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Le Salon de 1849

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Le
Salon de 1849.


Fidèle reflet d’un siècle de doute et d’indifférence, l’art moderne est essentiellement éclectique. Une érudition générale, un goût tempéré qui agrée et apprécie tous les styles, une habileté courante de main qui les reproduit quelquefois heureusement, tel est le caractère que présentent, à notre époque, les arts plastiques, et en particulier la peinture. Il n’y a plus d’écoles, car qui dit école dit esprit d’exclusion systématique, et notre esthétique tolérante admet, au contraire, les expressions les plus diverses de la pensée. Depuis la défaite de l’école de David, la dernière qui ait eu ses traditions, son culte, ses réprobations, un travail s’est opéré presque identique à celui que tentèrent au IIIe siècle, dans le domaine de la science et de la philosophie, les Grecs d’Alexandrie. Comme eux, à bout de formules, nous nous sommes retournés vers le passé, nous avons évoqué successivement tous les systèmes et entrepris de les faire revivre d’abord, plus de les concilier et de nous les assimiler. Florentins, Vénitiens, Flamands, Espagnols, Français du XVIIe et du XVIIIe siècle, tous nos devanciers ont été interrogés ; à tous on a demandé leur secret, à tous on a pris quelque chose, et de ces débris on s’est efforcé de construire un édifice nouveau. Voilà tantôt vingt ans que beaucoup d’étude, de talent, de génie même, se dépensent à cette entreprise. Il est-il sorti une forme originale ? Après tant de retours sur les routes battues, a-t-on découvert une voie nouvelle ?

Non. Ce travail de compilation n’a encore engendré que la confusion des langues. Consultez chaque exposition. Comme au Panthéon de Rome, il n’est dieu étranger qui n’y ait sa place ; toutes les doctrines anciennes et modernes s’y coudoient dans un pêle-mêle assez discordant. Chaque innovation qu’on y signale n’est, le plus souvent, qu’une exhumation, une fantaisie rétrospective de plus. L’un remonte jusqu’aux Étrusques, l’autre s’arrête à Watteau, et, ce qui n’est pas moins remarquable, ce sont les transformations inattendues que subit souvent à des intervalles rapprochés la manière de chaque artiste, aujourd’hui sectateur austère de la ligne, demain séduit par la magie vénitienne, — tant le doute et l’hésitation sont en toutes choses, tant la défaillance est universelle !

Dans cet état confus de l’art qui correspond à des incertitudes plus générales, un seul trait distinctif se révèle : c’est la part de plus en plus large faite dans les compositions à la nature extérieure, la tendance à subalterniser la figure humaine, à la supprimer souvent tout à fait : signe de décadence. Aux premiers jours de la peinture, la personne divine était exclusivement représentée. Le Christ et sa mère siégent d’abord seuls sur la coupole d’or de la basilique byzantine. Ce n’est point encore le simulacre qu’on admire, c’est le dogme qu’on vénère. Les premiers admis sont des anges en adoration aux pieds du divin symbole ; puis, les apôtres et les chœurs des saints viennent se ranger symétriquement des deux côtés du sanctuaire, et déjà, dans ce rapprochement entre la terre et le ciel, la divinité dépose ses formes colossales et revêt des proportions plus accessibles. Ce n’est que plus tard que l’on s’enhardit à reproduire une action détachée dont la Bible ou la vie des saints fournissent le thème invariable, et lorsqu’enfin les faits et les personnages humains ont pris place, agissent et se meuvent vu dehors de la légende sacrée et suivant les conditions de la vie terrestre, la première période de l’art est close. Après le cantique l’épopée ; l’ère héroïque succède à l’ère sacrée. Le but spécial étant alors la glorification de l’homme, de ses actes, de ses passions, la splendeur de la forme atteint son apogée. C’est le triomphe de la peinture dite historique comme aussi du portrait. On commence bien à s’occuper des accessoires et des entourages, jusque-là dédaignés, mais on ne les accepte encore que comme encadrement, tout en les traitant d’une manière supérieure. Tels sont les fonds de paysage, les fabriques, les détails d’ornementation que nous admirons dans Raphaël. L’école des Carraches et les Vénitiens offrent les premiers exemples du paysages et des sujets de nature morte représentés isolément, et à la fière allure que ce genre nouveau reçoit de Titien et du Dominiquin, on reconnaît le passe-temps de maîtres habitués à d’autres jeux. C’est la Flandre qui a créé le paysage moderne, le tableau d’intérieur, les représentations d’animaux, de fleurs et de fruits. Ce sont les Flamands qui remplaçant désormais l’interprétation par l’imitation de la nature, ont ouvert la troisième période de l’art, la période naturaliste, celle que nous subissons aujourd’hui en dépit de toutes les tentatives de restauration grecque et romaine, de réhabilitation du moyen-âge ou des écoles postérieures. Vainement, comme je le disais en commençant, l’admiration des types antiques inspire-t-elle à nos artistes le désir pieux de les reproduire, ou tout au moins de les adapter au présent : cet éclectisme ne fait que des érudits, des érudits utiles, si l’on veut, et dont les travaux ne sont point sans influence ; mais là n’est pas la vie, là n’est pas l’avenir. Tandis que nous reconstruisons des souvenirs et que nous nourrissons des regrets, le courant du siècle nous emporte. Dieu sait où, mais bien loin de ces régions idéales vers lesquelles nous avions cru pouvoir remonter.

Ainsi, en écartant de trop nombreux emprunts, si nous recherchons ce qui nous appartient véritablement en propre, que trouvons-nous ? Le paysage, les peintures d’animaux et le tableau de genre : triste bilan, quand on se reporte aux richesses d’autrefois. La grande peinture, les tableaux religieux, les compositions historiques dans l’acception traditionnelle du mot, ne se composent que d’imitations plus ou moins habiles. L’originalité ou plutôt le germe d’originalité de l’époque actuelle, c’est un sentiment des harmonies du monde physique que l’antiquité ne semble pas avoir connu, que l’âge chrétien n’admit qu’accessoirement et qui reste le seul goût, la dernière aspiration d’une génération vieillie. Ce sentiment encore instinctif revêt, chez la masse, une expression grossière, et n’est qu’une sorte de protestation brutale contre les anciennes traditions. Ce sont les réalistes purs. Chez quelques-uns, et c’est un bien petit nombre, il est accompagné d’une recherche de l’idéal, d’un certain parfum de poésie intime, senteur avant-courrière peut-être d’un printemps nouveau. Si ces deux élémens, naturalisme et rêverie, parviennent à se combiner dans une juste mesure si le premier ne se développe pas de façon à absorber le second et à nous conduire, de dégradations en dégradations, jusqu’aux dernières extravagances du matérialisme hollandais, l’art moderne aura rencontré une formule durable et féconde.

Le salon de 1849 exprime assez exactement la phase présente d’incertitude et de transition. À ce point de vue, il offre un intérêt tout spécial. Imitation et fantaisie réaliste, ces deux tendances, qui partout prévalent sur les anciennes distinctions d’écoles, nous indiquent le seul ordre logique à suivre dans ce dépouillement des derniers travaux de la peinture contemporaine.

I. – PEINTURE RELIGIEUSE ET HISTORIQUE.

Dans la série des imitations, les sujets religieux forment, comme toujours, le contingent principal. Pastiches sans goût, reproductions insipides de lieux communs italiens éternellement rebattus, ces sortes de machines se construisent, comme les vers latins se font au Collège, avec des hémistiches pillés à droite et à gauche dans le Gradus ad Parnassum. On copie en détail, on larronne maladroitement. Ce Christ a été pris en Italie, cette Vierge en Allemagne ; le saint Jean est manifestement de fabrique espagnole. Faites-nous donc plutôt une bonne copie de Rubens ou de Daniel de Volterre, tout le monde y gagnerait. Mais M. Coutel veut avoir son Calvaire, M. Colas son Elévation du Christ, M. Lecomte sa Visitation, etc. ; en outre, chacun a la prétention d’y mettre du sien. Que dire, hélas ! de ces variantes ? M. Coutel introduit une scène de pugilat au pied de la croix entre deux soldats jouant aux dés, dont l’un, par parenthèse, est affublé d’un certain justaucorps orange de la nuance la plus ébouriffante. La belle invention, que ces coups de poing et que ce justaucorps ! Le coloris général est à l’avenant. C’est aussi, pour innover sans doute que M. Janmot rassemble autour du Sauveur, dans le jardin des Oliviers, Néron, Voltaire, les apôtres, Calvin, Marat, des Polonais (on en met partout), Henri VIII. Savonarole et une foule d’autres personnages fort surpris de s’y rencontrer. Pure caricature !

On pourrait faire remarquer à MM. Timbal et Casey, qui ont traité le même sujet, que, sans s’astreindre servilement à la rubrique et au texte sacré, il est bon néanmoins de suivre dans ces sortes de compositions certaines données générales, faute desquelles on s’expose à n’être pas compris. Dans un Christ aux Oliviers, par exemple, le bosquet d’oliviers est un accessoire nécessaire. Ces messieurs ont cru pouvoir se passer de ce poétique détail, je ne sais trop pourquoi, et le spectateur hésitant ne devinerait jamais le sujet de la scène sans le secours du livret.

Dans la Visitation de M. Lecomte, il n’y a guère qu’un fond de paysage assez agréable. M. Colas est celui qui a su le mieux rhabiller son thème. Sa composition est convenable, son dessin régulier, et le ton général de son tableau d’un gris qui ne choque pas la vue, comme la couleur tapageuse de M. Coutel ; mais rien de plus vulgaire que ses airs de tête. Quant à M. Galimard le Byzantin, qui ne compte pas moins de dix-huit tableaux, cartons ou dessins au salon, on ne sait jamais s’il fait, de la peinture à l’huile ou des vitraux. M. Galimard devrait bien enfin prendre un parti. Au point de vue archéologique, son Jésus-Christ en manteau de pourpre, couronné du nimbe d’or, a certainement sa valeur. Il est d’un noble style, et fait penser aux terrifiantes mosaïques de la voûte du baptistère à Florence. Le même sentiment a inspiré sa Vierge aux Douleurs, mais c’est dessiné, comme on dit, avec un clou. Au reste, il y a dans tout ce que fait M. Galimard un parti pris d’archaïsme qui rend avec lui toute discussion impossible. À quoi bon s’évertuer à prouver qu’une pièce d’étoffe n’est point une feuille de tôle, et que les cassures d’une draperie ne présentent pas dans la nature l’anguleux aspect d’une figure trigonométrique, comme dans une certaine Junon jalouse que Dieu vous préserve de rencontrer ? M. Galimard sait cela, et, s’il tient à son système, tous les raisonnemens du monde ne le ramèneront pas. Essayez donc aussi de dire à M. Balze que les draperies, les flots, la barque de son Christ calmant la tempête, sont uniformément taillés dans un même bloc de granit ! Il répondra qu’il procède de Raphaël, comme M. Galimard procède des Étrusques. Il n’est si mince cadet aujourd’hui qui ne se réclame de quelque haut parentage.

À qui sommes-nous redevables de cette glorification de saint Quentin entreprise par M. Ronot ? M. Ronot paraît voué au culte de saint Quentin. Il le montre d’abord prêchant l’Évangile à un auditoire de druides et de guerriers barbus dont les sourcils froncés n’indiquent pas des esprits bien dociles à la grace. À quelques pas de là, nous retrouvons le saint prêt à être décapité. L’approche du trépas peut certainement blêmir le visage du plus intrépide et du plus résigné ; mais il est impossible qu’elle produise une teinte verdâtre pareille à celle dont M. Ronot a enduit tout le corps de son personnage. Ce corps-là est un cadavre, un cadavre déjà ancien, qui a séjourné dans la rivière. Quand on voit des tableaux comme ceux de M. Ronot, de M. Coutel, de M. Colas, on se demande où ces artistes ont étudié la figure humaine. Parce qu’on fait des Juifs ou des Gaulois, ce n’est pas une raison pour leur donner des airs aussi effroyables.

Je ne citerais pas les Disciples d’Emmaüs de M. Janet-Lange, Jésus chez Marthe et Marie de M. Croneau, et surtout deux pendans de M. Riesener, la Naissance de Jésus-Christ et la Naissance de la Vierge, si ces tableaux n’étaient inscrits sur le livret comme commandés par le ministère de l’intérieur. Le ministère de l’intérieur n’est pas toujours heureux dans ses commandes. Quel beau service il aura rendu à l’art en encourageant la création d’œuvres pareilles, et combien seront heureuses les paroisses que la munificence gouvernementale dotera de ces pieux monumens ! C’est, disons-le en passant et d’une manière générale, une grave et délicate question que celle des secours et encouragemens à donner à l’art. Sans apporter le zèle farouche d’un prédicant d’économie et sans marchander quelques milliers de francs sous prétexte qu’ils seraient mieux employés à acheter des rails, il serait temps de réduire à leur juste valeur des prétentions souvent exorbitantes, et de se placer, pour les apprécier, au point de vue de l’intérêt général, aussi bien que des vrais devoirs du gouvernement. Or, venir en aide à des incapacités constatées, alors qu’il conviendrait de leur dire : Soyez plutôt maçons, — c’est plus qu’un gaspillage des deniers publics c’est une inhumanité. L’état se montrerait prévoyant et charitable, s’il affectait la moitié du budget des arts à détourner d’un labeur inutile maint débutant que ses faveurs mal placées ont confirmé dans la fausse voie où il s’est engagé. La même somme dont on lui paie une méchante toile l’eût aidé à devenir un bon ouvrier, tandis qu’elle le conduit souvent à l’hôpital, et quelquefois aux barricades.

Le tryptique en six compartimens de M. Maison, représentant l’Histoire de l’ame, est encore un de ces essais stériles dans le goût de l’école moderne allemande, dont il faudrait désormais laisser la monotone reproduction à nos émules d’outre-Rhin. La mode est un peu passée de ces paradoxes néo-catholiques ; on a fini par reconnaître que la raideur des attitudes, la maigreur des lignes, l’absence de composition, ne suffisaient pas pour constituer un style, et que nous sommes décidément devenus trop habiles pour ressaisir le sentiment sublime et naïf qui illumine dans les giottesques les pauvretés de la forme. Nous avons irrémédiablement touché à l’arbre de la science. L’expérience et le savoir éclectique ne nous rendront jamais la poésie de nos jeunes années. M. Owerbeck, avec toute la candeur mystique de son ame allemande et la ferveur de sa foi catholique, n’y a pas réussi. En France, M. Flandrin seul a montré dans quelle mesure l’art moderne pouvait, sans s’annuler, faire des emprunts au moyen-âge. Evitant le parti pris et l’idolâtrie exclusive de tel ou tel maître, il n’a conservé de son commerce avec eux que ce qu’il fallait pour ennoblir et poétiser son style, et pourtant on sent encore trop d’habileté sous le calme et la simplicité antiques de ses deux grandes compositions de Saint-Germain-des-Prés. Ce n’en est pas moins une gloire pour M. Flandrin que d’avoir su établir des rapprochemens entre ses fresques et celles d’incomparable chapelle du Carmine.

Revenons à M. Maison. Son grand tableau de la Messe pontificale à Rome le jour de Pâques laisse voir dans quelques parties un ressouvenir plus intelligent des anciens. Quelques profils de prélats agenouillés à droite et à gauche de l’autel, et tenant un cierge à la main, ressemblent à ces figures de donataires que les artistes du moyen-âge ne manquaient jamais de placer dans leurs compositions, comme on le voit particulièrement à Florence, à Santa-Trinità, dans la chapelle des Sassati, peinte par Ghirlandajo. M. Maison, dans cette grande composition, représente Pie IX officiant sous le fameux baldaquin à colonnes torses de Bernin. Il a choisi le moment où le pape élève l’hostie et la présente à la foule prosternée. À droite et à gauche, les cardinaux, les prélats, tous les dignitaires ecclésiastiques, sont échelonnés sur les gradins dans l’ordre prescrit par le cérémonial. Aussi exact que Van der Meulen ou M. Horace Vernet, M. Maison daguerréotype toute la cour pontificale. Pas un ne manque des diacres, sous-diacres, camerieri segreti et clercs apostoliques. On y voit le patriarche grec et l’auditeur de rote, les gardes-nobles et les suisses en costume de valet de carreau, comme du temps de François Ier. Chacun y a son portrait plus ou moins ressemblant ; celui du pape, par exemple, ne l’est guère. Jusqu’à présent, aucun artiste, si ce n’est le sculpteur Bartolini de Florence, n’a su rendre la physionomie pleine de finesse et de douceur de Pie IX. Le cardinal Fieschi et quelques-uns de ses collègues sont mieux réussis. Je n’accuserai pas M. Maison de s’être montré minutieux ; il est clair qu’il était enfermé dans un programme : je trouve seulement qu’il n’a pas su tirer de ce programme tout le parti qu’il en pouvait tirer. L’ordre symétrique des personnages, loin de nuire au tableau, pouvait lui donner une tournure magistrale, comme dans les grandioses compositions des Florentins. Dans ce luxe de robes de pourpre, de vêtemens sacerdotaux brodés d’or, avec ces fauves ciselures de l’autel noyées dans la vapeur chaude de l’encens et scintillantes au reflet de mille cierges, que d’opulentes couleurs à pétrir, que de magiques effets à chercher ! M. Maison n’a donc jamais regardé d’étoffes vénitiennes ? il ne s’est donc jamais arrêté devant ces belles robes de gala dont Véronèse habille ses fastueux personnages ? Mais M. Ingres, M. Ingres lui-même ne tint pas à ce spectacle, lorsqu’il fit sa Chapelle Sixtine, si pleine de verve et de coloris. M. Maison paraît être un esprit calme et se possédant toujours dans les momens les plus difficiles. Son caractère tempéré et son cerveau correct le préserveront certainement dans sa vie d’artiste de tout écart. C’est pourquoi il a fait un tableau sans défaut saillant, assez bien ordonné et groupé, mais froid, étriqué et d’une molle couleur blonde, faute d’un grain de furia nécessaire pour échauffer tout ce paisible bon sens.

La plupart de ces tableaux religieux n’ont guère de religieux que le nom. Il n’est que trop vrai, l’inspiration fait défaut à la donnée classique, et cet ordre de composition révèle une déplorable infériorité. J’excepterai cependant un tableau de M. Jobbé-Duval représentant l’Evanouissement de la Vierge, où l’on remarque un beau choix de lignes, un arrangement magistral et un dessin dont la sévérité contraste avec le laisser aller général. Cela sent assez son fra Bartolomeo ; mais n’y aurait-il pas un moyen de remplir ces superbes contours d’une couleur un peu plus vivante ?

L’histoire profane n’a pas beaucoup plus de succès que l’histoire religieuse. La chronique révolutionnaire de 1848 a fourni de nombreux sujets à ces tableaux que l’enluminure propage derrière les vitres des boutiques ; mais rien de noble, rien de poétiquement senti. À chaque pas, on rencontre des barricades, avec les portraits de ceux qui les font et de ceux qui les enlèvent. La mort de l’archevêque de Paris a plusieurs éditions ; les gardes nationaux, les gardes mobiles, les transportés foisonnent. On s’ameute devant ce curé patriote montant la garde en houppelande, la cocarde en tête, le bréviaire à la main. C’est un succès à rendre M. Biardjaloux. Devant la fête de la fraternité, la distribution des drapeaux et toutes les autres journées dont le souvenir est consacré sur la toile, chaque honnête bourgeois s’arrête, reconnaît l’emplacement de sa légion, et dit à sa famille qui se presse : « J’étais là, telle chose m’advint. » Une mesquine vulgarité est la condition de cette vogue. À soixante ans en arrière, M. Brémond est allé choisir une scène analogue, la Mort de Bailly. Le maire de Paris est traîné au supplice par une tourbe forcenée, au milieu de laquelle il élève une tête sereine. Beaucoup de gestes et peu de mouvement ; tout est compassé dans ce tumulte de rue. Aux drames il faut joindre les allégories. M. Herbstoffer nous bâtit la plus monstrueuse de toutes les républiques, sauvage, crépue, fumeuse, montée sur un tas de pavés, et écrasant de son pied d’hippopotame un malheureux réactionnaire de paon. Prudhon, quand il fait un république n’a pas besoin de lui donner sept pieds de haut pour qu’on reconnaisse en elle le symbole de la force et de la puissance. M. Gosse au moins n’est pas rébarbatif ; son allégorie de l’Esclavage affranchi se présente sous l’image bigarrée de deux petites femmes, l’une noire, l’autre rose, qui se sourient et se donnent une poignée de mains sous l’aile de la république. Fond de ciel lumineux et serein, profusion de fleurs et de fruits, tout annonce les félicités qui doivent suivre l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Mais il est un morceau plus précieux encore en fait d’allégories : assis dans une caverne à côté d’un lion d’aspect maladif, et qui doit être de la famille de ceux que peint M. Chassériau, un homme nu tire du fond d’un vase un fragment de bandelette blanche. L’histoire d’Androclès nous vient aussitôt à l’esprit ; erreur profonde : c’est le Suffrage universel Qui s’en serait douté ? Ce piquant logogriphe est dû à M. Nègre. Si M. Nègre eût voulu représenter un Androclès, sa peinture eût été supportable ; l’intention politique qu’il donne à son tableau en fait une bouffonnerie insigne.

C’est encore la mythologie qui se prête le mieux à l’allégorie. Ses poétiques personnifications sont plus propres à donner de la vie à un genre naturellement froid que toutes les synthèses philosophiques qu’on pourrait imaginer. De plus on comprend tout d’abord, et c’est un point important. Devant cette toile extravagante, où M. Jollivet a enlacé dans un inextricable agencement un monstre aux mille replis, cavalier monté sur un hippogriffe, une jeune fille nue et enchaînée, chacun reconnaît Andromède. Transportez cette même jeune fille sur un autel, sans plus de vêtemens, mettez-lui un flambeau à la main, rassemblez autour d’elle, au hasard, des quatre coins du monde, une douzaine de personnages aux types et aux costumes divers, quand bien même vous vous donnerez la peine de me dire leurs noms, Alcibiade, Confucius, Pascal, Cuvier, etc., en serai-je plus avancé ? Qui devinera le Triomphe de la Vérité ? C’est pourtant ce qu’a fait M. Mussini. M. Mussini a mieux réussi dans sa Musique sacrée, qui rappelle certaines figures de l’école du Pérugin.

Avec la Lady Macbeth, de M. Muller, on entre dans un ordre plus grave. Le choix du sujet, un grand appareil dramatique, une ressemblance marquée avec les compositions de M. Delaroche, font, au premier abord, que l’attention se recueille, et préparent le spectateur à un examen sérieux. Il était bruit par avance de ce tableau, qui promettait, disait-on, un grand peintre d’histoire de plus. M. M Muller connu jusqu’ici pour un coloriste effréné, et qui, à travers les plus déplorables écarts, ne laissait pas que de révéler une véritable puissance, M. Muller, reniant ses péchés de jeunesse, avait cette fois abordé le style et mis au service d’une pensée plus haute ses facultés, jusque-là gaspillées. L’événement a-t-il confirmé ces espérances et ces promesses ? En aucune façon, j’ai regret de le dire. M. Muller a échoué, et, ce qui est grave, pour des causes qui semblent devoir se reproduire fatalement dans toute tentative ultérieure du même genre que cet artiste pourra entreprendre. Avec le temps et l’étude, on apprend à composer, à dessiner, à tempérer une fougue trop juvénile ; mais ce qui ne se démontre ni ne s’acquiert, c’est le don de concevoir noblement un sujet, c’est la distinction native qui peut s’allier au faire le plus maladroit. Or c’est là ce qui a manqué complètement à M. Muller.

Le sujet est la fameuse scène de somnambulisme qui ouvre le cinquième acte de Macbeth et dans laquelle Sharkspeare produit avec très peu de moyens un prodigieux effet de terreur. Cette sobriété du texte sous laquelle meut une si grande puissance indiquait à M. Muller la marche qu’il avait à suivre, et sa composition était toute faite, s’il se fût laissé guider pas à pas par le poète. Il lui suffisait de lire et de traduire, mais M. Muller est apparemment de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir.


« Sur ma vie, dit la suivante, elle est profondément endormie. Observez-la bouger et restez immobile. (Tous deux restent sans bouger et l’observent)

LE MÉDECIN.

Que fait-elle donc là ? Voyez comme elle se frotte les mains.

LA SUIVANTE.

C’est une habitude qu’elle a d’imiter l’action d’une personne qui se lave les mains. Je le lui ai vu faire un quart d’heure de suite.

LE MÉDECIN.

Écoutez, elle parle. Je vais écrire ce qu’elle dira, afin de le graver dans ma mémoire.

LADY MACBETH.

Quoi ! toujours cette tache ! Va-t’en, tache maudite, va-t’en, te dis-je… etc.


Qu’y a-t-il dans cette magnifique scène, une des plus émouvante qu’ait inventées Shakspeare ? Un simple monologue coupé d’a parte. Le premier écolier venu se chargerait de le faire remarquer à M. Muller Depuis son entrée jusqu’à la fin, lady Macbeth endormie ne se doute pas de la présence des deux témoins placés là pour l’observer et recueillir ses paroles. Le médecin et la suivante ne sont que des spectateurs accessoires, tellement accessoires, que leur absence n’empêcherait pas l’action. Ils assistent seulement au drame et échangent a mi-voix de brèves réflexions, tandis que la reine laisse échapper ses remords dans le silence de la nuit. Ce qui engendre la terreur, c’est le silence, c’est le calme extérieur au milieu duquel s’accomplit l’involontaire révélation. Aussi le poète s’est-il gardé de rompre ce silence par des exclamations et des mouvemens inutiles, non-seulement chez les deux personnages secondaires, ce qui eût été contraire au bon sens, mais encore chez lady Macbeth elle-même qui, dans son hallucination, conserve, avec l’inflexible sang-froid de son caractère, ce calme égaré qui caractérise l’aliénation.

Qu’a fait M. Muller ? Sur le premier plan, il place son médecin gesticulant, une jambe tendue en avant comme un ténor qui chante sa cavatine ; à côté de lui, la suivante étend le bras d’un air théâtral vers lady Macbeth, qui, demi-nue, les cheveux épars, tord ses mains et enfonce sa tête dans ses épaules par un geste désespéré. On croirait à une scène de malédiction paternelle. Était-il possible de concevoir les choses plus à rebours, de se montrer plus complètement inintelligent ? M. Muller, évidemment, n’a étudié le drame qu’à l’Ambigu ou dans le quatrième acte de la Favorite, dont il nous étale ici toute la défroque haletante et fiévreuse. Si de la composition ainsi manquée on passe à chaque personnage en particulier, on en trouve le type, l’ajustement, le dessin aussi peu réfléchis. Cette lady Macbeth n’est qu’une grisette exaspérée. Ce n’est point ainsi qu’on se représente, d’après le poète, la terrible femme de Cawdor. La tête du médecin est mieux, quoique trop effarée. Comment toutes ces mains microscopiques sont-elles dessinées, bon Dieu ! Il était impossible de disposer plus maladroitement celles du médecin et de la suivante, qui forment sur le fond d’étoffes brunes trois taches blanches impardonnables à un coloriste En recherchant des qualités qu’il n’a pas rencontrées, M. Muller semble avoir perdu de celles qu’il possédait autrefois. Sa couleur est devenue d’une modération inquiétante. Le jour factice d’une lampe produit d’ordinaire des effets plus vigoureux et plus accusés, qu’on ne retrouve pas ici. La robe blanche de lady Macbeth admettait, ce me semble des reflets plus chatoyans, et les draperies du fond des demi-teintes plus chaudes. Pourtant c’est encore là que se rencontrent les parties louables du tableau. La suivante, coiffée d’un voile bleu et à demi éclairée, est d’un ton perlé d’une grande finesse, et il y a une délicieuse fraîcheur nocturne dans ce fond de ciel bleu et de remparts blanchis par la lune qu’on aperçoit à l’extrémité de la galerie.

En somme, il faut tenir compte à M. Muller de son intention, mais on n’en saurait rien pronostiquer. Son œuvre ne contient aucune promesse ; tout au plus semblerait-elle annoncer un successeur au peintre de Jane Grey, avec moins de goût pourtant et de savoir.

Quant au Mauvais riche de M. Biennoury, s’il annonce quelque chose, c’est un jeune pédant de plus. Cette race nous inonde. En voyant ce tableau, on reconnaît bien le grand prix des concours, le pensionnaire émérite de Rome, qui sait les ficelles du métier, et dont la tête n’a jamais dirigé la main. Ne lui demandez pas compte de ses intentions ni des motifs qui l’ont déterminé dans l’arrangement de ses personnages, ni pourquoi il a passé une teinte d’ocre uniforme sur les chairs, les étoffes, les tentures. Plus on considère ce tableau, moins on s’explique ce qu’on y découvre. Il est impossible de faire mal avec plus de prétentions. Je préfère de beaucoup M. Duveau : il est brutal, celui-là et peu académique ; mais au moins a-t-il une pensée qu’il exprime avec énergie. C’est quelque chose d’affreux que sa Peste dElliant. Cette charretée de cadavres, cette mère hurlante et échevelée, ce père qui a perdu la raison et qui suit en dansant, tout cela nous saisit comme un horrible cauchemar, et l’art n’a pas grand’ chose à revendiquer dans des effets de cette nature. Néanmoins ce mélodrame porte le cachet d’un esprit vigoureux et capable de créer un jour ou l’autre une œuvre grande et originale.

Pour se reposer de ce carnage, les amateurs de la peinture propre ont à quelques pas de là une Jeune chrétienne convertissant son fiancé, de M. Gendron, qui se distingue par une exécution luisante renouvelée de celle de Gérard. La jeune fille, tout en faisant épeler son fiancé dans les livres saints, appuie son menton sur sa tête brune, tandis que la main distraite du jeune homme va chercher la sienne. Ce groupe n’est point sans grace, bien qu’on y puisse trouver du maniérisme. Après tout, c’est quelque chose de rencontrer la jeunesse et la beauté, alors que tant de gens croient se donner un air capable en faisant laid. L’Ophélia de M. Guermann-Bohn est une blanche figure, doucement mélancolique, posée avec abandon. Le prince de Danemark, au contraire, montre une mine renfrognée, blafarde et peu avenante, et le tout en général manque de modelé.

Ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’après cette longue revue de médiocrités, on arrive au tableau de M. Gleyre. Au moins allons-nous enfin trouver à louer. La Danse des bacchantes de cet artiste, conçue et exécutée dans le goût de Poussin, est le seul tableau d’histoire digne de ce nom qui soit au salon, le seul où revivent les grandes qualités de composition, de méthode, de dessin, qui constituent les maîtres. Dans cette œuvre poétiquement conçue et savamment combinée, toutes les parties sont étudiées avec un soin religieux. M. Gleyre respecte trop son art pour rien livrer à l’aventure. Tout ce qu’il fait est voulu et cherché, et dans les moindres détails on sent l’effort d’in esprit difficile et souvent mécontent de lui-même. C’est le propre du vrai talent. M. Gleyre est frère d’André Chénier, dont il rappelle la laborieuse correction, le rhythme précieux et le pur sentiment antique. Il a ressuscité la Grèce sur la toile, comme le chantre de l’Oarystis l’a ressuscitée dans ses vers, et sa Danses des bachantes semble empruntée à un bas-relief de Phidias ou à une strophe de Pindare.

Sur un plateau agreste, au sommet du Ménale, les bacchantes dansent en rond et chantent Io Proean au son des tambours, des cymbales et de la flûte double. L’une d’elles, vaincue par le dieu, est déjà renversé à terre ; une autre s’affaisse et se détache de la chaîne, qui paraît arrivée au paroxisme de l’ivresse sacrée. Les chevelures et les tuniques se dénouent ; les thyrses s’agitent avec violence, les prunelles égarées s’illuminent ; à droite, sous un pin aux vastes branches, le groupe des trois femmes qui font résonner les instrument de musique prend part aussi peu à peu à l’emportement orgiaque, tandis que, par un heureux contraste, une prêtresse, immobile et silencieuse au pied de la statue de Bacchus, tient élevé le trépied où fume l’encens et marque le véritable caractère de la cérémonie. Ce caractère est essentiellement religieux ; de là l’ordre et la cadence qui président à ces impétueux ébats, de là ce calme dans le mouvement, qui est une des principales sources du beau. Sans doute, cette chorégraphie à la fois noble et échevelée, furibonde et rhythmique, ne répond pas précisément à l’idée commune que fait naître le mot de bacchanale. Peut-être objectera-t-on que les matrones trapues des kermesses de Teniers dansent la bourrée avec plus de vérité. C’est possible ; mais le rapprochement n’est pas acceptable. Nous retomberions dans l’éternel débat entre l’imitation de la nature et l’interprétation. N’est-ce pas comme si l’on faisait un à Virgile d’avoir mis la plus belle poésie du monde dans la bouche de pâtres illettrés et grossiers ?

M. Gleyre se préoccupe surtout de l’arrangement de ses personnages et du choix des lignes qui doivent composer l’harmonie de l’ensemble. Sur ce point, son tableau a une grande valeur. Le groupe principal qui occupe le milieu de la toile et les deux groupes secondaires placés à droite et à gauche sont agencés avec un art infini ; ils se relient très heureusement entre eux et varient la composition sans en rompre la savante unité. De belles et sévères lignes de rochers forment le fond et concourent à l’effet général. Que dire des détails ? Ils sont d’une rare perfection et d’un goût irréprochable. Voilà au moins du dessin. Vous le pourriez bien donner en cent à M. Muller avant qu’il arrivât à tracer un corps comme celui de cette brune jeune fille du premier plan, dont les pieds se détachent du sol, et qui renverse violemment en arrière sa tête et les flots de son abondante chevelure. M. Gleyre s’est attaqué aux plus grandes difficultés du nu, et il a modelé ses premières figures en pleine lumière avec une grande hardiesse. Le choix des draperies et exquis et pris à la meilleure époque de la sculpture grecque. L’artiste a monté de plus la gamme de sa couleur. On doit regretter pourtant qu’il ait abusé des tons roses pour rendre la carnation avinée de ses belles filles aux cheveux d’or, ce qui produit une teinte générale peu agréable à l’œil.

Voilà un beau tableau, une œuvre excellente, qui n’en produit pas moins une nouvelle preuve à l’appui de ce nous disions tout à l’heure de la tendance à l’imitation, qui est un des caractères principaux de la peinture contemporaine. Il est vrai que lorsqu’on sait joindre comme M. Gleyre l’amour de la nature au goût le plus raffiné de l’antique, on peut même en imitant, se montrer original ; mais la juste pondération des deux élémens est rarement observée par les imitateurs à la suite, et ceux qui, avec M. Gleyre, se sont embarques sur le fictive poétique où son pinceau effeuillait des roses à nos regards charmés, ceux-là ont bientôt dévié dans le pastiche et la manière. Ainsi, M. Picou prend le chemin d’aller rejoindre les Etrusques de M. Galimard. Mme Calamatta, elle, n’a pour cela aucun pas à faire. Le Matin et le Soir sont de vraies silhouettes. Enfin M. Labrador et M. Burthe marquent le nec plus ultrà dans l’art des découpures. Le Styx de M. Picou est cependant une bonne peinture et bien préférable à sa Naissance de Pindare, sujet plus compliqué, fouillé avec plus d’étude et plus de délicatesse, mais par cela même entaché d’afféterie. J’aime assez cette lourde carène labourant avec lenteur l’onde épaisse et plombée sous les voûtes écrasées des cavernes infernales. Qui charrie-t-elle ainsi à la rive des morts ? Alexandre, Socrate, Aspasie ? la gloire, la sagesse la beauté ? N’est-ce pas le sophiste qui se lamente dans ce coin, le débauché Phaon qui pleure et cache sa tête dans ses mains, tandis que le vieux Caron pousse sa rame d’un bras robuste et tourne le dos à leurs gémissemens ? Mais où donc est Ménippe, le railleur impitoyable ? Pourquoi l’avoir oublié ? Cette composition, inspirée de Lucien est d’une couleur fort convenable pour la circonstance ; le dessin en est vigoureux et plus large que dans les autres tableaux de M. Picou. C’est précisément parce qu’elle échappe au reproche général adressé tout à l’heure à M. Picou que je me plais à la citer.

Mais voici M. Hamon qui nous montrera à quelles extrémités peuvent conduire l’amour du superflu et la recherche de l’ingéniosité. À force de naïveté et de délicatesse, M. Hamon tombe dans la niaiserie pure. À quoi sert de savoir dessiner et peindre pour produire l’Egalité au sérail, Avant déjeuner et tant d’autres déplorables chinoiseries, où brillent, dans le dessin d’une perruche, d’une tête empapillotée ou d’une babouche, tout le fini et toute la grace mignarde des artistes du Céleste Empire ? M. Hamon aurait des succès à Péking. Son Affiche romaine présente dans de plus grandes dimensions le même flou, la même touche fondue et malheureusement aussi la même puérilité dans l’ordonnance et les poses. L’art, tel que le pratique M. Hamon, n’est plus que la dernière fantaisie d’un octogénaire, se remettant à jouer à la poupée.


II. – TABLEAUX DE GENRE, PAYSAGES.

Nous sommes sortis, presque sans y songer, de la peinture historique et, chose piquante, ce sont les excès d’une petite église de raffinés en fait d’idéalisme qui nous servent précisément de transition à des œuvres inspirées par un sentiment tout contraire. Dans la peinture de genre en effet, sauf quelques rares exceptions dont M. Hamon fait partie, c’est le réalisme, un réalisme un peu brutal, qui est pour l’heure en crédit. MM. les coloristes tiennent le haut du pavé ; on les recherche, on les festoie ; en haine des imitations et du convenu, la moindre débauche de palette obtient de plein saut un renom qui n’est point accordé à des œuvres laborieusement mûries. La publicité leur vient en aide avec empressent, exalte leurs succès, et, si quelque critique s’élève, les déclare incompris. D’où plusieurs graves inconvéniens. De jeunes artistes ignorés hier, et se voyant subitement en un tour de roue portés au faîte de la faveur publique, se sont crus passés maîtres et, comme tels, dispensés de plus amples efforts. D’autres, en qui résidait le germe d’une véritable originalité ; ébloui par l’attrait de ces réputations subites, ont abandonné leur voie et fait le sacrifice de leur individualité pour courir la mode et la popularité facile. L’engouement excité par M. Diaz, par exemple, a eu plus d’une conséquence fâcheuse, et cet artiste mérite en vérité qu’on le rende responsable d’une bonne partie des erreurs dans lesquelles tombent nos néo-coloristes. M. Diaz est le père d’une foule de bohèmes de la peinture qui, s’ils formaient une école, devraient être appelés l’école du hasard, sorte de chercheurs d’aventures qui essaient sur la toile des harmonies de tons, comme on essaie des accords sur un clavier, sans se préoccuper le moins du monde de la forme qui les encadrera. C’est une tête, ce pourrait être un arbre, et, de fait, si l’on s’en approche, on n’y voit aucune différence. Ce qui, chez M. Diaz, fait oublier l’absence de dessin et de bien d’autres qualités essentielles, cette délicieuse fraîcheur de touche, ce je ne sais quel moelleux dont il serait peut-être lui-même fort embarrassé de dire le secret, ses admirateurs n’ont pu se l’approprier, et ils sont restés avec ses défauts seulement. Sans doute, il y a dans la façon de rendre l’aspect des objets des sources de beauté inexploitées par nos devanciers, en général plutôt préoccupés de la forme, à l’art moderne pourra trouver encore des élémens de progrès ; mais c’est à la condition de ne pas outrer un système qui réduirait la peinture au niveau du métier d’un fabricant de châles. Ne voyons-nous pas chaque jour des tissus où l’instinct d’un sauvage des bords du Gange ou de l’Amazone a su assortir les plus heureuses combinaisons de couleurs, et qui font le désespoir de notre Europe civilisée ? Vivent les barbares pour avoir du goût ! s’écrient à ce propos d’ingénieux faiseurs de paradoxes, et volontiers ils iraient chercher leur idéal au fond d’une pagode. Remarquons toutefois que si les barbares savent colorier, ils ne dessinent guère. Cet exemple conclurait donc plutôt contre la prééminence d’une qualité qui ne relève que du sentiment.

Dans les tableaux de genre, les fantaisies turques et moresques tiennent toujours la première place. Depuis que Marilhat, MM. Decamps et Delacroix ont tiré un si heureux parti des sites et des types de l’Orient, la manie de l’orientalisme a tout envahi : avec un narghilé, quelques pipes en sautoir et son pan d’étoffe algérienne plus ou moins authentique, chacun s’est mis dans son coin à faire de l’Orient et de la couleur. Il est d’ailleurs si commode de chiffonner en deux coups de brosse un de ces costumes fantastiques dont l’ampleur absorbe toute espèce de forme appréciable. Aussi les sectateurs du fouillis et de la couleur absolue s’en donnent-ils à cœur joie, et le charme poétique dont plusieurs peintres distingués avaient su revêtir cette sorte de sujets ne suffira bientôt plus à les protéger contre la satiété générale.

C’est d’abord M. Delacroix, un des maîtres du genre, qui nous donne une seconde édition de ses Femmes d’Alger, dans des proportions moindre et avec divers changemens de détail qui ne modifient pas sensiblement l’ordonnance primitive. La composition a gagné à être resserrée, les personnages se groupent mieux. Le ton général est toujours très fin ; mais je ne comprends pas pourquoi M. Delacroix a amorti éclat et la transparence qu’on admire si justement dans son premier tableau. On ne retrouve plus en particulier la demi-teinte si douce qui baignait la tête de la femme placée au milieu. Ce tableau est curieux à considérer comme un visage ami dont on étudie les changemens après une longue absence. En définitive, on retourne ensuite plus volontiers au Luxembourg. L’Arabe et son cheval est une petite composition d’une bien charmante couleur. Le dessin de la bête, par exemple n’est guère acceptable, et l’on se rend difficilement compte des bizarres cabrioles auxquelles elle se livre et qui lui donnent l’air de danser un menuet. Il n’est pas probable que M. Delacroix attache une grande importance à sa Desdémone, petite toile où certainement on retrouve dans quelques détails le pinceau du naître. Un tableau ne se compose pas de deux ou trois touches heureuses, d’une agrafe de diamans qui scintille, d’un morceau d’étoffe verte brillant sous la lumière. Faudra-t-il qu’en faveur de certaines parties d’ajustement on nous condamne à admirer cette femme avinée qui semble suer l’ivresse sur le lit où M. Delacroix l’a couchée dans une si singulière posture ; et jusqu’à cet affreux coquin qui entre à pas de loup armé d’une lanterne sourde ? Je vous arrête ici, dira l’auteur. Fallait-il faire du More un Adonis ? Non, vraiment ; mais il y a laideur et laideur, et celle-ci est basse et vulgaire. Et quand bien même on passerait condamnation sur l’Othello, que dire de la Desdémone ? À son endroit l’autorité de Shakspeare fait défaut ; et, franchement la meilleure volonté du monde ne saurait reconnaître là la poétique fille de Brabantio.

Après M. Delacroix, M. Adolphe Leleux et M. Hédouin sont deux notabilités de la secte des Levantins. La Danse, des Djinns, de M. Adolphe Leleux, n’a qu’une assez mince valeur comme composition, surtout quand on songe à la Noce juive de M. Delacroix. Ce sont des Maures accroupis regardant tournoyer une almée ; nous avons vu cela partout. Au point de vue de la couleur, ce tableau mérite pourtant l’attention la lumière, projetée du plafond dans la salle, forme à droite et à gauche deux cascades d’un effet bizarre ; il en résulte, à une certaine distance, un défaut d’unité, et la toile semble divisée en trois compartimens. À part le papillotage qui est la suite inévitable de cette disposition, le peintre a montré une grande habileté. Le mur du fond est dans une demi-teinte exquise. — M. Hédouin, qui avait commencé par peindre à la truelle, comme M. Decamps, a adopté depuis une exécution douce et léchée. Ses Femmes mauresques sont vêtues d’étoffes chatoyantes fort agréables à l’œil. Je prise moins l’aspect savonneux de cette grande muraille blanche et rose semée de taches grises. Ces taches sont de folles ombres projetées par une treille ; mais on ne le voit pas tout d’abord, et il semble que ce soit une nuance inhérente à la pierre.

Tout cela, en somme, n’a pas grande originalité ; M. Leleux est un de ceux qui ont abdiqué leur inspiration personnelle pour suivre le torrent, et c’est grand dommage. Il y avait de lui au salon de 1846 ou 1847 un tableau qui promettait mieux. Vous vouvient-il de ces petits pâtres espagnols rassemblés au milieu d’une vaste lande comme une nichée d’aiglons sur une aire ? Le vent d’automne fouettait leurs têtes brunes et leurs pittoresques haillons. Groupe, attitude, couleur, tout était d’une vivacité, d’un entrain charmans. Avec un peu plus de dessin, cette vigoureuse peinture eut brillamment marqué la place de M. Leleux. Où retrouver maintenant l’Adolphe Leleux de cette époque ? et il y a de cela deux ans à peine ! Le Mot d’ordre a certainement des qualités solides, de la vie, du mouvement et de l’harmonie ; mais, pour Dieu ! que signifie le choix d’un pareil sujet ? quelles ressources offre à un coloriste le jour humide et terne de février à Paris, et comment poétiser ces accoutremens révolutionnaires, quelque bonne volonté qu’on y mette ? Le gamin de Paris est un type qui ne devrait tenter aucun artiste. Il est généralement laid, petit, malingre ; ses facultés intellectuelles ne sont développées qu’aux dépens du corps le plus chétif. De plus dans notre boue immonde, la pauvreté est repoussante, et les haillons sont affreux. Puisque M. Leleux aime les guenilles, je lui conseille de s’en tenir à celles d’Espagne et d’Orient ; là au moins un soleil splendide les empourpre et dore la misère.

Il serait long de faire la nomenclature de nos arabisans. C’est M. Frère, qui nous fait passer en revue les bazars, les cafés. Les caravansérails d’Alger ; c’est M. Wild avec sa Rue Bab-a-Zoun, M. Fouquet avec son Café égyptien, M. Salzmann, M. Loidon, etc. Grace à ces messieurs, nous finirons par connaître Smyrne, Alger et Constanine aussi bien que la rue Saint-Honoré. Leur maître à tous, un artiste d’un vrai talent, et dont je ne sache pas qu’il eût encore rien parti, c’est M. Fromentin. M. Fromentin a un faire qui tout d’abord vous persuade que l’Afrique est bien, doit être telle qu’il nous la représente. Les cinq tableaux qu’il a exposés peuvent être comptés parmi les meilleurs du salon, et, pour ma part, je ne sais rien en ce genre qui vaille mieux que la Smala de Si-Hamed-ben-Hadj. Une demi-douzaine de tentes rapiécés sur un terrain sablonneux et grisâtre, quelques femmes accroupies à l’entrée un âne mélancolique au piquet, deux ou trois silhouettes de chameaux tordant en l’air leur cou bizarre, un aloès épineux, une carcasse blanchie à demi enterrée dans le sable, un ciel splendide et monotone, voilà tout. Ce qui donne une valeur remarquable à un motif aussi simple, c’est la lumière étonnante qui l’éclaire. Ainsi que Marilhat nous l’avait appris, et comme on peut s’en faire une idée dans le midi de la France et en Italie, le soleil des pays chauds : si ce n’est au moment de son coucher, n’a pas ces reflets orange que lui prête l’imagination des poètes. Sa lumière est blanchâtre, étouffée, et semble terne au premier abord. C’est aux ombres seulement qu’on en peut juger la valeur. M. Fromentin a saisi et habilement rendu ce caractère. Il illumine ses ombres et par là rehausse la gamme de sa couleur d’une façon extraordinaire. Après avoir vu la smala de Si-Hamed-el-Hadj au repos, nous la retrouvons au de l’Oued-Biraz. Hommes, femmes, enfans, bétail, bêtes de somme, se pressent dans le ravin, formé par les bords escarpés du torrent ; toute la tribu avance pêle-mêle dans l’eau jusqu’à mi-jambe, avec un désordre, un entrain remplis de grace et de vérité. Les figurines de M. Fromentin ne sont nullement dessinées, mais le mouvement en est toujours très finement saisi et indiqué. Les Barraques du faubourg Bab-a-Zoun ne sont point inférieures à ces deux premiers tableaux, non plus que cette Rue de Constantine dont les toits resserrés projettent de grandes ombres sur le plâtre éblouissant des murailles et entretiennent un demi-jour mystérieux dans les boutiques. Je fais mon compliment très sincère à M. Fromentin, tout en lui souhaitant de ne point se laisser étourdir par le bruit qui ne manquera pas de se faire autour de son succès.

Même avis, en passant, à M. Chaplin. Il y a quelque temps, on vit paraître une eau-forte des Bergers espagnols de M. Adolphe Leleux, dans laquelle l’artiste avait très vivement rendu la naïve rudesse de l’original. Cet artiste était M. Chaplin. M. Chaplin a continué à graver d’autres sujets d’après M. Leleux. Il s’est dit ensuite, je suppose, que puisqu’il imitait si bien M. Leleux sur le cuivre, il l’imiterait également sur la toile. Le Soir dans les Bruyères, le Montagnard du Puy-de-Dôme, le Souvenir d’Auvergne, sont en effet dans un goût de couleur analogue, mais avec bien moins de finesse et de distinction. Ce sont des tons francs et vigoureux juxtaposés, sans forme arrêtée et sans modelé. Ces tableaux ne ressemblent pas mal à une marqueterie de briques. M. Chaplin a encore beaucoup à apprendre, la perspective, entre autres choses, car on ne comprend pas comment ses bonnes femmes d’Auvergne ne roulent pas en bas de la colline sur laquelle il les a posées.

Ainsi que M. Chaplin, MM. Besson, Fontallard, Voillemot, Longuet, Lessore, spéculent sur les bénéfices du hasard, qui les sert quelquefois mieux qu’ils ne le méritent. M. Besson montre, ce que chacun sait, quelle distance il y a entre l’esquisse et le tableau. Certes, je ne croix pas qu’on puisse rien voir d’aussi chaud, d’aussi harmonieux que le Retour des vendangeurs au soleil couchant ; on dirait une vieille toile vénitienne dorée par le temps. Le Prélude est aussi un morceau largement préparé. Par malheur, si M. Besson entreprend de pousser plus avant, cette fleur, ce duvet de pêche, s’envolent soudain, comme la poussière des ailes d’un papillon, et pourtant M. Besson ne pousse pas loin. Son tableau de Courtisanes et Seigneurs vénitiens n’atteint pas le fini de M. Diaz, qu’il a la prétention de rappeler. Le fini de M. Diaz ! Je regretterais fort que M. Besson s’avisât de finir son Retour de vendangeurs ; il le gâterait à coup sûr. M. Fontallard rencontre aussi assez heureusement dans ces tripotages de couleur si vantés aujourd’hui. Il a de lui un portrait de Mlle A…, où le ton de la tête est d’une grande douceur. Par exemple, c’est là tout. Cette tête est à peine de la grosseur d’une noisette ; le reste du corps n’est pas même ébauché. Quelques promesses que puissent contenir des morceaux de cette importance, il est vraiment outrecuidant de les envoyer au salon. Après tout, pourquoi s’en gêner, puisqu’il y a un jury qui les reçoit et des hérauts qui les proclament ?

On prône bien aussi les tableaux de M. Lessore, qui peint avec des teintes plates ni plus ni moins que s’il faisait de l’aquarelle, et ceux de M. Longuet, qui s’efforce, l’honnête entreprise ! de réconcilier M. Diaz avec le dessin, et ceux de M. Voillemot, qui a cru sérieusement faire du Prudhon. Un des tableaux de M. Voillemot est intitulé Feux follets. C’est ainsi que tous devraient être nommés. À une certaine distance, l’œil surpris se demande ce que peuvent être ces fantaisies où il retrouve les effets heurtés de l’inimitable maître. Approchez : la lueur trompeuse s’évanouit, et vous ne retrouvez plus qu’une lourde couleur plâtrée avec un arrière-goût verdâtre, et des contours épais que n’a certainement pas inspirés à M. Voillemot l’étude du Zéphyr.

M. Bonvin est plus heureux quand il s’attaque à Chardin, et s’évertue à l’imiter. C’est un dessin louable ; il ne faudrait cependant pas pousser l’imitation jusqu’à copier textuellement, comme dans la Cuisinière. J’ai quelque idée qu’une certaine Récureuse pourrait bien avoir posé pour cette fraîche Limousine, et je ne serais même pas surpris que celle-ci lui eût, sans plus de gêne, volé sa casaque rouge et sa jupe de futaine rayée, qui, du reste, font honneur au modèle. M. Fontaine glane après M. Bonvin. On le voit, messieurs les réalistes, avec leurs airs et leurs prétentions de révolutionnaires, n’échappent pas non plus à l’imitation ; c’est que le pastiche et la parodie sont toujours pour une bonne part dans les révolutions.

En dehors de toute affectation et de tout parti pris, MM. Hébert, Decaisne, Pigal, ont exposé de petits tableaux étudiés et caressés avec amour. Un Episode de la vie de Poussin représente ce grand peintre reconduisant, la lampe à la main, dans son escalier, le cardinal Masini, qui était venu lui rendre visite. La justesse des poses et un effet de clair obscur très bien exprimé rehaussent ce motif insignifiant. La dernière Visite de Raphaël à son atelier et la Suzanne de M. Decaisne offrent des détails traités avec un grand soin et beaucoup de délicatesse. La Sieste de M. Hébert est d’un ton verdâtre assez singulier ; il y a une extrême finesse dans son Almée, petit tableau d’une touche précieuse. Je préfère pourtant ce petit Pâtre romain en manteau brun et en chapeau pointu, aux cheveux noirs mal peignés, à l’œil profond et réfléchi, à la lèvre entr’ouverte, qui laisse briller de véritables dents de loup. Ce petit descendant de Romulus semble peint dans une manière antérieure à celle que pratique maintenant M. Hébert, et, franchement, il n’en vaut que mieux.

On s’explique difficilement pourquoi M. Courbet a fait un tableau de genre sur une toile de cinq pieds. Un intérieur de cuisine, qui plairait dans un cadre resserré, perd son charme, si vous lui donnez les proportions qu’il a dans la nature. Pour que nous nous intéressions à ces dîners rustiques sous le manteau de la cheminée et à tous ces dîners prosaïques de marmite, de crémaillère, de table et de siége de bois, il faudrait nous les montrer, comme font les Flamands, par le petit bout d’une lunette qui les poétise en les éloignant. M. Courbet peint bien, cela est vrai, il rend parfaitement ce qu’il a sous les yeux. Cette exactitude ne produit pourtant qu’une vérité triviale : je ne dirai pas que cela dépende purement des dimensions ; mais cette circonstance n’est pas sans influence sur l’impression d’ennui que cause l’Après-dînée à Ornans de M. Courbet. Le Fumeur de M. Meissonnier forme avec ce tableau un piquant contraste. C’est un de ces Lilliputiens que vous connaissez, si terminés, si complets dans leur petite personne, et pourtant d’une singulière largeur de touche. La veste entr’ouverte, la chemise débraillée, il fume, assis sur un banc, le dos à la muraille du cabaret, un coude sur la table et dans un nonchaloir superbe, certain que son maître ne rentrera pas de sitôt à l’hôtel. M. Meissonnier met d’habitude des culottes et un tricorne à ses personnages ; M. Courbet a coiffé les siens de casquettes et les a revêtus de paletots. Ce trait secondaire marque la différence de goût plus encore que de manière qui sépare les deux artistes. De même que M. Meissonnier ; M. Fauvelet a un faible pour l’oiseau royal. Il trouve plus d’agrément et de ressources dans la veste à paillettes que dans nos fracs noirs et nos paletots. Irons-nous lui en faire un crime et déclamer contre le rococo au nom de l’austérité républicaine ? M. Courbet serait là pour donner raison à ces travestissemens qui nous dérobent les aspects inélégans de la vie moderne. À la place de ce marquis en jabot de dentelle et en habit gorge de pigeon, qui vient rendre visite à deux petites maîtresses du bon temps de Lancret, mettez donc un lion avec ses sous-pieds et son col montant jusqu’aux oreilles. Donc, la peinture de M. Fauvelet a un œil de poudre, elle est pimpante, coquette, un peu minaudière, un peu froide comme celle du disciple dégénéré de Watteau. La Visite a la plupart des qualités et des défauts de ce peintre. Je ne vois pas, par exemple, pourquoi M. Fauvelet, parce qu’il habille des personnages à la mode du siècle dernier, se croit obligé d’habiller sa peinture à la mode des Boucher et des Beaudoin. M. Meissonnier, plus avisé, ne leur prend que leurs habits. Dans les infiniment petits, il faut encore citer M. Stenheil ; ses fleurs valent mieux que ses figures. Il a mis de superbes giroflées jaunes grosses comme des ailes de mouche dans des vases du Japon hauts comme l’ongle d’une jeune fille ; le tout tiendrait presque sur un chaton de bague, et ce serait un délicieux bijou.

Admettez-vous la hiérarchie des genres ? Pensez-vous que la Vierge à la chaise ou l’Antiope aient une valeur absolue plus haute qu’un taureau de Paul Potter ? Grande question très débattue entre les faiseurs d’esthétique. Si vous vous prononcez pour l’affirmative, vous risquez de vous faire faire un mauvais parti, par une foule de furieux qui, ne tenant compte que du rendu et de la reproduction matérielle, prisent un paquet de carottes à l’égal d’une belle tête. On pourrait bien leur faire observer que l’exécution ne constitue pas tout le mérite d’un tableau, que l’étude de la figure humaine, offrant plus de difficultés et nécessitant un travail d’esprit plus compliqué, motive la prééminence accordée aux peintres d’histoire, aux portraitistes sur les paysagistes et sur les peintres de nature morte ; que cette supériorité, enfin, est visiblement constatée chaque fois que les premiers se passent la fantaisie de faire une excursion sur les terres des seconds, comme cette année, par exemple, ou M. Eugène Delacroix a fait des fleurs qui sont, en vérité, plus belles que celles de M. Saint-Jean, jusqu’ici réputé le maître du genre, tandis que M. Saint-Jean, je ne dis pas ceci pour l’humilier, ne pourrait peut-être pas seulement faire la Desdémone de M. Eugène Delacroix. Sans prétendre rien trancher, j’estime pourtant que l’absence de la figure humaine est un signe d’infériorité au point de vue de l’exécution comme au point de vue de l’invention ; si l’on m’accorde ce principe qui détermine bien la situation actuelle de la peinture, je constaterai volontiers que les œuvres les plus intéressantes du salon, celles qui approchent le plus de l’idéal poétique que nous poursuivons, ce sont, avec les souvenirs d’Afrique de M. Fromentin, les fleurs de M. Delacroix, les cinq paysages de M. Corot et quelques-uns de MM. Rousseau, Flers et Troyon.

M. Delacroix, en peignant des fleurs et des fruits, ne pouvait rester dans les conditions banales et étroites de ce genre, voisin de l’ornementation ; aussi, avec une corbeille, quelques plantes et un bout de ciel, a-t-il fait deux véritables compositions, pleines de noblesse et d’une majestueuse élégance. Là, comme partout, on sent l’ongle du lion. On préfère généralement ses fleurs au tableau intitulé Fleurs et Fruits. Au point de vue de l’harmonie et de la couleur, les fleurs de M. Delacroix sont en effet supérieures à ses fruits. Une corbeille renversée laisse rouler terre une masse brillante, où les couleurs les plus splendides sont associées avec un art infini ; des tiges de roses trémières, cette plante au port si élégant, aux nuances si variées, s’élèvent à droite et à gauche, et sont comme les arbres de ce paysage fantastique qu’encadre une épaisse touffe de volubilis, dont la douce verdure fait valoir admirablement l’ineffable douceur d’un fond de ciel glauque pareil à celui que M. Delacroix a donné à son Elysée de la coupole du Luxembourg. En présence de ces magnificences de palette, comment se rappeler qu’il existe d’autres tableaux du même genre, et que Mme Apoil, MM. Fouquet, Couder et Lemercier, peintres ordinaires du royaume de Titania, ont aussi quelques droits à l’estime publique ? Je ne dois pas omettre pourtant une mention spéciale et toute particulière pour deux gouaches de M. Chabal-Dussurger. L’Etude de chrysanthème de M. Chabal-Dussurger est un véritable chef-d’œuvre, qui aura de plus le mérite de satisfaire les botanistes les plus méticuleux.

Les honneurs du salon sont incontestablement pour M. Corot. En tout temps, ses quatre petits paysages, Vue prise à Volterra., Site du Limousin, Vue prise à Ville-d’Avray, Etude du Colisée de Rome, eussent attiré l’attention et conquis les suffrages. Par son Christ au jardin des Oliviers, M. Corot a pris définitivement place au premier rang des peintres contemporains. Le Christ au jardin des Oliviers n’est point seulement un paysage, c’est un tableau d’histoire, le seul vraiment original qu’on puisse concevoir aujourd’hui et qui réponde exactement au sentiment de notre époque. Ce n’est pas la science consommée de Poussin, mais en place une inspiration mélancolique, une entente à la fois naïve et profonde de la nature, dont le commerce exclusif a sauvé l’individualité de l’artiste au milieu de la lutte des systèmes et de la confusion des souvenirs. La conception de ce sujet tant de fois répété est la plus naturelle, et, pour cette raison même, la plus neuve. Il est si rare qu’une idée simple ait chance d’être admise. Le Christ est étendu sur le sol, dans un état de prostration ; ses forces sont épuisées par la lutte nocturne ; les derniers fantômes de la nuit s’évanouissent ; l’aurore commence à poindre et pâlit le fond du ciel. Dans l’obscurité d’un chemin creux, à quelque distance, on voit venir, sans les entendre encore, les soldats dont les armes reluisent à la lueur des fanaux. Sur le premier plan, tout est ombre et silence. Les oliviers au tronc gigantesque et tourmenté étendent leur feuillage grisâtre sur les apôtres endormis dans un coin de ravin ; au-dessus, le ciel est encore bleu, et les étoiles scintillent. Dans Le frisson matinal qui agite légèrement le feuillage, il semble qu’on sente l’orage venir. Quelle tristesse profonde, quelle douloureuse poésie dans toute cette scène ! M. Corot excelle à rendre les lueurs indécises du crépuscule, la lumière vaporeuse du jour luttant avec les voiles de la nuit, la profondeur et le mystère des bois. Ses qualités apparaissent ici à un haut degré. La dégradation du ciel, depuis la teinte la plus obscure du zénith jusqu’à la ligne blanchissante de l’horizon, est ménagée avec une délicatesse étonnante. Une silhouette d’olivier au feuillage clairsemé, placée sur une éminence à l’arrière-plan, fait très habilement valoir le ton argenté de l’aube. Quant aux lignes générales, elles sont nobles et sévères. J’adresserai à M. Corot une seule observation : comment se fait-il que la robe et la tête du Christ soient si fortement éclairées ? Le jour n’est évidemment pas assez fort pour produire un effet aussi intense.

La pratique de M. Corot s’est perfectionnée dans ce tableau sans que le charme naïf y ait rien perdu. Pas de ces gaucheries de pinceau, pas de ses maladresses devant lesquelles les jeunes peintres chevelus se pâment, de manière à faire croire qu’ils ne comprennent pas les beautés réelles. Dans une Vue prise à Ville-d’Avray, il y a sur le premier plan un certain arbre dont le feuillis décèle une inexpérience telle qu’on pourrait la croire affectée, si tout le monde ne connaissait la candeur de M. Corot. C’est justement ce qu’admirent nos fanatiques. Ce paysage ressemble du reste un peu trop à une grisaille. Les trois autres sont bien supérieurs. Le Site du Limousin nous montre des bois d’une légèreté sans égale, sous leur voûte ombreuse, une eau lente à reflets métalliques, comme celle qui coule sur un fond d’ardoisières. Trois ou quatre vaches traversent processionnellement ce gué solitaire à la chute du jour. La Vue de Volterra est non moins poétique, dans une gamme tout-à-fait différente. Le soleil d’Italie illumine un paysage accidenté. Sur une éminence à droite, on aperçoit les maisons et le dôme de Volterra. Au premier plan, des plus tordus élèvent leurs vastes parasols. Au pied, des genêts et quelques broussailles se mêlent aux touffes de ces plantes aromatiques que la nature a semées sur le sol aride de l’Apennin, et dont l’âpre senteur enivre quand le soleil de midi chauffe la terre et que l’essaim laborieux des abeilles parcourt en bourdonnant les collines. La Vue du Colisée est une admirable étude gardée depuis long-temps par M. Corot dans son atelier, et l’on doit savoir gré à l’artiste de l’avoir exposée. Comme vérité de tons et justesse de lignes, il est difficile de rien voir de mieux que ce petit tableau, pris du mont Palatin, où sont les ruines du palais des Césars, au-dessus de l’arc de Titus et en face des hauteurs de Frascati, qui se dessinent si harmonieusement dans le fond brillant du ciel. Les gigantesques pans en briques rouges du Colosseo, si bien nommé, dominent toutes les constructions pygmées qui se pressent autour. Le peintre a su choisir si habilement son point de vue, que d’une simple étude il a formé un tableau des mieux composés. Par cinq tableaux de style si différent et d’exécution si contrastée, on peut apprécier la flexibilité du talent de M. Corot. Cet artiste est varié comme la nature, qu’il paraît étudier continuellement, sans préoccupations de manière, sans formule arrêtée d’avance. Le trait distinctif de M. Corot, c’est l’absence de facture. Le mode le plus simple est toujours celui qu’il choisit pour rendre son impression, sans cesse rafraîchie à l’éternelle source du beau et du vrai. Interprète à la fois naïf et intelligent, il joint à une distinction constante, à un choix toujours heureux de lignes, je ne sais quel tour poétique qui donne un charme intime et pénétrant au moindre bouquet d’arbres, à un ruisseau coulant à travers des saules.

Les paysages de M. Corot parlent à l’ame et font rêver ; ceux de M. Rousseau ne parlent qu’aux yeux. On a très judicieusement placé côte à côte ces deux peintres dans l’arrangement des tableaux du salon, et provoqué une comparaison pleine d’intérêt entre la Vue prise en Limousin, si pleine d’ombre, de fraîcheur et de mystère, et l’ardent Coucher du soleil, où M. Rousseau a saisi avec bonheur les mobiles et fugitifs aspects du ciel à la dernière heure du jour. M. Rousseau rend bien les jeux infinis des nuages, qui, en cet instant, se colorent de mille teintes aussitôt évanouies. Il arrête pour ainsi dire au passage ces légers flocons couleur de rose, ces larges bandes violettes, ces lambeaux de pourpre et d’or qui nagent, poussés par le vent du soir, dans l’atmosphère transparente, et au moyen de quelques silhouettes de chênes vigoureusement découpées, il fait admirablement valoir le vert pâle et limpide dont se teint l’horizon après que le soleil a disparu. Montez sur les coteaux de Meudon par un soir d’été, et, à travers les troncs clairsemés d’une futaie récemment mise en coupe, vous trouverez exactement les tableaux de M. Rousseau. Malheureusement c’est un peu toujours le même effet que reproduit M. Rousseau : un ciel en fournaise et des terrains de broussailles grillés par le soleil d’automne. Cet artiste s’est fait pour son usage une sorte de nature rissolée qui, depuis la création du monde, ne connut jamais la pluie bienfaisante. Les Terrains d’automne en sont la plus haute expression. Ici, le peintre a divisé sa toile en deux zones, dont l’une, plongée dans une obscurité presque complète, ne laisse entrevoir qu’un inextricable fouillis de touches roussâtres et brûlées ; où la meilleure volonté du monde ne saurait discerner une branche, un buisson, un mouvement de terrain. On dirait une palette râclée. C’est de la manière toute pure, et M. Rousseau, le réaliste par excellence, se trouve, lui, infiniment plus éloigné de la nature que M. Corot, toujours candide et vrai dans son interprétation.

Si l’on veut un exemple bien curieux des incroyables exagérations auxquelles peut conduire le système de M. Rousseau, on n’a qu’à se transporter devant un tableau intitulé Un effet d’orage, par M. Hervier. À cinq ou six pas de distance, l’œil y aperçoit tout ce qu’il veut, un ciel gris et humide, des terrains calcaires détrempés par la pluie, encombrés de broussailles mouillées, de troncs d’arbres ruisselans. De près on ne voit réellement qu’une toile sur laquelle le couteau s’est promené au hasard. De même, dans un fond de nuages ou dans les dégradations d’un mur qui s’effrite, l’imagination crée les scènes et les images les plus fantastiques. La pratique de M. Rousseau est d’un dangereux exemple, de même que celle de M. Diaz. M. Rousseau a quelques détails qu’il traite supérieurement ; mais son exécution incomplète sacrifie tout à l’effet partiel et souvent imperceptible qu’il affectionne. M. Rousseau a exposé un troisième paysage : Une Avenue de grands arbres dont le soleil perce le feuillage. Le ton général est brillant et contraste avec les habitudes de M. Rousseau ; mais les arbres manquent de modelé ; il n’y a pas assez d’air et de profondeur. En somme, je suis ravi, pour ma part, que l’avénement d’un nouvel ordre de choses dans la république des arts ait mis enfin M. Rousseau en contact avec le public. Les succès auxquels peut prétendre cet artiste réellement remarquable n’en seront désormais que de meilleur aloi pour être dégagés du huis-clos et de l’intimité bienveillante de l’atelier. En cessant d’être martyr, il restera ce qu’il est véritablement : un coloriste énergique et un copiste heureux de la nature des environs de Paris.

M. Paul Huet, avec une exécution moins avancée, déploie une imagination plus féconde, et qui de plus s’est enrichie par la comparaison et les voyages. Il compose d’une façon pittoresque, quelquefois même excentrique, et son dessin porte une sorte de cachet héroïque ; il aime les arbres à proportions fastueuses, qui abriteraient une tribu sous leur branchage séculaire, comme le Chêne de saint Corneille à Compiègne, dont il a rendu savamment les masses superbes ; il reproduit de préférence les sites abrupts des Alpes et des Pyrénées, qu’il est allé étudier sur place. Le Monte Calvo et les Environs du Col de Tende sont un souvenir fidèle de cette chaîne de la Ligurie qui, aux lignes sévères des Alpes, joint déjà l’ardente couleur dorée du Midi. Il y a aussi de M. Huet des paysages au fusin d’une touche tout-à-fait magistrale et que bien des gens estiment à l’égard de ses tableaux. M. Troyon, au contraire, serait plutôt de l’école de M. Rousseau. Ses paysages, assez vulgaires de conception et peu attrayans, dénotent une adresse extraordinaire et un procédé très perfectionné. Il y a pourtant quelque monotonie dans sa touche rustique ; arbres, terrains, animaux, ont un aspect crépi un peu trop uniforme. Cette année, M. Troyon s’est jeté dans les bergeries. Il a peint des moutons, non des moutons peignés et bichonnés comme ceux de M. Brascassat, mais de braves bêtes à la toison épaisse et jaunâtre, tantôt pressant et se culbutant dans un chemin creux d’où leurs pieds soulèvent un nuage de poussière, tantôt serrées les unes contre les autres et recevant une froide ondée d’octobre avec une résignation mélancolique. Les grasses prairies où les vaches enfoncent dans l’herbe jusqu’aux cornes, les bords de rivière, les bas-fonds inondés, les terrains marécageux fourrés de joncs et de roseaux où les grenouilles saluent de leurs acclamations étourdissant la venue de gros nuages noirs chargés de pluie, voilà l’humide domaine de M. Flers. M. Flers me paraît mettre beaucoup d’huile dans sa couleur, ce qui lui donne un moelleux particulier et très approprié aux effets qu’il se propose. M. Flers n’est pas prosaïque comme M. Troyon ; il dispose, dans ses paysages, de petites chaumières au toit écrasé, semblables de loin à des meules de foin, et qui ont une grace champêtre du meilleur goût.

Les paysages abondent, et en général la moyenne est au-dessus du médiocre. Il serait long de citer ceux qui s’y distinguent, bien que plusieurs d’entre les maîtres manquent à l’exposition. Nous n’avons rien de M. Cabat, pas un arbre de M. Dupré. Où donc est M. Calame, où M. Achard, le peintre des belles montagnes et des vallées ombreuses du Dauphiné ? Mais M. Pron médite de devenir à son tour un maître ; il nous conduit sur un Coteau en Brie qui est bien le plus délicieux coteau qu’on puisse jamais rêver pour y finir ses jours. Les petits bouquets d’arbres et les rochers semés sur la pente verdoyante sont rendus avec une précision de couleur et une finesse de dessin remarquables. Une Vue prise aux environs de Paris de M. Lefortier, quoique un peu mignarde et léchée, ne manque pas de calme et de douceur. C’est le caractère bien saisi des coteaux onduleux de Montmorency et d’Enghien. Le Chemin couvert de Touques en Normandie par M. Toudouze, une Vue de la Forêt de Fontainebleau de M. Hanoteau, une Lande en Basse-Bretagne par M. Wyld, se recommandent aussi par une gracieuse simplicité et un choix intelligent des sites et des lignes. M. Daubigny a fait un Soleil couché qui respire tout le calme et toute la fraîcheur du soir. C’est doux et vrai. Ce petit cadre contient à lui seul plus de nature que les compositions taillées dans le granit de M. Desgoffe. M. Desgoffe cultive avec persistance le paysage dit de style. C’est de sa part une malheureuse obstination. Il y dépense en pure perte dix fois plus de talent que n’en ont peut-être une foule d’artistes qui, en face de la nature, se laissent aller ingénument à leur impression. Plusieurs tableaux de M. Desgoffe, s’ils étaient gravés, feraient probablement des dessins estimables, entre autres ses Environs d’Hyères ; mais ne pourrait-il nous dispenser de sa couleur, et surtout de ces petits bonshommes nus jouant au palet et de ces nymphes en chlamyde que personne n’a jamais rencontrées dans aucun chemin creux de Provence ? M. Bellel tente de faire sortir le paysage du style de ce rococo archéologique. Ses quatre dessins sont extrêmement remarquables ; la composition en est distinguée, et les lignes d’un choix exquis. Ce sont de vrais Poussins. Malheureusement ses deux tableaux semblent prouver que la couleur est chose défendue à ceux qui se livrent à ce genre de composition.

À voir l’extension plus grande que prend chaque année le paysage, on dirait qu’un besoin de sensations fraîches, une sorte de soif de jeunesse porte la génération actuelle à chercher un refuge dans le calme et dans la paix de la nature. Toute œuvre imprégnée d’un sentiment vrai des harmonies rurales, et qui nous apporte en quelque sorte l’odeur des champs, est sûre d’être la bienvenue. C’est ce qui arrive à l’idylle de Mlle Rosa Bonheur. L’Attelage nivernais représente une scène de la labourage. Deux charrues, attelées chacune de trois paires de bœufs puissans, fendent un terrain dont les sillons, fraîchement ouverts, forment le premier plan. Dans le fond, des pâtis inclinés et parsemés de bouquets d’arbres ferment l’horizon. Rien de plus simple que ce motif, qui tire toute sa grace de la fidélité des détails. Mlle Bonheur peint les animaux d’une façon distinguée, et il faut la louer d’avoir su choisir un sujet qui lui permettait de déployer ses moyens. Ses bœufs sont très habilement dessinés ; ils se groupent bien, tirent avec ensemble et vigoureusement. On pourrait bien leur reprocher un soin trop exquis de leur personne, mais ce sont peut-être des bœufs de ferme-modèle, mieux étrillés que des bœufs du commun. L’aspect des champs où les a placés Mlle Rosa Bonheur confirme cette opinion. Les prairies du fond sont si bien tenues, les arbres si bien taillés ! il n’est pas jusqu’aux mottes de terre qui n’aient un aspect correct et élégant. M Bonheur doit certainement avoir lu le prologue d’un petit roman publié il n’y a pas long-temps par un éloquent écrivain, et où se trouve dépeinte avec une rare magie de stylo une scène absolument semblable à celle qu’elle a choisie. Il est regrettable qu’elle ne s’en soit pas plus complètement inspirée, qu’elle ne se soit pas pénétrée de ce parfum de rusticité, la seule chose, à vrai dire, qui manque à son tableau. Je suis fâché, pour moi, de ne pas retrouver là ces paires de bœufs fraîchement liés de la Mare au Diable, aux têtes courtes et frisées, aux gros yeux farouches, frémissant sous la main de l’enfant qui court armé d’une longue gaule dans le sillon d’où s’exhale une vapeur légère. Les sillons de M Rosa Bonheur ne fument pas ; ils sont d’un brun bien tendre, et à la place de l’enfant à la chevelure ébouriffée et couvert d’une peau d’agneau, elle met un valet de charrue insignifiant. Décidément la poésie fait tort à la peinture. Cependant, malgré la redoutable concurrence de ses voisins du Berry, cet Attelage nivernais n’en est pas moins un excellent tableau, et les bœufs de Mlle Bonheur n’ont pas leurs pareils à l’exposition. Je ne leur ferai pas l’injure de les comparer a cette bonne bête de vache de M. Herment, qui se laisse manger par des loups avec une si tranquille patience. M. Coignard a aussi des succès dans l’élève des bêtes à cornes ; ses bœufs et ses vaches sont d’une forte couleur qui cherche à imiter le maître inimitable, et ils ont bien ce regard doux et mélancolique où semble se peindre chez les animaux le regret d’une existence jadis plus heureuse.

M. Ph. Rousseau, lui, ne dépasse pas la basse-cour et l’intérieur de la ferme ; il y trouve suffisamment de quoi exercer son pinceau. Là, en effet, se produisent une foule de petits drames qui valent bien la peine que la peinture les consacre, puisque La Fontaine les a immortalisés dans sa poésie. Des trois tableaux de M. Ph. Rousseau, le Chat prenant une souris est sans contredit le meilleur pour la précision du mouvement, la vérité des attitudes et le bon goût de la couleur. Les coqs et les poules de sa Basse-cour sont d’une d’une dimension un peu exagérée, eu égard aux détails de bâtimens qui forment le fond. La couleur offre quelque papillotage M. Lemmens a peint également une Basse-cour de Normandie où grouillent des coqs, des poules, des porcs au ventre traînant jusqu’à terre, dans un pêle-mêle peu recherché, mais bien pris sur Le fait. Les chiens sont dévolus à M. Jadin, qui les traite avec tout le respect qu’on doit à des animaux d’aussi haut lignage que Fino, Griffonaud, Yellow. Ces nobles bêtes ont chacune leur portrait au salon de 1849, avec leur nom en lettres d’or inscrit sur fond d’azur. À voir la vigueur, la franchise, la solidité de pinceau de M. Jadin, On se prend à regretter de ne pouvoir faire faire son portrait par cet artiste. En vérité, depuis que nos peintres font si bien les chiens, les chats, les poules, nous sommes moins bien traités.

Les portraits humains sont cependant innombrables au salon, comme toujours. Tant de gens satisfaits de leur personne éprouvent le besoin de se faire peindre ! Il n’y en a pas, sur la quantité, une demi-douzaine dignes d’un complet éloge. Celui du général Cavaignac, par M. Vernet est consciencieusement étudié, la couleur en est brillante et le modelé remarquable ; mais il a le défaut de n’être pas très ressemblant ; M. Louis Boulanger, M. Landelle. M. Verdier, en ont expose plusieurs qui se recommandent par des qualités très dissemblables. M. Boulanger dessine soigneusement et modèle avec peu de chose ; M. Landelle possède un coloris doux et flatteur, sans beaucoup de consistance, qui plaît au premier abord ; mais on se fatigue bientôt de cette exécution courante et un peu molle. M. Landelle devrait moins produire ; il est à craindre qu’en abusant de sa facilité, il ne finisse par énerver complètement sa peinture. Le portrait de M. HéIy d’Oissel résume les qualités et les défauts de M. Landelle ; c’est, avec celui de Mme B. C… un des meilleurs de ceux qu’a exposés cet artiste. J’aurais dû en son lieu mentionner aussi sa République, figure colossale qui n’a pas toute la sévérité de lignes que demandait le sujet, mais qui, outre le charme d’une harmonieuse couleur, a le mérite d’être conçue en dehors de cet attirail formidable dont la plupart se sont crus obligés de l’orner. M. Landelle a eu le bon goût de supprimer les chaînes, la hache et le bonnet phrygien ; au lieu de cet air farouche de la femme forte de M. Barbier, sa République n’a qu’un doux et paisible sourir, propre à gagner les coeurs. Une couronne d’épis entoure sa tête, et elle tient à la nain une branche d’olivier, symbole de paix et d’abondance. Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas compris la république comme M. Landelle ?

M. Verdier affecte une manière brutale ; il semble la plupart du temps qu’il peigne des écorchés. Sans faire des figures qui ressemblent à des murailles mal crépies, Titien, Rubens et Van-Dyck ont pourtant atteint une assez grande puissance de coloris. Les portraits de M. Verdier sont aussi repoussans au premier aspect que ceux de M. Landelle sont agréables. Je reconnais néanmoins que, pour les uns comme pour les autres, il ne faut pas s’arrêter à la première impression.

Dans le pastel, MIle Nina Bianchi et M. Giraud tiennent toujours le haut bout. Outre deux beaux portraits, Mlle Bianchi a exposé la copie des Filles de Jephté de M. Lehmann. Les entreprises de cette espèce sont, en général, ingrates et difficiles. Pour rendre les effets de la peinture à l’huile, il faut jusqu’à un certain point dénaturer les conditions et les procédés du pastel, et l’on n’arrive le plus souvent qu’à un double insuccès. Mlle Bianchi s’est pourtant tirée de cette difficulté. M. Giraud affecte un peu trop les prétentions que je viens d’indiquer. Ses pastels sont touchés largement, comme avec une brosse, et il empâte à sa façon. Cela ne lui réussit pas mal. Je crois pourtant M. Tyr plus dans le vrai et dans les saines pratiques. M. Tyr fond ses teintes et modèle avec une grande délicatesse. Il possède à la fois une couleur moelleuse et un dessin très arrêté, et ne vise nullement au trompe-l’œil. On remarque surtout de M. Tyr un portrait d’enfant, vêtu d’une blouse bleue, d’une solidité et d’une douceur incroyables. M. Tyr a le don de la grace, de cette grace sérieuse et un peu sévère qu’on trouve dans les vierges des vieilles fresques, et qui n’a rien de commun avec une certaine élégance maniérée fort à la mode aujourd’hui, et dont M. Vidal s’est rendu l’interprète spécial. Que M. Vidal fasse des anges ou de belles filles qui ne sont rien moins que cela, il ne sort, pas d’un type invariable : ce sont toujours les mêmes yeux battus et cernés, les mêmes paupières demi-closes, les mêmes chevelures ondées, la même langueur d’attitudes ; le vêtement seul est changé. Ce genre de beauté, que chacun est libre d’apprécier comme il lui plaît, M. Vidal le rend, du reste, très finement, et ses dessins sont crayonnés avec la pureté et la douceur des vignettes anglaises les plus délicates. M. Dugasseau et M. Yvon, au contraire, visent au Michel-Ange. La Jérusalem du M. Dugrasseau et les Neuf Muses de M. Yvon ont quelque parenté avec les sibylles M. Yvon, toujours avec la même habileté d’exécution qui fit tant admirer à son début les dessins qu’il rapportait de Russie, a moins bien réussi cette fois. Il a outré son modèle. Le talent de M. Yvon le porte aux entreprises violentes. Il traduit l’Enfer de Dante dans le style du Jugement dernier ; et justifie cette audace par une rare puissance de crayon. Néanmoins, quand on songe à l’abîme qui sépare Michel-Ange de tous ceux qui de près ou de loin ont tenté de le suivre, quand on compare les fresques de Bronzino et celles de Vasari à la Sixtine, on se sent porté à détourner de toutes ses forces les enthousiastes qui voudraient encore aller se brûler les ailes à ce flambeau.


III. – LA SCULPTURE.

L’événement du jour dans la sculpture, c’est l’apparition de M. Préault au salon. Ainsi que M. Rousseau le paysagiste, ce sculpteur avait été jusqu’ici tenu à l’écart comme mal pensant et de dangereux exemple. L’opinion de l’ancien jury pouvait jusqu’à un certain point être fondée ; mais, si M. Préault devait faire des prosélytes, n’était-ce pas justement le moyen de lui en fournir ? Ces rigueurs, dictées par une prudence maladroite, ont perpétuellement les mêmes résultats. La persécution grandit toujours les proscrits, et par tout pays commande le respect. Aujourd’hui, M. Préault est enfin rentré dans le droit commun, et ne relève plus que du public ; nous nous en réjouissons. Cela met chacun plus à l’aise.

M. Préault a exposé un ensemble d’ouvrages assez complet pour qu’on puisse se former une idée arrêtée de sa manière. Le morceau capital est un Christ en croix, où l’artiste a exprimé avec une sauvage énergie les dernières convulsions de l’agonie. Le buste se tord, la chair se contracte, et les pieds gonflés se crispent sous le clou qui en fait jaillir un sang épais. L’expression de la douleur matérielle étant le seul but que se propose l’artiste, il est évident que le choix du modèle lui importe peu, ou plutôt, dans ce système, la nature la plus grossière est précisément celle qu’il doit rechercher. On s’en aperçoit vraiment. À la vue de cette tête sans noblesse, de ces membres empruntés sans goût au portefaix le premier passant, l’histoire de Donatello nous revient naturellement à la mémoire. Ce célèbre sculpteur, dans sa jeunesse, avait fait un Christ, et comme il demandait à Brunelleschi ce qu’il pensait de cet ouvrage, celui-ci lui répondit « qu’il n’avait mis en croix qu’un paysan, che gli pareva che avesse messo un croce un contadino. » On peut voir encore dans l’église de Santa-Croce, à Florence, ce Christ de Donatello, qui est effectivement bien loin de la perfection à laquelle parvint plus tard ce maître ; mais, si Brunelleschi pouvait avec raison signaler dans l’ouvrage de Donatello l’absence de noblesse et de cette grandeur qui imprégnaient les œuvres sublimes du XIVe siècle, que serait-ce si on faisait entrer en ligne de comparaison le Christ de M. Préault ! On a surnommé M. Préault le Delacroix de la sculpture ; cette expression n’est juste qu’à demi. M. Delacroix et M. Préault font laid tous les deux ; mais le premier rachète ce défaut volontaire auquel il semble s’être voué par des qualités particulières à l’art de peindre, que le plus grand talent de ciseau ne parviendra jamais à transporter dans la statuaire. C’est pourtant la prétention de M. Préault d’obtenir des effets incompatibles avec les conditions et les moyens restreints de son art, qui se propose exclusivement la beauté des lignes et l’harmonie des formes. Or dans la sculpture l’expression des passions, ne pouvant être rendue par la prunelle inerte du marbre ou de l’airain, nécessite l’emploi de mouvemens violens et de gestes exagérés qui rompent, cette harmonie et détruisent la beauté. On peut là-dessus s’en rapporter aux anciens : les sculpteurs de la grande époque grecque et les maîtres fameux de la renaissance, Donatello, Ghiberti, Michel-Ange, ont constamment recherché dans leurs ouvrages le calme des attitudes comme condition indispensable du beau. Les colosses et les bas-reliefs du Parthénon, la Vénus de Milo, les portes du baptistère de Florence, les sculptures du tombeau des Médicis, en sont d’immortels exemples, et il n’est théorie spécieuse ni paradoxe qui puise prévaloir contre de pareilles autorités.

Les autres morceaux de M. Préault sont conçus et exécutés dans le même système que son Christ. La Douleur, statuette en bronze, est représentée par une femme cachant sa tête sous ses bras et tordant son corps d’une façon si outrée, qu’il faut y regarder long-temps pour reconnaître ce qu’on voit. Deux cadres de médailles contiennent des profils en bronze qui ne justifient même pas l’incohérence des lignes par la nécessité d’une expression voulue. Tout devient tourmenté et contourné sous l’ébauchoir de M. Préault, et la vue de ses portraits porterait à croire qu’il a tout simplement érigé en système une infirmité de sa nature. Ces critiques adressées à M. Préault ne sont pourtant pas absolues, et il serait injuste d’y comprendre son Masque funéraire, figure saisissante et terrible qui entr’ouvre son linceul, et, l’œil vide, posant un doigt décharné sur sa bouche immobile, semble retenir le secret de la tombe près de s’échapper.

Aux ébauches effrénées de M. Préault, la Pénélope de M. Cavelier forme un heureux et doux contraste. Ce bel ouvrage suffirait à prouver qu’à notre époque la statuaire a conservé sur la peinture une grande supériorité relative, et, si nous le comparons à beaucoup d’œuvres vantées, nous n’aurons pas lieu d’être humiliés du rapprochement. Depuis le retour aux traditions de l’antique, la sculpture moderne n’a rien produit d’un goût plus pur que cette composition. Pénélope, lassée de son labeur de chaque nuit, se laisse gagner au sommeil, qui l’incline peu à peu sur son siège ; sa tête alourdie se penche sur son épaule, et ses mains, croisées sur ses genoux, laissent échapper les pelotes de laine. Pourquoi ce détail, par exemple ? Qu’importait que cette belle endormie fût la reine d’Ithaque ou tout autre ? Le mouvement général de cette figure est indiquée avec beaucoup de justesse dans toutes les parties, et la tête, les épaules, le corps, les bras, les draperies, tout s’affaisse bien ensemble et naturellement, rien ne trouble l’accord des lignes. L’analyse des détails n’est pas moins favorable à M. Cavelier. La tête est superbe, d’une beauté sévère, tempérée par cette placidité du sommeil qui détend les traits et allége le front du poids de la vie. La courbure du corps qui porte sur la hanche droite est très régulièrement conduite et sentie sous les draperies. Celles-ci sont de deux espèces : l’une, plus fine et dans le goût des draperies mouillées des anciens, forme le vêtement de dessous plus léger et à mille petits plis chiffonnés ; le manteau, au contraire, est d’une étoffe plus forte, à larges plis. Une partie est jetée sur le dossier de la chaise, et l’autre enveloppe le bas du corps depuis la ceinture, toute cette masse d’étoffes est habilement traitée, sauf un peu de lourdeur dans le vêtement inférieur. Quant aux mains et aux pieds, ils pourraient être un peu plus finis : entre autres le pied gauche, qui dépasse le bas du manteau ; mais ces petites irrégularités sont bien peu de chose et ne changent rien à l’aspect majestueux de l’ensemble. La main de M. Cavelier a assurément encore à s’exercer, et ce jeune artiste rencontrera certains ciseleurs plus habiles dans l’art d’assouplir le marbre et de faire frissonner la chair ; mais à coup sûr, par la noblesse de la pensée, par l’ordonnance et la chaste beauté de la composition il l’emporte dès aujourd’hui sur plus d’une renommée acquise. Ces qualités donnent pas la popularité, j’en conviens, et, quand on ne flatte p les yeux sensualistes de la foule, il ne faut pas s’attendre à être prôné et reproduit en mille réductions à l’usage des cheminées de boudoir ; mais l’avenir et la gloire qui fait vivre au-delà du trépas, sont pour celui qui conserve religieusement la dignité de son art, qui dédaigne de vulgaires suffrages et ne se fait pas le pourvoyeur des instincts grossiers et dépravés.

M. Pradier, jaloux apparemment du succès que M. Clesinger avait moissonné dans son domaine, a opposé à la Bacchante que chacun sait une Flore caressée par Zéphyr, exprimant un sentiment analogue avec tout le naturel que M. Pradier sait mettre à tous ses ouvrages. Quel abandon, quelle langueur, quel tremolo dans ce corps qui se courbe pour aspirer le souffle désiré ! Comme cette gorge s’enfle, comme cette bouche se pâme, comme ces yeux se meurent ! Voilà une belle représentation, monsieur Pradier, et l’on ne saurait trop louer le scrupule pudique avec lequel vous avez jeté sur le tout un titre mythologique, passeport bien plus décent que la fameuse couleuvre en plomb inventée par M. Clesinger. Au reste, puisque nous sommes en train de comparaisons avec cet artiste, il faut reconnaître que M. Pradier, cette fois, est au-dessous de M. Clesinger et au-dessous de lui-même dans l’exécution de sa statue. On ne retrouve vraiment plus ici cette perfection exquise de ciseau qui ferait de M. Pradier le plus grand des sculpteurs, s’il la mettait jamais au service d’une noble pensée. Il semble que M. Pradier, en abaissant davantage ses conceptions, soit condamné à perdre une partie de ses moyens. Le corps de sa Flore, outre qu’il manque tout-à-fait de distinction, est assez négligé dans quelques parties. Le bras gauche est d’une maigreur exagérée, et la main qui le termine ne se rencontre que par exception dans la nature, à cette dernière période de civilisation qui commence la décadence des races. Le cou, en gorge de pigeon, est d’un aspect désagréable ; mais M. Pradier l’a fait tel avec intention : il le fallait ainsi pour son effet. Les hanches et le ventre présentent des détails trop nombreux. Enfin, la draperie par derrière retombe, en tuyaux raides, avec assez de lourdeur. Je ne parle pas des fantaisies polychrômes que M. Pradier affectionne ; il y a long-temps que le bon goût en a fait justice.

La Lesbie de M. Lévèque se tord d’une façon qui, de loin, ferait croire qu’elle est conformée comme Janus, et la Laïs de M. Mathieu Meusnier a un genre de beauté qui serait fort prisé dans les harems. Comme ce n’est qu’une ébauche en plâtre, M. Meusnier a encore le temps de la réduire à des proportions plus convenables.

Mentionnous en passant deux bustes de Ballanche et d’Ampère, par M. Bonnassieux, et un buste en marbre du M. Cavelier, où cet artiste a mis le même sentiment distingué et la même habileté d’exécution que dans sa Pénélope. M. David nous avait habitués à plus de force, et l’on ne retrouve guère son talent habituel dans le buste de Saint-Just. Le caractère mou et bellâtre de cette tête ridiculement vantée est probablement cause de l’échec de M. David.

Une femme du peuple, arrêtée devant le groupe en plâtre de M. Lechesne faisait à haute voix cette judicieuse remarque, qu’il était impossible qu’un enfant happé par un oiseau de proie ne criât pas assez fort pour éveiller sa mère endormie à côté de lui. Chacun était assez de son avis. Il est fâcheux que M. Lechesne n’ait pas consulté sur ce point la première mère venue, ou même le plus simple bon sens. Le corps de la femme couchée est bien traité dans la partie supérieure, mais les deux jambes croisées forment une intersection de lignes malheureuse. Quand à l’enfant, il se débat en conscience. M. Lechesne s’adonne plus spécialement aux animaux, qui font invasion dans la sculpture comme dans la peinture. Chiens, chats, oiseaux de proie et autres menues bêtes se sont abattues sur le salon et menacent de le transformer en une ménagerie. Il y a peu de chevaux remarquables, sauf un groupe de M. Fenchères, le Cavalier arabe, destiné à la décoration du pont d’Iéna. — C’est une fougueuse imagination que celle de cette centauresse emportant en croupe son jeune amant. Le sujet surprend par son étrangeté, mais ne manque pas de charme. M. Courtet a su proportionner le type du quadrupède à la grace de la femme ; on se demande seulement l’explication du mouvement forcé avec lequel cette femme-jument attire le faune à ses lèvres.

Dans quelle catégorie placer le groupe d’Andromède de M. Fromanger ? Est-ce parmi les hommes, est-ce parmi les bêtes ? Il y a des uns et des autres. M. Fromanger annonce qu’il a voulu faire du style Louis XIV. Il y a mieux à choisir pourtant quand on veut imiter. La Chasse au renard, l’Etude de gibier, de M. Mène, sont des morceaux exécutés avec une extrême finesse. M. Mène est le Miéris de la sculpture d’animaux. Ses chiens, ses chèvres, ses chevaux, ont toutes leurs soies et tous leurs crins comptés ; leurs pattes et leurs pieds sont d’une ténuité vraiment aristocratique. J’avoue que je leur préfère de beaucoup les plâtres de M. Emmanuel Fremiet. M. Fremiet n’expose que depuis deux ans, et déjà il est l’émule, l’égal de M. Barye. M. Fremiet possède à un haut degré le coup d’œil prompt et sûr nécessaire pour saisir le mouvement des animaux, qui ne posent pas, comme on sait, et l’aptitude toute spéciale qui fait reproduire leurs allures pour ainsi dire prises à la volée. Voyez comme cette Famille de petits chats tête avec avidité, tandis que la mère, étendue sur le flanc, en quelque sorte aplatie sur le sol avec l’incomparable souplesse propre à la race féline, les surveille de côté d’un œil à moitié endormi. Ce Héron mélancolique, qui médite, le col enfoncé dans son jabot, avec tant de gravité, est un des morceaux les plus finis qui se puissent voir. M. Fremiet modèle avec précision et en même temps avec une grande largeur. Le grand Chien matador qui cherche à arracher le bandage dont on a entouré sa patte blessée est d’une grande vérité de pose et d’une fort belle exécution. Les masses sont indiquées savamment, et l’artiste sait se garder de la minutie des détails à laquelle on se laisse entraîner trop fréquemment ; c’est le défaut d’un autre sculpteur de bêtes, M. Delabrierre : le Dernier pas, Chasse au cerf, est néanmoins un morceau recommandable. Enfin, M. Vechte mérite une mention toute spéciale pour ces deux coupes en argent repoussé, qui, par le savant dessin et le fini de l’exécution, peuvent soutenir la comparaison avec tout ce que les ciseleurs florentins ont laissé de plus parfait dans ce genre.

Après avoir parcouru cette série d’ouvrages qui, s’ils ne sont pas tous également remarquables, témoignent d’une incontestable habileté de mise en œuvre, arrêtez-vous devant une petite figure en bronze qui s’annonce sous le titre de Souvenir d’enfance. Ce n’est qu’une simple tête d’étude aux cheveux chastement relevés, et qu’entoure une guirlande de roses nouée avec une gracieuse négligence, et pourtant cette tête toute petite et toute simple a un charme indéfinissable qui vous émeut et vous captive, comme l’image d’un rêve de mai depuis long-temps envolé. C’est qu’à l’attrait d’une pure exécution, condition toujours indispensable dans les arts plastiques, elle unit une sorte de beauté triste et fait naître dans l’ame du spectateur la méditation rêveuse. C’est en faisant vibrer cette corde de poésie intime que M. Gleyre obtint, on s’en souvient, son premier succès, et l’on retrouve l’empreinte d’un sentiment analogue dans tous les ouvrages de peinture et de sculpture qui ont survécu depuis quelque temps. Une passagère popularité. Le salon de 1849 contient quelques œuvres de ce genre, un bien petit nombre, cela est vrai ; mais enfin, quand il ne devrait rester de chaque exposition annuelle que deux ou trois morceaux, n’y aurait-il pas lieu de se tenir pour satisfait ? Outre le ravissant petit buste de M. Fourdrin, nous avons distingué la Pénélope de M. Cavelier, et, dans la peinture, quelques paysages, ceux de M. Corot surtout, où un heureux mélange de naturalisme et de rêverie inconnu avant notre époque engendre des beautés vraiment originales. C’est pourquoi, si en face du passé nous sommes forcés d’avouer notre infériorité et de constater dans l’art une décadence, ne faisons pas l’avenir trop désespéré. La levée de boucliers et la croisade aveugle contre la ligne et la forme, qui par momens semblent menacer de nous ramener à la barbarie, auront même un utile résultat en nous rapprochant davantage de la nature. L’étude épurée de cette mère du beau et du vrai sera toujours une source de régénération plus sûre que la reproduction, quelque parfaite qu’elle puisse être, du passé.


F. DE LAGENEVAIS.