Docteur en Lettres. Thèse défendue en février 2016 : "Ecriture du fantasme chez Jean-Philippe Toussaint et Tanguy Viel : diffraction littéraire de l'identité". Groupe de recherches Dialogisme et Invention Littéraires de l'Université Catholique de Louvain (Belgique) ; centre Prospéro de l'Université Saint-Louis Bruxelles (Belgique). Address: Collège Erasme Place Blaise Pascal 1, bte L3.03.33 1348 Louvain-la-Neuve
Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentielleme... more Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentiellement féminin, peu propice aux activités intellectuelles. Nous deux de Nicole Malinconi et Ma mère à boire de Régine Vandamme usent toutefois de la puissance subversive de ce discrédit pour représenter la cuisine comme un ventre, sur lequel la mère règne, souveraine. Cet article a pour objectif d'interroger, à partir de l'inscription problématique du couple actantiel mère-fille au sein de cet espace, à la fois l'adéquation de l'une au regard des catégories socialement circonscrites de « femme » et de « mère » et la possibilité pour l'autre d’acquérir une position autonome dans le langage, libérée de l'emprise aliénante de la mère. In the contemporary imaginary the household kitchen remains an essentially female domain, inauspicious to intellectual activities. Interestingly, Nicole Malinconi in Nous deux and Régine Vandamme in Ma mère à boire use the powerful subversion of this discredit to depict the kitchen space as a maternal womb on which the mother rules sovereignly. On the basis of the problematic process of the mother-daughter relationship within this space, this article questions the (in)adequacy of the former in view of the socially confined categorisation of “woman” and “mother” and the potential acquisition for the latter of an autonomous stance within language, released from the mother’s alienated stranglehold. https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1241
Le Méridien de Greenwich, premier roman paru en 1979 sous la plume de Jean Echenoz, trace une lig... more Le Méridien de Greenwich, premier roman paru en 1979 sous la plume de Jean Echenoz, trace une ligne de partage dans le panorama littéraire français de la deuxième moitié du vingtième siècle : le texte est emblématique en ce qu'il annonce non seulement l'oeuvre romanesque d'Echenoz, mais également celle de romanciers occupés à amorcer à ses côtés ce que la critique a identifié comme le tournant des années 1980 de l'histoire littéraire française. Dès l'incipit, Le Méridien de Greenwich trouve en effet une manière ludique d'initier une réflexion métalittéraire sur la possibilité de faire récit, en se faisant la métaphore ironique du soupçon porté à l'encontre de l'esthétique réaliste à la fois par le projet avant-gardiste et par les discours de la fin. Ainsi, le « tableau » sur lequel s'ouvre le roman d'Echenoz, décrivant une crête au sommet de laquelle évoluent de façon précaire deux personnages, invite à être lu comme une entreprise de déconstruction parodique de la conception classique du personnage et de la nécessité pour le cadre spatio-temporel de former un système cohérent et vraisemblable. Toutefois, la méta-phore dénonciatrice ne se suffit pas à elle-même ; elle est aussi, ainsi que l'annonce le texte lui-même, « l'objet d'une histoire quelconque, le centre, le support ou le prétexte, peut-être, d'un récit. » L'analyse du premier chapitre du Méridien de Greenwich nous servira ainsi à évaluer la valeur esthétique et analytique d'une illusion réaliste qui se dénonce comme artifice à l'égard de la question de la narrativité, afin de démontrer comment Echenoz initie avec ce premier roman une réflexion sur la possibilité-voire la nécessité-de représenter.
La question « qui parle ? » dans les romans de l'écrivain français Tanguy Viel a tendance à être ... more La question « qui parle ? » dans les romans de l'écrivain français Tanguy Viel a tendance à être éludée par l’identification d’un narrateur homodiégétique qui est, de surcroit, le personnage principal de l'histoire. Cette réponse spontanée ne résiste toutefois pas à une lecture plus attentive de l’œuvre de cet auteur. Chez Viel, l’énonciation n’est jamais transparente, l'identification jamais unilatérale. Toute tentative pour déterminer l'identité de l'instance narratoriale met bien vite à jour les traces linguistiques d'une présence subjective autre que celle du narrateur identifié. En effet, l’univocité de la voix narrative est rapidement mise en doute par le caractère indéterminé du narrateur qui l’assume, et par le fait que celui-ci semble constamment « hanté » par d’autres voix dont l'origine demeure incertaine. Il s'agira donc de déplier progressivement cette question de l'attribution de la narration, en commençant par interroger la nature de la figure en charge de celle-ci pour, ensuite, identifier les dispositifs poétiques et narratifs déployés au service d'une telle entreprise de subversion.
Il nous faudra avant tout arrêter une image tant soit peu homogène du narrateur de Viel ; projet d’ores et déjà voué à l’échec puisque, nous le verrons, la particularité de ce narrateur est justement d’échapper à toute désignation, mais étape néanmoins primordiale afin de montrer combien l'indétermination de ce personnage protège le caractère indécidable de sa posture énonciative. Ce portrait fonctionnera tel un socle à partir duquel seront examinées les stratégies poétiques et narratives déployées par Tanguy Viel pour court-circuiter l’apparente univocité du dispositif énonciatif. Nous détaillerons ensuite les mécanismes du discours rapporté, avant de nous arrêter sur les figures de l'épanorthose et de la parataxe qui confèrent à la narration l'apparence du discours oral. Nous montrerons comment ces procédés permettent à Viel de diffracter constamment l'identité prétendument authentique du narrateur, en faisant résonner au cœur de la parole de ce dernier une pluralité de voix qui s'entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d'énonciation s'avèrent indécidables. Cette minutieuse hétérogénéisation de l'énonciation romanesque lutte contre l'idée d'un discours constitué par une voix unique : la parole du narrateur est donnée comme subjective, polyphonique, provisoire et incertaine, puisque souvent sujette à l’erreur ou à l'affabulation. Dans une perspective critique plus large, nous tâcherons de comprendre en quoi ce traitement particulier de la narration inscrit l'œuvre de Tanguy Viel au cœur d'un questionnement éminemment contemporain.
In La Vérité sur Marie, the fantasized development shaping the narrative is clearly rendered visi... more In La Vérité sur Marie, the fantasized development shaping the narrative is clearly rendered visible: the narrator confesses to using his imagination and his intimate knowledge of Mary in order to picture her relationship with a Jean-Christophe de G. in detail – he reminds it on various occasions – which he knows nothing of. The aim of this present article will, therefore, be more than merely dismantling this work of arrangement revealed by the narrator himself, but will also consist in questioning the implications of this transgression on the rightfulness that is the act of storytelling. What matters, is to effectively understand how a narrative which explicitly self-designates as a fantasy, namely one which has no pretention whatsoever in reproducing the reality of described events but on the contrary proclaiming itself as a distortion of a real it cannot miss, nevertheless inclines to create an ordinary truth.
Textyles : revue des lettres belges de langue francaise” - Vol. La littérature au prise de la photographie, no. 43, p. 51-61, 2012
Confession d’un peintre médiocre devenu faussaire de génie, dont la fille – sur le piano de laque... more Confession d’un peintre médiocre devenu faussaire de génie, dont la fille – sur le piano de laquelle trône l’unique cliché d’une mère décédée – s’efforce de devenir une soliste de talent : Excusez les fautes du copiste confronte d’emblée deux conceptions de l’art pour interroger la légitimité et la valeur de la représentation, à l’ère de la reproductibilité technique. La progressive domination des procédés de représentation modernes est en effet venue mettre à mal l’idéal d’authenticité véhiculé par la modernité tout en révélant la technicité inhérente à tout processus artistique. C’est cette mutation esthétique qu’interroge Grégoire Polet au travers de la figure du copiste. Le « génie » du faussaire n’est pas dû à l’inventivité de son travail, mais à sa maitrise parfaite des techniques picturales. La qualité de ses reproductions révèle le processus de mécanisation auquel ni l’art ni l’artiste – lui-même réduit à un pur savoir-faire – ne peuvent désormais échapper. L’illusion que son geste instaure au cœur même de la représentation déconstruit les limites entre le vrai et le faux, et interroge, par conséquent, la capacité de la fiction à produire encore une quelconque vérité. Le soupçon qui en résulte se répercute sur la littérature, au travers de la dimension métafictionnelle du témoignage écrit du faussaire, dont la fonction ne peut que mettre en doute la sincérité. Il s’agira dès lors de dégager la réponse que le roman apporte au soupçon qui pèse désormais sur la représentation.
Cet article est consacré à la mise en scène de la déliquescence de l’idéologie moderne dans la ba... more Cet article est consacré à la mise en scène de la déliquescence de l’idéologie moderne dans la bande dessinée La Tour de Benoît Peeters et François Schuiten. L’architecture de la ville imaginaire y révèle, par analogie, l’organisation sociale et le culte du progrès propres à la modernité. Sa ruine métaphorise les discours consensuels de la fin qui sanctionnent les dernières années du XXe siècle et contre lesquels Peeters et Schuiten luttent par un jeu constant de références intertextuelles. This article is devoted to the portrayal of the decline of modern ideology in the comic strip La Tour by Benoît Peeters and François Schuiten. The architecture of the imaginary town reveals, through analogy, the social organisation and the cult of progress whici are caracteristic of modernity. Its fall metaphorises the consensual discourse at the end which marks the ultimate years of twentieth century and against which the authors fight thanks to a constant interplay of intertextual references. Este artículo se dedica a la puesta en escena de la delicuescencia de la ideología moderna en el tebeo La Tour de Benoît Peeters y François Schuiten. La arquitectura de la ciudad imaginaria destaca allí, por analogía, la organización social y el culto del progreso propios de la modernidad. Su ruina hace possible la metamórfosis de los discursos consensuales de lo final que sancionan los últimos anos del siglo XX y contra los cuales Peeters y Schuiten luchan por un juego continuo de referencias intertextuales.
Textyles : revue des lettres belges de langue francaise - no. n°42, p. 145-155 , 2012
Fléchettes, football, scrabble, ping-pong, courses hippiques, billard, pétanque, échecs, bowling,... more Fléchettes, football, scrabble, ping-pong, courses hippiques, billard, pétanque, échecs, bowling, etc. : le dispositif du jeu se décline dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint sous les formes les plus variées. Lorsque le narrateur de Toussaint joue, il se départit du flegme qui le caractérise d’ordinaire pour s’investir totalement dans le jeu. Le voici qui se démène pour remporter la partie, pris soudain d’une hargne que nous ne lui connaissions pas. Cette attitude compétitive tranche avec le désintérêt insouciant qu’il manifeste habituellement pour toute interaction sociale. Comment expliquer l’antinomie entre le sérieux avec lequel ce narrateur joue et l’indolence qui distingue sa manière d’être-au-monde ?
Relief - Vol. 6, no.2 : Laurent Mauvignier et Tanguy Viel, deux auteurs d’aujourd’hui, p. 71-79, 2012
Dans Le Black Note de Tanguy Viel, le jazz est à la fois un thème qui configure la projection ide... more Dans Le Black Note de Tanguy Viel, le jazz est à la fois un thème qui configure la projection identitaire à laquelle s’identifient les actants, et un processus créatif qui travaille au coeur de l’énonciation pour dynamiter la linéarité du discours romanesque. Le présent article entreprend de décrire les effets de cette double inspiration sur l’élaboration de la voix narrative, pour interroger ce que la singularité de celle-ci implique quant à l’acte même de raconter.
Colloque international "Corps / cadre" - Les limites imposées par les bords de l’image semblent d... more Colloque international "Corps / cadre" - Les limites imposées par les bords de l’image semblent désormais se métamorphoser et même sur le point de se dissoudre. Les environnements immersifs nous projettent au-delà des limites de l’écran, la réalité augmentée nous met en contact avec différentes couches d’expérience visuelle, et les gestes de nos mains ou de nos doigts font désormais l’objet de brevets pour des interfaces à reconnaissance gestuelle. Et pourtant, le dispositif du cadre n’a jamais été aussi présent. Il est ce qui régule la puissance des regards et affecte la visibilité des corps ainsi que leur circulation dans les espaces géopolitiques, lorsque nos corps sont capturés, scannés ou contrôlés, tant par les réseaux sociaux et les applications, que par l’imagerie médicale ou par les systèmes de surveillance prenant appui sur les données biométriques.
Loin de disparaître, le cadre vient désormais franchir ou subvertir le contour de l’image, qui lui avait été assigné par la Modernité, pour devenir, voire redevenir, primordialement, geste, celui de tracer une limite virtuelle, permettant le surgissement du sens. Le mouvement de ce cadre/corps ou corps/cadre s’articule ainsi comme ce qui vient délimiter et réagencer l’environnement, en opérant une inscription ou réécriture continue de l’espace – physique, biologique, géographique – en espace esthétique et anthropologique. Ce colloque vise à interroger les relations entre corps et cadre, ainsi qu’à repenser leur reconfiguration réciproque, car penser le cadre à partir du corps, ne va pas sans penser le corps comme ce qui se définit par un mouvement au-delà de ses limites, voire par le mouvement de la limite elle-même.
La coupure du cadre est donc à explorer comme technique culturelle, puissance performative, frontière, ou encore résistance, pour questionner les limites du corps comme les régions d’une surface opaque et instable, et pour penser sa puissance marginale et subversive dans la technoculture de la transparence contemporaine. Mais ce questionnement du contemporain appelle également à une recherche transhistorique : il s’agit d’interroger, par-delà la Modernité et en deçà la codétermination du sujet et de l’œuvre, la perméabilité des rencontres entre corps et cadre, d’interroger les dispositifs en dehors de l’institution du face-à-face esthétique.
Réfléchir aux liens poreux entre corps et cadre, revient ultimement à penser ce qui se trouve aux marges, à la lisière entre le visible et l’invisible, entre l’image et le visible, aux bords du sens et du pensable.
Richir Alice, "La cuisine comme ventre" (vendredi 23/11/18) - Dans l'imaginaire contemporain, la ... more Richir Alice, "La cuisine comme ventre" (vendredi 23/11/18) - Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentiellement féminin. Dans ses murs se tient la Mère, qui règne en son sein comme coupée d'un monde à l'emprise duquel elle échappe - ne serait-ce que momentanément. Refuge, royaume du bas (par opposition aux activités du "haut", qui relèvent de l'intellect), la cuisine est à la fois un lieu de transgression - un endroit où échapper à la Loi du Père - et de transmission - on y enseigne les gestes ancestraux, on y partage les secrets. Il s'agira de montrer comment deux romancières belges contemporaines se saisissent et interrogent cette représentation de la cuisine, comme métaphore de la relation d'une enfant à l'espace maternel – et à sa fonction. La cuisine devient un ventre, à partir duquel l'enfant advient au monde. Dans Nous deux de Nicole Malinconi, la cuisine matérialise l'enfermement de la mère avec sa fille dont elle refuse de se séparer, tandis que le premier roman de Régine Vandamme, Ma mère à boire, maintient inexorablement l'enfant au seuil de la cuisine, dont lui parviennent les effluves et les saveurs à travers la porte close. Consacrée à la préparation des aliments (aux registres du manger et du boire), aux tâches ménagères (laver, repriser...), la fonction de la cuisine en fait un espace peu propice aux activités intellectuelles. De ce discrédit, il semble toutefois que ces auteures parviennent à user de la puissance subversive, interrogeant à partir de l'inscription du personnage dans l'espace cuisine ses possibilités d'avènement dans le langage et amorçant dans le même temps une réflexion sur l'écriture comme fabrique, à laquelle nous ne manquerons pas de nous intéresser.
Nous deux ne consiste pas seulement en le récit de la relation aliénante d’une mère avec son enfa... more Nous deux ne consiste pas seulement en le récit de la relation aliénante d’une mère avec son enfant et de la dégénérescence du corps de la figure maternelle. Dans ce texte, Nicole Malinconi déploie une série de procédés poétiques capables d’élaborer une représentation de la parole de la mère en tant que discours qui aspire à déjouer l’impossible congruence du langage au réel. D’une part, les mots de la mère tendent vers le statut d’objet, en vertu d’une certaine plasticité qui ferait d’eux de purs signifiants (« les mots sortent de la bouche de ma mère comme des objets » p. 13) ; d’autre part, ils s’efforcent de coller au plus près des choses du monde et du corps, pour en « montrer » les failles, les blessures, les maladies et les fonctions vitales.
Il s’agira d’étudier les implications de cette logique discursive qui confond les mots aux maux sur le couple mère-fille, en démontrant que la dynamique d’« engluement » (Lebrun) qui lie étroitement ces personnages prive l’enfant de toute possibilité d’appropriation personnelle de la chaîne signifiante. Pris dans un discours maternel qui ne laisse aucune place à l’altérité, l’enfant s’avère dénué d’une parole qui lui soit véritablement propre : le corps-à-corps avec la mère empêche le sujet humain de pénétrer dans le monde des mots (Lebrun). Seule la mise en scène de la décrépitude de la mère et in fine sa disparition, parce qu’elles ont respectivement pour effet de renverser le rapport d’autorité mère-fille et de séparer irrémédiablement ce couple en deux entités distinctes, permet à l’enfant d’advenir de manière autonome dans le langage, rendant de la sorte possible le récit. Toute artificielle qu’elle soit (Zenoni), la dichotomie corps vivant / corps parlant vient ainsi révéler le mouvement concomitant de l’écriture de Nous deux : ce n’est que lorsque la mère se met à manquer, c’est-à-dire qu’elle assume – malgré elle – son défaut signifiant, que l’enfant peut apparaître dans le récit en tant que sujet de l’énonciation (comme en atteste alors l’émergence du « je » de l’instance narrative) et, en même temps, c’est l’acte même de raconter, autrement dit de restituer la singularité du discours de la mère (par le biais de stratégies qui miment l’apparence de son parler populaire par exemple), qui autorise ce « désengluement ».
Mettre l’œuvre de l’écrivain français Tanguy Viel à l’épreuve d’un concept comme celui de « réécr... more Mettre l’œuvre de l’écrivain français Tanguy Viel à l’épreuve d’un concept comme celui de « réécriture » équivaut à jeter sur celle-ci un éclairage particulier, capable de révéler la spécificité de la trame qui organise tous ses romans. En effet, chacun de ceux-ci emprunte, par un habile jeu de calques, les archétypes du polar américain et des films noirs des années 50 : l’atmosphère romanesque, le déroulement de l’intrigue, la hiérarchie qui structure les relations entre les différents personnages, etc. reproduisent des codes actantiels maintes fois usités, que le lecteur ne peut manquer de reconnaître.
Notre exposé ne visera pas à rendre apparentes ces références, car le traitement que Viel applique à celles-ci les rend tout à fait explicites, mais à interroger la pertinence de ce travail de reprise dans le contexte romanesque contemporain. En prenant appui sur le dernier roman de l’auteur paru en mars dernier, nous montrerons que la réécriture des codes conventionnels du polar sert à Viel de « pré-texte » pour mettre en scène le processus de mise en fiction en tant tel et la manière dont le modèle générique agit sur le narrateur qui entend l'utiliser. Le véritable enjeu de La Disparition de Jim Sullivan est en effet de montrer un narrateur pris au piège de la dynamique fictionnelle qu’il a lui-même mise en place : il se révèle aliéné au modèle narratif, au détriment de son identité propre et de l’univocité de sa parole (discours équivoque, qui ne semble pas lui appartenir pleinement).
En se présentant explicitement comme réécriture d’un genre fictionnel, l’œuvre de Viel engendre une réflexion sur la place de la fiction et sur la portée de l’acte même de raconte dans le contexte contemporain. D’une part, cette hypertextualité revendiquée possède une dimension critique certaine : il s’agit de radiographier certaines tendances de la pratique romanesque d’aujourd’hui, en dénonçant les codes du modèle fictionnel dont elles s’inspirent par le biais de l’ironie. Viel opère donc bien un « retour au récit », étiquette dont on voudrait nous faire croire qu’elle colle à la peau du roman contemporain au point de devenir sa caractéristique principale, mais à une forme de récit conscient de lui-même et de ses effets. D’autre part, cette manière de faire de l’hypertextualité le moteur même de la fiction implique de rompre avec le paradigme structuraliste qui considère chaque texte comme un univers clos sur lui-même. Chez Viel, récuser l’autonomie du texte s’accompagne d’un changement de perspective quant à la figure de l’écrivain : puisque tout a déjà été dit, puisqu’un discours ne peut exister que par rapport à la somme des autres discours qui l’ont précédé, la seule manière pour le sujet de raconter revient à en passer par les mots de l’Autre, à travers une voix morcelée, équivoque et indéterminée.
Recourir au concept de « réécriture » pour aborder l’œuvre de Tanguy Viel s’avère donc riche de sens, non pas dans le but de démêler le réseau hypertextuel sur lequel repose chacun de ses romans, mais parce qu’au travers de la revendication même de son hypertextualité, cette œuvre interroge le contexte littéraire contemporain, la place du récit dans la fiction et, dès lors, la condition de la littérature francophone en tant que telle.
Considérations méthodologiques autour du recours à un concept psychanalytique pour étudier l'oeuv... more Considérations méthodologiques autour du recours à un concept psychanalytique pour étudier l'oeuvre littéraire. Etude de cas : La Vérité sur Marie, de Jean-Philippe Toussaint.
Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentielleme... more Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentiellement féminin, peu propice aux activités intellectuelles. Nous deux de Nicole Malinconi et Ma mère à boire de Régine Vandamme usent toutefois de la puissance subversive de ce discrédit pour représenter la cuisine comme un ventre, sur lequel la mère règne, souveraine. Cet article a pour objectif d'interroger, à partir de l'inscription problématique du couple actantiel mère-fille au sein de cet espace, à la fois l'adéquation de l'une au regard des catégories socialement circonscrites de « femme » et de « mère » et la possibilité pour l'autre d’acquérir une position autonome dans le langage, libérée de l'emprise aliénante de la mère. In the contemporary imaginary the household kitchen remains an essentially female domain, inauspicious to intellectual activities. Interestingly, Nicole Malinconi in Nous deux and Régine Vandamme in Ma mère à boire use the powerful subversion of this discredit to depict the kitchen space as a maternal womb on which the mother rules sovereignly. On the basis of the problematic process of the mother-daughter relationship within this space, this article questions the (in)adequacy of the former in view of the socially confined categorisation of “woman” and “mother” and the potential acquisition for the latter of an autonomous stance within language, released from the mother’s alienated stranglehold. https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1241
Le Méridien de Greenwich, premier roman paru en 1979 sous la plume de Jean Echenoz, trace une lig... more Le Méridien de Greenwich, premier roman paru en 1979 sous la plume de Jean Echenoz, trace une ligne de partage dans le panorama littéraire français de la deuxième moitié du vingtième siècle : le texte est emblématique en ce qu'il annonce non seulement l'oeuvre romanesque d'Echenoz, mais également celle de romanciers occupés à amorcer à ses côtés ce que la critique a identifié comme le tournant des années 1980 de l'histoire littéraire française. Dès l'incipit, Le Méridien de Greenwich trouve en effet une manière ludique d'initier une réflexion métalittéraire sur la possibilité de faire récit, en se faisant la métaphore ironique du soupçon porté à l'encontre de l'esthétique réaliste à la fois par le projet avant-gardiste et par les discours de la fin. Ainsi, le « tableau » sur lequel s'ouvre le roman d'Echenoz, décrivant une crête au sommet de laquelle évoluent de façon précaire deux personnages, invite à être lu comme une entreprise de déconstruction parodique de la conception classique du personnage et de la nécessité pour le cadre spatio-temporel de former un système cohérent et vraisemblable. Toutefois, la méta-phore dénonciatrice ne se suffit pas à elle-même ; elle est aussi, ainsi que l'annonce le texte lui-même, « l'objet d'une histoire quelconque, le centre, le support ou le prétexte, peut-être, d'un récit. » L'analyse du premier chapitre du Méridien de Greenwich nous servira ainsi à évaluer la valeur esthétique et analytique d'une illusion réaliste qui se dénonce comme artifice à l'égard de la question de la narrativité, afin de démontrer comment Echenoz initie avec ce premier roman une réflexion sur la possibilité-voire la nécessité-de représenter.
La question « qui parle ? » dans les romans de l'écrivain français Tanguy Viel a tendance à être ... more La question « qui parle ? » dans les romans de l'écrivain français Tanguy Viel a tendance à être éludée par l’identification d’un narrateur homodiégétique qui est, de surcroit, le personnage principal de l'histoire. Cette réponse spontanée ne résiste toutefois pas à une lecture plus attentive de l’œuvre de cet auteur. Chez Viel, l’énonciation n’est jamais transparente, l'identification jamais unilatérale. Toute tentative pour déterminer l'identité de l'instance narratoriale met bien vite à jour les traces linguistiques d'une présence subjective autre que celle du narrateur identifié. En effet, l’univocité de la voix narrative est rapidement mise en doute par le caractère indéterminé du narrateur qui l’assume, et par le fait que celui-ci semble constamment « hanté » par d’autres voix dont l'origine demeure incertaine. Il s'agira donc de déplier progressivement cette question de l'attribution de la narration, en commençant par interroger la nature de la figure en charge de celle-ci pour, ensuite, identifier les dispositifs poétiques et narratifs déployés au service d'une telle entreprise de subversion.
Il nous faudra avant tout arrêter une image tant soit peu homogène du narrateur de Viel ; projet d’ores et déjà voué à l’échec puisque, nous le verrons, la particularité de ce narrateur est justement d’échapper à toute désignation, mais étape néanmoins primordiale afin de montrer combien l'indétermination de ce personnage protège le caractère indécidable de sa posture énonciative. Ce portrait fonctionnera tel un socle à partir duquel seront examinées les stratégies poétiques et narratives déployées par Tanguy Viel pour court-circuiter l’apparente univocité du dispositif énonciatif. Nous détaillerons ensuite les mécanismes du discours rapporté, avant de nous arrêter sur les figures de l'épanorthose et de la parataxe qui confèrent à la narration l'apparence du discours oral. Nous montrerons comment ces procédés permettent à Viel de diffracter constamment l'identité prétendument authentique du narrateur, en faisant résonner au cœur de la parole de ce dernier une pluralité de voix qui s'entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d'énonciation s'avèrent indécidables. Cette minutieuse hétérogénéisation de l'énonciation romanesque lutte contre l'idée d'un discours constitué par une voix unique : la parole du narrateur est donnée comme subjective, polyphonique, provisoire et incertaine, puisque souvent sujette à l’erreur ou à l'affabulation. Dans une perspective critique plus large, nous tâcherons de comprendre en quoi ce traitement particulier de la narration inscrit l'œuvre de Tanguy Viel au cœur d'un questionnement éminemment contemporain.
In La Vérité sur Marie, the fantasized development shaping the narrative is clearly rendered visi... more In La Vérité sur Marie, the fantasized development shaping the narrative is clearly rendered visible: the narrator confesses to using his imagination and his intimate knowledge of Mary in order to picture her relationship with a Jean-Christophe de G. in detail – he reminds it on various occasions – which he knows nothing of. The aim of this present article will, therefore, be more than merely dismantling this work of arrangement revealed by the narrator himself, but will also consist in questioning the implications of this transgression on the rightfulness that is the act of storytelling. What matters, is to effectively understand how a narrative which explicitly self-designates as a fantasy, namely one which has no pretention whatsoever in reproducing the reality of described events but on the contrary proclaiming itself as a distortion of a real it cannot miss, nevertheless inclines to create an ordinary truth.
Textyles : revue des lettres belges de langue francaise” - Vol. La littérature au prise de la photographie, no. 43, p. 51-61, 2012
Confession d’un peintre médiocre devenu faussaire de génie, dont la fille – sur le piano de laque... more Confession d’un peintre médiocre devenu faussaire de génie, dont la fille – sur le piano de laquelle trône l’unique cliché d’une mère décédée – s’efforce de devenir une soliste de talent : Excusez les fautes du copiste confronte d’emblée deux conceptions de l’art pour interroger la légitimité et la valeur de la représentation, à l’ère de la reproductibilité technique. La progressive domination des procédés de représentation modernes est en effet venue mettre à mal l’idéal d’authenticité véhiculé par la modernité tout en révélant la technicité inhérente à tout processus artistique. C’est cette mutation esthétique qu’interroge Grégoire Polet au travers de la figure du copiste. Le « génie » du faussaire n’est pas dû à l’inventivité de son travail, mais à sa maitrise parfaite des techniques picturales. La qualité de ses reproductions révèle le processus de mécanisation auquel ni l’art ni l’artiste – lui-même réduit à un pur savoir-faire – ne peuvent désormais échapper. L’illusion que son geste instaure au cœur même de la représentation déconstruit les limites entre le vrai et le faux, et interroge, par conséquent, la capacité de la fiction à produire encore une quelconque vérité. Le soupçon qui en résulte se répercute sur la littérature, au travers de la dimension métafictionnelle du témoignage écrit du faussaire, dont la fonction ne peut que mettre en doute la sincérité. Il s’agira dès lors de dégager la réponse que le roman apporte au soupçon qui pèse désormais sur la représentation.
Cet article est consacré à la mise en scène de la déliquescence de l’idéologie moderne dans la ba... more Cet article est consacré à la mise en scène de la déliquescence de l’idéologie moderne dans la bande dessinée La Tour de Benoît Peeters et François Schuiten. L’architecture de la ville imaginaire y révèle, par analogie, l’organisation sociale et le culte du progrès propres à la modernité. Sa ruine métaphorise les discours consensuels de la fin qui sanctionnent les dernières années du XXe siècle et contre lesquels Peeters et Schuiten luttent par un jeu constant de références intertextuelles. This article is devoted to the portrayal of the decline of modern ideology in the comic strip La Tour by Benoît Peeters and François Schuiten. The architecture of the imaginary town reveals, through analogy, the social organisation and the cult of progress whici are caracteristic of modernity. Its fall metaphorises the consensual discourse at the end which marks the ultimate years of twentieth century and against which the authors fight thanks to a constant interplay of intertextual references. Este artículo se dedica a la puesta en escena de la delicuescencia de la ideología moderna en el tebeo La Tour de Benoît Peeters y François Schuiten. La arquitectura de la ciudad imaginaria destaca allí, por analogía, la organización social y el culto del progreso propios de la modernidad. Su ruina hace possible la metamórfosis de los discursos consensuales de lo final que sancionan los últimos anos del siglo XX y contra los cuales Peeters y Schuiten luchan por un juego continuo de referencias intertextuales.
Textyles : revue des lettres belges de langue francaise - no. n°42, p. 145-155 , 2012
Fléchettes, football, scrabble, ping-pong, courses hippiques, billard, pétanque, échecs, bowling,... more Fléchettes, football, scrabble, ping-pong, courses hippiques, billard, pétanque, échecs, bowling, etc. : le dispositif du jeu se décline dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint sous les formes les plus variées. Lorsque le narrateur de Toussaint joue, il se départit du flegme qui le caractérise d’ordinaire pour s’investir totalement dans le jeu. Le voici qui se démène pour remporter la partie, pris soudain d’une hargne que nous ne lui connaissions pas. Cette attitude compétitive tranche avec le désintérêt insouciant qu’il manifeste habituellement pour toute interaction sociale. Comment expliquer l’antinomie entre le sérieux avec lequel ce narrateur joue et l’indolence qui distingue sa manière d’être-au-monde ?
Relief - Vol. 6, no.2 : Laurent Mauvignier et Tanguy Viel, deux auteurs d’aujourd’hui, p. 71-79, 2012
Dans Le Black Note de Tanguy Viel, le jazz est à la fois un thème qui configure la projection ide... more Dans Le Black Note de Tanguy Viel, le jazz est à la fois un thème qui configure la projection identitaire à laquelle s’identifient les actants, et un processus créatif qui travaille au coeur de l’énonciation pour dynamiter la linéarité du discours romanesque. Le présent article entreprend de décrire les effets de cette double inspiration sur l’élaboration de la voix narrative, pour interroger ce que la singularité de celle-ci implique quant à l’acte même de raconter.
Colloque international "Corps / cadre" - Les limites imposées par les bords de l’image semblent d... more Colloque international "Corps / cadre" - Les limites imposées par les bords de l’image semblent désormais se métamorphoser et même sur le point de se dissoudre. Les environnements immersifs nous projettent au-delà des limites de l’écran, la réalité augmentée nous met en contact avec différentes couches d’expérience visuelle, et les gestes de nos mains ou de nos doigts font désormais l’objet de brevets pour des interfaces à reconnaissance gestuelle. Et pourtant, le dispositif du cadre n’a jamais été aussi présent. Il est ce qui régule la puissance des regards et affecte la visibilité des corps ainsi que leur circulation dans les espaces géopolitiques, lorsque nos corps sont capturés, scannés ou contrôlés, tant par les réseaux sociaux et les applications, que par l’imagerie médicale ou par les systèmes de surveillance prenant appui sur les données biométriques.
Loin de disparaître, le cadre vient désormais franchir ou subvertir le contour de l’image, qui lui avait été assigné par la Modernité, pour devenir, voire redevenir, primordialement, geste, celui de tracer une limite virtuelle, permettant le surgissement du sens. Le mouvement de ce cadre/corps ou corps/cadre s’articule ainsi comme ce qui vient délimiter et réagencer l’environnement, en opérant une inscription ou réécriture continue de l’espace – physique, biologique, géographique – en espace esthétique et anthropologique. Ce colloque vise à interroger les relations entre corps et cadre, ainsi qu’à repenser leur reconfiguration réciproque, car penser le cadre à partir du corps, ne va pas sans penser le corps comme ce qui se définit par un mouvement au-delà de ses limites, voire par le mouvement de la limite elle-même.
La coupure du cadre est donc à explorer comme technique culturelle, puissance performative, frontière, ou encore résistance, pour questionner les limites du corps comme les régions d’une surface opaque et instable, et pour penser sa puissance marginale et subversive dans la technoculture de la transparence contemporaine. Mais ce questionnement du contemporain appelle également à une recherche transhistorique : il s’agit d’interroger, par-delà la Modernité et en deçà la codétermination du sujet et de l’œuvre, la perméabilité des rencontres entre corps et cadre, d’interroger les dispositifs en dehors de l’institution du face-à-face esthétique.
Réfléchir aux liens poreux entre corps et cadre, revient ultimement à penser ce qui se trouve aux marges, à la lisière entre le visible et l’invisible, entre l’image et le visible, aux bords du sens et du pensable.
Richir Alice, "La cuisine comme ventre" (vendredi 23/11/18) - Dans l'imaginaire contemporain, la ... more Richir Alice, "La cuisine comme ventre" (vendredi 23/11/18) - Dans l'imaginaire contemporain, la cuisine de la maison familiale demeure un espace essentiellement féminin. Dans ses murs se tient la Mère, qui règne en son sein comme coupée d'un monde à l'emprise duquel elle échappe - ne serait-ce que momentanément. Refuge, royaume du bas (par opposition aux activités du "haut", qui relèvent de l'intellect), la cuisine est à la fois un lieu de transgression - un endroit où échapper à la Loi du Père - et de transmission - on y enseigne les gestes ancestraux, on y partage les secrets. Il s'agira de montrer comment deux romancières belges contemporaines se saisissent et interrogent cette représentation de la cuisine, comme métaphore de la relation d'une enfant à l'espace maternel – et à sa fonction. La cuisine devient un ventre, à partir duquel l'enfant advient au monde. Dans Nous deux de Nicole Malinconi, la cuisine matérialise l'enfermement de la mère avec sa fille dont elle refuse de se séparer, tandis que le premier roman de Régine Vandamme, Ma mère à boire, maintient inexorablement l'enfant au seuil de la cuisine, dont lui parviennent les effluves et les saveurs à travers la porte close. Consacrée à la préparation des aliments (aux registres du manger et du boire), aux tâches ménagères (laver, repriser...), la fonction de la cuisine en fait un espace peu propice aux activités intellectuelles. De ce discrédit, il semble toutefois que ces auteures parviennent à user de la puissance subversive, interrogeant à partir de l'inscription du personnage dans l'espace cuisine ses possibilités d'avènement dans le langage et amorçant dans le même temps une réflexion sur l'écriture comme fabrique, à laquelle nous ne manquerons pas de nous intéresser.
Nous deux ne consiste pas seulement en le récit de la relation aliénante d’une mère avec son enfa... more Nous deux ne consiste pas seulement en le récit de la relation aliénante d’une mère avec son enfant et de la dégénérescence du corps de la figure maternelle. Dans ce texte, Nicole Malinconi déploie une série de procédés poétiques capables d’élaborer une représentation de la parole de la mère en tant que discours qui aspire à déjouer l’impossible congruence du langage au réel. D’une part, les mots de la mère tendent vers le statut d’objet, en vertu d’une certaine plasticité qui ferait d’eux de purs signifiants (« les mots sortent de la bouche de ma mère comme des objets » p. 13) ; d’autre part, ils s’efforcent de coller au plus près des choses du monde et du corps, pour en « montrer » les failles, les blessures, les maladies et les fonctions vitales.
Il s’agira d’étudier les implications de cette logique discursive qui confond les mots aux maux sur le couple mère-fille, en démontrant que la dynamique d’« engluement » (Lebrun) qui lie étroitement ces personnages prive l’enfant de toute possibilité d’appropriation personnelle de la chaîne signifiante. Pris dans un discours maternel qui ne laisse aucune place à l’altérité, l’enfant s’avère dénué d’une parole qui lui soit véritablement propre : le corps-à-corps avec la mère empêche le sujet humain de pénétrer dans le monde des mots (Lebrun). Seule la mise en scène de la décrépitude de la mère et in fine sa disparition, parce qu’elles ont respectivement pour effet de renverser le rapport d’autorité mère-fille et de séparer irrémédiablement ce couple en deux entités distinctes, permet à l’enfant d’advenir de manière autonome dans le langage, rendant de la sorte possible le récit. Toute artificielle qu’elle soit (Zenoni), la dichotomie corps vivant / corps parlant vient ainsi révéler le mouvement concomitant de l’écriture de Nous deux : ce n’est que lorsque la mère se met à manquer, c’est-à-dire qu’elle assume – malgré elle – son défaut signifiant, que l’enfant peut apparaître dans le récit en tant que sujet de l’énonciation (comme en atteste alors l’émergence du « je » de l’instance narrative) et, en même temps, c’est l’acte même de raconter, autrement dit de restituer la singularité du discours de la mère (par le biais de stratégies qui miment l’apparence de son parler populaire par exemple), qui autorise ce « désengluement ».
Mettre l’œuvre de l’écrivain français Tanguy Viel à l’épreuve d’un concept comme celui de « réécr... more Mettre l’œuvre de l’écrivain français Tanguy Viel à l’épreuve d’un concept comme celui de « réécriture » équivaut à jeter sur celle-ci un éclairage particulier, capable de révéler la spécificité de la trame qui organise tous ses romans. En effet, chacun de ceux-ci emprunte, par un habile jeu de calques, les archétypes du polar américain et des films noirs des années 50 : l’atmosphère romanesque, le déroulement de l’intrigue, la hiérarchie qui structure les relations entre les différents personnages, etc. reproduisent des codes actantiels maintes fois usités, que le lecteur ne peut manquer de reconnaître.
Notre exposé ne visera pas à rendre apparentes ces références, car le traitement que Viel applique à celles-ci les rend tout à fait explicites, mais à interroger la pertinence de ce travail de reprise dans le contexte romanesque contemporain. En prenant appui sur le dernier roman de l’auteur paru en mars dernier, nous montrerons que la réécriture des codes conventionnels du polar sert à Viel de « pré-texte » pour mettre en scène le processus de mise en fiction en tant tel et la manière dont le modèle générique agit sur le narrateur qui entend l'utiliser. Le véritable enjeu de La Disparition de Jim Sullivan est en effet de montrer un narrateur pris au piège de la dynamique fictionnelle qu’il a lui-même mise en place : il se révèle aliéné au modèle narratif, au détriment de son identité propre et de l’univocité de sa parole (discours équivoque, qui ne semble pas lui appartenir pleinement).
En se présentant explicitement comme réécriture d’un genre fictionnel, l’œuvre de Viel engendre une réflexion sur la place de la fiction et sur la portée de l’acte même de raconte dans le contexte contemporain. D’une part, cette hypertextualité revendiquée possède une dimension critique certaine : il s’agit de radiographier certaines tendances de la pratique romanesque d’aujourd’hui, en dénonçant les codes du modèle fictionnel dont elles s’inspirent par le biais de l’ironie. Viel opère donc bien un « retour au récit », étiquette dont on voudrait nous faire croire qu’elle colle à la peau du roman contemporain au point de devenir sa caractéristique principale, mais à une forme de récit conscient de lui-même et de ses effets. D’autre part, cette manière de faire de l’hypertextualité le moteur même de la fiction implique de rompre avec le paradigme structuraliste qui considère chaque texte comme un univers clos sur lui-même. Chez Viel, récuser l’autonomie du texte s’accompagne d’un changement de perspective quant à la figure de l’écrivain : puisque tout a déjà été dit, puisqu’un discours ne peut exister que par rapport à la somme des autres discours qui l’ont précédé, la seule manière pour le sujet de raconter revient à en passer par les mots de l’Autre, à travers une voix morcelée, équivoque et indéterminée.
Recourir au concept de « réécriture » pour aborder l’œuvre de Tanguy Viel s’avère donc riche de sens, non pas dans le but de démêler le réseau hypertextuel sur lequel repose chacun de ses romans, mais parce qu’au travers de la revendication même de son hypertextualité, cette œuvre interroge le contexte littéraire contemporain, la place du récit dans la fiction et, dès lors, la condition de la littérature francophone en tant que telle.
Considérations méthodologiques autour du recours à un concept psychanalytique pour étudier l'oeuv... more Considérations méthodologiques autour du recours à un concept psychanalytique pour étudier l'oeuvre littéraire. Etude de cas : La Vérité sur Marie, de Jean-Philippe Toussaint.
La question « qui parle ? » dans les romans de l’écrivain français Tanguy Viel a tendance à être ... more La question « qui parle ? » dans les romans de l’écrivain français Tanguy Viel a tendance à être éludée par l’identification d’un narrateur homodiégétique qui est, de surcroit, le personnage principal de l’histoire. Cette réponse spontanée ne résiste toutefois pas à une lecture plus attentive de l’œuvre de cet auteur. Chez Viel, l’énonciation n’est jamais transparente, l’identification jamais unilatérale. Toute tentative pour déterminer l’identité de l’instance narratoriale met bien vite à jour les traces linguistiques d’une présence subjective autre que celle du narrateur identifié. En effet, l’univocité de la voix narrative est rapidement mise en doute par le caractère indéterminé du narrateur qui l’assume, et par le fait que celui-ci semble constamment « hanté » par d’autres voix dont l’origine demeure incertaine. Il s’agira donc de déplier progressivement cette question de l’attribution de la narration, en commençant par interroger la nature de la figure en charge de celle-ci pour, ensuite, identifier les dispositifs poétiques et narratifs déployés au service d’une telle entreprise de subversion. Il nous faudra avant tout arrêter une image tant soit peu homogène du narrateur de Viel ; projet d’ores et déjà voué à l’échec puisque, nous le verrons, la particularité de ce narrateur est justement d’échapper à toute désignation, mais étape néanmoins primordiale afin de montrer combien l’indétermination de ce personnage protège le caractère indécidable de sa posture énonciative. Ce portrait fonctionnera tel un socle à partir duquel seront examinées les stratégies poétiques et narratives déployées par Tanguy Viel pour court-circuiter l’apparente univocité du dispositif énonciatif. Nous détaillerons ensuite les mécanismes du discours rapporté, avant de nous arrêter sur les figures de l’épanorthose et de la parataxe qui confèrent à la narration l’apparence du discours oral. Nous montrerons comment ces procédés permettent à Viel de diffracter constamment l’identité prétendument authentique du narrateur, en faisant résonner au cœur de la parole de ce dernier une pluralité de voix qui s’entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d’énonciation s’avèrent indécidables. Cette minutieuse hétérogénéisation de l’énonciation romanesque lutte contre l’idée d’un discours constitué par une voix unique : la parole du narrateur est donnée comme subjective, polyphonique, provisoire et incertaine, puisque souvent sujette à l’erreur ou à l’affabulation. Dans une perspective critique plus large, nous tâcherons de comprendre en quoi ce traitement particulier de la narration inscrit l’œuvre de Tanguy Viel au cœur d’un questionnement éminemment contemporain.
Bien que son œuvre reste encore peu étudiée par la critique universitaire, nous situons volontier... more Bien que son œuvre reste encore peu étudiée par la critique universitaire, nous situons volontiers Tanguy Viel parmi les auteurs les plus significatifs de notre époque. En se réappropriant les canons romanesques traditionnels pour aussitôt les désamorcer, ses romans radiographient, au creux de l’espace de jeu que ces désajustements instaurent, le malaise contemporain que les discours de la fin ont suscité en mettant en doute l’ensemble des métarécits qui ordonnaient la vie humaine. Plus précisément, il s’agira de montrer comment la subversion de la posture énonciative mise en scène dans Le Black Note, dont l’univocité est immédiatement démentie par l’incursion de voix venues hanter la parole du narrateur, épingle l’incapacité du sujet à dire « la vérité » de son être. Ce traitement particulier de l’identité narrative donne paradoxalement lieu à une expérience du réel élaborée autour des fantasmes du sujet. C’est désormais la récurrence des constructions fantasmatiques qui impose son rythme à la narration, en rendant obsolètes les règles de progression de la fable classique et en déjouant de la sorte notre horizon de lecture. La diffraction de l’énonciation ainsi déployée sur l’ensemble du roman tâche de révéler quelque chose de l’identité du sujet tout en conservant son caractère indécidable. La confusion entre réalité et élaborations fantasmatiques que Le Black Note instaure au sein même de la diégèse ne manquera pas, enfin, d’inscrire cette démarche d’écriture au sein d’une problématique éminemment contemporaine, interrogeant la capacité de la fiction à « mettre en relief le monde » (Viel, cité par Wagner : 2005).
Depuis le début de son œuvre, le rapport qu’entretiennent les narrateurs des romans de Jean-Phili... more Depuis le début de son œuvre, le rapport qu’entretiennent les narrateurs des romans de Jean-Philippe Toussaint au temps ne va pas de soi : soumis au passage inexorable du présent, pris dans le flux d’une société qui a fait de l’éphémère sa nouvelle modalité, ils cherchent pourtant toujours à se dégager du mouvement du monde dont ils font partie intégrante. Dans ce but, ils n’engagent pas une lutte frontale avec ce temps qui leur résiste, mais appréhendent plutôt celui-ci de biais, en le contournant, de manière à “fatiguer la réalité” à laquelle ils se heurtent. Il s’agira dès lors de pointer dans le parcours littéraire de Toussaint quelques scènes révélatrices de la relation du sujet au temps – de l’impossible fuite de L’appareil-photo au sentiment de syncrétisme dans Faire l’amour, en passant par divers moments de contemplation détachée –, pour identifier dans celles-ci les stratégies narratives qui autorisent cet état d’abstraction du monde vers lequel tendent tous les narrateurs. C’est en dotant l’image littéraire de qualités purement optiques et sonores que l’auteur parvient à créer un effet de suspension temporelle, au travers duquel le narrateur accède à une certaine conscience de soi dans le monde. Inspiré par la culture cinématographique de l’image, Toussaint élabore des images-temps qui mettent en scène l’expérience intime que le protagoniste fait du monde qui l’entoure, plutôt que la manière dont il entend agir sur celui-ci. Une description visuelle aux qualités proprement cinématographiques remplace dès lors l’action motrice autour de laquelle s’organise traditionnellement la fable. D’un point de vue métafictionnel, la transposition de la « crise de l’image-action » du cinéma au roman permet à Toussaint de renouveler les potentialités de la fiction romanesque, par un travail d’épuisement des schèmes classiques du récit.
Les fantasmes du narrateur de La Réticence, ses tentatives pour voir au-delà du réel, lui renvoie... more Les fantasmes du narrateur de La Réticence, ses tentatives pour voir au-delà du réel, lui renvoient son propre défaut d’identité. Père attentionné, flâneur à l’imagination débordante, paranoïaque, voyeur, criminel ? La répétition d’un récit toujours en train de se transformer nous empêche de saisir la moindre constante de son identité. Ce mouvement de ressassement crée une impression d’ « inquiétante étrangeté » du narrateur à lui-même et aux choses qui l’entourent. Cette répétition d’un même à chaque fois nouveau est la manifestation d’un refoulé, qui surgit sous une forme autre : une forme spectrale, fantasmée. À la fois présente et absente, l’image fantasmatique devient dès lors le lieu où le sujet inscrit son propre défaut d’identité, en même temps qu’elle en diffracte infiniment toutes les potentialités.
Ces monstres qui confèrent à l'éternel féminin & à son pendant masculin un statut mythique : Mélu... more Ces monstres qui confèrent à l'éternel féminin & à son pendant masculin un statut mythique : Mélusine & Barbe-Bleue Alain Montandon, Mélusine et Barbe-Bleue. Essai de sociopoétique, Paris, Honoré Champion, 2018, 340 p., EAN13 9782745347947. 1L'essai d'Alain Montandon explore deux célèbres mythes littéraires-celui de Mélusine et celui de Barbe-Bleue-sous l'angle de la sociopoétique. L'approche, telle que Montandon la définit dès l'introduction, vise à mettre en évidence les représentations sociales qui travaillent de l'intérieur les principales réécritures des deux mythes, ces oeuvres étant dès lors étudiées pour leur capacité à refléter quelques-uns des discours propres à la culture et à l'époque qui sont les leurs. Le corpus retenu semble faire abstraction de toute frontière spatio-temporelle comme de toute limite de genre : du Moyen Âge jusqu'aux productions contemporaines, l'essayiste se penche sur diverses aires géographiques occidentales, s'intéressant tout aussi volontiers à des oeuvres romanesques que lyriques, à des réécritures théâtrales et filmiques, et même à des contes pour enfants. Le choix des deux mythes en question est justifié par le fait que tous deux ont en commun de traiter de la distinction entre les sexes et, par conséquence, de la question des identités féminine et masculine. La logique différentielle est, dans le cas de Mélusine comme dans celui de Barbe-Bleue, sous-tendue par une dynamique qui oscille entre l'attrait irrépressible pour l'autre sexe et l'effroi que suscite la découverte de sa véritable nature. Montandon présente Mélusine et Barbe-Bleue comme des figures cosmologiques monstrueuses, dont chacune incarne d'une certaine manière le double inversé de l'autre : toutes deux partagent en effet la nécessité de préserver le secret de leur monstruosité, tandis que c'est l'interrogation vis-à-vis de cette essence cachée qui motive le désir-désir de (sa)voir-qu'éprouve le sexe opposé à leur encontre. Autrement dit, l'irrésistible pouvoir d'attraction exercé par ces deux archétypes réside dans le secret qui constitue leur différence ; ils sont désirés en tant que représentations de l'Autre. La longévité des deux mythes, dont la
Salon Double, observatoire de la littérature contemporaine, 2012
Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel, Paris-Brest retrace l'histoire ... more Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel, Paris-Brest retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu'il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu'il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. Cette seconde fiction creusée au cœur même de l'univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l'écriture de Viel se nourrit. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur ré-actualisation, c'est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de l’intrigue de Paris-Brest est ambigu.
Journée de clôture séminaire jeunes chercheurs. Conférence de Bertrand Prévost autour de l'oeuvre... more Journée de clôture séminaire jeunes chercheurs. Conférence de Bertrand Prévost autour de l'oeuvre de Georges Didi-Huberman intitulée "Bifurcations", suivie d'une table ronde
La littérature et le théâtre n’ont cessé d’interroger les discours sur le corps. En première anal... more La littérature et le théâtre n’ont cessé d’interroger les discours sur le corps. En première analyse, leur domaine d’élection est celui du corps culturel, pris dans les filets du symbolique. Mais, plus fondamentalement, c’est la dialectique du corps parlant et du corps vivant que les écrivains, les poètes, les comédiens, les metteurs en scène questionnent à leur façon. Ainsi, la modernité littéraire et théâtrale s’est notamment construite sur l’utopie d’un corps vivant, elle-même condition d’un art vivant. Plus largement, on peut affirmer que la littérature et le théâtre ont toujours appréhendé le corps dans toute sa complexité, pensant l’articulation des corps pulsionnel, signifiant et imaginaire.
Or, la société contemporaine, marquée par la montée au zénith du discours de la science, a conduit à une redéfinition fondamentale du corps en touchant à la corrélation des deux corps parlant et vivant. Le discours de la science dissocie, en somme, les deux corps, au profit du corps biologique. La relation de l’humain à son corps s’en trouve modifiée : elle n’est plus rapportée au registre de l’être, mais à celui de l’avoir. Le corps est un capital à gérer au mieux ; il doit être fonctionnel et source de bien-être ; il est démontable et réparable par morceaux (greffes, prothèses…) ; autonome (à l’égard du sujet qui le « possède »), il est connaissable, non plus au travers du ressenti du sujet (du patient), mais via quelque appareillage technique (imagerie médicale…).
La question du corps est en pleine mutation, chacun en a l’intuition, mutation qui suscite les jugements de valeur les plus variés. Les sciences humaines et la philosophie tentent d’appréhender cette mutation dans toute sa complexité. Il en va de même pour la littérature et le théâtre : la question du corps et le travail des corps irriguent les démarches, aussi diverses soient-elles, des écrivains et des artistes, qui répondent chacun singulièrement à la prise du discours de la science sur les corps contemporains, soulignant aussi bien ses effets créateurs que ses dérives aliénantes.
La question de la « fin » a largement retenu l’attention de la critique ces trente dernières anné... more La question de la « fin » a largement retenu l’attention de la critique ces trente dernières années : fin de l’histoire déclarée par Fukuyama en 1992, des avant-gardes, de la modernité, des « grands récits » (Lyotard), mort du roman, et plus généralement menaces écologiques, faillite des idéologies, etc. De nombreuses études ont montré que la littérature contemporaine prenait acte de la récurrence de la question de la fin, que ce soit, entre autres, par le biais de récits spéculaires, du motif de la disparition ou du thème de l’apocalypse, autant d’éléments qui participent d’une logique que l’on peut, après Derrida et Ruffel, qualifier de spectrale. La journée portera sur les œuvres qui cherchent à radiographier ce métadiscours de la fin non pour y adhérer pleinement mais pour en questionner la pérennité et exercer dans le même temps un effet de relance."
1. Réécriture : un état de la question
Emprunt, plagiat, répétition ; reprise, variation ou tran... more 1. Réécriture : un état de la question
Emprunt, plagiat, répétition ; reprise, variation ou transformation ; dialogisme, filiation, citation, recréation ; correction, adaptation, traduction : les acceptions et sphères sémantiques que recouvre la catégorie choisie sont multiples, difficiles à circonscrire. Transhistoriques ou périodisées, ces notions en convoquent immanquablement d’autres, comme celles de l’autorité et de la propriété littéraires, du statut de l’écrivain et du lecteur, mais encore de l’intertextualité ou de la temporalité dans lesquelles l’oeuvre se trouve prise. Souvent jugé peu opératoire en raison de sa malléabilité même, échappant par définition à tout champ théorique précis, toute discipline particulière ou tradition historique déterminée, le concept de réécriture a abondamment servi de repoussoir lorsqu’il s’est agi, dans les études linguistiques et littéraires, d’étudier les processus de mise en relation, d’inscription au sein d’un réseau, d’aménagement d’une ascendance entre différents états ou statuts d’une production écrite. Nombre de travaux réalisés ces trente dernières années, dans ces mêmes disciplines et à l’étude de multiples périodes historiques, témoignent malgré tout de l’attrait qu’il conserve et de la nécessité d’en passer par son usage pour trouver un commun dénominateur aux relations dialogiques entre les textes.
2. Un projet interdisciplinaire et transhistorique autour de la réécriture
C’est ainsi de la confrontation d’approches méthodologiques, de théories et de corpus fondamentalement hétérogènes que nous pensons pouvoir faire naître, dans un projet à visée transdisciplinaire et transhistorique, tant un nouvel éclairage sociologique des valeurs et usages de la réécriture, qu’une vision élargie et cohérente de ses possibles applications en synchronie.
Le concept sera nécessairement abordé au travers de son actualisation dans le domaine littéraire. Il sera pour autant susceptible, au-delà de son strict sens de rapport d’un écrit scriptural à un autre, d’être envisagé dans une acception métaphorique et cognitive étendue, quand la source de l’opération n’est plus un objet-texte mais un contenu-énoncé qui n’a pas (encore) été mis par écrit – performance et « discours » plastique, musical ou dramatique ; lieu commun, paroles, pensées ou perceptions : autant d’objets-limites soumis au processus de l’hypertextualisation. Il serait à cet égard intéressant de dégager des similitudes entre les techniques et effets des réécritures au sens restreint et au sens large, en vue d’élaborer une
éventuelle redéfinition globale de la notion, d’entamer un nouvelle fois sa relativisation ou d’en esquisser un apport inédit à certaines approches et traditions théoriques.
Les contributions porteront sur des corpus de diverses époques (Moyen Age, Temps Modernes, Époque contemporaine), manieront différentes approches théoriques (comparatisme, rhétorique, narratologie, esthétique, linguistique énonciative, pragmatique, études de réception, etc.) et envisageront des types variés de réécriture, des plus conventionnels (emprunt, plagiat, citation, autocitation, parodie, correction, révision, traduction, etc.) aux plus singuliers (adaptation, transcodage, énonciation, représentation, etc.). Elles véhiculeront un certain nombre de problématisations autour, par exemple, des questions de la propriété et la filiation littéraires ; du discours social comme terrain privilégié et inévitable d’inscription des textes en réécriture ; de la valeur mémorielle engagée par la pratique ; du rapport qu’entretient un écrit avec la performance qui lui est liée, comme le sont la réalisation sur scène d’une pièce de théâtre ou d’un opéra et son script ou son ekphrasis.
Dans La Dormition des amants, l’idéal de fusion entre les êtres et d’amour absolu est ainsi à la ... more Dans La Dormition des amants, l’idéal de fusion entre les êtres et d’amour absolu est ainsi à la fois représenté et dénoncé pour ce qu’il est : un mythe. Qu’on n’aille toutefois pas confondre ce mythe avec celui de la complémentarité entre les sexes. Girolamo et Maria Concepcion ne rejouent pas l’histoire de Roméo et Juliette. Certes, l’amant se destine à la fin de son récit une fiole de poison qui lui permettra de rejoindre sa maîtresse, dans un cercueil qu’il a prévu suffisamment grand pour accueillir leur étreinte éternelle. Ne peut-on d’ailleurs déceler dans ce nouveau jeu intertextuel une certaine pointe d’ironie ou de sarcasme de la part de l’auteure ? Quoi qu’il en soit, l’originalité de l’amour qui unit Girolamo à Maria Concepcion réside dans la capacité de ces personnages à transcender les normes. C’est parce que ni Girolamo ni Maria Concepcion ne sont parfaitement Homme ou parfaitement Femme que Harpman organise, à partir de la rencontre de leurs incomplétudes respectives, la représentation d’un amour impossible qui tend vers un idéal d’unicité. N’en déplaise à sa fidélité au modèle du roman d’analyse ou à un niveau de langue particulièrement soutenu, le talent qu’a Harpman pour faire de la sorte déconsister les classifications inscrit résolument son œuvre dans le contemporain.
Qui se cache derrière le « Je » et ses mensonges ? Écriture du fantasme plonge au cœur de la litt... more Qui se cache derrière le « Je » et ses mensonges ? Écriture du fantasme plonge au cœur de la littérature contemporaine de langue française pour désigner comme fantasmes, au sens psychanalytique, les projections imaginaires qui peuplent les romans de Jean-Philippe Toussaint et Tanguy Viel. Prenant appui sur la définition du fantasme de Sigmund Freud et sur l’identification de sa logique par Jacques Lacan, la fiction fantasmatique est envisagée comme un moyen pour un narrateur à l’identité diffractée de faire récit. Cette nouvelle logique narrative est étudiée à la lumière des dispositifs modernes de l’image – photographie et cinéma, essentiellement –, dont Toussaint et Viel s’inspirent pour déconstruire les cadres représentatifs traditionnels et interroger le rapport entre identification et récit aujourd’hui.
Who lies behind the "I" and its deceitful nature? Écriture du fantasme delves into the heart of contemporary French-language literature to psychoanalytically designate as fantasies the imaginary projections which populate the novels of Jean-Philippe Toussaint and Tanguy Viel. Fantasized fiction is regarded as a means for a narrator with a diffracted identity to exist through the narration, based on how Sigmund Freud defined fantasy and on how Jacques Lacan deciphers its logic. This new sense of narration is studied through modern imagery devices – essentially photography and cinema. Toussaint and Viel use these as inspiration to deconstruct the traditional representative frameworks and question the current correlation between identification and narrative. Show Less
Analyse romanesque - propositions de séquences de cours - suggestions de comparaison avec d'autre... more Analyse romanesque - propositions de séquences de cours - suggestions de comparaison avec d'autres œuvres littéraires et cinématographiques
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Papers by Richir Alice
In the contemporary imaginary the household kitchen remains an essentially female domain, inauspicious to intellectual activities. Interestingly, Nicole Malinconi in Nous deux and Régine Vandamme in Ma mère à boire use the powerful subversion of this discredit to depict the kitchen space as a maternal womb on which the mother rules sovereignly. On the basis of the problematic process of the mother-daughter relationship within this space, this article questions the (in)adequacy of the former in view of the socially confined categorisation of “woman” and “mother” and the potential acquisition for the latter of an autonomous stance within language, released from the mother’s alienated stranglehold.
https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1241
Il nous faudra avant tout arrêter une image tant soit peu homogène du narrateur de Viel ; projet d’ores et déjà voué à l’échec puisque, nous le verrons, la particularité de ce narrateur est justement d’échapper à toute désignation, mais étape néanmoins primordiale afin de montrer combien l'indétermination de ce personnage protège le caractère indécidable de sa posture énonciative. Ce portrait fonctionnera tel un socle à partir duquel seront examinées les stratégies poétiques et narratives déployées par Tanguy Viel pour court-circuiter l’apparente univocité du dispositif énonciatif. Nous détaillerons ensuite les mécanismes du discours rapporté, avant de nous arrêter sur les figures de l'épanorthose et de la parataxe qui confèrent à la narration l'apparence du discours oral. Nous montrerons comment ces procédés permettent à Viel de diffracter constamment l'identité prétendument authentique du narrateur, en faisant résonner au cœur de la parole de ce dernier une pluralité de voix qui s'entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d'énonciation s'avèrent indécidables. Cette minutieuse hétérogénéisation de l'énonciation romanesque lutte contre l'idée d'un discours constitué par une voix unique : la parole du narrateur est donnée comme subjective, polyphonique, provisoire et incertaine, puisque souvent sujette à l’erreur ou à l'affabulation. Dans une perspective critique plus large, nous tâcherons de comprendre en quoi ce traitement particulier de la narration inscrit l'œuvre de Tanguy Viel au cœur d'un questionnement éminemment contemporain.
Conference Presentations by Richir Alice
Loin de disparaître, le cadre vient désormais franchir ou subvertir le contour de l’image, qui lui avait été assigné par la Modernité, pour devenir, voire redevenir, primordialement, geste, celui de tracer une limite virtuelle, permettant le surgissement du sens. Le mouvement de ce cadre/corps ou corps/cadre s’articule ainsi comme ce qui vient délimiter et réagencer l’environnement, en opérant une inscription ou réécriture continue de l’espace – physique, biologique, géographique – en espace esthétique et anthropologique. Ce colloque vise à interroger les relations entre corps et cadre, ainsi qu’à repenser leur reconfiguration réciproque, car penser le cadre à partir du corps, ne va pas sans penser le corps comme ce qui se définit par un mouvement au-delà de ses limites, voire par le mouvement de la limite elle-même.
La coupure du cadre est donc à explorer comme technique culturelle, puissance performative, frontière, ou encore résistance, pour questionner les limites du corps comme les régions d’une surface opaque et instable, et pour penser sa puissance marginale et subversive dans la technoculture de la transparence contemporaine. Mais ce questionnement du contemporain appelle également à une recherche transhistorique : il s’agit d’interroger, par-delà la Modernité et en deçà la codétermination du sujet et de l’œuvre, la perméabilité des rencontres entre corps et cadre, d’interroger les dispositifs en dehors de l’institution du face-à-face esthétique.
Réfléchir aux liens poreux entre corps et cadre, revient ultimement à penser ce qui se trouve aux marges, à la lisière entre le visible et l’invisible, entre l’image et le visible, aux bords du sens et du pensable.
Il s'agira de montrer comment deux romancières belges contemporaines se saisissent et interrogent cette représentation de la cuisine, comme métaphore de la relation d'une enfant à l'espace maternel – et à sa fonction. La cuisine devient un ventre, à partir duquel l'enfant advient au monde. Dans Nous deux de Nicole Malinconi, la cuisine matérialise l'enfermement de la mère avec sa fille dont elle refuse de se séparer, tandis que le premier roman de Régine Vandamme, Ma mère à boire, maintient inexorablement l'enfant au seuil de la cuisine, dont lui parviennent les effluves et les saveurs à travers la porte close.
Consacrée à la préparation des aliments (aux registres du manger et du boire), aux tâches ménagères (laver, repriser...), la fonction de la cuisine en fait un espace peu propice aux activités intellectuelles. De ce discrédit, il semble toutefois que ces auteures parviennent à user de la puissance subversive, interrogeant à partir de l'inscription du personnage dans l'espace cuisine ses possibilités d'avènement dans le langage et amorçant dans le même temps une réflexion sur l'écriture comme fabrique, à laquelle nous ne manquerons pas de nous intéresser.
Il s’agira d’étudier les implications de cette logique discursive qui confond les mots aux maux sur le couple mère-fille, en démontrant que la dynamique d’« engluement » (Lebrun) qui lie étroitement ces personnages prive l’enfant de toute possibilité d’appropriation personnelle de la chaîne signifiante. Pris dans un discours maternel qui ne laisse aucune place à l’altérité, l’enfant s’avère dénué d’une parole qui lui soit véritablement propre : le corps-à-corps avec la mère empêche le sujet humain de pénétrer dans le monde des mots (Lebrun). Seule la mise en scène de la décrépitude de la mère et in fine sa disparition, parce qu’elles ont respectivement pour effet de renverser le rapport d’autorité mère-fille et de séparer irrémédiablement ce couple en deux entités distinctes, permet à l’enfant d’advenir de manière autonome dans le langage, rendant de la sorte possible le récit. Toute artificielle qu’elle soit (Zenoni), la dichotomie corps vivant / corps parlant vient ainsi révéler le mouvement concomitant de l’écriture de Nous deux : ce n’est que lorsque la mère se met à manquer, c’est-à-dire qu’elle assume – malgré elle – son défaut signifiant, que l’enfant peut apparaître dans le récit en tant que sujet de l’énonciation (comme en atteste alors l’émergence du « je » de l’instance narrative) et, en même temps, c’est l’acte même de raconter, autrement dit de restituer la singularité du discours de la mère (par le biais de stratégies qui miment l’apparence de son parler populaire par exemple), qui autorise ce « désengluement ».
Notre exposé ne visera pas à rendre apparentes ces références, car le traitement que Viel applique à celles-ci les rend tout à fait explicites, mais à interroger la pertinence de ce travail de reprise dans le contexte romanesque contemporain. En prenant appui sur le dernier roman de l’auteur paru en mars dernier, nous montrerons que la réécriture des codes conventionnels du polar sert à Viel de « pré-texte » pour mettre en scène le processus de mise en fiction en tant tel et la manière dont le modèle générique agit sur le narrateur qui entend l'utiliser. Le véritable enjeu de La Disparition de Jim Sullivan est en effet de montrer un narrateur pris au piège de la dynamique fictionnelle qu’il a lui-même mise en place : il se révèle aliéné au modèle narratif, au détriment de son identité propre et de l’univocité de sa parole (discours équivoque, qui ne semble pas lui appartenir pleinement).
En se présentant explicitement comme réécriture d’un genre fictionnel, l’œuvre de Viel engendre une réflexion sur la place de la fiction et sur la portée de l’acte même de raconte dans le contexte contemporain. D’une part, cette hypertextualité revendiquée possède une dimension critique certaine : il s’agit de radiographier certaines tendances de la pratique romanesque d’aujourd’hui, en dénonçant les codes du modèle fictionnel dont elles s’inspirent par le biais de l’ironie. Viel opère donc bien un « retour au récit », étiquette dont on voudrait nous faire croire qu’elle colle à la peau du roman contemporain au point de devenir sa caractéristique principale, mais à une forme de récit conscient de lui-même et de ses effets. D’autre part, cette manière de faire de l’hypertextualité le moteur même de la fiction implique de rompre avec le paradigme structuraliste qui considère chaque texte comme un univers clos sur lui-même. Chez Viel, récuser l’autonomie du texte s’accompagne d’un changement de perspective quant à la figure de l’écrivain : puisque tout a déjà été dit, puisqu’un discours ne peut exister que par rapport à la somme des autres discours qui l’ont précédé, la seule manière pour le sujet de raconter revient à en passer par les mots de l’Autre, à travers une voix morcelée, équivoque et indéterminée.
Recourir au concept de « réécriture » pour aborder l’œuvre de Tanguy Viel s’avère donc riche de sens, non pas dans le but de démêler le réseau hypertextuel sur lequel repose chacun de ses romans, mais parce qu’au travers de la revendication même de son hypertextualité, cette œuvre interroge le contexte littéraire contemporain, la place du récit dans la fiction et, dès lors, la condition de la littérature francophone en tant que telle.
In the contemporary imaginary the household kitchen remains an essentially female domain, inauspicious to intellectual activities. Interestingly, Nicole Malinconi in Nous deux and Régine Vandamme in Ma mère à boire use the powerful subversion of this discredit to depict the kitchen space as a maternal womb on which the mother rules sovereignly. On the basis of the problematic process of the mother-daughter relationship within this space, this article questions the (in)adequacy of the former in view of the socially confined categorisation of “woman” and “mother” and the potential acquisition for the latter of an autonomous stance within language, released from the mother’s alienated stranglehold.
https://popups.uliege.be/0774-7136/index.php?id=1241
Il nous faudra avant tout arrêter une image tant soit peu homogène du narrateur de Viel ; projet d’ores et déjà voué à l’échec puisque, nous le verrons, la particularité de ce narrateur est justement d’échapper à toute désignation, mais étape néanmoins primordiale afin de montrer combien l'indétermination de ce personnage protège le caractère indécidable de sa posture énonciative. Ce portrait fonctionnera tel un socle à partir duquel seront examinées les stratégies poétiques et narratives déployées par Tanguy Viel pour court-circuiter l’apparente univocité du dispositif énonciatif. Nous détaillerons ensuite les mécanismes du discours rapporté, avant de nous arrêter sur les figures de l'épanorthose et de la parataxe qui confèrent à la narration l'apparence du discours oral. Nous montrerons comment ces procédés permettent à Viel de diffracter constamment l'identité prétendument authentique du narrateur, en faisant résonner au cœur de la parole de ce dernier une pluralité de voix qui s'entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d'énonciation s'avèrent indécidables. Cette minutieuse hétérogénéisation de l'énonciation romanesque lutte contre l'idée d'un discours constitué par une voix unique : la parole du narrateur est donnée comme subjective, polyphonique, provisoire et incertaine, puisque souvent sujette à l’erreur ou à l'affabulation. Dans une perspective critique plus large, nous tâcherons de comprendre en quoi ce traitement particulier de la narration inscrit l'œuvre de Tanguy Viel au cœur d'un questionnement éminemment contemporain.
Loin de disparaître, le cadre vient désormais franchir ou subvertir le contour de l’image, qui lui avait été assigné par la Modernité, pour devenir, voire redevenir, primordialement, geste, celui de tracer une limite virtuelle, permettant le surgissement du sens. Le mouvement de ce cadre/corps ou corps/cadre s’articule ainsi comme ce qui vient délimiter et réagencer l’environnement, en opérant une inscription ou réécriture continue de l’espace – physique, biologique, géographique – en espace esthétique et anthropologique. Ce colloque vise à interroger les relations entre corps et cadre, ainsi qu’à repenser leur reconfiguration réciproque, car penser le cadre à partir du corps, ne va pas sans penser le corps comme ce qui se définit par un mouvement au-delà de ses limites, voire par le mouvement de la limite elle-même.
La coupure du cadre est donc à explorer comme technique culturelle, puissance performative, frontière, ou encore résistance, pour questionner les limites du corps comme les régions d’une surface opaque et instable, et pour penser sa puissance marginale et subversive dans la technoculture de la transparence contemporaine. Mais ce questionnement du contemporain appelle également à une recherche transhistorique : il s’agit d’interroger, par-delà la Modernité et en deçà la codétermination du sujet et de l’œuvre, la perméabilité des rencontres entre corps et cadre, d’interroger les dispositifs en dehors de l’institution du face-à-face esthétique.
Réfléchir aux liens poreux entre corps et cadre, revient ultimement à penser ce qui se trouve aux marges, à la lisière entre le visible et l’invisible, entre l’image et le visible, aux bords du sens et du pensable.
Il s'agira de montrer comment deux romancières belges contemporaines se saisissent et interrogent cette représentation de la cuisine, comme métaphore de la relation d'une enfant à l'espace maternel – et à sa fonction. La cuisine devient un ventre, à partir duquel l'enfant advient au monde. Dans Nous deux de Nicole Malinconi, la cuisine matérialise l'enfermement de la mère avec sa fille dont elle refuse de se séparer, tandis que le premier roman de Régine Vandamme, Ma mère à boire, maintient inexorablement l'enfant au seuil de la cuisine, dont lui parviennent les effluves et les saveurs à travers la porte close.
Consacrée à la préparation des aliments (aux registres du manger et du boire), aux tâches ménagères (laver, repriser...), la fonction de la cuisine en fait un espace peu propice aux activités intellectuelles. De ce discrédit, il semble toutefois que ces auteures parviennent à user de la puissance subversive, interrogeant à partir de l'inscription du personnage dans l'espace cuisine ses possibilités d'avènement dans le langage et amorçant dans le même temps une réflexion sur l'écriture comme fabrique, à laquelle nous ne manquerons pas de nous intéresser.
Il s’agira d’étudier les implications de cette logique discursive qui confond les mots aux maux sur le couple mère-fille, en démontrant que la dynamique d’« engluement » (Lebrun) qui lie étroitement ces personnages prive l’enfant de toute possibilité d’appropriation personnelle de la chaîne signifiante. Pris dans un discours maternel qui ne laisse aucune place à l’altérité, l’enfant s’avère dénué d’une parole qui lui soit véritablement propre : le corps-à-corps avec la mère empêche le sujet humain de pénétrer dans le monde des mots (Lebrun). Seule la mise en scène de la décrépitude de la mère et in fine sa disparition, parce qu’elles ont respectivement pour effet de renverser le rapport d’autorité mère-fille et de séparer irrémédiablement ce couple en deux entités distinctes, permet à l’enfant d’advenir de manière autonome dans le langage, rendant de la sorte possible le récit. Toute artificielle qu’elle soit (Zenoni), la dichotomie corps vivant / corps parlant vient ainsi révéler le mouvement concomitant de l’écriture de Nous deux : ce n’est que lorsque la mère se met à manquer, c’est-à-dire qu’elle assume – malgré elle – son défaut signifiant, que l’enfant peut apparaître dans le récit en tant que sujet de l’énonciation (comme en atteste alors l’émergence du « je » de l’instance narrative) et, en même temps, c’est l’acte même de raconter, autrement dit de restituer la singularité du discours de la mère (par le biais de stratégies qui miment l’apparence de son parler populaire par exemple), qui autorise ce « désengluement ».
Notre exposé ne visera pas à rendre apparentes ces références, car le traitement que Viel applique à celles-ci les rend tout à fait explicites, mais à interroger la pertinence de ce travail de reprise dans le contexte romanesque contemporain. En prenant appui sur le dernier roman de l’auteur paru en mars dernier, nous montrerons que la réécriture des codes conventionnels du polar sert à Viel de « pré-texte » pour mettre en scène le processus de mise en fiction en tant tel et la manière dont le modèle générique agit sur le narrateur qui entend l'utiliser. Le véritable enjeu de La Disparition de Jim Sullivan est en effet de montrer un narrateur pris au piège de la dynamique fictionnelle qu’il a lui-même mise en place : il se révèle aliéné au modèle narratif, au détriment de son identité propre et de l’univocité de sa parole (discours équivoque, qui ne semble pas lui appartenir pleinement).
En se présentant explicitement comme réécriture d’un genre fictionnel, l’œuvre de Viel engendre une réflexion sur la place de la fiction et sur la portée de l’acte même de raconte dans le contexte contemporain. D’une part, cette hypertextualité revendiquée possède une dimension critique certaine : il s’agit de radiographier certaines tendances de la pratique romanesque d’aujourd’hui, en dénonçant les codes du modèle fictionnel dont elles s’inspirent par le biais de l’ironie. Viel opère donc bien un « retour au récit », étiquette dont on voudrait nous faire croire qu’elle colle à la peau du roman contemporain au point de devenir sa caractéristique principale, mais à une forme de récit conscient de lui-même et de ses effets. D’autre part, cette manière de faire de l’hypertextualité le moteur même de la fiction implique de rompre avec le paradigme structuraliste qui considère chaque texte comme un univers clos sur lui-même. Chez Viel, récuser l’autonomie du texte s’accompagne d’un changement de perspective quant à la figure de l’écrivain : puisque tout a déjà été dit, puisqu’un discours ne peut exister que par rapport à la somme des autres discours qui l’ont précédé, la seule manière pour le sujet de raconter revient à en passer par les mots de l’Autre, à travers une voix morcelée, équivoque et indéterminée.
Recourir au concept de « réécriture » pour aborder l’œuvre de Tanguy Viel s’avère donc riche de sens, non pas dans le but de démêler le réseau hypertextuel sur lequel repose chacun de ses romans, mais parce qu’au travers de la revendication même de son hypertextualité, cette œuvre interroge le contexte littéraire contemporain, la place du récit dans la fiction et, dès lors, la condition de la littérature francophone en tant que telle.
Or, la société contemporaine, marquée par la montée au zénith du discours de la science, a conduit à une redéfinition fondamentale du corps en touchant à la corrélation des deux corps parlant et vivant. Le discours de la science dissocie, en somme, les deux corps, au profit du corps biologique. La relation de l’humain à son corps s’en trouve modifiée : elle n’est plus rapportée au registre de l’être, mais à celui de l’avoir. Le corps est un capital à gérer au mieux ; il doit être fonctionnel et source de bien-être ; il est démontable et réparable par morceaux (greffes, prothèses…) ; autonome (à l’égard du sujet qui le « possède »), il est connaissable, non plus au travers du ressenti du sujet (du patient), mais via quelque appareillage technique (imagerie médicale…).
La question du corps est en pleine mutation, chacun en a l’intuition, mutation qui suscite les jugements de valeur les plus variés. Les sciences humaines et la philosophie tentent d’appréhender cette mutation dans toute sa complexité. Il en va de même pour la littérature et le théâtre : la question du corps et le travail des corps irriguent les démarches, aussi diverses soient-elles, des écrivains et des artistes, qui répondent chacun singulièrement à la prise du discours de la science sur les corps contemporains, soulignant aussi bien ses effets créateurs que ses dérives aliénantes.
Emprunt, plagiat, répétition ; reprise, variation ou transformation ; dialogisme, filiation, citation, recréation ; correction, adaptation, traduction : les acceptions et sphères sémantiques que recouvre la catégorie choisie sont multiples, difficiles à circonscrire. Transhistoriques ou périodisées, ces notions en convoquent immanquablement d’autres, comme celles de l’autorité et de la propriété littéraires, du statut de l’écrivain et du lecteur, mais encore de l’intertextualité ou de la temporalité dans lesquelles l’oeuvre se trouve prise. Souvent jugé peu opératoire en raison de sa malléabilité même, échappant par définition à tout champ théorique précis, toute discipline particulière ou tradition historique déterminée, le concept de réécriture a abondamment servi de repoussoir lorsqu’il s’est agi, dans les études linguistiques et littéraires, d’étudier les processus de mise en relation, d’inscription au sein d’un réseau, d’aménagement d’une ascendance entre différents états ou statuts d’une production écrite. Nombre de travaux réalisés ces trente dernières années, dans ces mêmes disciplines et à l’étude de multiples périodes historiques, témoignent malgré tout de l’attrait qu’il conserve et de la nécessité d’en passer par son usage pour trouver un commun dénominateur aux relations dialogiques entre les textes.
2. Un projet interdisciplinaire et transhistorique autour de la réécriture
C’est ainsi de la confrontation d’approches méthodologiques, de théories et de corpus fondamentalement hétérogènes que nous pensons pouvoir faire naître, dans un projet à visée transdisciplinaire et transhistorique, tant un nouvel éclairage sociologique des valeurs et usages de la réécriture, qu’une vision élargie et cohérente de ses possibles applications en synchronie.
Le concept sera nécessairement abordé au travers de son actualisation dans le domaine littéraire. Il sera pour autant susceptible, au-delà de son strict sens de rapport d’un écrit scriptural à un autre, d’être envisagé dans une acception métaphorique et cognitive étendue, quand la source de l’opération n’est plus un objet-texte mais un contenu-énoncé qui n’a pas (encore) été mis par écrit – performance et « discours » plastique, musical ou dramatique ; lieu commun, paroles, pensées ou perceptions : autant d’objets-limites soumis au processus de l’hypertextualisation. Il serait à cet égard intéressant de dégager des similitudes entre les techniques et effets des réécritures au sens restreint et au sens large, en vue d’élaborer une
éventuelle redéfinition globale de la notion, d’entamer un nouvelle fois sa relativisation ou d’en esquisser un apport inédit à certaines approches et traditions théoriques.
Les contributions porteront sur des corpus de diverses époques (Moyen Age, Temps Modernes, Époque contemporaine), manieront différentes approches théoriques (comparatisme, rhétorique, narratologie, esthétique, linguistique énonciative, pragmatique, études de réception, etc.) et envisageront des types variés de réécriture, des plus conventionnels (emprunt, plagiat, citation, autocitation, parodie, correction, révision, traduction, etc.) aux plus singuliers (adaptation, transcodage, énonciation, représentation, etc.). Elles véhiculeront un certain nombre de problématisations autour, par exemple, des questions de la propriété et la filiation littéraires ; du discours social comme terrain privilégié et inévitable d’inscription des textes en réécriture ; de la valeur mémorielle engagée par la pratique ; du rapport qu’entretient un écrit avec la performance qui lui est liée, comme le sont la réalisation sur scène d’une pièce de théâtre ou d’un opéra et son script ou son ekphrasis.
Who lies behind the "I" and its deceitful nature? Écriture du fantasme delves into the heart of contemporary French-language literature to psychoanalytically designate as fantasies the imaginary projections which populate the novels of Jean-Philippe Toussaint and Tanguy Viel. Fantasized fiction is regarded as a means for a narrator with a diffracted identity to exist through the narration, based on how Sigmund Freud defined fantasy and on how Jacques Lacan deciphers its logic. This new sense of narration is studied through modern imagery devices – essentially photography and cinema. Toussaint and Viel use these as inspiration to deconstruct the traditional representative frameworks and question the current correlation between identification and narrative. Show Less