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Caractères

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La Porte Étroite.

Caractères

Il est d'autant plus malaisé, pour un artiste, d'obtenir la faveur, ou même l'attention du public, que ses dons sont plus nombreux, plus divers ; parce que ses dons se limitent l’un l’autre, et réciproquement se tempèrent, et que ce qui est tempéré est moins apparent que ce qui est excessif. Tel ne paraît ici très riche que parce qu'il est très pauvre par ailleurs.

Enfin, quand on n'a que peu de chose à dire, il n’est pas malaisé de le hurler. L’excès est souvent marque de disette et la véritable abondance entraîne une sorte de pondération.

Il est bien rare que ce que l’on admire le plus communément dans les chefs-d’œuvre soit précisément ce qu’ils offrent de plus admirable. Les Qu’il mourût !, les Il n’a pas d’enfants !, les Rodrigue, as-tu du cœur ? sont comparables au gros orteil de la statue de saint Pierre, qui doit aux baisers des dévôts sa luisance.

L’on n’aurait su dire de quoi Jules souffrait le plus : de voir le chroniqueur abonder dans son sens, ou tout au contraire, exprimer une opinion différente de la sienne. Dans le premier cas, il lui semblait qu’on le dépouillât d’un bien propre et que cette opinion, encore qu’il ne l’eût jamais formulée, lui appartint. Dans l’autre cas, il songeait douloureusement que s’il l’avait formulée, cette opinion, c’eût été avec une force telle et de si triomphants arguments, qu’on n’eût pu, par la suite, s’élever contre, ou tout au moins qu’en s’élevant contre on eût dit, on eût été forcé de dire : « Malgré ce qu’en pense M. Jules », ou même : « Contrairement à l’absurde opinion de M. Jules », tout au moins qu’on eût dû le citer, tenir compte de lui. Et comme il avait un article rentré sur à peu près toutes les questions dont se préoccupait notre époque (car, précisément, cette habitude qu’il avait prise de ne rien pousser à bout ni mener à bien, permettait à sa pensée une diversité plus grande), il ne pouvait ouvrir journal ou revue qu’il ne s’y sentît lésé.

Des petites filles jouent à qui pleurera la première. (Judith gagnait toujours à ce jeu.) Il était strictement défendu de se pincer ; on devait « penser à quelque chose de triste ». Judith pensait à l’arbre abattu dont on avait fait des boîtes qu’on avait distribuées à tous les amis de la famille.

Le contact de la vie n’amène presque jamais chez moi des réactions simples. Le plus souvent, et devant chaque objet (je ne dis pas : objet matériel seulement), s’offre aussitôt en moi la série complète. Lorsque, passant le col de Brévent, je me suis inopinément trouvé tout à coup en face du Mont Blanc, j’ai entendu s’élever en moi vingt interjections confuses, toute une conversation :

— « Quelle gloire ! — Enorme ! — Que c’est beau ! — 4.810 mètres ! — Un record ! — (Mais européen seulement.) — (Le nombre ne fait rien à l’affaire.) — Il paraîtrait plus haut si c’était un pic. — Oui, le massif le mange. — Marcel aurait horreur de ça. — Comme je le comprends ! — C’est hideux ». Et tout cela, non point tour à tour, mais à la fois.

Je sens en moi toujours assemblée, une foule contradictoire ; certaines fois, je voudrais agiter la sonnette, me couvrir et quitter la séance. Que m’importe mon opinion ?

S’inquiétant peu de ce qui intéressait ou n’intéressait pas les autres, Michel n’était jamais gêné pour parler.

Ce ne fut que vers la trentième année qu’Abel prit son parti de sa médiocrité.

Frédéric. Le caractère toujours utilitaire, les fins pratiques de toutes ses pensées. Son zèle à rendre service qui d’abord trompe et qu’il prend pour de la générosité, mais qui n’est qu’un besoin d’obliger autrui.

Frédéric a toujours les convictions, les idées, l’éthique, qu’il est opportun pour lui d’avoir.

Horreur de l’utopie, des idoles : Vertu, Justice, etc., il a besoin des théories relativistes de Barrès pour légitimer à ses propres yeux le camouflage d’un dossier.

Mais un peu plus tard, il sera le premier à user de ces grands mots. Frédéric abrite son égoïsme derrière son amour paternel comme Wilfred qui, lorsqu’il refusait ses sous à une quête, parlait toujours de « la dot de ses filles ».

Frédéric a soin de confondre ses intérêts avec ceux de la France.

Michel exaspérait Edouard en répétant sur tous les tons qu’en art, il importait avant tout d’être sincère.

— Qu’appelez-vous sincérité, demandait enfin Edouard.

— La sincérité commence où cesse l’imitation.

— Combien d’artistes qui se croient sincères dès qu’’ils ne sentent plus qu’ils imitent !

— Vous vous méprendriez étrangement en me prenant pour un paresseux, dit Maurice. Comme d’autres se plient à un métier, je fais profession d’oisiveté ; j’avais certainement des dispositions, tout comme un artiste a des dons premiers ; mais qui ne devient grand artiste qu’à condition qu’’il les cultive. C’est ainsi que si je me laissais aller, je m’abandonnerais à des contentements faciles ; je m’accommode aisément du médiocre et, ma foi, durant mon temps de service, je vous affirme que je n’ai guère trop souffert des privations, de l’inconfort dont je voyais autour de moi se plaindre maints camarades de chambrée, de peau plus rude et de sens moins affinés que les miens.

Dans mon exigence, aujourd’hui, persuadez-vous qu’il entre moins de complaisance égoïste que de résolution et d’étude. Je n’abandonne pas au chrétien le souci de la perfection ; j’ai ma vertu, que je cultive et que je raffine sans cesse, m’apprenant à ne tolérer en moi, autour de moi, rien que d’exquis.

La pire souffrance amoureuse n’’est sans doute pas d’être trompé par celle qu’on aime, mais bien de la tromper soi-même ; c’est de s’apercevoir qu’on l’a trompée, qu’on l’a déçue, qu’on n’est point celui qu’elle aimait, celui qu’on croyait être alors qu’on se donnait à elle ; c’est de se réveiller un autre entre ses bras….

Raymond hait ce garde braconnier, son demi-père, jusqu’au point d’aimer à recevoir de lui des taloches. Il se plaît aux moqueries de ses faux-frères, qu’il méprise d’autant qu’il se sent moins fort qu’eux. Il se voudrait d’autant plus brutal qu’il est tendre. Une caresse le ferait pâmer. Il prend conscience de sa sensualité en voyant saigner un cochon (ou châtrer un veau). Malgré ses instincts d’’aristo, même sur le pavé de Paris ou sur les tapis des salons, il lui souviendra d’avoir marché pieds nus dans la boue tiède. Il aimait le parfum des pommes sures et du fumier. Il aimait coucher dans l’étable et se faire brouter les mollets par les veaux.

J’ai tâché de lui dire (mais il est encore trop jeune pour comprendre ce que je ne comprenais pas non plus à son âge) : ne t’inquiète que de la forme ; l’émotion vient tout naturellement l’habiter. Une demeure parfaite trouve toujours un locataire. L’affaire de l’artiste, c’est de construire la demeure ; pour ce qui est du locataire, c’est au lecteur de le fournir.

Comme Chopin par les sons, il faut se laisser guider par les mots. L’artiste qui se plaint que la langue est rétive, n’est pas un véritable artiste. Le véritable artiste comprend que la rétive c’est l’émotion, que c’est elle qui se met en travers et qu’il importe de plier. Ce n’est jamais par l’émotion qu’il sied de se laisser conduire mais par la ligne — car l’émotion gauchit la ligne tandis que la ligne jamais ne fausse l’émotion. Tout artiste qui préfère son émotion personnelle et sacrifie la forme à cette prédilection, cède à la complaisance et travaille à la décadence de l’art.

Comment, étant embarqué pour Tunis, je me réveille ce matin à Florence ? Ne me demandez pas de vous l’expliquer, car je n’y comprends rien moi-même.

Ce soir, je songe à la petite fille désespérée, qui se jeta du Ponte Vecchio, due anni fà. Elle resta quelques instants accrochée au rebord du pont et un petit mendiant du même âge qu’elle, c’est-à-dire de douze à treize ans, qui ne la connaissait pas, mais qui l’avait vue enjamber le parapet (cela se passait à midi, un jour de fête, et l’on ne put s’expliquer dans la suite l’indifférence et l’inattention de la foule), l’avait saisie par la main et la retenait.

— Non, non, laisse-moi aller, disait la petite.

Et le garçon racontait en sanglotant qu’il avait alors lâché prise. Les jupons balonnés de la petite la soutinrent quelque temps sur l’eau, puis elle disparut. Tout le jour, ensuite, des barques fouillèrent l’Arno jusqu’au barrage. On ne retrouva le cadavre que deux jours après.

Une musique banale et qui, malgré tout, m’attira, éclatait à ce moment sur la place. J’accourus. Sous un kiosque illuminé se tenait le petit orchestre où les instruments de métal sévissaient. Tout autour du kiosque, la nuit, écartée comme un voile, ne laissait retomber ses plis qu’au delà du peuple en arrêt que groupait ici la musique. Une partie des arbres voisins accrochait encore à l’extrémité d’un rameau la lumière ; le reste s’enfonçait dans la nuit. En face de l’allée que j’avais prise pour venir, une autre allée s’ouvrait, plus haute, plus large, plus ténébreuse, que le silence qui l’emplissait me fit aimer ; mystérieuse et dans laquelle je m’enfonçai.

Mon pas s’alentit malgré moi en s’écartant du bruit et de la lumière, et, tandis que ceux-ci faiblissaient, je compris que le mystère de l’allée n’était point tant fait de silence que de multiples chuchottements.

Darius parlait de cette sorte d’inhibition « que nous pouvons constater dans la vie de tant d’artistes, disait-il. Et non point des médiocres ; mais des meilleurs, de ceux que nous admirons entre tous. — Chez la plupart d’entre eux c’est un brusque arrêt de production, un arrêt total ou presque, un arrêt qui dure parfois dix ans — à cette période de vie, précisément, qui, semble-t-il, devrait être la plus féconde. (Il donnait des exemples.) Que se passe-t-il alors? Je crois qu’à ce moment de la course où, sans qu’il y ait déclin encore, commence déjà le pressentiment du déclin, l’homme d’imagination, l’artiste, en vient à douter si ce qui va bientôt lui échapper pour toujours, n’a pas, après tout, plus de réalité que sa chimère ; ou plutôt, si ce n’est pas pour une chimère qu’il a sacrifié la réalité ; s’il n’a pas fait un marché de dupe et si l’ombre valait la proie. Ou même, s’il ne se dit pas cela, et quand ce ne serait que pour son art, il a besoin de vivre davantage ; il sent le besoin, pour épaissir son art, de plonger davantage dans la vie.

» Cette inhibition peut parfois être définitive. Je la crois alors de nature très différente. C’est une sorte de paralysie, non point de la pensée, mais de la faculté d’expression — j’allais dire de la plume — qui ne s’en prend qu’aux meilleurs. J’ajoute cela pour me consoler… Par instants, je doute si je produirai plus jamais rien. Je me souviens de Valentin… Longtemps nous avons cru son mal imaginaire, jusqu’au jour où une habile doctoresse l’a guéri. Ce n’est qu’une fois guéri qu’il a pu nous parler de sa maladie, de manière à se faire comprendre. « Entre la sensation et le mouvement réflexe qui devait suivre, me disait-il, un intervalle, une sorte de gouffre se creusait. Je devais faire par raisonnement tout ce que j’aurais dû faire par instinct… ». Eh bien, entre ma pensée et les mots, je sens se creuser ce gouffre, et que le doute vient habiter. Il n’y a plus aucune spontanéité dans ma phrase. Je n’écris plus un mot, plus un seul mot, sans le vouloir. »

Le Curé sermonne le petit Louis ; il lui reproche d’être un de ces galopins qui croient toujours en savoir plus que père et mère, que maître d’école et Curé ; de ne jamais prier le bon Dieu… Sur quoi, Louis l’interrompt, l’appelle menteur.

— Pour sûr, que je le prie, votre bon Dieu et tous les soirs encore ! Je le prie d’envoyer un zeppelin qui foute le feu à votre église et à votre nom de Dieu de presbytère avec.

Le Curé s’oublie jusqu’à giffler le petit Louis, et l’enfant, hurlant, jure de ne plus jamais remettre les pieds à l’église.

La vieille mère Dupuis est morte ; elle laisse tout son bien à Poldine, à la grande indignation de Rosalie, femme de ménage qui, tout en frottant les marches de l’escalier, bougonne ; on l’entend du premier :

— Et puis elle aura l’armouère ; avé tout plein d’linge ed’dans !… Et pis toute la vaisselle, et pis l’service à café… Et pis les deux bourgeoirs en espèce d’argent…

Ce matin, en remontant travailler, je la rencontre :

— Eh bien, Rosalie, la pauvre mère Dupuis est morte.

— On s’y attendait ben depuis queuq’ temps, commence-t-elle aussitôt. L’asthme l’avait toute domptée. À raspirait comme eun’ machine (elle l’imite). Je lui disais : « Mère Dupuis, vous avez tort ed manger le soir ». A pis queuqu’fois a tombait ; on la retrouvait à terre, la figure toute masquée. Je lui disais : « Mère Dupuis, y vous faut pu sortir ; avec vos sabots, vous risquez trop ». A n’pouvait plus lever les pieds. Mais j’aimais ben la voir. J’y allais souvent. A parlait ben, vous savez. A s’souvenait de tout. A vous faisait tout revenir. C’est intéressant les vieillards !

Edgar lit Tchekov, et s’écrie :

— Comme ils sont loin de nous ces Russes !

Rien ne m’irrite plus que cette conviction où les nationalistes (et bien d’autres) entretiennent le commun des lecteurs français — qu’ils sont à tout jamais incapables de comprendre les nationalités étrangères. Loin de chercher à reconnaître en elles ce qui, malgré les différences, reste humain et par quoi ils pourraient sympathiser, ils ne font état que des différences. Ceci est d’une vérité si évidente que je ne le noterais pas ici ; mais il s’y ajoute cette réflexion qui, ce matin, me paraît assez neuve :

Les différences, de peuple à peuple, ne sont-elles pas étrangement accentuées par les habitudes qui portent chacun, dans sa littérature respective, à faire exposition de telles parties de son personnage que d’autres ont accoutumé de cacher, ou tout au moins de ne pas présenter au naturel. Il en va de même pour le costume et, par lui, de certains déplacements de la pudeur.

L’habitude et le besoin, chez les anciens grecs, de se montrer nus, de se montrer « au naturel », rien ne nous paraît moins naturel aujourd’hui. Achille n’a pas souci de cacher ses larmes.

Dans chaque littérature, la première question à se poser est : Que cache-t-on de l’homme ?

(La question : que montre-t-on ? a relativement moins d’importance.)

Laissons ceux qui besognent en vue de l’influence et du succès protester contre l’injustice.

Qui donc parlait d’abord de l’insensibilité de Stendhal ?

Des insensibles.

Il n’est pas de prévention dont l’œuvre d’art, en dernier ressort, ne triomphe.

Je prétends donner à ceux qui me lisent, force, joie, courage, défiance, perspicacité — mais je me garde surtout de leur donner des directions, estimant qu’ils ne peuvent et ne doivent trouver celles-ci que par eux-mêmes — j’allais dire : qu’en eux-mêmes. Développer à la fois l’esprit critique et l’énergie, ces deux contraires. Nous ne rencontrons d’ordinaire parmi les gens intelligents que des perclus, et parmi les gens d’action que des sots.

Ah ! que Freud est gênant ! et qu’on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique ! Il me semble que ce dont je lui doive être le plus reconnaissant, c’est d’avoir habitué les lecteurs à entendre traiter certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. Ce qu’il nous apporte surtout, c’est de l’audace ; ou — plus exactement, il écarte de nous certaine fausse et génante pudeur.

Mais que de réflexions absurdes chez cet imbécile de génie !

S’il était aussi contrarié que l’appétit sexuel, c’est le simple appétit (la faim) qui serait le grand fournisseur du Freudisme (comme l’on voit la soif dicter les rêves de ceux qui manquent d’eau dans les traversées de désert). Autrement dit, certaines forces doivent au refus d’échappement leur violence. On le savait.

Il est vrai que le désir sexuel est susceptible, non assouvi directement, de multiples hypocrisies — je veux dire : de revêtir les formes les plus diverses — ce que ne peut jamais l’autre faim. Le point sur lequel se porterait (si j’étais médecin) mes investigations assidues, est celui-ci : qu’advient-il lorsque, pour des raisons sociales, morales, etc., la fonction sexuelle se trouve amenée, pour s’exercer, à quitter l’objet de son désir ; quand l’assouvissement de la chair n’entraîne aucun assentiment, aucune participation de l’être, de sorte que celui-ci se divise et qu’une partie de soi reste en retard… Que reste-il ensuite de cette division ? Quelles traces ? Quelles vengeances secrètes peut préparer alors la part de l’être qui n’a pas trouvé place au festin ?

Ils s’inquiètent beaucoup trop de connaître ma pensée ; en écrivant, je n’ai souci, le plus souvent, que de la leur.

Le besoin d’écrire des romans n’est, il me semble, pas toujours très spontané, chez nombre de jeunes romanciers d’aujourd’hui. L’offre suit ici la demande. Le désir de peindre d’après nature les personnages rencontrés, je le crois assez fréquent. Il fait valoir un certain don de l’œil et de la plume. Mais la création de nouveaux personnages ne devient un besoin naturel qu’à ceux qu’une impérieuse complexité intérieure tourmente et que leur propre geste n’épuise pas.

Il est bien téméraire d’affirmer que l’on aurait pensé de même sans avoir lu tels auteurs qui paraîtront avoir été vos initiateurs. Pourtant, il me semble que, n’eussé-je connu ni Dostoïewsky, Nietzsche, ni Freud, ni X… ou Z…, j’aurais pensé tout de même ; et que j’ai trouvé chez eux plutôt une autorisation qu’un éveil. Surtout ils m’ont appris à ne plus douter de moi, à ne plus avoir peur de mes pensées et à me laisser mener par elles jusqu’à ces terres qui n’étaient pourtant pas inhabitables, puisqu’aussi bien je les y retrouvais.

Les influences dont on ne parle pas ; les plus fortes sont précisément les secrètes. Celle des femmes, du public, et de nos cadets. On échappe à l’une, à l’autre ; il est bien difficile, bien rare, d’échapper aux trois. On se laisse influencer par celle, ou par ceux, à qui l’on veut plaire, de qui l’on veut forcer la considération ou l’estime. L’artiste qui cherche le succès se laisse toujours influencer par le public ; cet artiste, d’ordinaire, n’apporte rien de nouveau, car le public n’acclame que ce qu’il connaît déjà, que ce qu’il reconnaît.

Parce que je publie peu, on croit que j’écris lentement. Le vrai, c’est que je reste longtemps sans écrire. Dès que mon cerveau est dispos, ma plume ou mon crayon ne va pas assez vite. Il m’arrive d’écrire en wagon, en métro, sur les bancs des quais ou des boulevards, au bord des routes. Je n’ai jamais eu de « cabinet de travail ».

Quand une phrase succède à l’autre, naît de l’autre, j’éprouve à la sentir se gonfler, un ravissement presque physique. Je crois que ce jaillissement artésien est le résultat d’une longue préparation inconsciente. Il m’arrive par la suite d’apporter à ce premier jet quelques retouches, mais peu. Seul le travail de jointoiement est parfois très pénible et exige une grande contention d’esprit.

Si mes brouillons sont parfois surchargés, c’est principalement de ratures.

Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’objectivité » est aisée aux romanciers sans paysage intérieur. Je puis dire que ce n’est pas à moi-même que je m’intéresse, mais au conflit de certaines idées dont mon âme n’est que le théâtre et où je fais fonction moins d’acteur que de spectateur, de témoin.

Pour bien juger, il faut s’éloigner un peu de ce que l’on juge, après l’avoir aimé. Cela est vrai des pays, des êtres et de soi-même.

Le sommeil ne vient jamais à moi sur fond noir. Quelque vision toujours le précède par laquelle j’échappe au réel, de sorte que je peux vraiment dire que je ne m’endors qu’en rêvant.

Le livre que j’écris ne sera bon que si ma première pensée, ma pensée du réveil, involontaire, est pour lui.

Ne jamais peindre d’après nature ;

Faire d’après nature ses préparations ;

Mais ne pas faire part au lecteur de ses préparations.

L’analyse doit toujours précéder la synthèse ; mais entre l’analyse et l’œuvre d’art, la différence est la même qu’entre une planche d’anatomie et un tableau. Tout le travail préparatoire doit être résorbé ; il doit devenir invisible, encore que toujours présent.

De même que « l’on n’écrit pas bien sans sauter les idées intermédiaires », ainsi que disait Montesquieu, il n’y a pas d’œuvre d’art sans raccourcis.

— Comment S… est-il, avec vous ?

— Il a été successivement froid et bouillant, suivant qu’il m’a cru royaliste ou républicain. Depuis qu’il a compris que je n’étais ni l’un ni l’autre, il est devenu tiède. Il m’accorde une certaine valeur, «en tant qu’artiste », mais « comme penseur » trouve que je ne vaux rien.

Les dada, qui savent de reste combien il peut être plaisant de déplaire, ne semblent pas s’être élevés jusqu’à comprendre qu’il puisse être plaisant de déplaire même à eux.

Il ne leur suffit pas que j’aie écrit un livre qui leur convienne (Les Caves), il faudrait encore n’écrire et n’avoir écrit rien que cela.

Chacun de mes livres se retourne contre les amateurs du précédent. Ceci pour leur apprendre à ne m’applaudir que pour le bon motif, à ne prendre chacun de mes livres que pour ce qu’il est : une œuvre d’art.

Grande offensive de M… dans la R. U.

Ce ne sont pas ceux qui m’’attaquent que je redoute ; mais bien ceux qui me défendront.

Certains jours, à de certains instants, je perds complètement la notion de la réalité. Il me semble qu’au premier faux pas, je vais passer de l’autre côté du décor.

Ce qu’ils veulent, c’est un critère qui leur permette de ne pas avoir besoin de goût pour juger ; c’est une recette qui leur permette d’écrire des chefs-d’œuvre sans effort, peine, ni génie.

Ce n’est pas tant ce qu’on y dit qui fait la valeur d’un livre, que tout ce que l’on n’y peut pas dire ; tout ce que l’on voudrait y dire, qui l’alimente sourdement.

La peur de trébucher cramponne notre esprit à la rampe de la logique.

Il y a la logique et il y a ce qui échappe à la logique.

Mon cœur, si ma raison lui donne tort de battre, c’est à lui que je donne raison.

Il y a ceux qui raisonnent, et il y ceux qui laissent les autres raisonner. Il y a ceux qui se passent de vivre, et ceux qui se passent d’avoir raison.

C’est au défaut de la logique que je prends conscience de moi.

Ô ma plus chère et ma plus riante pensée, qu’ai-je à faire de chercher plus longtemps à légitimer ta naissance ? N’ai-je pas lu ce matin dans Plutarque, au seuil des vies de Romulus et de Thésée, que ces deux grands fondateurs de cités, pour être nés «  secrètement et d’une union clandestine », ont passé pour des fils de dieux ?

C’est dans l’abnégation que chaque affirmation s’achève. Tout ce que tu résignes en toi, prendra vie. Tout ce qui cherche à s’affirmer se nie ; tout ce qui se renonce s’affirme.

La possession parfaite ne se prouve que par le don. Tout ce que tu ne sais pas donner te possède. Sans sacrifice il n’est pas de résurrection. Rien ne s’épanouit que par offrande. Ce que tu prétends protéger en toi s’atrophie.

À quoi reconnais-tu que le fruit est mûr ? À ceci, qu’il quitte la branche.

C’est en se renonçant que toute vertu se parachève. C’est à la germination que prétend la succulence même du fruit.

La vraie éloquence résigne l’éloquence. L’individu ne s’affirme jamais plus que lorsqu’il s’oublie. Qui songe à soi, s’empêche. Je n’admire jamais tant la beauté que lorsqu’elle ne sait plus qu’elle est belle.

La ligne la plus émouvante est aussi la plus résignée.

C’est en renonçant à sa divinité que le Christ vraiment devient Dieu ; et, réciproquement, en se renonçant dans le Christ, Dieu se crée.