Essai sur les mœurs/Chapitre 155
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CHAPITRE CLV.
Tandis que l’Espagne jouissait de la conquête de la moitié de l’Amérique, que le Portugal dominait sur les côtes de l’Afrique et de l’Asie, que le commerce de l’Europe prenait une face si nouvelle, et que le grand changement dans la religion chrétienne changeait les intérêts de tant de rois, il faut vous représenter dans quel état était le reste de notre ancien univers.
Nous avons laissé[1], vers la fin du XIIIe siècle, la race de Gengis souveraine dans la Chine, dans l’Inde, dans la Perse, et les Tartares portant la destruction jusqu’en Pologne et en Hongrie. La branche de cette famille victorieuse qui régna dans la Chine s’appelle Yven. On ne reconnaît point dans ce nom celui d’Octaï-kan, ni celui de Coblaï, son frère, dont la race régna un siècle entier. Ces vainqueurs prirent avec un nom chinois les mœurs chinoises. Tous les usurpateurs veulent conserver par les lois ce qu’ils ont envahi par les armes. Sans cet intérêt si naturel de jouir paisiblement de ce qu’on a volé, il n’y aurait pas de société sur la terre. Les Tartares trouvèrent les lois des vaincus si belles, qu’ils s’y soumirent pour mieux s’affermir. Ils conservèrent surtout avec soin celle qui ordonne que personne ne soit ni gouverneur ni juge dans la province où il est né : loi admirable, et qui d’ailleurs convenait à des vainqueurs.
Cet ancien principe de morale et de politique, qui rend les pères si respectables aux enfants, et qui fait regarder l’empereur comme le père commun, accoutuma bientôt les Chinois à l’obéissance volontaire. La seconde génération oublia le sang que la première avait perdu. Il y eut neuf empereurs consécutifs de la même race tartare, sans que les annales chinoises fassent mention de la moindre tentative de chasser ces étrangers. Un des arrière-petits-fils de Gengis fut assassiné dans son palais ; mais il le fut par un Tartare, et son héritier naturel lui succéda sans aucun trouble.
Enfin ce qui avait perdu les califes, ce qui avait autrefois détrôné les rois de Perse et ceux d’Assyrie, renversa ces conquérants ; ils s’abandonnèrent à la mollesse. Le neuvième empereur du sang de Gengis, entouré de femmes et de prêtres lamas qui le gouvernaient tour à tour, excita le mépris, et réveilla le courage des peuples. Les bonzes, ennemis des lamas, furent les premiers auteurs de la révolution. Un aventurier qui avait été valet dans un couvent de bonzes, s’étant mis à la tête de quelques brigands, se fit déclarer chef de ceux que la cour appelait les révoltés. On voit vingt exemples pareils dans l’empire romain, et surtout dans celui des Grecs. La terre est un vaste théâtre où la même tragédie se joue sous des noms différents.
Cet aventurier chassa la race des Tartares en 1357, et commença la vingt et unième famille ou dynastie, nommée Ming, des empereurs chinois. Elle a régné deux cent soixante et seize ans ; mais enfin elle a succombé sous les descendants de ces mêmes Tartares qu’elle avait chassés. Il a toujours fallu qu’à la longue le peuple le plus instruit, le plus riche, le plus policé, ait cédé partout au peuple sauvage, pauvre et robuste. Il n’y a eu que l’artillerie perfectionnée qui ait pu enfin égaler les faibles aux forts, et contenir les barbares. Nous avons observé, au premier chapitre, que les Chinois ne faisaient point encore usage du canon, quoiqu’ils connussent la poudre depuis si longtemps.
Le restaurateur de l’empire chinois prit le nom de Taï-tsong, et rendit ce nom célèbre par les armes et par les lois (1635). Une de ses premières attentions fut de réprimer les bonzes, qu’il connaissait d’autant mieux qu’il les avait servis. Il défendit qu’aucun Chinois n’embrassât la profession de bonze avant quarante ans, et porta la même loi pour les bonzesses. C’est ce que le czar Pierre le Grand a fait de nos jours en Russie. Mais cet amour invincible de sa profession, et cet esprit qui anime tous les grands corps, ont fait triompher bientôt les bonzes chinois et les moines russes d’une loi sage ; il a toujours été plus aisé dans tous les pays d’abolir des coutumes invétérées que de les restreindre. Nous avons déjà remarqué[2] que le pape Léon Ier avait porté cette même loi, que le fanatisme a toujours bravée.
Il paraît que Taï-tsong, ce second fondateur de la Chine, regardait la propagation comme le premier des devoirs : car, en diminuant le nombre des bonzes, dont la plupart n’étaient pas mariés, il eut soin d’exclure de tous les emplois les eunuques, qui auparavant gouvernaient le palais et amollissaient la nation.
Quoique la race de Gengis eût été chassée de la Chine, ces anciens vainqueurs étaient toujours très-redoutables. Un empereur chinois, nommé Yng-tsong, fut fait prisonnier par eux, et amené captif dans le fond de la Tartarie, en 1444. L’empire chinois paya pour lui une rançon immense. Ce prince reprit sa liberté, mais non pas sa couronne ; et il attendit paisiblement, pour remonter sur le trône, la mort de son frère, qui régnait pendant sa captivité.
L’intérieur de l’empire fut tranquille. L’histoire rapporte qu’il ne fut troublé que par un bonze qui voulut faire soulever les peuples, et qui eut la tête tranchée.
La religion de l’empereur et des lettrés ne changea point. On défendit seulement de rendre à Confutzée les mêmes honneurs qu’on rendait à la mémoire des rois ; défense honteuse, puisque nul roi n’avait rendu tant de services à la patrie que Confutzée ; mais défense qui prouve que Confutzée ne fut jamais adoré, et qu’il n’entre point d’idolâtrie dans ces cérémonies dont les Chinois honorent leurs aïeux et les mânes des grands hommes. Rien ne confond mieux les méprisables disputes que nous avons eues en Europe sur les rites chinois.
Une étrange opinion régnait alors à la Chine : on était persuadé qu’il y avait un secret pour rendre les hommes immortels. Des charlatans qui ressemblaient à nos alchimistes se vantaient de pouvoir composer une liqueur qu’ils appelaient le breuvage de l’immortalité. Ce fut le sujet de mille fables dont l’Asie fut inondée, et qu’on a prises pour de l’histoire. On prétend que plus d’un empereur chinois dépensa des sommes immenses pour cette recette : c’est comme si les Asiatiques croyaient que nos rois de l’Europe ont recherché sérieusement la fontaine de Jouvence, aussi connue dans nos anciens romans gaulois que la coupe d’immortalité dans les romans asiatiques.
Sous la dynastie Yven, c’est-à-dire sous la postérité de Gengis, et sous celle des restaurateurs, nommée Ming, les arts qui appartiennent à l’esprit et à l’imagination furent plus cultivés que jamais : ce n’était ni notre sorte d’esprit ni notre sorte d’imagination ; cependant on retrouve dans leurs petits romans le même fond qui plaît à toutes les nations. Ce sont des malheurs imprévus, des avantages inespérés, des reconnaissances : on y trouve peu de ce fabuleux incroyable, tel que les métamorphoses inventées par les Grecs et embellies par Ovide, tel que les contes arabes et les fables du Boïardo et de l’Arioste. L’invention, dans les fables chinoises, s’éloigne rarement de la vraisemblance, et tend toujours à la morale.
La passion du théâtre devint universelle à la Chine depuis le XIVe siècle jusqu’à nos jours. Ils ne pouvaient avoir reçu cet art d’aucun peuple ; ils ignoraient que la Grèce eût existé, et ni les mahométans, ni les Tartares, n’avaient pu leur communiquer les ouvrages grecs : ils inventèrent l’art ; mais par la tragédie chinoise qu’on a traduite, on voit qu’ils ne l’ont pas perfectionné. Cette tragédie, intitulée l’Orphelin de Tchao, est du XIVe siècle ; on nous la donne comme la meilleure qu’ils aient eue encore[3]. Il est vrai qu’alors les ouvrages dramatiques étaient plus grossiers en Europe : à peine même cet art nous était-il connu. Notre caractère est de nous perfectionner, et celui des Chinois est, jusqu’à présent, de rester où ils sont parvenus. Peut-être cette tragédie est-elle dans le goût des premiers essais d’Eschyle. Les Chinois, toujours supérieurs dans la morale, ont fait peu de progrès dans toutes les autres sciences : c’est sans doute que la nature, qui leur a donné un esprit droit et sage, leur a refusé la force de l’esprit.
Ils écrivent en général comme ils peignent, sans connaître les secrets de l’art : leurs tableaux jusqu’à présent sont destitués d’ordonnance, de perspective, de clair-obscur ; leurs écrits se ressentent de la même faiblesse ; mais il paraît qu’il règne dans leurs productions une médiocrité sage, une vérité simple qui ne tient rien du style ampoulé des autres Orientaux. Vous ne voyez dans ce que vous avez lu de leurs traités de morale aucune de ces paraboles étranges, de ces comparaisons gigantesques et forcées : ils parlent rarement en énigmes ; c’est encore ce qui en fait dans l’Asie un peuple à part. Vous lisiez, il n’y a pas longtemps, des réflexions d’un sage chinois sur la manière dont on peut se procurer la petite portion de bonheur dont la nature de l’homme est susceptible : ces réflexions sont précisément les mêmes que nous retrouvons dans la plupart de nos livres.
La théorie de la médecine n’est encore chez eux qu’ignorance et erreur : cependant les médecins chinois ont une pratique assez heureuse. La nature n’a pas permis que la vie des hommes dépendît de la physique. Les Grecs savaient saigner à propos, sans savoir que le sang circulât. L’expérience des remèdes et le bon sens ont établi la médecine pratique dans toute la terre : elle est partout un art conjectural qui aide quelquefois la nature, et quelquefois la détruit.
En général, l’esprit d’ordre, de modération, le goût des sciences, la culture de tous les arts utiles à la vie, un nombre prodigieux d’inventions qui rendaient ces arts plus faciles, composaient la sagesse chinoise. Cette sagesse avait poli les conquérants tartares, et les avait incorporés à la nation : c’est un avantage que les Grecs n’ont pu avoir sur les Turcs. Enfin les Chinois avaient chassé leurs maîtres, et les Grecs n’ont pas imaginé de secouer le joug de leurs vainqueurs.
Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; elle est en tout pays uniquement occupée du travail des mains[4] : l’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne. Certainement cet esprit de la nation chinoise est le plus ancien monument de la raison qui soit sur la terre.
Ce gouvernement, quelque beau qu’il fût, était nécessairement infecté de grands abus attachés à la condition humaine, et surtout à un vaste empire. Le plus grand de ces abus, qui n’a été corrigé que dans ces derniers temps, était la coutume des pauvres d’exposer leurs enfants, dans l’espérance qu’ils seraient recueillis par les riches : il périssait ainsi beaucoup de sujets ; l’extrême population empêchait le gouvernement de prévenir ces pertes. On regardait les hommes comme les fruits des arbres, dont on laisse périr sans regret une partie quand il en reste suffisamment pour la nourriture. Les conquérants tartares auraient pu fournir la subsistance à ces enfants abandonnés, et en faire des colonies qui auraient peuplé les déserts de la Tartarie, Ils n’y songèrent pas ; et dans notre Occident, où nous avions un besoin plus pressant de réparer l’espèce humaine, nous n’avions pas encore remédié au même mal, quoiqu’il nous fût plus préjudiciable. Londres n’a d’hôpitaux pour les enfants trouvés que depuis quelques années. Il faut bien des siècles pour que la société humaine se perfectionne.
- ↑ Chapitre lx.
- ↑ Chapitre cxxxix.
- ↑ Voltaire parle plus longuement de l’Orphelin de Tchao dans la dédicace de son Orphelin de la Chine, tome IV du Théâtre, page 295.
- ↑ C’est une suite naturelle de l’inégalité que les mauvaises lois mettent entre les fortunes, et de cette quantité d’hommes que le culte religieux, une jurisprudence compliquée, un système fiscal absurde et tyrannique, l’agiotage, et la manie des grandes armées, obligent le peuple d’entretenir aux dépens de son travail. Il n’y a de populace ni à Genève, ni dans la principauté de Neuchâtel. Il y en a beaucoup moins en Hollande et en Angleterre qu’en France, moins dans les pays protestants que dans les pays catholiques. Dans tout pays qui aura de bonnes lois, le peuple même aura le temps de s’instruire, et d’acquérir le petit nombre d’idées dont il a besoin pour se conduire par la raison. (K.)