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Revue d'histoire de l'Amérique française

La Nouvelle-France, 1604-1627
Marcel Trudel

Volume 19, numéro 2, septembre 1965

URI : https://id.erudit.org/iderudit/302465ar
DOI : https://doi.org/10.7202/302465ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Institut d'histoire de l'Amérique française

ISSN
0035-2357 (imprimé)
1492-1383 (numérique)

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Citer cet article


Trudel, M. (1965). La Nouvelle-France, 1604-1627. Revue d'histoire de l'Amérique
française, 19(2), 203–228. https://doi.org/10.7202/302465ar

Tous droits réservés © Institut d'histoire de l'Amérique française, 1965 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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LA NOUVELLE^FRANCE, 1604*1627*
De 1524 à 1603, il n'y avait eu que de vaines tentatives
à raconter ; partout en Amérique, la France avait échoué : dans
le Saint-Laurent en 1543, au Brésil en 1560, en Floride en 1565,
une nouvelle fois dans le Saint-Laurent en 1600, enfin sur Pîle
de Sable en 1603 ; la Nouvelle-France ne parvenait nulle part à
se maintenir. Il en était de même pour l'Angleterre, dans ses
tentatives. A l'ouverture du dix-septième siècle, tout ce qui est
au nord de la Floride demeure inaccessible à l'Europe.
Toutefois, comme elle fréquente chaque année les côtes des
"terres neuves" pour y pratiquer la pêche, la France acquiert
peu à peu l'expérience du littoral; la fourrure, qu'on emportait
d'abord comme un produit de surcroît, devient, d'une année
à l'autre, l'article qu'on recherche pour lui-même ; avec les indi-
gènes traiteurs, on s'aménage des rendez-vous fixes; le Saint-
Laurent, cette grande voie de pénétration que l'on connaît depuis
1535, est familière aux Français, en même temps que l'Acadie
mystérieuse les fascine. A la fin de cette période 1524-1603, il
paraît de plus en plus certain que le nord-est de l'Amérique sera
le lot exclusif de la France.
Influencé surtout par Champlain, de Monts opte d'abord
pour l'Acadie et s'installe dans l'île Sainte-Croix, comme en une
demeure provisoire d'où il cherchera un lieu définitif: après
un hivernement désastreux, il déménage dans la grande baie de
Port-Royal, à l'embouchure d'une vallée riche en belles terres,
mais c'est toujours en attendant de trouver le long du littoral
atlantique un lieu idéal de colonisation: ce lieu, on le cherche
en vain jusqu'au cap Cod et, au moment où l'on projette de
s'établir plus au sud, vers le New-York d'aujourd'hui, la société
* Conclusion du vol. II de l'Histoire de la Nouvelle-France: Le
comptoir, 1604-1627 (cet ouvrage est actuellement sous presse).
[203]
204 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

commerciale du sieur de Monts se dissout, son monopole ayant


été révoqué.
Séjour acadien, de 1604 à 1607, qui n'aura pas été inutile:
on s'est adapté au climat américain; du Cap-Breton au cap
Cod, on connaît enfin le détail de la côte; la cartographie aca-
dienne est devenue française et se conforme à la réalité; des
relations durables sont maintenant établies avec les Souriquois,
les Etchemins et les Almouchiquois ; on a éprouvé la fertilité du
sol; la traite des fourrures est de bon rapport; et l'on espère
toujours découvrir des mines. Bref, a-t-on lieu de croire, la
Nouvelle-France sera une Nouvelle-France acadienne, avec
façade sur l'Océan.
Or, sous l'influence de Champlain, on opte en 1608 pour
le Saint-Laurent: de Monts, qui ne peut plus compter que sur
un monopole d'un an, envoie Champlain construire une Habi-
tation à la pointe de Québec. Les Français connaissaient la
fertilité des basses terres du Saint-Laurent; ils s'attendaient, là
aussi, à trouver des mines ; ils espéraient surtout y découvrir ce
passage que l'Acadie ne fournissait pas, pour atteindre l'Asie;
ils comptaient, pour le commerce, sur une vaste ligue d'indi-
gènes, qui rejoignait l'intérieur du continent; enfin, ils espé-
raient bien n'avoir pas à y souffrir de la concurrence euro-
péenne, comme sur les bords de l'Atlantique.
Les ressources désormais seront divisées et les Français
vont travailler dans la dispersion. De Monts et les vice-rois qui
lui succèdent, vont porter leurs efforts sur l'établissement du
Saint-Laurent, cependant que Poutrincourt, l'associé des pre-
mières années, essaie à partir de 1610 et avec des moyens de
fortune, de donner à Port-Royal une vie de colonie, qui, en fait,
n'en sera une que de comptoir. A cette tentative acadienne se
joint madame de Guercheville. Des disputes l'amènent à se
séparer de Poutrincourt: une nouvelle dispersion des forces se
produit, lorsque madame de Guercheville, en 1613, tente d'établir
la colonie de Saint-Sauveur; mal située et mal défendue, Saint-
Sauveur disparaît après un mois et demi, sous l'attaque des
Anglais de Virginie, et ceux-ci, du même coup, rasent ce qui
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627
205

reste de Sainte-Croix et l'Habitation de Port-Royal. Au cours


d'une guerre civile qu'a soulevée le vice-roi Condé, Poutrincourt
meurt en France; son fils Biencourt n'a plus qu'une seule
activité: fournir des fourrures aux marchands de La Rochelle;
il abandonne même Port-Royal, que son père avait eu en sei-
gneurie, pour s'installer à l'extrémité sud de la péninsule aca-
dienne, au cap Nègre, où va se maintenir son successeur, Charles
de La Tour.
Établi en 1608, le poste de Québec avait été bien lent à se
développer: du premier hiver, il n'avait survécu que huit per-
sonnes; et pendant plusieurs années, il n'y aura toujours là
qu'une vingtaine d'hivernants. Privé des privilèges du mono-
pole, de Monts avait dû, en 1612, laisser Québec comme un
entrepôt, aux marchands de La Rochelle. Puis, à la fin de 1612,
le Saint-Laurent redevient, d'une façon définitive, un domaine
réservé au monopole, sous la direction active d'un vice-roi: les
associés de Rouen et de Saint-Malo et, après eux, les de Caën
peuvent exploiter la traite dans un climat de stabilité relative.
A la fin de 1627, après un quart de siècle d'une présence
française continue, la Nouvelle-France n'est encore faite que
de bien faibles établissements, répartis sur deux régions nord-
américaines. En Acadie, peut-être poursuit-on la traite en l'île
Sainte-Croix, en l'île Emenenic de la rivière Saint-Jean et dans
cette baie de Port-Royal qui avait été, un temps, un centre de
colonisation avec terres en culture et moulin en marche. Vingt
années de présence française en cette région n'ont laissé, en
1627, qu'une vingtaine de personnes et une Habitation (celle du
cap Nègre), qui n'est qu'un entrepôt à fourrures.
L'autre partie de la Nouvelle-France, dite Canada, est
constituée du Saint-Laurent. De Québec se développe une acti-
vité qui a, pour raison principale, la traite: à Miscou, les de
Caën maintiennent une Habitation, qui sert aux traiteurs et aux
pêcheurs ; l'île Percée et Gaspé ne sont que des étapes portuaires ;
à Matane, seuls ont déjà hiverné des contrebandiers de la four-
rure ; Tadoussac, comptoir où aboutissent les pelleteries du nord,
est un port d'attache que ne dépassent pas encore les navires
206 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

océaniques. En remontant le fleuve, nous ne trouvons que


deux Habitations: la première, au cap de Tourmente, dans la
baronnie de Guillaume de Caën, Habitation tenue par huit per-
sonnes, qui s'occupent d'élevage; la seconde est celle de Québec,
qui ne compte encore que 72 personnes. Beaucoup plus haut, sur
la même rive nord, nous avons le comptoir saisonnier des Trois-
Rivières et, sur la rive sud, celui du cap de Victoire. Plus à l'in-
térieur, chez les Algonquins, chez les Népissingues et chez les
Hurons, 4 ou 5 Français, avec deux missionnaires (l'un jésuite,
l'autre récollet). Un siècle après sa découverte par Verrazano,
il n'y a en Nouvelle-France que 107 personnes.
Pour Verrazano, la Nouvelle-France devait être l'ensemble
du continent nord-américain, depuis la Floride espagnole jusqu'à
l'extrême nord; et c'est ce que la France revendiquera, en
principe, pour la Compagnie des Cent-Associés. Or, sur ce
continent, la Nouvelle-France n'occupe en 1627 qu'un bien petit
espace et elle est fort dénuée numériquement, en regard des
autres colonies de l'Europe. L'Angleterre a implanté sa Virginie,
qui compte maintenant 2,000 habitants; les Pays-Bas ont mis
en place, sur le fleuve Hudson, une Nouvelle-Néderlande où
vivent quelque 200 colons, dont plus de la moitié sont d'expression
française ; une Nouvelle-Angleterre, avec environ 310 habitants,
occupe ce pays où les Français avaient en vain cherché un lieu
idéal de colonisation; l'Acadie elle-même n'est plus, pour l'An-
gleterre, qu'une Nouvelle-Ecosse qui s'étend de la rivière Sainte-
Croix à Tadoussac et de la Gaspésie au cap de Sable ; quant aux
établissements anglais de Terre-Neuve, ils contiennent autant
d'habitants que la Nouvelle-France tout entière; enfin, il faut
dès maintenant retenir un fait dont l'importance ne sera mesurée
qu'un demi-siècle plus tard : les Anglais ont pénétré en 1610 dans
la baie d'Hudson; en outre de quelques voyages d'exploration,
ils ont hiverné par trois fois (1610-1611, 1612-1613, 1619-1620)
dans cette région qui est le déversoir naturel des grandes voies
de la fourrure nord-américaine.
Le total de la population anglaise et hollandaise, fixée en
Amérique du nord, fait paraître bien ridicule celui de la Nou-
velle-France :
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 207

Virginie 2,000
Nouvelle-Néderlande 200
Nouvelle-Angleterre 310
Terre-Neuve 100
population anglaise et hollandaise 2,610
population de la Nouvelle-France 107
La population des établissements anglais et hollandais est
donc 26 fois celle de la Nouvelle-France; et nous avons vu
que le plus fort groupe d'expression française, ce n'est ni en
Acadie ni au Canada qu'il faut le chercher, mais dans la colonie
hollandaise, en Nouvelle-Néderlande.
La supériorité de ces colonies rivales ne tient pas seulement
du nombre (le nombre n'a qu'une valeur relative et diverses
circonstances peuvent le renverser), mais encore de la situation
géographique et des ressources économiques. Elles ont, même la
Nouvelle-Néderlande, cette économie diversifiée que Champlain
réclamait pour la Nouvelle-France en 1618; pour sa part, la
Virginie a déjà une économie florissante, celle du tabac, qui
appelle une abondante immigration. De plus, situées sur l'océan,
ces colonies disposent d'une communication constante avec
l'Europe, elles peuvent toute l'année commercer facilement entre
elles et avec l'Amérique espagnole, alors que, la colonie lauren-
tienne est coupée de sa métropole sept ou huit mois par an et
n'entretient aucun commerce ni avec l'Acadie française ni avec
d'autres colonies européennes; le reste du temps, comme la
fourrure, seul objet de son activité, appartient à une compagnie
de faible envergure, il ne vient qu'un ou deux navires par an;
il n'en vient pas davantage en Acadie, faute d'une organisation
plus importante.

Nouvelle-France, donc, très pauvre numériquement, avec


ses 107 personnes de 1627. Et si l'on retient le nombre de ceux
qui sont ou semblent fixés pour de bon au pays (c'est-à-dire
de ceux qui n'ont plus de domicile régulier hors de la Nouvelle-
France), nous arrivons à un résultat bien plus décevant encore:
en Acadie, il n'y a guère que le jeune La Tour qui semble avoir
208 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

opté désormais pour la Nouvelle-France; au Canada, sans


compter Champlain, parce qu'il a femme et domicile à Paris, nous
pourrions dénombrer le ménage Pivert, du cap de Tourmente;
à Québec, la veuve Hébert et son fils Guillaume, les ménages
Couillart, Desportes et Martin; en y ajoutant les religieux, logés
dans des couvents fixes (mais c'est peut-être là mauvais calcul,
puisqu'ils vont et viennent entre la France et Québec), nous
arrivons à un total de quelque 25 personnes...
Parmi les 107 personnes de 1627, l'élément féminin est ex-
trêmement rare ! Au cours de cette période, il n'est pas venu
une seule Européenne en Acadie; et la première qui apparaît à
Québec, seulement en 1616, semble être Marguerite Vienne. Qu'y
a-t-il de femmes en Nouvelle-France, en 1627 ? En Acadie,
aucune ; au Canada, cinq femmes et six fillettes :
à Québec la veuve Marie Rollet
Guillemette Hébert, femme de Couillart
Louise Couillart, 3 ans
Marguerite Couillart, 1% an
Françoise Langlois, femme de Desportes
Hélène Desportes, 7 ans
Marguerite Langlois, femme de Martin
Marguerite Martin, 3 ans
Hélène Martin, 6 mois
au cap de Marguerite Lesage, femme de Pivert
Tourmente une fillette, leur nièce
Cette rareté de l'élément féminin explique facilement que
la population ne se renouvelle pas d'une façon importante. En
Acadie, aucun mariage; au Canada, nous n'en constatons que
deux:
au début de l'été 1618 Etienne Jonquest et Anne Hébert
le ou vers le 26 août Guillaume Couillart et Guillemette
1622 Hébert.
De naissances, on ne compte en Acadie qu'une métisse, fille
du jeune La Tour et d'une Souriquoise, en ou vers 1626; au
Canada, on n'en connaît que 7, toutes à Québec :
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 209

en 1619 ou au début de 1620 enfant anonyme d'Etienne


Jonquest et d'Anne Hébert ; il meurt aussitôt, semble-t-il.
en 1620 Hélène Desportes
en octobre 1621 Eustache Martin
en janvier 1624 Marguerite Martin
en janvier 1625 Louise Couillart
en août 1626 Marguerite Couillart
en juin 1627 Hélène Martin.
Huit naissances en un quart de siècle...

Nous n'avons pas ce qu'il faut pour évaluer le nombre de


ceux qui, de 1604 à 1627, sont venus, un moment ou l'autre en
Nouvelle-France: nous n'en connaissons nommément que 393.
Nous aurions aimé savoir de quelles parties de la France ils
venaient, qu'ils fussent recrues ou visiteurs: or, des 393 per-
sonnes connues, il n'y en a que 166 dont on sache au moins la
province d'origine. Mis à part les 7 personnes qui sont nées
à Québec et qui vivent encore en 1627, les deux Anglais de
Virginie (Argall et Turnell), un Croate, un Grec et deux nègres,
voici ce que donne notre enquête sur l'origine provinciale de
153 personnes:
Normandie 53 Picardie 3
Île-de-France 29 (sans compter les
(dont 22 de Paris Poutrincourt)
même) Saintonge 3
Bretagne 25 Anjou 1
Champagne 13 Auvergne 1
Aunis 9 Berry 1
Gascogne 6 Bourgogne 1
(dont 5 du pays Dauphiné 1
basque) Lyonnais 1
Perche 3 Orléanais 1
Poitou 1
Provence 1
Dans ce tableau, c'est le nord de la France qui compte le
plus: la Normandie vient en tête, suivie de loin par Pîle-de-
210 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

France (surtout Paris), la Bretagne et la Champagne. L'im-


portance de la Normandie et de la Bretagne s'explique facile-
ment : ce sont les provinces qui, depuis des temps immémoriaux,
envoient des navires en Amérique; c'est de la Normandie et
de la Bretagne qu'ont lieu la plupart des embarquements et des
hommes importants comme les de Caën viennent de la Norman-
die. Le rôle de l'Île-de-France est aussi facile à comprendre, à
cause de la capitale et parce que le siège des vice-rois est à Paris,
et encore parce que Champlain, qui travaille au recrutement, est
domicilié à Paris. Le rôle de la Champagne, éloignée en prin-
cipe des expéditions maritimes, était inattendu: il vient de ce
que le Picard Poutrincourt et les La Tour demeuraient en Cham-
pagne. Certaines provinces de l'intérieur (Anjou, Berry, Bour-
gogne, Dauphiné, Lyonnais et Orléanais) n'apparaissent au
tableau que parce qu'elles sont les provinces d'origine de quel-
ques-uns de nos missionnaires : sur les 153 personnes dont nous
parlons, ces provinces n'ont envoyé aucun laïque.
Toutefois, si la documentation eût été plus abondante ou plus
révélatrice, le tableau s'en fût peut-être trouvé bien modifié.
D'autres provinces, surtout les provinces maritimes du sud-
ouest, auraient pu être mieux représentées: dans la Saintonge
et dans l'Aunis, le gouverneur de Monts fit sans doute beaucoup
de recrutement; le Poitou, voisin de La Rochelle, a dû fournir
bien davantage que ce que nous savons. Un texte, celui du ré-
collet Le Baillif (écrit à la fin de 1621 ou au début de 1622),
nous donne peut-être une idée plus juste de l'importance qu'a eu
l'apport de telle ou telle province: lorsque la Nouvelle-France
fait ses adieux à ceux qui l'ont soutenue jusque-là, elle salue, en
particulier, les Basques, "nation vaillante" ; les Poitevins, qu'elle
a tant aimés; les "généreux Bretons que j'ay tant caressés"; la
Normandie, "que j'ay tant affectionnée"; la Picardie, "que je
cherissois tandrement à l'esgal de mes yeux" *. Si le récollet a
bien vu les choses, il faudrait conclure que, vers 1621, les pro-
vinces à jouer le rôle le plus important, seraient la Gascogne
avec ses Basques, le Poitou, la Bretagne, la Normandie et la
Picardie, toutes provinces situées sur la mer.
1
Plainte de la Nouvelle-France, 10s.
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627
211

Cette petite population de la Nouvelle-France, même à


Québec où s'est formé le groupe le plus compact, est aussi dé-
munie qu'on pouvait l'être au siècle précédent. De novembre
à avril, elle est isolée de l'Europe ; et il arrive même que, pour les
mois navigables, on ne lui laisse aucune barque : si, dans un cas
de nécessité, on veut descendre à Gaspé, il faudra d'abord se
construire une barque. Quant aux vivres, on ne lui en accorde
que pour l'hiver, sûr qu'on est de revenir le printemps suivant,
mais que le retour de France soit le moindrement retardé,
voilà nos hivernants de Québec qui crient famine! Champlain
réclamera en vain qu'on laisse des vivres pour deux ans. On pou-
vait résoudre partiellement ce problème en élevant du bétail ; en
Acadie, il en était venu dès 1606, mais, à Québec, le bétail prend
du temps à arriver: la carte de 1613 est le premier document qui
en fasse mention, et les bêtes devaient être en bien petit nombre,
puisqu'on n'en parle nulle part ailleurs; le premier troupeau
important est dû à Guillaume de Caën vers 1623, soit une quin-
zaine d'années après la fondation de Québec. Dans le Saint-
Laurent, on n'a encore ni moulin à vent ni moulin à eau, quand
l'Acadie avait eu son moulin à eau dès 1606. On n'a même pas
de charrue pour labourer la terre.
Cette société n'est organisée que d'une façon bien sommaire.
Quatre ans après la fondation de Québec, on avait songé à
mettre en place des institutions: en 1612, Champlain reçoit les
pouvoirs d'établir une administration judiciaire et de publier
des ordonnances, mais il n'y avait peut-être pas une quinzaine
d'hivernants... Ces pouvoirs lui sont renouvelés en 1620 et
nous avons vu sur pied, l'année suivante, un appareil adminis-
tratif: Louis Hébert est procureur du roi; Gilbert Courseron,
lieutenant du prévôt; Nicolas, greffier de la Juridiction; le 12
septembre 1621, Champlain publie ses premières ordonnances,
pour une cinquantaine d'hivernants; enfin, en 1625, on ad-
joint à Champlain un lieutenant (son beau-frère Boullé) et un
enseigne (Destouches). Que reste-t-il, en 1627, de cette cons-
truction institutionnelle? Le lieutenant Boullé est encore en
fonction, mais l'enseigne est parti sans être remplacé; Hébert
décédé ne paraît pas avoir de successeur en la charge; nous
212 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

n'entendons plus parler ni de Courseron ni de Nicolas (et son


greffe, s'il a existé, a disparu) ; nous ne savons rien ni du con-
tenu des ordonnances ni de leur application.
On a aussi instauré le régime seigneurial. En Acadie, le
31 août 1604, Poutrincourt se fait concéder Port-Royal et, en
1614, il s'en déclare toujours seigneur; en 1611, madame de
Quercheville obtient en seigneurie toute TAcadie (hors Port-
Royal). Le 3 janvier 1624, Guillaume de Caën reçoit, dans le
Saint-Laurent, la "Seigneurie & Baronnie" du cap de Tourmente,
qui comprend l'île d'Orléans; le 28 février 1626, Louis Hébert
devient titulaire de deux fiefs (l'un sur le Cap-aux-Diamants,
l'autre sur la Saint-Charles) ; le 10 mars suivant, les jésuites
obtiennent un fief qui donne sur le Saint-Laurent et sur la
Saint-Charles. Il n'y a quand même ni société ni vie seigneu-
riale : en Acadie, on ne voit nulle part qu'avant 1615 il y ait eu
concession de terres, et l'on sait qu'après, Biencourt et La Tour
ne font aucun peuplement; madame de GuercheviUe, pour sa
part, n'intervient plus dans son immense seigneurie acadienne,
après l'échec de Saint-Sauveur; dans le Saint-Laurent, les fiefs
sont concédés sans que l'on précise encore les droits et devoirs
des seigneurs. D'ailleurs, en 1627, l'un de ces fiefs (celui
d'Hébert sur la Saint-Charles) est sans habitant; deux autres
(le fief d'Hébert sur le cap et celui des jésuites) ne contiennent
guère que leurs propriétaires; le quatrième, la baronnie du cap
de Tourmente, n'a que 7 ou 8 personnes, toutes au service immé-
diat du titulaire. Et puis, comment ces fiefs dispersés auraient-ils
pu produire une vie seigneuriale commune ?
Aucune vie paroissiale, non plus; les cadres religieux ne
sont pas encore posés, ni en Acadie, où il n'y a plus un seul
prêtre, ni au Canada, où les religieux ne jouent, en somme,
auprès de la population française, qu'un rôle d'aumôniers. Nous
sommes peu renseignés sur le déroulement de la vie religieuse
elle-même. On sait qu'en Acadie, du temps des jésuites, on
faisait en public les prières du matin et du soir, il y avait messe
quotidienne sur semaine, et grand'messe les dimanches et jours
de fête: Lescarbot nous parle de service divin, "chanté en Mu-
sique" de la composition de Poutrincourt; on a fait la procès-
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 213

sion solennelle de la Fête-Dieu. A Québec, parce que les récollets


sont les plus anciens desservants de l'Habitation, leur supérieur
exerce, en quelque sorte, les fonctions curiales ; entre eux et les
jésuites, on n'entend aucune dispute de privilèges, sans doute
parce que les privilèges sont le propre d'une société organisée.
Dans cette vie religieuse, nous notons ce jubilé de 1618, dont les
visites, faute d'églises, ont été faites dans de petites cabanes
autour de Québec ; une dévotion particulière à saint Joseph, choisi
en 1624 pour patron du pays 2 ; une réception de jeunes tertiaires
de Saint François 3 et une direction soignée des consciences 4.
Point d'institution scolaire encore, même si les récollets
initient quelques rares indigènes à la vie française, avant de
les envoyer étudier et se faire baptiser en France. Aucun texte
n'établit que les récollets d'avant 1629 aient servi de maîtres
d'école auprès de la population française: d'ailleurs, un seul
garçon, Eustache Martin, atteint l'âge scolaire pendant cette
période. Bien que l'on rédige ici des œuvres importantes (les
Muses de Lescarbot, les livres de Champlain, les dictionnaires
de langues indigènes), on ne signale nulle part de bibliothèque;
le seul ouvrage que nous voyons circuler à Québec quelques
semaines, est Y Anticoton, que fait brûler le catholique Gravé.
De théâtre, nous ne connaissons que le Théâtre de Neptune,
ce spectacle que Lescarbot improvise sur les eaux de Port-Royal,
en 1606 : c'est le premier spectacle théâtral présenté en Amérique,
au nord de la Floride, mais il faudra ensuite attendre l'époque
des Cent-Associés.
Pour agrémenter cette vie sociale, les Français ont certai-
nement remis en vigueur en Nouvelle-France les coutumes qui
2
Dans sa lettre de 1624, le récollet Le Caron écrit: "Nous avons
depuis ce temps là fait une grande solennité, où tous les habitans se sont
trouvés, & plusieurs Sauvages, par un vœu que nous avons fait à saint
Joseph, que nous avons choisi pour le Patron du païs, & protecteur de
cette Eglise naissante" (lettre dans Le Clercq, Premier établissement de
la foi, I : 287s.).
3
L e Clercq, op. cit., I : 227 (il (s'agit de trois enfants des habitants).
4
Le jésuite Lalemant a vu à faire faire des confessions générales
à la plupart des gens de l'Habitation ; il veille avec soin sur la cons-
cience de Champlain et d'un nommé Gaumont (Lalemant à son frère,
1er août 1626, RJ, IV: 216, 226).
REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE
214

marquaient de gaieté le cycle de l'année, mais les documents sont


très pauvres en information : ils nous disent seulement qu'on a
tiré la fève des Rois, chez les Hurons, en 1624 5 et qu'on a planté
le mai en 1625 6. Pour garder ses gens en bonne humeur, au
cours de l'hiver 1606-1607, Champlain avait fondé YOrdre de Bon
Temps: cet Ordre joyeux de gens bien nourris ne fait plus
parler de lui, les années suivantes.
Si, tout compte fait, on a échoué dans cette tentative de
reconstituer en Nouvelle-France une société européenne, il faut
aussi parler d'échec dans l'effort missionnaire. L'œuvre d'évan-
gélisation, que la France annonçait avec emphase depuis les en-
virons de 1540, n'avait commencé qu'en 1610: pressé par Pou-
trincourt qui veut se faire du capital auprès des autorités
de Paris, le séculier Flesché se montre prodigue du baptême ; sans
s'assurer de leur formation religieuse, il baptise 80 indigènes
(140, selon Lescarbot) ; quand les jésuites s'amènent en 1611,
ils se montrent beaucoup plus exigeants sur les aptitudes au chris-
tianisme, ce qui fait qu'au bout de deux ans, ils n'ont baptisé
qu'une vingtaine d'indigènes, presque tous de petits enfants. En
1613, l'Acadie redevient un pays sans prêtre jusqu'en 1620,
lorsque des récollets de la province religieuse d'Aquitaine vien-
nent y missionner jusqu'en 1624: toutefois, nous ne connaissons
rien de leur travail, et nous avons plutôt l'impression qu'ils n'ont
servi que d'aumôniers auprès des hivernants. Dans le Saint-
Laurent, les premiers missionnaires arrivent en 1615 : le récollet
Le Caron s'en va tout de suite hiverner en Huronie, où son
travail ne semble donner aucun résultat immédiat; le mission-
naire revient à Québec en 1616. On rouvre la mission huronne en
1623 et elle se ferme de nouveau en 1625, par la disparition du
Père Viel; on y reprend l'œuvre dès 1626. Les récollets avaient
aussi passé deux hivers chez les Népissingues (en 1621-1622 et
en 1624-1625). Pendant toute cette période, récollets et jésuites
missionnent chez les Montagnais, dans les environs de Québec,
5
6
Sagard, Histoire (éd. Tross), I : 221.
Le jésuite Lalemant écrit qu'en 1625 on fit cette cérémonie, mais
que, à cause de l'hiver qui s'était prolongé, il avait fallu traîner le "may" sur
la neige, et en marchant sur des raquettes (Lalemant à son frère, 1er août
1626, RJ, IV: 192).
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627
215

à Tadoussac ou à l'occasion de la traite des Trois-Rivières et du


cap de Victoire. Qu'a donné tout ce travail des années 1610-1613
et 1615-1627 ? En Acadie, une centaine de baptêmes, dont un bon
nombre administrés à l'article de la mort; les néophytes survi-
vants, parce qu'ils sont mal préparés (ils voyaient surtout dans
leur baptême un symbole d'alliance avec les Français) et sur-
tout parce qu'ils sont laissés sans prêtre, ne pouvaient absolu-
ment pas constituer une chrétienté ; en 1627, le résultat mission-
naire d'Acadie est nul. Dans la vallée du Saint-Laurent, nous
avons compté 54 baptisés; or il en meurt 39 après le baptême
et nous connaissons deux adultes qui n'ont pas persévéré; il
reste donc une quinzaine d'indigènes chrétiens, après un travail
de douze ans . . . Il faut tenir compte, évidemment, des diffi-
cultés de ce travail missionnaire: la langue est un premier
obstacle d'envergure; de plus, toute religion étant liée à une
forme de civilisation, les indigènes ne pouvaient abandonner la
leur, simplement sous des considérations de caractère intellec-
tuel: les incidents qui se sont produits lors de certaines inhu-
mations, le démontrent bien. Et les missionnaires manquent des
moyens nécessaires: la Société de commerce, qui a la charge du
transport et de l'entretien des religieux, est elle-même limitée
dans ses ressources et se contente du strict nécessaire; les ré-
collets, pour leur part, sont peu nombreux : certaines années, ils
ne sont que deux ou trois ; en 1616-1617, il n'y a qu'un seul prêtre
en toute la Nouvelle-France. Les récollets auraient voulu compter
sur l'aide indigène, mais, au moment où il semblait bien en
train, leur projet de séminaire a avorté: on se contente donc
d'envoyer des indigènes en France, mais, quand ils reviennent
après un séjour européen plus ou moins long, ils sont ou bien tout
à fait dépaysés ou inconstants; il n'y a guère que le Huron
Amantacha (dit Louis-de-Sainte-Foi) qui ait été de quelque
utilité.
En d'autres domaines, le bilan est plus encourageant.
L'adaptation au continent est chose accomplie: l'Amérique
n'est plus pour les Français un monde réfractaire ; les tragédies
du seizième siècle, qui obligeaient à abandonner les lieux à cause
21g REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

de l'hiver et du scorbut, ne se reproduisent plus ; l'hiver de Sainte-


Croix en 1604-1605 et celui de Québec en 1608-1609 sont des
exceptions et, même dans ces cas, on n'abandonne pas pour autant
les tentatives d'établissement. Sans avoir redécouvert Yannedda,
on sait prévenir par une alimentation suffisamment riche les
effets désastreux du scorbut. On se bâtit selon les exigences de
l'hiver et l'on se munit d'avance de bois de chauffage. Selon la
saison, on a appris à utiliser les moyens indigènes de trans-
port : le canot, la traîne et les raquettes.
Plusieurs aspects du mode de vie des Amérindiens ont con-
quis les Français. Ceux-ci, par exemple, se sont habitués aux
mets américains, dont ils ont fait de nouveaux plaisirs de bouche ;
ils donnent avec enthousiasme dans l'usage du tabac; et, déjà,
l'on remarque chez eux ce goût particulier qu'ils auront longtemps
pour les "sauvagesses". Ils sont fascinés par ce monde d'où
sont absentes les contraintes sociales de l'Europe et où l'aventure
semble multiplier les forces de l'homme.
De son côté, l'indigène éprouve le besoin des produits de la
culture française: il aime s'habiller à la mode européenne et,
en particulier, porter le chapeau avec lequel il essaie d'agrémen-
ter ses salutations ; il a acquis le goût du pain et du sel, celui du
vin, et il commence à abuser de l'eau-de-vie. Même si le chanian,
pour sauver sa religion, s'applique à détruire l'influence du
prêtre, l'indigène accepte que son univers soit peu à peu envahi
par une autre civilisation. Cette pression sur l'univers indigène
par la culture française et la séduction que subit en même temps
cette dernière, sont justement une garantie de stabilité pour la
Nouvelle-France.
L'exploration est un autre domaine où l'on enregistre un
progrès important. Avant 1604, on connaissait bien mal le
littoral acadien; dans le Saint-Laurent, aucun affluent n'avait
été remonté et l'on s'était toujours buté sur les verrous de la
région montérégienne. A partir de 1604, on va connaître beau-
coup mieux et beaucoup plus. Pendant trois ans, on explore avec
soin le littoral atlantique, du Cap-Breton au eap Cod, et l'Acadie,
avec toponymie française, figure enfin avec assez d'exactitude
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 217

sur les cartes. Au Canada, Champlain examine en 1608 la


partie navigable du Saguenay; en 1609, il remonte tout le Ri-
chelieu et découvre le lac Champlain ; sur la rivière des Outaouais,
dont il a vu le cours inférieur en 1613, il poursuit sa route en
1615: il atteint le lac des Hurons, traverse le lac Ontario du
côté est, se rend en Iroquoisie et, à son retour en Huronie, va
visiter les tribus qui sont à Test du Détroit et au nord du lac
Érié, cependant que Brûlé explore le pays des Andastes, au
sud de Tlroquoisie. Vers 1623, Brûlé et Grenole découvrent le
lac Supérieur. Dans le premier quart du dix-septième siècle,
les Français ont enfin largement débordé au-delà des verrous
de Montréal.
Toutefois, ces explorations n'ont aucunement l'ampleur des
courses continentales des Espagnols au travers de l'Amérique
du sud ou dans le bassin du Mississipi, ni la hardiesse des voyages
anglais dans les régions nordiques: la découverte de la baie
d'Hudson et du fleuve Nelson, ainsi que les hivernements qu'y
font les Anglais ont nécessité beaucoup plus d'audace que pour
passer du Saint-Laurent aux Grands Lacs. Dans sa pénétration
de l'intérieur, Champlain paraît tout aussi timide que Cartier:
en 1608, il ne dépasse pas Chicoutimi, manquant ainsi la décou-
verte du lac Saint-Jean et des grandes rivières qui l'auraient
conduit à la baie d'Hudson, qu'il cherchait ; plus hardi ou mieux
soutenu, il aurait en 1609 dépassé le lac Champlain pour attein-
dre le fleuve Hudson et devancer les revendications hollandaises :
peut-être eût-il alors assuré à la Nouvelle-France cette deuxième
sortie sur la mer (et celle-là ouverte à l'année longue) que les
autorités françaises rêveront longtemps d'acquérir par les armes
ou par la politique. On s'étonne encore que, de la Huronie où
il passe tout l'hiver, Champlain ne se soit pas rendu au lac
Michigan et n'ait pas tenté de découvrir cette grande rivière
dont on lui disait qu'elle coulait vers le sud. Champlain ne man-
quait pas de courage ; il paraît s'être buté sur les barrières que
la politique indigène mettait sur la route des Français : barrière
sur le Saguenay, barrière entre les Algonquins et les nations
du nord, barrière de la Huronie ; pour ne point compromettre le
succès de la traite, Champlain n'a pas voulu forcer les obstacles.
218 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

Ce n'est pas par hasard que les grandes découvertes de l'ouest


ne surviennent que lorsque les Hurons, ces détenteurs du mono-
pole commercial des Grands Lacs, ont été dispersés.
Ce qu'il y a de mieux réussi dans cette période de la Nou-
velle-France, c'est le réseau de traite. Au début du siècle, les
Français ne faisaient des échanges qu'à Tadoussac et, semble-t-il,
avec les seuls Montagnais; en 1627, un immense réseau est
établi, qui pousse partout des ramifications. En Acadie, on a fait
une solide alliance avec les indigènes, de sorte que les Français
disposent de quatre routes de traite: la rivière Saint-Jean, la
rivière Sainte-Croix, la Pentagouët et (n'était-ce de la con-
currence anglaise) la Kennebec. Ces routes sont de portée res-
treinte, mais, dans le Saint-Laurent, le réseau a une envergure
quasi illimitée. Au comptoir de Tadoussac, arrivent par les
Montagnais les fourrures des nations du nord et il n'y a encore
personne dans les hauts du continent pour divertir cet appro-
visionnement; au comptoir des Trois-Rivières et, plus encore, à
celui du cap de Victoire, les grandes nations de la traite se
donnent rendez-vous chaque année: Montagnais du Saint-Lau-
rent, Algonquins de la rivière des Outaouais, Népissingues et
Hurons. Par ces derniers surtout, qui occupaient sur les Grands
Lacs le point d'arrivée des routes commerciales de l'intérieur,
on pouvait compter sur un ravitaillement inépuisable.
Certes, le maintien des relations avec ces diverses nations,
n'était pas chose facile. On a sans cesse à se défier des Mon-
tagnais, prompts à se venger et aussi prompts à offrir des
castors pour faire oublier les meurtres qu'ils commettent ; Cham-
plain réussit quand même à les faire passer sous son autorité : il
persuade ceux qui aspirent à devenir chefs, d'obtenir d'abord
l'approbation et l'appui des Français; les Montagnais se sou-
mettent à cette vassalité, le choix des chefs dépendra des Fran-
çais. Les autres nations étaient plus difficiles à dominer : leurs
visites de courte durée dans le Saint-Laurent et leur éloi-
gnement de Québec les rendaient moins vulnérables à l'influence
européenne. On eut comme recours habituel de laisser chez eux
des interprètes qui veilleraient à les amener chaque printemps
à la traite et à les convaincre de n'avoir pas d'autre déversoir
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 219

pelletier que le Saint-Laurent ; au besoin, ainsi qu'il arrive dans


une société où l'Église est liée à l*État, on envoie des mission-
naires qui, tout en travaillant à l'évangélisation, tenteront d'assu-
rer sur les indigènes une influence plus profonde que celle des
interprètes: par exemple, si l'on reprend l'œuvre missionnaire
de la Huronie en 1623, après une absence de sept ans, c'est sur-
tout parce qu'on craint que le marché huron s'articule sur l'Iro-
quoisie et le fleuve Hudson. L'hivernement du récollet La Roche
d'Aillon, en 1626-1627, au pays des Neutres, a pour objet
d'établir une route commerciale, plus courte des deux tiers, qui
passerait par le lac Ontario et le haut Saint-Laurent, pour rendre
la traite moins dépendante de la Huronie ; mais les Hurons, inté-
ressés à sauvegarder leur monopole, ruinent rapidement ce
projet.
Quant aux Iroquois, dont la confédération n'a pas encore la
consistance qu'elle acquerra vers le milieu du siècle, ils sont
toujours tenus à l'écart de ce grand réseau de traite. A cause
des rivalités de commerce, leur nation-sœur, celle des Hurons,
leur fait une guerre constante ; une autre nation-sœur, celle des
Neutres, les empêche de circuler vers le nord-ouest; les Algon-
quins leur bloquent la rivière des Outaouais; au sud de l'Iro-
quoisie, les Mahicans ont la maîtrise des hauts du fleuve Hudson.
Pendant plusieurs années, les Iroquois (c'est-à-dire, presque
toujours les seuls Agniers) n'ont pour seule ressource que de
pratiquer la petite guerre de course dans le Saint-Laurent. Déjà
en 1603, bien avant que Champlain n'entre en charge, les Fran-
çais s'étaient engagés à protéger les Montagnais contre les Iro-
quois; Champlain n'a pas le choix et, en 1609, il ne fait que
remplir les promesses de ses prédécesseurs. Alliés, d'une part,
avec les Mahicans que soutiennent les Hollandais et, d'autre
part, avec les Hurons, les Montagnais amènent ainsi les Fran-
çais à repousser les Iroquois sur deux fronts. Toutefois, ce
qu'on appelle déjà guerres iroquoises, ne mérite guère cette
appellation: les batailles de 1609, de 1610 et de 1615 ne sont,
en réalité, que des escarmouches entre groupes peu nombreux;
de part et d'autre, ce ne sont que des surprises individuelles, en
temps de paix comme en temps de guerre. Les Français n'en
220 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

souffrent pour ainsi dire pas : dans cette période d'un quart de
siècle, on ne connaît d'une façon certaine, qu'un seul Français
(Pierre Magnan) à tomber sous les coups des Iroquois, et
encore cela survient-il en Iroquoisie même, au cours d'une am-
bassade fort mal préparée. Toutefois, avec le recul du temps,
nous comprenons mieux la portée de certains événements qui
ont pu alors paraître de peu de conséquence: c'est au cours de
cette période que, refoulée et battue jusqu'en 1610, PIroquoisie
reprend confiance après sa victoire de 1615 et après la défaite
des Mahicans; elle va bientôt envahir la scène nord-américaine.
La mise en place de ce grand réseau de traite et sa con-
solidation par les relations qu'on entretient avec des indigènes
qui sont alors les plus puissants, ne peuvent faire oublier l'insi-
gnifiance numérique ni l'instabilité du peuplement français.
Comment expliquer que la Nouvelle-France, installée dans une
Acadie fertile, qui donne sur la mer et sur les pêcheries, installée
dans la vallée du Saint-Laurent dont les basses terres sont de
bon rapport et qui est un grand axe de pénétration nord-amé-
ricaine, comment expliquer que cette Nouvelle-France ne compte
encore qu'une centaine d'habitants ?
L'abondance des réponses nous embarrasse, parce qu'aucune
ne paraît apporter l'explication décisive. Peut-être, malgré les
nombreux essais du seizième siècle, l'idée de colonisation,
c'est-à-dire de reconstituer en Amérique d'une façon stable une
société européenne, est-elle une idée encore trop récente: elle
n'a pas atteint la masse du peuple (et c'est sur le peuple que
l'on compte pour faire un monde) ; elle n'a même pas con-
vaincu tout à fait l'élite, à qui il revient d'exciter et d'orienter
les déplacements de population; non seulement l'Amérique du
nord a mauvaise presse, mais des hommes d'État, comme Sully,
rejettent tout projet de s'établir au nord du 40€ degré; l'entre-
prise enthousiaste du Brésil en 1612-1614 démontre que la
France, fidèle à la publicité du seizième siècle, est bien plus
attirée vers le sud. Il faudrait donc un impératif très fort pour
que la France s'intéresse à une Nouvelle-France nord-américaine.
Les guerres civiles, à caractère politico-religieux, divisent
la France, retardant comme au seizième siècle son action exté-
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 221

rieure. Depuis la mort d'Henri IV et surtout à partir de 1616,


les conflits internes éclatent chaque année: ce sont d'abord les
princes contre la reine-mère et Concini, puis les princes et la
reine-mère contre les hommes au pouvoir et, ensuite jusqu'en
1627, ce sont les protestants qui font la guerre à l'État. Les
armées royales sont constamment en campagne dans l'ouest et
dans le sud de la France. Et comme le roi ne dispose pas d'une
marine de guerre, les marchands sont dans une perpétuelle insé-
curité : les protestants de La Rochelle ont le contrôle d'une grande
partie du littoral atlantique, les Hollandais font des saisies en
mer et les Musulmans font chaque année la chasse aux navires
et aux hommes. Comment, dans une telle conjoncture, assurer
les relations avec l'Amérique ?
En Nouvelle-France même, alors que le destin de la colonie
dépend du succès d'un monopole, les contrebandiers se conduisent
en maîtres. Assurément, de 1604 à 1607, on parvient à réduire
leur activité, mais, en 1608, les Basques reçoivent les gens du
sieur de Monts à coups de canon et prennent le meilleur de la
traite ; les Rochelois envahissent le Saint-Laurent pour rafler les
fourrures avant les navires de la Société : ils hivernent même à
Matane en 1615-1616, pour se trouver d'avance sur les lieux de
traite. Les Anglais font aussi une dure concurrence: en 1613,
ils rasent Saint-Sauveur, Sainte-Croix et Port-Royal; ils se
réservent de plus en plus la traite de la Kennebec et de la Penta-
gouët; ils réclament pour eux seuls l'Acadie, se taillant une
Nouvelle-Ecosse qui s'étend jusqu'en face de Tadoussac et se
préparant à y envoyer des colons.
Comme en France, il y a ici les querelles intestines : disputes
de l'Acadie en 1612, qui aboutissent à une excommunication gé-
nérale; disputes de préséance, entre huguenots et catholiques;
mésentente ou défaut de collaboration, qui conduit à la disper-
sion des forces. Pendant que Québec ne parvient pas à être
autre chose qu'un entrepôt, on s'obstine à développer Port-Royal ;
puis, l'association entre Poutrincourt et madame de Guercheville
ne pouvant plus durer, les forces acadiennes se divisent à leur
tour; Biencourt et La Tour poursuivent le maintien de la pré-
sence française dans la péninsule, mais, pendant les années 1620-
222 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

1627, on assiste à une lutte systématique entre traiteurs d'Acadie


et traiteurs du Saint-Laurent.
Et que de tâtonnements, tout le long de cette histoire ! Sous
prétexte de travail méthodique, on a perdu trois ans à chercher
le long de l'Atlantique un lieu idéal de colonisation, alors que
l'enthousiasme de ces débuts aurait dû contribuer à bien fonder
un établissement; de la baie de Fundy au cap Cod, on n'avait
rien trouvé de satisfaisant et l'on se proposait de chercher
encore, au sud du cap Cod, quand il fallut, en 1607, abandonner
la demeure provisoire de Port-Royal et rentrer en France : c'était
l'année même que les Anglais fondaient leur première colonie
durable, Jamestown. Ces tâtonnements, nous les retrouvons
encore dans l'organisation de la Nouvelle-France: après avoir
supprimé, en 1607, le monopole du sieur de Monts, on le renou-
velle, mais pour un an seulement, ce qui était mettre fin à la
société qui jusque-là avait maintenu l'Acadie; or, cette première
entreprise ruinée, on revient en 1612 à la formule du monopole.
Pour la mettre à profit, il se forme en 1613 une société de
marchands, la Compagnie de Rouen et de Saint-Malo, à laquelle
on assure le droit exclusif de traite jusqu'en 1624, mais, en 1620,
sous prétexte que cette compagnie n'a pas rempli ses enga-
gements, on transmet ce droit à une autre société, celle des
de Caën; ce n'est qu'en avril 1622 que le conflit entre les deux
sociétés trouve son règlement, mais en 1626, on décide que le
titulaire du monopole, Guillaume de Caën, est interdit de séjour
en Nouvelle-France, et l'année suivante, on procède à la fonda-
tion d'une plus ample société de commerce. On va ainsi d'un
essai à l'autre, sans réussir à mettre en place une colonie.
A l'exemple de la Virginie qui, à partir de 1612, assure d'elle-
même sa survivance et sa stabilité grâce à l'économie qu'elle se
donne, celle du tabac, la Nouvelle-France aurait-elle pu, elle
aussi, malgré tous ces obstacles, modeler son propre destin ? Sur
quoi aurait-elle compté ? Sur les pêcheries, qui connaissent
alors une expansion étonnante ? La pêcherie verte se pratique
en haute mer, sans que ses artisans ne prennent guère contact
avec le continent. Quant aux artisans de la pêcherie sèche, ils
n'occupent que le rivage, d'où ils ne pénètrent vers l'intérieur
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 223

que pour se procurer le bois des échafauds et les articles essen-


tiels de consommation; la saison finie, il ne reste plus sur la
grève que Poutillage abandonné. Bien plus, l'industrie des
pêcheries n'a pas besoin de s'appuyer sur une colonie : c'est ainsi
qu'à Terre-Neuve la colonisation anglaise se fait alors sans elle
et même malgré elle. Les pêcheries profitent si peu à la Nou-
velle-France qu'on mange à Québec de la morue terreneuvienne
importée de France . . . Champlain souhaitait en 1618 que les
Français viennent ici s'approvisionner en bois, en sous-produits
du bois, en mines, en cuirs, en chanvre et en blés : encore fallait-
il que la France en sentît un besoin urgent ou que la Nouvelle-
France, par des conditions économiques particulièrement allé-
chantes, excitât ce besoin. Or, jusqu'en 1627, l'Acadie et le
Canada n'ont rien d'autre à exporter que de la fourrure. C'est
l'objet essentiel de l'activité et, ce qui est grave, cette activité
ne crée aucune activité secondaire: les indigènes apportent les
pelleteries, les Français les mettent à bord des vaisseaux et les
emportent en France. Activité réduite, par surcroît, car l'ex-
portation de la fourrure est réservée à une compagnie aux di-
mensions limitées, qui n'utilisent que deux ou trois navires
chaque année. On est enserré dans un dilemme: ou conserver
le régime du monopole, et en ce cas le titulaire pourra peut-être
remplir de menus devoirs de colonisation, mais très peu de
marchands auront accès au pays; ou instaurer la libre concur-
rence, mais on prive alors les colonisateurs de tout support
financier. C'est qu'on a organisé une économie de traite avant
de penser à la colonisation, puis l'on a tenté, sans qu'il en coûte
à l'État, de greffer une colonie sur un réseau de traite. Qu'en
est-il résulté ? une Nouvelle-France qui, après un quart de siècle,
ne compte qu'une centaine de personnes.
De cette période primitive de la Nouvelle-France, plusieurs
noms méritent d'être retenus, dont quelques-uns, par l'indif-
férence ou le mépris de certains historiens, avaient été laissés
plus ou moins dans l'oubli. Si Louis XIV doit recevoir le mérite
de la réorganisation de 1663, Henri IV est responsable de la
reprise de l'histoire française en Amérique du nord ; après avoir
suivi de près ou soutenu les tentatives de Chauvin, d'Aymar de
224 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

Chaste et de Mesgouez de La Roche, il continue d'intervenir


personnellement dans l'expansion coloniale: il nomme Du Gua
de Monts lieutenant-général, il lui concède, avec le monopole
de la traite, un territoire qui va du 40e au 46e degré ; il surveille
avec intérêt le développement des travaux en Acadie et dans
le Saint-Laurent; sa mort est une tragédie pour la Nouvelle-
France : il faudra ensuite attendre plus de quinze ans une inter-
vention royale qui soit décisive.
Du Gua de Monts a été injustement oublié. Premier colo-
nisateur de la Nouvelle-France du dix-septième siècle, il inaugure
une œuvre qui ne sera plus abandonnée : le Port-Royal de 1605-
1606 est demeuré avec raison l'illustration d'une époque enthou-
siaste et heureuse; la fondation de l'Acadie est de lui, comme
aussi le retour de la France dans le Saint-Laurent : c'est lui qui,
à ses frais, envoie Champlain construire l'Habitation de
Québec et qui en assure le maintien jusqu'en 1612; même par la
suite, sous le règne des vice-rois et jusqu'à sa mort (survenue
entre 1628 et 1632), il contribue à former des sociétés de com-
merce, il encourage éloquemment Hébert dans son émigration;
contre ses collègues, il soutient Champlain: sans de Monts, on
peut présumer qu'il n'y eût pas eu Champlain. L'histoire
canadienne s'est montrée fort ingrate pour lui : dans une carte
de 1613, le sommet du Cap-aux-Diamants portait le nom de
Du Gas, qu'on a bientôt laissé tomber; et aucun accident géo-
graphique de première grandeur ne rappelle aujourd'hui ce de
Monts qui fut l'un des fondateurs de la Nouvelle-France.
Les vice-rois ont été, en général, bien méprisés par les his-
toriens, qui trouvaient commode, en remontant à l'époque méro-
vingienne, de les qualifier de vice-rois fainéants. De 1612 à
1616 et de 1619 à 1620, le vice-roi Condé a tout de même exercé
sa charge d'une manière effective, en présidant à la concession
annuelle de passeports pour la traite (sans quoi, Québec ne rece-
vait aucun soutien), en facilitant le départ des récollets et en
contribuant à leur œuvre, comme il le fait en 1619, et surtout en
protégeant Champlain, Rien ne rappelle son nom. Certes, sous
son règne de huit ans, la Nouvelle-France n'a pas fait d'autre
progrès que celui de la connaissance géographique, mais cette
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627 225

pénétration de la France jusqu'aux Grands Lacs en 1615 est


tout de même la première étape importante depuis l'époque de
Cartier. Quant au vice-roi Thémines, qui occupe la charge pen-
dant que Condé est en prison, il s'est occupé lui aussi de la
Nouvelle-France : c'est de son temps qu'Hébert s'embarque pour
le Saint-Laurent et que Champlain peut soumettre au roi le
célèbre programme de 1618.
Vice-roi de 1620 à 1625, Montmorency, qui s'intéressait déjà
à la Nouvelle-France par sa charge d'amiral, renouvelle sa con-
fiance à Champlain, assurant ainsi la continuité dans les efforts
de colonisation ; il réorganise le commerce de la Nouvelle-France ;
il met en place un organisme judiciaire; il fait, en 1623, la
première concession de terre dans le Saint-Laurent; il instaure,
en 1624, par la baronnie du cap de Tourmente, le régime sei-
gneurial ; il fait construire, aux frais des marchands, le premier
fort du Cap-aux-Diamants, fort qui devient ensuite propriété
du roi; c'est encore sous son règne qu'on bâtit le couvent des
récollets. A une époque où l'on faisait si peu pour la Nouvelle-
France, les années de Montmorency pouvaient paraître bien
remplies, mais aucun toponyme ne rappelle au Canada le rôle
important qu'a joué ce vice-roi 7 .
Vice-roi pendant seulement deux ans, Lévy de Vantadour
a quand même à son crédit des œuvres importantes : c'est grâce
à lui que les jésuites sont choisis et s'embarquent pour la Nou-
velle-France, où ils auront un rôle de premier plan, non seule-
ment dans le domaine des missions, mais aussi dans l'orientation
de la colonie; et c'est Vantadour qui, en 1626, concède trois fiefs
nobles (deux à Hébert et un aux jésuites), affirmant par là sa
volonté de hâter le peuplement. Un cap en face de Québec, le
cwp de Lévy, a jusqu'au dix-neuvième siècle rappelé le souvenir
de ce vice-roi, puis, la mémoire des générations confondant les
noms, Lévy est devenu Lévis, en l'honneur du général de 1760.
Parmi ces hommes qui sont à l'avant-scène, il faut ranger
Samuel de Champlain. Inférieur dans l'ordre hiérarchique, il
7
Champlain a donné aux chutes de la région de Québec le nom de
Montmorency, en l'honneur de Tamiral Charles de Montmorency qu'il ne
faut pas confondre avec le vice-roi Henri de Montmorency.
226 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

dépasse aisément de Monts et les vice-rois par le prestige que


lui assurent son action déterminante, ses écrits et ses cartes,
L'eminence de son rôle n'apparaît toutefois qu'assez tard: en
Acadie, il n'occupe comme explorateur qu'un poste subalterne;
dans le Saint-Laurent, à partir de 1608, il seconde efficacement
de Monts, mais, après un premier hivernement, il ne fait au
Canada que de brefs séjours; ses batailles de 1609 et de 1610 ne
suffisent pas à lui mériter une réputation de stratège; vues à
l'échelle continentale, ses explorations de 1609 et de 1613
peuvent paraître négligeables. C'est à partir de l'automne 1613,
lorsqu'il associe les marchands de Rouen et de Saint-Malo, que
Champlain commence un rôle de première grandeur: la conser-
vation et le développement de la Nouvelle-France deviennent,
en quelque sorte, sa responsabilité personnelle. Jusqu'en 1627,
il sera l'artisan essentiel: il étend les frontières jusqu'aux Grands
Lacs, il consolide habilement les relations des Français avec les
indigènes, il multiplie les démarches pour sauver l'Habitation
de Québec et fortifier le Saint-Laurent, il trace et essaie de
faire accepter un vaste programme de colonisation, il rend pos-
sible Pévangélisation en faisant venir des missionnaires. C'est
l'époque où se forme la grande image de celui que l'histoire
traditionnelle a qualifié de "père de la Nouvelle-France".
D'autres, à des degrés divers, ont servi la cause de la
France en Amérique: Poutrincourt, à qui succèdent son fils
Biencourt et le jeune La Tour, n'a pas réussi à soutenir l'élan
colonial de la Compagnie de Monts, mais il a tout de même per-
pétué la présence française en Acadie jusqu'à ce que les Cent-
Associés viennent à la rescousse; animée de zèle missionnaire,
madame de Guercheville participe un temps à l'œuvre de Pou-
trincourt et tente en vain, avec des hommes mal choisis et en
un endroit de peu d'avenir, de fonder une autre colonie aca-
dienne; le grand-vicaire Des Boves apporte aux récollets une
aide financière généreuse et il s'apprêtait même à leur envoyer
un navire pour la fondation d'un séminaire, lorsque la mort
met fin à son précieux concours ; on peut discuter le bien-fondé
de certaines interventions du Père Le Caron, mais ce récollet
demeure un élément important de dynamisme : premier mission-
LA NOUVELLE-FRANCE, 1604-1627
227

naire de la Huronie, compilateur de lexiques indigènes, auteur


d'un pamphlet retentissant, avocat infatigable de la Nouvelle-
France ; pour leur part, dans une période assez courte de temps,
les jésuites Lalemant et Noyrot ont, eux aussi, travaillé utile-
ment à la même cause. Nous ne saurions oublier des écrivains
qui, dans ces années 1604-1627 font connaître la Nouvelle-France
et tentent de soulever en sa faveur l'opinion publique : Lescarbot
et le jésuite Biard, dont les œuvres viennent s'ajouter au volu-
mineux témoignage de Champlain. Nous ne saurions, non plus,
oublier ceux qui, malgré une conjoncture difficile, ont fait coura-
geusement leur travail de marchand: de Gravé, parce qu'il n'a
pas écrit, nous ne savons que ce que ses contemporains ont dit,
mais voici un homme qui, depuis les dernières années du seizième
siècle, consacrait toute sa carrière à l'Amérique: de 1603 à 1627,
il n'est absent de la Nouvelle-France que par deux fois (en
1607 et en 1614) ; âgé d'environ 73 ans, il revient en 1627
hiverner à Québec et les circonstances l'y feront demeurer jus-
qu'en 1629. Pour Guillaume de Caën, parce qu'ils obéissaient à
une idéologie religieuse ou spiritualiste, les historiens n'ont eu
d'ordinaire que du mépris, et aucun toponyme ne rappelle au-
jourd'hui son rôle au Canada: de toutes les compagnies qui ont
précédé les Cent-Associés, la sienne est pourtant celle qui a
accompli l'œuvre commerciale la plus importante; de plus, il
a maintenu à ses frais la population hivernante, c'est à ses
frais que l'Habitation de Québec a été reconstruite, il a édifié
les deux premières Habitations à l'extérieur de Québec, il a
fait pratiquer l'élevage au cap de Tourmente, il a amélioré le
sort de Louis Hébert, il a entretenu les récollets; comment lui
reprocher de n'avoir pas fondé une colonie ? la France ne lui
avait imposé que de menus devoirs de peuplement, devoirs qu'il
remplissait peu à peu, selon les conditions de son contrat: d'un
marchand, dont le commerce n'est assuré d'aucune stabilité,
comment peut-on attendre qu'il se transforme en fondateur de
pays ?
Tous ces artisans n'ont pu faire que le comptoir de Québec
soit assez prospère pour devenir un centre de colonisation. Toute-
fois, en 1627, après ces appels qu'ont lancés Champlain, les
228 REVUE D'HISTOIRE DE L'AMÉRIQUE FRANÇAISE

récollets, les jésuites, Razilly et d'autres, et devant le spectacle


des réussites anglaises et hollandaises, Richelieu prend en main
la conduite de la Nouvelle-France : une puissante société de com-
merce et de colonisation vient de se former, les Cent-Associés,
qui obtient en fief et seigneurie tout le continent nord-américain,
depuis la Floride jusqu'au pôle. La Nouvelle-France, celle-là
même que revendiquait Verrazano, semble enfin promise à un
meilleur destin.
MARCEL TRUDEL,
professeur à l'Université Carleton
(Ottawa).

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