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Patrick Chamoiseau - Une enfance Créole I

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Patrick Chamoiseau

Une enfance
créole
I
Antan d'enfance

Préface inédite de l'auteur

Gallimard
Patrick Chamoiseau, né le 3 décembre 1953 à Fort-de-France, en
Martinique, a publié du théâtre, des romans (Chronique des sept
misères, Solibo Magnifique), des récits (Antan d'enfance, Chemin-
d'école) et des essais littéraires (Éloge de la créolité, lettres créoles).
En 1992, le prix Goncourt lui a été attribué pour son roman Texaco.
L'INCENDIE
DE LA VIEILLE MAISON

C'était une après-midi de semaine : j'appris la nouvelle. Je me


précipitai vers le centre-ville. Difé ! Difé !... La maison de mon
enfance était en train de brûler. De manmans-flammes impatientes
la mangeaient. Le feu convulsait au soleil comme une bête sauvage,
avec la même folie hagarde, la même énergie destructrice. Les
flammes bondissantes raclaient les façades situées aux alentours.
Des blocs de fumée noire se dénouaient contre le ciel. Une nuée de
braises butinait d'étranges fleurs. Effrayés, les Syriens pratiquaient
les gestes de l'exorcisme et amorçaient d'anxieux déménagements.
Face aux flammes, se dressait un petit pompier. Il était arrivé assez
vite. Il avait déroulé son tuyau, l'avait branché vaillant. Quand l'eau
s'y était engouffrée, il s'était aperçu que le tuyau était percé de tout-
partout ; qu'il s'agitait sous l'impact des fuites comme un ver en
souffrance. C'est avec ça qu'il affronta les flammes. Seul. Tout seul
avec son corps. Les autres pompiers du pays s'étaient rendus à
l'enterrement d'un capitaine-pompier quelque part dans le Sud. Pour
ne pas rater cette belle cérémonie, ils avaient sans doute publié un
décret interdisant les feux et autres désagréments. Quand, en
costume d'apparat, remontant au difficile les rues bloquées par les
voitures, ils rejoindront l'unique petit pompier resté de garde par
erreur, il ne restera rien de la maison d'Antan d'enfance.

Nous avions vécu notre enfance dans la crainte du feu. Man


Ninotte, ma manman, nous avait alertés une charge de fois sur les
malheurs que recelait la plus petite des flammes. Nous vivions sous
la menace des lampes à pétrole qui cuisaient le manger et de celles
qui, dans les premiers temps, éclairaient nos soirées. Quand
surviendra le courant électrique, ce seront ces fils électriques eux-
mêmes qui nous menaceront : rongés par les ravets, agacés par les
coulées d'eau et le vieilli des gaines, ils étaient la proie d'étincelles
féeriques qui répandaient un remugle d'encens, et les plombs
sautaient tout le temps. Man Ninotte arborait donc un front chargé et
l'œil mobile des vigilances. Elle portait dans sa tête les urgences
applicables au moindre lever d'une flamme. Des lots de cases,
partout dans Fort-de-France, s'étaient vu avaler avec leurs
occupants par une flambée sans nom. La ville tout entière s'était vu
dessécher par de vastes sinistres. Personne ne jouait donc avec
cette affaire-là. Mais – ô partageurs de cette enfance – nous ne
connûmes jamais cette horreur : aucun dragon de braise, aucun
bond d'incendie, pièce menace de brûlé. Rien. Rien qu'une vigilance
constante des grandes personnes. Pétrifiée. Irréelle. J'avais d'abord
eu le sentiment que le vieux bois du Nord des cloisons et des
poutres était invincible. Puis, j'avais fini par considérer l'éternelle
vigilance de Man Ninotte comme une prudence dénaturée par les
effets de l'âge. Un peu comme celle de ces vieux merles qui, dans le
silence et l'extrême solitude de la plus lointaine branche, sursautent
encore, et frissonnent, et s'inquiètent sans arrêt. Nous
abandonnâmes un à un la maison, emportés par les cheminements
de la vie. Man Ninotte y demeura seule, soucieuse et attentive
comme à l'accoutumée. Mais il n'y eut aucune alerte.

Or, quand elle regagna son quartier natal, au Lamentin, une sorte
d'immunité vitale avait dû s'effondrer au mitan de la vieille maison.
Man Ninotte était devenue la dernière âme des lieux ; seul rempart
contre la ruine tapie dans l'ombre ; ses sourcils noués avaient dû
tenir en respect une horde des flammes coincées en quelque part.
Je n'y avais pas remis les pieds. Je longeais sa façade de temps à
autre, la distinguant à travers les reflets d'un pare-brise, toujours
magique mais délestée d'une part de son aura. Il aura suffi d'un petit
court-circuit, dans un des magasins du bas, pour que la vieille
maison abandonne ses défenses. Je la soupçonne d'avoir voulu
finir-avec-ça, comme disent les vieux-nègres. Les flammes que je vis
étaient trop à l'aise. Trop triomphantes. Cela s'est fait trop vite.
Aujourd'hui, n'existe plus qu'un trou noirci dans l'alignement de la
rue Arago, qu'une défaite de tôles grillées, de ciment violenté par les
flammes.

Mon enfance charbonnée.

C'est vieillir un peu. C'est se voir poussé vers plus de solitude, de


légèreté malsaine. Debout devant cet incendie, dans la foule en
émoi, je contemplais la plus vieille de nos craintes. Je la
reconnaissais. Je l'avais mille et mille fois vécue dans les yeux
sombres de Man Ninotte. J'éprouvais cet incendie comme l'initiation
qui vous défait d'un reste d'innocence. La maison aurait pu
disparaître par l'usure, elle aurait pu connaître le choc de ces
démolisseurs qui modernisent l'En-ville. Elle a voulu m'offrir la
douloureuse confirmation de notre plus grande crainte, acclamation
ultime d'une sauvegarde réussie au cœur d'un grand danger.

Antan d'enfance et Chemin-d'école : ces textes s'achèvent donc


par un raide incendie. Ils disent de mon enfance, la magie, le regard
libre, le regard autre, les effets qui ont structuré mon imaginaire,
modelé ma sensibilité, et qui grouillent aujourd'hui dans mes ruses
d'écriture. Le feu les a figés désormais. La présence de la vieille
maison les autorisait à bouger, à couler, à vieillir, à se voir
transformés par de nouveaux détails. Là, maintenant, dans la lueur
de forge qui nimbe ma dernière vision d'elle, tout s'est raidi au grand
jamais. Raidi et déraidi. Je ne pourrai plus y ajouter une ligne qui ne
soit de nostalgie et de regret profond... – donc, qui ne soit étrangère
à mon enfance créole.
PATRICK CHAM OISEAU
Favorite, le 17 janvier 1996.
à René de Ceccatty
Trouver en soi, non pas, prétentieux, le sens de cela
qu'on fréquente, mais le lieu disponible où le toucher.

Édouard Glissant.

Partageurs, ô
Vous savez cette enfance !
(il n'en reste rien
mais nous en gardons tout)
SENTIR
PEUX-TU DIRE de l'enfance ce que l'on n'en sait plus ? Peux-tu,
non la décrire, mais l'arpenter dans ses états magiques, retrouver
son arcane d'argile et de nuages, d'ombres d'escalier et de vent fol,
et témoigner de cette enveloppe construite à mesure qu'effeuillant le
rêve et le mystère, tu inventoriais le monde ?

Mémoire ho, cette quête est pour toi.

Et quel est ce recel, que veut dire cette ruine, ces paysages vides,
faussement déménagés ? L'oubli, sur place, agriffe encore
(impuissant) et traque l'émotion persistante du souvenir tombé. A
quoi sert-il, qui dénude tes hautes branches, ce nouvel effeuilleur ?

Enfance, c'est richesse dont jamais tu n'accordes géographie très


claire. Tu y bouscules les époques et les âges, les rires et l'illusion
d'avoir ri, les lieux et les sensations qui n'y sont jamais nées. Tu y
mènes bacchanale de visages et de sons, de douleurs et de
dentelles, de brins d'histoires dont rien n'a l'origine, et d'êtres
ambigus, aimés ou haïs. Ils furent d'importance et ils le sont encore,
tellement tu les dessines, les transportes, les préserves –, mémoire,
pourquoi accordes-tu cette richesse sans pour autant l'offrir ?

Et quand s'écoule d'un au-delà des yeux, sans annonce ni appel, un


lot de souvenirs, quand s'élève en bouffée la mensongère estime
d'un temps heureux, que l'on réinvestit cette période sorcière où
chaque brin du monde donnait lecture des possibles du monde, où
la réalité même du monde était niche indéfinie de fourmis toutes très
folles, et que l'on s'y sent, non pas étranger, mais en humeur
d'exilé – est-ce, mémoire, moi qui me souviens ou toi qui te souviens
de moi ?

Mémoire, passons un pacte le temps d'un crayonné, baisse


palissades et apaise les farouches, suggère le secret des traces
invoquées au bord de tes raziés. Moi, je n'emporte ni sac de rapt ni
coutelas de conquête, rien qu'une ivresse et que joie bien docile au
gré (coulée du temps) de ta coulée.
Passons un pacte.

Où débute l'enfance ? Au souvenir de la vision du monde sous le


premier regard ? A l'éclaboussure du pays-vu contre la prime
conscience ? La haute confidente évoque une soirée commencée en
douleurs. La valise était prête depuis l'après-Toussaint. Le voyage
se fit à pied au long du canal Levassor, vers l'hôpital civil. A
21 heures, un jeudi oui, sous la boule des pluies et des vents de
décembre, la sage-femme cueillit le premier cri, et la confidente
d'aujourd'hui accueillit « le dernier bout de ses boyaux ». C'était sa
manière créole de nommer le cinquième et – en résolution – le
dernier de ses enfants.

Quand, aujourd'hui, vient de celui-ci l'étonnement plus ou moins


imbécile : Mais manman, pourquoi es-tu montée à pied ? Eti man té
ké pwan lajan pou trapé loto-a ? Où aurais-je pris l'argent pour payer
la voiture ? dit-elle, à la fois fière et consternée.

Il est arrivé à l'homme de refaire ce chemin de naissance.


Descendre la rue François-Arago, dépasser l'allégresse odorante du
marché aux poissons, puis longer le canal jusqu'au Pont de chaînes.
Il lui est arrivé aussi de goûter les soirées du jeudi quand vingt et
une heures livraient Fort-de-France aux clous jaunâtres de la
lumière publique. Il lui est arrivé, enfin, d'examiner les orages
nocturnes de décembre quand ils surgissaient un jeudi, avec l'envie
d'y percevoir non pas un signe, mais une sensation familière, une
résurgence de la primordiale sensation. Ce fut en vain. L'homme
connaît aujourd'hui un faible mélancolique pour les temps de pluies,
les vents humides et les nuits advenues en rivière. Peut-être même
eût-il été poète s'il n'y avait pas eu autant de mauvais goût dans ces
préférences trop évidemment belles.

C'était de toute façon prévisible : le négrillon n'eut rien de très


spécial. Petit, malingre, l'œil sans grande lumière, consommant l'art
du caprice, il déchaînait des catastrophes en lui-même à la moindre
remarque. Il avait le goût d'être hors du monde, de rester immobile
sur le toit des cuisines à compter les nuages ou à suivre en
transparence les sécrétions de ses pupilles. De frénétiques périodes
l'incitaient à tout escalader, comme ces ouistitis dont il avait la
corpulence, à peu près le son de gorge et la même énergie
corruptrice des patiences. Il fut même (affirme souvent un rancunier
grand frère) téteur jusqu'à un âge déconseillé par la raison. Au long
des journées, il aurait vocalisé cet unique cri sur un rythme
cannibale : Titac tété !... Titac tété !... Sans recourir à ce dernier
mensonge, c'eût été facile de prévoir l'absence là d'un vrai poète.
Ses illusions seules lui firent accroire cette baboule durant les crises
d'adolescence.

Son seul génie fut d'être un tueur. Il fut sacré roi (par lui-même) des
araignées et des fourmis, des libellules et vers de terre victimes
pourtant de ses massacres. Il fut l'Attila des blattes rouges et des
gros ravets sombres que l'on criait klaclac. Et il mena campagne
contre une colonie de rats impossible à ruiner. Ce tueur a une
histoire – la voilà – il est douteux qu'il en soit fier.

Elle prend source dans des périodes de solitude aujourd'hui


inexplicables car la maison était full back. C'était une grande caye
en bois du Nord, s'étirant dans la rue François-Arago jusqu'à l'angle
de la rue Lamartine. Au niveau-rue, les Syriens, propriétaires de
l'immeuble, avaient déployé leurs magasins de toiles. Juste à côté
de l'entrée, donnant sur l'escalier des appartements, se tenait un
atelier de menuiserie. Le négrillon ne le connut jamais mais il en sut
de tout temps l'existence : le menuisier, reconverti dans les articles
de sport après un incendie, était demeuré là, nostalgique de son art
ancien. Il l'invoquait par des réparations inutiles de chaque porte et
d'ostensibles outils pour gauchir le moindre clou. Il avait conservé
derrière l'oreille un crayon obstiné. Debout sur le pas de son
magasin, le regard perdu dans la foule des maquerelles qui en
cherchaient la cible, il utilisait son crayon pour prendre mesure du
monde. Aucune maquerelle n'a jamais bien repéré l'objet de cette
mesure. Cette dernière était pourtant précise : le bougre y consacrait
du temps : bras tendu, la pointe du crayon émergeant du pouce et
de l'index, mesurant la mesure, mesurant à mesure, mesurant, oui...
Quand le mesureur mourut d'un brin de congestion, nul ne pensa à
lui mettre le crayon dans la tombe. Le négrillon n'eut aucune larme ;
seul d'entre tous, il savait le menuisier djobeur d'une tristesse et
mesureur d'un trop de cendres.

L'escalier menait donc à l'étage où restaient les familles, famille Man


Romulus, famille Man Ninotte, famille Man La Sirène, famille Man
Irénée, famille invisible d'une pacotilleuse invisible, partenaire d'un
douanier peu visible dans une amour sporadique mais du mieux
passionnée. La pacotilleuse était rare. Elle errait dans les îles
anglaises et sur les côtes américaines, d'où elle ramenait des toiles
éclairantes, des objets ni français ni catholiques, et des parfums
capables d'agir sur les esprits et sur les cœurs. Ses présences dans
l'appartement étaient aussi discrètes que ses absences, plus
discrètes même que la colonie de rats peuplant les labyrinthes de
l'escalier de bois. Seul signalait sa présence, le froufrou des
marchandises déballées de nuit et remballées en petites mesures
destinées à la vente. Cela remplissait les sommeils d'une messe de
papier journal, de tintements de bouteilles, et de l'odeur étrange des
génies en exil. Sa présence se signalait surtout par le douanier
fidèle, un peu gros, un peu suant, un peu muet, très gentil, que le
négrillon d'alors croit avoir vu escalader péniblement les marches de
l'escalier. En réalité, réflexion faite, il ne le vit jamais. Il en sut ce
qu'on lui en souffla près de dix ans plus tard. La pacotilleuse aussi, il
ne la vit jamais (l'appartement fut inhabité depuis avant la naissance
même du négrillon), mais son imagination put lui allouer une
existence égale à l'aura rémanente de son lointain passage. Les
autres enfants étaient nombreux, chaque famille en avait quatre ou
cinq. Ils alimentaient une explosive bande qui, toute la sainte
journée, dévalait le long couloir et l'escalier. C'est pourquoi il est
douteux que le négrillon connût des moments de solitude, même si
les souvenirs de son enfance s'amorcent, immanquablement, par
des immobilités solitaires. Ces dernières l'érigeront en observateur
d'araignées, de fourmis et de ravets, avant – bien entendu – d'en
faire un tueur.

Sous l'escalier se profilait une zone d'ombre favorable aux


existences interlopes. On y entassait des dames-jeannes, des
bouteilles, des bombes, des sachets qui n'appartenaient à personne,
ou sans doute à des familles oublieuses. De temps en temps, des
piles de boîtes-carton y signalaient l'arrivage de produits syriens. Il y
trouvait aussi des caisses, tous modèles de caisses, caisses-morue,
caisses-hareng-saur, caisses-pommes-de-terre, recelées par chacun
dans l'attente d'un besoin. Tout cela existait par une couche de
poussières, dans un univers indescriptible, jusqu'au jour où Man
Ninotte (la mère du négrillon) ou Man Romulus, ou Man la Sirène, ou
encore Man Irénée, se prenne d'une rage prophylactique, et se
mette à tout laver à grande eau, à tout arroser de javel, et à livrer
des lots de ruines à la voirie nocturne. Ces nettoyages subits
provoquaient moult petits cancans. Le négrillon redécouvrait un
monde mort sous le rangement. Son attentive solitude accompagnait
alors le retour progressif de ce monde vers l'initial capharnaüm à
mesure que la vie, de caisses en cochonneries, y ramenait de la vie.

Araignées, fourmis et ravets grouillaient là. Tant de vie dans cette


ombre émerveilla le négrillon. Les toiles d'araignées se déployaient
en voilages figés, luisants, chargés des cendres d'une lune morte.
Brisées par les quotidiennes récupérations de bouteilles, certaines
se tortillaient comme des nattes lamentables, mais les autres
s'ouvraient en une broderie subtile, à moitié effacée, miroitant sur
l'ombre, et révélant sa cruauté dans l'aveu différé de ses pièges. De
nombreux cadavres y pendouillaient, troncs desséchés de
moucherons roses, de moustiques, de tout petits ravets, de yen-yen,
de papillons nocturnes pris dans l'attrape de dentelle. Cela évoquait
un cimetière aérien de bestioles célestes. Les fossoyeurs n'y étaient
pas décelables et rien n'en semblait posséder la maîtrise. Cette
énigme se défit, tiouf, à l'incident d'une mouche engluée sous ses
yeux. Cette mouche en débattre agitait la géométrie élastique et
vivante. Se produisit alors l'incroyable. Une diablesse à longs doigts,
bien accordée aux fils qu'elle semblait tricoter, surgit véloce d'on ne
sait où, et fondit sur sa proie aussi vite qu'en glissade.

La mouche se vit couverte et cessa flap !... de battre. L'araignée lui


tissa vite-tout-bonnement une camisole blanchâtre, puis
s'immobilisa. La mouche était devenue un cocon adapté à une
indéfinissable manière de manger que l'araignée pratiquait avec bel
appétit. La bombance achevée, elle alla se poster sur l'épinière de
sa toile, reliée au langage vibratoire de son piège. Le négrillon la vit
par la suite, elle et d'autres encore, et toute la bande, décimer de
petites bêtes ailées. Elles étaient capables d'en envelopper plusieurs
presque en même temps. Elles sillonnaient leurs haillons effilés dont
les limites indiscernables étaient d'une précision maniaque. Il apprit
à les attirer en agitant des endroits de leur toile. Elles se
précipitaient, ne trouvaient rien, tournaient, et viraient à leur centre.
Durant le guet, elles rapiéçaient leur toile, s'élançaient au bout d'un
fil luisant filé de l'abdomen. Souvent, elles se rattrapaient à des
franges délitées et les nouaient sans coutures, sans un nœud. Le
négrillon stupéfié voyait la ruine prendre une texture impeccable, et il
se demandait déjà comment un tel génie pouvait seulement servir à
tant de cruauté. Fasciné par cette méchanceté alimentaire, il devint
roi des araignées en leur fournissant à manger. C'est pour elles qu'il
se fit captureur de mouches à l'aide de timbales tapissées de sucre.
Pour elles, il emprisonna dans des bocaux mille peuplades de
moustiques razziés sur des toiles noires. Pour elles, il vécut l'œil rivé
à la poussière des persiennes, aux jointures du couloir, aux angles
morts de l'escalier, traquant la bestiole digne de l'holocauste
arachnéen. Quand l'habitude émoussa l'intérêt de ces exécutions, il
trouva de quoi mettre de l'ambiance en posant une araignée dans la
toile d'une autre, ou en leur livrant des insectes pourvus d'une
carapace. Elles devaient alors les affronter longtemps avant de leur
abandonner une partie de la toile. Pour ce faire, elles en modifiaient
avec patience les lignes de force et l'envahisseur piégé dégringolait
tout seul. Ensuite, il se mit à trancher les fils, à des points qui
ruinaient l'équilibre sous l'araignée affolée. Enfin, avant l'âge du feu,
il se mit à les tuer.

Il avait découvert le miracle des allumettes et la puissance du feu. La


maison était en bois. Les incendies de Fort-de-France, avec les
cyclones et les inondations, constituaient le panthéon des horreurs
créoles. Man Ninotte, qui cuisinait dans l'appartement sur une lampe
à pétrole, pratiquait une précautionneuse cérémonie pour allumer
cette dernière. Elle commençait par écarter en silence les enfants.
Avec des gestes de sénateur, elle pompait le combustible de la
lampe, puis, l'œil aiguisé, maniant une minuscule aiguille, elle
débouchait l'ouverture où devait s'alimenter la flamme. Après un
regard circulaire, elle procédait à la mise à feu. Et c'était là le
mystère. Le temps d'une mi-seconde, le monde restait en suspens à
l'abord du carrefour où tout était possible, le désastre encore plus.
Chaque existence s'apprêtait au démarrage en flèche. Nombreux
étaient les cas d'enfants épluchés, de cases disparues sous la râpe
d'une flambée, de lampes explosives à l'instar des chabines. Man
Ninotte, de ce fait, tenait discours philosophique sur la puissance du
feu. Elle sentenciait pour cela autour de quinze proverbes et de trois
belles paroles. C'était assez pour inciter le négrillon à dérober une
allumette, puis des boîtes d'allumettes.

C'est dessous l'escalier qu'il explora l'imprécise réalité d'une


flamme : une impatience orangée, habitée de transparences et de
rouges profonds, surgie de rien, se nourrissant du bois de
l'allumette, et s'étouffant de sa propre vigueur. Contempler une
flammèche le précipitait dans les anciennetés d'un arrière-monde,
dans une fosse de mémoire soudain éveillée sur les craintes les plus
sourdes. Le négrillon découvrait en lui d'immémoriales angoisses. Il
les sentait s'ébrouer et se taire au rythme sacré de la flamme en
déclin. Chaque allumette, outre son mystère, lui apportait une
bouffée de plénitude, qu'il recherchait vite-vite dans l'allumette
suivante. La boîte y passait flap, sauf si, avant la dernière allumette,
l'ivresse songeuse n'avait autorisé quelque flamme à lui lécher le
doigt. Alors il lâchait tout, épouvanté, l'imagination mise en torche,
s'éloignant de la boîte comme d'un trou de l'enfer. Il y revenait
bientôt, comme mouche à miel à son miel, et goûtait de ce
dangereux bonheur. Mais cet âge du feu-là fut tardif, en tout cas il
succéda à celui des massacres né sommaire des découvertes de la
puissance du feu. C'est plus tard qu'il apprendrait que cette force
pouvait être – pour les tumultes de l'enfance – source de sérénité.

La flamme dévastait tout. C'était miracle. Les toiles d'araignées


flambaient comme pailles-cannes. Les araignées elles-mêmes se
divinisaient en étincelles filantes. Le négrillon, maître du feu, faisait
place nette sous l'escalier. Soûlerie de tout détruire. Soûlerie de
savourer l'énigme d'une araignée rescapée du charbonnage des
toiles. Les araignées, bien que régulièrement flambées, se
reproduisaient selon une loi qu'il aimât bien conserver à hauteur de
mystère (c'était une de ses rares vertus que ce goût d'un accord aux
étants incroyables ; jamais il ne s'en débarrassera). Poussé par une
pénurie d'araignées, il porta le feu chez les ravets et les fourmis.
Des colonnes de fourmis hantaient sur les bouteilles quelque reste
de sirop. Sous la flamme, elles perdaient leur invisible pasteur et
demeuraient incapables d'une convergence durant un et-cætera de
minutes. Les niches, elles, devenaient dek-dek, giclaient dans tous
les sens et, surtout, dans les ténèbres d'une individualité restituée.
Rien n'est plus délirant qu'une fourmi éjectée de son
conditionnement collectif. Le feu seul détient cette capacité à frapper
leur instinct et à les projeter en elles-mêmes, sur elles-mêmes, dans
une sorte de système creux et de vide plein. Les ravets, eux,
perdaient leurs ailes dans des crépitements, ou alors en retrouvaient
un usage frénétique. L'enfant dut s'enfuir charge-fois de dessous
l'escalier quand sa flamme, ayant pénétré un interstice peuplé,
provoquait, après l'émoi des larves, un envol de klaclac taciturnes et
de vénérables ravets rouges. Ils venaient l'assaillir au visage, le
dégoûter de leurs pattes épineuses, et lui infliger l'offense indélébile
de leur musc apeuré. Impossible de savoir le nombre d'allumettes
consumées pour que les araignées se fassent rares, que les ravets
émigrent vers les cuisines et que les fourmis s'enterrent sans
disparaître. Le négrillon demeura seul avec son arme dévastatrice
devenue dérisoire. Alors, il enflammait des bouchons de liège, des
étiquettes de bouteilles, du plastique qu'il aimait voir se tordre. Un
jour, il alluma une flamme pour elle-même, pénétrant alors, tout
douce oui, dans la sérénité de l'âge magique du feu.

L'âge de l'outil fut celui de la lame Gillette. Le Papa était un élégant.


Il se rasait de près et cultivait selon les modes une moustache ou
bien des favoris. Il maniait de la mousse et un rasoir dévissable
auquel on devait adapter la lame du jour. Ces lames, à l'usage bref,
s'entassaient inutiles. Le négrillon découvrit bientôt leur capacité à
tout trancher. Comme il ne pouvait zébrer ni rideaux, ni matelas, ni
cahiers des aînés (ces derniers trouvaient déjà son existence pour le
moins épuisante), le négrillon s'en allait dans son royaume, sous
l'escalier, trancher les pattes aux araignées survivantes, aux fourmis
un peu rares. Il opérait les ravets (crucifiés par des aiguilles) d'une
maladie grave dont il ne savait rien mais qui justifiait d'une dissection
en règle. En plus de la maladie, il cherchait des cœurs, des
poumons, du sang, des os, un cerveau, une âme, des idées. Il vérifia
si araignées et ravets pouvaient vivre sans tête, ou sans abdomen,
ou sans pièces pattes, ou alors si une tête d'araignée pouvait
fonctionner sans araignée, ou encore si des ailes de ravet étaient
capables d'un envol orphelin. Il aurait pu faire avancer la science si
l'envie de comprendre ne fut pas trop souvent supplantée par le goût
très obscur de trancher. L'âge de la lame fit aussi le malheur des
vers de terre, dont il ne comprenait pas l'obstination à vivre en
tronçons épars, et celui des libellules capturées sur les lignes où les
familles étendaient leur linge aux embellies utiles.

L'heure de la libellule précède celle du soleil. Elle accompagne la


rosée – une onction évanescente suintée de la terre car nul ne la
voit tomber, et qui couvrait le monde de scintillantes gouttelettes. Le
négrillon avait repéré ce mystère quand un désir de suivre Man
Ninotte, lancée dans une urgence matinale, l'avait précipité de son lit
avant l'aube. Par la fenêtre du couloir d'où l'on apercevait la cour
intérieure, les bassins et le toit des cuisines, il voyait le ciel et le
dessus du mur coiffé d'herbe née de rien, d'arbustes pensifs et de
fleurs minuscules. Et le tout apparaissait vernissé sous l'élan du
soleil à peine tiède. Et le vent dispersait des odeurs marines et des
secrets de nuits. Il les respirait comme s'il aspirait en lui-même, dans
son esprit ouvert, ces émerveilles qui pour lui structuraient seules le
monde. Un beau des émerveilles étaient les libellules. Comment
croire qu'une ville, avant ses chaleurs, pouvait susciter tant de
grâces immobiles dans le vent, tant de finesses miroitantes, de
reflets ocre, de reflets verts, de vie silencieuse et secrète, évanouie
dès la frappe du soleil ? De droites ailes luisantes visibles lors des
pauses, et de gros yeux, veloutés sans brillance, à comme dire
mélancoliques. Oh, les libellules menaient calenda autour des
gouttes ! Sur le miroir des flaques, elles venaient tressaillir, se
saucer, célébrer messe pour l'eau comme des voyageuses de désert
gardant souvenir de la plus longue des soifs. Après les avoir
capturées, et coupé tout le possible, le négrillon adopta leurs
mœurs. Se sacrant prêtre de leur cérémonie, il prit goût d'honorer la
rosée comme un arcane des humeurs nocturnes de la terre et du
ciel. Certaines libellules lui soufflèrent qu'à ce mélange auguste il
fallait ajouter une larme d'étoile, mais lui n'y crut jamais, non par
incrédulité mais parce qu'il n'était pas bon – croyait-il – qu'un prêtre
eût l'air de gober les niaiseries de ses ouailles, fussent-elles, comme
il en concluait au bout de ses songeries, d'une impeccable justesse.

Une nuée de libellules annonçait (c'était fréquent) une journée


d'avalasse ou de pluie toute fifine. Le toit de l'immeuble n'étant plus
très gaillard, Man Ninotte accompagnait ces jours d'eau-là du plan
pou-si-couri-vini destiné à préserver l'appartement de l'inondation. Il
y avait d'abord les deux bassines posées dans la salle, l'une à côté
du buffet qui perdait son vernis, l'autre sous une des deux fenêtres
où les mauvaises jointures autorisaient une descendante de gouttes
d'eau, d'abord hésitantes puis quasi continues à mesure que la pluie
s'éternisait. Le plafond du séjour s'assombrissait d'auréoles limitées
de-ci de-là par les plaques de peinture encore fraîche du dernier
nouvel an. Les cloisons de la façade, vite imbibées, libéraient un
suint glacé qu'il fallait recueillir dans des haillons à hauteur du
plancher. Le plafond de la chambre dont les fenêtres donnaient sur
la rue était, à lui seul, une catastrophe. Il exigeait tant de bassines,
de haillons, de casseroles, de terrines, de gobelets, et, parfois
même, de parapluies, que Man Ninotte y avait accroché un large
ciré. Elle l'avait relié par une ficelle de Syrien aux clous plantés dans
les quatre coins de la pièce. Le négrillon, délaissant l'escalier ou le
toit des cuisines, contemplait, durant l'intempérie, la courbe
progressive du ciré sous le poids d'une mare d'eau. Jaunâtre au
départ, l'eau ainsi recueillie vieillissait dans la teinte du marron-caca-
poule. Durant les mois de pluie, Man Ninotte ne vidait pas le ciré :
l'opération était délicate, hasardeuse, pénible. Elle exigeait une
concentration que cette négresse guerrière, en gourmade
continuelle avec la vie, appliquait à d'autres urgences. L'eau
croupissait alors dans son calice de plastique noircissant au fil des
pluies et des jours. Dans les temps de chaleur qui suivaient ceux
des eaux, son évaporation abandonnait un résidu poussiéreux et
noirâtre, serti médiocre des écailles de peinture un tac décolorée.

Ainsi, en début de chaque pluie, Man Ninotte suivie du négrillon


inspectait la cuisine, la salle à manger, les deux chambres, vérifiait
l'emplacement des bassines, le degré d'absorption des haillons, la
résistance du ciré. Parfois, elle se penchait à la fenêtre pour estimer
la durée de l'averse (... A-a fout la pli-a ka fésé ko'y jodi-a .!...) puis
retournait à ses casseroles sans se soucier outre mesure des
cirques du ciel. Anastasie, la plus grande des deux sœurs, allait
chauffer son lit en compagnie d'une poupée fabriquée par Man
Ninotte dans des temps de misère. Elle n'en jouait plus mais ne
vivait plus sans elle. C'était une grande câpresse-chabine à gros
cheveux, qui assumait le commandement en l'absence de Man
Ninotte. Elle avait les mains longues, effilées au point de rendre très
douloureuse la moindre tape. Enfreindre ses diktats relevait donc
d'une rareté de la folie. D'une autorité invincible, elle avait hérité de
Man Ninotte une aptitude à battre la vie, à tout prévoir, à tout savoir,
à tout organiser, au point que le Papa (manieur de vocabulaire
français, maître ès l'art créole du petit-nom) l'avait surnommée la
Baronne. La sœur seconde, Marielle, sorte de câpresse-madère,
vaguement indienne, auréolée de l'ancienne pratique d'un basket de
compétition, se perdait dans des photos-romans et dans des livres
sans images. Celle-ci (le Papa l'avait surnommée Choune) semblait
vivre hors de la maison, et hors du monde, réglant sa vie en fonction
d'une exigence dont l'horloge était au centre d'elle-même. Pour elle,
chacun était sommé de vivre selon son cœur, de faire ou de ne pas
faire à sa guise, les seules interdictions édictées étant de ne jamais
se coucher sur son lit, de ne pas toucher à son peigne ou bien à ses
affaires. D'une humeur égale, peut-être blasée, elle demeurait
difficile à surprendre ou à intéresser. Le premier des deux grands
frères (un surnommé Jojo par le Papa surnommeur) demeurait
durant les pluies (et d'ailleurs le reste du temps) assis à la table de
la salle à manger. Au milieu d'un bouquet de livres et de cahiers, il
menait une guerre continuelle à des formules algébriques. Il en
couvrait des centaines de feuillets en désordre tout-partout. Chacun
s'en saisissait, à l'occasion, pour connaître l'angoisse face à ces
signes insensés auxquels l'adolescent génial (indifférent au reste)
semblait conférer toute puissance d'explication du monde. Le grand
frère second, Paul, toujours en guerre avec la Baronne, allait
s'asseoir dans l'escalier au bout du couloir, juste devant le palier de
Man Romulus, la veuve. Là, visage entre les genoux, transistor à
l'oreille, il sombrait dans une sorte d'hypnose rythmée où seuls ses
orteils et ses doigts semblaient vivre. C'était un bougre qui expliquait
le monde par la musique, mais il semblait avoir déjà perdu l'oreille
pour la mélodie des pluies. Il s'était fabriqué une guitare dont il tirait
des sons avec des fils de crin. Et ces sons lui suffisaient pour quitter
cette terre et s'en aller vers des lieux connus de lui seul, pleins d'un
oxygène enivrant. Cela lui conférait le regard opaque des
visionnaires et la même inaptitude à laver la vaisselle quotidienne.
En fait – la Baronne dut finir par l'admettre – l'enfant était un
musicien. Troublé par la silencieuse lutte du ciré et de la mare
aérienne, le négrillon s'allongeait dessous, sur le grand lit de Man
Ninotte si le Papa n'y était pas en sieste. Il fixait la bosse jaunâtre
qui s'alourdissait, à la fois inquiet et impatient de la voir crever sous
le poids. Il imaginait, plein d'effroi et de délectation, cette douche
brutale qui l'assommerait presque. Parfois, il grimpait sur une chaise
pour titiller le ciré du bout d'un doigt. Le plastique semblait toujours
trop mou, et la douche toujours très proche. Alors il redescendait vite
pour s'allonger, fébrile, juste à l'en-bas.

Les appartements étaient soumis aux mêmes inconvénients. La


maison était, semble-t-il, vieille de toute éternité : nul n'a jamais
disposé devant le négrillon d'un assez de mémoire pour en évoquer
quelque temps de splendeur. Il se demandait toujours, par exemple,
quelle en avait été la peinture initiale oubliée de tout le monde. A sa
naissance subsistait comme couleur une chimie indéfinissable,
écaillée selon ses rapports au soleil, source de poussière et d'une
odeur de vinaigre léger. En temps de sécheresse, elle semblait être
la mémoire d'une cendre. Sous la pluie, l'air se chargeait des
senteurs du bois, et l'énigmatique peinture, gavée d'humidité, prenait
une apparence grisâtre, veloutée ou rêche. Elle était alors la
nourriture d'un lot d'insectes qui sortaient d'on ne sait, effrayés par la
pluie, exaltés par la pluie, et qui occupaient leur peur en parcourant
les cloisons devenues vivier tendre.

Man Ninotte et Man Romulus étaient les plus en affaires. Elles


prenaient parfois sur elles d'aller décrire les désagréments de la
pluie à la Syrie, propriétaire des appartements. Devant elles, ce
dernier se réfugiait dans une méditation quasi cataleptique. Seule sa
lèvre tiraillée autour d'un fin cigare signalait qu'il était encore là. Man
Ninotte et Man Romulus, déroutées, perdaient leur rage. Et quand la
Syrie les congédiait pour la énième fois en ressuscitant soudain
(Bon je vais voir ça ces jours-ci), elles ne songeaient jamais à réagir
comme elles se l'étaient mille fois imaginé : lui voltiger les falaises
de tissus, lui saisir la saharienne au col, lui dire par-devant (comme
elles le lui disaient par-derrière) : La Syrie siguine siguine
andiète...!...

Elles s'en revenaient sombres, se voulant malgré tout rassurées. A


Man Irénée, guetteuse des nouvelles sur le pas de sa porte, elles
sentenciaient sur deux gammes : La Syrie a dit qu'il va voir ça ces
jours-ci. Et la maison reprenait son frisson de bois pourri par l'eau,
sa friture de tôles sous les pluies d'hivernage, ses chants de
négresses devant leurs dangereuses lampes, ses odeurs de sucre
cuit, ses bavardages de radios ouvertes jusqu'à usure des piles, et
la brusque débandade des enfants qui allaient s'asseoir au bas de
l'escalier, devant la rue, et qui, une demi-heure plus tard, se jetaient
dans la même débandade pour se rasseoir en haut, soûlés de leur
fracas sur les marches de bois. Leurs montées et leurs descentes
étaient si régulières que Man Romulus derrière sa Singer à coudre,
Man Irénée dans sa cuisine où elle salait ses frites, Man la Sirène à
hauteur de son chapelet, ou Man Ninotte dans le combat de ses
casseroles, pouvaient se faire une idée très exacte de l'écoulée du
temps. Sinon, d'août à novembre, entre les gouttes, les auréoles, les
bassines, les haillons et les méditations de la Syrie, le temps ne
passerait plus.

Une fois, c'est un vague souvenir, la Syrie leur expédia un


charpentier réparateur de toits. Cet aigre nègre charriait ses outils
dans un sac de cuir doux. Il pénétra dans la maison avec l'air de ne
pas trop en croire les cocos de ses yeux. Il évaluait à l'orteil la
résistance un peu lasse de l'escalier. Observant l'assemblage des
planches et des poutres (charpenterie impeccable, de science
ancienne déjà collectivement perdue) il bougonnait : Joy bel kay !...
sacrée maison..., tout en demeurant consterné que l'on puisse, en
ces époques de pluies, d'incendies et de cyclones, s'obstiner à vivre
dans autre chose qu'un blockhaus de béton. Les nègres, expliquait-
il, avaient déjà donné dans les cases en paille, puis dans les cases
en bois, puis dans les cases en fibrociment... Vu leur prédisposition
à être rayées des surfaces de notre boue, ces qualités de cases ne
furent jamais vraiment des donnés du Bondieu. Il avait lu dans
quelque ouvrage philosophique une affaire de petits cochons et il
expliqua à Man Romulus (même pas impressionnée) que le ciment
était non seulement porteur d'avenir mais aussi d'un art de vivre.
Charpentier par hasard, il était aujourd'hui cimenteur par vocation,
c'est-à-dire par sens du moderne et vision du futur. Et il concluait :
Le seul petit cochon qui échappa ainsi au loup fut bâtisseur d'une
maison en ciment. Quel loup est-ce là ? lui grinça Man Romulus, y'a
pas pièce loup ici !... C'était une allégorie, lui répondit-il, tu peux
mettre un serpent à la place. Moi, j'ai jamais vu, protesta Man
Ninotte, un serpent manger un cochon... Le charpentier, affligé,
cessa de discuter avec tant d'ignorance, et sortit son crayon de
métier. Chaque famille lui exposa ses misères, lui montra les
coulées, les auréoles, les gonflements de ses cloisons, chacun lui
tint un décompte de litres par semaine et de gouttes à la seconde. Il
écouta avec l'air de comprendre. Puis il monta au grenier pour
accéder au toit.

L'ouverture se trouvait dans le couloir, pile devant la porte de Man


Irénée. Il souleva la trappe, et, devant le négrillon ébahi, quitta
l'échelle pour l'espace sombre dessous les tôles. Il y eut un silence
avant l'agonie. Le charpentier là-haut se mit à hurler, et puis à
geindre, et puis à injurier une colonie de machins qui le griffaient, le
mordaient, soulevaient autour de lui un oh-la de poussières. Il en
descendit pied-pour-tête et prit-courir en proférant une rare
malédiction. Il revint quelque temps après, convaincu par la Syrie, et
prit garde d'évacuer d'antiques chats édentés, vingt-deux chauves-
souris, et une affaire de rats pas si méchante que ça. Puis, il se mit
au travail, installant de nouvelles tôles, colmatant certaines, réparant
les gouttières. On le voyait suspendu au bord de la façade, sans
même un fil pour fermer son tombeau, travaillant avec une
conscience de foubin jusqu'au clos du chantier. A midi, il demeurait
dans le grenier. On l'y entendait festoyer solitaire et nommer
chacune de ses bouchées : hum morue, hum pois rouges, hum
piments. Il refusait les invitations mais ne dédaignait pas les bouts
de poissons frits hissés à l'entrée de la trappe. Quand il s'en alla, l'on
attendit les prochaines pluies avec supputations anxieuses, paris et
force évaluations. Sous la pluie, rien ne se produisit de très neuf : la
maison coulait toujours, mais pas aux mêmes endroits et il fallut à
tout le monde quelque temps pour rectifier les bassines sous cette
revanche diluvienne.

Pour la haute confidente, cette sornette est une baboule. Il n'y eut
jamais dessous les tôles le moindre rat, ni le moindre chat, seule
plana une supposition pour deux-trois chauves-souris du fait des
vols d'une aile crépusculaire. Mais cela aurait pu tout aussi bien
provenir d'un zombi. Et quand le charpentier monta tout se passa
très bien, et, preuve de son incompétence, il put travailler à son aise.
Tant pis si c'est mentir, plaide le scribe honteux.
– C'est pas tant pis, c'est un menti, répond-elle, implacable.

La maison vivait avec la pluie, mais sous le carême – oh quel fer ! –


elle vibrait. Tout devenait cassant, le bois luttait avec les clous pour
happer d'autres aises. Les poutres voulaient descendre au vent rare
des fenêtres. Les planches du couloir et des cloisons, se retrouvant
une sève, grinçaient à mesure d'une nastie. Les tôles chauffées à
mort accablaient l'existence du plus lourd des chapeaux. Au contact
des brises, elles devenaient musicales, avec des sons de bouteilles
menacées d'une brisure. Alors, provenant de chaque fibre du
plafond, régnait une poussière. La plus fine, la plus grise, la plus
obsédante des poussières. La maison se débarrassait d'une pelure
sous la chaleur. Elle émergeait de cette mue, bruissante comme
caisse de crabes, un peu plus austère, moins pensive, et surtout
étrangère. Une lumière adamantine accentuait les zones d'ombre.
Le dessous de l'escalier devenait un trou vaste où pièce imagination
tueuse n'osait une aventure. De la fenêtre intérieure tombait de biais
une illumination chaude qui projetait le couloir dans l'inexistence d'un
noir impénétrable. Et chaque endroit était comme ça, tout effacé, ou
tout explosant. Nos vies s'engluaient dans des zébrures de clartés,
des accablements opaques, frappées d'une stupeur dont
témoignaient seuls des siestes interminables et le silence inhabituel
d'une marmaille asséchée – roye, mais quel fer !...

Sous le carême on vivait autrement. Sans parler de chaleur on vivait


la chaleur. Les manmans, avant l'aube, pratiquaient plus d'urgences
et freinaient leur allant à l'élevée du soleil. Leurs pupilles
languissaient sous une paupière plus lente. Elles semblaient
rafraîchir leurs soucis de survie, des embruns d'un rêve, et leur
regard, parfois noyé, témoignait d'une abysse intérieure où elles se
réfugiaient (sans doute un lieu baigné d'amours anciennes : seule
eau-pour-soif possible sous la fournaise de vivre). Les gros cheveux
se remontaient pour aérer la nuque. Les mouchoirs de madras,
défaits au bout de mains absentes, éventaient des visages
asphyxiés. Les robes à grands voiles se relevaient aux hanches, les
gaulettes (fines, blanches, vaporeuses) émergeaient de valises
oubliées où l'on redécouvrait, malgré la naphtaline et les nœuds de
feuilles bonnes, les dégâts de ravets souterrains ou – pire – des
niches de souris roses. Ces découvertes effroyables étaient les
meilleurs orchestres du carême. On sonnait l'hallali des rongeurs
mais, invisibles à force d'astuce, ils nous forçaient au rire. On ne
parlait pas de la chaleur, on la vivait. C'était parler moins haut, et
sans doute moins longtemps. Les chants n'ourlaient que l'aube, et
les soirées recueillaient plus de vie. Chacun allait surprendre les
crépuscules aux abords des fenêtres, dans Fort-de-France qui
soulageait ses échauffures au souffle mol du serein. On ne parlait
jamais de chaleur. Mais on apprenait à vivre autrement la maison, à
garder les persiennes closes sur les restes de la nuit, à les ouvrir
sous la levée d'un souffle, à vivre dans les coulées d'air tout en se
méfiant d'elles. Dans les rues, il fallait connaître l'ombre et la carte
des vents frais. Seuls les gens de la campagne et les touristes
transpiraient comme bourreaux devant les hautes vitrines. Pas un
mot de chaleur comme pour nier la chaleur.

La chaleur livrait le négrillon aux moustiques de la nuit : il ne pouvait


se couvrir. Sous peine de grattelles et d'insomnies exsangues, il
devait les faucher au vol, d'une main vive comme l'ombre d'un
serpent jaune. Informé du moindre atterrissage sur sa peau, un sens
spécial, développé à force, déclenchait des tapes fatales pour les
bestioles, douloureuses pour lui-même, mais qui vengeaient bien
des zonzonages narquois au creux de son oreille. Il fallait savoir
patienter autant que le moustique, l'attendre-venir, l'entendre-venir,
supputer sa venue, puis happer le noir et le frisson d'une aile.
Parfois, ils étaient vingt-douze mille. Le négrillon se réfugiait alors
sous son drap, une étuve cousine des enfers et inutile : certains
moustiques bien équipés transperçaient la toile fine. Quand il sut les
moustiques apeurés par le vent, il se découpa une série de cartons
dans des boîtes de chaussures italiennes, et, dès la tombée de la
nuit, s'en éventait sans un répit, brassant l'air tout bonnement. Les
minuscules vampires gardaient le large, trahis par leur propre
légèreté. Belle victoire, mais il dut apprendre à dormir en continuant
à s'éventer. Il est possible qu'il y parvint, mais nul n'en témoigna
jamais.

Ce qui domine, c'est l'impatience. Une impatience souveraine liée à


l'attente d'il ne sait quel achèvement, quelle émergence particulière
capable d'offrir une signification à ce qu'il est, à cette impuissance
dans laquelle il se trouve, impuissance envers les grands,
impuissance envers les mystères du monde, vaste impuissance
envers lui-même qu'il évite dans la projection d'une insouciance
d'enfant. Il est content de voir passer les jours, et les heures ne
s'écoulent jamais assez vite. Le soleil du lever est une immense
promesse, et la nuit, toujours refusée, doit lui vaincre la paupière.
Elle devient alors plus lourde que le monde, craintive de la lumière,
empoussiérée, papillonnante. Il n'a plus qu'à se laisser dissoudre
dans les prières obligatoires à la Vierge et dans les rêves sans
souvenirs. Il va vite et il est invincible. Son énergie s'alentit parfois
dans des immobilités dont la bande d'enfants est coutumière.
Quelque chose qui ne commerce pas avec le temps, ni avec un
sentiment, mais une sorte d'arrêt en soi-même, d'expectative
muette, où le songe sans pensée s'installe et où le cerveau devient
un feuillage éventé, plein de fièvres oiselières. Le négrillon
mélancolique connaît alors le monde et questionne silencieusement
sa vie (c'était, je crois, l'inexprimée inquiétude de l'enfance ; mais il
est aussi possible que ce furent de simples heures d'hébétude liées
à l'idiotie dont le soupçonnaient certains autres négrillons, de ses
bons vieux ennemis intimes).

Le lieu de ces immobilisations fut le toit des cuisines. La maison


possédait une cour intérieure, étroite et profonde qui contournait
l'arrière de la maison. Dans cette cour, les familles se partageaient
pour leurs lessives deux ou trois bassins. En face, plaquées au mur,
se succédaient les cuisines : de petites pièces en bois du Nord,
couvertes de tôles, cimentées par terre, comportant chacune un
foyer à charbon où l'on était obligé faire cuire son manger. Cette
division de la cuisine et du logement, bien de culture créole, visait à
protéger la case des incendies. Le négrillon ne connut pas cette
époque où les manmans cuisinèrent côte à côte dans ces pièces,
séparées par des cloisons de bois. Il ne connut pas les cérémonies
d'allumage du charbon ou d'entretien d'une braise éternelle. Il ne
connut pas les canaris à soupe inépuisable, complétée au bon gré
des hauteurs d'une monnaie, d'un os de bœuf, d'une moelle, d'un
paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une
mangrove de saveurs, capable d'alimenter les énergies de tout le
monde (monde avec dents ou monde sans dents). Il imagine la
vapeur épicée troublant ces pièces où les manmans mettaient
dehors leurs talents culinaires. Elles rivalisaient d'audaces afin de
parfumer les saumures du poisson, faire lever d'odorantes fritures,
mieux transmettre à l'univers qu'il y avait de leur côté, ce jour-là, non
pas une misérable sauce de morue mais une tranche de viande-
bœuf. Il suppose qu'en plus, elles chantaient, ou dialoguaient à
travers les cloisons juste avant d'emporter leur canari dans l'escalier
grinçant, vers une marmaille affamée par l'école, et vers les hommes
affairés à leurs punchs en compagnie du soiffeur de midi, expert en
cette visite exacte.
Dans l'utilisation des cuisines extérieures, les risques étaient
nombreux, révèle la haute confidente. On y perdait ses piments. Une
telle qui avait besoin d'huile s'y servait bien en large. Perdre un bout
de viande n'y était point rare si quelque urgence vous éloignait là-
haut. Les dérobeurs étaient des chats ou d'autres existences plus ou
moins proches de l'humanité. On les maudissait en babillages étalés
sur des mois, accusant sans jamais les nommer, des ressemblances
à telle ou telle voisine, car il est sûr que le nègre restera toujours le
nègre et que – déchirée ? – négresses et chiens sont prompts à te
haler...

Quand le négrillon survint, les cuisines étaient mortes. Elles


servaient au recel de choses dont l'utilité n'émergeait qu'à l'urgence
des déveines. Certaines familles les utilisaient comme salle d'eau.
Les Grands y passaient des heures savonneuses et chantantes.
Man Ninotte fut, semble-t-il, la première à transformer sa cuisine en
poulailler. Cela se produisit sans doute à l'occasion de la visite d'une
commère de campagne effectuant son rond annuel en ville. Cette
dernière avait dû débarquer dans ses linges d'amidon, chargée
selon les rites d'herbes-à-tous-maux, d'ignames, et, sans doute, de
deux petits-poussins recueillis dessous un bas des bois. Man Ninotte
avait placé ses poussins dans la cuisine, les avait nourris de maïs et
d'une poussière de pain d'épices. Les petits-poussins ayant grandi,
elle avait dû en faire un dimanche de festin, autour du vermouth des
baptêmes et d'un bouquet de fleurs fraîches parfumant la maison.
On avait dû trouver cela bien doux et dès l'aube du lundi, Man
Ninotte avait dû s'enquérir de deux autres petits-poussins.

Une autre version de la genèse des poulaillers est possible. Man


Ninotte, personne de la campagne, au vu de l'espace laissé libre,
avait dû y voir là même ce que toute campagnarde placée dans les
exigences d'une survie urbaine aurait vu : soit un jardin, soit un
poulailler. L'endroit étant cimenté, l'idée du poulailler avait dû
s'imposer. Le Papa dut souligner en vain : « Chère Gros-Kato1, est-
ce bien raisonnable en plein cœur d'une métropole urbaine ? » Mais
Man Ninotte, dont la volonté relevait du cyclone, avait dû gagner le
Lamentin un dimanche de bonne heure pour y cueillir quelques
petits-poussins en errance de savane. Si bien qu'à l'arrivée du
négrillon, de nombreuses poules caquetaient déjà dans l'ancienne
cuisine. Les autres familles firent de même mais seulement au gré
des circonstances. Man Ninotte, elle, posséda un poulailler
permanent qui ne descendit jamais en dessous de deux coqs et de
six ou sept poules. C'est pourquoi les rats devinrent insupportables.

Fort-de-France, en ce temps-là, n'avait pas déclaré la guerre aux


rats. Ces derniers peuplaient avec les crabes le canal Levassor, les
trottoirs défoncés et les canaux aux endroits bien couverts. Ils
hantaient les ravines. Ils sillonnaient la ville de manière souterraine.
Ils émergeaient dans les ordures nocturnes et la promenade
insomniaque des poètes lunaires. Dans l'escalier de la maison
grenouillait une colonie. Absorbé par ses araignées, ses ravets, ses
libellules, le négrillon ne s'en aperçut pas de suite. Quelques
couinements de-ci de-là. Une ombre furtive dans le canal près des
bassins... Lors d'une de ses immobilisations sur le toit des cuisines,
il découvrit le fabuleux spectacle. Voici comment.

Vers treize heures, Fort-de-France tombait en léthargie, moins de


passants, moins de klaxons. Les gens de la campagne se
réfugiaient dans les ombres pour manger. Les Syriens baissaient
leurs rideaux de fer. La poussière de ce désert se mettait en voltige.
Derrière la maison, sur le toit des cuisines, une ombre offrait la
fraîcheur de son havre au négrillon. Les samedis après-midi
l'engourdi augmentait. Certaines familles s'en allaient en campagne,
en messes, en lieu de catéchisme ou en d'autres affaires. Final, la
maison grinçait sous le poids du silence, et le négrillon s'immobilisait
en toute aise. Donc un jour comme celui-là hébin !... un couinement
l'enleva à son vide intérieur pour l'attirer vers la bordure du toit. Dans
la cour, il vit alors les rats. Cinq ou six, oui, sillonneurs à la recherche
de miettes, escaladeurs des bassines, marcheurs en équilibre sur le
bord des seaux, disparaisseurs dans les cuisines pour en
réapparaître aussitôt. Il y en avait de très jeunes et de plus vieux.
D'autres, craintifs, n'émergeaient de la partie couverte du canal
qu'en bonds sur une zoy de manger. Le négrillon crut opérer la
découverte d'une vie obscure qui doublait la vie humaine de la
maison. C'était déjà – il l'ignorait alors – la préoccupation des
grandes personnes. Elle ne lui sera évidente qu'avec l'apparition des
poules-pondeuses de Man Ninotte, dont ils charroyaient les œufs
avec une ingéniosité jamais vue. En l'absence d'œufs, les rats
égorgeaient les poussins par vingt-douze-six. Les massacres se
découvraient à l'aube, avant l'arrivée de l'eau, et Man Ninotte élevait
la plus salope des malédictions matinales. Les poussins étaient à
moitié dévorés, et certaines poules se voyaient blessées par ces
bestioles à dents coupantes. On déploya des poisons en petits
sachets roses qui les décimaient par trois ou quatre puis devenaient
inefficaces. Les tapettes (savonnées, aspergées de crésyl,
parfumées de viande fraîche) n'attiraient aucun rat dès le second
usage. Alors la campagne s'essoufflait, la colonie elle-même,
frappée, se faisait oublier, et, jusqu'au prochain massacre de
poussins et l'hallali sonné par Man Ninotte, nous battions-la-misère
d'un escalier grouillant d'une invisible rataille.

Apercevant ces créatures, le négrillon échafauda un de ces plans


d'extermination dont il avait l'intelligence. Il aurait été bien incapable
d'en expliquer la raison. Sa découverte du monde provoquait d'abord
ce réflexe de détruire, peut-être sécurisant. Il y avait parmi les rats
un plus vieux que les autres, plus lent, plus méfiant, mais plus
puissant et plus habile. Son apparaître à découvert s'opérait dans
des conditions de sécurité optimales, sur l'écrin d'un pur silence. La
maison ne bougeait plus dans ses planches, et Fort-de-France éteint
se livrait aux poussières. L'apparition du vieux rat, risquant son
ombre sous le talon vertical du soleil, désignait l'enjeu comme valant
la chandelle. Il semblait un pain massif, pelé, couturé de cicatrices,
avait perdu une oreille, un bout de queue, et sans doute quelque
chose qui faisait qu'il n'était plus seulement un rat. Terrifiant
d'expérience, son cœur ne sautait pas au moindre vent, mais son
oreille fine, son œil pointu, engendraient des disparitions
instantanées. Il fonctionnait sans habitudes, ne passait jamais au
même endroit et ne se repliait jamais de la même manière. C'est lui
que le négrillon (allez savoir...!) choisit comme toute première
victime.
Une étrange relation allait naître alors. Elle devait durer un temps
sans longueur, s'éteindre mais ne jamais se clore. Le négrillon se
chercha une ficelle, élabora un nœud coulant déposé dans la cour.
En son centre, il fixa un bout de saucisson. Le nœud calé, la ficelle
au poing, il se mit aux aguets sur le toit. L'idée était de prendre au
lasso le vieux rat très vicieux. L'animal ne devait pas aimer le
saucisson, ou alors les jours de lasso le projetaient dans une
mélancolie stratégique, et il en profitait pour demeurer dans son trou
occupé à philosopher sur quelque sombre raterie. Quoi qu'il en soit,
jamais il ne se présentait. Un autre, toujours, plus jeune, plus
imbécile, s'aventurait dans le nœud coulant et longeait la dent vers
le saucisson. Le négrillon halait de toutes ses forces. Il dut haler
mille-douze-mille fois avant d'admettre l'impossibilité de prendre un
rat au lasso-saucisson. Le nœud s'étranglait lui-même et le négrillon
ramenait impatient une ficelle ballante. Il eut alors recours à une
bassine alourdie d'une roche. Une bûchette reliée à un fil invisible la
maintenait en l'air. Le vieux rat (il n'y vint jamais) était censé y
pénétrer afin de récupérer l'appât. Ceux qui y vinrent s'enfuirent
avec le saucisson, comme avertis des gestes du piégeur. D'autres
fois, plus rares, ils fuyaient la gueule vide. Après, pas un n'y
revenait. Il y eut la calebasse enflammée, le bocal infernal, la colle
impardonnable, l'élastique flécheur, le coutelas-guillotine, le sirop
poisonné, le très épouvantable ciseau maudit... De ce lot de petites
cruautés, le négrillon ne parvint jamais à extraire la moindre
dépouille ratière. Il sut trop tard qu'il lui aurait fallu supprimer son
odeur des pièges, ne jamais réutiliser un appât, éviter l'aubaine
douteuse mise trop à portée de dents. Il mit du temps à comprendre
qu'en fait, les rats étaient intelligents.

Le vieux rat l'avait repéré. Il lui avait accordé un regard furtif, dressé
sur le bord du bassin, et avait poursuivi sa quête. Deux billes
inhumaines, d'un noir aveugle, lui servaient d'yeux. Le négrillon en
eut l'ange gardien déplacé. Elles l'avaient durant un rien de
secondes effleuré, et, d'une certaine manière, méprisé. Jamais le
vieux rat, par la suite, bien qu'il le sût aux aguets, ne lui accorda un
autre regard. Il modifia ses passages et se tint toujours au large de
l'aplomb du toit où le négrillon – changeant de méthode, se voulant
sélectif – posté une grosse pierre à la main, juste au-dessus d'un
appât fixé au sol, attendait d'écrabouiller les reins de l'Effilé.

Il fallait des heures de guet, la pierre portée à bout de bras au-


dessus du vide. Lui, allongé sur la tôle, ne laissant veiller qu'un œil,
invoquant le silence, respirant le calme, devenant rouille afin de se
fondre au toit, et suppliant une approche du vieux rat, et délaissant
les autres en train de grignoter l'appât. Alors, vers la fin, ses bras
engourdis lâchaient une pierre revancharde sur de fols attardés. Ces
rapides évitaient l'écrasement par des bonds de plus en plus à l'aise.
Au bilan de leurs pertes sous la pierre bien trop lente, ils
n'accordèrent jamais qu'un brin de queue, qu'une touffe de poils.
Autour de ces misérables trophées, le négrillon organisa des
cérémonies païennes. L'homme les serre aujourd'hui quelque part
dans ses ombres.

Le vieux rat parfois disparaissait. On ne le voyait plus durant


plusieurs semaines. Le négrillon le supposait mort de vieillesse
quelque part. Il imaginait, situés au cœur même des poteaux de bois
dense, des cimetières secrets alimentés par de nocturnes
transhumances. Il imaginait les rues de Fort-de-France couvertes de
ces rats épuisés qui avaient su déjouer les poisons et qui, soudain
mus par d'obscures exigences, voyageaient vers une tombe à
creuser avec leur dernière dent. Il imaginait le bilan de son vieux rat
isolé par ses âges : tant d'intelligence, de roueries, de prudence, tant
de génie pour déboucher dans une déréliction impure qui n'avait
d'adresse que la mort et l'oubli. Le négrillon lui organisait alors des
funérailles sur de petites voitures ; une boîte d'allumettes figurait le
cercueil ; le cortège longeait le couloir, informait les bestioles des
jointures, se nouait en une liturgie déterminée par lui-même dans un
langage de rat. L'enterrement dénouait cette cérémonie dans
quelque trou du mur, près de l'escalier, là où une brique trahie par
l'enduit livrait son rouge au clou fouisseur. Puis le négrillon allait
mélancolique, regrettant son vieil ami, jusqu'à ce qu'il le vît
réapparaître. Alors, plutôt que de s'en réjouir, il se précipitait vers
quelque atrocité capable cette fois d'en finir avec lui.
Il le vit vieillir. Ce n'était rien : une raideur dans le dos, une
déformation de la silhouette, le frisson continu d'une oreille. Il fut
épouvanté de le voir, attardé sous un risque, réagir parfois avec un
brin de lenteur. Il le surprit à grignoter des choses qu'avant il
dédaignait et demeurer trop souvent immobile sous de séniles
absences. Il le vit se défaire. Ce n'était rien : un sentiment de pitié
qui monta de le voir. Non plus l'envie de le tuer, mais l'horreur d'une
commisération bienveillante. Le négrillon eut souvent l'impression
qu'à descendre du toit, l'Effilé l'attendrait et qu'il pourrait le toucher.

Un jour, le Vieux clopina vers l'appât, dessous la pierre que le


négrillon brandissait encore par habitude du haut de son guet. Il
s'avança avec une sorte de confiance aveugle, ou misérable, ou
absente, quelque chose relevant du suicide ou de la certitude qu'il
ne risquait plus rien. Ses forces déclinantes ne lui permettaient plus
que cette lamentable aubaine. Il prit pied sur le piège et se mit à
mâchonner comme un ravet d'église au moment de l'hostie. La
pierre ne lui écrasa pas le crâne : elle était devenue la clé de voûte
d'une cathédrale de pitié dans l'enfant qui pleurait.

O mémoire sélective. Tu ne te souviens plus de sa disparition. Dans


quels combles as-tu rangé sa mort ? L'as-tu vu flottant ventre en l'air
dans le bassin de la cour, ou gardes-tu trace de son corps
recroquevillé sur une marche d'escalier ? As-tu rappel de lui
surgissant en plein jour, le cerveau naufragé sans boussole, ahuri
sous le balai des manmans ? Il est sans doute possible qu'il ne
mourut jamais, qu'il changea de maison au gré d'une aventure. Je
ne le vois pas crevé, dérivant au fil crasseux d'un canal. Il s'est peut-
être campé entre deux rêves, et il reste là, momifié dans une
insomnie devenue éternelle. Mémoire, c'est là ma décision.

Il n'y a pas de date précise, ni d'époque de l'abandon des rats. Pas


de rupture ou de désintérêt, mais l'avancée progressive dans le non-
étonnement, une complicité muette, sans familiarité et sans une
once de sympathie. Les rats intégrèrent l'ordre des possibles du
monde, le plus vieux d'entre eux servant d'étendard – et d'écart pour
la norme. Du négrillon, ils changèrent la nature. Dessous le tueur se
profila celui qui aujourd'hui est incapable du moindre mal à la plus
détestable des mouches verdâtres. Cette sensiblerie devait d'ailleurs
compliquer la vie de Man Ninotte : elle eut désormais du mal à tuer
ses poules, ses lapins à yeux roses, mais surtout ses cochons.

Après les poussins, Man Ninotte s'était lancée dans une affaire de
cochons. Porté par un hasard, un petit cochon fit son apparition dans
l'ancienne cuisine devenue poulailler. Il dut cohabiter avec les poules
avant que Man Ninotte n'accorde à son espèce le lieu entier.
C'étaient de petits cochons-planches que l'on engraissait toute
l'année selon les philosophies de la campagne. On les destinait aux
ripailles de Noël, temps-chantés de boudins, de côtelettes, de pâtés,
de ragoûts et gigots. On les nourrissait de restes, de bananes
vertes, de paroles inutiles, de petits noms, ils recueillaient les
pelures des fruits de saison, et les enfants leur prodiguaient une
bienveillante tendresse. Certains se virent parfumés, affublés de
chapeaux, de colliers, de dentelles. D'autres connurent des journées
entières d'un plaisir gratté sur les côtes et le ventre. Quelquefois, ils
échappaient à la cuisine devenue parc-cochons, et se précipitaient
dans la rue, poursuivis par notre meute et le pas vaillant de Man
Ninotte. On les rattrapait en moins d'une heure avec l'aide d'un
nègre habile ou d'une commère capable d'immobiliser les cochons
d'un seul vieux mot crié. La chose était habituelle : en ces temps,
Fort-de-France abritait la campagne, il y avait dans les rues, des
mulets, des chevaux, des bœufs de Porto-Rico en route vers
l'abattoir, des canards volant sans tête, des poules égaillées, des
cabris en rupture d'un sacrifice indien, des oiseaux pas farouches et
des chiens errants dessous leurs cicatrices. Chacun savait donc
accorer un cochon. La seule crainte de Man Ninotte en course
derrière le sien était qu'on le lui vole mais, à l'écrire, j'ai soudain
souvenance que rien à l'époque ne se volait. Tout un chacun savait
le coefficient de survie offert à des familles entières par le moindre
cochon. Un cochon en fuite bénéficiait d'un respect unanime. Et si
Man Ninotte s'inquiétait, c'était sans doute d'une extinction de ce
capital sous un pneu de voiture, compromettant ainsi le Noël à venir.
J'ai souvenir des cochons, ils s'appelaient Souris, Matador, Tio-Tio,
Héliazord, Maître Popol, Boudin-rivière, ils nous aimaient des yeux
et de façons humaines. Leurs fuites étaient des courses rituelles où
s'exaltait, une fois seule dans l'année, leur vie recluse de
condamnés à mort.

Il y avait des années difficiles. Malgré tout le manger distribué, le


cochon-planche demeurait épais comme l'ombrage d'un fil-crin. Man
Ninotte augmentait les doses avec du lait de vache, puis consultait
en désespoir de cause les expertes de la campagne descendues
filer du commerce au marché. On examinait les yeux de la bête,
l'épaisseur de son poil, la couleur de sa langue. On tenait
considérants sur les diamètres de ses déjections, et cela finissait
toujours par une accusation en règle contre les vers. Le cochon
passait alors ses journées à ingurgiter des touffes d'herbes jaunâtres
qui dénouaient les boyaux, des fleurs de nettoyages. Man Ninotte
mélangeait au manger d'un jour de lune des huiles rares
concentrées en calebasses de sorcières. Le cochon expulsait alors
une partie de son âme, la plupart de ses souvenirs, des humeurs
malsaines, et des vers invisibles. Mais (c'était l'essentiel), il se
mettait à mieux aller, il était obligé de mieux aller, c'est-à-dire de
conserver autour de ses côtes une première graisse, puis une
deuxième, sans compter que sa chair prenait une densité que Man
Ninotte tâtait chaque jour pour anticiper le bonheur de son prochain
Noël.

D'autres fois, le cochon dégénérait malgré les attentions. Le


diagnostic était net : on l'avait amarré à un vieux maléfice, un
pouvoir de ces nègres jaloux de l'avoir des autres. Les souffrances
en ce temps-là avaient une origine, rien ne demeurait inexpliqué,
sauf peut-être le bonheur mais il était si rare. Entre la main du
Bondieu, les interventions de la Sainte Vierge, les descentes d'une
infinité de Saints patrons, et les maléfices-envoyés d'une tralée
d'envieux, il ne restait au monde aucun malheur dont on ne puisse
ôter l'amarre avec charge de prières ou quelque bain de feuilles
saines – et c'était bien commode. On baignait donc le cochon, et,
sur lui, on récitait. Les bains se donnaient par Man Ninotte, mais les
récitations s'épelaient par quelque vieux-nègre venu de loin et du
chemin duquel on éloignait les enfants. L'homme avait une voix
douce et des gestes de certitudes, quelque chose qui rassurait et
inquiétait en même temps, et dont le cochon à tous les coups
profitait en graisse bonne. Mais ces années de cochons-maigres
n'étaient pas aussi nombreuses que petites roches dans les
chemins, et elles se faisaient rares quand la comète venait de
passer.

Le négrillon ne s'attachait pas de manière identique aux cochons. Ils


étaient différents. Certains se révélaient plus attachants que
d'autres, plus vivants, plus espiègles, plus capables d'affection.
Dans notre mémoire commune, frères, il y a Matador. Arrivé dans
des cliquetis d'os, il s'était développé en une sorte de monstre
charmant qui riait du monde avec des yeux de vieillard. Il donna
l'impression de se nourrir sept fois de la moindre rognure. Il adorait
le chocolat, les savons de toilettes, les grattées-caresses, les
chantés en créole, accueillait ses visiteurs avec des hochements de
tête, et longeait une oreille attentive vers le son de nos voix. Sa fuite
dans la ville fut l'une des plus terribles car son poids en faisait une
roche dévalante. Le nègre habile du jour, cherchant à l'accorer, se vit
expédié sur le fil d'un poteau électrique. Les autres, suspendus à
son poil, furent drivés dans les caniveaux comme pris du gilet dans
un moteur d'avion. Lorsque Man Ninotte, suivie de sa marmaille,
arrivait à leur hauteur, les sinistrés lui demandaient : Mais dites
donc, madame, quelle septième espèce de qualité de bête est-ce là,
s'il te plaît ? D'autres, renversés fers en l'air, dressaient réquisitoire :
C'est un danger public numéro trente-trois (âge de la mort du
Christ), c'est un semeur de bobos, un leveur de foie, un écorcheur
de pian, un piqueur de mal-dent, un écraseur de cors, un démarreur
de rhumatismes, un salisseur, et permettez, madame un tel, une
qualité mal élevée de bête isalope... On recueillit Matador aux
abords de la Pointe Simon, face aux entrepôts des békés, où il
s'était attardé à humer sans façons les effluves délicieux d'un
tonneau-viandes-salées.

Le chien habillé en homme, c'était le tueur, le dénommé Marcel, qui


semblait n'exister qu'à l'approche de Noël, où il devenait égorgeur
de cochons. Nous nous étions tellement attachés à Matador que le
bougre fut accueilli avec des cris de haine. Lui qui n'ôtait jamais son
chapeau, le souleva pour gratter un souvenir de cheveux. Il n'avait
pas porté son matériel, il venait comme chaque année s'enquérir
des prix, de l'heure et du moment, et si chaque année ce n'était pas
facile, l'année de Matador fut pour lui éprouvante. Dès l'approche de
décembre, Man Ninotte avait vu défiler dans ses jambes des
délégations pleurnichardes implorant une grâce. Ce à quoi elle
répondait avec une rage feinte (et désespérée, car elle aimait
Matador autant que nous) Ti-anmay soti en zèb mwen, petite
marmaille, sortez de mes pieds... Conserver un cochon lui était
impossible, impensable, nous le sûmes bien plus tard, une fois
décodées les tables de la survie en ville. Pressentant pour Matador
une difficulté extraordinaire, elle n'avait laissé paraître aucun
préparatif. Nous n'avions vu acheter ni le piment, ni les bottes
d'oignons, ni le gros sel, ni la gerbe d'épices annonçant le mauvais
samedi du cochon engraissé. Le seul tiak fut Marcel.

Il se présenta de jour avec sa chemise blanche des visites, dessous


son chapeau de camouflage d'un cheveu disparu. Comme
d'habitude, il héla depuis la première marche de l'escalier : Eh bien
Man Ninotte, est-ce que le cochon a bien donné cette année ? Ce à
quoi seule notre horde répondit. Et quelque peu malement. C'était
un temps où la langue créole avait de la ressource dans l'affaire
d'injurier. Elle nous fascinait, comme tous les enfants du pays, par
son aptitude à contester (en deux trois mots, une onomatopée, un
bruit de succion, douze rafales sur la manman et les organes
génitaux) l'ordre français régnant dans la parole. Elle s'était comme
racornie autour de l'indicible, là où les convenances du parler
perdaient pied dans les mangroves du sentiment. Avec elle, on
existait rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et
détournée. Il y avait un marronnage dans la langue. Les enfants en
possédaient une intuition jouissive et l'arpentaient en secret, posant
leur être en face des grandes personnes, dans la particulière matrice
de cette langue étouffée. C'est pourquoi, malgré (et surtout grâce à)
cette situation de dominée, la langue créole est un bel espace pour
les frustrations enfantines, et possède un impact souterrain de
structuration psychique inaccessible aux élévations établies de la
langue française. Je ne sais pas si Marcel goûta de cette vertu, en
tout cas il dut comprendre à fond ce que nous lui disions. C'est en
nous regardant à comme dire une irruption de zombis qu'il alla se
réfugier auprès de Man Ninotte. Nous le vîmes, de loin, prendre un
accord autour du punch. Ce fut terrible. Il repartit dans le silence
mortel imposé par la présence de Man Ninotte à ses côtés. Mais il
dut ressentir notre haine dans les cambrures, les roulements d'yeux,
les plissures méprisantes des lèvres, les toisements roulés des
yeux, tout ce crachat mimé que transporte la langue créole dans ses
oraisons muettes.

Pleurer n'était pas une larme, mais un labourage du corps par le soc
du sanglot. Ce n'était pas deux larmes, mais un cœur noyé, flottant
gros dans la poitrine.

Commença une longue attente, ô frères, la plus terrible je crois de


nos communes enfances. Décembre était là, ses vents, ses coulées
de froid, nez gonflé, estomacs saisis, toux quinteuses et vieilles
grippes. Les soirs charriaient plein de couleurs et les journées
posaient leur teint sur des lumières changeantes, des soleils mols,
des pluies ruées souvent de lumineux nuages. Nous restions
vigilants. Nous comptions les couteaux, les bassines, mais Man
Ninotte ne semblait préparer qu'un Noël sans cochon. Elle se
préoccupait des pelures d'oranges de son schrubb. Elle mignonnait
son jambon salé, ses confits, ses autres douceurs accumulées dans
le placard en attendant les jours de joie. Nous ne l'entendîmes
promettre à quiconque la moindre côtelette, et nul ne lui transmit un
petit mot d'une madame d'à-côté inquiète coutumière d'un kilo pas
trop gras. Rien. Noël approchait, riche de ses cantiques nocturnes
entonnés à la radio et répercutés parmi nous dans l'assemblée de
l'escalier. Seul Matador pressentit son destin. Il aurait pu nous
l'apprendre si nous avions su lire dans ses yeux, décoder ses
grognements, comprendre sa langueur branchée à l'obscure
prescience de la fatalité.

Marcel dut œuvrer en pleine nuit, et s'arrangea pour être loin lorsque
nous nous réveillâmes, ne nous laissant de Matador qu'une masse
blanchâtre, sanguinolente, que Man Ninotte tranchait au coutelas et
répartissait dans du papier journal pour offrir aux familles de la
maison, au médecin qui nous soignait, au pharmacien qui lui
accordait les médicaments, aux Syriens qui la dépannaient. Le reste
revenait à elle-même, en salaisons, gigots, côtelettes, tête-cochon,
boudin, que nous n'eûmes ni le goût ni le cœur à manger. Je parle
d'un Noël sinon amer, du moins très sobre.

Mémoire, je vois ton jeu : tu prends racine et te structures dans


l'imagination, et cette dernière ne fleurit qu'avec toi.

Nul souvenir d'un autre cochon-planche en succession de Matador.


La souffrance est un vaccin sévère. Elle avait dû nous préparer à ne
pas nous attacher aux cochons de Noël. Les autres passèrent sans
doute dans une relative indifférence, un peu comme le rhum indiffère
la gorge déjà brûlée. Du temps des cochons ne subsiste que Noël,
rien de religieux, mais une vie autrement généreuse, dispensatrice
pour nous d'un peu de tolérance. On pouvait crier, chanter, manger
charge de sucreries, se coucher tard, réclamer des contes. Le
couloir qui reliait les familles demeurait peuplé jusqu'au plus noir du
soir. Les manmans recevaient des visites, et préparaient préparaient
préparaient les bombances du lendemain. L'air puisait ses parures
dans les fours à gâteaux, dans la vapeur des fricassées, dans le
bouchon poreux des liqueurs bienheureuses que l'on nous instillait
dessous de gros glaçons. Man Ninotte allait d'un autre allant. Pour
elle, comme pour les autres négresses en combat de survie, l'année
finissante avait été vaincue, son lot de misères bien battu. On
pouvait en rassembler les débris avec les poussières de la maison et
les balancer ensemble afin de laisser place aux espoirs rafraîchis.
Cette époque recèle un temps cérémonial : la préparation de la
crèche.

Dans un temps inconnu du négrillon, Anastasie la Baronne, la plus


grande des deux sœurs, avait souffert de l'absence de crèche. Man
Ninotte et le Papa ne disposaient pas d'un assez au porte-monnaie
pour dresser comme tout le monde, au mitan du salon, la caverne
illuminée du Sauveur. Anastasie réclamait donc sa crèche à grandes
larmes. Man Ninotte attendrie releva cette tristesse. Elle apprit à
l'enfant le modelage du caca-bougies. Anastasie s'y lança avec un
art et une patience dont la nécessité seule détient secret du germe.
Elle se modela, dans la bougie fondue, son âne, son bœuf, sa
Marievierge, son Joseph, ses bergers, ses Rois mages, son étoile
et, bien sûr, son bébé Sauveur. Elle leur dessina au pinceau
charbonneux des yeux et des oreilles, des sourires et des
sentiments, des styles et des façons. Elle plaça le tout sur une herbe
sèche, et froissa autour la hiéroglyphique caverne d'un papier de
journal. Elle possédait sa crèche. Pour l'achever, elle y ajouta deux
bougies allumées du plus bel effet mais de la plus désastreuse
conséquence. Les bergers se mirent à couler. L'âne et le bœuf se
répandirent. Marievierge se mêla à Joseph, lui-même avalé par les
Rois mages. Très vite, la crèche fut catastrophée en une fondue
grisâtre sur laquelle Anastasie répandit la plus épouvantable des
détresses enfantines. Celle-ci lui fut par la suite tellement évoquée
que l'homme d'aujourd'hui en conserve une douleur rémanente.
Alors Man Ninotte, le cœur descendu, réussit l'impossible. Elle se
trouva un arrière-sou dans quelque coin de prévoyance et lui acheta
deux santons. Chaque année, ou chaque jour ou chaque semaine,
en tout cas au rythme des embellies de son porte-monnaie, elle lui
acheta désormais des santons. Anastasie, dès son premier centime
d'institutrice, s'en paya tout un lot. Dans l'attente de la Nativité, les
personnages enveloppés chacun dans du papier journal allèrent
s'entasser dans une boîte de pommes de terre. Si bien qu'à chaque
Noël, le négrillon fut convié à l'ouverture de ce sanctuaire.

Anastasie dépoussiérait la boîte avec une lenteur calculée, l'œil soi-


disant sévère vrillé sur la ronde établie autour d'elle, les plus petits
devant, les plus grands par-derrière. Paul, le musicien, en oubliait sa
guitare, Marielle en délaissait son lit et ses précieuses affaires, Jojo,
lui, conservait tout de même de son fatras, un bout de papier, un brin
de crayon, en sorte de ne pas rater la formule devant surgir inopinée
de ses songeries aux chiffres. La boîte ouverte, la prêtresse
descellait une à une les boules informes de son trésor. Chaque
personnage disparaissait sous sa botte de papier. Il était impossible
à quiconque de deviner lequel Anastasie extrayait de sa gangue. Et
l'apparition de chaque personnage était un ravissement, celui d'une
naissance, d'une renaissance, répercutée au fil des ans, avec la
même régularité, la même saisie du cœur, le même bonheur. Il y en
avait tant qu'une fois les personnages officiels apparus, advenait
alors un peuple d'anonymes bergers ou d'indéfinissables personnes
qu'il nous fallait nommer et faire exister. Dans la crèche d'Anastasie
se déploya donc une populace que le curé de la cathédrale aurait eu
quelque angoisse à bénir :
des philomène-gros-pieds,
des zizines-voleurs-poules,
des koulis-coulirous,
des chinois-graines-de-riz,
des marchandes-poissons-frits,
des planteurs-de-dachines,
des coupeurs-de-graines-bœuf,
des dorlis,
des kalazaza,
des chabins à-poil-sûr,
des diablesses à talons,
des suceurs-de-souskay,
des doussineurs,
des bougres bouffis à tête de manicou,
des maquereaux maigres à yeux ronds de bourrique,
des bonda matés sur jambes à tout-petit pilon,
des gens à pians et à chiques en paquets,

et d'autres cliques pour l'énoncé desquelles mon imagination n'a


plus assez d'audace. Et tous venaient là pour des raisons qui finirent
par se perdre et qui, dans nos têtes impies, se transformèrent sans
doute en des affaires de zouc, de ripailles et bacchanales diverses
dont le pays a variété en charge.

Anastasie avait l'art de la crèche. Elle s'achetait un papier spécial


aux façons de la pierre, qu'elle déployait savamment froissé sur une
cloison de la salle. En son centre, dans la percée illuminée, les
santons posaient leur scène immuable mais tellement chargée
d'histoires que nous passions des heures à la scruter. Les
personnages, au-dehors, peuplaient les escarpements rocheux
qu'Anastasie couvrait de neige, de sapins, de boules, d'étoiles, de
zinzins chatoyants et de lumières clignotantes. Nous finîmes par
disposer de la plus belle crèche du centre ville. C'était le rêve dans
la maison, une étrangeté pourtant proche, que nous réinterprétions
pour lui donner du sens. Quel mystère que cette neige qui n'était
plus de la neige mais la poudre cosmique de la fête, de l'espoir, du
bonheur ! Quelle curiosité que ces sapins qui n'étaient plus des
sapins mais des pieds de magie ! Quelle puissance que ces
lumières palpitantes si propices aux déports ! Le négrillon s'enfonçait
dans le monde de la crèche avec un bonheur jusqu'ici sans égal. Il
ne s'aperçut jamais que tous ces personnages étaient blancs, même
si un des Rois mages lui semblait un peu plus mystérieux. Il avait
devant lui une brisure de l'ordre rationnel instauré par les grandes
personnes, un peu de rêve concrétisé, une merveille officielle dans
laquelle il pouvait se perdre sans éprouver le sentiment d'être
encore inachevé. La revanche qu'Anastasie s'appliqua à prendre sur
le monde lui offrit, durant d'utiles années, l'exact lieu de maintien
d'une abscisse d'innocence.

Il y a, rôdeur, un Noël de cendres, de sang, de feu, quelque levée


incompréhensible qui embrasa Fort-de-France, fracassant chaque
magie. Les gens d'armes sillonnaient les rues à la poursuite de
nègres en rage qui brisaient les boutiques. La radio diffusait du
français solennel, des appels et des considérants. L'on voyait
moutonner contre les façades des fumées lacrymogènes sur
lesquelles Man Ninotte rabattait ses fenêtres. Les visiteurs
chuchotaient des milans de barrages, d'incendies, de militaires et de
Blancs arrogants. La ville se décousait. De ses arrière-fonds
saisonnaient les douleurs. Une stupéfaction frappa durant deux ou
trois jours. Les Syriens se protégèrent sous le claquet de treize
serrures. Les marchandes du soir (de lait, de titiris, de peaux-
saignées) s'étaient égarées. Les persiennes battaient comme des
paupières ahuries. Derrière elles, luisaient des regards avides
d'explorer le monde mieux que le vol des chauves-souris. Et il y
avait un silence, je veux parler de ces bruits sans coutume. Man
Ninotte demeura en dehors et nous en protégea. Poursuivant le
stockage de ses gâteries de Noël, elle sembla vivre comme si de
rien n'était, sauf peut-être quand n'y tenant plus, elle se penchait à la
fenêtre au-dessus d'un déferlement de bottes pour hurler contre on
ne sait qui : Pété fwa yo ! Démolissez-les !... Et parfois, je la vis
sourire des rougeoiements hoqueteux de la ville qui souffrait. Il y a
rôdeur ce Noël de l'en-bas.

L'année nouvelle offrait de nouvelles chances. Man Ninotte


s'efforçait de les saisir toutes. Rien des misères de l'année morte ne
devait subsister. Les poussières oui, mais aussi les araignées et
leurs fils, mais aussi les ravets décimés au flytox. Il fallait changer de
feuillage et d'écorce, aérer la terre de ses racines, poser autrement
au soleil. Certains gagnaient le bord de mer pour les bains du
nouveau démarrage, d'autres savaient de virginales cascades. En
ville, dans les bassines et sous les robinets, sur des modes de
dosages où les feuilles étaient trois, on se frottait d'une eau verdie
par la menthe glaciale, la verveine blanche, le basilic ou le chardon
béni. Man Ninotte retournait la maison. Elle marchandait chez les
Syriens du linoléum pour le plancher, et le mois de janvier voyait
surgir le peintre pour les nouvelles couleurs. Un nègre jovial,
énorme, détenteur d'une science subtile de pinceaux et de peintures
à l'eau. Il passait une journée à décaper les cloisons, à les brosser, à
mastiquer leurs joints, à camoufler leurs trous. Puis, sur la couche
d'apprêt, il portait la couleur, plafonds blancs toujours, cloisons
bleues, cloisons vertes, cloisons jaune éclairé. En travaillant, le
peintre jovial chantait dans toutes les langues du monde. Il ne les
connaissait pas, n'avait jamais mis l'orteil en dehors du pays et
comme autre vent sur le corps, n'avait éprouvé que celui de la
Guyane, où un exil d'amour l'égara brièvement. Mais il tenait à
chanter dans ce qui lui paraissait être, c'est vrai señora Ninotte, le
plus extraordinaire jardin de la création, car l'homme a une bouche
comme partout dans la création, mais partout dans la création
chacun s'en sert pour une musique différente, et c'est là miss Ninotte
le grand phénomène, il faut y penser madame Ninotte, il faut y
penser. Et comme il ne savait pas un traître mot de quoi que ce soit,
il baragouinait en imitant les accents particuliers repérés de-ci de-là
au travers du pays. Les nègres anglais employés à la cuisson du
sucre chez les békés l'avaient informé des sonneries de l'anglais.
Les koulis, dans leurs cultes votifs, lui évoquaient les bruitages du
tamoul et d'autres langues sacrées. Les Syriens lui suggéraient
l'arabe en plusieurs touches. Dans les hauteurs du Vauclin, il visitait
un vieux-nègre Congo qui, entre ses gencives violettes, tambourinait
l'africain dans un lot de manières. Et quand il repeignait leurs
épiceries, il traquait les Chinois afin qu'ils lui nasillent la clameur
babélique de leur empire céleste. Pour le reste, il puisait dans son
transistor sur les ondes duquel il naviguait durant des nuits entières.
Le ciel épuré de ses clameurs transmettait de lointaines marées à
son oreille curieuse. Le négrillon le suivait d'une pièce à l'autre, à
mesure qu'il changeait son échelle de place, répétant après lui ses
braillements de langues étranges, son ivresse des accents, et ce
délire bienheureux quand en pleine envolée il mélangeait le tout.

Avec le peintre jovial, les langues et les couleurs, l'appartement


retrouvait une jeunesse que Man Ninotte accompagnait de fleurs. De
ses trésors cachés (quatre mallettes taciturnes, closes toujours,
posées haut par-dessus la penderie), elle sortait une nappe de
velours et l'exhibait sur la table durant les premiers mois. Et, partout,
elle semait les graines, graines-maïs, graines d'oranges, graines-
mandarines, graines-ceci, graines-cela, bourgeons des graines de
lentilles sur du coton mouillé, toutes choses qui signalaient à l'argent
le bon endroit où s'ancrer pour l'année. Car la graine a moins de
passé que de futur, elle est en promesses sur demain, et, derrière
chaque promesse, elle déploie une promesse.

L'année nouvelle, c'était le temps des visites, du punch et du


vermouth. Les commères du Lamentin défilaient, et Man Ninotte s'en
allait souvent avec sa plus belle robe vers nos restes de famille dans
le haut des communes. Le Papa, lui, recevait ses compères (Héé,
qu'est-ce qu'il y a pour la gorge ?), des assoiffés de naissance,
souffreteux du gosier. Ceux-là se titraient philosophes du rhum car
ils savaient en détailler les saveurs bien que l'avalant sec, d'un coup
flap, sans sucre, sans eau, sans peur, avec juste un imperceptible
égarement de pupille, accompagnant le plaisir du rhum qui descend.
Je n'ai nul souvenir de leurs conversations. Les enfants après leurs
déférentes salutations étaient éloignés des grandes personnes. (Ho,
le rhum appartient à la bouteille, dites donc ?) Ils n'étaient jamais
très nombreux. Cela allait. Cela venait. La messe du punch n'est pas
de grande assemblée, elle se situe entre le parlement et le
conciliabule, sur un paradoxe d'explosion braillarde et de voix basse
complice. Son protocole veille à la multiplication des prétextes à
boire. On prend pour l'arrivant ou pour celui qui va arriver. On prend
pour celui qui part comme pour celui qui va partir et pour celui qui
est presque parti. On prend pour les morts de l'année et chaque fois
qu'on a ri. On prend juste avant une déclaration fondamentale sur la
vie ou sur Césaire. Et on prend pour bien suivre ce que l'autre doit
redire. Et on s'en va vers un rendez-vous pour punch en d'autres
lieux. La messe urbaine du rhum pose son temps entre onze heures
trente et treize heures. Qui visite à cette heure visite de verre en
verre, il doit être reçu, il doit être servi. S'attarder c'est perdre sur
l'enfilade, donc il faut boire vite et sonner sa parole.
O seigneur, préservez-nous de l'eau !...

Mets-le, pèse-le, pose-le, je le materai !...

Oh, si les tétés de ma manman avaient été au rhum, j'y serais encore à
deux mains et deux pieds !...

C'est lui l'assassin qui a tué mon papa, qui a tué ma manman, et c'est lui
qui me tuera !...

Mollo sur le sirop qui donne la cirrhose !...

Oh rhum, unique objet de tous mes sentiments !...

Qui sentait une douleur se voyait rassuré : C'est le foie qui nous
sauve, c'est la foi qui nous tue !... Et on trinquait pour la propagation
de la foi parmi les infidèles, sur des larmes de jeunesse, des
souvenirs de guerres coloniales, et surtout sur la bouteille elle-
même, dont l'apparition suscitait toutes les soifs, et inversement, et
indéfiniment.

Bobo suintant sur chaque genou


C'est autant de galons

Les Grands vivaient un monde. Le négrillon s'en percevait exclu,


comme entre parenthèses. Son rêve était de partir à l'école comme
les autres, d'affronter comme les autres cette ville dont il ne savait
que la perspective de sa rue. Il disposait, lui, d'un autre monde,
curieusement invalidé, dont la richesse inépuisable était cause de
vertiges. Mais il se surprenait à tendre vers celui des Grands avec
une confuse impatience. Il inaugurait là une insatisfaction qu'il ne
savait pas inhérente à l'homme même. Il sut tout de même vivre les
ombres et les silences, garder le regard à hauteur de ses yeux, là où
personne ne voyait plus. Et il prit le parti de voir ce qu'il voyait,
comme il voyait, résolu à explorer son indicible état.

L'après-midi, Man Ninotte cousait les vêtements des enfants, ou


alors fabriquait des fleurs en papier crêpe selon un art reçu, paraît-il,
dans des temps de jeunesse à la sacristie du bourg, au Lamentin.
Des roses, des glaïeuls, des œillets fournis pour les fêtes des
Mères, les Toussaints, et les anniversaires. Elle les livrait à quelque
commère du marché avec laquelle se partageaient les gains. Assise
en face de la fenêtre, devant sa machine à coudre au bruit de douce
crécelle, elle semblait sortir du monde, ne chantait pas, ne parlait
pas, ne regardait rien, ne voyait rien, oubliait même le négrillon lové
à ses pieds près d'une bombe de margarine transformée en
réceptacle des boutons, des aiguilles, des fils emmêlés, des chutes
de toiles utiles aux rapiéçages. Autour, la maison s'assoupissait sur
de vagues bruits de vaisselle, des susurrements de radio, des
soupirs du bois, la poésie lointaine d'une autre machine. Les
manmans ne se reposaient jamais. Elles changeaient simplement de
travail et de rythme. Mais elles ne supportaient plus aucune
agitation. Le négrillon dut apprendre à réduire son espace, ses
gestes, ses demandes, à se fourrer sous une carapace de tortue-
molocoye et à en adopter l'économique existence. Les rumeurs de la
rue levaient moins haut. Les Syriens somnolaient derrière leurs
tiroirs-caisses ou pansaient leur exil en quêtant leur pays au fond
d'énormes radios. L'après-midi s'écoulait ainsi jusqu'au retour des
Grands libérés de l'école, et l'espèce de sursaut que connaissait la
ville.

Il avait dix mille questions. Man Ninotte se fatiguait vite d'y répondre.
La vie, grognait-elle, est déjà assez déchirée pour ne pas encore la
déchirer avec des questions déchirées. Sans savoir lesquelles, le
négrillon percevait bien qu'elle fonctionnait avec quelques certitudes,
quatre, cinq ou six, dont l'une était l'exigence de réussite de ses
enfants. Elle avait résolu de ne pas en dévier et de ne plus les
questionner. Et surtout d'en payer le prix. Ainsi, elle tenait la déveine
au collet, et la déveine avait du mal à lui échapper. Et, tandis que le
négrillon classait les boutons par couleur, démêlait une pelote ou se
torturait lui-même de questions insensées, Man Ninotte ramenait un
short d'une perdition, lui prolongeant l'utilité pour encore quelques
mois. Elle quittait sa machine d'un pas si sûr que le négrillon la
soupçonnait d'avoir planifié à la seconde ses moments à venir : le
faire-cuire, le mettre-à-tremper, le descendre-chercher, l'aller-voir-au-
marché. Sa soirée s'horlogeait dans une précision dont la rêverie
était exclue, les états d'âme aussi – et les questions, bien sûr.

Il la suivait pas à pas, avait besoin de sa présence. Elle le tolérait


dans ses pieds, sauf aux abords du réchaud. Il était épouvanté
quand elle atteignait l'escalier et s'en allait dans la rue, vers la
marchande des légumes-soupe. Il craignait de ne plus la revoir et
demeurait muet d'épouvante jusqu'à son retour. Et, comme elle
revenait toujours, il apprit vaguement à domestiquer cette horreur.

La soirée s'avançait rassurante : Man Ninotte n'allait plus s'en aller.


C'était le moment d'une nouvelle touche à la soupe éternelle, le
moment de faire frire morue, carangues et coulirous. La nuit
mûrissait dans des senteurs d'oignons frits, de piment frais, de
moelle exaltée dans du bouillon de légumes. Tout en cuisinant, elle
interrogeait les Grands sur leurs leçons, se faisait ânonner les
cahiers de texte, et réciter des résumés de sciences naturelles,
d'Histoire de France, d'hypoténuses et de surfaces. Man Ninotte
semblait posséder science mieux que les livres eux-mêmes. En fait,
elle ne faisait que soupeser l'hésitation, le tressaillement du mot, le
regard en biguine sous une paupière troublée. Elle traquait
l'inconséquent jusqu'à la fermeté d'un débit impeccable, preuve
insigne d'un savoir vrai. Quand le négrillon dut par la suite subir la
même épreuve, il avait déjà tellement observé sa technique qu'il
parvint dans un premier temps à camoufler ses ignorances. Mais
Man Ninotte déjoua l'astuce. Un soir qu'il pataugeait d'une voix
ferme dans une affaire de Gaulois à moitié inventée, elle leva les
yeux de ses casseroles, rejeta la tête dans un silence de cimetière.
Puis, elle lui expliqua doucement oui, que l'on pouvait apprendre les
macaqueries, mais jamais mieux qu'un vieux macaque. Désormais,
elle eut du mal à lui faire confiance. Le négrillon se vit condamné à
réciter ses leçons deux fois mieux que quiconque, et à recommencer
au moindre arrière-début d'une ombre de bégaiement.

La table de soirée était le lieu des règlements de compte entre


Grands. Des histoires capables de bouleverser la création : un
peigne déplacé, un journal dont la couverture avait été dégrafée, un
lavage de vaisselle non rendu, un rapportage infâme. On promettait
des coups, des écorchements vifs, on se déclarait des haines
définitives souvent éteintes dès la dernière bouchée. Man Ninotte
calmait les ardeurs en distribuant la soupe, les poissons frits, le bout
d'avocat, la tranche de salade. On se devait de vider son assiette et
personne n'était autorisé à gâcher quoi que ce soit. Elle se mettait à
table quand nous avions fini. Les matelas déroulés et les lits de
camp ouverts remplissaient l'espace vital en dehors de la cuisine.
Seuls Man Ninotte et le Papa disposaient d'un lit élevé sur pattes de
fer par-dessus notre sommeil. Anastasie, armée de la pompe, fly-
toxait tout-partout en sorte de calmer préventivement l'ardeur des
petits ravets qui, dès les lumières mortes, donnaient un bal à travers
la maison. Le négrillon devait gagner son lit de camp, mâchouiller
sous contrôle sa prière à Viergemarie, et prendre sommeil au plus
vite.

Les Grands restaient à chuchoter dans le noir, à rire et à se raconter


leur vie en ville. Le négrillon tendait l'oreille sans jamais rien
comprendre. Cela sarclait autour des sentiments : des gens qu'on
apprécie, des mounes qu'on déteste, telle personne qui jalouse,
machin qui est gentil, une telle qui est une rosse. Parfois, on
évoquait le trouble d'une émotion sauvage et très puissante,
suscitée par des êtres particuliers. Cette chose bouleversait le cœur,
mais pas un ne pouvait encore la nommer. Maîtres et maîtresses
(prêtres de science, gardiens de l'hostie du savoir) disposaient d'une
influence démesurée. Leurs façons de parler, leurs mots, leurs tics,
leur être en son entier bien plus que leur enseignement, devenaient
des balises à partir desquelles les Grands réglaient leurs propres
attitudes. De la salle, mêlé aux tintements de leur fourchette,
parvenait le murmure de Man Ninotte et du Papa. Il y avait dans
leurs voix du soir une gravité jamais présente dans celles du jour.
C'était sans doute le moment des comptes du porte-monnaie, des
affaires de factures et de dettes, l'égrenage du chapelet des petites
misères. Ils en parlaient jusqu'à ce que l'indicatif de la radio annonce
« Les Maîtres du mystère ». Alors le négrillon ne les entendait plus.
Il s'endormait souvent sur cette voix lointaine d'un Blanc expert à
vous nouer la gorge sur des histoires épouvantables.

Reniflée sur sept rythmes


la mèche à la narine mûrissait jusqu'au jaune

J'ai trouvé !... Il n'y avait pas d'heure pour les découvertes
algébriques de Jojo. Il défaisait le monde en petits chiffres et l'enfilait
dans des formules dont il avait du mal à émerger lui-même. Et
quand il en sortait, il hurlait son cri de guerre, quelle que soit l'heure,
l'épaisseur des sommeils, la douceur de nos rêves. Ces découvertes
en plus ne nous servaient à rien.

Les fleurs en papier de Man Ninotte se vendaient bien, selon les


périodes. Il n'existait pas encore de fleurs artificielles. Elle saisissait
les pétales dans un fil de fer qui leur servait de tige. Cette tige
s'habillait d'une crépine verte imbibée de colle, dans laquelle, en
tournant, elle insérait les feuilles d'un autre vert, découpées selon
des formes variées. De fleur en fleur, les bouquets se constituaient.
Le négrillon les voyait magnifiques. Ils s'entassaient sous la fenêtre
de la chambre à mesure que l'après-midi avançait. La lumière du
jour tombant dessus leur conférait la féerie d'un naturel trompeur. En
attendant de les livrer, Man Ninotte les enrubannait sous un papier
transparent, craqueur-sonneur comme du cristal. Si elle semblait
fière de son art, nul ne la vit jamais poser ces créations sur le trône
du buffet dans la lumière des beaux dimanches. Elle n'y plaçait que
des fleurs naturelles, odorantes, qu'une commère lui livrait. La fleur
est surtout un parfum, enseigna-t-elle donc sans un mot au négrillon
veilleur.
En des périodes irrégulières, elle fabriquait des sucreries. C'était
peut-être lié à son humeur. Les jours du sucre étaient bénédiction.
Man Ninotte savait tout faire, les gâteaux, les sikdôj, les filibos, les
torsades colorées fondantes sur la langue, les macawon, les lotchios
câpresses, les la-colle-pistaches. Des madames de bonne famille lui
passaient des commandes, et elle piétait durant des heures au bord
du four en compagnie de la Baronne. Mesurer la farine, casser les
œufs, brasser le tout, lever les blancs. Le négrillon se mettait à
l'appel quand le sucre entrait enjeu et rendait l'affaire douce. Il
devenait goûteur, essayeur, doseur, suceur de cuiller, de fourchette,
d'assiettes et de bassines, empressé au rendu des services à
mesure que la pâte d'un beau jaune muait vers le gâteau. Il beurrait-
farinait les moules, recueillait leurs débords quand on les remplissait.
Il était aussi guetteur au four, préposé aux qualités de la couleur, si
ça vient ou si ça ne vient pas et comment ça vient. Pour les filibos,
les sikdôj, les caramels et compagnie, Man Ninotte maniait un
marbre. Elle y posait à refroidir les chrysalides ardentes des
bonbons. Le négrillon, éloigné par les risques de brûlures, se voyait
concéder les marmites au cuivre zébré du sucre cuir – dentelles
figées de la bénédiction.

Les gâteaux sortaient du four plus ou moins grillés, plus ou moins


noircis, parfois juste à point quand le négrillon avait reçu la grâce
d'une intuition. Il fallait souvent, au couteau, les ramener à une teinte
orthodoxe. Pour leur décoration, Anastasie la Baronne se disait
experte, en clair : mapipi. Elle les disposait sur des assiettes,
préparait ses douilles, sa crème divine et transformait le rond
noirâtre, plus ou moins massacré, en un gâteau gemmé de billes
d'argent, sculpté de circonvolutions blanches. Pour les grandes
occasions, elle y inscrivait des noms, des souhaits hors d'atteinte du
négrillon analphabète. Il en savait juste la vertu comestible. Écrire
avec du sucre et dévorer l'écrit. Cela fleurit bellement son enfance :
le mystère de l'écrire et la joie du manger. Quand Anastasie se
trompait, elle lui décollait une lettre, un mot. Il les engloutissait en
confiant au plaisir de ses papilles le soin du décodage. Les gâteaux
rassemblés conféraient à la salle une atmosphère de baptême irréel.
Attristés, nous espérions contre toute logique qu'ils ne s'en iraient
pas chez leurs commanditaires.

Se réveiller la nuit avec Man Ninotte afin de transporter le pain-au-


beurre de communion, une savante tresse de pâte à beurre, étalée
sur une plaque que le four de la maison ne pouvait recueillir. Le
boulanger accordait à Man Ninotte cette chance : profiter, vers l'aube
naissante, de la chaleur de son four, à l'achevée de ses fournées de
pain, et venir cuire soi-même. Man Ninotte y emmena plus d'une fois
le négrillon. Oh, l'univers nocturne des faiseurs de pain ! Fort-de-
France pour eux n'était qu'une ombre grouillante. Le vent de nuit
revenait de fosses marines, d'herbes endormies, de terres fumantes
d'humus. On quittait la placidité extérieure, pour basculer dans le
fournil. Il semblait une caverne assiégée. Tout y était encombré,
empressé. Le boulanger économisait les lumières. D'inquiétantes
zones d'ombres peuplaient les abords du travail. Les feuilles de
cocotier qui servaient à embellir les croûtes s'entassaient auprès des
cuves tournoyantes sous une pâte crémeuse. Partout, l'effluve du
four parfois ouvert. Une vision inoubliable que ce four. Si profond. Si
rougeoyant. Il menaçait la vie d'une haleine de dragon. Les pâtes,
abandonnées au loin par la gaule du mitron, semblaient y vivre une
vie qui leur faisait du bien, et elles en sortaient en dorée
renaissance. Tout était sombre, et chaud, et lourd d'une odeur de
farine prisonnière, de paille-coco, de poussières roussies, de lait
ancien, de jaunes d'œufs, de pain rassis, de pain frais et de pain
oublié. Le four régnait de ses ondes de volcan maîtrisé. Le
boulanger et ses garçons semblaient ses domestiques, hiérodules
obscurs d'une dévotion sacrificielle que la nuit soulignait. Le pain au
beurre de Man Ninotte cuisait très vite, et, dans le jour naissant (une
clarté qui lève de partout et qui erre en attendant de se rétracter en
œil fixe de soleil), nous le ramenions vers l'épais chocolat
d'amandes de nos communions religieuses.

Chocolat-première-communion
l'écrire c'est saliver
y penser c'est souffrir
communier c'est chocolat
On ne quitte pas l'enfance, on la serre au fond de soi. On ne s'en
détache pas, on la refoule. Ce n'est pas un processus d'amélioration
qui achemine vers l'adulte, mais la lente sédimentation d'une croûte
autour d'un état sensible qui posera toujours le principe de ce que
l'on est. On ne quitte pas l'enfance, on se met à croire à la réalité, ce
que l'on dit être le réel. La réalité est ferme, stable, tracée bien
souvent à l'équerre – et confortable. Le réel (que l'enfance perçoit en
ample proximité) est une déflagration complexe, inconfortable, de
possibles et d'impossibles. Grandir, c'est ne plus avoir la force d'en
assumer la perception. Ou alors c'est dresser entre cette perception
et soi le bouclier d'une enveloppe mentale. Le poète – c'est
pourquoi – ne grandit jamais ou si peu.

L'eau est arrivée ! L'eau est arrivée ! L'événement de chaque jour,


c'était l'eau. Fort-de-France commençait juste d'apprivoiser une eau
courante, tuyautée à domicile. On avait plus ou moins abandonné
les fontaines publiques, épicentres des émeutes matinales. Cela se
produisait encore dans les quartiers des mornes. A l'apparition du
négrillon, le centre-ville n'en était plus là. Aux angles des rues, les
anciennes fontaines ouvragées coulaient parfois en pleine
indifférence. Elles allaient s'assécher, puis disparaître sans que nul
ne s'avise d'en garder la mémoire. Le tuyau de la maison pénétrait
jusqu'au premier bassin de la cour. De là, il déversait une eau qui
n'était courante que durant quelques heures. De bon-matin, cinq
heures, elle jaillissait du robinet ouvert, disparaissait à sept heures
pour réapparaître de midi à quatorze heures. Pour les affaires du
soir, il fallait attendre dix-sept heures et se débrouiller vite car elle
tarissait au son des dix-huit heures. Et n'avions plus de ses
nouvelles jusqu'au lendemain. Le négrillon connut donc ce temps où
l'eau arrivante conservait grand mystère. C'était pour ainsi dire un
donné quotidien du Bondieu. Chaque enfant rêvait de l'annoncer aux
grandes-personnes, qui appliquaient une urgence de stockage en
casseroles et bassines. Aucune goutte ne devait manquer aux
nécessités de la journée. Il y en avait donc toujours un qui, sorti de
son lit, se mettait à l'affût près de la fenêtre du couloir, silencieux
dans le jour naissant au-dessus de la cour, à surveiller le robinet de
cuivre. Le suspense se prolongeait souvent. L'employé municipal
n'était pas d'un naturel précis, des fois même, il était en retard. En
d'autres heures, pas si rares non, l'eau glougloutait malement sous
la sirène de midi, ou pire : n'arrivait pas jusqu'au lendemain. Donc
son arrivée demeurait une agréable surprise qu'il fallait annoncer :
L'eau est arrivée ! L'eau est arrivée ! Le découvreur se mettait à
tourbillonner dans le couloir comme une toupie mabiale décentrée,
ou sans doute comme le colibri-madère frappé de soleil au mitan de
la tête.

L'eau est arrivée ! L'eau est arrivée ! Et tout le monde courait-venir,


se bousculait, réglait une vitesse sur l'eau offerte. D'abord les
grandes personnes. Man Ninotte, toujours en tête, remplissait son
bassin, puis ses bassines, puis ses six ou sept bombes, puis
quelques casseroles, puis ses carafes. Les autres manmans
faisaient de même. Chacune, derrière, persiflait :
– Eh bien, madame-une-telle, tu ne presses pas ton petit corps ?...
– Oh mon dieu, l'éternité est descendue sur terre et c'est nous
qu'elle vient visiter !...
– A-a ! si on prend son petit temps, je vais prendre mon petit temps
aussi !...
– Han, toutes les bourriques sont bien pareilles : elles n'avancent
pas vraiment !...
En fait, chacun stockait l'eau bien au-delà de ses utilisations du jour :
régnait la crainte diffuse que la municipalité ne se ravise et ne
l'accorde plus. Après, il restait un rien de minutes que les enfants
devaient mettre à profit pour se laver. Et comme on ne pouvait faire
la queue, nous entrions tous en débandade frétillante dessous le jet.
Les plus grands, gardiens des hygiènes, nous traquaient pour un
coup de savon, un décrassage du cou, une position de brosse sur la
dent. Puis cela dégénérait en une guerre sans merci, une sorte de
fête de l'eau venue de loin, accomplie chaque matin, à l'instar des
libellules dont le négrillon savait déjà les codes.

Petit chanté de ma carafe : elle détient l'eau dans l'ombre toujours,


et lui diffuse les goûts d'une source ancienne. Elle scelle l'eau et s'en
fait une complice, elle l'habite et l'eau l'habite, et elles fondent si bien
ensemble qu'en pire carême, leur cœur est frais.
L'eau est arrivée signifiait pour les enfants : la fête commence. Les
grandes personnes, elles, l'abordaient sous l'angle utile, un peu
préoccupées. Il fallait mesurer juste sinon on se retrouvait à mendier
un peu d'eau à madame-une-telle pour achever quelque lessive, ou
pire, à s'en aller puiser dans la réserve d'une autre qui, visiblement,
n'en avait pas besoin. Chacun comptait ses bassines et ses
bombes, vérifiait son bassin, et surveillait la hauteur de son eau
comme campagnard les feuilles de son jardin d'ignames. L'eau est
arrivée, ça voulait dire : attention, évalue ta journée et calcule sur
chaque déveine possible. Le grand jour d'eau pour Man Ninotte était
le lundi, son jour de lessive. Elle transportait dans la cour les draps
et les vêtements de la semaine, une pile démesurée qui lui touchait
la taille. Cette tâche s'affrontait en chantant comme elle l'avait appris
des lavandières du Lamentin. Mettre à tremper, battre, tordre,
javelliser, rebattre, retordre, changer d'eau, y mettre du bleu,
savonner, frotter, tordre et battre, une procédure tortueuse que le
négrillon suivait les yeux écarquillés, et dont il ne comprenait pas la
logique. Et Man Ninotte chantait à tue-tête des chansons de Saint-
Pierre, de Tino Rossi, d'Édith Piaf, d'Aznavour, de Luis Mariano, de
Guetary, des valses et des tangos. « Marinella », « Au ciel brûlant
d'Andalousie », « Un soir de mai »... Elle savait l'histoire de Ninon,
folle du nylon. De Marie-Clémence dont toutes les affaires, même la
plus douce, étaient maudites. De Gros-Carette qui fréquentait les
femmes-manawa dans une rue douteuse du Saint-Pierre d'avant-
temps. Elle savait tout de Régina, femme sirop, vraie crème à la
vanille, qui l'amour demandait. Celle du bossu qui, malgré les
officiers du bord, sut garder sa femme en lui déposant chaque jour,
dès quatre heures du matin, les sous du déjeuner. Parfois, au loin,
derrière le mur du fond, une autre lavandière de ville lui répondait
par d'autres chansons, et Man Ninotte chantait encore plus fort, avec
encore plus d'arrogance :

C'est par un soir de mai


que je l'ai rencontré
par un ciel plein de lune
l'amant aux lèvres brunes
Et depuis ce moment
je fus prise vraiment
une adorable flamme
s'alluma dans mon âme

L'autre redoublait d'ardeur pour soutenir le rythme. Man Ninotte


délaissait alors son linge, inspirait à toute, et mains aux hanches,
concentrée sur la portée de sa voix, entrait en sérénade vraiment
sonore.

Donne-moi les baisers enivrants


écrase-moi sur ton cœur aimant
fais couler le flot de tes caresses
dans mes veines avides d'ivresse

Plus rien ne pouvait l'arrêter, elle en oubliait tout, préoccupée


seulement de terrasser l'impudente sous l'indiscutable largesse de
son répertoire, les ressources impériales de sa voix, les échos de
falaise de sa poitrine. Bientôt, l'adversaire s'arrêtait. Silence. Man
Ninotte poursuivait encore longtemps avant de la déclarer vaincue,
gorge déraillée, aphone. Et elle hurlait au monde qu'elle était
imbattable car son destin véritable eût été d'être chanteuse d'opéra,
mais que par malheur sa mère n'ayant pas de sens artistique ni de
goût particulier avait préféré l'utilité d'un apport d'argent en
l'envoyant travailler comme cuisinière pour une madame de Fort-de-
France. Ainsi, le négrillon sut pourquoi il était né en ville.

Durant le reste de la semaine, la cour se voyait peuplée de linges


séchant. Des élans de toiles claires s'élevaient aux alizés. Le
négrillon avançait parmi ces cloisons mobiles qui partageaient la
petite cour dans l'odeur bonne de la javel, du savon, de l'amidon
raidissant, de la senteur du coton. Man Ninotte ne disposait jamais
d'assez de place. Elle avait fini par étendre quelques lignes à linges
sur le toit des cuisines, et l'homme d'aujourd'hui ne comprend
toujours pas comment elle parvenait à y grimper. Le linge étendu
déroutait l'habitude des libellules. Elles ne trouvaient plus,
scintillantes en bord d'abîme, les petites gouttes de la rosée des
fêtes. Alors elles tournoyaient, effrayées de la vie ample des draps
sous la virée d'un vent. Le négrillon aimait à enfouir son visage dans
la toile propre, s'enivrer de ce bouquet particulier. Ou demeurer
assis dans le cadre de quelques draps, monde de blancheurs
humides qui offrait un peu d'âme à chaque souffle.

Les jours de soleil, tout va très vite. La toile sèche et raidit, elle vole
aux alizés des parfums discrets et sait les conserver. Elle reflète
aussi un peu du ciel : c'est l'émotion du bleu dans toutes les
couleurs. Les draps aspirent le monde. Dans un éclat insoutenable,
ils se campent et résistent aux vents. Man Ninotte les aspergeait
alors d'une eau cendrée, secret d'un blanc sans faille au bout de
l'embellie.

Elle passait alors pour une longue récolte qui s'entassait sur ses
coudes, habillait ses épaules. Elle ramenait le tout à l'étage pour des
séances de pliures auxquelles le négrillon était convié, science
particulière qu'il se plut à laisser à hauteur sensitive, prenant juste
plaisir à étirer les draps, à tourner-virer afin de les plier selon des lois
secrètes que Man Ninotte lui transmettait par ordres. Et là aussi, elle
chantait, elle chantait.

Durant le repassage, Man Ninotte ne chantait pas. Les journées de


mercredi étaient brûlantes et silencieuses dans le maniement de
trois fers à charbon. Elle les posait dans une bassine de braises, les
essuyait avec un chiffon propre et se mettait, dès quatre heures du
matin, à repasser le linge plié par la Baronne. Dans la nuit,
environnée des rougeurs de la braise, les fers d'enfer à la main, elle
commençait généralement par le linge d'école des Grands : gaule de
coton pour les filles agrémentée d'un brin de dentelles, short kaki et
chemisette pour les garçons, parfois rapiécés en sorte que tous
ignorent. L'étape suivante portait sur le drill blanc du Papa, une
élégance compliquée dont les escampes devaient descendre au fil à
plomb, et que Man Ninotte suspendait, pour un séchage définitif, au
premier soleil infiltré dans la salle. Le Papa et les Grands trouvaient
leurs vêtements frais en sortant de leur bain. Ils s'en allaient après
leur chocolat, leur café, et ces pains-saucisson que Man Ninotte leur
avait préparés lors d'une pause, à sept heures.
Penchée à la fenêtre, Man Ninotte accompagnait du regard ses
enfants en route vers les rigueurs de l'école. Ses lèvres battaient sur
deux prières. Le négrillon les sut par la suite destinées, l'une à saint
Expédit, l'autre à sainte Judith. Il bénéficia en ses heures de la
même protection, au point que, longtemps, dans les salles
d'examens et de concours, il eut le sentiment de les avoir à ses
côtés.

Elle revenait ensuite à son repassage. Le négrillon, demeuré seul


avec elle, contemplait le formidable effort de la négresse guerrière
contre une pile de linge qui dépassait la table. Elle transpirait. Une
vapeur fusait du linge aspergé durant le repassage. Elle appuyait sur
les vêtements épais lorsque le fer, perdant de sa chaleur, réagissait
moins bien. Elle saisissait alors un autre fer bien rouge, nettoyé
d'abord avec le chiffon propre, puis lubrifié avec le chiffon imprégné
de bougie. Avant de l'appliquer sur le vêtement savamment agencé,
elle le nettoyait une fois encore. Man Ninotte ne disait mot, ne levait
pas la tête, semblait en voyage vers un morne d'en elle-même. Ses
mains exécutaient les pliures, les escampes, les positions de cols et
de zones délicates, avec une précision à moitié mécanique. Elle était
grave : les jours de repassage étaient jours dangereux. On pouvait
en ramener quelque froidure ou congestion subite. Voici pourquoi.

Le monde en ce temps-là était divisé entre le chaud et le froid. La


santé s'équilibrait dessus. La maladie surgissait lorsque dans ton
chaud tu avais introduit le froid d'une banane ou d'une eau de coco ;
quand le chaud de ta tête s'était vu surpris du fil glacé d'une goutte
de pluie ; quand sur ton chaud d'estomac, les boutons dégrafés, tu
avais laissé pauser la soudaine fraîcheur d'un vent coulant venu des
hauts. Tel mangot devenait un poison car il relevait d'un principe
froid qui (après une course courue, au bout de la chaleur d'une
journée active), pouvait te tuer tout net (ce que la langue créole
désigne par lan mô fwèt – la mort froide, ou mort en froid).

Si la vie du pays était naturellement chaude, le pire était le chaud du


repassage. Tu y défaisais la sensible horlogerie. Pour demeurer en
vie après, il te fallait manier treize prudences. Man Ninotte repassait
fenêtres fermées, et porte close. Ce travail achevé, elle ne changeait
pas de vêtements, s'épongeait la sueur avec une serviette à
température de la pièce du repassage, et, de tout le reste de la
journée, ne touchait aucune eau, se méfiait des pluies et des vents,
ou des fruits au cœur froid. Donc, elle restait dans le chaud. Le
négrillon, curieux de cette terrible division du monde, transpirait
consciencieusement avec elle.

Quelquefois, pour vérifier, il brisa l'équilibre, stationna sous une


pluie, ou fit de la gorge dans un vent descendant. Le soir, une toux
hamg hamg déraillait son sommeil. Man Ninotte entrait alors en sa
vieille guerre contre les maladies. Elle-même n'était jamais malade,
ou si jamais elle le fut, nul ne la vit couchée. De plus, elle refusait les
médicaments de pharmacie appliqués pourtant à ses enfants. Pour
son corps-même, n'avaient droit de cité que les médications
végétales (thés, infusions, liqueurs) prescrites par les marchandes
guérisseuses du marché. Elle savait doser ses propres herbes,
explique la haute confidente examinant cette contradiction. Je savais
mesurer mes fièvres et l'aiguille de mes douleurs ; mes boyaux, mon
ventre, mon cœur, connaissaient l'herbe-guinée, les saveurs de l'à-
tous-maux et de l'herbe cha-cha. Mais pour vous, marmailles, corps
neufs que je ne connaissais pas, il fallait laisser faire l'homme
docteur de la médecine. Car chaque plante de santé est une sorte
de poison, et ce n'est pas un poison de la même manière pour tout
le monde. J'ai vu l'herbe cha-cha bloquer le foie d'un-tel en deux
jours, et ne rien faire à tel autre nègre durant plus d'une semaine,
sinon un bien à la vigueur.

La médecine créole perdait ainsi ses voies de transmission.


L'homme sait qu'il y a aujourd'hui des peuples brisés, auxquels il faut
réapprendre d'élémentaires gestes de médecine et d'hygiène, qui
sont en rupture avec leur propre génie, et qu'on tente de
« développer » au rythme d'un autre génie. Un peuple défaille et
meurt quand pour lui-même s'invalide sa tradition, qu'il la fige, la
retient, la perçoit comme archaïque sans jamais l'adapter aux temps
qui changent, sans jamais la penser, et avancer riche d'elle dans la
modernité. Ainsi, nous-mêmes, par ici et par là.
L'homme de la médecine était un vieux docteur mulâtre que le
négrillon dut appeler Tonton. Il semblait ne jamais quitter son
cabinet, ni sa blouse blanche, ni son stéthoscope. Chauve, le
cheveu en razié sur l'oreille, un peu canaille dans la parole mais
franc dans les manières, et aussi généreux que ce crabe d'un conte
offrant lui-même sa tête. Les cinq enfants de Man Ninotte (chacun
vérifiant l'ordre du chaud et du froid) la forçaient à consulter au-delà
des possibilités de son porte-monnaie. Tonton ne lui demandait pas
un sou, toujours disponible, matin, midi, soir, dimanche et nuit
profonde, il répondait à ses appels, et trouvait toujours du temps
pour une visite au malcadi du jour. Quand un argent surgissait dans
la maison, Man Ninotte ne l'oubliait pas, et un jambon du cochon de
Noël lui revenait de droit.

Après lui venait le pharmacien, un géant taciturne, un peu grognon,


dont le sourire s'était fané. Le négrillon allait le voir sur ordres,
s'accrochait au comptoir pour clamer : Manman a dit de te dire que
je fais hamg hamg hamg... Dès ce mot de passe, l'homme au visage
cimenté (qui jamais ne signala à Man Ninotte qu'il y avait un prix sur
les médicaments) lui tendait sa bouteille de sirop, son cachet, ou les
bizarreries que Tonton lui avait ordonnancées d'une écriture
gribouille. Lui aussi reçut son bout de cochon de manière intangible.

Être malade, c'était entrer dans la douceur. Man Ninotte devenait


plus attentive, plus présente, délaissant quelque peu les autres. Le
négrillon s'y vautrait sans vergogne. Son peu de prise sur ses
températures le désolait profond. Alors, il ajoutait à ses toux, ses
vomis, ses asthmes, d'extraordinaires dramas. Man Ninotte le
comblait de gâteries, d'histoires dessinées, d'une douceur de
marché. Elle se préoccupait de lui dès son retour du dehors, le
bordait à l'approche de la nuit. La Baronne aussi se montrait
empressée. Marielle, Paul et Jojo, après une touche de
commisération, s'en foutaient. Un malade ne signifiait pour eux
qu'une tâche supplémentaire à inscrire aux ennuis ménagers.

Le négrillon vivait tellement bien sa condition de malade que Man


Ninotte devait le tétaniser d'un mot créole au bout de quelques jours.
Lui signifier, la comédie finie, qu'il lui fallait se retrouver à la verticale,
car la maison n'est pas un hospice ni un asile, cet enfant-là prend la
vie pour un bol-toloman, eh bon bon dieu mais c'est quoi, han ?...

L'auvent de tôles
casquette de la façade
transformait la pluie en de longues cordes
fragiles

Dans l'ordre de la santé, il y avait le chaud et le froid, mais il y avait


aussi les mauvais nègres. Ces personnes-à-pouvoir rôdaient en
ville, jalouses, envieuses, méchantes, goûtant un plaisir trouble aux
semailles de leur mal. Il fallait les surveiller. Les manmans se
tenaient à l'affût. Les marmailles ne devaient hurler ni un nom, ni un
prénom, en sorte qu'aucun vent d'encens ne se les garde en soute.
Il ne fallait confier aux mauvaises oreilles, branchées aux alizés, que
la bêtise sans âme des tout petits surnoms. Il fallait surtout veiller à
ce que quiconque ne leur passe une main sur la tête. On avait vu
des enfants devenir mystérieusement couillons. Une négresse des
hauts, de passage à la demande d'une voisine envieuse, leur avait
sillonné un index sur le front, et ils se retrouvaient ababa et baveux,
avec une bien grosse tête et de trop gros genoux. C'était aussi une
époque où certains pêcheurs, gagés auprès d'un diable, utilisaient
de la chair de marmaille pour leurs nasses et leurs zins. D'autres en
avaient besoin pour quelque baptême de diablesse et pour un lot de
gestes qui précipitaient au milieu de la ville les charrois de l'enfer. En
plus, ils savaient voler les santés, oui, les cueillir comme on cueille
des mangots, et les mettre à mûrir dans leurs sacs à jamais. Leurs
victimes demeuraient jaunes, dans l'état de ces papayers mâles,
inaptes à tout, même à seulement promettre.

Contre ces maudits-là, Man Ninotte avait du matériel disséminé dans


la maison, dans son linge, dans son porte-monnaie, devant sa porte,
à l'aplomb des fenêtres. A la naissance de chacun de ses enfants,
elle avait fait le nécessaire afin qu'aucun faire-mal ne prenne
d'amarre sur eux (pour leur intelligence aussi, elle avait travaillé
selon la tradition, en miel, herbes, huiles, dans des dosages qui, à
son sens, furent impeccables pour le manieur des chiffres, mais un
peu ratés pour le négrillon lymphatique et sensible). Mais une
maladie déclarée posait le calculer suivant : est-ce une affaire de
chaud-froid ou une attaque de mauvais nègre ? Si bien qu'avant
même d'aller voir Tonton, et au moins deux fois par an, et souvent
même sans maladie, le négrillon bénéficiait d'un bain de feuilles
gardiennes – géranium, coquelicot, patchouli, fromager – qui lui
adoucissait la peau, luttait contre les dartres ou autres champignons,
et qui, dans le même allant, lui descellait des pores les possibles
envois des nègres-isalopes.

Le négrillon entrait dans ces bains magiques avec l'esprit en fièvre. Il


en sortait porteur d'une armure invisible, immortel et puissant. Sans
plus attendre, au bas de l'escalier ou sur le toit des cuisines, il s'en
allait, à l'insu de tous et yeux fermés, affronter un monstre à sept
têtes et à dents jaunes, vivant dans l'antre de ses angoisses
nocturnes.

Après les mauvais nègres, une supposition levait : les vers. Le mal-
être créole provient aussi des vers. Man Ninotte (comme chaque
manman) guettait leur malfaisance dans la moindre gêne de ses
enfants – dans l'œil, sur l'ongle, dans l'élasticité du ventre, dans ceci,
dans cela. Le négrillon dut subir de fréquentes purges, et (bien qu'il
n'en vît jamais lui émergeant du corps), de longues tisanes contre
les vers, infusées d'une herbe débile, levée en certains temps à
l'aplomb des maçonnes, et que Man Ninotte disait mauvaise à
l'odeur, bonne à la manière, et bellement sainte en son principe.

Sinon, il fallait se rabattre sur le chaud et le froid, et restaurer cet


équilibre avec l'aide de Tonton et du pharmacien.

A la fenêtre
après une larme
prendre la ville en rêverie et s'endormir avec

Sous les lits, Man Ninotte lâchait parfois des lapins qui circulaient
dans la maison jusqu'à leur dimanche fatal. Les lapins albinos furent
les plus saisissants, beaux, aux yeux roses, mais d'une férocité sans
égale. Ils hantaient dessous les meubles comme des zombis de
semaine sainte, se matérialisaient dans la cuisine pour un bout de
carotte, et se terraient le reste du temps dans les chaussures
agonisantes qui encombraient l'en-bas des lits. Car Man Ninotte ne
jetait rien. Les vieux linges demeuraient sous le matelas, et
devenaient des hardes-cabanes utiles aux macaqueries de carnaval,
aux rapiéçages. Parfois, ils reprenaient du service chez
d'impensables nécessiteux que Man Ninotte visitait à l'arrière des
ravines. Lors des grands nettoyages, l'on gonflait les matelas et
leurs linges. Chacun se retrouvait alors dans ce qui était devenu les
couches archéologiques de la famille : d'antiques culottes, des
shorts sans âge, une chemise de nuit minuscule qui réduisait d'un
coup les postures impériales de la Baronne (malgré ses beaux airs,
elle était entrée dans ça !...). Les chaussures mortes demeuraient là,
dans l'espère d'un hypothétique loisir au cours duquel le Papa
(ancien cordonnier, oui, mais conservant ses outils malgré son
nouvel emploi de facteur) pourrait y porter les fers de son art,
transformer les épais godillots en mocassins vernis ou, pour le
moins, en souliers pour l'école. Il dut opérer quelquefois son miracle,
mais, le plus clair du temps (les Syriens ramenant d'Italie des
merveilles qui tiennent bien et qu'on n'a pas besoin de ramollir au
rhum, et qui s'adaptent à la flouze aux fioritures des cors), ces
chaussures servirent de paysage funèbre aux lapins dont la férocité
était blanche, et chaque coco d'œil rose.

Rappelle-toi : le Chevalier onze heures, fleurit à onze heures, il est


bon pour le foie et les blesses, et il semble une herbe grasse.

Enfermé depuis la mort de son meilleur ami, le pharmacien, dit-on,


ne boit plus, ne mange plus. Il vit de souvenirs et s'alimente de
songeries. Il faut l'imaginer parmi ses bocaux étranges, aux couleurs
de pansements, pleins de poudres hiératiques qu'il dosait à l'arrière
du comptoir. L'air d'être une teigne, et vidant ses rayons pour de
pauvres demanderesses. Sa pharmacie sentait surtout l'éther et
peut-être l'aspirine. Elle était à cheval sur deux mondes, ses rayons
témoignaient d'une autre pharmacopée, très ancienne, qu'il avait dû
manier dans ses jeunesses en pharmacie, et dont il reléguait alors
les vestiges, de mauvaise grâce, dans les hauts d'une poussière à
laquelle nul ne touchait plus. Tonton, lui, la haute confidente dit
l'apercevoir encore, immobilisé dans une vieillesse qui ne semble
plus mûrir. Il va et se porte comme s'il n'avait jamais été médecin, il
est tout simplement passé à autre chose, comme un qui doute des
valeurs de cette terre, et qui voile aux vents de la curiosité, pointant
ce regard ahuri des marins naufragés sur un phare. Aucun des deux
n'exerce plus. Ils vivent au ralenti quelque part, entre des enfants et
des petits-enfants qui ne se doutent peut-être pas des élevées de
leur dévouement. Je les veux immortels désormais, aptes aux
pérennités dont l'acoma cèle la maîtrise. C'est d'eux que l'homme
d'aujourd'hui ramène son goût des mains ouvertes, et tant
d'inaptitude à dire non à ce qu'on lui demande. Il sait – en
bienheureuse faiblesse – donner.

Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille, avait laissé ses sens au
fond d'une bouteille... Il y a l'image du papa-cordonnier. Elle est
incertaine. Qui parle mémoire ? Quel rôdeur se souvient ? Il est
assis auprès de la fenêtre, le bigorneau sur le genou, il martèle le
talon d'une chaussure, taille du cuir au tranchet, coud avec l'alène,
lime, teint, brosse, cirage et fait briller. Autour de lui, les chaussures
à réparer s'entassent, difformes et rêches. Et lui, au négrillon qui le
regarde, il distille son français impeccable, développe sa voix de
cérémonie dans les formules soigneuses et dans les phrases qu'il
pense. Il sait le pouvoir de la langue française, et, quelquefois,
maîtrise une ire de Man Ninotte avec un bout de Corneille, un décret
de La Bruyère. Son préféré, c'est La Fontaine, dont il récite au
négrillon des fables entières, et s'il ne les connaît pas toutes, il en
connaît toutes les morales. Un jour que celui-ci, plein du jus de la
treille, avait laissé ses sens au fond d'une bouteille, sa femme
l'enferma dans un certain tombeau... Pour dire, il baisse à moitié les
paupières sur une joie du regard, la lèvre vivant d'une révérencielle
malice, l'outil qu'il tient, dressé, soulignant l'arrondi de chaque mot. Il
savoure le travail opéré sur les vers, sait donner les musiques et
creuser les silences, glisser vite pour réduire un cloche-pied de
syllabes. Son sourire éclaire la chute et un ricanement épiphonème
agite son corps lové sur la bigorne : Il n'y a donc rien à boire dans ce
tombeau ?
Le cordonnier abandonnera ses outils pour l'emploi de facteur à
travers Fort-de-France. Il circulait dans les marches du Morne
Pichevin, dans les hauts de la Route des Religieuses et des
quartiers de Coridon. Le négrillon le voyait survenir à l'heure du
punch, ou le soir, exposer son uniforme à gros boutons dorés, et
ressortir en gouverneur dans l'escampe de son drill blanc. Plus tard,
le négrillon retrouvera des disques de musique classique que le
Papa avait savourés sur gramophone dans des temps de jeunesse.
On dit même qu'il mania, dans quelque société mutualiste, un violon
pas mauvais qui précipitait les dames dans les vertiges d'un
oxygène. On dit aussi qu'à la présidence de cette société, il tint de
longs discours sur le tranchant d'une langue que la Baronne effilait
avec lui. Le négrillon ne le connut qu'en mulâtre à crinière blanche,
sentencieux et dominateur, érigeant autour de lui, lors des
compagnies du punch, les cathédrales d'un haut français. Ou alors
très doux, attentionné, gentil, distribuant ses petits noms et un geste
de tendresse rare pour ses affectionnés. Ou alors absent et triste,
indifférent, sirotant d'amers punchs en compagnie d'un compère
encore plus sombre. Ou alors, plus tard, à sa fenêtre des retraites,
guettant le collègue encore actif qui dévalait la rue, sac au flanc,
lettre à la dent, et lui faisant des signes d'une main blême de
vieillard. Au négrillon, il récite La Fontaine, et le bougre en est avide
ho mémoire, tu as donc des dégras dans les battements du cœur ?

Les cheveux étaient différents. Paul et Marielle les avaient bleu-noir


et moins crépus, un peu comme les personnes koulies. Anastasie
portait d'épais cheveux de câpresse : ils lui couvraient les omoplates
et nul ne savait qu'en faire. Jojo et le négrillon les érigeaient en
petits zéros plus zéro et zéro. Le Papa déployait un ramage de
mulâtre, dense et gonflant. Man Ninotte, elle, son cheveu de
négresse qu'elle disciplinait sous un mouchoir de madras. Dans la
bande du couloir, la gamme s'étalait encore plus. Ce qui n'était pas
crépu était appelé beau-cheveu, ou cheveu-kouli, ou cheveu-bel. Le
reste relevait de la paillasse, du crin de fer, du jex, du casque, de
l'herbe-piquant et de la rocaille – appellations qui signifiaient la
chose très peu enviable. Le beau-cheveu acceptait d'abord le
peigne, un petit peigne d'os, aux dents serrées d'épileptique, que
l'on s'obstinait à vouloir faire régenter les coiffures d'ici-là. Et ce
peigne aigri pour cheveu-fil démissionnait à mesure-à mesure,
lâchant ses dents une à une sur le front du damné. Marielle et Paul
pouvaient vaguement l'utiliser, mais les autres devaient subir ses
treize enfers. Et, sans jamais penser à injurier ce maudit peigne, ils
maudissaient leurs propres cheveux.

Dans la bande du négrillon, on passait des heures à se brosser la


crêpelure. Les manmans aimaient nous la faire tondre chez le
coiffeur boiteux, une sorte d'athlète déchu, maniant la tondeuse,
l'eau de Cologne et le rasoir, et qui semblait haïr tout poil nègre non
naufragé dedans la peau d'un crâne. Et, sur ce cheveu razzié, il
passait une vaseline amollissante puis le rabot d'une brosse
triomphale. Dans l'escalier, après le massacre, nous comparions le
grain de nos cheveux, et accompagnions leur repousse en les
lissant durant des heures, en sorte qu'étirés, avachis, épuisés à
force d'obstination, ils se mettent à onduler, à mourir presque pour
ressembler à des cheveux.

O temps de vaseline et de brosses ! Les femmes affrontaient le fer à


défriser, et, le dimanche après-midi, la ville somnolait dans des
odeurs de pommades cuites et de fritures capillaires.

Avec les pellicules, le mauvais cheveu était une maladie


transmissible par le peigne. De ce fait, un peigne ne se prêtait
jamais, et une brosse encore moins. Qui pouvait faire autrement que
partager disposait de son peigne et de ses affaires. Y toucher
équivalait à la signature d'un arrêt de mort. C'était le seul moyen
d'éviter l'épidémie dans une même famille, ou préserver cette famille
des infections de ce pays frappé.

Anastasie la Baronne disposait pourtant de la plus belle chevelure


du monde, quelque chose de luxuriant, de généreux, qui lui couvrait
le crâne comme une pousse de lianes douces. Man Ninotte passait
l'après-midi du dimanche à lui démêler ça en petites nattes, à les
brosser, les prendre en papillotes. La Baronne souffrait le martyre et
perdait de sa superbe. On la voyait lèvres serrées, parole tarie,
mimer suit suit suit sans manger du piment, et transpirer sans
grimper à pièce morne. Man Ninotte soupirait : Mais qu'est-ce que je
vais faire de ces cheveux, qu'est-ce que je vais faire de ces
cheveux ?, et elle repartait à l'abordage avec son peigne de corne.

Oh ma Baronne, tu avais la plus belle chevelure du monde. Le


négrillon la vit souvent, au cours de soirées mystérieuses
consacrées à la danse, s'habiller selon le Moyen Age français. On lui
nouait à plusieurs un corset asphyxiant. Les renflements d'un jupon
à ferrailles lui infligeaient des hanches de duchesse-mère sur le pont
d'Avignon. Et, sur l'habit irréel, touche saisissante, elle déployait par
vague ondulante, tournoyante, sa chevelure de câpresse, un vertige
d'abondance aux reflets fauves de chabine incertaine, qui ne jouait
pas au vent mais qui se jouait du vent, posée sur l'épaule dans une
raideur vaporeuse et massive que rien ne semblait pouvoir éclipser.
Oh, la plus belle chevelure du monde – et nous n'en savions rien.

La radio annonçait le cyclone. Mais Man Ninotte en était par avance


informée. Elle savait raccorder les nuages à l'inquiétude des rats.
Elle savait décoder la transhumance de petits insectes précipités au
jour par la menace du ciel. Cela semblait une journée de pluie, mais
qui serait d'un sombre millénaire, confusément perçu. Personne
n'expliquait rien au négrillon. On s'activait autour de lui, sans plus
répondre à ses questions. Man Ninotte partait à la recherche de
récipients pour l'eau. Elle les stockait un peu partout, remplis à mort.
S'achetait des bougies, des allumettes. Renforçait sa réserve de
pétrole, de mèches à lampes. S'approvisionnait en pain, sel, huile,
morue séchée, pois secs. Ramenait une viande salée. Vérifiait sa
teinture d'arnica, son éther, la hauteur de son rhum camphré ou de
ses feuilles pour blesse. De la cour, elle enlevait ses objets les plus
précieux et les montait dans le couloir. Dans la maison, les plans de
sauvegarde destinés aux infiltrations se voyaient renforcés, et elle
vérifiait la fermeture des fenêtres dont le bois travaillant nécessitait
toujours une rognure à la lime. Les persiennes étaient maintenues
closes avec de petits clous. Entre-temps, le jour était tombé. Le
négrillon ne vit jamais de cyclone diurne. Toujours la nuit, comme
pour laisser au monde le temps de s'y soumettre, aux Syriens de
fermer boutique, aux rues de se vider, aux possédants d'automobiles
de les serrer sur les hauts mornes. Puis, dans un silence malsain,
dessous la pluie, et sous les premiers vents, on se mettait à
attendre, à attendre, à attendre, à prendre de l'attendre et à en faire
des lots.

Le négrillon ne savait pas très bien ce que l'on attendait. Cyclone


pour lui ne voulait dire hak. Il ne comprenait pas ce tant
d'immobilités sur les visages, ce si peu des guerres habituelles,
cette économie de cancans dans le repas du soir, ce sommeil
impossible à venir. Ses moindres mots étaient accueillis par des
Dors et Paix-là. Man Ninotte allait-virait, vérifiait ce qu'elle avait déjà
vérifié, s'arrêtait au bord de la radio pour s'informer des choses et
des sakipasé. Le Papa, lui, campait devant, l'oreille à la musique, et
donnait l'alerte quand la voix du paroleur suspendait l'émission. On
attendait. Le négrillon, pour son premier cyclone, prit sommeil avant
l'heure et, bien entendu, nul ne le réveilla.

A son réveil, il comprit ce que l'on avait attendu. La ville gisait


défaite, frappée de boues, d'inondations et d'étrangetés. Des tôles
jonchaient les rues, des arbres tombés levaient de
cauchemardesques racines dans une dérive d'eau noire, des
cochons blancs et des poules sans plumes et des bœufs sans
cornes cherchaient sous l'hébétude un ordre posé du monde. Les
devantures défoncées libéraient un vomi de naufrages. De gros fils
électriques tressautaient sous les décharges de leurs propres
étincelles. Posés partout : des armoires orphelines, de hauts miroirs
brisés, un coffre-fort flotteur, mille tiroirs sans passés, d'énormes
livres étouffés d'eau, bric-à-brac d'un panier caraïbe insensé,
l'absolue mise à sac, au rapt, au vrac des poches du ciel, des cœurs
et des greniers. Par-dessus, la consternation criarde des premiers
arrivés découvrait ce que les vieux-nègres appellent (ou plus
exactement crient) : an tÿou-manman, et Césaire : un désastre.

Cyclone c'est vent aveugle. Il bouleverse les affaires des békés et


mulâtres, il écorce la vie, et durant quelques jours redistribue les
parts. En ville, le monde recommençait sous une mer de boue
élevée haut comme ça. Les gens des sept mornes, généralement
épargnés, couraient-venir trouver une chance dans les magasins
éventrés. Les Syriens se mettaient à brader sans réfléchir des
briques de terre provenant de leurs rouleaux de toile. Police,
pompiers, gens de la politique, bougres en folie solennelle,
négresses porteuses de sacs, djobeurs éperdus, chabins à quatre
pattes : véritable niche de fourmis folles affairée aux survies mais
demeurant attentive aux clins d'œil de l'aubaine.

Le négrillon passait les journées à la fenêtre, suivant des yeux Man


Ninotte à travers le quartier. Elle n'était jamais plus à l'aise que dans
l'apocalypse. S'il n'y avait plus d'eau, elle ramenait de l'eau. S'il n'y
avait plus de poissons, elle brassait du poisson. Elle trouvait du pain
chaud. Elle trouvait des bougies. Elle trouvait des paquets de rêves
et les charriait en équilibre dessus son grand chapeau. Et surtout,
elle ramenait par poignées des vêtements d'argile, des souvenirs de
toiles pris dans un ciment noir, des objets perdus sous une gangue
sans prénom. Cela s'empilait dans la cour dans l'attente du
nettoyage. Il la voyait disparaître au bout de la rue, réapparaître à
l'autre, massive et puissante sous les ailes de son chapeau, parlant
fort, saluant tous, distribuant des conseils que nul ne demandait.
Pour cette adversaire des déveines, le désastre était un vieil ami.
Elle s'y démenait à peine plus que d'habitude, et nous en extrayait le
meilleur. Pourtant, à l'annonce d'un cyclone, elle n'ouvrait jamais
l'œil clair du malade au-devant d'un bouillon. Elle les aurait
volontiers écartés. Mais, une fois cyclone passé, elle s'élançait dans
la bataille comme si elle en avait été le stratège, et, soulevant
chaque malheur, elle dénichait chaque chance. En ce temps-là, la
nature bouleversée versait du côté de qui n'en avait pas.

Il fallait s'inquiéter des communes. Les informations arrivaient par


bribes : tel endroit coupé de Dieu, telle croix sous la rivière, tel coin
basculé à l'en-bas d'une falaise. Sitôt les routes rétablies, Man
Ninotte s'en allait elle-même aux nouvelles de la famille. Sinon, elle
restait à l'écoute des avis d'obsèques, et se rendait aux
enterrements de ceux dont le cœur avait mal pris d'être ventilé, qui
s'étaient noyés pour sauver leur cochon, qui s'étaient vus cisaillés
par une tôle volante ou charroyés dans le suicide d'une eau folle
vers la mer.
Nous perdîmes un Tonton. Il s'était envolé au-delà du ciel avec son
cabri préféré. Sa concubine le vit monter avec le vent, le cabri sous
le bras, l'air à peine surpris de se retrouver dans une mer qui
déroulait ses vagues au-dessus des grands arbres. On ne le revit
plus, sauf durant certaines pluies, quand des marchandes de
charbon envahissaient le ciel et qu'il se mettait à pleuvoir non
seulement de l'eau mais des nuits très anciennes. Sa concubine et
ses enfants l'entendaient annoncer des destins à venir, s'inquiéter de
leur santé et du reste des cabris. Il évoquait aussi souvent son coq
de combat, que personne n'osait plus faire combattre et qui
dépérissait comme une vieille poule dans une racine de fromager.
Man Ninotte quand elle monta, essaya de lui parler, mais elle n'eut
en réponse qu'un béguètement sur des glouglous de vent. Dès lors,
nul ne le comprit plus.

On fit venir un parleur-à-zombis, un de ces nègres à cheval sur un


jour et une nuit. Le bougre vint en dormant aux abords de la case,
lors d'une de ces pluies dont on a dit les titres. Dans son sommeil, il
se mit à parler au Tonton. Il lui parla dans un lointain créole, et dans
un vieux français, et dans un lot de langues qui traînaient dans la
Caraïbe depuis un temps où le monde était simple. Et le Tonton lui
répondait avec son béguètement de cabri et de vent souterrain. A
son réveil, le parleur-à-zombis révéla qu'il n'avait rien compris à ce
charabia céleste et qu'il n'y avait rien à en tirer, car il est vrai
madame qu'emporté par un cyclone on se retrouvait tourbillonnant
du cerveau dans un quelque part pour le moins jamais clair. Le
Tonton allait errer comme ça durant trois quarts d'éternité plus un
nombre d'heures égal à celui des poils du cabri auquel son âme était
désormais liée – leur confia-t-il en s'enfuyant.

La boue s'incrustait dans la ville durant une charge de mois. Les


éboueurs en avaient emporté le plus gros, les pompiers avaient
chassé le reste sous les jets de leurs eaux. Subsistait une pellicule
invincible : seule la vie quotidienne pourrait espérer la dissoudre.
Pour le négrillon, il y avait là un phénomène étrange : un vent vient
et inonde, un souffle passe et crève en boue noire. Une ville meurt
pour émerger neuve d'une momification sale. L'abondance germe du
malheur : on trouvait dans la colle des rues, soixante-douze illusions
et les autres rêves qui ne s'envolaient plus.

L'après-cyclone rassemblait les enfants. L'école était noyée. On


pouvait prendre sommeil tard. Les grandes personnes, affairées aux
nettoyages, leur accordaient un petit brin d'oubli. La bande de la
maison remplissait le couloir de ses jeux. Alors, intervenait parfois
Jeanne-Yvette. Elle venait d'on ne sait où, et logeait parfois dans la
famille de Man Sirène. Une jeune fille maigre oui, rieuse, féroce,
aimable et douce en montant. Elle nous ramenait de la campagne
des contes créoles inconnus dans les nuits de Fort-de-France. Les
conteurs de ville étaient rares. En tout cas, le négrillon n'en avait
jamais vu. Il rencontra le conte créole avec Jeanne-Yvette, une vraie
conteuse, c'est-à-dire une mémoire impossible et une cruauté sans
égale. Elle vous épouvantait à l'extrême avec deux mots, une
suggestion, une chanson sans grand sens. Elle maniait des silences,
des langages. Elle éclaboussait la mort avec du rire, cueillait ce rire
d'un seul effroi. Elle nous menait au rythme des rafales de sa
langue, nous faisant accroire n'importe quoi. Nous guettions
Manman Dlo dans l'ombre de l'escalier. Nous prenions-courir à
l'odeur d'un zombi qu'elle reniflait. Elle nous forçait à nous
déshabiller au moment d'évoquer quelque diablesse détestant les
vêtements. Elle apprit au négrillon l'étonnante richesse de l'oralité
créole. Un univers de résistances débrouillardes, de méchancetés
salvatrices, riche de plusieurs génies. Jeanne-Yvette nous venait
des mémoires caraïbes, du grouillement de l'Afrique, des diversités
d'Europe, du foisonnement de l'Inde, des tremblements d'Asie..., du
vaste toucher des peuples dans le prisme des îles ouvertes, lieux-
dits de la Créolité.

Son personnage préféré était Manman Dlo, une divinité de l'eau qui
forçait au respect des rivières ou de la mer. Elle emportait les
enfants aventurés près des cascades à l'insu des parents. Jeanne-
Yvette nous l'évoquait sans la décrire. Elle insistait sur une
chevelure indéfinissable lissée sans cesse sous un beau peigne,
avec des gestes nimbés de grâce. Voir Manman Dlo, c'était sombrer
sous son charme mener-venir de créature sans cœur. Elle ne vous
attirait que pour des méchancetés dont Jeanne-Yvette enseignait la
parade. O savante !... Elle savait quoi faire contre les enfants si
détestables de madame Banse, réagir aux claudications du cheval à
trois pattes, à la mauvaise main d'un cercueil un peu trop familier, à
l'ombre suiveuse d'un fromager. Elle connaissait la vertu du sel
quand la peau d'un engagé luisait aux branches d'un acacia soumis.
Elle nous apprit l'orange sûre pour calmer les diablesses et le geste
qui désigne les crapauds pas vraiment catholiques. Elle nous révéla
les victoires de la ruse, de la vicerie, de la patience, du coup de
cerveau frappé au moment pile. Il ne servait à rien, disait-elle en
secret, d'aller à grande gorge mais au murmure. Deux doigts
valaient souvent le poing. Aller tout droit n'était pas le meilleur
moyen d'arriver aux endroits, et si les Tracées tournoyaient dans les
bois, il fallait savoir tournoyer avec elles : était perdu l'emprunteur
des routes droites que les békés-usiniers avaient déroulées pour
eux-mêmes à travers le pays. Y marcher c'était les servir eux. Il
fallait prendre les Tracées, gribouiller leur ordre d'une déraison
marronne. Jeanne-Yvette nous enseigna une vie de sa méthode
opaque. Elle permit au négrillon de pressentir en fait l'impénétrable
stratégie de force de Man Ninotte et des manmans de ville.

Un certain logeait à l'autre bout du couloir. Il lui était difficile de


quitter le cercle des contes pour regagner chez lui : il fallait affronter
une ombre que Jeanne-Yvette avait dentelée d'effroi. Cette cruelle
terminait toujours d'une mauvaise manière : quelque soucougnan,
révélait-elle, se serrait au bout de l'escalier, il l'avait suivie pour
évaluer ses mensonges et son respect des rites, elle sentait son
musc de goyave amère sourdre de la treizième marche. Jeanne-
Yvette savait le terrasser d'un seul crié créole, donc elle ne le
craignait pas, mais malheur à qui ne savait rien du mot. Le
traverseur du couloir implorait cette parole qui lui permettrait de
demeurer vivant. Il faut savoir, triomphait Jeanne-Yvette, vivre avec
la vie, bandes de morpions des villes qui ne savez rien du monde !
Montez apprendre chez moi à la campagne, sacrés couillons... Le
traverseur devait alors survoler d'un coup d'aile les dix mètres du
couloir transformé en abîme.
1 Gros-Kato, nom créole désignant l'étoile polaire.
SORTIR
SIRÈNE DE MIDI : Ninotte s'arrête et s'assied. Le Papa surgit. Un
soiffeur arrive. Le négrillon doit foncer au bar Chérinotte quérir un
bout de glace, une bouteille de Didier. D'autres fois, il lui faut courir
jusqu'à l'épicerie et ramener une musse de rhum. La ville s'alentit un
rien. Dans les rues, s'obstinent les excités seuls, ou les adversaires
d'un malheur qui n'autorise pas de pied levé. C'est l'heure du punch,
le négrillon court, il n'a pas d'ombre.

Le mangot vert
torturé jusqu'à la crème fondante
de son caca-pigeon
si l'agape est sacrée le mangot l'est aussi
et la saison sans même parler

Il est heureux car il commence à sortir dans la ville. Il l'avait


observée depuis les fenêtres. Fort-de-France, c'était pour lui la rue
des Syriens. Une rue interminable : elle rejoignait la mer en montant
d'un côté, et la place de la Croix-Mission en descendant de l'autre.
C'était la plus passante, la plus achalandée, un axe central
inévitable. Flanquée du marché aux légumes à hauteur de son
centre, elle portait le marché aux poissons comme clochette d'un de
ses bouts. L'abattoir n'était pas loin, ni les entrepôts békés où les
épiceries de commune venaient aux provisions. Tout passait donc
par là, et la ville était là.

Le négrillon connaissait le moindre de ses rythmes. A l'aube, son


soleil crème, sa lumière cœur-coco, ses pauvres chiens nocturnes
sous les barreaux du jour. Éperdus sur une urgence sans fin, deux-
trois persécutés n'arpentent qu'un mètre à peine. Le camion blanc
livre ses barres de glaces. Les Syriens détenaient le commerce de
toiles, de chaussures, de casseroles et de cirés. Arrivés de bien
bonne heure, ils tenaient langages à l'angle d'une rue sur des
questions de guerres dans le Proche-Orient, et dénouaient leurs
rideaux métalliques quand leurs vendeuses apparaissaient. Le bruit
des rideaux qui remontent est le chant premier de la ville, hésitant au
début, puis continu, enfin brutal comme ressort rétracté. Cela
sonorisait la rue à des heures différentes, selon que le Syrien avait
ouvert complètement ou pas. Car les vendeuses se mettaient avant
toute chose à propreter le pas de porte. Un rite immuable de javel,
crésyl, brosse, volées d'eau. Le négrillon eut du mal à comprendre
cette cérémonie. Les Syriens avaient soit cimenté, soit carrelé, soit
peint le bout de trottoir devant leur magasin. Leurs entrées –
comparées aux restants défoncés de ciment et de boue –
semblaient de fixes éclats. Pourtant, ils les faisaient longuement
récurer. Le négrillon devait retrouver ce rituel créole au marché aux
légumes, et admettre qu'au-delà du souci de propreté, existait celui
de déchouker le maléfice possiblement planté de nuit par quelque
nègre maudit.

Beauté d'aube : odeur de la javel, du crésyl, trottoirs mouillés, gens


rares, lumière, silence défaillant dessous la vie qui lève. Il n'y a pas
encore de ville, simplement un quartier, notre quartier. Ceux qui
l'habitent sont dans la rue, mouillent les fleurs de balcons, se
donnent les bonjours et s'échangent les milans. Man Ninotte, levée
avant son coq, est déjà à pied d'œuvre, visitant les Syriens, portant
la blague vers ses amies vendeuses. Elle profitait de ce moment
privilégié pour marchander ou obtenir telle chemisette dont elle avait
besoin, telle nappe d'utilité, ou tel coupon de rêve. Chaque jour, elle
ramenait deux-trois mètres d'une toile de qualités diverses qu'elle
cousait durant ses dimanches et chacune de ses après-midi. Elle
réalisait à la machine les modèles repérés par la Baronne sur des
journaux de mode. Cette dernière aussi, vite initiée à la couture,
travaillait ces toiles pour entrer en élégance et faire baver Marielle
qui pourtant ne daigna jamais toucher à une aiguille.

La capsule
aplatie
effilée
sonnait le fil et tranchait raide
pouce fendu
doigts bandés
saison-yoyo de combats bels
Le négrillon suit Man Ninotte de loin. Elle ne s'en doute même pas. Il
la suit d'un regard-cacarelle. Il la voit aller, venir, entrer, disparaître,
sortir, être reine de la rue. On l'appelle, on veut la voir. On espère du
poisson des pêcheurs qu'elle connaît. On soupire sur des légumes
de saison qu'elle seule sait obtenir à prix terrestres auprès des
revendeuses. Elle va, vient, monte et descend. La rue émerge des
rêves. Les bâchées des communes entament l'embouteillage des
abords de marchés. Les djobeurs à brouettes hèlent sous des
paniers de légumes frais d'où s'exhalent les vapeurs sucrées ou
acides de leur terre. Trente-douze marchandes galopent, tétés
battant l'angélus. Elles sont en peur d'un retard susceptible de leur
coûter un bien bel emplacement. La marmaille lycéenne monte, celle
des collèges descend. Un facteur distribue des amours et des
peines. Les fonctionnaires sont lâchés. Soudain, la rue est étouffée,
bruyante, poussiéreuse. On klaxonne, on crie, on hurle, on rit. Les
gens de la campagne braillent haut et piètent au mitan de la rue
qu'ils croient être encore une tracée de boue. Les nègres-chauffeurs
doivent leur quémander passage ou bien les menacer.

Le négrillon voyait de haut la marée indistincte. Il se laissait


emprisonner par ses odeurs, ses sons, ses rouges, ses jaunes, ses
verts. D'autres fois, il sélectionnait une madame à panier, suivait son
périple depuis le haut de la rue, ses hésitations aux croisées, ses
entrées dans tel magasin. Le Syrien fondait alors sur elle, un sirop à
la lèvre. Il lui tapait sur l'épaule, lui couvrait la poitrine d'un tissu afin
de s'émouvoir d'un éclat conféré à son teint. Il l'engluait comme une
proie jusqu'à ce qu'elle développe une monnaie et se gagne
n'importe quoi. Le négrillon croyait revivre son âge des araignées.
Entrer chez les Syriens était dangereux en ce temps-là. Ils jouaient
sur plusieurs langues, le créole pour la proximité, le français pour
assener les prix, leur langue d'origine pour simuler une idiotie quand
le client avait du coffre. Ils connaissaient le fonctionnement des gens
de la campagne, les couleurs qu'elles aimaient, leur souci de vivre
l'époque du nylon, du tergal, leur penchant pour les dorures, leur
amour de la dentelle et des nappes, leur cœur-faible pour la scène
d'Angélus de Millet... Postés au-devant de leur boutique, ils les
ferraient à tour de rôle sur de récentes merveilles. Les vendeuses
n'intervenaient que pour livrer. Celles-là ne savaient rien du
commerce. Elles posaient une figure de procès-verbal sur chaque
client, se moquaient bien qu'ils entrent ou qu'ils s'en aillent, et pour
tout accueil grinçaient l'ennui d'un C'est quoi, han ? Un Syrien hors
de son magasin perdait sa journée. Il devait demeurer à l'affût lui-
même, poser lui-même l'appât, ferrer lui-même et, lui-même, porter
l'estocade du prix.

Quand la journée s'avançait mal, le négrillon les voyait changer de


stratégie, ramener en avant telle couleur de tissu, étager carrément
au milieu du trottoir d'affolantes casseroles, dérouler le nylon, l'agiter
en extase, chevroter à la mode de Paris, à la mode de Paris... – et
flap..., le magasin délaissé se voyait couvert comme un bobo par
des yen-yen. Les clients attirant les clients, un attroupement se
formait, se défaisait, se reformait plus loin au rythme infernal des
malices syriennes. Vers le milieu de la matinée, ils s'arrêtaient pour
grignoter un oignon bouilli ou un sandwich de morue pimentée. Les
plus proches se retrouvaient sur leur trottoir commun, prenaient
paroles auprès de leur magasin, l'œil vrillé sur le flot des gens de la
campagne, cherchant encore dedans la touffe crédule ceux dont
l'épaisseur d'un porte-monnaie glorifiait le regard.

Letchi
c'était une pipe vernie
au lustre incomparable
sa saison rare portait coton à boire
à des vieillards sans beaucoup d'âge

Les Syriens tombaient parfois sur des compères lapin. Ces derniers
avaient l'air de têbê dégarés du bois le plus lointain. Ils se
composaient un masque d'imbécillité et, dans cette nasse ouverte, le
Syrien se retrouvait piégé comme une tache de poissons rouges
quand la lune est oblique. En voici la façon.

Le bougre laissait parler le Syrien, le laissait s'extasier, flatter,


s'émerveiller. Il semblait disponible pour mille ans, allait voir où on
voulait, regardait ce qu'on lui montrait, bavait à l'extrême quand il
fallait baver. Le Syrien ravi y passait beaucoup de temps. Puis,
soudain, l'autre feignait de partir sans rien acheter. Le Syrien
(épouvanté d'avoir perdu son heure) se mettait à transpirer, prêt à
vendre n'importe quoi et à n'importe quel prix. Mais l'autre,
maintenant fermé comme un soudon, semblait n'avoir besoin de rien
et dérivait vers la sortie. Sur le pas du magasin, il se ravisait juste,
saisi de bienveillance, et, avec l'air de vouloir faire plaisir,
marchandait tel produit sur lequel il était rare que le Syrien résiste un
lot de temps. Son achat effectué, le compère lapin s'en allait sans
même sourire de sa victoire, et pénétrait l'air abruti, dans un autre
magasin. Sa prochaine victime, le voyant porteur d'un sachet, lui
supposait les poches pleines et se lançait dans un accueil
enthousiaste que notre homme subissait, plus placide et docile qu'un
coco sous la pluie.

Avec Man Ninotte, les Syriens ne discutent jamais. Ils lui font un bon
prix ou lui offrent ce qu'elle veut. Ils ont généralement bon cœur,
mais, de plus, elle leur en impose : tellement énergique, tellement
forte, tellement utile à tant de choses. Elle connaît tellement de gens
qu'elle les fascine. Les Syriens étaient très attentifs des us créoles.
Ils observaient les gens du pays comme on regarde l'énigme d'une
caïmite hors saison. Nous comprendre était leur souci. Ils y
parvenaient bien. Se rapprocher de Man Ninotte participait d'une
stratégie de conquête du pays qu'ils ne menèrent jamais à bien :
leurs enfants devenant créoles comme nous-mêmes, avec les
mêmes valeurs, se détournèrent des étalages pour des affaires de
médecine, de belles-lettres et de droit. Ceux qui reprirent les
magasins avaient été coincés quelque part dans la vie et entraient
au commerce comme on reste chez manman. A mesure-à mesure,
les Syriens perdirent de leur puissance.

Sous la montée d'une angoisse, le négrillon dut suivre Man Ninotte


plus d'une fois. Sans qu'elle s'en aperçoive, se précipiter dans
l'escalier, s'engager dans la rue, la pister à quelques mètres, serré
derrière les gens ou les volets ouverts. La haute confidente le
prétend : plus d'une fois, ses marchandes lui signalèrent une petite
ombre inquiète qui ne la quittait pas des yeux, coulait dans son
sillage, s'arrêtait avec elle. La première fois, elle dut aller le rejoindre
en grondant, soucieuse qu'il ne se perde, puis, les autres fois, ce dut
être en riant. Bientôt, il put l'accompagner dans ses heures de
marché, dans ses batailles pour le poisson à l'en-bas du canal, à
son comptoir d'épicerie pour le rhum, l'huile, le sel, le poivre.

La mandarine
offre l'arme de sa pelure
c'est alarme de paupières
yeux coulés l'ennemi pleure
et les doigts méchants sont noyés de parfum

Man Ninotte connaissait le marché. Mieux que quiconque, elle en


savait les lois. Le négrillon sur ses talons la vit œuvrer : aborder les
marchandes, s'initier aux nouvelles, évaluer les produits et surtout
marchander. Elle ne disait pas Combien ça coûte comme les
touristes ou les gens nés en ville, mais entrait d'abord en sentiment.
Elle prenait des nouvelles de la marchande. Celle-ci, la sentant
venir, se nouait à tout hasard une méfiance aux sourcils. Mais Man
Ninotte, chaleureuse, s'inquiétait de ses enfants, de son homme, de
ses allocations, de ci, de çà, et coupait cette approche en lui
trouvant bien bonne mine ces temps-ci. Soudain elle découvrait le
panier. Extase générale, puis, insensiblement, elle ramenait son filet.
Les tomates (qui ne l'intéressaient pas) étaient belles-belles-belles,
elle leur développait sept bontés de paroles. La marchande
renchérissait et, déjà piégée, donnait ses prix (le plus souvent
atroces). Man Ninotte soupirait bien vouloir en manger (oh la la ta
dachine n'est pas très vaillante aujourd'hui) mais que sa santé ne le
lui permet pas, une affaire de vertiges, et puis c'est tellement cher,
mais ça mérite d'être cher. Durant l'éloge des tomates, elle
choisissait parmi les dachines, soi-disant pas vaillantes, une
merveille toute pure, puis déroulait sa manœuvre en douceur :

Man Ninotte
On m'a dit que les tomates farcies sont péché-
doigt-coupé cette année...

La marchande
On m'a dit ça aussi.
Si tu veux un kilo je peux te faire tel prix...

Man Ninotte
Tu crois, han ?

La marchande
Je crois, oui...

Man Ninotte
Est-ce que j'aurais le temps de cuire ça
aujourd'hui ?

La marchande
Depuis qu'on n'est pas mort,
on a le temps...

Man Ninotte
C'est bête, hein ça...
Tes dachines sont mal venues...

La marchande
Prends une livre dans la tomate, doudou...

Man Ninotte
Tu en auras demain ?
Si tu es là demain, je vais prendre deux kilos...

La marchande
Demain, c'est un autre pays...

Man Ninotte
Ah la la les dachines ne sont pas en saison
cette année, elles ne donnent même pas
une envie de manger...

La marchande
Qu'est-ce que tu me dis pour les tomates ?

Man Ninotte
Je t'ai dit demain-si-dieu-veut.
Comme tu es ma cocotte, je vais te faire
vendre quand même aujourd'hui...
Je sais comment la vie est raide...

La marchande
Ah, quand on est déchirée...

Man Ninotte
Donne-moi cette espèce de dachine-là,
chérie...
Je vais essayer quand même de la manger...

La marchande
C'est tant...

Man Ninotte
C'est pour la tomate ?

La marchande
Pour la dachine, oui.

Man Ninotte
Eh bien, je ne vais pas manger de dachine
non plus, ma chère...

La marchande
Combien tu veux ta dachine ?

Man Ninotte
Je vais essayer plutôt de faire une salade
de christophines.
Où c'est que je peux trouver ça ?

La marchande
Prends la dachine, ma douce.

Man Ninotte
An-an, j'ai plus besoin...
La marchande
Fais-moi plaisir sur la dachine, petit sirop...

Man Ninotte
Fais ton prix, ma doudou...

Et la marchande lui faisait un prix si bas que Man Ninotte du coup


raflait plus d'une dachine.

Pour le poisson, c'était différent. On ne marchande pas avec un


pêcheur. Il n'en a jamais assez et connaît un embarras de clients.
De plus, un pêcheur ne vend qu'à ses amitiés, il a ses personnes
auxquelles ad-ætemam il demeure fidèle. Man Ninotte faisait partie
des gens de trois ou quatre pêcheurs. Elle leur rendait service à la
rentrée des classes en leur trouvant des chaussures pour leur tralée
d'enfants. En belle diplomatie, elle savait leur offrir des bouts de
nylon reçus d'un Syrien débiteur d'autres services. Ainsi, elle avait
du poisson à son gré. Les pêcheurs, connaissant ses goûts, les lui
mettaient de côté dès l'émergence de sa silhouette massive derrière
la meute à l'assaut de leur yole.

Les pêcheurs revenaient des lointains de Miquelon à onze heures.


Ils remontaient le canal Levassor et s'ancraient à hauteur du marché
aux poissons. Les amateurs, les revendeuses, les couvraient,
denses comme des mouches informées d'un sirop. Man Ninotte,
elle, arrivait bien tranquille, et se signalait au pêcheur accosté : Eh
bien, Maître un tel, je suis bien contente de te voir... Le pêcheur lui
répondait à peine mais, d'un geste naturel, saisissait un coui et lui en
mettait autant que possible : poissons rouges souvent, coulirous
obligés, deux trois lambis s'il te plaît, petits thons au nom de Dieu, et
un exemplaire de chaque aubaine de sa journée. Par-dessus le
bankoulélé, il tendait le tout vers Man Ninotte qui ouvrait son panier.
Elle ne payait pas sur place. Les pêcheurs passaient au cours de la
semaine et lui dressaient les comptes à l'heure du punch. Elle les
réglait en sous mais aussi en napperons et autres trésoreries de
chez les Syriens.
Des six ou sept kilos-poissons ramenés ainsi chaque jour, Man
Ninotte s'en gardait juste assez. Elle revendait le reste à ses amies,
ses commères marchandes et à ses Syriens. Notre rue la voyait
arriver comme on voit la Madone. Le cercle était ainsi bouclé. Man
Ninotte s'en sortait bien. Le seul ennui, c'est que chaque jour était
jour de poisson, et chaque soir, soir de poissons frits. La chair d'une
poule n'apparaissait que le dimanche, celle du bœuf une fois par
mois, et encore : si les temps étaient bons. Aujourd'hui, l'homme qui
a tant donné supporte malement dans son assiette les produits de la
mer. La haute confidente en est malade : le poisson pour elle est
une merveille sur laquelle nulle bouche ne peut se fatiguer, ni même
jamais ne doit. Mange du poisson, mon fils !...

Vers treize heures, ses pêcheurs passaient la voir pour le punch, le


milan, ou un service de toile. Et ils lui portaient ce qu'ils ne
parvenaient jamais à vendre : poissons-coffres, homards,
langoustes, requins noirs, poissons armés, gros crabes, toutes
bizarreries négligées par les nègres de ville mais que Man Ninotte
accommodait au meilleur du bonheur. Les pêcheurs lui offraient
aussi des perles de lambis, une enchantée digne d'un signe de
croix. Elle s'en fabriquait des bijoux d'oreilles ou des broches. Les
bijoutiers, exécutant ses désirs, en perdaient le sommeil. La perle de
lambi est rose comme un soleil qui tombe, elle est irrégulière, et
satinée. Toujours elle semble pensive. Manman Dlo – dit-on – en
porte dans ses cheveux, et les Caraïbes s'en allaient avec elles
dans la tombe. Man Ninotte serrait son surplus dans des touffes de
coton. Elle les sortait aux incrédules, quand le Papa, dissertant de la
mer en compagnie de ses soiffeurs, surprenait son monde en
déclarant soudain : Mais savez-vous qu'il existe dans le lambi la
rareté sans pareille d'une larme nacrée ? Ninotte, chère Gros-Kato,
transportez-nous la chose... Et voir ces perles les précipitait dans de
mélancoliques soifs.

Racler la chair en bouche


jusqu'à la dent glacée
et avec la graine chauve
vivre l'infini du rond
O la saison des quénettes se vivait
comme un jeu

Sortir seul fut pour les commissions. La catastrophe d'une huile qui
manque. Le sel qui s'épuise sans annonce. Une commère de
passage, à honorer des douceurs d'un soda ou d'une eau de Didier.
Le négrillon dut aller au bar, puis à l'épicerie, puis au libre-service.
Man Ninotte disposait dans chacun de ses lieux d'un carnet de
crédit. On y notait ses achats et elle était censée payer en fin de
mois. En fait, elle versait quelques sous au gré de ses avoirs, soldait
lors du possible, ou vantait la patience quand le carnet frôlait de
vertigineuses cimes. Le carnet était d'ailleurs une des conversations
graves qu'elle tenait le soir en murmure avec le Papa.

Au bar, il ne traînait jamais. La tenancière ne supportait pas de


présence enfantine dans cet antre de rhumiers. Ils y braillaient des
choses tellement terribles ! Le négrillon les devinait attablés dans la
pénombre, tissant d'inouïes conversations en créole et en français,
maudissant la serveuse qui surveillait les hauteurs de leur punch. Le
négrillon demandait sa bouteille de Didier, son morceau de glace et
repartait d'un air très sage mais chaque antenne ouverte à toute.

L'épicerie par contre fut un lieu de stationnement. Il y piétait le plus


longtemps possible. Une vieille madame hantait le comptoir grillagé,
au centre des rayonnages. Régnait une odeur qui savait toutes les
odeurs, avec des remugles d'arrivage de morue ou bien de viande
salée venant juste d'être servie. Tout s'y vendait par miettes.
Manman a dit d'envoyer pour elle deux rondelles-saucisson.
Manman a dit de peser pour elle une cuillerée-farine. Manman a dit
de lui donner un quart de livre de haricots, et trois cuillerées de riz,
et une musse de rhum, et une roquille de pétrole. Quand la liste était
trop longue Man Ninotte lui fournissait un papier griffonné. Il était
incapable de le déchiffrer et cela l'angoissait, car la tenancière pas
très riche en vitamines d'yeux, se penchait pour lui grincer souvent
Qu'est-ce qu'elle a écrit là, c'est du rhum ou du pétrole ? Il répondait
alors ce qui lui passait par la tête, histoire de ne pas sembler aussi
analphabète qu'il l'était pour de bon.
Coqs de flamboyants
accrocs des têtes
repérer la faiblesse
savoir crocheter l'autre sans se décapiter
précis combat de fleurs
le seul qui nomme la saison belle d'un
arbre
sa sensible complice

Véritable monde que l'épicerie créole. Un capharnaüm influencé


sans doute par la pratique des immigrants chinois. Sitôt que ces
derniers eurent fui le travail de la canne dans les champs de békés,
ils ouvrirent des boutiques un peu partout dans le pays, vendant de
tout n'importe comment, à n'importe quel poids et dans n'importe
quelle taille. Dans ces périodes de poches crevées, ce fut un coup
génial. Les petites épiceries de rue à Fort-de-France suivirent le
même principe. Sur les étagères du haut s'alignaient les curiosités
commandées en de rares occasions : Noilly Prat, Vermouth, Whisky.
Ensuite venaient les étagères du vin. Elles portaient de longues
bouteilles d'un vin quelconque, couvertes d'une poussière d'ancien
temps et qui semblaient n'intéresser personne. Dessous,
s'étageaient les boîtes de conserve (sardines, saucisses, lentilles,
cassoulet, beurre salé, margarine ou beurre-rouge). Les grosses
bombes d'un saindoux vendu par louches de bois pesées
achevaient la cloison. Autour du comptoir, posés par terre, les sacs
(du-riz, haricots secs, farine-france) et les tonneaux (viande salée,
huile, pétrole, rhum) sur lesquels le plus souvent se branchait une
pompe. Au plafond balançaient les tue-mouches, les saucissons, les
nattes d'ail et l'herbage sec. Sur le comptoir lui-même, on trouvait le
papier, la balance, les bris de chocolat, les rognures de savon, les
poids, les mesures à liquide, les bassines d'oignons-france,
l'empilement du pain, rassis par là, du pain frais par ici, les bottes
d'oignons-pays, les bocaux d'épices sèches. La place manquant,
tout s'entassait sur tout jusqu'à l'indescriptible.

Le négrillon y stationne le plus longtemps possible, laisse passer


d'autres clients, observe la cérémonie de ce bout de ville. Derrière
son comptoir grillagé, juste sous une ampoule électrique qui lui
délave la mine, la boutiquière semble une fougère épiphyte. Elle est
lente, accueille mollement, parle avec des mots rares. Son œil ne vit
qu'au moment du délicat passage des poids sur la balance : Est-ce
que ça te va comme ça, madame une telle ? Les clientes n'achètent
que ce qu'elles sont venues chercher. La boutiquière, contrairement
aux Syriens, laisse découvrir ses rares nouveautés, ne propose rien,
ne signale rien. Son seul credo : Qu'est-ce-tu veux ? et si tu ne sais
pas, reviens me voir quand tu sauras...

La parole sur elle disait ceci : Elle avait été mariée sans le savoir à
un quimboiseur, une sorte de nègre plein d'un argent qui ne
provenait pas d'un travail-transpirant mais d'un commerce avec des
choses de minuit. Ils vécurent sur les hauteurs de Balata dans une
maison à sept cabinets, vingt-deux fenêtres et un parétonnerre. Un
jour, c'est-à-dire durant une nuit spéciale, elle se réveilla et ne le
découvrit pas à ses côtés. Elle le chercha dessous le lit. Elle le
chercha dedans la cave. Elle le chercha dans la cuisine. Elle le
chercha dans le salon. Elle le chercha à l'en-bas des meubles
d'acajou qui luisaient comme des crépuscules et dans chacune des
chambres d'amis, pleines de fleurs ouvertes sur l'ombre. Elle le
chercha dans le grenier et dans le jardin touffu d'orchidées nourries
du vent des treizièmes jours. Elle ne le trouva qu'avant l'aube, dans
ce qui lui servait de bureau, ou plutôt elle retrouva ce qu'il avait
laissé, une sorte d'épaisse toile-sac, mollasse, tiède, qui tressaillait
toute seule en luisant comme un œil de noyé : sa peau, oui.

La parole sur elle poursuivait ainsi : Par malchance, et sans doute


par manque d'imagination, elle n'établit pas de rapport entre cette
horreur et son mari. Elle s'en saisit en gueulant-à-moi, l'emporta
dans la cour et, croyant avoir surpris un quimbois envoyé dans sa
maison, l'enflamma aussi sec. La chose brûla durant six mois, dans
une odeur de carapace de tortue et d'huile camphrée. Son mari, lui,
reparut six jours plus tard et, bien entendu, chercha en vain sa peau.
Réveillée de nuit, elle le vit dansant avec des gestes de désespoir
autour du feu sans fin. Elle le reconnut non à la ressemblance (il ne
ressemblait à rien qui puisse être reconnu) mais à une intuition, une
vapeur d'âme aimante qui lui souffla : c'est lui, oui.
Sans réfléchir (car il est rare qu'on réfléchisse dans ces cas-là, dit la
parole finissante), elle se précipita dans le jardin pour se jeter dans
ses bras, et se jeta dans les bras d'une chose souffrante, sentant la
cannelle infernale, qui la maudit treize fois. On dut la refaire à
l'hôpital Colson, lui mettre une nouvelle mémoire, quinze souvenirs à
développer, deux sentiments pour que son cœur puisse battre, et
d'autres espèces de goûts. De plus, on lui ordonna à vie un petit
cachet rose qu'elle ingurgitait chaque samedi avec du lait de cabri.
Elle échoua à Fort-de-France et ouvrit sa boutique grâce au reste
d'argent retrouvé dans un tiroir, juste avant que la maison ne se
mette à grincer, à s'élever au-dessus du sol, à s'envoyer des pluies
de pierres, à promener des chiens blancs dans les couloirs et des
crapauds pensifs sur les rideaux, sans même parler de cette glue
fétide qui suintait des cloisons autour des crucifix. C'est sans doute
pour cela qu'elle eut du mal à la vendre, et que cette maison reste
là-haut toute seule, sans arbres et sans oiseaux, sans araignées et
sans fourmis, riche de ses meubles qui ne pourrissent pas et
qu'aucun voleur n'envie à aucune heure.

Aujourd'hui, la boutiquière semble avoir tout oublié excepté ses


cachets roses et cette tristesse qui l'emporte quand un pêcheur
brûle une écaille de tortue près du marché aux poissons. Voilà ce
qu'on dit, mais vaut mieux pas le répéter : les gens sont un peu mal-
parlants et ils pourraient y ajouter des détails dont l'évocation
n'obtient pas grâce en confession.

Parfois, la boutiquière signalait au négrillon Dis à ta manman que j'ai


besoin de la voir, façon de dire que le carnet avait pris des lourdeurs.
Mais elle ne refusait jamais de le servir, même lorsqu'elle lui disait
d'un ton piment Eh bien, on dirait que ta manman est partie pour
France ces jours-ci, je ne la vois même pas dans les brumes
d'horizon... Ce à quoi le négrillon répondait, sur instructions de Man
Ninotte :
– Manman va venir porter ta commission pour toi...
– Demande-lui en quel siècle, et si ça sera pendant l'année-
cannelle...
Année-cannelle veut dire : jamais, lui expliquait Man Ninotte, plus
soucieuse qu'une mandarine attardée dans la sécheresse de
février...

Le plus dur était de rapporter une commission. Va dire à la madame


qu'il n'y a pas une roquille. Hon-hon c'est pas ça que je voulais, y'a
trop, y'a pas assez, c'est pas frais, regarde il y a un caca-de-rat
dedans... Le négrillon emportait la marchandise incriminée. Son
cerveau en souci cherchait un moyen diplomatique d'expliquer ce
renvoi à l'épicière, d'autant qu'il y avait toujours, en suspens, un
carnet de crédit plus ou moins épongé. Il avait résolu la difficulté
d'approche par l'expression générique de Manman a dit qu'il y a un
problème... L'épicière alors ne faisait pas de gros saut. Penchée
vers son grillage, elle demandait simplement Quelle qualité de
problème han ? Alors, lui, entrait dans les détails de la protestation
de Man Ninotte. Cela pouvait donner ça :
– Elle a dit qu'il y a quelque chose dans les lentilles ?
– Quelle chose han ?
– J'ai pas bien compris.
– Comment tu n'as pas compris ? Dans mes lentilles y'a que des
lentilles, non ?!
– Oui, oui, c'est ça qu'est bizarre.
– Quoi bizarre ?
– Y'a que des lentilles plus une lentille qui n'est pas une lentille...
– Tu veux dire qu'il y a quelque chose dans mes lentilles ?
– J'ai pas dit ça, non...
– Tu as dit quoi là ?
– Ce que manman a dit...
– Laisse-moi voir.
Et elle découvrait elle-même le caca-de-rat, le ravet mort, les petites
roches trop nombreuses, bougonnait une malédiction, se signait
deux fois et changeait sans plus insister son lamentable produit.
Autre possibilité :
– Y'a un problème, manman a dit.
– Quelle qualité ?
– Je ne sais pas.
– Eh bien, retourne lui demander.
– Elle m'a déjà dit.
– Elle t'a dit quoi ?
– Un problème comme tel quelque chose ne serait pas quelque
chose.
– Il faudrait laver tes oreilles, non ?
– Ah oui !... C'est du pétrole que tu as donné ?
– C'est du pétrole que tu m'as demandé.
– C'est drôle parce que Manman dit qu'elle n'a jamais demandé de
pétrole à personne...
– Et toi, tu m'as demandé quoi ?
– Je sais pas.
– Tu sais pas ? C'est une fête que tu veux faire avec moi ?
– Je t'ai demandé une roquille...
– Une roquille de quoi han ?
– De ce que Manman t'a demandé...
– Et elle a demandé quoi ?
– Une roquille...
– Une roquille de quoi ?
– De ce qu'elle voulait...
– Et elle voulait quoi ?
– C'est du pétrole que tu as donné, toi ?
– J'ai donné, j'ai donné, oui j'ai donné du pétrole...
– Hébin, c'est ça le problème...
De guerre lasse, elle changeait le pétrole et lui mesurait dans une
autre bouteille une roquille de rhum. Lui s'en allait en sept vitesses,
dieu prié pour qu'il n'ait pas à y revenir de sitôt.

Pomme-cannelle
la graine descellée
vient et livre un peu du cœur
de graine en graine
on lui mange son âme de pommelle disjointe
de quel amour brisée ?

Le libre-service était d'un autre monde. Il devait remettre le papier de


Man Ninotte à la caisse où se trouvait une dame sans nom et sans
histoire. Les premiers temps furent agréables : Eh bien, c'est toi le
petit dernier de Man Ninotte, fiche que tu lui ressembles hébin,
qu'est-ce que tu veux, mon piti... Puis ce fut plus rapide, plus
indifférent, et surtout plus impitoyable quand le carnet prenait un rien
de poids : Va dire à Man Ninotte de venir chercher ça elle-même, j'ai
besoin de la voir... Parfois, Man Ninotte ignorait le message, d'autres
fois, elle s'y rendait d'un pas décidé, un peu rageur. Le négrillon
aurait donné mille promenades pour en savoir la suite. Il la voyait
revenir, chargée de ses commissions, plus tranquille que si rien n'eût
jamais été dit.

A mesure, le négrillon devint circonspect : Tu as déjà payé le


carnet ? Man Ninotte lui demandait en créole s'il était dans la police,
s'il faisait des enquêtes sociales, elle lui indiquait les places
disponibles aux douanes, lui conseillait d'attendre un peu plus de
hauteur pour poser des questions, et de disparaître-faire les
commissions demandées avant qu'elle ne s'énerve. Cette réaction
épouvantait davantage le négrillon. Elle signifiait qu'il lui faudrait
affronter un retard des carnets. Car lorsque tout était net, Man
Ninotte répondait Oui, mon cher, et souriait à son petit dernier,
crasse ultime de ses boyaux.

Le négrillon opérait des grattes lorsque Man Ninotte lui confiait de


l'argent pour une commission exceptionnelle. En lui remettant sa
monnaie, il gardait cinq ou dix centimes, attendait l'explosion, et, si
elle ne venait pas, serrait le produit de son larcin dans sa boîte à
trésor. De centimes en centimes, il pouvait alors s'acheter un frozen,
un bonbon, quelque chiclet-malabar. Revenu pour lui-même à
l'épicerie, il effectuait ses achats sous l'œil méfiant de la boutiquière
tout de même rassurée de ne pas le voir ramener quelque chose. La
gratte est un art. Il faut obtenir de la boutiquière le plus de centimes
possible. Elle n'était pas facile à la détente, la monnaie était l'énergie
pure, et donc rare, de ces temps de marchandages. Manman a dit
que si tu as une petite-la-monnaie qui t'embarrasse... La seconde
étape visait à dissuader Man Ninotte de compter la caillasse qu'on
lui rendait. Il fallait pour ce faire lui raconter une histoire de menteur,
tortiller une question, ou l'inciter à rire. Cela marchait le plus
souvent. Mais la gratte couvait de dangereuses latences : deux jours
après, Man Ninotte qui avait relégué ses piécettes sur le buffet
pouvait se décider à les compter. Elle interpellait alors le négrillon du
haut des voussoiements de la menace, Dites-moi cher monsieur, le
pain coûte tant, je vous avais donné tant, et vous m'avez rendu tant,
où sont passés les cinq centimes ?... En fait, elle tolérait la gratte, un
peu comme la récompense de celui qui galopait sans fin pour les
commissions et affrontait si souvent les ennuis du carnet. Ses
interpellations visaient juste à démontrer au négrillon qu'au jeu des
macaqueries, on trouvait toujours meilleur macaque...
Souvent, après qu'il eut bafouillé sur les centimes manquants, elle
lui fourrait la monnaie dans la main, en lui disant Mi ta'w, voici ta
part... Quand son trésor de guerre augmentait ainsi, le négrillon se
mettait à le mignonner, s'ingéniait à ne pas y toucher. Près du
bassin, il s'attardait au nettoyage de ses pièces, les frottant à la
cendre et au vinaigre jusqu'à ce qu'elles luisent comme des yeux de
chat noir. Avec elles, il suscitait la bave des autres négrillons de la
maison, aussi experts que lui en grattes de toutes sortes mais
détenteurs d'un trésor pas vraiment impeccable.

bawouf !
l'animal fond sur tes billes
et disparaît avec
la cristal
la fer
et la bolof au cœur de gloire
enrage mais poursuis ton jeu avec la canique
rêche
saison grave des triangles

La bande du négrillon commençait à connaître des soucis d'argent. Il


y avait tant de sucreries à se gagner. Les plus grands élaborèrent un
système lucratif. Les bouteilles, en ces temps, avaient quelque
valeur. Ils se mirent à en conserver, les raflant dessous l'escalier, les
ramassant si elles traînaient. Ensemble, ils opéraient des séances
de nettoyage. Bouteilles, bocaux, dames-jeannes brillaient au soleil
comme des diamants sculptés. Devant la porte, le samedi, quand les
gens de la campagne s'amassaient dans la rue, ils exposaient leurs
bouteilles sur une planche. Le négrillon, campé sur le trottoir, criait :
Belles bouteilles ! Belles bouteilles ! Belles dames-jeannes ! Belles
dames-jeannes !... En un rien de temps, le client s'arrêtait, et
entamait les marchandages. Les négrillonnes du groupe s'y
révélaient expertes et bien plus obstinées. Avant onze heures, les
bouteilles blanches s'épuisaient, les dames-jeannes rapportaient
une fortune. Le trésor se partageait selon des lois qui demeurèrent
étranges au négrillon, car les grands mesuraient leur part à l'aune
obscure du droit d'aînesse.

A treize heures
les Avis d'obsèques gémissent à la radio
chaque cœur
égrène le chapelet des déveines
et sous l'émoi
s'épelle un peuple

Une bouteille servait à quarante-sept mille choses. La vie s'y


préservait en petits bouts, en eaux de gestes, en liqueurs de
tendresse, en alcoolat de rancœur, en grains de regard, en réserves
des lentilles de la chance. On embouteillait l'air d'une année écoulée
et le ratafia scintillant des minuits de pleine lune. On gardait sous
bouchon les rosées les plus claires et le dernier souffle des
innocents. La bouteille était un objet rare. C'était un bel objet. Il
existait au marché de vrais vendeurs de bouteilles. Ils traînaient
leurs produits dans de petites brouettes, ramassaient par ici et
revendaient par là. Des fois, ils nous achetaient nos stocks. Mais
c'était moins intéressant car ces nègres aux paupières bleues,
sentant la résine de gaïac, ne marchandaient jamais.

L'autre moyen d'augmenter les trésors consistait en une tournée


dans les canaux ouverts. Les gens de la campagne perdaient leurs
sous dans les rues du samedi. Les maladresses projetaient des
pièces dans les canaux aveuglés d'une eau sale. Seuls les plus en-
chien y risquaient la main, car c'était mettre en évidence un état
nécessiteux que de s'agenouiller pour une petite monnaie à l'abord
d'un canal. Les pièces demeuraient donc où elles étaient tombées. Il
nous suffisait d'attendre le samedi après-midi (quand la ville
s'apaise, juste avant le passage des balayeuses de la mairie) et de
partir en bande à la récolte des sous perdus. Un aimant traîné au
bout d'une ficelle ramenait sept cents clous et nous captait les
pièces. Avec un bâton, on pouvait touiller l'eau sale, pour dévoiler
une tremblée métallique. Quand il n'y avait pas d'eau, les canaux
condensaient une couche noirâtre dans laquelle tout s'enfouissait.
Là, il fallait jouer du bâton seul, tout au long de la rue, et s'aiguiser
l'œil pour reconnaître, dans la chose momifiée, l'arrondi d'un sou, la
courbe bonne d'une piécette.

Ne ramasse pas les porte-monnaie entiers. Rapporte-les à la police.


L'ouvrir c'est prendre un risque. Un porte-monnaie entier, c'est trop
beau, trop facile, pour ne pas être un vice.

Dans les canaux ouverts de Fort-de-France, il y avait de tout. Les


trésors bien sûr, mais aussi de vieux mantous bleuâtres. Couverts
d'un poil dressé, ils levaient vers nous les pinces de la menace. Les
Grands disaient qu'il ne s'agissait pas de crabes, mais de vieux
nègres basculés d'un commerce avec le diable-ziguidi. N'ayant peut-
être pas honoré la dette de ce commerce, ils avaient vu leur richesse
prendre sécheresse, leurs affaires se défaire, et eux-mêmes avaient
mué. Un matin de rasage, le miroir leur avait reflété la mauvaise
nouvelle : un poil par-ci, une carapace bourgeonnante par-là. Ils
s'étaient vus forcés d'aller se cacher dans les bois, puis dans les
mangroves, puis dans les trous, puis dans les canaux où ils ne
risquaient pas de rencontrer les véritables mantous peu aimables
avec eux. Jeanne-Yvette bien entendu confirma cette affaire.

Intrigué, le négrillon se mit à observer les mantous de son mieux, à


tenter de surprendre dans leur regard un rien d'humanité. Épouvanté
pourtant par ces crabes démoniaques, il était prêt à chercher moyen
de briser le maléfice. Il ne vit jamais rien dans leurs yeux sur
échasses, et n'eut jamais le courage de s'en saisir pour vérifier si
leur nature de crabe conservait un signe de ce qu'ils avaient été. On
n'en trouvait jamais de morts, ils semblaient vivre cimentés dans le
temps, avec pour seule saison une douleur sans dimanche. Jeanne-
Yvette lui expliqua qu'à force de ruer leur humanité sur la rêche
carapace, elle s'effritait, petit couillon, et devenait une de ces boues
incrustées à jamais dans les eaux du canal. La carapace demeurait
vide, indestructible, et habitée d'un long soupir – murmurait-elle,
hallucinée.

C'est le fils de Man Ninotte et d'un tel le facteur, des gens du


Lamentin ma chère, on dit que... Le négrillon était une politesse,
ambulante avec les grandes personnes. Elles avaient autorité sur lui
et ne devaient jamais subir l'affront d'un regard dans les yeux. Qui
venait se plaindre de lui à Man Ninotte était reçu comme un parent.

Les mantous se découvraient dans des canaux que les balayeuses


ne nettoyaient jamais. Ils stationnaient leur pose de guerre auprès
d'antiques médailles d'églises, de bris de chapelets, d'images
pieuses décolorées, de garde-corps défaits et de petits quimbois
sous sachet plastique, qui nous précipitaient en débandade.

Les trésors des canaux servaient surtout aux séances du cinéma-


quatre-heures. L'après-midi du dimanche, la marmaille de la ville
convergeait en file de fourmis folles vers le cinéma Pax, devant le
presbytère. Le négrillon était habillé comme pour un baptême, son
short de laine grise, ses souliers noirs, sa chemise blanche des
messes, sa raie tracée sur le côté. Dans un vent d'eau de Cologne,
ses frères et lui, et le reste de la bande, descendaient. Il fallait arriver
tôt car la bataille était rude. S'accrocher aux grilles de la porte et
attendre pour la ruée. Pas de file patiente, ordonnée, respectueuse,
mais un assaut sans quartier ni merci qui enveloppait la cage où un
chabin pas commode vendait ses tickets aux premiers arrivés. Le
négrillon n'eut pas à batailler, Paul ou quelque Grand s'en chargeait.
Dans un coin protégé, il assistait en compagnie des plus petits au
bouillonnement terrible. L'attente était parfois cruelle. Paul pouvait
émerger au guichet pour s'entendre dire qu'il n'y avait plus de
places. Et plus de places signifiait que le moindre interstice, avec
siège ou sans siège, était accablé désormais d'une empilée de
spectateurs.

Parvenu au guichet, le combattant-cinémateur prenait racine, et ses


amis, frères, cousins, camarades, connaissances vagues, lui
passaient leur argent et lui commandaient moult tickets. Ainsi donc,
chaque combattant extrayait du guichet pas moins d'une dizaine de
places. Cette pratique communautaire dégénérait parfois en
système de pillage. On pouvait se trouver, de ce fait, à deux
centimètres de la victoire et demeurer crucifié derrière un arrivé qui
épuisait sans vergogne les billets restants, à mesure que ses
généraux à trois mètres en arrière organisaient cyniquement cette
odieuse mise à sac.

Ne pas trouver de place était un grand malheur. On sombrait dans


une détresse sans médecine. Il n'y avait plus rien à faire sinon s'en
aller mâcher mollement deux cornets de pistaches sous les
tamariniers de la Savane. La Savane était un lieu vibrant de
promenades. Dans un kiosque, un orchestre municipal flonflonnait
des musiques civilisées. La parole du banc des sénateurs refaisait le
monde autour des amourettes de jeunes filles, les coulées de jeunes
brailles. Sous la fraîcheur des branches basses, les marchandes de
douceurs proposaient les péchés pour la bouche. On montait,
descendait, le bras noué à un bras bien plus chaud que le sien. On y
dissipait l'engourdi d'une sieste et l'asphyxie d'une pensée
soucieuse. Ce n'était pas un lieu pour enfants. Le négrillon sevré de
cinéma s'y trouvait pénitent. Il ne l'apprécierait que plus tard, au
moment où, hélas, la Savane perdrait de son âme sous les
tamariniers vieillis et au long des allées n'abritant plus de leurs
anciens soupirs qu'un aboulique écho noyé dans le kiosque vide.

Mais le plus souvent, le Grand de combat émergeait de l'émeute


avec le poing fermé. Il nous l'ouvrait sur un chiffonnement de petits
cartons roses qui nous précipitaient dans une joie sans mélange.
Dans cette remontée sauvage, nous nous mettions à injurier les
pilleurs de tickets afin de leur signifier notre amour de la vie. Et on
investissait le temple de l'image, assis par terre ou sur un siège de
bois, dans une ambiance de kermesse soûle. La joie d'y être
débondait chez tous une frénésie gaillarde. On avait du mal à
demeurer assis, il fallait se lever, héler ses hauts faits, signaler sa
présence afin d'attester d'une guerre victorieuse. On en profitait pour
repérer d'un regard circulaire les ennemis invisibles en semaine, et,
dressé sur son siège qu'il ne fallait pas quitter, on les menaçait de
loin, d'une voix de vacarme au-dessus du vacarme. En fait, le
cinéma avait commencé dans la salle. Les comiques tenaient
séance devant cette aubaine de public. Les parleurs et blagueurs se
dressaient droits dans un cirque jovial que l'on encourageait. En ce
temps-là, aucun applaudissement, mais de précises modulations de
gorge que la langue créole a aujourd'hui perdues.

Quelquefois, un Major arrivé en retard ne trouvait pas de place


assise. Les Majors furent une catégorie de guerriers permanents.
Hommes à combat, dominateurs, ils régnaient sur un quartier, une
rue, sur un côté du monde, et se partageaient la ville en
d'innombrables fiefs. Qu'ils ne soient pas installés sur un siège lors
d'une séance de cinéma était impensable. Le Major attardé entrait
donc en braillant Mi mwen, me voici. Cette arrivée provoquait un
silence visqueux car chacun était menacé de perdre sa place, sauf,
bien entendu, les autres Majors déjà assis. Un Major n'attaque
jamais un autre Major, sauf pour des affaires de territoire ou bien de
protection. Le Major en retard avançait donc dans un silence
spectral, sa laideur de chenille accentuée par une mine sans
baptême. La rangée qu'il dépassait retrouvait son souffle, celle qu'il
abordait avec ses yeux atroces suffoquait net. Les Majors
s'asseyaient dans les trois premiers rangs dont les places étaient les
plus convoitées : elles permettaient d'être assis dans l'écran. A ce
niveau, le Major en retard s'introduisait dans l'allée déjà pleine et
s'affalait dans le siège qu'il s'était choisi, sur les genoux d'une
terrifiée victime.

La suite pouvait emprunter des voies multiples. Le négrillon vécut


tous les scénarios au fil des dimanches de ses âges. D'abord le plus
simple : l'infortuné se lève et s'en va s'asseoir dans un coin libre du
sol, en murmurant Excuse-moi directeur, je savais pas que c'était ta
place... Le plus tragique : l'infortuné se rebiffe. Le Major, qui ne
demande que cela, le terrasse. Il lui brise d'abord l'esprit avec deux
trois paroles, une précision sur sa manman, puis lui assène une
calotte en lui ordonnant d'aller-coucher comme on le fait aux chiens-
fer. La salle autour d'eux ouvre un cercle de prudence et retrouve
ses marques quand le Major s'est rassis... Le plus sanglant et aussi
l'assez rare : l'infortuné se bat. Il sort sa jambette sans trouver le
temps de la lever car, au rasoir sillonnant, le Major lui a déjà signé
six ou sept fois son nom. Émoi dans la salle qui reflue vers les
portes. La séance de cinéma ne reprend que plus tard, après le
surgissement de la police et la disparition des combattants.

Quelquefois, le Major en retard choisissait la place du protégé d'un


autre Major déjà assis. L'infortuné demeurait dessous son agresseur
dans l'attente que son protecteur se signale. Cela ne tardait pas. Le
Major déjà assis se levait de quelque part et interpellait l'autre dans
une lenteur de western :
– Dites donc, cher monsieur-machin, vous n'avez pas remarqué que
vous êtes assis sur quelqu'un ? Et que ce quelqu'un est mon petit
frère ? le sang de mon propre sang ? et la chair de ma propre
manman aujourd'hui défunte sans communion ?
– J'entends un chien aboyer mais je ne vois personne ? Quel est le
chien qui veut parler mais qui aboie ?
– Les chiens ne parlent pas, sauf peut-être toi-même.
Venait alors (avant le conflit qui eût été terrible) l'identification. Elle
pouvait se faire en paroles (Demande pour moi, Charlot-zouti, à la
treizième fontaine du bordecanal...), mais le plus souvent, elle était
silencieuse. Ils se reconnaissaient, s'évaluaient, se comptaient les
cicatrices (ou leur surface de peau demeurée saine), et le Major-en-
retard changeait de place. Il s'effondrait sur un voisin qui s'en allait
au diable sans compter sa monnaie.

Pour que le film commence, il fallait aveugler deux séries de fenêtres


situées en hauteur dans la salle. On y accédait par de serpentines
passerelles. L'opérateur de cette délicieuse manœuvre était un
dénommé Tintin (crié comme ça, en raison d'une coiffure en pointe
au-dessus de son front). Il était réclamé à grands cris quand il
tardait, et son apparition, signalant l'imminence du film, se voyait
ovationnée. Tintin connut ainsi chaque dimanche, durant un lot
d'années, des minutes de gloire. Il fermait les fenêtres une à une.
Chaque fermeture était saluée comme un exploit d'Hercule. La salle
perdait lentement de sa lumière. L'ombre instillait un silence relatif
dans un hoquet des respirations. On s'acagnardait dans les
fauteuils, on écartait les orteils, on déroulait son cornet de pistaches.
Une innocence retrouvée arrondissait les paupières, écroulait la
mâchoire dessous la bouche ouverte. Les plus nerveux sifflaient des
chuuut sonores et s'énervaient sur leur propre bruit. Tintin
disparaissait derrière l'écran. On l'entendait actionner la manivelle du
rideau qui hésitait, se coinçait, revenait, nous fatiguait au maximum,
puis, tout soudain libéré, s'ouvrait sur la blancheur magique de
l'écran frappé là même des actualités de la Gaumont.

Les films étaient des affaires d'épées, de grands spectacles romains,


des westerns-django, des enquêtes de détectives. C'étaient Hercule,
Maciste, Robin des bois, Tarzan. Les traîtres se repéraient à leurs
barbiches noires, leur regard oblique capté en gros plan et à leur
teint méditerranéen. Dans les westerns, les Indiens apparaissaient
justifiables de tous les massacres. Les Chinois laveurs de linge
nasillaient des politesses mécaniques. Les nègres y surgissaient à
moitié imbéciles, avec de gros yeux mobiles, un effroi permanent. Ils
peuplaient le décor de serviteurs zélés, de barmen béats, de statues
de jazz, de sauvages irrémédiablement grimaçants et dentelés. Leur
apparition provoquait un éclat de rire généralisé de la salle qui
devenait nerveuse. Le négrillon lui-même ne percevait entre lui et
cette représentation aucune commune engeance. Indigène voulait
dire nègre, sauvage aussi, méchant souvent. Nous étions Tarzan et
jamais les demi-singes qu'il terrassait. Le processus des films
fonctionnait à plein. Nous nous identifiions aux plus forts, toujours
blancs, souvent blonds, avec des yeux sans cesse tombés du ciel,
nous enfonçant sans le savoir dans une ruine intérieure. Le négrillon
devra par la suite opérer la formidable révolution de se considérer
nègre, et apprendre obstinément à l'être. Plus tard, il dut apprendre
à être créole.

Quel rêve qu'un film-cinéma ! On perdait pied dans l'écran. On


sursautait aux émotions de la musique. On absorbait les sentiments
et les tendresses. C'était suer dans les bagarres, frissonner dans les
neiges, s'essouffler dans les poursuites, se glisser sous les sièges
quand un colt en gros plan assassinait la salle. On mourait à grand
spectacle quand un Bon se voyait crever. Les traîtres étaient
menacés à haute voix, les faibles femmes qui empêtraient l'action,
renvoyées sous mépris à leur basse condition. Régnait un vacarme
sans manman. Seule pouvait le réduire la montée d'un suspense,
une glaciation d'angoisse inoculée par une note lancinante soutenue
en crescendo. Que le maître-pièce, héros du film, perde bêtement sa
vie après une belle phrase n'était jamais rentable pour le directeur
de la salle. Il y perdait quelques sièges du fait d'une obscure
responsabilité que nous lui imputions.

Il n'y avait jamais de mauvais film, tout était bon, tout était grand,
tout méritait que l'on en parle, que l'on raconte, que l'on rejoue et
que l'on mime tout au long de la semaine jusqu'à exaspération de
Man Ninotte, qui ne mettait jamais les pieds au cinéma.

Les heures de cinéma permettaient à Man Ninotte de se reposer de


nous. Elle reposait son esprit et sa voix. Nous la retrouvions placide
derrière sa machine à coudre ou au centre d'une semaille
multicolore tombée du travail de ses fleurs en papier. Elle nous
interrogeait à peine sur notre film-cinéma, mais vérifiait si chaque
chemise ramenait ses boutons. Le négrillon se lançait dans de
profondes explications à propos de ce qu'il avait vu. Paul et Jojo
semblaient toujours avoir vu un autre film. Consternés, ils
demandaient à Man Ninotte si cette souris délirante était bien leur
petit frère.

Notre arrivée renvoyait la guerrière à sa guerre. Elle quittait sa


machine pour s'atteler à sa cuisine. Soupe du soir. Pain du goûter-
cinq-heures. Préparation du linge de la semaine d'école. Le négrillon
devait se déshabiller, plier ses vêtements et les suspendre dans la
penderie. Il ne lui restait plus qu'à s'accouder à la fenêtre et tenter
de percevoir au-dessus de la ville morte ce qui avait bien pu lui
échapper dans le film qu'il avait vu.

Corossol
toute voracité s'écœure
dans ses abondances blanches
cette saison n'est plaisir
qu'en mamelle d'un lait neuf
Le dimanche après-midi, Fort-de-France devenait un silence. On ne
voyait passer qu'un vent marin, dénoncé par les poussières, et les
miettes de la vie. Dans certaines rues, l'air vitré asphyxiait les
plantes des balconnets. Les boiseries ouvragées. Les persiennes
closes. Les gouttières élochées. Les volets bougés par d'invisibles
personnes. Cela vivait d'une vie ténue. Les couloirs laissaient
deviner au bout de leur allée sombre, la fraîcheur d'argile d'une cour
intérieure : les mulâtresses entretenues s'y livraient aux rêveries.
Des persiennes filtraient le zonzon diffus d'un repas finissant, ou
parfois, chez les gens-gros, d'un piano savouré dans la quiétude
d'une famille. Le négrillon, en errance solitaire d'après-cinéma,
commençait juste à toucher à sa ville. Il ne savait pas déterminer les
époques des façades, ni leurs styles. Il la sentait à la fois jeune et
vieille – jeune du fait d'un peu de mémoire, vieille parce qu'elle
portait dans ses bois l'ancienneté des choses refaites. Il ignorait
encore les incendies nombreux, et sentait juste chaque maison
ruminer des souvenirs de veuve.

La cathédrale lui redonnait une vie. La messe du soir aimantait


l'existant. Des négresses à chapelets, porteuses d'âges sous des
voiles noirs et des bijoux d'or massif, clopinaient sur le trottoir en une
lente transhumance. Des mulâtresses fleurissaient aux couloirs en
soutenant leur mère négresse. Des quimboiseurs aux ongles longs
pointaient raides à l'aisselle une canne de pouvoir. Déjà, les cloches
vibraient le bois. Le rouge d'une torture coulée du ciel ensanglantait
le haut des façades et les vitres poussiéreuses. Puis – hébin ! –
l'ombre avalait tout. Flap, en une prise de mangouste à la gorge
d'une poule. Ce n'était pas la nuit, ce n'était plus le jour, mais déjà
s'élevait de nulle part la rumeur des insectes nocturnes. Le négrillon,
toujours à sa fenêtre, se faisait attentif.

La rue n'était plus qu'un jeu d'ombres et de clartés lunaires, avec


parfois, ici ou là, le poinçon jaune d'une ampoule publique.
S'ouvraient en ces instants les portes de la merveille. Dans une
lenteur d'herbe qui pousse, elles tournaient sur leurs gonds
silencieux. Les ombres se peuplaient du bourdonnement des
savanes sèches sous un filet de vent. Les mantous maudits
quittaient leurs eaux. Des rats qui n'en étaient pas s'en allaient à
l'aventure des charmes à vaincre. Là, un voile de diablesse ondulait
sous un balcon. Le lamentable galop du cheval-trois-pattes tentait de
se fondre au battement d'un volet. Des voitures somnambules
surgissaient sans chauffeurs au coin des rues, puis repartaient en
arrière. Un engagé se mêlait à quelques chauves-souris, mais le
bruit de son aile, lourde d'un plein tristesse, se distinguait quand
même. Parfois, un zombi feignait d'être un nègre sorti du cinéma, il
allait d'un pas rapide comme on va sous la pluie, mais, se trompant,
il plaçait son ombre n'importe où. Et rien ne lui ôtait son regard sans
paupières, sa courbe silhouette de bougie-cimetière, cette
impossible fleur de bambou exhibée à son oreille et qu'il destinait
aux diablesses sentimentales de ses amours peu catholiques. Le
négrillon était devenu un docteur en ruses de la merveille. Il savait
combien le réel y puisait pour qu'une vie tienne debout. Mais à qui
raconter ça ? Et quel sommeil trouver dans un noir si peuplé ? Et
comment ne pas être inquiet quand Man Ninotte, inconsciente,
soufflait la dernière lampe ?

Les nègres-chauffeurs klaxonnaient dès l'aube en traversant la ville,


klaxons longs, klaxons brefs, klaxons fins ou à trente mille sillons. Ils
klaxonnaient aux intersections pour rappeler une priorité, saluer un
ami, alerter un Syrien, assurer on ne sait qui d'une tendresse fidèle.
Avec le klaxon dont ils étaient experts, ils injuriaient, pleuraient,
riaient, signalaient un contentement, une admiration pour un bonda
de merveilleuse, un bonheur indicible. Ils tenaient de compliqués
dialogues ou des disputes multisonores. Quand aucun prétexte ne
se présentait, ils klaxonnaient pour vérifier la rassurante présence de
leur klaxon auquel, une fois bloqué, ils conféraient l'occulte pouvoir
d'anéantir l'embouteillage. La ville à midi devenait une clameur
bariolée que Man Ninotte maudissait du haut de sa fenêtre – et mille
klaxons de haine lui répondaient de concert, sans une faille.

Il y avait des punaises, ne pas le dire serait mentir. Il existait de ce


fait un tueur de punaises, un homme anglais au destin exilé. Il allait
porteur d'un tréteau à ficelle, couvert de fioles aux noms étranges,
de boules odorantes, d'insecticides mouillés et d'une charge de
poudres bleues contre les dernières punaises qui infectaient les lits.
Son cri d'appel était Pipipipipinaise ! – et nul ne se doutait que c'était
son cri de vie. Il arpentait les abords de marchés, ouaté de
gentillesse, ne semblait jamais pratiquer un commerce mais rendait
des services. Il mourut lui-même à la disparition des bestioles qu'il
combattait, il disparut avec elles, un de ces jours hors du calendrier,
et mille saisons durent s'écouler avant qu'on ne s'avise non de
l'extinction de ses punaises, mais qu'il n'était plus là. Mémoire, tu
t'emballes ?

Les manmans cultivaient la fierté. Il était impensable que leurs


enfants puissent ne pas bien manger. La hantise du plat vide est de
culture créole, elle rôde dans l'histoire et parvient jusqu'aux cases de
la ville. Des fois, la déveine prenait pied sans annonce. Cette vouivre
(générée d'un carnet impossible à solder) supprimait le poisson, la
sardine, même le fruit-à-pain, ne restaient plus que le pain et les
œufs. Alors, la manman fermait la porte sur sa condition. L'on devait
manger à l'intérieur et ne pas pointer au-dehors où l'œil malveillant
se tenait à l'affût. Chacun surveillait l'autre sans pitié. A qui ne
pouvait disposer que de beurre margarine, on montrait son vrai
beurre. Sur qui ne mâchouillait qu'un œuf, on ventilait le fumet d'une
fricassée de tortue. Mais à qui n'avait ni margarine, ni œuf, ni morue,
on offrait sans laisser voir que l'on offrait, avec mille ruses et
précautions. La démunie très souvent refusait, drapée dans une
condition voulue haute. N'acceptant que si l'approche avait été
habile ou si les enfants arboraient déjà un ventre gros du tourbillon
des vents. Les manmans cultivaient la fierté.

Où s'achève l'enfance ? Quelle est cette dilution ? Et pourquoi erres-


tu dans cette poussière dont tu ne maîtrises pas l'envol ? Mémoire,
qui pour toi se souvient ? Qui a fixé tes lois et procédures ? Qui tient
l'inventaire de tes cavernes voleuses ?

L'ennui, c'était le Pinceur, un nègre à complet gris et chapeau noir


de détective. Il habitait on ne sait quel côté, sans doute dans une
dépendance de l'enfer, mais il travaillait dans la rue à quelque
horlogerie. Il allait-virait à grands pas comme un commandeur en
retard d'une récolte, comme si la vie ne lui accordait sur terre qu'un
temps avare du temps. De plus, il détestait les enfants. L'un d'entre
nous eut un jour le malheur de lui crier une bêtise, le comparant
sans doute à une chauve-souris. Cultivant une rancune en bois-
baume, son unique plaisir fut désormais de nous surprendre dans
l'escalier, de tomber après nous comme feu sur case en paille, et
nous pincer à mort. L'alerte était toujours donnée trop tard. La
douleur nous mordait les côtes. Chacun était pincé trois ou quatre
fois durant la fuite. Quand nous campions en haut des marches, une
chance était offerte car il lui fallait grimper à pas de zombi un
escalier dont les grincements le trahissaient toujours. Nous avions
donc le temps de déceler l'envol de cette ombre grimaçante. O
cacarelle ! A nous immobiliser entre ses mains, il nous aurait, c'était
clair, étranglés lentement, saccadé de plaisir. Cela dura charge
d'années, puis il cessa de paraître, mais nous vécûmes l'œil posé
sur la porte, guettant ce cher Pinceur qui sut nous signifier la
méchanceté du monde.

Il n'y a pas de mémoire, mais une ossature de l'esprit, sédimentée


comme un corail, sans boussole ni compas.

De sa fenêtre, le négrillon repérait deux saisons, les moments avec


pluies et les moments sans pluies. Le plus souvent, l'œil fixe du
soleil semblait régir le monde. Mais, à mesure, les saisons de vie de
Man Ninotte se révélèrent bien plus nombreuses. Elles la rythmaient
avec la puissance du jour et de la nuit. Son corps était branché aux
saisons de la lune. Les saisons de l'igname, de la couscouche, de
l'avocat régulaient son manger quotidien. Les saisons des fruits
modifiaient les marchés, influençaient la ville et les journées de Man
Ninotte. Que les pêcheurs traquent le poisson rouge des roches, ou
qu'ils s'en aillent surprendre l'errance du poisson blanc, instituait
deux saisons ; selon qu'ils travaillent à la ligne, à la nasse ou à la
senne, en produisait d'autres ; cela ballottait la vie de Man Ninotte
comme les marées le font des méduses à cheveux.

La saison du poisson rouge était une haute saison. Daubes et court-


bouillon parfumaient les casseroles. Man Ninotte devait monter-
descendre car la rue en alarme lui quémandait une part. Ces
services amplifiaient ce qu'elle obtenait des Syriens. Elle était plus
enjouée, moins disponible mais plus vaillante, et changeait le
répertoire des chansons de lessives. Les pêcheurs la visitaient
souvent. Ils disposaient d'un lot d'argent, donc avaient besoin de
toutes choses inutiles. Man Ninotte n'arrêtait plus de battre et de
débattre. Durant le poisson blanc, temps de blaff, de fritures, les
urgences étaient autres. Elle allait plus tranquille, pas soucieuse car
le blanc est abondant. Elle s'orientait vers le marché aux légumes où
le poisson, du moment qu'il fût frais, constituait un trésor pour les
marchandes des ravines boueuses. Ces dernières lui échangeaient
le thazard ordinaire contre des racines inouïes et des fruits de
péché. A celles du rouge et du blanc, il faut ajouter la saison des
tortues, celle du soudon et des gros crabes, des titiris, et des
volants, et des dizaines d'autres plus subtiles qui horlogeaient notre
existence.

Ces saisons s'emmêlaient, se fondaient, cheminaient parallèles,


s'influençaient l'une l'autre, démultipliant à l'infini les modes du vivre.
C'est avec ces saisons que Man Ninotte marquait le temps, mesurait
ses glissades et ses ralentissements. Avec elles, Man Ninotte jugeait
de l'ordre du monde et des bonheurs possibles. Le négrillon en
percevait chez elle d'autant mieux les effets qu'il ne comprenait pas
le sens de ses démarches. Elle semblait embarquée dans ces
accélérations de films muets, qui impriment au personnage les
variations les plus infimes.

Lui-même, au fil de son âge, pénétrait dans les saisons d'enfants.


Cela structurait son esprit comme des calendriers. La saison des yo-
yo, la saison des cerfs-volants, la saison des mabes que les
Français crient billes, la saison des combats-d'coqs, la saison des
crabes, la saison des pistaches-cocochattes, la saison du carnaval,
la saison du carême, la saison de la crèche, et l'inépuisable saison
de chaque fruit de douceur (mangot à râper jusqu'à blancheur de
graine, pommes-cannelle à défaire point par point, manger-corossol
d'étrange lait, caïmite pour rêver de colle tendre, oh goyave des
marmelades enchanteresses de la bouche...).

Je me souviens de l'icaque
oh je me souviens de l'icaque
De retour de la messe, l'une des manmans chante Ave Maria le
péché se détruira. Elle poursuit dans un latin dont elle doit être seule
à percevoir le sens (et qui ne prend sans doute de sens que par le
fait qu'elle chante dans ce qu'elle dit être une langue sacrée). On la
voit au calvaire – Ave ave ave Maria –, aux processions de semaine
sainte, elle est active le vendredi de jeûne, offre à ses enfants le rara
des vêpres nouvelles. Elle rayonne dans toutes les confréries, dans
les pèlerinages et dans les quêtes sur voie publique aux croisées
des chemins de croix. Le trente août, elle est pèlerine de Notre-
Dame de la Délivrande, au Morne-Rouge. Le négrillon fut subjugué
par cette négresse austère, fine, racée, au cheveu gris d'institutrice
qui vivait avec des saints, des prières et le ciel ; qui savait des
arrières de l'église les divinités ménagères ; qui ramenait d'un vieux
testament, une autre manière de porter le fer dans la déveine créole.
Elle était distante avec les humanités non élues par cette lumière, ne
blaguait pas, souriait peu, ne semblait affectée ni par la disparition
de l'eau, ni par les lendemains de cyclone, ni par les malheurs
ordinaires, seules généreuses épices dans les vies d'ici-là. De son
état de foi fervente, le bonheur vulgaire était exclu, mais une
plénitude intérieure l'exhaussait, et jamais rien ne la désarma de
cette puissante autorité.

Man Irénée vit de la vente de frites dans les rues de la ville. Elle est
aussi experte en certaines pâtisseries françaises sculptées dedans
des moules. Elle porte un chapeau chinois, de forme conique. Il lui a
été ramené par le père de ses deux filles, un cuistot marin dont le
chemin quotidien fut la cale d'un bananier en dérade permanente.
Elle ne le voit qu'à l'occasion, mais plus souvent que le négrillon qui
ne le vit jamais. Man Irénée est de petite taille, un peu ronde,
silencieuse, elle vit devant ses fourneaux. Son appartement retentit
des pluies de la friture. Quand, vers le milieu d'une après-midi, elle
fait des pâtisseries, les négrillons de la maison rôdent à l'abord de
sa porte, bonjour Madame Irénée, bonjou Man Irénée... Elle, sans un
mot, avec juste un sourire dans le cœur, nous offre des gaufrettes.
Elle a un faible pour les plus petits : le négrillon, plus une sorte de
rondeur sur jambes, aux jambes couvertes de feux, obstinée et
imprévisible : Minous. C'est l'ennemi le plus intime du négrillon. Ils
se détestent sans rémission, se promettent des castrages. Chacun
d'eux sait que l'un tuera l'autre dans un détour de la vie. L'une des
filles de Man Irénée est une belle chabine-crème, experte dans
l'agencement des dînettes en compagnie d'Anastasie. Le négrillon
ne la quitte pas quand elle est là. Elle s'occupe de lui comme de son
fils, le choie, le porte, ne lui refuse rien, ne semble jamais ennuyée
de ses caprices. Le cœur du négrillon bat mieux avec elle.

L'un d'entre nous suçait le pouce au point de le rendre pâlot et flapi.


Il ne l'abandonnait même pas pour vivre le quotidien de la maison. Il
ne s'en cacherait qu'à l'extérieur, pour l'école quand elle
commencera, et pour le monde quand il le saura tapi autour de
nous. Man Sirène avait tout essayé afin de l'en dissuader. Les
coups. Les menaces. Les railleries, les thés d'herbes et les
invocations. Cela ne nous gênait pas mais gênait les grandes
personnes. Bientôt, et jusqu'à ce qu'il s'en débarrasse, il subit le
martyre. Man Sirène lui imprégna les pouces d'un peu de caca-poule
et d'un lot de piment. L'infortuné dès lors explora les supplices de
Tantale. Tendre comme aucun enfant ne le fut jamais, il allait hébété,
à comme dire un cow-boy sans cheval, les pouces interdits pointés
de part et d'autre de sa taille. Parfois au plus fort d'un bonheur de
vivre (de ces sortes de bouffées que les enfants ont tout
bonnement), il portait à la bouche – et pour le regretter longtemps,
au point qu'un jour il ne les y porta plus – un de ses détestables
pouces.

Ô mes frères, vous savez cette maison que je ne pourrais décrire, sa


noblesse diffuse, sa mémoire de poussière. De la rue, elle semblait
un taudis. Elle signifiait la misère grise du bois dans un Fort-de-
France qui commençait à se bétonner les paupières. Mais pour
nous, elle fut un vaste palais, aux ressources sans saisons, un
couloir infini, un escalier peuplé de vies comme une niche de
crépuscules, une cour, des cuisines, des bassins, des toits de tôles
rouillées où nous découvrîmes le monde en de secrètes
magnificences. Située au mitan de la ville, elle nous filtrait la ville.
Elle savait allier les lumières et les ombres, les mystères et les
évidences. La tiédeur de son ancienne sève s'exhalait parfois dans
le silence des jours de messe. Elle porte encore nos griffes et nos
graffitis, elle a nos ombres dans ses ombres, et me murmure encore
(mais des choses maintenant incompréhensibles) quand j'y pénètre
parfois.

Ô mes frères, vous savez, elle meurt dans ses poussières. Elle
s'étouffe de souvenirs. L'escalier a rétréci. Le couloir est devenu
étroit et un entrepôt l'a réduit des trois quarts. La cour aussi a été
réduite, elle semble n'avoir jamais connu de cuisines ni porté de
bassins. Dans le peu d'espace qui demeure, Man Ninotte (la seule à
y rester encore) cultive une jungle créole nourrie comme nous de
cette lumière, de cette humidité, visitée de libellules et de silences
sertis dans les éclats amoindris de la ville.

Oh mes frères, je voudrais vous dire : la maison a fermé une à une


ses fenêtres, se détachant ainsi, sans cirque ni saut, du monde, se
refermant à mesure sur sa garde d'une époque, – notaire fragile de
nos antans d'enfance.

Mes frères Ô, je voudrais vous dire

Fort-de-France, 3 octobre 1989.


GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr

© Hatier, Paris, 1990. © Éditions Gallimard, 1993 et 1996 pour la


présente édition. Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2016. Pour l'édition numérique.

Couverture : Illustration d'Isabelle Lutter


DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


CHRONIQUE DES SEPT MISÈRES, roman, 1986. Prix Kléber-
Haedens ; prix de l'île Maurice.
CHRONIQUE DES SEPT MISÈRES suivi de PAROLES DE
DJOBEURS. Préface d'Édouard Glissant (« Folio », no 1965).
SOLIBO MAGNIFIQUE, roman, 1988 (« Folio », no 2277).
ÉLOGE DE LA CRÉOLITÉ, avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant,
essai, 1989.
ÉLOGE DE LA CRÉOLITÉ/IN PRAISE OF CREOLENESS, 1993.
Édition bilingue.
TEXACO, roman, 1992. Prix Goncourt 1992 (« Folio », no 2634).
ANTAN D'ENFANCE, 1993. Éd. Hatier, 1990. Grand prix Carbet de
la Caraïbe (« Folio », no 2844 : Une enfance créole, I). Préface
inédite de l'auteur.
ÉCRIRE LA PAROLE DE NUIT. LA NOUVELLE LITTÉRATURE
ANTILLAISE, en collaboration, 1994 (« Folio Essais », no 239).
CHEMIN-D'ÉCOLE, 1994 (« Folio », no 2843 : Une enfance créole,
II).
L'ESCLAVE VIEIL HOMME ET LE MOLOSSE, roman, 1997. Avec
un entre-dire d'Édouard Glissant (« Folio », no 3184).
ÉCRIRE EN PAYS DOMINÉ, 1997 (« Folio », no 3677).
ELMIRE DES SEPT BONHEURS. Confidences d'un vieux travailleur
de la distillerie Saint-Étienne, 1998. Photographies de Jean-Luc
de Laguarigue.
ÉMERVEILLES. Illustrations de Maure, 1998 (« Giboulées »).
BIBLIQUE DES DERNIERS GESTES, roman, 2002 (« Folio »,
no 3942).
À BOUT D'ENFANCE, 2004 (« Haute Enfance ») (« Folio »,
no 4430).
Chez d'autres éditeurs
MANMAN DLO CONTRE LA FÉE CARABOSSE, théâtre conté, Éd.
Caribéennes, 1981.
AU TEMPS DE L'ANTAN, contes créoles, Éd. Hatier, 1988. Grand
prix de la littérature de jeunesse.
MARTINIQUE, essai, Éd. Hoa-Qui, 1989.
LETTRES CRÉOLES, tracées antillaises et continentales de la
littérature. Martinique, Guadeloupe, Guyane, Haïti, 1635-1975, en
collaboration avec Raphaël Confiant, Éd. Hatier, 1991 (Nouvelle
édition « Folio essais », no 352).
GUYANE, TRACES-MÉMOIRES DU BAGNE, essai, C.N.M.H.S.,
1994.
LES BOIS SACRÉS D'HÉLÉNON, en collaboration avec Dominique
Berthet, Dapper, 2002.
Patrick Chamoiseau
Une enfance créole I
Préface inédite de l'auteur

Patrick Chamoiseau nous donne ici ses souvenirs d'enfance.


Enfance prise dans l'En-ville de Fort-de-France, dans le giron de la
merveilleuse Man Ninotte qui ne cesse d'organiser la vie familiale
avec un art de vivre et de survivre dont le cocasse et la poésie nous
charment.
Sous le regard du négrillon se révèle la société créole chatoyante,
complexe, aux origines multiples, symbolisée par une ville qui lui
ressemble. Il y vivra ses premières expériences : les jeux, la rue, les
marchés, le cinéma et aussi la négritude, l'injustice sociale, le
racisme.
Chronique d'une enfance martiniquaise écrite dans une langue
réinventée, Antan d'enfance allie l'art du conteur créole à celui des
maîtres de la littérature classique.
Cette édition électronique du livre Une enfance créole I de Patrick Chamoiseau a
été réalisée le 25 mai 2016 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070400010 -
Numéro d'édition : 290273).
Code Sodis : N81130 - ISBN : 9782072664366 - Numéro d'édition : 298314

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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