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Choucoune

La bibliothèque libre.
Floréal (journal hebdomadaire) du 2 juin 1923 (p. 341-342).

CHOUCOUNE

Poème en dialecte créole


Choucoune chante sur toutes les lèvres haïtiennes qui se respectent ; sa grâce humaine d’idylle triste a charmé les étrangers ; son intime haïtianité, essentielle et savoureuse, a valu à son auleur d’être appelé notre Mistral.

La vie d’Oswald Durand aura été pittoresque comme ses vers. Il naquit au Cap-Haitien (département du Nord), le 17 septembre 1840. Ferblantier en 1855, professeur au Lycée en 1860 et collaborateur à « L’Avenir » de Demesvar-Delorme, le romantique disciple et fervent ami de Lamartine ; directeur des « Bigailles » en 1876, il frôle bientôt… la fusillade pour cause de conspiration vraie ou fausse. Il sort de prison, où il avait donné l’être et le verbe à Choucoune, pour rentrer en faveur auprès de ceux qui venaient de ly mettre et devenir député du Peuple (1885), six fois réélu et même Président de la Chambre.

Il voyage une fois en France, y fait éditer onze ans après ses Rires et Pleurs (1896, 2 vol. Corbeil, Imp. Crété), choix de ses productions poétiques à partir de 1867, et meurt à Port-au-Prince le 23 avril 1906. laissant trois volumes inédits, après une vie paienne de faune impénitent, de bohème incorrigible et de grand enfant à l’âme peu compliquée.

Romantique, de la lignée spiriluelle de Musset, parnassien comme son ami François Coppée, initié plus tard à l’alliciante musique imprécise et suggestive des petites « chansons » symbolistes, régionaliste, poète du-terroir ; il nous semble avoir le mieux fondu en Sa personne les éléments de notre âme, comme par sa spontanéité idiomatique, sa sincérilé, sa souplesse rythmique, son art, non de décrire mais de suggérer le paysage, de vivre, d’observer, de penser en afro-lalin, il nous semble représenter, le mieux, dans la Grande-Antille américaine, la poésie gallo-noire d’Haïti. IL devait conférer à notre populaire patois la qualité de dialecte et voir d’autres, après lui, s’essayer à manier, liltérairemenf, ce langage de grâce zézayante et de mollesse harmonieuse où se reflètent si bien les modalités originales et curieuses de notre âme. Voici Choucoune :

Dériè gnou gras touff’ pingouin,
L’aut’jou. moin contré Choucoune ;
Li sourit, l’heur’li ouè moin,
Moin dit : « Ciel ! A là bell” moune ! »
Li dit : Ou trouvé ca cher ! »…
P’tits zoézeaux ta pé couté nous lan l’air…
Quand moin songé Ça, moin gangnin la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !

I

Choucoun’cé genou marabout :
Z’yeux. li. clairé.com’ chandelle ;
Li gangnin tété doubout…
— Ah ! si Choucoun’té fidèle !
— Nous rété causer longtemps…
Jusqu’zoézeaux lan bois té paraîtr contents !…
Pitôt blié ca. çé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne.

II

P’tits dents Choucoun’blanch’com’laitt’;
Bouch’li couleur Caïmite ;
Li pas gros femm’li grassett !
— Femm’com ça plaît moin tout d’suite….
— Temps passé pas temps jôdi !…
P’tits zoézeaux lan bois, té tendé tout ça li té dit.
Si yo songé ça, yo doué lan la peine,
Ca dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne…

III

N’allé la caz’manman-li :
— Gnou grand’moun qui bien honnête !
Sitôt li ouè moin, li dit :
— « Ah ! moincontent ! cilànette ! »
— Nous bouè chocolat aux noix…
Est-ce tout ça fini, p’tits zoézeaux lan bois ?
Fitôt blié çà, cé trop grand la peine,.
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne.

IV

Meubl’prêt, bell caban’, bateau,
Chais’’rotin, tabl rond’, dodine,
Dé mat’las, gnou port manteau.
Napp’, serviette, rideau moussline…
— Quinz’jous sèl’ment té rété….
P’tits zoézeaux lan bois, couté moin, couté !
Z’autr’tout va comprendr’si moin lan la peine,
Si dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !…..

V

Gnou p’tit blanc vini rivé :
P’tit barb’roug’, bell figur’rose,
Montr’sous côtés, bell chivé..
— Malheur-moin, li fui la cause !. :
Li trouvé Choucoun’joli,
Li palé francé, Chouceun’. nimé-li…
Pitôt hlié eh, cé trop grand la peine,
Choucoun’quitté moin, dé pieds moin lan chaîne…

VI

Ca qui pis trist’lan tout ça,
Ca qui va surprendr’tout moune,
Cé ’pou ouè malgré temps-là,
Moin aimé toujours Choucoune !
— Li va fai gnou p’tit quat’ron…..
P’tits zoézeaux gadè ! p’tit ventr-li bien rond !..s
Pè, fémin, bec z’autr’, cé trop grand la peine :
Dé pieds p’tit Pierr ; dé pieds-li lan chaîne !

(1884).
OSWALD DURAND.


TRADUCTION


Derrière une grosse touffe de pingouins,[1]
L’autre jour, je rencontrai Choucoune :
Elle Sourit quand elle me vit ;
Je dis : « Ciel ! Oh ! la belle personne ! » (bis)
Elle dit : « Vous le trouvez, chér ? »
Les petits oiseaux nous écoutaient dans l’air…
Quand je songe à cela. j’ai de la peine (bis)
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Choucoune, c’est une Marabout : [2]
Ses veux brillent comme des chandelles.
Elle à des : tétons. droits.

— Ah ! si Choucoune avait été fidèle
— Nous restämes à causer longtemp
Au point que les oiseaux dans les bois en parurent contents ;
Plutôt oublier cela, c’est une trap gramde peine
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Les petites dents de Choucoune sont blanches comme du lait ;
Sa bouche est de la couleur de la caïmitte : [3]
Elle n’est pas une grosse femme, elle est grassette :
Les femmes pareilles me plaisent tout de suite…
Le temps passé n’est pas le temps actuel !
Les oiseaux avaient entendu tout ce qu’elle ne dit.
S’ils songent à cela, ils doivent être dans la tristesse,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds Sont dans les chaînes ! (bis)

Nous allâmes à la casa de sa maman ;
— Une vieille qui-est bien honnête !
Aussitôt qu’elle me vit, elle dit :
« Ah ! je suis contente de celui-là, nettement ! »
Nous bümes du chocolat aux noix…
Est-ce que tout cela « est fini, petits oiseaux des bois ?
-— Plutôt oublier cela, c’est une trop grande peine,
Car depuis ce jour-là, mes deux picds sont dans les chaînes ! (bis)

Les meubles étaient prêts : beau lit-bateau,
Chaise de rotin, table ronde, dodine,
Deux matelas, un porte-manteau,
Des nappes, des serviettes, des rideaux de mousseline !
Il ne restait plus que quinze jours…
Petits oiseaux qui êtes dans les bois, écoutez-moi, écoutez !…..
Vous aussi vous allez comprendre si je suis dans le chagrin,
Si depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Voilà qu’un petit blanc arrive :
Petite barbe rouge, belle figure rose,
Montre au côté, beaux cheveu :
— Mon malheur, c’est lui qui en est la cause !
Il trouve Choucoune jolie ;
Il parle français, Choucoune l’aime…
Plutôt oublier cela, c’est une trop grande peine,
Choucoune me quitte, mes deux pieds sont dans les chaînes (bis).

Le plus triste de tout cela,
Ce qui va surprendre tout le monde,
C’est de voir que, malgré ce contre-temps-là.
J’aime toujours Choucoune !
— Elle va faire un petit quarteron !
Petits oiseaux regardez ! Son petit ventre est bien rond !….
Taisez-vous ! Fermez vos becs ! C’est une trop grande peine !
Les deux pieds de petit Pierre, ses deux pieds sont
dans les chaînes !

Choucoune qui se chante et se danse fait le nom Oswald Durand « plus fort que les airains » : ce « frisson nouveau, », dont il à « doté le ciel de l’art », le sauvera, chez nous tout au moins, du dédain des générations successives, si plusieurs de ses poèmes d’expression française lui méritent de prendre définitivement rang parmi les bons porte-lyre du xix° siècle.

LOUIS MOREAU.


  1. Cactus.
  2. Haïtienne très brune, à la peau fine et à la chevelure lisse. C’est la Mélabaraise de Baudelaire.
  3. Fruit juteux et violet des Antilles de la grosseur d’une pomine verte,