauvage, et qui croît en abon-
dance dans les îles Malouines; on la nomme paxo-
nal. Cette plante, dont la teinte est une dégradation
du vert au jaune, était dans toute sa croissance au
mois de décembre ; elle commence alors à sécher et

acquiert finalement la couleur de la paille. Les Pata-


gons s'en servent pour faire des flambeaux; et, d'après
l'expérience que nous en avons faite, elle contient des
principes oléagineux très propres à l'éclairage. Du reste,
elle convient parfaitement aux bestiaux, comme on s'en
est assuré dans les îles Malouines.
Parmi les plantes plus rares, il y en a une dont la

hauteur est d'environ deux pieds et dont la tige est

touffue et très serrée. Ses feuilles ressemblent à celles


du cyprès et sont de la même couleur. A la naissance
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 261

de chaque feuille se trouve une petite fleur jaune ; ce


qui fait que chaque branche forme une espèce de bou-
quet dont les fleurs sont aussi très petites et ont une
odeur aromatique plus forte que celle du thym. Elle
est d'un goût amer, d'une saveur résineuse, et ne pro-
duit ni bourgeons ni aucune espèce de fruits. Ses ra-
cines sont très écartées, bien que très déliées et d'une
petite consistance. Si on frotte quelques feuilles entre
les mains, elles y laissent une odeur à la fois agréable
et rafraîchissante. Cet arbuste ressemble au crica ou
fougère d'Espagne ; mais en général il doit être regardé
comme appartenant à une espèce particulière à ce
détroit.

Vient ensuite une autre plante qui n'a qu'un petit


nombre de feuilles courtes, couvertes de duvet et larges

comme la paume de la main ; leur surface supérieure


est d'un vert clair, et l'autre plus pâle et plus coton-

neuse ; le goût en est tant soit peu acide. La tige s'élève


à la hauteur d'un pied et demi. Elle est mince et coton-
neuse comme les feuilles, et porte quelques fleurs, dont
les pétales sont blancs et le centre du calice jaune,
dans le genre de ia marguerite : ces fleurs sont toujours
groupées par trois ou quatre. La racine de cette plante
est blanche ; elle a six à sept pouces de long, et a quel-
ques-unes des propriétés de l'oseille.

y en a une troisième d'environ un pied de haut,


Il

dont les feuilles sont plus petites que celles de la sauge,


blanchâtres, épaisses et chevelues ; leur odeur est un
peu aromatique et leur goût amer. Celle-ci paraît être
une espèce de campitis ou semper viva des champs.
La dernière est une espèce d'arbuste qui. n'a guère
plus d'un pied de haut, mais qui s'étend à la surface
262 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

de la terre dans une circonférence de plus d'une demi-


toise. Ses feuilles sont rondes, de la forme de l'amande,
et d'un vert foncé ; ses branches, touffues et garnies de
piquants si régulièrement disposés, qu'ils forment sous
chaque feuille une croix qui lui sert d'appui. Son goût
est acide et désagréable, et son odeur piquante. Elle
porte un petit fruit rond, de la même saveur ; mais il

n'était pas mûr à l'époque où nous le vîmes.


Ce sont là les seules plantes du détroit qui méritent
d'être mentionnées. L'abbé Parnetti, dans son Voyage
aux îles Falkland, en parle en même temps que de
quelques autres particulières à ces îles. Il se peut qu'un
botaniste ou un naturaliste instruit en eût découvert
d'autres; mais ce qui paraît certain, c'est que cette
région semble condamnée à une éternelle stérilité, pour
ce qui est des productions nécessaires aux besoins de
l'homme.
Si les terres basses étaient de nature à produire
des arbres, on peut raisonnablement supposer que nous
en aurions vu quelques-uns : car les vents violents qui
soufflent presque continuellement de l'ouest doivent,

selon toute apparence, y avoir fréquemment apporté


des semences de ceux dont les parties élevées du même
côté sont presque entièrement couvertes. Cette assertion
est fondée sur le grand nombre de tentatives infruc-
tueuses que les Français et les Anglais ont faites pour
élever des arbres dans leurs établissements respectifs.
Quand nous autres Espagnols nous prîmes posses-
sion de ces îles en 1764, nous fîmes aussi les plus grands
efforts dans les mêmes vues, en y transportant non
seulement de jeunes plantes, mais encore de la terre
végétale de Buénos-Ayres. Par cette précaution nous
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 263

réussîmes à leur faire prendre racine et à pousser,


mais non à les faire venir à maturité. Pour y avoir des
choux et quelques autres légumes, on fut obligé de
les entourer de claies et de les planter dans des expo-
sitions où ils fussent à l'abri des vents. On usa des
mêmes précautions pour élever des arbres; mais on
n'obtint aucun résultat avantageux de ces soins pénibles
et dispendieux ; ce qui prouve que dans ces îles le sol

est de la même nature qu'à l'embouchure du détroit.


Nous allons maintenant parler des quadrupèdes, et

nous commencerons par remarquer à cet égard com-


bien il est extraordinaire que, dans toute cette con-
trée, nous n'ayons reconnu aucune trace ni obtenu la

moindre information de l'existence des bêtes à cornes,


qui se sont cependant si prodigieusement multipliées
dans toute l'étendue du territoire de Buénos-Ayres. Il

est probable que ces utiles animaux n'ont jamais pu


pénétrer jusque dans ces contrées lointaines, à cause
des grandes rivières et d'autres obstacles locaux insur-
montables pour eux.
Le premier animal qui s'est offert à nos regards
est le guanaco lamas ou lama, dont nous donnerions
ici une description détaillée, si on ne la trouvait au-
jourd'hui dans tous les traités d'histoire naturelle.
Nous nous bornerons en conséquence à quelques
réflexions particulières sur les animaux de cette espèce
qui se trouvent ordinairement dans le voisinage de ce
détroit.

Buffon pense que le lama n'existe que dans les


plus froides régions des Cordillères ou des Andes :

toutefois cette supposition ne peut se concilier avec ce


qu'en dit don A. de Ulloa dans la relation de son
264 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

voyage au Pérou. Mais ce qui prouve surtout combien


elle est peu fondée, c'est le grand nombre d'animaux
de cette espèce qu'on rencontre sur les côtes de la
Palagonie et dans les plaines qui bordent le détroit

de Magellan, où ils forment la principale nourriture


des naturels. Dans les différents rapports que nous
eûmes avec les Patagons, le lama fut constamment la
seule chose qu'ils eussent à nous offrir. Cependant,
quoique ce quadrupède soit très multiplié dans ces
contrées et que nous en vissions très fréquemment à
terre, il ne nous a jamais été possible d'en tuer un
seul. Il n'est pas étonnant, au reste, qu'il habile une
région aussi dépourvue d'eau : car il est reconnu qu'il

ne lui faut en général qu'une très petite quantité de


nourriture, et que souvent, pour étancher sa soif, il

lui suffit de sa salive, qui chez lui est plus abondante


que chez aucun autre animal.
On a maintes fois transporté des lamas en Espa-
gne, mais jamais ils ne s'y sont propagés ; ils n'y ont
même vécu que fort peu de temps après leur arrivée;
ce qui prouve qu'ils ne sont pas propres à s'acclima-
ter loin des lieux qui les ont vus naître.

Le zorillo, que les naturels nomment izqurepatly,

n'est pas moins répandu dans le pays plat. Sa four-


rure, douce au toucher et agréable à l'œil, le fait re-
chercher; mais l'odeur de cette peau est tellement in-
fecte, qu'on la sent à une très grande distance. Nos
officiers en tuèrent quelques-uns mais , ils furent bien-
tôt contraints de les jeter à la mer pour que leur odeur
n'empoisonnât pas l'équipage. Ce n'est qu'à force de
précautions qu'on parvient à dépouiller la fourrure du
zorillo de cette puanteur insupportable; et encore,
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 263

quand on l'a préparée avec toutes les peines imagina-


bles, faut-il la tenir à l'abri de l'humidité : car dès
qu'elle est mouillée, elle reprend sa première odeur.
Tous les naturalistes sont d'accord que le zorillo se

trouve seulement dans le nouveau monde, et Buffon a


très judicieusement remarqué qu'il existe une diffé-

rence entre ceux du midi de l'Amérique et ceux des


districts de Carthagène et des bords de TOrénoque, tant
dans la taille et la couleur de la peau que dans l'odeur
de leur urine, qui est plus insupportable encore que
celledu zorillo du détroit de Magellan.
Nous n'avons que peu de chose à dire du cheval,
dont les Patagons font un usage habituel, attendu qu'il

est constant que les naturels de l'Amérique ignoraient


absolument l'existence de ce noble animal, jusqu'à ce
qu'ils eussent vu les nombreux avantages qu'il procu-
rait aux Européens qui les transportèrent les premiers
dans cette partie du globe, dont ils leur facilitèrent
beaucoup la conquête.

La parfaite ressemblance des espèces est une preuve


certaine que, dès le principe, les Patagons ont tiré

et tirent encore aujourd'hui les chevaux dont ils ont


besoin des pampas ou plaines immenses de Buénos-
Ayres, où ces animaux se sont multipliés à un point
qu'on ne saurait à peine croire ni imaginer. Walter,
auteur du Voyage de l'amiral Anoson autour du monde,
dit que les indigènes de ces contrées préfèrent la chair
du cheval à toute autre. Quelques peines que nous
ayons prises pour nous assurer de la vérité de cette
assertion, nous n'avons jamais pu découvrir au juste
ce qui en était, circonstance qui nous a fait croire
qu'elle pouvait être hasardée.
,

266 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Les chiens sont les compagnons fidèles des natu-


rels, et il est rare qu'ils n'en aient pas toujours avec eux.

Ces animaux sont d'une espèce semblable à celle qu'on


nomme cimarones eu Buénos-Àyres, d'où probablement
ils sont venus dans l'origine, et où ils auront été ap-
portés par les Européens. Car il est bien constaté au-

jourd'hui, par les relations les plus véridiques, et sur-


tout par Gook, dans son premier voyage aux mers
australes, que les chiens indigènes de ces contrées
n'aboient jamais; or, ceux dont nous avons vu que les
Patagons se faisaient accompagner, aboyaient et se fai-

saient même très bien entendre à une grande distance.


Les plaines qui bordent le détroit étant entièrement
dénuées d'arbres, il ne s'y trouve qu'un petit nombre
d'oiseaux, ce qui n'est pas fort étonnant. Nous ne par-
lerons pas ici des espèces aquatiques, qui sont assez
nombreuses dans les deux parties du détroit, et nous
nous bornerons à remarquer que nous y avons vu
quelques-uns de ces grands oiseaux du continent qui,
d'après leur ressemblance apparente avec l'autruche,
ont été désignés sous le même nom, mais qui toutefois
en diffèrent essentiellement quand on les examine avec
attention. C'est ce qui fait sans doute que Buffon, ainsi
que plusieurs naturalistes espagnols, ont donné à cet
oiseau le nom de tayu, par lequel il est connu des ha-
bitants de la contrée où il a été observé la première
fois. Mais il ne faut pas confondre le tayu, qui ne se
trouve qu'en Amérique, avec l'autruche, qui appartient
proprement à l'Afrique.
Nous avons vu aussi quelques oiseaux de proie
parmi lesquels nous avons remarqué une espèce d'aigle
d'une petite taille, nommé par les naturalistes faucon
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 267

gris ou petit aigle et qui est très commun dans les îles

Falkland. Telle est la courte nomenclature des ani-


maux que l'on trouve à l'entrée du détroit de Magel-
lan. Quant aux poissons, nous n'en avons trouvé d'au-
cune espèce, d'où on peut conjecturer qu'ils n'y sont

pas très abondants; nous n'avons pas vu non plus de


coquillages, et les côtes nous ont paru en être tout à
fait dépourvues.
Nous passerons maintenant des parties basses aux
partiesmontagneuses du détroit de Magellan, sur la
température desquelles nous avons eu occasion de
faire quelques observations. Dans les plaines étroites
et le plat pays, qui se trouvent au pied des montagnes,
on rencontre fréquemment de petites élévations où
croît une plante dont les feuilles sont rondes et telle-

ment unies et entrelacées les unes dans les autres, que


chaque plante forme une espèce de tapis parfaitement
uni. Il ne vient au-dessous que des racines, qui, conti-
nuant à pousser successivement des rejetons, grossis-
sent cet assemblage de feuilles jusqu'à ce qu'enfin il

ait pris la forme d'un large pain rond. Les botanistes


appellent cette plante sedum minimum.
Ces protubérances ou pains, comme on les nomme
ordinairement, sont élevés d'un ou deux pieds, et ont
à peu près la même étendue en diamètre; et quand ils

ont atteint leur dernier degré d'accroissement, leur


consistance est telle qu'ils peuvent porter un homme;
mais nous avons remarqué que quand ils commen-
çaient à toucher au terme de leur maturité, ils cédaient
facilement sous le pied.

Le terrain où croissent ces plantes n'est pas pro-


prement une terre végétale appartenant au sol, c'est
268 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

un amalgame des débris d'une végétation semblable


que l'humidité a corrompue de sorte qu'on ne trouve
;

de sol véritable qu'à cinq ou six pieds au-dessous, ce


qui rendra très difficile, pour ne pas dire impossible,
toute tentative qu'on pourra faire pour rendre ce ter-
rain propre à la culture : car il y a toute apparence
qu'elle est dans cet état depuis le commencement des
siècles. Le sol lui-même est composé d'une espèce de
terre noirâtre et légère, entremêlée de petites pierres
et d'un peu de sable fin. Il nous a paru très susceptible

de culture, surtout d'après le grand nombre et la vigueur


de tous les végétaux qu'il produit spontanément.
Cette plante couvre presque toute la surface des
lieux que nous avons visités. Nous avons cru plus à
propos d'en donner la description que de passer notre
temps à chercher un nom qui lui fût propre, ou des
rapports de comparaison avec d'autres plantes plus
connues : ce qui serait probablement autant de peine
perdue, car nous sommes convaincus que, d'après ce
que nous venons de dire, les botanistes instruits ne se-

ront pas embarrassés de la désigner et de la classer.


Il y a encore une autre plante très commune, qui
a près de six pieds de haut depuis la racine, et qui est
abondamment fournie de feuilles d'un vert clair, dis-
posées en forme de croix. Ses fleurs, blanches et agréa-
bles, sont à pétales très petits et ont la forme d'un
bouquet. Les naturels se nourrissent de cette plante
et en sont même très friands. Nous n'avons pas été

assez heureux pour nous trouver dans le pays à l'épo-


que de sa maturité et pour en recueillir la graine, qui

est longue et carrée et renfermée au fond de la fleur;


sa saveur est douce et légèrement acidulée.
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 269

On trouve aussi un arbrisseau dont la feuille res-


semble au pampre par la forme et la couleur. Sa
hauteur est d'environ neuf pieds. En été, il produit
des baies disposées en grappes, et de la grosseur d'un
pois, très noires et douces. Nos gens en ont beau-
coup mangé sans en avoir éprouvé aucun inconvé-
nient. C'est Yuva ursœ, d'après sa figure et ses pro-
priétés; elle est en tout conforme aux autres de la
même espèce.
Il existe également une variété de celle-ci, de cou-
leur jaune, et dont la feuille est plus petite. Ses bran-
ches portent un fruit du même goût et de la même
couleur, mais d'une autre forme ; en sorte qu'on peut
la considérer comme appartenant à la même espèce
et comme possédant les mêmes propriétés.
Parmi ces arbrisseaux on trouve une fleur que,
même en Europe, on regarderait comme très jolie. Sa
forme est celle d'une cloche, de couleur rose, élevée
sur une espèce de myrte. Une autre plante, dont la
feuille ressemble aussi à celle du myrte, produit une
infinité de fleurs blanches, d'une odeur délicieuse, et
porte un fruit rougeàtre et rond, de la forme d'un pois,
qui renferme un petit noyau comme la prune. Il y a
trois variétés de cette plante ; mais son goût, loin d'être
agréable, est sec et insipide. Ses feuilles cependant
sont dures et astringentes, d'où on doit leur supposer
plus de vertu qu'aux fruits.
Il croît en abondance, aux bords des ruisseaux et

des mares, une plante dont la feuille ressemble à celle


du melon. Elle pousse sur une tige isolée. Sa couleur
est vert commun, et son pédicule d'un rouge pâle ; sa
feuille est très amère : nous en trouvâmes aussi sur la
270 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

montagne de la Croix. Elle porte du fond de son


calice une petite baie rouge, semblable à une mûre
qui n'est pas encore parvenue à l'état de maturité;
sa racine est longue, et mince. D'après ses propriétés,
nous appelâmes cette plante Malva Magallanica.
Dans une fondrière que nous examinâmes, nous
vîmes une grande quantité de fougère, semblable à
celle d'Espagne ; et dans plusieurs autres endroits, une
sorte d'adiante ou capillaire, mais différente de celle

qui croît dans les lieux aquatiques.


On trouve en outre sur le bord de la mer une plante
fort multipliée, dont la hauteur ne passe pas deux
pieds, et dont la feuille ressemble à celle de la bette-
rave blanche. Sur le tronc des arbres et au bord des
ruisseaux, il existe une espèce de visceron ou de san-
tinode, dont les feuilles ne sont pas plus grandes que
celles de la lentille ; sa tige est très forte, sèche et sans
saveur.
Nous eûmes aussi occasion de remarquer sur la

côte plusieurs arbrisseaux, dont les feuilles sont très


déliées et très délicates, semblables à celles du saule
et d'un vert brillant. Leurs fleurs, écarlates et formant
la cloche, ont à leur centre trois petits pétales bleus
qui entourent le calice, et sont très agréables à la vue.
La graine est renfermée comme une amande dans un
petit noyau mince et rond ; la tige est courbée en
tous sens ; elle est couverte d'une couche de mousse,
mais le bois n'en est ni dur ni compact.
Il croît beaucoup de persil sauvage ou persil de
Macédoine sur le bord de la mer; son goût est assez
agréable. Nous en avons fait usage constamment à
bord, à cause de^ ses vertus antiscorbutiques ; l'équi-
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 271

page l'a employé très avantageusement en potage et

en salade.
Nous avons rencontré quelques pieds d'anis dans
les bois, mais nous n'avons trouvé ni le fruit ni la

semence quoique nous,


fussions, dans la saison où il

devait venir à maturité.


Les bois sont en grande partie remplis d'une
plante qui ressemble beaucoup au romarin, mais d'une
autre espèce; elle parvient à diverses hauteurs, sans
cependant jamais dépasser six pieds. Chaque plant est

épais et s'élève en forme de buisson. Les feuilles sont


d'un vert brillant et blanchâtre à la surface, avec un
peu de duvet au milieu : elles ont environ un pouce
de long et trois lignes dans leur plus grande largeur.
Chaque branche de la partie inférieure porte une fleur
blanche qui a très peu d'odeur. Sa saveur est fade
avec un peu d'amertume ; elle exhale un parfum très
agréable quand on la brûle.
C'est le myrte qui produit le fruit dont il est ques-

tion dans toutes les relations des voyageurs qui ont


franchi le détroit de Magellan. Il a une saveur acidu-
leuse ; il est rafraîchissant et d'un goût très agréable
lorsqu'il est mûr. Il y a plusieurs variétés de ce fruit ;

les uns sont ronds, d'autres ovales, et d'autres delà


forme d'un cœur. Ils diffèrent même entre eux par la
couleur, qui tantôt est noire, tantôt rouge, tantôt rose,
et quelquefois entièrement blanche : ces derniers sont
les plus doux. Sarmiento nomme cette plante Montina.

Sa hauteur varie d'un à six pieds. Toutes les espèces


portent leurs fruits dans la saison. Ses feuilles, étroites,
sont longues et tellement pointues qu'elles piquent
les mains quand on veut cueillir le fruit. Leur couleur
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

est vert foncé ; elles sont fades et astringentes. Le Mon-


tina forme une partie de la nourriture des naturels, et

les gens de notre équipage en ont fait un usage cons-


tant pendant notre séjour dans le détroit.
Voilà les seuls végétaux que nous y ayons vus, sans
que toutefois nous puissions dire qu'ils soient les seuls

qu'il produise. Il est même probable qu'il en existe


plusieurs autres espèces, particulièrement dans les
montagnes, dont nous n'avons exploré qu'une très
faible partie. Ce qui a beaucoup facilité nos recherches,
c'est que nous nous sommes trouvés dans ces parages
à l'époque la plus favorable; toutes les plantes et ar-

brisseaux étaient en fleur et à leur plus haut point de


croissance.
On trouve trois différentes espèces d'arbres dans
les vastes forêts qui couvrent la surface presque entière
des montagnes du détroit. La première, qui est la moins
précieuse, a quelque ressemblance avec le hêtre des
pays septentrionaux, bien qu'elle en diffère sous beau-
coup de rapports aussi M. Banks, qui accompagna
;

le capitaine Cook dans son premier voyage, lui a-t-il


donné le nom de Fagus antarcticus, attendu qu'il la

regardait comme appartenant à une espèce particu-


lière à ce pays. Cet arbre s'élève à une hauteur prodi-
gieuse. Mais dans une grande partie de ceux que nous
coupâmes le cœur se trouva gâté ; ce qui fait qu'il
n'est pas propre à être employé comme bois de cons-
truction; il n'a point d'ailleurs la compacité ni la force
qu'on lui supposerait d'après son élévation.
La seconde espèce est plus nombreuse; les natura-
listes la nomment Betula antarctica, bien qu'elle ne res-
semble aucunement au bouleau. Ces arbres sont de
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 273

diverses grandeurs ; mais il y en a de si hauts et si

droits, que l'on pourrait en faire des mâts et des plan-


ches, si le bois n'en était pas si pesant. Celui-ci est
blanc, et la fibre en est si droite, qu'il suffit d'un seul

coup pour en fendre un morceau dans toute sa lon-


gueur. Quand il est sec, il doit être très propre à tous
les ouvrages de menuiserie et de charpenterie. Les
feuilles forment des houppes ou paquets de diverses
grosseurs qui croissent sur les branches. Elles sont
d'un vert clair, de la largeur du pouce, d'une forme
ovale terminée en pointe peu aiguë, et dentelées dans
toute l'étendue de leur contour. Le fruit a la forme
d'un gros pois, recouvert d'une gomme ou résine dont
l'odeur est très rafraîchissante lorsqu'on l'écrase entre
les doigts. Cette substance résineuse circule à travers
l'écorce de l'arbre et la pellicule du fruit, sur lequel,
en séchant à l'air froid, elle demeure attachée sous la
forme de gouttes ou de petits boutons. Le noyau est
petit, noir et rond, et renferme une petite quantité de
poudre noirâtre, nécessaire à sa propagation et à sa
fécondité, qui est des plus abondantes. L'écorce de ces
arbres, dont quelques-uns n'ont pas moins de trente-

cinq pieds de circonférence, est proportionnée à leur


grosseur. Elle se détache facilement du bois, et les na-
turels s'en servent pour construire leurs pirogues. Ayant
porté beaucoup de fruits de cet arbre à bord de notre
pour en mieux examiner les propriétés, nous
frégate
reconnûmes que parleur odeur ils avaient une grande
analogie avec la gomme copal.
La troisième espèce d'arbres, qui est la plus pré-
cieuse, sans être la moins commune de cette partie du

détroit, est celle qui a été découverte par le capitaine


18
274 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Winter dans les contrées méridionales et occidentales

de la Terre-de-Feu, et à laquelle il a donné son nom :

plusieurs botanistes l'appellent Laurus nobilis, et son


écorce, écorce de JVinter. Ces arbres sont de toutes
sortes de grandeurs. Les feuilles ressemblent parfaite-
ment à celles du laurier ; elles ont à peu près cinq pou-
ces de long et dix-huit lignes dans leur plus grande
largeur; elles sont d'un vert foncé. Les feuilles et

l'écorce portent une odeur aromatique très prononcée,


qu'on reconnaît en les rompant ou en les frottant entre

les mains. L'écorce surtout a un goût fort et piquant


qui ressemble beaucoup à celui du piment, mais qui
laisse une saveur agréable dans la bouche, longtemps
après qu'on l'a mâchée. Son épaisseur est toujours
proportionnée à la grosseur de l'arbre; de sorte que
nous avons recueilli quelques morceaux qui avaient
plus d'un pouce. Elle consiste en deux capsules inti-
mement unies ensemble ; la couche extérieure est d'une
couleur cendrée, et l'autre, d'un blanc mat quand elle

est fraîchement coupée, devient bientôt rouge et prend


enfin la couleur du chocolat. Sa semence ressemble à
celle du poivre et se compose de la réunion de cinq ou
six grains. Nous plantâmes dans de la terre de l'endroit
même où nous les avions trouvés plusieurs jeunes
plants de cette espèce, dont nous eûmes tous les soins

imaginables. Mais ils périrent tous lorsque nous nous


rapprochâmes de l'équateur ; de sorte que si les grai-
nes que nous avons rapportées germaient, nous au-
rions sans doute le regret de n'avoir pu acclimater cet
arbre précieux en Espagne. Son écorce est évidem-
ment fortifiante, antiscorbutique et stomachique. Nous
nous en sommes servis en guise de poivre dans nos ali-
EXPLORATION* DU DÉTROIT DE MAGELLAN 275

ments, ce qui leur donna non seulement une saveur


agréable, mais encore une qualité salubre. Les eaux
qui filtrent ordinairement à travers les racines de cet
arbre deviennent digestives et laxatives : il faut donc
bien se garder de faire usage de cette écorce dans les
climats froids ou pendant l'hiver; car l'été même et

dans les climats chauds elle est souvent nuisible, at-


tendu qu'elle est très irritante.

Dans les lieux humides et marécageux, on trouve


une espèce d'arbrisseau qui ressemble au cyprès; il

vient parfaitement droit et régulier, et il est couvert

de branches qui croissent depuis sa base. Sa plus


grande hauteur est de douze à quinze pieds, et il ac-
quiert de dix à douze pouces de circonférence. Ses
feuilles ressemblent à celles du cyprès et sont de la
même couleur, avec la seule différence qu'elles sont
quadrangulaires. Le fruit est petit et noir. A l'époque
où nous en avons trouvé, il était sec et creux, et con-
tenait de la poudre séminale. La saveur des feuilles

est d'une amertume qui surpasse même celle du bou-


leau*
On trouve encore dans les forêts une espèce de
palmier dont la tige a trois pieds de hauteur et vingt

pouces de diamètre. Ses branches sortent de l'extrémité


supérieure et sont placées vis-à-vis les unes des autres
comme celles du dattier ; mais elles ne s'unissent
jamais en faisceaux. La plus grande a environ trois

pieds, avec les feuilles jointes ensemble comme la fou-

gère ou polypode; elles sont d'un vert clair et d'un


*oût désagréable. Nous n'avons pas trouvé de fruit

sur ces arbustes, qui abondent principalement dans


e voisinage des ruisseaux d'eau douce, et qui, d'après
,

276 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

toutes les indications extérieures, peuvent être rangés


dans la classe des palmiers.
Vamarillo, qui est un arbrisseau jaune, a de six à
neuf pieds de haut; ses branches aussi bien que ses
feuilles sont entièrement couvertes d'aiguillons : celles-

ci sont couleur gros vert à l'extérieur, et jaune foncé


intérieurement et dans la tige. Il produit un fruit qui
a la forme et le goût aciduleux de la mûre dans l'état

de maturité, qui est acre comme elle avant cette épo-


que et possède les mêmes vertus.
Les seuls quadrupèdes que nous ayons vus dans
les parties montagneuses que nous avons parcourues,
sont des chiens de la même race que ceux des Pata-
gons, desquels les naturels les tiennent probablement
et une espèce de daim, que nous n'avons aperçu que
de loin.

Sarmiento, dans la relation de son passage par le

détroit de Magellan, dit qu'il a reconnu dans plusieurs


endroits des traces de tigres. Pour ce qui nous con-
cerne, nous pouvons assurer que nous n'avons rien vu
de semblable, et que le climat ne nous paraît nulle-
ment convenir à ces animaux.
Les oiseaux qui peuplent les bois de ces contrées
sont en bien plus grand nombre que les quadrupèdes;
mais peu de temps que nous y avons resté et
le le

peu d'occasions que nous avons eu de leur faire la

chasse, joints à la difficulté de nous assurer des noms


des diverses espèces, nous forcent à borner nos ob-
servations à ceux qui se sont le plus souvent offerts
à nos regards.
C'est une opinion généralement reçue, que les oi-

seaux sont très rares dans les pays froids et sous les
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 277

climats rigoureux, et que même ceux que l'on y trouve


ne sont ni aussi beaux ni aussi variés dans leur plu-
mage que les oiseaux de la zone torride. Nous avons
cependant remarqué, dans cette partie du détroit, une
espèce de corbeau de la grosseur d'un pigeon, et quel-
ques oiseaux rouges semblables à ceux du Chili, qui
sont d'une grande beauté.
Mais il en existe encore un bien plus joli, qui est de
la grosseur du passereau. Ses plumes sont noires
comme le jais; il a le bec jaune, et une petite ligne

dorée qui règne sur toute la longueur de son corps :

cette opposition de couleurs est très agréable. Les pies


diffèrent peu de celles d'Espagne. Les bécasses ou bé-
cassines y sont très communes ; elles sont de la même
espèce que celles que l'on trouve aux îles Falkland ;

leur chair est d'un goût exquis. Nous avons souvent


remarqué un oiseau qui ressemble beaucoup à nos
merles, mais qui est sans doute d'une espèce diffé-
rente.
Ce qui nous a le plus étonnés a été de trouver,
même sur les montagnes couvertes de neige, un petit

oiseau auquel nous avons donné le nom d'hirondelle


de Magellan, d'après sa ressemblance avec la nôtre. Il

peut se faire cependant que, malgré les rapports que


nous avons cru reconnaître, il ne soit pas de la même
espèce que les hirondelles qui en automne abandonnent
les différentes contrées de l'Europe septentrionale pour
se retirer en Espagne, afin d'y jouir d'une température
plus douce que celle de leur pays natal. Le chant de
ces oiseaux, ainsi que de tous les autres, n'a rien
d'agréable.
Quelques indigènes présentèrent à don Cordova un
278 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

petit oiseau-mouche mort et desséché, mais qui avait


encore presque tout son plumage. On a de la peine à
concevoir comment des oiseaux de cette espèce peu-
vent exister dans un pays qui paraît si opposé à leur
nature. Toutefois, comme je n'ai vu que celui-là et

qu'il était mort, il est difficile de dire s'il avait été trans-
porté par hasard dans cette partie de l'Amérique, ou
si en effet le climat serait moins contraire à son espèce
qu'on ne l'a pensé jusqu'à présent.
On trouve aussi dans cette région des oiseaux de
proie qui subsistent, comme ailleurs, de la destruc-
tion des espèces plus faibles; mais il nous serait im-
possible de les décrire individuellement. Les carnas-
siers ou briseurs d'os, comme on les appelle, abondent
dans le détroit; il y en a d'une grandeur extraordi-
naire.
Les volatiles les plus utiles de ces contrées sont
sans contredit les oiseaux aquatiques. On y trouve en
abondance l'oie commune et l'oie royale, dont la chair
est d'un très bon goût. Il y a un autre oiseau qui n'est
pas plus rare que ceux-ci, et qui est d'un assez bon
manger, quoique sa chair ait une saveur de marée :

on le trouve dans tous les marécages du détroit et


auprès des ruisseaux. Il est plus gros que nos oies; son
plumage est blanc et noir, son bec écarlate et long. On
voit ces oiseaux toujours deux ensemble, et lorsqu'on
les poursuit, ils poussent un sifflement très singulier
et qui leur est particulier. Il existe un nombre prodi-
gieux d'oies d'une autre espèce, que les marins nom-
ment bâtarde, parce que leur chair est d'un très mau-
vais goût. Leurs plumes sont blanches et noires; elles

ont le col long, la tête moyenne, le bec jaune, la queue


EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 279

très courte; elles manquent d'agilité, et elles s'assem-

blent ordinairement par troupes.


On trouve aussi un nombre prodigieux de mouettes
de plusieurs espèces différentes. Les plus grosses ne
passent guère le volume de nos tourterelles. Leur tête

est noire, et tout le reste du corps d'une blancheur écla-


tante, mêlée de quelques raies noirâtres; les diamants
n'égalent pas l'éclat de leurs yeux, dont les paupières
sont environnées d'un cercle de carmin qui ajoute en-
core à leur beauté.
Les pingouins de ces contrées ne volent jamais, mais
ils courent avec une grande rapidité sur la surface de
l'eau, se servant, à cet effet, de leurs ailes comme de
rames, et sillonnent la mer derrière eux comme le fait
un navire. Il est très difficile de les attraper autrement
qu'à terre.
Nous n'avons pas rencontré dans tout le détroit ni
un seul animal venimeux ni un insecte incommode; et
à cet égard nous sommes parfaitement d'accord avec
tous les voyageurs qui ont visité cette partie du globe.
Nous avons bien vu quelques moustiques dans les bois,

mais ils y sont tout à fait inoffensifs ; d'ailleurs ils ne


s'éloignent pas des arbres, probablement à cause de
la vivacité du grand air. On y trouve aussi quelques
papillons, des araignées des champs et un grand nombre
de belettes, qui tous diffèrent peu des mêmes espèces
qui existent en Espagne.
Nous n'avons que peu de chose à dire au sujet du
poisson que, contre notre attente, nous ne trouvâmes
qu'en petite quantité dans le détroit, mais qui, par une
espèce de compensation, est du goût le plus exquis :

on n'en rencontre guère qu'aux embouchures des ri-


280 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

vières. Nous n'en avons jamais pu prendre, avec la ligne

ou le filet, que de quatre espèces différentes. Le plus


gros, appelé mulet, très varié dans sa grosseur, ne pèse
que de quatre à six livres; aux îles Falkland on le

nomme bacalao. Quand il est apprêté, il ne le cède en


aucune manière à celui que l'on pêche sur le banc de
Terre-Neuve. Vient ensuite Yespercuro, qui est un peu
moins commun. Le troisième est très petit, rougeâlre,

et d'une nature gélatineuse. Nous ignorons à quelle


classe ce poisson doit appartenir. Le quatrième, enfin,
estle poisson royal (pexerey), dont quelques spécimens
pèsent une demi-livre, et qui, sous le rapport du goût,
sont vraiment délicieux.
Nous avons vu aussi des baleines, des marsouins
et des loups ou des lions de mer. Mais il est inutile d'en
parler plus longtemps ici, attendu qu'ils sont parfaite-
ment connus et semblables à ceux des côtes de l'Amé-
rique méridionale.
Mais si le poisson est rare sur les côtes du détroit,
elles abondent en coquillages excellents. Les moules,
les lampits, les spouts, l'escargot et le hérisson marin
forment la principale nourriture des naturels, mais non
pas des Patagons, qui ne tirent aucune partie de leur
subsistance de la mer. Ces différents coquillages furent
aussi d'un grand secours à notre équipage pendant
notre séjour dans le détroit. Les moules surtout, qui
ont souvent cinq à six pouces de longueur, ne le cèdent
en rien aux plus belles huîtres pour la délicatesse de
leur goût, ce qui est sans doute cause que les natura-
listes les ont désignées sous la dénomination particu-
lière de moules de Magellan. On y trouve souvent des
perles, produites d'après l'opinion de quelques savants
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 2S1

par une maladie qui affecte ce coquillage. Le lampit


est d'une grosseur extraordinaire, et l'intérieur de la
coquille offre une nacre de la plus belle qualité; mais
il n'est ni d'un goût aussi agréable ni d'une digestion

aussi facile que la moule, nous avons souvent amené


dans nos filets des homards, ainsi qu'une espèce de
crabe d'une assez bonne qualité. Tous ces coquillages
se nourrissent en général du suc d'une plante marine
nommée cachisuyo ou cachiyullo. Mais les naturalistes
quiacccompagnaientle capitaine Cook dans son voyage
l'ont appelée Fucus giganteus antarcticus, comme étant
particulière à l'hémisphère méridional. La tige de cette

plante s'élève jusqu'à la surface de l'eau sa longueur est


;

ordinairement de quinze à vingt pieds. Cook assure ce-


pendant que quelques-unes ont de soixante à soixante-
dix pieds ; mais nous n'en avons trouvé aucune de cette

longueur dans tout le cours de notre voyage. Ses racines


s'attachent aux rochers et aux pierres qui sont au fond
de la mer; elles sont de la même couleur que la plante
elle-même, c'est-à-dire de couleur feuille morte. Pour
la tige, elle est de la grosseur du doigt, et distille un suc
mucilagineux et collant. De distance en distance on y
remarque des vésicules oblongues remplies d'eau, et
d'où s'élance la feuille, qui a de vingt à trente pouces
de long sur une largeur de quatre à cinq. Celle-ci se
termine en pointe, clans la forme d'une amande très
aiguë. Elle n'est pas unie à la surface, mais agréable-
ment rayée de lignes longitudinales un peu au-dessus
de la racine, de sorte qu'à une certaine distance elle

ressemble au rubanier. Cinq ou six tiges s'élèvent de


chaque racine, et sont tellement rapprochées les unes
des autres qu'elles couvrent souvent un espace consi-
282 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

dérable de la mer, et si unies que c'est avec beaucoup


de peine qu'un canot peut passer dessus.
La présence de cette plante indique toujours un
fond rocailleux; par'conséquent, les navigateurs feront
bien de l'éviter. On en rencontre d'immenses quantités
voguant à la surface de la mer, après avoir été déra-
cinées par la violence des tempêtes.
Telle est en abrégé la description du climat, des
productions et des animaux du détroil de Magellan.
Nous allons maintenant faire connaître les peuplades
qui l'habitent K
L'extrême humidité, et par conséquent l'insalu-

brité du climat, sont cause que cette contrée est si

peu peuplée, La population se compose de deux races


d'hommes tout à fait distinctes, savoir : celle qui vit

dans les montagnes et celle qui habite le plat pays.


Ceux-ci ne doivent pas être très nombreux : car depuis
le cap Negro jusqu'au cap Forward, nous n'en rencon-
trâmes qu'une seule tribu, composée de quarante à
cinquante individus qui suivirent notre frégate jus-
qu'au cap Redondo. Il est probable qu'ils ne s'avancent
pas à l'occident au delà du cap Forward, et ils parais-
sent appartenir aux mêmes peuplades que Bougain-

i. Dans cette partie de son travail, l'amiral espagnol révoque plus

d'une fois en doute les dires de ses devanciers, notamment en ce qui con-
cerne la taille gigantesque des habitants des terres magellaniques. Il
entame même à ce sujet une discussion très longue, et pour ainsi dire
très passionnée, que nous nous abstenons de reproduire et qui aboutit
toutefois à reconnaître que ces prétendus géants ne sont que des hom-
mes de haute taille, de telle sorte que les premiers voyageurs, vivant
d'ailleurs à une époque ou de toutes parts étaient signalées des décou-
vertes extraordinaires, seraient en somme convaincus d'avoir cède aux
influences d'exagération ayant cours, et qui s'expliquent de reste chez
ces grands aventureux, à l'enthousiasme et aux efforts desquels le monde
moderne doit vouer tant d'admiration et de reconnaissance.
EXPLORATION DU DETROIT DE .MAGELLAN 283

ville et d'autres navigateurs rencontrèrent clans les


excursions qu'ils faisaient pour approvisionner d'eau
et de bois leurs établissements des îles Falkland. Il

n'est pas aussi facile de déterminer le nombre des


autres, quoique nous n'en ayons vu qu'environ soixante-
dix. Le plat pays, vers l'extrémité orientale, est bien
mieux peuplé; mais il existe une différence si frap-
pante entre ces deux classes d'indigènes, qu'il est néces-
saire de donner une description particulière de cha-
cune d'elles.

Les habitants des plaines orientales et septentrio-


nales du détroit de Magellan sont ces fameux Patagons
dont l'existence, constatée par un grand nombre de
relations, a fourni une si ample matière aux recherches
et aux discussions des savants d'Europe, qui ont long-
temps vu en eux une race de géants.
Robertson, dans son Histoire de l'Amérique, ne dit
rien de positif à cet égard, attendu la grande diversité
d'opinions qui régnait alors à ce sujet. Il exprime
cependant sa surprise de ce que tous les animaux
n'atteignant à une parfaite croissance que dans les cli-

mats tempérés, plus abondamment pourvus de ce qui


est nécessaire à leur existence et à leur conservation,
la nature aurait réservé à une contrée aussi ingrate
que le détroit de Magellan le singulier privilège de
donner naissance à une race d'hommes distingués de
tous les autres par la supériorité de leur taille et leur
vigueur extraordinaire.
Nous n'entamerons pas* une discussion étrangère à
notre sujet sur la stature et la force, longtemps mises
en doute, des hommes qui existaient avant le déluge,
et nous n'examinerons pas davantage si, par une excep-
284 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

tion particulière à ses lois, la nature a placé dans


quelque coin particulier du globe une espèce d'hom-
mes extraordinaires ; mais ce que nous pouvons affir-

mer, c'est que, souS aucun rapport, les Patagons ne


peuvent être appelés un peuple de géants.
Les observations exactes et multipliées des officiers

de notre frégate coïncident parfaitement avec celles de


Carteret, d'Ulloa et de Bougainville, et s'accordent en
tous points avec ce qu'en disent les deux Nodales, qui
ont traversé le détroit de Magellan en 1618, c'est-à-
dire que les Patagons sont des hommes grands et

forts (anos hombres membrados y a personados).


Nous ne pouvons, à ce sujet, passer sous silence le

reproche fait aux premiers navigateurs et voyageurs


espagnols, d'avoir donné une stature gigantesque aux
Patagons, afin de mêler plus de merveilleux aux évé-
nements de leurs voyages. Il est certain toutefois qu'ils

n'avaient besoin pour cela que de rapporter les choses


telles qu'ils les avaient vues.

Rien n'est plus éloigné de notre intention que de


vouloir tourner en ridicule des écrivains d'un mérite
reconnu. Nous ne rapportons ces exemples que pour
montrer avec quelle facilité on s'est prêté à croire tout
ce que l'on rapportait d'extraordinaire sur les Pata-
gons. On sait que le seizième siècle ne fut pas celui de la
philosophie. A la vérité, l'érudition était très répandue ;

mais ce ne fut qu'au dix-huitième que la critique vint


éclairer la littérature de son flambeau. Toutefois les au-
teurs doués de pénétration et d'un jugement supérieur
n'admettaient point la plupart des opinions hasardées
mises en avant de leur temps. De ce nombre est Acosta,
qui, tout en répétant ce que l'on disait sur les géants
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 285

qu'on prétendait avoir été trouvés en différentes parties


de l'Amérique, ne range point les Patagons dans cette
catégorie. Et cependant ils entraient dans le cadre de
son histoire, car il a consacré un chapitre spécial à la
description du détroit de Magellan. Il en est de même
de Camoèns, qui aurait pu peindre ce peuple sous les
formes grandioses qu'on lui prêtait, mais qui s'est

borné à les représenter tout simplement tels qu'ils


étaient. Il est assez digne de remarque que parmi le

grand nombre d'écrivains qui ont accrédité cette fable,

il n'y en a pas un seul qui cite un Espagnol marin ou


voyageur comme ayant été témoin oculaire de ce qu'il

rapporte à cet égard.


Le voyageur anglais Cavendish est le premier qui,

entre autres mensonges, avance que les Patagons ont


le pied long de dix-huit pouces, absurdité qui a été
ensuite répétée par Hawkins et Knivet. Mais de ceux
qui se sont plu à représenter les Patagons comme de
véritables géants, ce sont les navigateurs hollandais qui
ont été le plus loin. Sebalduswert va même jusqu'à
dire que leur haute stature frappait les hommes d'é-

pouvante; qu'ils avaient coutume de déraciner les


arbres, etc., etc.
Quelques navigateurs de Saint-Malo parlent aussi
de la grandeur démesurée des Patagons. Mais d'autres
voyageurs plus dignes de foi, tels que les Anglais Win-
ter et Narborough, l'amiral hollandais S. Ermite et
le Français Frogé, ont réfuté cette imposture. On peut
également admettre que ceux qui n'ont fait aucune
mention de ce peuple sont évidemment opposés à l'opi-
nion commune; car ils n'auraient sans doute pas
manqué de rapporter une particularité aussi frappante.
286 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Quoi qu'il en soit, cette question a été longtemps un


véritable problème, chaque opinion ayant de nom-
breux partisans, et quoique ceux qui tenaient pour
la stature gigantesque des Patagons fussent loin d'être
d'accord entre eux, puisqu'ils variaient, dans leurs
données imaginaires, depuis dix jusqu'à treize pieds.

Enfin les expéditions récentes et répétées des Français


et des Espagnols, sous le commandement d'officiers

distingués, judicieux et amis de la vérité, ont pour


jamais renversé ces fables, et réduit les Patagons à leur
taille.

Dans cet état de choses, nous croyons de notre de-


voir de donner ici tout ce que nous avons pu recueillir

sur les Patagons, en faisant observer toutefois que


malgré les communications fréquentes que nous avons
eues avec eux dès notre arrivée dans le détroit, nous
ne pouvons fournir que des renseignements peu détail-
lés sur leur gouvernement, leurs mœurs et leurs coutu-
mes é-

Les Patagons* ainsi nommés par Magellan et non


pas par Cavendish, comme le prétend le premier édi-
teur du Voyage de Byron, sont une horde de sauvages
errants, qui occupent toute cette immense étendue de
pays qui s'étend depuis la rivière de la Plata, par le

37°, jusqu'au détroit de Magellan, par le 52° 20' de


latitude sud. Ils habitent ordinairement dans l'intérieur
des terres; mais dans la saison de la chasse ils se rap-

prochent du détroit, et c'est là que des navigateurs en


ont rencontré»
Leur taille, qui a été l'objet de tant de discussions,
surpasse en général celle des Européens. En ayant toisé
quelques-uns avec la plus grande exactitude, nous nous
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 287

sommes assurés que les plus grands n'avaient pas


plus de sept pieds trois lignes, mesure de Burgos (cinq
pieds neuf pouces de France), et que leur taille ordinaire
est de six pieds six pouces à sept pieds (ou cinq pieds
six pouces à cinq pieds huit pouces). Mais leur taille

n'est peut-être pas aussi remarquable que leur corpu-


lence : car nous en vîmes dont le corps, à la hauteur
de la poitrine, avait quatre pieds quatre pouces de cir-
conférence. Toutefois, leurs pieds et leurs mains ne
sont pas proportionnés aux autres parties de leur
corps. Tous sont doués d'une très grande force. Ils sont
charnus, sans qu'on puisse dire qu'ils sont gras. L'é=
paisseur et la saillie de leurs muscles annoncent leur
vigueur ; et quant à leur physionomie, l'ensemble n'en
est point désagréable, quoiqu'ils aient la tête grosse,
même comparativement au reste du corps. Leur visage
est large et un peu aplati, leurs yeux vifs, et leurs dents
extrêmement blanches, mais un peu longues. Leur teint,
comme celui des autres Américains, est cuivré. Leur che-
velure* peu fournie, est noire et plate; ils la rattachent

au sommet de la tête avec une lanière de cuir ou un ru-


ian, qu'ils passent autour de leur front; du reste, ils vont
tête nue. Nous en avons remarqué quelques-uns qui
avaient de la barbe, mais elle n'était ni épaisse ni longue.
Leur costume ajoute beaucoup à l'aspect imposant
de leur taille 1
. Il se compose d'une espèce de manteau

1. Un voyageur a remarqué avec raison que l'effet produit par ce co^


tume a pu influer sur l'appréciation réelle de la taille des Patagons. No-
tons toutefois que le costume des Patagons, comme on va le voir* a été
modifié depuis la venue des premiers explorateurs, par les relations que
ces sauvages ont eues avec les populations civilisées, desquelles ils reçoi-
vent des tissus et autres objets de vêtement, comme d'ailleurs ils en ont
reçu les chevaux, qu'ils ne connaissaient pas au temps de Magellan.
288 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

de fourrure de lama ou de zorillo, assez artistement


arrangée, et doublée de bandes de différentes couleurs.
Ils l'altachent autour de la ceinture, de manière qu'il

les enveloppe jusqu'au-dessous du mollet, laissant tom-


ber en arrière la partie destinée à couvrir leurs épaules.
Lorsque le froid ou le mauvais temps les oblige à s'en
servir, ils prennent la partie supérieure d'une main et

s'en couvrent entièrement.

Il y en a qui, outre ce manteau de peau, portent


encore des ponchones et une espèce de caleçons, de la
même forme que ceux des créoles du Chili et de Bué-
nos-Ayres. Le ponchone est une pièce de drap épais, à
raies, laquelle a environ trois aunes de long sur deux
de large, et une ouverture au milieu pour passer la
tête, et qui est extrêmement commode pour monter à
cheval, attendu qu'elle couvre et garantit les bras, en
même temps qu'elle leur laisse une entière liberté d'a-

gir. Quelques-uns portent des ponchones d'étoffes fa-


briquées à Buénos-Ayres. Leurs culottes ou caleçons
ressemblent beaucoup à ceux qu'on porte en Europe ,

mais leurs bottes sont très différentes : ce sont tout


simplement des peaux de jambes de cheval, qu'ils dé-
pouillent sans les fendre, et qu'ils cousent ensuite à
l'une des extrémités. Nous devons cependant dire que
nous n'avons vu qu'un petit nombre de Patagons com-
plètement habillés. La plupart étaient presque nus,
n'ayant que leur manteau de peau avec une ceinture de
cuir. Leur chaussure consistait en un morceau de cuir
attaché autour du pied, et deux petits morceaux de
bois qu'ils y fixent par derrière, en forme de fourche,
leur tiennent lieu d'éperons. Mais ils ne s'affublent de
ces sandales et de ces éperons que quand ils montent
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 289

à cheval, ce qui leur arrive très rarement. C'est une

coutume assez générale chez eux de se peindre la figure


avec du blanc, du noir et du rouge genre d'ornement ,

qui contribue très peu à l'agrément de leur physiono-


mie.
Leur équipage de cheval consiste en une sorte de
couverture composée de plusieurs peaux de lamas
posées l'une sur l'autre, roulée légèrement par devant
et par derrière, et qui au premier coup d'œil ressem-
ble assez à une selle, le tout retenu par de fortes laniè-
res de cuir au lieu de sangles. L'étrier est fait d'un mor-
ceau de bois de quatre pouces de long, soutenu de cha-
que bout par une petite lanière qui s'attache à la san-

gle du cheval. La bride est la même que celles dont se


servent les naturels de Buénos-Ayres, à la seule diffé-
rence près que le mors est fait avec un morceau de
bois très dur et très compact.
Les Patagons, n'ayant ni fer ni cordage, les rempla-
cent par du bois très dur, des courroies et des lanières
de peau. Nous en avons connu un qui avait une selle

et une bride d'Europe; mais nous n'avons jamais pu


savoir comment il se les était procurées.

Quoique nous ayons vu ces peuples par hordes de


trois à quatre cents réunis, nous ne pouvons rien dire
au sujet de leurs femmes, qui ne se sont jamais appro-
chées assez près de nous pour nous permettre de les
examiner. Seulement, un officier qui eut occasion de
débarquer dans la baie de San-Gregorio nous assura
que leur stature était peu inférieure à celle des hom-
mes et qu'elles s'habillaient aussi à peu près comme
eux.
Les enfants, même dès leur enfance, annoncent
19
,

290 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

qu'ils descendent de parents d'une taille extraordinaire


et la grosseur de leurs traits indique assez ce qu'ils se-
ront lorsqu'ils auront atteint leur entière croissance
et que leurs membres auront acquis tout leur dévelop-
pement.
Comme les Patagons ne tirent rien de la mer pour
leur subsistance, ils ont établi leurs demeures soit dans
l'intérieur du pays, soit dans le voisinage de quelque
montagne, où ils trouvent moyen de se mettre à l'abri

de la fureur des vents ; ce qui fait qu'il ne nous a pas


été possible de connaître leur manière de vivre et de
se loger : car ce n'est que d'assez loin et de notre fré-
gate que nous avons eu, de temps en temps, occasion
de remarquer leurs demeures. Toutefois, comme nous
savons qu'ils mènent une vie vagabonde à la manière
des Arabes, abandonnant les lieux qui cessent de leur
fournir les moyens d'exister, il y a toute apparence
que leurs cabanes sont construites sans art et sans soli-
dité. Une preuve de leur vie errante, c'est que nous
avons trouvé la même borde établie dans deux parties
différentes du détroit.

Il nous serait difficile de parler en connaissance de


cause de leur caractère et de leurs habitudes, vu le peu
d'occasions que nous avons eu de communiquer avec
eux. Tout ce que nous pouvons dire c'est qu'ils ne sont
ni féroces ni cruels, et que c'est par une odieuse injus-
tice que Cavendish et Gennes, dans leurs relations, les

accusent d'être anthropophages, et d'avoir massacré


et dévoré ensuite les malheureux Espagnols des colo-
nies de Sarmiento , imposture dont il n'est plus facile
de découvrir l'origine, attendu que les auteurs espa-
gnols qui ont écrit sur ce sujet n'en font aucune men-
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 291

lion. Il ne faut pas cependant imputer leur humeur


paisible à un manque de courage; car ils n'enviaient
rien que nos armes. En effet, connaissant leur supé-
riorité sur leurs voisins les Indiens, il est naturel de
supposer qu'ils ne manquent pas de moyens pour se
venger quand il y a lieu. Toutefois, cette conviction

n'influe en rien sur leurs dispositions naturellement


pacifiques; et pour ce qui nous concerne, nous n'avons
jamais remarqué aucune mauvaise intention dans leurs
transactions avec nous.
Nous avons déjà eu occasion de remarquer qu'ils

étaient dans l'usage d'abandonner leurs chevaux, leurs


armes, etc., à terre lorsqu'ils venaient à bord de notre
frégate, ce qui prouve qu'il existe beaucoup de bonne
foi entre eux; de même que l'empressement et la sé-

curité avec lesquels ils se livraient désarmés entre nos


mains attestent qu'incapables d'aucune perfidie eux-
mêmes, ils ne sont pas portés à en soupçonner chez les
autres. Nous les avons vas se confier réciproquement
leurs effets les plus précieux, qu'ils déposaient tout
simplement sur la plage pour pouvoir s'embarquer,
certains de les trouver à leur retour; et tel est leur res-
pect pour les droits de propriété que, les rubans que
leur donna l'amiral Byron ne se trouvant pas en assez
grande quantité pour être répartis entre tous, ceux
qui ne purent participer à ce présent ne manifestèrent
aucun mécontentement, et n'ont jamais cherché à trou-
bler la joie de leurs camarades plus heureux.
L'idée du commerce ne leur est pas étrangère, du
moins tel qu'il se faisait avant que la multiplicité des
denrées ne l'eût compliqué au point de ne plus consis-
ter en des échanges. Plusieurs de nos officiers tro-
292 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

quèrent des épées et des sabres contre quelques-unes


de leurs fourrures; et dans ces petites transactions, les
Patagons firent preuve d'autant de droiture que de pro-
bité. Ils sont extrêmement sobres et tempérants, comme
on a pu le voir par ce que nous avons dit précédem-
ment. Mais quoiqu'ils se refusassent à goûter ni vin ni
eau-de-vie , ils n'en mangeaient pas moins avec bon

appétit tout ce qu'on leur offrait.


Ils ne sont pas non plus étrangers à la reconnais-

sance : car chaque fois que nos canots les rame-


naient à terre, ils faisaient signe aux matelots d'atten-
dre qu'ils se fussent procuré quelque chose pour leur
donner.
Il parait qu'il existe entre eux une espèce de subor-
dination : un matelot nommé Hernendez, que Cavendish
ramena avec lui, rapporte qu'un Palagon entra dans un
violent accès de colère quand on lui fit comprendre
que Sarmiento était chef ou capitaine, et assurait, en
se donnant plusieurs coups de poing sur la poitrine,

que c'était lui qui était le capitaine. On a remarqué


aussi que tous les hommes d'une tribu obéissaient à
celui d'entre eux qui était le plus remarquable par sa
taille, déclarant qu'il était le capitaine, mot dont ils

paraissaient très bien entendre la signification. Mais on


ignore entièrement jusqu'où s'étend le pouvoir de ce
chef, et si les mêmes individus forment toujours les
mêmes communautés. On ne sait pas davantage si le

nombre de ces tribus est grand ou petit, ni quelles

sont les limites de leurs courses; s'ils ont une religion,


et quelle elle est. Tout ce qu'on aremarqué à cet égard,
c'est qu'avant le coucher du soleil ils quittent cons-
tamment le bord de la mer et gagnent leurs habita-
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 293

tions dans l'intérieur des terres, montrant ainsi une


sorte de vénération pour cet astre bienfaisant.
Il est hors de doute que la plupart des Patagons
n'aient de fréquents rapports avec les établissements
espagnols de Buénos-Ayres et du Chili, et en particulier
avec ceux qui se sont récemment formés sur la côte de
Patagonie : car ils paraissent tous connaître très bien
l'usage du tabac, qu'ils nous demandaient avec beau-
coup d'instance, et se montraient très habiles à fumer.
Pour s'en convaincre, il suffit de les entendre prononcer
beaucoup de mots espagnols, dont ils ne comprennent
pas d'ailleurs le sens, et de remarquer qu'ils possèdent
des armes et nombre d'objets de fabrique espagnole.
Les Patagons sont doués, à un degré étonnant, de
la facilité de répéter les mots qu'ils entendent, et même
de les retenir par cœur. Le matelot que ramena Caven-
dish dit, dans sa déclaration, qu'il leur entendit souvent
prononcer les mots Jésus, Santa Maria, en portant
leurs regards vers le ciel, et quils firent comprendre
aux colons espagnols qu'au delà de leur pays il y avait
d'autres hommes barbus, qui portaient des bottes,
et d'autres habits semblables à ceux des colons.
Cette faculté de retenir des mots et des phrases dans
toutes les langues a été constamment remarquée et
admirée par tous les voyageurs qui ont fréquenté ces
parages. Le capitaine Wallis raconte qu'il apprit à
plusieurs d'entre eux à répéter distinctement cette

phrase anglaise : Englishmen, corne on shore (Anglais,


venez à terre) ;
que les ayant encore rencontrés quel-
ques jours après, ils la lui répétèrent de nouveau très
correctement. Il paraît que cette facilité leur vient de
ce qu'ils n'ont rien de dur ni de particulier dans l'ac-
294 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

cent, qu'ils ont l'oreille très délicate, et la langue et les


autres organes de la parole d'une grande flexibilité.
Il n'y a rien de sensiblement dur ni de doux dans leur
langage, qui est rempli de voyelles, ni dans leur pronon-
ciation, qui est un peu gutturale.
Nous proposâmes à plusieurs d'entre eux de les

emmener avec nous en Espagne, en leur promettant de


les ramener ensuite dans leur pays. Mais ils répondirent
tous qu'ils ne désiraient pas quitter leurs compatriotes.
Nous ne jugeâmes pas qu'il fût juste ni raisonnable de
profiter de notre supériorité pour les arrachera leur sol
natal et à leurs familles, qui paraissent être pour eux
des biens si chers et si précieux, d'autant plus que le

seul avantage que l'on aurait pu tirer d'un semblable


acte de violence n'aurait servi qu'à satisfaire une vaine
curiosité.

Si ce n'était l'ignorance où ils sont des choses qu'il


importe le plus à l'homme de connaître, ainsi que des
douceurs et de la sécurité dont on jouit dans l'état civi-

lisé, et quiparaissent si conformes à la nature humaine,


il y a fort peu d'hommes, selon nous, dans une situation
plus favorable pour devenir heureux et contents que
ces Patagons. Us jouissent de tous les avantages essen-
tiels de la civilisation, sans être assujettis à une multi-
tude infinie de peines et d'inquiétudes que l'excès du
raffinement ne manque jamais de produire. Us goûtent
le bonheur de la santé, suite nécessaire de leur tempé-
rance, et ils ignorent entièrement les effets pernicieux
de la débauche. Us sont en possession d'un champ assez
vaste pour satisfaire leurs désirs, qui sont bornés et
proportionnés aux limites étroites de leurs idées. La
terre qu'ils habitent produisant d'elle-même tout ce
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 295

qui est nécessaire à leur subsistance, ils sont affranchis


d'une infinité de travaux et de peines ; ils passent leur
vie au sein de la tranquillité, de l'indolence et du repos,
qui paraît être leur passion dominante et le résultat

nécessaire de toutes les circonstances qui accompa-


gnent leur genre de vie, mais non celui d'une stupidité

naturelle ou de l'inaptitude au travail, comme quelques


auteurs l'ont avancé, sans que nous en ayons pu dé-
couvrir aucune preuve. Certainement on n'attribuera
pas à la stupidité le haut prix qu'ils mettent à un col-
lier de verroteries, ou à d'autres bagatelles du même
genre, mais bien plutôt au désir inné dans l'homme
d'embellir sa personne, afin de se rendre plus agréable
aux yeux de ceux qui l'entourent, goût bien plus excu-
sable chez ces Patagons que ne l'est chez les Européens
celui des diamants, des perles et d'autres joyaux qu'on
n'obtient souvent qu'au prix des plus grands sacrifices
et des plus grands périls.

La situation des Patagons paraîtra incontestable-


ment encore beaucoup plus heureuse, si nous les com-
parons à ceux de leurs voisins qui habitent les parties

montagneuses du détroit, et sur lesquels nous allons


maintenant offrir quelques observations.
Ils ne consistent qu'en un très petit nombre d'indi-

vidus que, d'après tous les rapports, on ne peut guère


comparer qu'aux misérables habitants de la côte occi-

dentale de la Nouvelle-Hollande.
Nonobstant nos rapports suivis avec eux, tant au
port Famine qu'au port Galan, nous n'avons rien pu
recueillir de certain sur la religion ni sur l'état social

de leurs diverses tribus ou familles ; car au lieu de prê-


ter quelque attention aux signes que nous leur faisions
296 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

pour nous faire comprendre d'eux, pour toute réponse,


ils imitaient nos signes et répétaient les mots que nous
leur adressions, de manière qu'après une très longue
conversation de ce'genre nous étions, les uns et les
autres, tout aussi peu avancés qu'en commençant. Il est

difficile, d'après cela, d'imaginer comment d'autres


voyageurs, au bout de quelques jours seulement, sont
parvenus à acquérir une connaissance si parfaite de
leurs coutumes, de leurs lois, de leur religion et même
de leur langage. Leur manière de vivre est si peu au-
dessus de celle des brutes, et leurs réunions si peu nom-
breuses, qu'il nous fut impossible de rien apprendre de
plus que ce que nous observâmes par nos propres yeux,
c'est-à-dire leur extérieur, leur nourriture, leurs armes,
leur navigation et leurs arts, si l'on peut toutefois

nommer ainsi la fabrication grossière du petit nombre


d'objets qu'ils possèdent.
Avant notre arrivée au port Famine, notre canot,
ayant été envoyé à terre, nous amena cinq indigènes
qu'on trouva au bord de la mer. Leur nudité, leur stu-
pidité et l'odeur insupportable qu'ils exbalaient nous
inspirèrent autant d'horreur que de commisération;
ils paraissaient être dans le dernier degré de la misère.
Dès que nous les eûmes renvoyés à terre, ils rejoigni-

rent leurs compagnons et suivirent tous ensemble la


frégate jusqu'au port. Il est impossible de se figurer à
quel point ces hommes sont repoussants et malpropres,
tant sur eux-mêmes que dans leurs habitations, dont la
toiture est toujours encombrée de débris de coquillages
et du rebut de leurs aliments.
11 paraît hors de doute qu'ils ont des rapports,
quoique peut-être assez rarement, avec les Patagons;
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 297

ce qui est évident, d'après l'identité de leurs chiens et


de leurs peaux de lamas, qu'ils se procurent sans doute
contre quelques-unes de leurs productions, mais sans
que l'on sache précisément lesquelles. Toutefois l'infé-

riorité frappante de leur force corporelle, aussi bien


que de leur intelligence, les portera toujours à éviter
des relations plus intimes avec les Patagons , dont ils

diffèrent totalement, n'ayant de ressemblance qu'avec


les habitants de la Terre-de-Feu.
Leur taille est moyenne. Leurs membres sont bien
proportionnés, et ils sont d'une agilité remarquable,
bien qu'ils ne prennent que peu d'exercice. La couleur
de leur peau est jaune pale, tirant sur le cuivré; mais
il y en a qui ont le teint plus foncé que les autres. Il

n'y a rien de particulièrement agréable ni de repous-


sant dans leurs traits. Leur chevelure ressemble plutôt
aux poils du cheval et des autres animaux qu'à autre
chose, ce qui vient peut-être de ce qu'ils sont toujours
tête nue ; s'ils prenaient soin de leurs cheveux, ils ne
différeraient vraisemblablement pas des nôtres; ils les

ont presque tous noirs.


Quelques-uns d'entre eux avaient de la barbe, mais
elle était peu fournie.
Les femmes sont un peu plus [petites que les hom-
mes et n'ont rien de caractérsitique dans la physiono-
mie. Elles voilent avec un soin extrême leur nudité.
Elles ont la voix déliée et en même temps si douce,
qu'à cet égard elles diffèrent beaucoup plus des hom-
mes qu'on ne le remarque entre les deux sexes dans
aucun autre pays.
Le principal ornement de ces Indiens est un bon-
net ou chaperon de plumes que portent seuls les plus
298 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

âgés d'entre les hommes. Ils se bariolent le corps de

raies blanches, rouges et noires, ce qui ne fait que


rendre leur aspect d'autant plus désagréable ; ils pre-
naient beaucoup de- soin de cette partie de leur toi-
lette, surtout lorsqu'ils devaient venir à bord de la fré-
gate. La peau d'un loup de mer ou d'un marsouin,
jetée sur l'épaule, tombant jusqu'au milieu de la
jambe et attachée autour du corps avec une corde
faite de boyaux de poisson, et une espèce de tablier
fait de plumes et qui tombe par devant, est tout ce
dont ils se servent pour s'habiller et se garantir de l'in-

tempérie du climat; quelquefois ils s'enveloppent aussi


le pied d'un morceau de peau qu'ils serrent autour de
femmes attachent leur manteau de peau
la cheville. Les
non seulement autour du corps, mais elles le font pas-
ser en outre sous les bras, et le fixent autour de leur

cou, de manière à se couvrir entièrement le sein.


Une parure particulière aux femmes de tous les
âges est une espèce de bracelet fait de boyaux de

poissons, qu'elles portent tant aux poignets qu'au-dessus


de la cheville du pied.
Les hommes et les femmes se ceignent la tête d'une

corde qui forme une espèce de petite couronne et qui

sert à retenir les cheveux. Nous en vîmes qui portaient


autour du cou plusieurs colliers faits d'intestins de

poisson ou de petits coquillages assez artistement tra-


vaillés.

Ordinairement les enfants des deux sexes vont en-


tièrement nus. Nous n'avons pu nous défendre de
quelque étonnement à la vue de leurs énormes ventres,

qui cependant finissent par rentrer dans la proportion


ordinaire à mesure qu'ils grandissent. Gela vient proba-
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 299

blement de ce qu'on ne les enveloppe pas; car aussitôt


qu'ils sont nés, on les place à l'air sur des peaux de
j eunes marsouins, et assez communément leurs mères les
transportent partout avec elles dans une espèce de sac
qu'elles placent sous leur manteau. Il n'est pas rare de

voir ces femmes, chargées d'un ou deux enfants l'un


plus âgé que l'autre, vaquer à leurs occupations, sans
s'apercevoir pour ainsi dire de leur fardeau.

Les coquillages forment sans contredit la meilleure


nourriture des indigènes ; on en trouve en assez grande
abondance sur toutes leurs côtes, et la vie errante et
vagabonde qu'ils mènent est une suite de la nécessité

où ils sont de changer de place lorsque leurs moj^ens de


subsistance se trouvent consommés, et pour laisser à
la nature le temps de reproduire ces mêmes coquillages
dans les endroits où ils sont devenus trop rares pour
suffire amplement à leurs besoins.
Il paraît qu'ils réussissent quelquefois à chasser les
daims que l'on rencontre dans cette partie du détroit,

comme nous nous en sommes aperçus, non seulement


à des peaux qu'ils portaient, mais encore à des mor-
ceaux de chair qui provenaient évidemment de ces ani-
maux. Gomme ces individus ont un grand nombre de
chiens, ils s'en servent probablement pour les pour-
suivre ; mais nous n'en avons vu que très rarement, ce
qui ferait croire cependant que leur chasse est assez
bornée, et avec d'autant plus de raison qu'ils ne pénè-
trent jamais avant dans l'épaisseur des forêts. Il y a lieu
de supposer qu'ils guettent les daims au bord des
rivières où ils ont l'habitude de se rendre, et que là,

aidés de leurs chiens, ils réussissent à coups de pierres


et de bâton à en tuer quelques-uns, car leurs flèches
300 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

et leurs autres armes ne sont nullement propres à ce


genre de chasse. Nous n'avons pu nous assurer non
plus s'ils mangent cette chair crue comme celle des co-

quillages, ou bien s'ils la font cuire au feu; il est plus

probable qu'ils ne se donnent pas cette peine, attendu


qu'ils n'ont ni instrument ni vase propres à un tel usage.
La grande variété des plumes que nous avons vues
entre leurs mains prouvent que les oiseaux n'échap-
pent pas toujours à leurs flèches ; et comme ils se

montrent très adroits à manier l'arc et la fronde, y a il


j

apparence qu'ils se servent de l'un et de l'autre pour


cette chasse. Il ne paraît pas, toutefois, qu'ils y soient
très adonnés, car nous ne les avons jamais vus appro-
visionnés d'un grandnombre d'oiseaux; et comme nous «
n'avons' jamais remarqué non plus dans leurs huttes f
les moindres vestiges de semblables aliments, nous pen-
sons qu'ils ne s'en nourrissent pas.
Mais ce qui leur est bien plus habituel qu'aucun
genre de chasse que ce soit, c'est la pêche, dans la-
quelle ils excellent. Quoique nous ignorions leur ma-
nière de pêcher, nous savons qu'ils s'y adonnent beau-
coup, et il en vint deux fois à bord de notre frégate
avec une quantité énorme de poissons pour nous les

vendre.
Ils n'ont ni filets ni hameçons; mais nous avons
remarqué que lorsque la mer se retirait, ils fixaient des

pieux pointus en certains endroits du rivage, faisant


ainsi une espèce de piège ou de nasse. Nous ne pou-
vons cependant pas assurer que ce soit là leur méthode
pour prendre le poisson. Ils se munissent aussi, dans
leurs canots, de semblables pieux ou perches dont les
bouts sont garnis de cordes où pendent des amorces,
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 301

et avec lesquels ils frappent et assomment leur proie.


Il nous fut impossible de leur faire comprendre que
nous désirions connaître leur manière de pêcher, et

nous n'avons jamais eu l'occasion de reconnaître les

moyens et les ruses dont ils se servent à cet effet.


Nous pensons que le principal objet de ces Indiens,
en passant du continent sur la Terre-de-Feu, est de
poursuivre les thons, les marsouins et les baleines, qui
ne fréquentent que rarement les côtes septentrionales

du détroit. Ils mangent crue la chair indigeste et sou-


vent putride de ces animaux. Ils tirent de leur graisse
une espèce d'huile dont ils se frottent très fréquemment;
ce qui fait qu'on les sent à une assez grande distance,
tant leur odeur est forte et insupportable. Ils mangent
aussi des fruits sauvages qu'ils conservent dans des
paniers à bord de leurs canots ou dans leurs huttes.
Lorsqu'ils virent nos gens faire usage du persil sauvage,
ils leur montrèrent plusieurs autres racines et plantes,
qu'ils mangent après les avoir fait griller au feu comme
des pommes de terre. De tout ce que nous leur offrî-
mes, ce furent la graisse et le suif qui paraissaient

flatter le plus agréablement leur palais; ils repoussaient


le pain, l'huile et le vinaigre, et jamais nous n'avons
pu parvenir à leur faire boire du vin.

Leurs chiens aussi se nourrissent de coquillages et de


poissons ainsi que de végétaux, ce qui prouve que le

changement de climat et la nécessité de se nourrir


d'une manière quelconque aura entièrement dénaturé
le goût de ces utiles animaux. Mais cette déviation de
leurs premières habitudes n'a pas altéré leurs excel-
lentes qualités, car ce sont les plus fidèles compagnons
de leurs maîtres.
302 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Les habitations des indigènes consistent en quel-


ques misérables huttes circulaires formées de bran-
chages fichés dans la terre par leur base, et réunis à
leur sommet par clés liens de roseau ou d'herbes. Les
plus spacieuses de ces cabanes n'ont pas plus de huit
toises de circonférence, ni plus de deux de hauteur.
La porte, qui est Tunique ouverture qui s'y trouve, est

très basse, et occupe dans sa largeur à peu près un


huitième de la superficie entière.
Quand ils se tiennent chez eux, dans la saison ri-

goureuse, ils couvrent entièrement leurs huttes de peaux


de marsouin dans leur état brut, car ils ne connaissent
aucun moyen de les apprêter, en ayant toujours soin
de ménager une ouverture à la partie supérieure, pour
laisser échapper la fumée. Autour d'un feu, qu'ils tien-

nent constamment allumé au centre, ils placent des


bancs couverts de paille ou plutôt d'herbe morte, qui
leur servent également de sièges et de lits. Lorsque le

feu s'éteint, ils le rallument avec une pierre à fusil et

se servent de plumes d'oiseau en guise d'amadou.


Ils ne possèdent autre chose que quelques peaux
de marsouin, de daim, de lama et de guanaco, qu'ils
obtiennent vraisemblablement des Patagons car on ne :

rencontre aucun de ces animaux dans cette partie du


détroit; quelques paniers de roseaux, et d'autres d'une
espèce de sparto, et des vases d'un pied et demi de
circonférence faits de la même écorce que leurs canots
ou pirogues, dont nous allons parler. Ils les fabriquent
avec assez d'art et de propreté, et l'on y peut mettre
toute sorte de liquides sans qu'ils filtrent au travers.
Ils possèdent, en outre, de petits sachets faits de peaux
ou de boyaux de poisson, dans lesquels ils renferment
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 303

les diverses poudres dont ils se peignent le visage, des

colliers dont nous avons parlé, et qui sont composés de


petites coquilles ou de pierres à fusil, et d'autres ba-
gatelles de ce genre. Tels sont les meubles et ustensiles

que les indigènes transportent partout avec eux dans


leurs transmigrations.
Ils construisent leurs pirogues de l'écorce d'un
arbre résineux, et la plus grande épaisseur de cette
écorce n'excède pas un pouce. Ces petites embarca-
tions sont composées de trois pièces, deux pour les bor-
dages et une pour le fond. La patience et le soin avec

lesquels ils enlèvent cette écorce sont admirables : car


ils n'ont pour ce travail qu'une pierre à fusil qu'ils
façonnent et affilent exprès. Ils commencent par faire

une entaille annulaire à l'une et à l'autre extrémité de


l'arbre, puis une autre dans toute sa longueur; après
quoi, ils détachent l'écorce entière d'un seul morceau,
et d'une longueur suffisante pour faire un canot de
trente à trente-deux pieds de long, en comprenant la

courbure des deux extrémités. Mais ordinairement ces


frêles embarcations n'ont que vingt- quatre à vingt-six
pieds de longueur sur quatre de largeur et deux à trois
de profondeur.
Pour donner à cette écorce la courbure et la forme
voulues, ils retendent par terre, le côté intérieur tou-
chant le sol ;
puis ils la chargent de pierres et la lais-

sent ainsi pendant deux ou trois jours, temps suffisant


pour la faire sécher et la mettre en état d'être façonnée.
Ils y ajustent alors les bordages, qu'ils placent presque
perpendiculairement à la pièce du fond, en les réunis-
sant par des coutures. Ils se servent, pour celles-ci, de
joncs séchés, et calfatent les interstices avec de fherbe
304 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

séchée et de la terre. Pour consolider les bordages, ils

placent en travers de la pirogue des morceaux de bois


semblables à des douves de tonneau, l'un à côté de
l'autre, ce qui donne à l'embarcation une forme semi-
elliptique, et ils appuient les plats-bords, aux deux
extrémités, sur de forts boulins, auxquels ils fixent les
membrures ; le tout lié et attaché solidement ensemble
avec des roseaux. Quelquefois ils placent en travers des
morceaux de bois qui servent comme de bancs pour
s'asseoir. Lorsque la pirogue est dans cet état, ils dou-

blent presque tout l'intérieur de morceaux de la même


écorce, d'environ un pied de large, qu'ils posent en tra-
vers, et dont les bouts sont fixés dans les bordages de
chaque côté. Pour donner la forme convenable à ces
morceaux d'écorce, ils les chauffent au feu ; et quand
ils sont à moitié secs, ils les mettent en œuvre. Ils font
en outre une espèce de pont, qui occupe un quart de
la longueur du bateau, et qu'ils élèvent à peu près d'un
demi-pied, laissant une ouverture au milieu pour pou-;,
voir vider l'eau.
Voilà à quoi se réduisent leurs procédés pour la

construction de leurs pirogues, qui, bien que grossiè-


rement façonnées, ne laissent pas que de leur coûter
beaucoup de temps et de peines, à cause du manque
d'outils et d'instruments convenables à ce genre de
travail, le seul dans lequel ils font réellement preuve
de quelque adresse. Ils n'ignoraient cependant pas le
parti qu'on peut tirer des instruments tranchants,
des marteaux et des clous; et ils nous exprimèrent
bientôt qu'ils préféraient ces objets atout ce que nous
pouvions leur offrir. Quelques-uns se procurèrent des
outils et essayèrent de les imiter en bois.
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 305

Plusieurs de ces canots peuvent contenir neuf ou


dix personnes. manœuvrent avec des espèces de
Ils les

pagaies ce sonl leurs femmes qui sont chargées de ce


;

soin. Lorsqu'ils entreprennent un long voyage, ce qu'ils

ne font jamais que par un temps calme ou avec un


vent favorable, ils dressent une perche sur l'avant du
canot, en guise de mât, et ils en placent une autre en
croix, à laquelle ils attachent une peau de veau marin
qu'ils retiennent avec leurs mains, ce qui leur -évite la

peine de ramer. Au milieu du canot sont quelques


pierres recouvertes de coquilles et de sable sur les-
quelles ils font du feu, qu'ils entretiennent avec des
branches et des morceaux de bois. Ils se pourvoient

aussi de quelques vases de l'espèce de ceux dont nous


avons parlé, et dont ils se servent pour vider l'eau qui
s'introduit dans leurs canots. Ils sont en outre munis
de plusieurs cordes ou câbles de longueur et de gros-
seur diverses, faits de roseaux et d'esparto, et qui res-
semblent beaucoup à ceux de la même nature qu'on
fabrique en Espagne.
Il paraîtrait impossible que dans d'aussi frêles bar-

ques ils pussent entreprendre de naviguer dans le dé-


troit ou de le traverser, attendu surtout l'inconstance
du temps, qui est telle que l'on passe souvent d'un
calme plat à la plus furieuse tempête. Et cependant il

est certain qu'ils le traversent fréquemment, et que


même ils y font d'assez longues courses, comme nous
en avons eu la preuve par une famille qui nous a suivis
depuis le cap Negro jusqu'au cap Redondo, et par la
rencontre que nous fimes, à l'embouchure du canal de
Saint-Geronimo, d'un assez grand nombre d'indigènes
que nous avions vus précédemment au port Galan.
20
306 VOYAGE AUTOUR DU MONDE,

Lorsqu'ils quittent un endroit de la côte pour aller

dans un autre, ils transportent ordinairement avec eux


tous leurs effets et leurs ustensiles.
On peut attribuer la hardiesse avec laquelle ils s'ex-

posent à tant de périls à la parfaite connaissance


qu'ils ont du détroit, mais qui néanmoins ne les pré-
serve pas toujours des dangers d'une navigation aussi
périlleuse.

Ils sont armés d'arcs et de flèches. Leurs arcs, gros-


sièrement faits, se composent d'un morceau de bois
avec une corde de boyaux de poisson, et leurs flèches,
d'un morceau de bois léger, de deux ou trois pieds de
longueur, ayant à l'une de ses extrémités un caillou fa-
çonné en forme de cœur, et à l'autre quelques plumes
attachées avec une corde très fine. Quelque peu redou-
tables que paraissent ces armes, ils s'en servent cepen-

dant très adroitement, et nous les avons vus décocher


des flèches contre des arbres à une assez grande dis-
tance. Lorsque la flèche atteint le but, la pierre se dé-
tache du bois.
Leur fronde sert à deux fins : l'une pour lancer des
pierres et l'autre pour attacher leurs manteaux au-
tour du corps. Pour jeter une pierre ils la placent dans
un morceau de peau adapté à la fronde. La corde est,
comme d'usage, faite de boyaux de poisson.
Ils portent aussi quelquefois un bâton de deux
pieds et demi de long, aussi gros que le doigt, armé
d'une pierre ou d'un caillou de la même forme que les

flèches, long de deux pouces et d'une grosseur propor-


tionnée; ils s'en servent comme de leurs javelots et le

lancent avec la main.


Nous avons remarqué aussi que plusieurs de ces
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 307

indigènes portaient des espèces de poignards faits d'os


très affilés et de diverses formes. Ils les lient fortement
à une perche de six pieds de long, et en font usage, à
ce que nous croyons, pour tuer les veaux marins, les

baleines, etc. : car ils ont une certaine ressemblance


avec nos harpons et ne sont pas moins dangereux.
Parmi les Indiens que nous avons vus au port
Galan, il s'en trouvait qui avaient de petits morceaux
de fer attachés à des manches de bois, à peu près
comme nos haches, nos ciseaux et nos vrilles, dont
quelques-uns leur seront sans doute tombés entre les
mains aux époques où les voyageurs français et an-
glais ont visité ces contrées, et qui leur auront servi de
modèles. Ils attachaient un grand prix à ces outils, à
cause de l'utilité dont ils leur étaient dans leurs tra-
vaux.
L'adresse et l'habileté avec lesquelles ils manient
leurs différentes armes, et les cicatrices que portent
plusieurs d'entre eux, prouvent que dans certaines oc-
casions il s'élève entre eux des querelles suivies de
combats. Mais nous pouvons assurer qu'ils ne sont pas
continuellement en état d'hostilité avec leurs voisins,
et que les naturels de la Terre-de-Feu ne sont nulle-
ment ennemis de ceux du continent car nous : les avons
vus £3 rendre réciproquement des visites, et ce ne
peut être que dans quelques circonstances fortuites
.

qu'il survient entre eux des différends, toujours promp-


tement terminés.
Il est très difficile de dire de combien d'individus
se compose une tribu si, quand
ou famille, ou de savoir
ils se trouvent réunis au nombre de soixante ou
soixante -dix, ils se considèrent comme parents et
308 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

comme formant une même société. Nous avons seule-


ment remarqué que huit ou dix demeuraient ensemble
dans la même hutte, et que, bien que leurs habitations
pussent en contenir davantage, chaque famille cepen-
dant n'allait presque jamais au delà de ce nombre, et

que chacun avait soin de se pourvoir des vivres et du


chauffage qui lui étaient nécessaires, ainsi que de veil-

ler à l'éducation des enfants et d'entretenir l'habita-


tion et le canot.
Ce sont les femmes qui ont soin de ramasser les co-
quillages, les fruits et les herbes pour la subsistance

de la famille, de faire la provision de bois et d'eau


pour les besoins journaliers, de tenir le canot toujours
propre et sec, ce qui les oblige souvent de se mettre
dans l'eau jusqu'à la ceinture, de ramer quand on va 1
en mer, et enfin d'élever leurs enfants. En remplissant
ce devoir, elles veillent avec la plus grande sollicitude
à les préserver des maladies et des accidents ordinaires
à l'enfance, mais qui, chez ces sauvages, sont d'une na-
ture moins rebelle que dans les sociétés civilisées.
Les hommes, au lieu de prendre part aux travaux
de leurs femmes, se réservent entièrement pour d'au-
tres occupations, telles que la chasse et la pêche, la

construction de leurs canots, de leurs huttes, et la con-


fection de leurs armes. Mais leurs travaux ne sont ni
aussi pénibles ni aussi continuels que ceux de leurs
malheureuses compagnes ; aussi les voit-on la plupart
du temps accroupis autour du feu ou couchés au bord
de la mer, tandis que les femmes sont sans relâche
occupées des travaux et des soins indispensables à l'en- 1
tretien de leurs familles.
Nous n'avons pu nous procurer aucune information
EXPLORATION DU DETROIT DE MAGELLAN 309

sur leurs mariages, ni sur les cérémonies qui les ac-


compagnent, ni à quel degré de consanguinité ils s'in-

terdisent de former des liaisons.


Toutefois nous avons été frappés de l'immense dis-
proportion qui existe dans le nombre respectif des in-
dividus des deux sexes; car dans toutes les familles
ou tribus que nous avons vues, il paraissait y avoir
trois hommes au moins pour une femme. Nos rensei-
gnements sur ces peuplades sont trop imparfaits pour
pouvoir expliquer cette disproportion, qui est néces-
sairement une des principales causes du peu d'accrois-
sement de la population parmi elles.

Leur idiome est si difficile que personne de notre


équipage ne put parvenir à le comprendre. Il ne paraît
pas très riche en expressions, et la prononciation en
est presque entièrement gutturale , de manière que le

même mot prononcé par deux individus différents n'a

aucune ressemblance. C'est pour cette raison que nous


n'avons jamais pu comprendre la moindre chose à ce
qu'ils nous disaient, ni même reproduire les sons qu'ils
faisaient entendre ; tandis qu'au contraire ils répétaient
tout ce qu'ils nous entendaient dire avec la plus grande
facilité et une étonnante promptitude. Un mot qu'ils

prononçaient presque à chaque instant est pecheri, que


nous traduisîmes par cime. Bougainville a donné le

nom de Pecheri à ces Indiens, à cause de l'usage conti-


nuel qu'ils font de ce mot.
Ils nous ont paru d'un caractère tranquille et bien-
veillant. Ils n'ont jamais cherché à nous dérober la
moindre chose, quoique la vue de nos outils et de nos
autres instruments dût leur inspirer le plus vif désir de
les posséder, même à quelque prix que ce fût. Peut-
310 VOYAGE AUTOUR DU MONDE

être bien que cette modération de leur part provient


plutôt du sentiment de leur infériorité que d'aucun
principe moral ou 4e la conscience de ce qu'il peut y
avoir d'injuste à s'emparer de la propriété d'autrui.
C'est à leur conduite paisible et aux soins de notre

commandant, don A. de Cordova, que nous devons at-


tribuer la parfaite harmonie et la bienveillance réci-
proque qui n'ont jamais cessé un instant d'exister
entre eux et nous pendant tout le temps que nous
avons été parmi eux; et nous ajouterons, comme une
preuve de leurs dispositions pacifiques, que nous ne les

avons jamais vus se quereller, ni même remarqué le

moindre mouvement de colère de leur part. Néanmoins


ces dispositions pourraient bien être l'effet naturel de
l'excessive indolence et de la paresse où ils sont plon-
gés, deux motifs qui expliquent le peu de progrès qu'ils |
ont fait dans la civilisation.

La curiosité, qui paraît être le trait caractéristique y


et dominant de l'espèce humaine, n'a guère fait de

progrès dans le cœur des habitants pu détroit de Ma-


gellan. Rien de ce que nous leur offrîmes ne parut .

exciter en eux ni admiration ni étonnement, ni même


le plus faible désir de le mieux connaître. Pour pouvoir
admirer les productions de l'art, il est indispensable de

posséder au moins les premières idées de ces produc-


tions.
Mais ces hommes simples considèrent les ouvrages
les plus parfaits et les plus compliqués du même œil
qu'ils voient les lois et les phénomènes de la nature,

et à leurs yeux il n'y avait pas de différence entre la


composition du mât de notre frégate et l'arbre qui
s'élève spontanément dans leurs forêts. L'orgueilleux
EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 311

Européen qui, après s'être exposé à de nombreux dan-


gers pour arriver aux régions qu'ils habitent, pense
qu'il s'abaisse beaucoup en consentant seulement à
s'entretenir avec eux, ne peut être que très mortifié en
voyant la parfaite indifférence avec laquelle ils regar-
dent les productions les plus récentes de notre indus-
trie et de nos arts.

FIN
TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos 5

PREMIER VOYAGE AUTOUR DU MONDE


sur l'escadre de magellan
Préface du traducteur 11

Livre premier. — Départ de Séville jusqu'à la sortie


.'
du détroit de Magellan.. 31

Livre II. — Sortie du détroit jusqu'à la mort du


capitaine Magellan et notre départ de Zubu 61

Livre III. — Départ de Zubu jusqu'au départ des


îles Malucco 115
Livre IV. — Retour des îles Malucco en Espagne 169

DÉCOUVERTE DU DÉTROIT DE LE MAIRE........ 191

EXPLORATION DU DÉTROIT DE MAGELLAN 237

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