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Revue musicale, 1859/01

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes2e période, tome 19 (p. 249-253).
REVUE MUSICALE


Enfin l’opéra des Trois Nicolas, dont l’affiche a pendant si longtemps annoncé la naissance, cet opéra-comique en trois actes, comme dit le programme, a été représenté tant bien que mal le 16 décembre de l’année qui vient de finir ; puis, comme si l’on eût été étonné d’une si grande hardiesse, on a dû suspendre pendant quinze jours encore la continuation d’un si beau succès. Ils auront mis un an peut-être à produire dans le monde ce beau chef-d’œuvre de niaiserie littéraire et de nullité musicale ! Encore leur a-t-il fallu le concours de M. Scribe, dont la main agile est venue débrouiller l’écheveau de quiproquos dans lequel ils s’étaient engagés. Et qu’on vienne se moquer après cela des pauvres librettistes italiens, dont l’imagination éperdue ne peut faire un pas sans la permission de la censure des jésuites !

De quoi s’agit-il donc dans les Trois Nicolas ? D’une historiette empruntée à la vie de Dalayrac, charmant compositeur français, qui naquit à Muret, dans le Languedoc, le 13 juin 1753. Aimant la musique avec passion, et contrarié dans ses goûts par la volonté de son père, qui voulait en faire un procureur, le jeune Dalayrac fut obligé d’aller étudier le violon par-dessus les toits. Là, en face de Dieu et de la nature, comme on disait du temps de la Nina, folle par amour, Dalayrac fit la connaissance d’une jeune pensionnaire d’un couvent voisin qui l’écoutait avec ravissement. Il en résulta un échange de petits cadeaux et de sermens de fidélité et de constance qui forme le nœud de la pièce. Dalayrac vient à Paris, entre dans les gardes de M. le comte d’Artois, et retrouve la jolie pensionnaire, ses premières amours, dans Hélène de Villepreux, qui doit épouser bientôt le vicomte d’Anglars, un ami de Dalayrac et un admirateur de sa musique. Je fais grâce au lecteur de tous les incidens, de toutes les péripéties et les invraisemblances qu’on a groupés autour de la donnée principale, qui n’existerait pas sans la verve et l’intelligence de M. Couderc, l’un des meilleurs comédiens qu’il y ait à Paris.

La musique de cet imbroglio est de M. Clapisson, qui a été rarement plus mal inspiré, lui qui compte dans ses états de service tant d’échecs et de batailles perdues ! Que dire de l’ouverture et de l’introduction, qui reproduit les petits effets de l’introduction de la Fanchonnette, moins l’entrain et la fraîcheur ? Les couplets de Trial ont été faits dix fois par tous les chansonniers de France, et il n’y a dans tout le premier acte que l’hymne des ténèbres, qui se chante dans l’abbaye de Longchamps par la bouche d’Hélène de Villepreux, avec l’accompagnement du chœur, qui est d’un bon et très heureux effet. Dans l’acte suivant, je pourrais signaler le duo de la leçon de chant que donne Trial, l’acteur de la Comédie-Italienne, à Mlle de Villepreux, s’il n’était pas d’une facture si connue, et puis le duo entre Dalayrac et le vicomte d’Anglars, qui n’est pas nouveau non plus, mais qui convient à la situation, et dont M. Couderc fait ressortir le sens drolatique placé sous ces mots :

Tant pis pour lui !

Si M. Clapisson n’avait pas été si à court d’idées musicales, aurait-il manqué, comme il l’a fait, la scène très bien ménagée du rendez-vous des trois Nicolas ? Ici le compositeur n’a aucune excuse pour ne pas avoir écrit un de ces morceaux d’ensemble qui révèlent la main exercée d’un maître. Au troisième acte, il n’y a d’intéressant que la romance d’Azémia : Aussitôt que je l’aperçois,… musique de Dalayrac, qui aurait bien dû écrire toute la partition. Eh bien ! je ne serais pas étonné cependant que l’ouvrage médiocre dont je viens de parler n’eût un certain nombre de représentations fructueuses, grâce à de certains détails de mise en scène, à de grosses balourdises qui font rire, quoi, qu’on en ait, à l’entrain de M. Couderc, et surtout à l’intérêt qui s’attache au nouveau ténor, M. Montaubry, qui s’est produit dans le rôle de Dalayrac.

Il a longtemps parcouru le monde, M. Montaubry ; après avoir traversé le Conservatoire de Paris, il s’en est allé en province, à Bordeaux, Marseille, Strasbourg, où il est resté deux ans. M. Montaubry faisait les beaux jours de Bruxelles, lorsque l’administration actuelle de L’Opéra-Comique a eu la bonne pensée de se l’attacher par un traité et 40,000 francs par an, assure-t-on. L’argent, quoi qu’on dise, importe peu dans une pareille affaire. Beaucoup penseront qu’il vaut mieux donner 40,000 francs à un artiste qui a de la voix et du talent que d’avoir à des conditions plus favorables le personnel que nous a laissé l’administration précédente du théâtre de l’Opéra-Comique. Quand on a fait la faute énorme d’échanger Mme Carvalho pour Mme Marie Cabel, on a le droit d’être modeste.

Il y aurait une jolie étude à faire sur les principaux ténors qui ont paru successivement sur le théâtre de l’Opéra-Comique depuis que ce genre modeste naquit un beau jour du vaudeville émancipé. On pourrait suivre toutes les phases par lesquelles a passé la comédie à ariettes et en caractériser le développement musical par la voix et le talent du principal ténor qui chantait le répertoire. On trouverait d’abord Cailleau, qui parut au théâtre presque en même temps que les opérettes de Duni, et dont la voix était presque aussi étendue que celle de Martin, s’il faut en croire Grétry, qui a composé pour lui plusieurs rôles. « L’étendue de la voix de Cailleau me surprit, dit Grétry dans ses mémoires ; il aurait pu chanter la taille et la basse, et c’est l’impression que m’a produite la voix de ce bon comédien, qui me fit composer le rôle du Huron dans un diapason trop élevé. » A côté de Cailleau s’éleva bientôt un artiste renommé, Clairval, qui a été le chanteur favori du théâtre de l’Opéra-Comique pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Doué d’un physique agréable et d’une voix charmante, comédien plein d’esprit et de sentiment, Clairval, qui a créé le rôle de Montauciel dans le Déserteur de Monsigny et celui de Blondel dans Richard Cœur de Lion, a été un comédien à la mode, un héros de toute sorte d’aventures galantes qu’on trouve consignées dans les mémoires du temps. Voici en quels termes Grétry parle de Clairval : « Zémire et Azor fut donné à Fontainebleau pendant l’automne de l’année 1777. Le succès fut extraordinaire. M. Clairval fut chargé du rôle d’Azor. Depuis plusieurs années, Cailleau avait été en possession des grands rôles. Clairval, par une complaisance rare, avait consacré ses talens à faire briller ceux de Cailleau en jouant à ses côtés des rôles presque accessoires. S’il me fut doux de lui confier avec l’aveu de Marmontel le principal rôle dans une pièce en quatre actes que le succès couronna, le charme qu’il répandit dans ce rôle nous récompensa largement… J’ai toujours cru que le physique charmant de cet acteur avait beaucoup contribué à l’illusion qu’il produisit dans ce rôle. » A Clairval, qui a prolongé sa carrière jusqu’en 1792, et qui est mort trois ans après, en 1795, a succédé dans la faveur du public de l’Opéra-Comique un artiste non moins agréable, je veux parler d’Elleviou. Elleviou, qui avait reçu une assez bonne éducation, ne possédait d’abord qu’une voix de basse d’un timbre sourd et d’une courte étendue. Ce n’est qu’après un long travail d’épuration que son organe se clarifia et se transforma en une jolie voix de ténor. Elleviou a débuté en 1790 par le rôle du déserteur, et jusqu’en 1813, époque de sa retraite, il a été le chanteur favori de Dalayrac, de Berton, de Nicolo, de Boïeldieu, unissant aux œuvres de ces délicieux compositeurs celles de Monsigny et de Grétry, qu’il mit à la mode pendant les premières années de ce siècle. D’une taille élégante, comédien plein de goût et de distinction, chanteur suffisant, Elleviou formait avec Martin un de ces rares assemblages de qualités diverses qui font époque dans l’histoire de l’Opéra-Comique.

À Elleviou, dont le talent facile et la grâce étaient en parfaite harmonie avec le répertoire qu’il a créé, et dans lequel la musique n’est guère qu’un élément de la fable dramatique, succède un chanteur proprement dit, d’un ordre plus élevé : nous voulons parler de M. Ponchard. Élève du Conservatoire, et particulièrement de Garat, sans contredit le plus admirable chanteur que la France ait eu, M. Ponchard, dont le physique n’était pas la qualité la plus brillante, a débuté en 1812 dans l’Ami de la Maison et le Tableau parlant de Grétry. Vocaliste distingué, excellent musicien, homme de goût et de style, M. Ponchard, à qui Garat disait un jour, assure-t-on : « Tu as du talent, mon ami, mais tu manques de génie, » n’en est pas moins le meilleur chanteur qui ait encore paru, sur le théâtre de l’Opéra-Comique. Supérieur à Martin par le goût et la sobriété du style, M. Ponchard est, avec Mme Damoreau et Mme Carvalho, le chanteur français qui représente le mieux la phase de l’opéra-comique qui a suivi l’impulsion de Rossini. Doué d’une voix charmante, comédien intelligent et plein de ressources, M. Roger renouvelle, après lui, au théâtre de l’Opéra-Comique les succès de Clairval et d’Elleviou. Il est pendant dix ans le chanteur de prédilection de M. Auber, dont il interprète très bien la musique légère et délicate, sans qu’il lui ait été donné de pouvoir s’élever, comme chanteur proprement dit, au talent de M. Ponchard. Tels ont été les prédécesseurs de M. Montaubry au théâtre où il vient de s’essayer dans les Trois Nicolas.

M. Montaubry est jeune, car à peine a-t-il trente ans. Il est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mince, élancée, bien pris dans toute sa personne, et d’une physionomie agréable. Il a l’habitude de la scène, dit le dialogue avec intelligence, et ne manque ni de chaleur, ni même d’une certaine élégance relative. La voix de M. Montaubry est un ténor élevé, ce qu’on appelait autrefois, dans l’école française, une haute-contre, d’un timbre métallique et un peu strident, qui me rappelle la voix de M. Ponchard. M. Montaubry chante avec assurance et pousse les notes de poitrine jusqu’au la au-dessus de la portée, après quoi il ajoute encore un registre de sons flûtes dits sons de fausset, qui pourrait aller, je pense, jusqu’au contre-mi. Les Italiens qualifieraient la voix de M. Montaubry de tenorino, voix blanche et toute en dehors, voix française manquant de flexibilité et de coloris. M. Montaubry, que toute sorte de liens légitimes attachent à M. Chollet, qui fut le successeur de Martin et le créateur des rôles de Zampa et du Postillon de Longjumeau, M. Montaubry rappelle fortement cet artiste distingué par la manière dont il s’élance de sa voix de poitrine aux notes supérieures, qu’il aime à suspendre en l’air pour en faire admirer la limpidité. N’abuse-t-il pas un peu de ces portamento, de cette brusque transition qui forment parfois un hiatus, d’autres diraient un hoquet, qui n’est pas toujours musical ? M. Montaubry, qui se possède toujours et ne s’emporte qu’à bon escient, caresse volontiers la phrase mélodique, prépare et termine ses phrases avec une certaine afféterie d’inflexions et de gestes qui tient un peu trop du troubadour et du chanteur de romances. Ce sont là des défauts contractés évidemment en province, que le public de Paris ne manquera pas de corriger, car M. Montaubry est un artiste sérieux, qui aspire à tenir le premier rang dans la carrière où il est entré. Un reproche qui nous paraîtrait plus grave, si nous pouvions le lui adresser en toute sûreté de conscience, ce serait celui d’être un peu monotone dans sa manière de phraser, de reproduire trop souvent les mêmes inflexions, les mêmes chatteries, oserais-je dire les mêmes bêlemens de pastoureau transi ? Je sais bien que le public de l’Opéra-Comique est fou de ces mignardises vocales, de ces sucreries du Fidèle Berger, qu’on ne lui en donne jamais assez, et que, dans les Trois Nicolas par exemple, il applaudit trente-quatre fois la même terminaison de phrase, que M. Clapisson, en galant homme qu’il est, a distribuée à tous ses personnages pour ne pas faire de jaloux.

Quoi qu’il en soit de ces critiques un peu prématurées, peut-être M. Montaubry est-il une bonne acquisition pour le théâtre de l’Opéra-Comique, qui a grand besoin de renouveler son personnel tout autant que son répertoire. Si M. Montaubry ne trompe pas les espérances qu’on peut fonder sur son avenir, il sera le continuateur agréable de ces jolis ténors de genre, comédiens intelligens, chanteurs tempérés de sensibilité bourgeoise, dont Clairval, Elleviou et M. Roger ont été les modèles. Nous n’oserions pas prédire à M. Montaubry la destinée de M. Ponchard, qui reste le meilleur chanteur qui se soit jamais produit dans le genre de l’opéra-comique.

Les concerts sont commencés. M. Vieuxtemps, qui passe l’hiver à Paris, a déjà donné trois séances de quatuor qui ont attiré à la salle Beethoven un public choisi et très zélé. Nous parlerons de ces belles séances, où M. Vieuxtemps déploie les grandes qualités de style qu’on lui connaît, en exagérant peut-être la part de sonorité qui revient au premier violon dans une causerie de quatre instrumens qui ont un droit égal à être entendus. Nous lui soumettrons aussi quelques observations sur la réserve qu’il convient aux artistes de garder vis-à-vis de la critique et de la presse. Cependant l’Opéra prépare le grand ouvrage de M. Félicien David. Au Théâtre-Lyrique, on attend, pour donner le Faust de M. Gounod, que le public veuille bien mettre un intervalle à son admiration pour la musique de Mozart, et Meyerbeer se dispose à gagner une nouvelle bataille sur la scène de l’Opéra-Comique. L’année menace donc d’être très féconde en nouveautés lyriques. Nous attendrons patiemment que Dieu accomplisse ces miracles.


P. SCUDO.