Patrick Chamoiseau - Une enfance Créole I
Patrick Chamoiseau - Une enfance Créole I
Patrick Chamoiseau - Une enfance Créole I
Une enfance
créole
I
Antan d'enfance
Gallimard
Patrick Chamoiseau, né le 3 décembre 1953 à Fort-de-France, en
Martinique, a publié du théâtre, des romans (Chronique des sept
misères, Solibo Magnifique), des récits (Antan d'enfance, Chemin-
d'école) et des essais littéraires (Éloge de la créolité, lettres créoles).
En 1992, le prix Goncourt lui a été attribué pour son roman Texaco.
L'INCENDIE
DE LA VIEILLE MAISON
Or, quand elle regagna son quartier natal, au Lamentin, une sorte
d'immunité vitale avait dû s'effondrer au mitan de la vieille maison.
Man Ninotte était devenue la dernière âme des lieux ; seul rempart
contre la ruine tapie dans l'ombre ; ses sourcils noués avaient dû
tenir en respect une horde des flammes coincées en quelque part.
Je n'y avais pas remis les pieds. Je longeais sa façade de temps à
autre, la distinguant à travers les reflets d'un pare-brise, toujours
magique mais délestée d'une part de son aura. Il aura suffi d'un petit
court-circuit, dans un des magasins du bas, pour que la vieille
maison abandonne ses défenses. Je la soupçonne d'avoir voulu
finir-avec-ça, comme disent les vieux-nègres. Les flammes que je vis
étaient trop à l'aise. Trop triomphantes. Cela s'est fait trop vite.
Aujourd'hui, n'existe plus qu'un trou noirci dans l'alignement de la
rue Arago, qu'une défaite de tôles grillées, de ciment violenté par les
flammes.
Édouard Glissant.
Partageurs, ô
Vous savez cette enfance !
(il n'en reste rien
mais nous en gardons tout)
SENTIR
PEUX-TU DIRE de l'enfance ce que l'on n'en sait plus ? Peux-tu,
non la décrire, mais l'arpenter dans ses états magiques, retrouver
son arcane d'argile et de nuages, d'ombres d'escalier et de vent fol,
et témoigner de cette enveloppe construite à mesure qu'effeuillant le
rêve et le mystère, tu inventoriais le monde ?
Et quel est ce recel, que veut dire cette ruine, ces paysages vides,
faussement déménagés ? L'oubli, sur place, agriffe encore
(impuissant) et traque l'émotion persistante du souvenir tombé. A
quoi sert-il, qui dénude tes hautes branches, ce nouvel effeuilleur ?
Son seul génie fut d'être un tueur. Il fut sacré roi (par lui-même) des
araignées et des fourmis, des libellules et vers de terre victimes
pourtant de ses massacres. Il fut l'Attila des blattes rouges et des
gros ravets sombres que l'on criait klaclac. Et il mena campagne
contre une colonie de rats impossible à ruiner. Ce tueur a une
histoire – la voilà – il est douteux qu'il en soit fier.
Pour la haute confidente, cette sornette est une baboule. Il n'y eut
jamais dessous les tôles le moindre rat, ni le moindre chat, seule
plana une supposition pour deux-trois chauves-souris du fait des
vols d'une aile crépusculaire. Mais cela aurait pu tout aussi bien
provenir d'un zombi. Et quand le charpentier monta tout se passa
très bien, et, preuve de son incompétence, il put travailler à son aise.
Tant pis si c'est mentir, plaide le scribe honteux.
– C'est pas tant pis, c'est un menti, répond-elle, implacable.
Le vieux rat l'avait repéré. Il lui avait accordé un regard furtif, dressé
sur le bord du bassin, et avait poursuivi sa quête. Deux billes
inhumaines, d'un noir aveugle, lui servaient d'yeux. Le négrillon en
eut l'ange gardien déplacé. Elles l'avaient durant un rien de
secondes effleuré, et, d'une certaine manière, méprisé. Jamais le
vieux rat, par la suite, bien qu'il le sût aux aguets, ne lui accorda un
autre regard. Il modifia ses passages et se tint toujours au large de
l'aplomb du toit où le négrillon – changeant de méthode, se voulant
sélectif – posté une grosse pierre à la main, juste au-dessus d'un
appât fixé au sol, attendait d'écrabouiller les reins de l'Effilé.
Après les poussins, Man Ninotte s'était lancée dans une affaire de
cochons. Porté par un hasard, un petit cochon fit son apparition dans
l'ancienne cuisine devenue poulailler. Il dut cohabiter avec les poules
avant que Man Ninotte n'accorde à son espèce le lieu entier.
C'étaient de petits cochons-planches que l'on engraissait toute
l'année selon les philosophies de la campagne. On les destinait aux
ripailles de Noël, temps-chantés de boudins, de côtelettes, de pâtés,
de ragoûts et gigots. On les nourrissait de restes, de bananes
vertes, de paroles inutiles, de petits noms, ils recueillaient les
pelures des fruits de saison, et les enfants leur prodiguaient une
bienveillante tendresse. Certains se virent parfumés, affublés de
chapeaux, de colliers, de dentelles. D'autres connurent des journées
entières d'un plaisir gratté sur les côtes et le ventre. Quelquefois, ils
échappaient à la cuisine devenue parc-cochons, et se précipitaient
dans la rue, poursuivis par notre meute et le pas vaillant de Man
Ninotte. On les rattrapait en moins d'une heure avec l'aide d'un
nègre habile ou d'une commère capable d'immobiliser les cochons
d'un seul vieux mot crié. La chose était habituelle : en ces temps,
Fort-de-France abritait la campagne, il y avait dans les rues, des
mulets, des chevaux, des bœufs de Porto-Rico en route vers
l'abattoir, des canards volant sans tête, des poules égaillées, des
cabris en rupture d'un sacrifice indien, des oiseaux pas farouches et
des chiens errants dessous leurs cicatrices. Chacun savait donc
accorer un cochon. La seule crainte de Man Ninotte en course
derrière le sien était qu'on le lui vole mais, à l'écrire, j'ai soudain
souvenance que rien à l'époque ne se volait. Tout un chacun savait
le coefficient de survie offert à des familles entières par le moindre
cochon. Un cochon en fuite bénéficiait d'un respect unanime. Et si
Man Ninotte s'inquiétait, c'était sans doute d'une extinction de ce
capital sous un pneu de voiture, compromettant ainsi le Noël à venir.
J'ai souvenir des cochons, ils s'appelaient Souris, Matador, Tio-Tio,
Héliazord, Maître Popol, Boudin-rivière, ils nous aimaient des yeux
et de façons humaines. Leurs fuites étaient des courses rituelles où
s'exaltait, une fois seule dans l'année, leur vie recluse de
condamnés à mort.
Pleurer n'était pas une larme, mais un labourage du corps par le soc
du sanglot. Ce n'était pas deux larmes, mais un cœur noyé, flottant
gros dans la poitrine.
Marcel dut œuvrer en pleine nuit, et s'arrangea pour être loin lorsque
nous nous réveillâmes, ne nous laissant de Matador qu'une masse
blanchâtre, sanguinolente, que Man Ninotte tranchait au coutelas et
répartissait dans du papier journal pour offrir aux familles de la
maison, au médecin qui nous soignait, au pharmacien qui lui
accordait les médicaments, aux Syriens qui la dépannaient. Le reste
revenait à elle-même, en salaisons, gigots, côtelettes, tête-cochon,
boudin, que nous n'eûmes ni le goût ni le cœur à manger. Je parle
d'un Noël sinon amer, du moins très sobre.
Oh, si les tétés de ma manman avaient été au rhum, j'y serais encore à
deux mains et deux pieds !...
C'est lui l'assassin qui a tué mon papa, qui a tué ma manman, et c'est lui
qui me tuera !...
Qui sentait une douleur se voyait rassuré : C'est le foie qui nous
sauve, c'est la foi qui nous tue !... Et on trinquait pour la propagation
de la foi parmi les infidèles, sur des larmes de jeunesse, des
souvenirs de guerres coloniales, et surtout sur la bouteille elle-
même, dont l'apparition suscitait toutes les soifs, et inversement, et
indéfiniment.
Il avait dix mille questions. Man Ninotte se fatiguait vite d'y répondre.
La vie, grognait-elle, est déjà assez déchirée pour ne pas encore la
déchirer avec des questions déchirées. Sans savoir lesquelles, le
négrillon percevait bien qu'elle fonctionnait avec quelques certitudes,
quatre, cinq ou six, dont l'une était l'exigence de réussite de ses
enfants. Elle avait résolu de ne pas en dévier et de ne plus les
questionner. Et surtout d'en payer le prix. Ainsi, elle tenait la déveine
au collet, et la déveine avait du mal à lui échapper. Et, tandis que le
négrillon classait les boutons par couleur, démêlait une pelote ou se
torturait lui-même de questions insensées, Man Ninotte ramenait un
short d'une perdition, lui prolongeant l'utilité pour encore quelques
mois. Elle quittait sa machine d'un pas si sûr que le négrillon la
soupçonnait d'avoir planifié à la seconde ses moments à venir : le
faire-cuire, le mettre-à-tremper, le descendre-chercher, l'aller-voir-au-
marché. Sa soirée s'horlogeait dans une précision dont la rêverie
était exclue, les états d'âme aussi – et les questions, bien sûr.
J'ai trouvé !... Il n'y avait pas d'heure pour les découvertes
algébriques de Jojo. Il défaisait le monde en petits chiffres et l'enfilait
dans des formules dont il avait du mal à émerger lui-même. Et
quand il en sortait, il hurlait son cri de guerre, quelle que soit l'heure,
l'épaisseur des sommeils, la douceur de nos rêves. Ces découvertes
en plus ne nous servaient à rien.
Chocolat-première-communion
l'écrire c'est saliver
y penser c'est souffrir
communier c'est chocolat
On ne quitte pas l'enfance, on la serre au fond de soi. On ne s'en
détache pas, on la refoule. Ce n'est pas un processus d'amélioration
qui achemine vers l'adulte, mais la lente sédimentation d'une croûte
autour d'un état sensible qui posera toujours le principe de ce que
l'on est. On ne quitte pas l'enfance, on se met à croire à la réalité, ce
que l'on dit être le réel. La réalité est ferme, stable, tracée bien
souvent à l'équerre – et confortable. Le réel (que l'enfance perçoit en
ample proximité) est une déflagration complexe, inconfortable, de
possibles et d'impossibles. Grandir, c'est ne plus avoir la force d'en
assumer la perception. Ou alors c'est dresser entre cette perception
et soi le bouclier d'une enveloppe mentale. Le poète – c'est
pourquoi – ne grandit jamais ou si peu.
Les jours de soleil, tout va très vite. La toile sèche et raidit, elle vole
aux alizés des parfums discrets et sait les conserver. Elle reflète
aussi un peu du ciel : c'est l'émotion du bleu dans toutes les
couleurs. Les draps aspirent le monde. Dans un éclat insoutenable,
ils se campent et résistent aux vents. Man Ninotte les aspergeait
alors d'une eau cendrée, secret d'un blanc sans faille au bout de
l'embellie.
Elle passait alors pour une longue récolte qui s'entassait sur ses
coudes, habillait ses épaules. Elle ramenait le tout à l'étage pour des
séances de pliures auxquelles le négrillon était convié, science
particulière qu'il se plut à laisser à hauteur sensitive, prenant juste
plaisir à étirer les draps, à tourner-virer afin de les plier selon des lois
secrètes que Man Ninotte lui transmettait par ordres. Et là aussi, elle
chantait, elle chantait.
L'auvent de tôles
casquette de la façade
transformait la pluie en de longues cordes
fragiles
Après les mauvais nègres, une supposition levait : les vers. Le mal-
être créole provient aussi des vers. Man Ninotte (comme chaque
manman) guettait leur malfaisance dans la moindre gêne de ses
enfants – dans l'œil, sur l'ongle, dans l'élasticité du ventre, dans ceci,
dans cela. Le négrillon dut subir de fréquentes purges, et (bien qu'il
n'en vît jamais lui émergeant du corps), de longues tisanes contre
les vers, infusées d'une herbe débile, levée en certains temps à
l'aplomb des maçonnes, et que Man Ninotte disait mauvaise à
l'odeur, bonne à la manière, et bellement sainte en son principe.
A la fenêtre
après une larme
prendre la ville en rêverie et s'endormir avec
Sous les lits, Man Ninotte lâchait parfois des lapins qui circulaient
dans la maison jusqu'à leur dimanche fatal. Les lapins albinos furent
les plus saisissants, beaux, aux yeux roses, mais d'une férocité sans
égale. Ils hantaient dessous les meubles comme des zombis de
semaine sainte, se matérialisaient dans la cuisine pour un bout de
carotte, et se terraient le reste du temps dans les chaussures
agonisantes qui encombraient l'en-bas des lits. Car Man Ninotte ne
jetait rien. Les vieux linges demeuraient sous le matelas, et
devenaient des hardes-cabanes utiles aux macaqueries de carnaval,
aux rapiéçages. Parfois, ils reprenaient du service chez
d'impensables nécessiteux que Man Ninotte visitait à l'arrière des
ravines. Lors des grands nettoyages, l'on gonflait les matelas et
leurs linges. Chacun se retrouvait alors dans ce qui était devenu les
couches archéologiques de la famille : d'antiques culottes, des
shorts sans âge, une chemise de nuit minuscule qui réduisait d'un
coup les postures impériales de la Baronne (malgré ses beaux airs,
elle était entrée dans ça !...). Les chaussures mortes demeuraient là,
dans l'espère d'un hypothétique loisir au cours duquel le Papa
(ancien cordonnier, oui, mais conservant ses outils malgré son
nouvel emploi de facteur) pourrait y porter les fers de son art,
transformer les épais godillots en mocassins vernis ou, pour le
moins, en souliers pour l'école. Il dut opérer quelquefois son miracle,
mais, le plus clair du temps (les Syriens ramenant d'Italie des
merveilles qui tiennent bien et qu'on n'a pas besoin de ramollir au
rhum, et qui s'adaptent à la flouze aux fioritures des cors), ces
chaussures servirent de paysage funèbre aux lapins dont la férocité
était blanche, et chaque coco d'œil rose.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille, avait laissé ses sens au
fond d'une bouteille... Il y a l'image du papa-cordonnier. Elle est
incertaine. Qui parle mémoire ? Quel rôdeur se souvient ? Il est
assis auprès de la fenêtre, le bigorneau sur le genou, il martèle le
talon d'une chaussure, taille du cuir au tranchet, coud avec l'alène,
lime, teint, brosse, cirage et fait briller. Autour de lui, les chaussures
à réparer s'entassent, difformes et rêches. Et lui, au négrillon qui le
regarde, il distille son français impeccable, développe sa voix de
cérémonie dans les formules soigneuses et dans les phrases qu'il
pense. Il sait le pouvoir de la langue française, et, quelquefois,
maîtrise une ire de Man Ninotte avec un bout de Corneille, un décret
de La Bruyère. Son préféré, c'est La Fontaine, dont il récite au
négrillon des fables entières, et s'il ne les connaît pas toutes, il en
connaît toutes les morales. Un jour que celui-ci, plein du jus de la
treille, avait laissé ses sens au fond d'une bouteille, sa femme
l'enferma dans un certain tombeau... Pour dire, il baisse à moitié les
paupières sur une joie du regard, la lèvre vivant d'une révérencielle
malice, l'outil qu'il tient, dressé, soulignant l'arrondi de chaque mot. Il
savoure le travail opéré sur les vers, sait donner les musiques et
creuser les silences, glisser vite pour réduire un cloche-pied de
syllabes. Son sourire éclaire la chute et un ricanement épiphonème
agite son corps lové sur la bigorne : Il n'y a donc rien à boire dans ce
tombeau ?
Le cordonnier abandonnera ses outils pour l'emploi de facteur à
travers Fort-de-France. Il circulait dans les marches du Morne
Pichevin, dans les hauts de la Route des Religieuses et des
quartiers de Coridon. Le négrillon le voyait survenir à l'heure du
punch, ou le soir, exposer son uniforme à gros boutons dorés, et
ressortir en gouverneur dans l'escampe de son drill blanc. Plus tard,
le négrillon retrouvera des disques de musique classique que le
Papa avait savourés sur gramophone dans des temps de jeunesse.
On dit même qu'il mania, dans quelque société mutualiste, un violon
pas mauvais qui précipitait les dames dans les vertiges d'un
oxygène. On dit aussi qu'à la présidence de cette société, il tint de
longs discours sur le tranchant d'une langue que la Baronne effilait
avec lui. Le négrillon ne le connut qu'en mulâtre à crinière blanche,
sentencieux et dominateur, érigeant autour de lui, lors des
compagnies du punch, les cathédrales d'un haut français. Ou alors
très doux, attentionné, gentil, distribuant ses petits noms et un geste
de tendresse rare pour ses affectionnés. Ou alors absent et triste,
indifférent, sirotant d'amers punchs en compagnie d'un compère
encore plus sombre. Ou alors, plus tard, à sa fenêtre des retraites,
guettant le collègue encore actif qui dévalait la rue, sac au flanc,
lettre à la dent, et lui faisant des signes d'une main blême de
vieillard. Au négrillon, il récite La Fontaine, et le bougre en est avide
ho mémoire, tu as donc des dégras dans les battements du cœur ?
Son personnage préféré était Manman Dlo, une divinité de l'eau qui
forçait au respect des rivières ou de la mer. Elle emportait les
enfants aventurés près des cascades à l'insu des parents. Jeanne-
Yvette nous l'évoquait sans la décrire. Elle insistait sur une
chevelure indéfinissable lissée sans cesse sous un beau peigne,
avec des gestes nimbés de grâce. Voir Manman Dlo, c'était sombrer
sous son charme mener-venir de créature sans cœur. Elle ne vous
attirait que pour des méchancetés dont Jeanne-Yvette enseignait la
parade. O savante !... Elle savait quoi faire contre les enfants si
détestables de madame Banse, réagir aux claudications du cheval à
trois pattes, à la mauvaise main d'un cercueil un peu trop familier, à
l'ombre suiveuse d'un fromager. Elle connaissait la vertu du sel
quand la peau d'un engagé luisait aux branches d'un acacia soumis.
Elle nous apprit l'orange sûre pour calmer les diablesses et le geste
qui désigne les crapauds pas vraiment catholiques. Elle nous révéla
les victoires de la ruse, de la vicerie, de la patience, du coup de
cerveau frappé au moment pile. Il ne servait à rien, disait-elle en
secret, d'aller à grande gorge mais au murmure. Deux doigts
valaient souvent le poing. Aller tout droit n'était pas le meilleur
moyen d'arriver aux endroits, et si les Tracées tournoyaient dans les
bois, il fallait savoir tournoyer avec elles : était perdu l'emprunteur
des routes droites que les békés-usiniers avaient déroulées pour
eux-mêmes à travers le pays. Y marcher c'était les servir eux. Il
fallait prendre les Tracées, gribouiller leur ordre d'une déraison
marronne. Jeanne-Yvette nous enseigna une vie de sa méthode
opaque. Elle permit au négrillon de pressentir en fait l'impénétrable
stratégie de force de Man Ninotte et des manmans de ville.
Le mangot vert
torturé jusqu'à la crème fondante
de son caca-pigeon
si l'agape est sacrée le mangot l'est aussi
et la saison sans même parler
La capsule
aplatie
effilée
sonnait le fil et tranchait raide
pouce fendu
doigts bandés
saison-yoyo de combats bels
Le négrillon suit Man Ninotte de loin. Elle ne s'en doute même pas. Il
la suit d'un regard-cacarelle. Il la voit aller, venir, entrer, disparaître,
sortir, être reine de la rue. On l'appelle, on veut la voir. On espère du
poisson des pêcheurs qu'elle connaît. On soupire sur des légumes
de saison qu'elle seule sait obtenir à prix terrestres auprès des
revendeuses. Elle va, vient, monte et descend. La rue émerge des
rêves. Les bâchées des communes entament l'embouteillage des
abords de marchés. Les djobeurs à brouettes hèlent sous des
paniers de légumes frais d'où s'exhalent les vapeurs sucrées ou
acides de leur terre. Trente-douze marchandes galopent, tétés
battant l'angélus. Elles sont en peur d'un retard susceptible de leur
coûter un bien bel emplacement. La marmaille lycéenne monte, celle
des collèges descend. Un facteur distribue des amours et des
peines. Les fonctionnaires sont lâchés. Soudain, la rue est étouffée,
bruyante, poussiéreuse. On klaxonne, on crie, on hurle, on rit. Les
gens de la campagne braillent haut et piètent au mitan de la rue
qu'ils croient être encore une tracée de boue. Les nègres-chauffeurs
doivent leur quémander passage ou bien les menacer.
Letchi
c'était une pipe vernie
au lustre incomparable
sa saison rare portait coton à boire
à des vieillards sans beaucoup d'âge
Les Syriens tombaient parfois sur des compères lapin. Ces derniers
avaient l'air de têbê dégarés du bois le plus lointain. Ils se
composaient un masque d'imbécillité et, dans cette nasse ouverte, le
Syrien se retrouvait piégé comme une tache de poissons rouges
quand la lune est oblique. En voici la façon.
Avec Man Ninotte, les Syriens ne discutent jamais. Ils lui font un bon
prix ou lui offrent ce qu'elle veut. Ils ont généralement bon cœur,
mais, de plus, elle leur en impose : tellement énergique, tellement
forte, tellement utile à tant de choses. Elle connaît tellement de gens
qu'elle les fascine. Les Syriens étaient très attentifs des us créoles.
Ils observaient les gens du pays comme on regarde l'énigme d'une
caïmite hors saison. Nous comprendre était leur souci. Ils y
parvenaient bien. Se rapprocher de Man Ninotte participait d'une
stratégie de conquête du pays qu'ils ne menèrent jamais à bien :
leurs enfants devenant créoles comme nous-mêmes, avec les
mêmes valeurs, se détournèrent des étalages pour des affaires de
médecine, de belles-lettres et de droit. Ceux qui reprirent les
magasins avaient été coincés quelque part dans la vie et entraient
au commerce comme on reste chez manman. A mesure-à mesure,
les Syriens perdirent de leur puissance.
La mandarine
offre l'arme de sa pelure
c'est alarme de paupières
yeux coulés l'ennemi pleure
et les doigts méchants sont noyés de parfum
Man Ninotte
On m'a dit que les tomates farcies sont péché-
doigt-coupé cette année...
La marchande
On m'a dit ça aussi.
Si tu veux un kilo je peux te faire tel prix...
Man Ninotte
Tu crois, han ?
La marchande
Je crois, oui...
Man Ninotte
Est-ce que j'aurais le temps de cuire ça
aujourd'hui ?
La marchande
Depuis qu'on n'est pas mort,
on a le temps...
Man Ninotte
C'est bête, hein ça...
Tes dachines sont mal venues...
La marchande
Prends une livre dans la tomate, doudou...
Man Ninotte
Tu en auras demain ?
Si tu es là demain, je vais prendre deux kilos...
La marchande
Demain, c'est un autre pays...
Man Ninotte
Ah la la les dachines ne sont pas en saison
cette année, elles ne donnent même pas
une envie de manger...
La marchande
Qu'est-ce que tu me dis pour les tomates ?
Man Ninotte
Je t'ai dit demain-si-dieu-veut.
Comme tu es ma cocotte, je vais te faire
vendre quand même aujourd'hui...
Je sais comment la vie est raide...
La marchande
Ah, quand on est déchirée...
Man Ninotte
Donne-moi cette espèce de dachine-là,
chérie...
Je vais essayer quand même de la manger...
La marchande
C'est tant...
Man Ninotte
C'est pour la tomate ?
La marchande
Pour la dachine, oui.
Man Ninotte
Eh bien, je ne vais pas manger de dachine
non plus, ma chère...
La marchande
Combien tu veux ta dachine ?
Man Ninotte
Je vais essayer plutôt de faire une salade
de christophines.
Où c'est que je peux trouver ça ?
La marchande
Prends la dachine, ma douce.
Man Ninotte
An-an, j'ai plus besoin...
La marchande
Fais-moi plaisir sur la dachine, petit sirop...
Man Ninotte
Fais ton prix, ma doudou...
Sortir seul fut pour les commissions. La catastrophe d'une huile qui
manque. Le sel qui s'épuise sans annonce. Une commère de
passage, à honorer des douceurs d'un soda ou d'une eau de Didier.
Le négrillon dut aller au bar, puis à l'épicerie, puis au libre-service.
Man Ninotte disposait dans chacun de ses lieux d'un carnet de
crédit. On y notait ses achats et elle était censée payer en fin de
mois. En fait, elle versait quelques sous au gré de ses avoirs, soldait
lors du possible, ou vantait la patience quand le carnet frôlait de
vertigineuses cimes. Le carnet était d'ailleurs une des conversations
graves qu'elle tenait le soir en murmure avec le Papa.
La parole sur elle disait ceci : Elle avait été mariée sans le savoir à
un quimboiseur, une sorte de nègre plein d'un argent qui ne
provenait pas d'un travail-transpirant mais d'un commerce avec des
choses de minuit. Ils vécurent sur les hauteurs de Balata dans une
maison à sept cabinets, vingt-deux fenêtres et un parétonnerre. Un
jour, c'est-à-dire durant une nuit spéciale, elle se réveilla et ne le
découvrit pas à ses côtés. Elle le chercha dessous le lit. Elle le
chercha dedans la cave. Elle le chercha dans la cuisine. Elle le
chercha dans le salon. Elle le chercha à l'en-bas des meubles
d'acajou qui luisaient comme des crépuscules et dans chacune des
chambres d'amis, pleines de fleurs ouvertes sur l'ombre. Elle le
chercha dans le grenier et dans le jardin touffu d'orchidées nourries
du vent des treizièmes jours. Elle ne le trouva qu'avant l'aube, dans
ce qui lui servait de bureau, ou plutôt elle retrouva ce qu'il avait
laissé, une sorte d'épaisse toile-sac, mollasse, tiède, qui tressaillait
toute seule en luisant comme un œil de noyé : sa peau, oui.
Pomme-cannelle
la graine descellée
vient et livre un peu du cœur
de graine en graine
on lui mange son âme de pommelle disjointe
de quel amour brisée ?
bawouf !
l'animal fond sur tes billes
et disparaît avec
la cristal
la fer
et la bolof au cœur de gloire
enrage mais poursuis ton jeu avec la canique
rêche
saison grave des triangles
A treize heures
les Avis d'obsèques gémissent à la radio
chaque cœur
égrène le chapelet des déveines
et sous l'émoi
s'épelle un peuple
Il n'y avait jamais de mauvais film, tout était bon, tout était grand,
tout méritait que l'on en parle, que l'on raconte, que l'on rejoue et
que l'on mime tout au long de la semaine jusqu'à exaspération de
Man Ninotte, qui ne mettait jamais les pieds au cinéma.
Corossol
toute voracité s'écœure
dans ses abondances blanches
cette saison n'est plaisir
qu'en mamelle d'un lait neuf
Le dimanche après-midi, Fort-de-France devenait un silence. On ne
voyait passer qu'un vent marin, dénoncé par les poussières, et les
miettes de la vie. Dans certaines rues, l'air vitré asphyxiait les
plantes des balconnets. Les boiseries ouvragées. Les persiennes
closes. Les gouttières élochées. Les volets bougés par d'invisibles
personnes. Cela vivait d'une vie ténue. Les couloirs laissaient
deviner au bout de leur allée sombre, la fraîcheur d'argile d'une cour
intérieure : les mulâtresses entretenues s'y livraient aux rêveries.
Des persiennes filtraient le zonzon diffus d'un repas finissant, ou
parfois, chez les gens-gros, d'un piano savouré dans la quiétude
d'une famille. Le négrillon, en errance solitaire d'après-cinéma,
commençait juste à toucher à sa ville. Il ne savait pas déterminer les
époques des façades, ni leurs styles. Il la sentait à la fois jeune et
vieille – jeune du fait d'un peu de mémoire, vieille parce qu'elle
portait dans ses bois l'ancienneté des choses refaites. Il ignorait
encore les incendies nombreux, et sentait juste chaque maison
ruminer des souvenirs de veuve.
Je me souviens de l'icaque
oh je me souviens de l'icaque
De retour de la messe, l'une des manmans chante Ave Maria le
péché se détruira. Elle poursuit dans un latin dont elle doit être seule
à percevoir le sens (et qui ne prend sans doute de sens que par le
fait qu'elle chante dans ce qu'elle dit être une langue sacrée). On la
voit au calvaire – Ave ave ave Maria –, aux processions de semaine
sainte, elle est active le vendredi de jeûne, offre à ses enfants le rara
des vêpres nouvelles. Elle rayonne dans toutes les confréries, dans
les pèlerinages et dans les quêtes sur voie publique aux croisées
des chemins de croix. Le trente août, elle est pèlerine de Notre-
Dame de la Délivrande, au Morne-Rouge. Le négrillon fut subjugué
par cette négresse austère, fine, racée, au cheveu gris d'institutrice
qui vivait avec des saints, des prières et le ciel ; qui savait des
arrières de l'église les divinités ménagères ; qui ramenait d'un vieux
testament, une autre manière de porter le fer dans la déveine créole.
Elle était distante avec les humanités non élues par cette lumière, ne
blaguait pas, souriait peu, ne semblait affectée ni par la disparition
de l'eau, ni par les lendemains de cyclone, ni par les malheurs
ordinaires, seules généreuses épices dans les vies d'ici-là. De son
état de foi fervente, le bonheur vulgaire était exclu, mais une
plénitude intérieure l'exhaussait, et jamais rien ne la désarma de
cette puissante autorité.
Man Irénée vit de la vente de frites dans les rues de la ville. Elle est
aussi experte en certaines pâtisseries françaises sculptées dedans
des moules. Elle porte un chapeau chinois, de forme conique. Il lui a
été ramené par le père de ses deux filles, un cuistot marin dont le
chemin quotidien fut la cale d'un bananier en dérade permanente.
Elle ne le voit qu'à l'occasion, mais plus souvent que le négrillon qui
ne le vit jamais. Man Irénée est de petite taille, un peu ronde,
silencieuse, elle vit devant ses fourneaux. Son appartement retentit
des pluies de la friture. Quand, vers le milieu d'une après-midi, elle
fait des pâtisseries, les négrillons de la maison rôdent à l'abord de
sa porte, bonjour Madame Irénée, bonjou Man Irénée... Elle, sans un
mot, avec juste un sourire dans le cœur, nous offre des gaufrettes.
Elle a un faible pour les plus petits : le négrillon, plus une sorte de
rondeur sur jambes, aux jambes couvertes de feux, obstinée et
imprévisible : Minous. C'est l'ennemi le plus intime du négrillon. Ils
se détestent sans rémission, se promettent des castrages. Chacun
d'eux sait que l'un tuera l'autre dans un détour de la vie. L'une des
filles de Man Irénée est une belle chabine-crème, experte dans
l'agencement des dînettes en compagnie d'Anastasie. Le négrillon
ne la quitte pas quand elle est là. Elle s'occupe de lui comme de son
fils, le choie, le porte, ne lui refuse rien, ne semble jamais ennuyée
de ses caprices. Le cœur du négrillon bat mieux avec elle.
Ô mes frères, vous savez, elle meurt dans ses poussières. Elle
s'étouffe de souvenirs. L'escalier a rétréci. Le couloir est devenu
étroit et un entrepôt l'a réduit des trois quarts. La cour aussi a été
réduite, elle semble n'avoir jamais connu de cuisines ni porté de
bassins. Dans le peu d'espace qui demeure, Man Ninotte (la seule à
y rester encore) cultive une jungle créole nourrie comme nous de
cette lumière, de cette humidité, visitée de libellules et de silences
sertis dans les éclats amoindris de la ville.