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          Nietzsche dans le boudoir
          LE MONDE DES LIVRES | 07.10.10 | 14h02 • Mis à jour le 07.10.10 | 14h24



          L      'histoire a tout d'un vaudeville. Un peintre parisien assez âgé et fort connu rencontre, lors d'un réveillon, la jeune et
          coquette épouse d'un dentiste de la Côte d'Azur. Il lui fait la cour. Elle cède, dans une auberge de montagne. L'histoire
          dure plusieurs années, jusqu'à un épisode grotesque dans un palace lyonnais. Le peintre a décidé d'enlever
          définitivement la dame. Mais le dentiste combatif surgit en pleine nuit et l'épouse adultère quitte l'amant pour éviter le
          scandale.

          Il n'y aurait là-dedans rien d'intéressant si le rôle de l'artiste n'était tenu par Francis Picabia (1879- 1953). Dans celui de
          l'infidèle incertaine se trouve Suzanne Romain. Autre fait non négligeable, le réveillon est celui de l'an 1940, de sorte que
          l'histoire se déroule, entre Antibes, Cannes et Paris, durant l'Occupation et, après la Libération, jusqu'en 1948.

          De cette liaison demeure la correspondance que Picabia adressa à sa maîtresse, qui, un demi-siècle plus tard, a confié le
          soin de la publier à Carole Boulbès, l'une des spécialistes de l'artiste. Or ces lettres d'amour ont ceci de particulier qu'elles
          sont littéralement farcies de citations prises à un volume de Nietzsche, Le Gai Savoir. Pour quarante-huit d'entre elles,
          Carole Boulbès a identifié les passages cités par le peintre - recopiés, abrégés, modifiés en ne gardant quelquefois qu'un
          morceau de phrase ou, à l'inverse, un paragraphe entier.

          Solution de facilité et défaut d'inspiration qui condamneraient Picabia à piller Nietzsche ? Nullement. Les références sont
          avouées, de même que la volonté didactique. Francis tente d'initier Suzanne, dite Zon, en lui donnant à lire des
          aphorismes qu'il simplifie ou tronçonne. Il s'efforce de l'accoutumer à la liberté de pensée, de lui inculquer des rudiments
          de critique morale. Il lui chante le plaisir et la beauté en reprenant les poèmes du Gai Savoir, qu'il adapte. Sa familiarité
          avec Nietzsche est ancienne. Il y fait allusion dès 1917. La correspondance ne fait ainsi que confirmer, d'une manière
          singulière, l'influence du philosophe sur les artistes qui ont eu 20 ans vers 1900, allemands comme Beckmann ou français
          comme Picabia.

          SUBLIMATION ÉROTIQUE

          Pour autant, le degré de sérieux des citations est variable. Parfois, "Francisco" s'autorise un détournement scabreux. Le
          "Déjà je rampe, parmi les pierres et l'herbe", de Nietzsche, devient "Déjà je rampe affamé sur tes fesses" - déclaration qui
          n'a nul besoin d'une caution philosophique. Surtout, s'il est légèrement comique de voir l'artiste pousser la sublimation
          érotique jusqu'à enrubanner de concepts et de principes des espérances parfaitement triviales et qui finissent par
          transparaître dans les dernières lignes des lettres, il est presque douloureux de constater que toute sa philosophie et tout
          son lyrisme demeurent peu efficaces. Malgré Nietzsche et Le Gai Savoir, Suzanne hésite, se dérobe, ment, ménage le
          mari et finit par rentrer au bercail. Parfois, la pensée se heurte à des obstacles infranchissables.

          Picabia avec Nietzsche. Lettres d'amour à Suzanne Romain (1944-1948) de Carole Boulbès. Les Presses du réel, "L'écart
          absolu-Fondamentaux ", 432 p., 25 €.




          Philippe Dagen




          Article paru dans l'édition du 08.10.10




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Nietzche dans le boudoir

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