L’Épidémie
L’ÉPIDÉMIE
le 29 avril 1898
PERSONNAGES
LE MAIRE | MM. | Antoine. |
LE MEMBRE DE L’OPPOSITION | Gémier. | |
LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ | Arquillère. | |
LE DOCTEUR TRICEPS | Pons-Arlès. | |
LE TRÈS VIEUX CONSEILLER | Desfontaines. | |
PREMIER CONSEILLER | Marsay. | |
DEUXIÈME CONSEILLER | Carpentier. | |
TROISIÈME CONSEILLER | Verse. | |
UN CONSEILLER | Dufresne. | |
L’HUISSIER | Séruzier. |
L’ÉPIDÉMIE
Scène première
Au lever du rideau, le maire cause près de la cheminée avec quelques conseillers. Groupes de conseillers ici et là. Deux sont assis devant la table et écrivent des lettres. Le secrétaire range des paperasses, la plume aux dents.
Je crois, messieurs, que nous pouvons ouvrir la séance.
Onze heures moins le quart !… Et je déjeune à onze heures et demie. Et nous étions convoqués pour neuf heures !… C’est dégoûtant.
Le lendemain d’un réveillon, il fallait s’attendre à quelques inexactitudes… Ce n’est pas de ma faute !…
Nous ne sommes pas au complet.
Nous sommes en nombre pour délibérer.
Eh bien ! Délibérons…
Ah ! Voici le docteur Triceps !
Scène II
Mille pardons, mon cher maire ! Mille pardons, Messieurs !… J’ai été retenu par une opération délicate… Depuis ce matin, je suis en train de recueillir la sensibilité de ma cuisinière qui s’était extériorisée dans un moule à gaufres… Comprenez-vous ?…
Vraiment ?
Ma foi, oui !… Ça n’était pas une petite affaire.
Ce que c’est que de nous !… (S’adressant aux conseillers.) Si vous voulez, Messieurs, nous allons ouvrir la séance.
Je vous en prie… Et encore pardon, n’est-ce pas ?
(Le maire se dirige vers la table. Les conseillers gagnent leurs places, où ils s’installent avec bruit.)
Messieurs, la séance est ouverte !… (Feuilletant des lettres et des papiers.) J’ai là quelques lettres d’excuses de nos collègues absents… Elles n’ont d’ailleurs aucun intérêt… Dois-je vous en donner connaissance ?…
Inutile… Inutile.
Des rhumes… des bronchites… des lumbagos… des dames qui accouchent !… (Avec esprit.) Au moins on ne pourra pas dire que les conseillers municipaux favorisent la dépopulation française… (Quelques rires… Il passe les lettres au secrétaire.) Elles figureront au procès-verbal !…
C’est bien de l’honneur !…
Le règlement, Messieurs !… (Plus grave.) Je dois une mention particulière à notre honorable collègue, M. Isidore-Théophraste Barbaroux… qui fut arrêté hier soir !
Encore !… C’est la troisième fois.
… et dont l’absence, aujourd’hui, est, sinon légitime… du moins justifiée par cette formalité judiciaire… Remarquez, Messieurs, que je n’incrimine pas… je constate !
Quel est le soi-disant motif de cette arrestation ?
Toujours le même… Si mes renseignements sont exacts — et j’ai tout lieu de les croire exacts — ce motif serait purement commercial… Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle !… Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident — purement commercial, je le répète. — Il faut attendre les décisions de la justice… D’ailleurs, le crime d’un individu… (Rumeurs) — si crime il y a dans l’espèce — ne saurait engager la collectivité….
Très bien ! très bien !
Sans entrer dans le fond même du débat, laissez-moi vous déclarer ceci… Ma conviction est que ce que l’on poursuit en notre collègue Barbaroux, ce ne sont pas ses viandes corrompues, mais bien ses opinions avancées… Comprenez-vous ? (Approbations et rires.) Mais, certainement.
C’est peut-être aller un peu loin, mon cher docteur !
Nullement… En ma qualité de médecin et de savant, je sais ce que je dis… et vous m’accorderez que ces questions me sont familières… Eh bien ! je dis que tout cela est singulièrement arbitraire et antiscientifique au premier chef… D’abord les viandes pourries…
En avez-vous mangé ?
Parfaitement !… J’en ai mangé bien d’autres !… Et vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal !
Bravo !
Il faudrait pourtant s’entendre une bonne fois !… Non seulement je ne crois pas à la nocuité de la pourriture : je lui crois au contraire des propriétés stomachiques de premier ordre… oui… oui… comprenez-vous ? D’ailleurs, pourquoi la pourriture est-elle reconnue louable chez la bécasse et criminelle chez le bœuf ?… C’est idiot !… Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi !
Évidemment !…
En présence d’une aussi étrange anomalie, j’ai donc le droit d’affirmer que le procès intenté à notre honorable collègue Barbaroux n’est pas autre chose qu’un procès de tendance !… Et je ne parle pas des entraves qu’il apporte à la liberté du commerce… Diable ! Du reste, je reviendrai sur cette question, en temps et lieu, avec tous les développements juridiques, économiques, thérapeutiques et biologiques qu’elle comporte… Mais je demande que cette observation préliminaire soit consignée au procès-verbal.
Le Conseil n’y voit pas d’inconvénient… eu égard surtout à la personnalité si considérable de notre éminent collègue, le docteur Triceps, dont les moindres opinions sont, pour tout le monde ici, un enseignement et une lumière. (Au secrétaire.) Consignez !
Je remercie M. le Maire de ses nobles paroles. Elles me vengent de bien des injustices professionnelles ! (Les voisins du docteur lui serrent la main. Quelques bravos. Moment d’émotion.) Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses clients civils et, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes inférieures et corrompues, ce n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup aussi intolérants, et… à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance… (Assentiment général.)
Dois-je aussi consigner cette dernière observation ?
Ma foi !… (Il consulte le maire.) Qu’en pensez-vous ?
Hum !…
Nous verrons cela tout à l’heure. (Au secrétaire.) Je vous donnerai la rédaction du tout, à la fin de la séance…
Très bien !… J’aime mieux ça !…
L’incident est clos. (Se levant et prenant une attitude oratoire.) Et maintenant, Messieurs, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper de cette grave… de cette importante et urgente question, pour laquelle je vous ai convoqués en séance extraordinaire et secrète. (Mouvement d’attention parmi les conseillers. Un qui s’était endormi se réveille.)
De quoi s’agit-il ?
Silence ! Silence !
Messieurs, j’ai une nouvelle… une nouvelle délicate et… fâcheuse à vous apprendre… (Redoublement d’attention.) Mais rassurez-vous, Messieurs… Quand je dis fâcheuse, c’est pour conformer mon langage…
Votre éloquence !
… pour conformer mon… langage au langage usuel que des sentimentalités trop ombrageuses…
Très bien ! Très bien !
… que de trop systématiques oppositions… des rivalités même… et, si j’ose dire, de véritables empiètements de pouvoir… des abus d’autorité, en un mot…
Parlez clairement, on ne vous comprend pas !
Veuillez ne pas interrompre… (Il cherche en vain à renouer le fil brisé de son discours.) Messieurs, dans ce que j’ai à vous apprendre, il n’y a rien de grave, rien qui puisse vous effrayer. La nouvelle en soi n’est pas extraordinaire… Ce n’est pas, à proprement parler, une nouvelle… une de ces nouvelles qui… Bref, Messieurs, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, un ennui périodique…
Très bien ! Très bien !
… une crise annuelle… un retour offensif…
À la question ! Pas d’allusions politiques ici. Nous ne sommes pas ici pour faire de la politique !
Il ne s’agit pas de politique !
Il ne s’agit pas de politique !
De quoi s’agit-il, alors ? Pourquoi toutes ces précautions ?… Pourquoi ce mystère ?
Je ne sais pas de quoi il s’agit… Mais…
Si vous ne savez pas de quoi il s’agit, taisez-vous !
Je me tairai si je veux !… Vous n’avez pas de leçons à me donner !…
Messieurs !… Messieurs !… Je vous en prie !
Nous ne sommes pas dans votre cabaret ici… (Prenant à témoin les portraits des Présidents de la République.) avec tous les souteneurs et toutes les filles de la ville !
Messieurs ! Messieurs !…
Eh bien !… venez-y donc, dans mon cabaret… comme vous dites. Osez donc y venir ! (Prenant à témoin ses collègues.) Cabaret !… le meilleur café de la ville !… le plus beau café de la ville !… un café Louis XVI !… Venez-y !
Oui, j’irai !… J’irai pour le faire fermer ! (Ils se lèvent, se menacent du poing.) Je ne puis comprendre qu’on tolère des établissements pareils ! C’est une honte !… une immoralité… un attentat à la pudeur !… (Ils continuent de s’invectiver d’un bout de la table à l’autre.)
Messieurs ! Messieurs !
Et vous qui vendez des farines avariées !… des petits morceaux de terre pour du café !… et des feuilles d’épinard sous le nom de thé russe !…
Moi !…
Oui ! vous !… Et vos petits beurres qui datent de la Déclaration des Droits de l’Homme !
Assez !… Assez !
Cabaret !… Un établissement de premier ordre, où j’ai installé un cinématographe !…
Messieurs !… Messieurs ! De grâce !…
Assez ! Assez ! À la porte !… (On les apaise à grand’peine.)
Messieurs ! Messieurs !… Je vous en supplie !… Je fais appel à votre patriotisme… aux sentiments d’union, de concorde… à votre dévoûment municipal !… (D’une voix forte.) Non, Messieurs, il ne s’agit pas de politique… Il s’agit de la ville, des intérêts de la ville… du salut de la ville… de la ville que vous aimez… que vous représentez… que vous administrez !… Messieurs !… (Grave et d’une voix sourde.) Une épidémie de fièvre typhoïde vient de fondre sur la ville !… (Les conseillers pâlissent, se regardent. Effroi et silence.)
Une épidémie sur la ville !…
Sur la ville !…
Vous voyez bien, Messieurs, qu’il ne s’agit pas de politique !
Sur la ville !… Une épidémie sur la ville !
Quand je dis : sur la ville, ce n’est pas tout à fait exact… Dieu merci ! l’épidémie n’est pas sur la ville… elle est…
Au fait !… Elle est où ? Elle est sur quoi ?… Est-elle sur la ville ou non ?… Précisez !… Pas d’équivoque !… Dites la vérité ! Nous ne sommes pas des enfants. (Énergique.) Nous sommes des hommes, que diable !… Nous l’avons prouvé dans des circonstances plus graves… Quand la patrie était en danger, nous n’avons pas hésité à entrer dans la garde nationale… Elle est sur quoi, cette épidémie ?… sur quoi ?… Allons !… Parlez !…
Sur quoi ?… Sur quoi ?
Vous ne me laissez pas parler… Elle est sur la ville et, pourtant, elle n’y est pas absolument… Elle y est, sans y être… (Rumeurs.) Je m’explique… (Rumeurs.)
Mais écoutez donc !
L’épidémie est sur l’arsenal et, principalement, sur la caserne de l’artillerie de marine.
Très bien ! Très bien !
Il fallait le dire tout de suite et nous épargner d’inutiles angoisses !… Certes nous ne craignons pas les épidémies… Nous leur avons toujours opposé un viril dédain… toujours nous les avons traitées par le mépris !… Mais nous avons de la famille… Nous avons des amis… que diable ! Et l’arsenal n’est pas la ville… la caserne n’est pas la ville… Et puis, il y a tous les ans des épidémies sur la caserne… Nous n’y pouvons rien… Cela ne nous regarde pas.
Mais non… Mais non !
Du calme, messieurs… Ne nous emportons pas… Procédons avec méthode… (Au maire.) Combien de décès ?
Hier, douze soldats sont morts… ce matin, seize.
Ah !… Combien de malades ?
À l’heure actuelle, on compte cent trente-cinq malades.
Ah !… (Il prend des notes.) C’est normal !…
Pas d’officiers ?
Non !… pas d’officiers, heureusement !… Le mal s’arrête aux adjudants… Il ne s’attaque qu’aux simples soldats et aux sous-officiers, comme toujours !
C’est normal !
Je remercie M. le Maire de ses explications loyales et rassurantes…
Enfin, je ne vois pas du tout — mais pas du tout — pourquoi l’on nous a convoqués !… Cette épidémie n’est pas de notre compétence… j’allais dire… de notre juridiction… Elle n’offre aucun caractère municipal !…
Une administration sage doit être, en même temps, prévoyante… L’épidémie peut s’étendre de l’arsenal à la ville, du militaire au bourgeois…
Allons donc !…
Nous n’avons pas à prévoir des choses qui ne sont pas encore arrivées… Je connais la marche et, si je puis dire, l’esprit de ces sortes d’épidémies… C’est un esprit hiérarchique… Si, contrairement aux avis de la science, une pareille éventualité se produisait… si des symptômes alarmants, et que nous n’avons pas le droit de préjuger, se manifestaient… eh bien, nous aurions toujours le temps de prendre les mesures nécessaires… Dans l’état actuel, nous ne devons pas intervenir… (Très ferme.) À l’autorité maritime d’aviser, si elle le juge utile !…
Justement, Messieurs… et c’est là où je voulais en venir… (Confidentiel.) Le préfet maritime est fort en colère !… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que cela ne pouvait pas durer… Il prétend que les casernes sont d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs.)… que l’eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables… (Rumeurs.) Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes… (Protestations.)… que nous amenions de l’eau de source dans les casernes… (Tollé général.) Il exige encore…
Il exige !… Il exige !… mais c’est de l’insolence !…
De la folie !
Du gaspillage !
Nous n’avons pas d’argent pour de telles fantaisies… La commune est obérée… Il nous faut reconstruire le théâtre.
Décorer l’hôtel de ville… (Il montre la salle.) Car enfin est-ce un hôtel de ville ?… À quoi ressemblons-nous dans cette baraque ?
Il est inouï, le préfet !… Il est inouï !
Si les soldats n’ont pas d’eau… qu’ils boivent de la bière !
Si les casernes sont malsaines… eh bien, qu’ils campent !…
Mais oui ! C’est cela !
Sans doute ! vous avez raison… En principe vous avez raison… Mais vous connaissez le caractère autoritaire, violent, tout d’une pièce, de notre préfet maritime… Il m’a fait entendre qu’il déplacerait les régiments… qu’il les enverrait dans une autre ville… Plus de commerce, Messieurs… plus de musique, le dimanche !… Ce serait une véritable catastrophe pour notre chère population… « Je ne peux pourtant pas laisser crever mes soldats comme des mouches », m’a-t-il dit…
Allons donc ! Il veut nous faire peur… Est-ce qu’on déplace un arsenal français comme un cirque américain ?… Est-ce qu’on transporte un port de guerre comme des chevaux de bois ?…
Et puis, c’est malheureux, soit !… Plaignons-les, je le veux bien… mais les soldats sont faits pour mourir !…
C’est leur métier de mourir !…
Leur devoir de mourir !…
Leur honneur de mourir !
Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerres, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme !… S’il n’y avait pas d’épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd’hui le mépris de la mort… et le sacrifice de leur personne à la patrie ?…
S’il n’y a plus de guerres, il y a toujours des conseils de guerre !…
Où donc cultiveraient-ils cette vertu si française : le courage ?… Ce qu’on nous demande, c’est de consacrer une lâcheté !
De déconsidérer l’armée !
De diminuer l’honneur national… de tuer le patriotisme !… Eh bien, non ! (Assentiment général.)
Je m’associe aux idées si généreusement exprimées par mes honorables collègues… J’irai plus loin… Aujourd’hui la science est aux microbes, à l’eau de source, aux logements salubres… à l’an-ti-sep-tie !… (Avec mépris.)… à l’hygiène !… (Il hausse les épaules.) C’est là une simple hypothèse, Messieurs… une hypothèse… de littérateur, d’intellectuel, qu’aucune expérience décisive et loyale n’est venue confirmer… Demain d’autres théories, inverses à celle-là, se succéderont, aussi peu probantes… aussi peu démontrées par les faits… Eh bien, les communes doivent-elles subordonner leur activité progressiste et leurs ressources budgétaires aux fantaisies inconsistantes et ruineuses des savants ?… Doivent-elles se plier aux caprices d’une science qui ne sait ce qu’elle veut et qui se dément, elle-même, tous les huit jours ?… Je ne le pense pas ! (Applaudissements.) Et pourtant, moi aussi, je suis un savant ! (Applaudissements.)
Très bien !… Très bien !…
Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses… Ils ignoraient les bacilles, les bouillons de culture, les sérums, les inoculations, les vaccinations, les microbiographies et les commissions d’hygiène !… Ils ne savaient pas ce que c’est que les congrès médicaux, ce que c’est que M. Brouardel !… Ils se contentaient des maisons et de l’eau qu’ils avaient !… Ils ne prenaient même pas de bains !… même pas de bains !… comprenez-vous ?… Or l’histoire ne nous dit pas qu’ils se soient plus mal portés pour cela !… Au contraire !
C’est vrai !… C’est vrai !…
On nous objecte toujours : « Et l’Angleterre ? »… Messieurs, nous ne sommes pas en Angleterre !… L’Angleterre… est l’Angleterre… et la France est la France !… À chaque peuple son génie !… (Enthousiasme général.) Restons Français !…
Vive la France !
Laissons donc cette épidémie suivre son cours naturel… son évolution nécessaire. Il ne faut jamais violenter la nature… Croyez-moi, elle sait ce qu’elle fait !… (Le docteur Triceps se rassied parmi les félicitations de tous.)
Permettez-moi d’ajouter une observation qui va, peut-être, éclairer ce débat d’une plus vive lumière !… Malgré ses allures cassantes, le préfet maritime n’est pas un mauvais homme, et je crois que l’on peut s’entendre avec lui !… J’ai le sentiment qu’il ne se préoccupe pas de l’épidémie, en tant qu’épidémie, du moins !… Non !… Seulement il redoute l’opinion… il craint la presse… il a peur d’une interpellation à la Chambre !… Vous savez avec quelle violence la marine est attaquée en ce moment !… Rien qu’à la pensée que M. Lockroy puisse revenir ici tripatouiller son arsenal, il s’affole !… Mettez-vous à sa place.
Eh bien ?…
Eh bien… si j’ai compris le fond de son idée, pourvu que nous votions les dépenses nécessaires aux travaux susmentionnés, le préfet se tiendrait pour satisfait… Ce qu’il demande, c’est une formalité… Sa prétention n’irait pas jusqu’à exiger l’exécution de ce vote… Il veut se mettre en règle, vis-à-vis de l’opinion, de la presse, du Parlement et de M. Lockroy… N’est-ce point, en somme, un désir légitime ?… une prudence louable ?…
Et dangereuse… pour nous !… Qui nous garantit la pureté de ses intentions ?…
Moi ! Moi, dis-je !
Ce n’est pas assez !… Avez-vous un engagement écrit ?…
Non !
Vous a-t-il donné sa parole d’honneur ?
Non !… Mais j’ai quelque chose de plus !… quelque chose de mieux !… Le souci de sa tranquillité.
Il faut se méfier !…
Et pourquoi ?… Et de quoi ?… Je vous assure que, l’épidémie passée, il ne sera plus question de rien. Et nous recommencerons, l’année prochaine… Nous recommencerons tous les ans.
Il faut se méfier !… Il faut se méfier !…
Autrement, songez aux luttes quotidiennes, aux hostilités sourdes, terribles, qui vont mettre la zizanie dans la ville, sans compter qu’elles seront préjudiciables à nos intérêts électoraux !… Sans compter aussi que toutes les femmes… que toutes nos femmes sont avec les officiers de marine !… (Rumeurs.)
Parlez pour la vôtre !… (Un rire.)
Je méprise ces insinuations vulgaires !… Où en étais-je ? Ah oui !… Avec les officiers de marine… (Reprenant la discussion). Réfléchissez, Messieurs… Ne vous heurtez pas à des partis pris, respectables sans doute, mais impolitiques !… Dans les conditions que j’ai dites, je crois que nous pouvons voter les crédits… que nous pouvons même nous montrer généreux… puisqu’il ne nous en coûtera rien !
Je proteste !… Ce serait établir un précédent déplorable !
Toutes les casernes de France sont infectées !
Toutes les eaux imbuvables !
La fièvre typhoïde est une institution nationale… Ne touchons pas aux vieilles institutions françaises !
Non, Messieurs, ne touchons pas à ce qui fait la force de notre belle armée… à ce qui est son honneur : l’intrépidité devant la mort !… Ne donnons pas à l’étranger le spectacle douloureux d’une armée française battant en retraite devant quelques problématiques microbes… d’une armée, Messieurs… synonyme d’Austerlitz et de Marengo (Applaudissements.)… non, d’antiseptie et d’hygiène !… (Tempête de bravos… S’exaltant.) Allez dire à votre maître… (Il achève sa phrase dans un geste.)
Après les admirables paroles que vous venez d’entendre… et l’accueil enthousiaste que vous leur avez fait, je crois qu’il est inutile de mettre aux voix la proposition concernant les crédits.
Oui ! oui !
Je m’incline, Messieurs !
Pas de vote !
Pas de crédits !
Pas d’équivoque !… Une situation nette !
Il y a encore de grands cœurs français ! (Tous les conseillers se lèvent… gesticulent… Tumulte de joie… À ce moment paraît, dans la salle, un huissier… Il est porteur d’un pli cacheté que, très pâle, il remet au maire.)
Scène III
Qu’est-ce ? (Prenant le pli.) Qu’est-ce que ce pli !
Je ne sais pas.
Qui l’a apporté ?
Un homme en deuil !
Un homme en deuil !… Ah !… (Il examine le pli.) Un homme de la ville ?
Je ne sais pas !
Vous ne le connaissez point !
Non !
Ah !… Et il est reparti sans rien dire ?
Sans rien dire !
C’est surprenant !… Je ne sais pas pourquoi… je pressens un malheur !… Messieurs, il y a un malheur dans cette lettre !
Ouvrez-la ! ouvrez-la !
Je n’ose l’ouvrir ! (Les conseillers se sont tus… Ils ont tous leurs regards tendus vers le maire.) Allons ! (Enfin il ouvre le pli… devient livide, pousse un cri). Ah ! mon Dieu !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Ah ! mon Dieu ! (Brouhaha de terreur.)
Silence ! Silence ! (Au maire.) Qu’est-ce qu’il y a ?
Messieurs ! (Il ne peut continuer.)
Êtes-vous malade ?…
Pourquoi êtes-vous si pâle ?
Messieurs !
Pourquoi tremblez-vous ?
Messieurs… Une nouvelle incroyable… affreuse… foudroyante !
Parlez ! parlez donc !
Messieurs ! (Il laisse retomber la lettre sur la table.) Un bourgeois est mort !
Qu’est-ce que vous dites !
Un bourgeois est mort… emporté par l’épidémie !
Ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !
Ne touchez pas à cette lettre !… Brûlez cette lettre !… Elle n’est peut-être pas désinfectée… (Il se précipite… s’empare vivement de la lettre et la lance dans la cheminée. Puis, tirant de sa poche un vaporisateur, à grands pas il fait le tour de la pièce.) Désinfectons, Messieurs, désinfectons ! (Et tandis qu’une épouvante plane au-dessus des conseillers, subitement immobiles et convulsés, le maire, d’une voix qui pleure et qui tremble, poursuit dans le silence mortuaire de la salle.)
Nous ignorons son nom… qu’importe ? Nous connaissons son âme ! Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux !… Son ventre faisait envie aux pauvres… Chaque jour, à heure fixe, il se promenait, souriant, sur le cours, et sa face réjouie… son triple menton… ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… Il semblait qu’il ne dût jamais mourir, et pourtant il est mort !… Un bourgeois est mort !…
Un bourgeois est mort !
Un bourgeois est mort !
Un bourgeois est mort !… (Silence… Tous les conseillers se regardent effarés.)
Il ne m’appartient pas, Messieurs, de juger la vie du bourgeois admirable et fraternel que nous pleurons tous… D’autres, plus autorisés que moi, lui rendront ce mérité et suprême hommage… Messieurs… si le bourgeois, dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la ville que, grâce à votre confiance, j’ai l’honneur d’administrer… par des libéralités matérielles… des actes directs de bienfaisance… ou par l’éclat d’une intelligence supérieure et l’utilité d’une coopération quelconque au développement de notre vie municipale… qu’il me soit permis néanmoins — et je crois être l’interprète des sentiments unanimes de notre chère population — qu’il me soit permis, dis-je, de rendre à la mémoire du bourgeois inconnu… et si cher… la justice qui lui est due… (Quelques conseillers émus essuient leurs yeux.)
Parlez !… Parlez !…
Oui, Messieurs… Joseph — (Avec une fierté attendrie.) appelons-le Joseph, comme son grand, comme son immortel aïeul — Joseph, donc, en qui je veux considérer plus qu’un homme… un principe social… nous aura donné, toujours, l’exemple, le haut et vivifiant exemple d’une vertu — ah ! bien française, celle-là — d’une vertu précieuse entre toutes, d’une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres… l’Économie !… Joseph aura été, parmi nous, le constant, le vivant symbole de l’Épargne… de cette petite épargne que nulle déception n’atteint, que nul malheur ne lasse… et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, ne continue pas moins d’entasser, pour les déprédations futures et au prix des plus inconcevables sacrifices, un argent… dont elle ne jouira jamais et qui jamais n’a servi, ne sert et ne servira qu’à édifier la fortune et assouvir les passions… des autres !… Abnégation merveilleuse, Messieurs !… Tire-lire idéale !… Ô bas de laine !…
Quel malheur !… Quel malheur !… (Sanglots.)
Dans une époque troublée, comme la nôtre, ce sera l’honneur de Joseph d’être demeuré fidèle, perfas et nefas, comme dit le poète, à des traditions nationales et gogotiques où notre optimisme se réconforte, si j’ose m’exprimer ainsi ; car, ainsi que l’écrivit un grand philosophe dont je ne sais plus le nom, l’Épargne est la mère de toutes les vertus et la sauvegarde de tous les gouvernements dignes de ce nom !… Et, maintenant, Joseph, adieu !
Je me le figure ainsi… avec quelle émotion !… Courtaud et rondelet, Joseph avait, entre des jambes grêles, un petit ventre, bien tendu sous le gilet… Sur le plastron de la chemise, son menton s’étageait, congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune… et ses yeux, au milieu des paupières boursouflées, jetaient l’éclat triste, livide et respectable de deux petites pièces de dix sous… Il était beau !… Nul ne représenta plus exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’impersonnel, d’improductif et d’inerte… quelque chose de mort qui marche, parle, gesticule, digère et pense selon des mécanismes soigneusement huilés par les lois… quelque chose, enfin, de fon-da-men-tal… qu’on appelle : un petit rentier.
Quel malheur !… Quel malheur !…
Et je le vois, sortant de sa maison, chaque jour, à midi… descendant, par le trottoir de gauche, la rue de Paris, allant jusqu’au vingt-cinquième arbre sur le boulevard du Nord, puis rentrant chez lui par le trottoir de droite, ayant fait le même nombre de pas que la veille et n’ayant dépensé de mouvements musculaires et cérébraux que ce que pouvait lui en permettre le petit compteur intérieur, réglé et remonté, chaque matin, qui lui tenait lieu d’âme !…
Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir… Même au moment de sa jeunesse… même au moment de sa richesse… il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois… une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli !… Oui, Messieurs, si, dans ses promenades quotidiennes, il n’alla jamais plus loin que le vingt-cinquième arbre du boulevard du Nord, jamais, non plus, dans toutes les directions de la connaissance et de la fantaisie humaines, il ne dépassa ce vingt-cinquième arbre terminus et symbolique !… Il ne voulut accepter ni un honneur, ni une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations… des charges… des affections peut-être !… qui l’eussent distrait de son œuvre… Comme l’a dit M. le Maire avec cette éloquence communicative dont je suis heureux de le remercier ici, Joseph économisa… Joseph épargna ! Rien ne l’arrêta… ni les vols domestiques, ni les catastrophes financières, ni les conversions de la rente… Et — ô sublime enseignement ! plus il épargnait, plus il se ruinait… et plus il se ruinait, plus il épargnait encore !… Admirons-le, Messieurs !…
Quel malheur !… Quel malheur !…
Admirons-le, car il avait en toutes choses des idées saines et justes… Il ne donna jamais rien… on lui prit tout, tout !… Les Lots turcs… les Honduras… les Panamas… les Mines d’or… que sais-je ?… firent successivement le vide dans sa caisse et dispersèrent les valeurs de son portefeuille aux quatre vents des krachs financiers… Mais confiant et tenace, sans se plaindre, il recommençait sur ses propres ruines l’édifice patient et glorieux de l’Épargne !… Ce fut un héros, Messieurs… Ce fut le héros !… Gambetta a dit que les temps héroïques étaient passés !… Eh bien, il ne savait pas ce que c’est qu’un petit rentier !…
Oui, un héros !… un héros modeste, silencieux et solitaire !… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour… son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta — ou mieux — il ignora les poésies et les littératures… car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût… en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui !…
Quel malheur !… Quel malheur !…
En conséquence, Messieurs, j’ai l’honneur de déposer sur le bureau du Conseil les deux propositions suivantes… Primo… Les obsèques de Joseph seront célébrées solennellement et en grande pompe, aux frais de la ville… Secundo… Une statue lui sera élevée sur l’une de nos principales places…
Oui !… Oui !…
Je propose, en outre, que l’on donne à une rue de notre belle cité son nom… quand nous le connaîtrons !…
Et qu’importe le nom… pourvu qu’on ait la plaque !…
Maintenant, Messieurs, il ne faut pas nous laisser abattre par cette mort imprévue et irrégulière !… anti-scientifique même… comprenez-vous ?… Nous devons lutter !
Oui ! Oui !
Sursum corda !
Oui ! Oui !
Aux circonstances douloureuses, opposons les résolutions viriles !
Oui ! Oui !
Aux périls qui nous menacent… l’énergie qui en triomphe !
Oui ! Oui !
Moi, je pars demain.
Moi, je file ce soir.
Êtes-vous prêts à tous les sacrifices ?
À tous !
À tous.
Oui ! Oui ! À tous !
Il nous faut de l’argent !
Nous en trouverons.
Nous en inventerons ! Nous en forgerons !
Les emprunts !
Les octrois !
Les expropriations !
Oui ! Oui ! Oui !
Il faudra démolir les vieux quartiers de la ville, ces foyers d’infection !
Nous les démolirons…
Et les reconstruire !…
Nous les reconstruirons !
Oui ! Oui ! Oui !
Percer de vastes boulevards.
Planter des jardins publics.
Oui !… Oui !
Des avenues !…
Oui ! Oui !… des avenues !… des avenues !…
Aérer les cours… immuniser les égouts…
Multiplier les squares…
Introduire des essences fébrifuges…
Désagglomérer les collèges, les couvents… les maisons de prostitution… les casernes…
C’est cela !… C’est cela !…
Il faudra faire jaillir de partout des sources d’eau pure… des sources larges et profondes comme la mer.
Elle jailliront…
Si elles ne jaillissent pas… nous irons les capter au cœur vierge des montagnes.
Oui !… Oui !…
De la Suisse !…
Des Carpathes.
Du Caucase !…
Oui !… Oui !…
Il faudra des étuves puissantes… des appareils stérilisateurs toujours en marche…
Des filtres monumentaux !…
Des entrepôts d’acide phénique… des laboratoires de chimie an-ti-sep-tique !…
Oui !… Oui !…
Nous établirons des conseils d’hygiène — d’hy-giè-ne — en permanence !
Bravo !…
Des commissions de salubrité… des syndicats de prophylaxie !
Des congrès médicaux…
Des instituts Pastoriens !…
Des lazarets autour de la ville !
C’est cela !… Oui !… Oui !…
Votons… Guerre aux microbes !… Guerre à la mort !… Vive la science !…
Vengeons Joseph !…
Votons !… Votons !
Oui, Messieurs, nous allons voter… Nous allons voter des choses inouïes… des mesures exceptionnelles… révolutionnaires même… des sommes formidables… Mais auparavant je propose au Conseil de flétrir par un ordre du jour Isidore-Théophraste Barbaroux dont les agissements criminels et les viandes contaminées ont peut-être aidé au développement de cette épidémie… à la virulence de cette contagion…
Barbaroux est un misérable… un empoisonneur… un assassin !
Un socialiste !
À bas Barbaroux !… Mort à Barbaroux !
Et maintenant, votons, mes amis…
Je demande dix millions !
Que voulez-vous faire avec dix millions ?… Non, vingt millions !
Cinquante millions !
Eh bien, soixante-quinze millions !
Non… Cent millions !… (Hourrah formidable.)
Arrêtons-nous à ce chiffre de cent millions… Et si ces cent millions ne suffisent pas… nous en voterons d’autres…
Oui ! Oui ! Cent millions…
Mais où trouverons-nous tous ces millions ?
Nous les trouverons, Monsieur, dans notre patriotisme !
Bravo !… Bravo !…
Dans notre héroïsme !
Dans notre volonté !… dans notre foi !
Oui !… Oui !…
Au scrutin, mes amis… Au scrutin !
Au scrutin !…