Résumé de la thèse
(version longue)
Titre de la thèse (sciences sociales) :
« L’urgence sociale comme chronopolitique. Temporalités et justice sociale de l’assistance aux
personnes sans-abri en France depuis les années 1980 »,
Direction : Patrice Duran, Professeur à l’École normale supérieure de Cachan, Institut des sciences
sociales du politique, et Daniel Cefaï, Directeur d’études à l’EHESS, Centre d’étude des mouvements
sociaux.
Mention : Mention très honorable (les félicitations du jury à l’unanimité ne sont plus délivrées par
l’ENS Cachan mais sont précisées dans le rapport).
Jury de thèse : Patrice Duran (directeur), Daniel Cefaï (directeur), François Dubet (président), Pascale
Pichon (rapporteure), Bertrand Ravon (rapporteur), Pascale Laborier (examinatrice), Marc Bessin
(examinateur).
À partir d’une enquête de terrain de plusieurs années sur l’assistance en urgence des
personnes sans-abri depuis les années 1980 en France et surtout à Paris, ce travail analyse les
temporalités des pratiques d’aide d’urgence. Cette approche temporelle est née d’entretiens
réalisés avec des personnes sans-abri et de l’investigation ethnographique de différents sites
sur lesquels l’assistance d’urgence s’accomplit : dispositifs de proximité en contact direct
avec les personnes sans-abri (équipes mobiles, plateforme du numéro d’appel d’urgence 115,
accueils de jour, hébergements sociaux) ; bureaux où s’opère au jour le jour la gestion locale
des établissements sociaux ; administrations centrales de l’État social. La circulation entre
divers acteurs et à divers niveaux de l’action publique, ainsi que l’exploration d’archives
administratives et de thèses de médecine jusque-là inexploitées, conduit au constat que les
perspectives temporelles sont décisives dans la définition et la régulation du sans-abrisme.
Selon quelle vitesse faut-il secourir des personnes sans-abri dès lors qu’elles sont vues comme
en danger ? Comment organiser un passage de la rue à l’hébergement qui soit le plus fluide
possible pour tous les demandeurs ? Pendant combien de temps les personnes peuvent rester
dans un même hébergement d’urgence ? Ces trois temporalisations du problème public et de
ses réponses constituent les trois parties de ce travail de thèse.
Chacune a fait l’objet d’une approche nommée « chronopolitique ». Cette approche se
démarque des travaux qui font « du temps » une structure dominante qui s’impose aux
individus, en particulier lorsqu’il s’agit de l’urgence, ou de l’accélération. À partir
précisément de l’urgence sociale, il a été possible de voir comment les pratiques
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quotidiennes sont inscrites dans des temporalités qui sont diversifiées, qui font l’objet
d’une réflexivité collective et qui sont parfois au cœur d’arènes publiques. Dans une
perspective inspirée d’une sociologie pragmatiste des problèmes publics, nous avons nommé
chronopolitique le processus conduisant les temporalités du trouble de la pratique quotidienne
aux controverses dans des arènes publiques. Cette démarche temporelle invite donc à porter
attention aux temporalités qui organisent les pratiques quotidiennes comme celles qui sont
thématisées et disputées dans des arènes publiques.
La première partie porte sur la réactivité de l’urgence sociale (partie I). La réactivité
signifie que les pratiques d’aide se font avec le souci du délai existant entre l’expression du
besoin et la réponse qui y est apportée. Quelles formes prend cette réactivité en pratiques et
comment celles-ci se sont institutionnalisées, voilà l’enjeu des trois chapitres constituant la
première partie.
1) Le premier chapitre fait entrer le lecteur dans la diversité des pratiques de réactivité
observées dans plusieurs dispositifs d’urgence sociale parisienne : le service téléphonique
d’urgence « 115 », des équipes mobiles et des hébergements d’urgence. Appuyé sur des
matériaux ethnographiques recueillis principalement dans deux organismes différents, le
Samusocial et le Cœur des Haltes, ce chapitre donne à voir deux types de réactivités :
l’urgence-frénésie et l’urgence-vigilance.
L’urgence-frénésie, qui s’observe de façon privilégiée au Samusocial pendant les périodes
où il fait froid, correspond à des pratiques, appuyées sur des dispositifs d’action publique, qui
visent à raccourcir au maximum la durée entre le moment où la personne a été vue comme en
danger et celui de la proposition du secours. Ces pratiques consistent à répondre le plus
rapidement possible aux appels arrivant au 115, diligenter au plus vite des équipes mobiles
auprès des personnes repérées dans les espaces publics, rendre disponibles le plus rapidement
possible des lits d’urgence par un fonctionnement en turn-over. Cette réactivité signifie en
même temps, dans une perspective morale héritée de l’éthique médicale et humanitaire, que
toutes les personnes en détresse doivent être secourues ; ce qui a pour conséquence que la
durée de l’aide se raccourcit d’autant plus que le nombre de victimes s’accroît. Le tempo du
secours augmente alors (le nombre d’appels ou le nombre de personnes secourues par nuit ou
par semaine augmente), et les horizons temporels dans lesquels aidants comme aidés se
projettent se limitent au temps du secours matériel : la distribution de couvertures, de
nourriture ou d’un lit pour la nuit immédiate l’emporte sur la possibilité de l’écoute et du récit
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des projets de la personne aidée ou du rapport à son passé. Ces temporalités constitutives de
l’urgence-frénésie se retrouvent dans le rythme saisonnier que suit l’urgence sociale : chaque
année, au moment où les températures diminuent (moment appelé « période hivernale »), les
pouvoirs publics renforcent les aides d’urgence, pour ensuite les réduire quand les
températures remontent.
L’urgence-vigilance correspond quant à elle à une autre articulation des temporalisations
de l’aide en termes de durée, tempo, projections et rythmes. Si l’attention est toujours guidée
par le délai entre problème et réponse, elle se fait selon un rythme continu sur toute l’année
(et non pas en fonction des températures), qui cherche à s’adapter aux sursauts des besoins de
chaque individu sans-abri. Le tempo de l’aide peut s’accélérer quand la personne en exprime
le besoin (les démarches se font à une cadence plus soutenue), ou au contraire ralentir. La
durée de l’accompagnement émerge en adéquation avec les besoins de l’aidé et les possibilités
de l’aidant, elle se fait sans limite quantifiée a priori, une rencontre pouvant s’étendre sur
plusieurs heures comme sur quelques minutes, s’étalant sur plusieurs années comme sur une
soirée. Les horizons temporels sont alors beaucoup plus extensibles, l’accompagnement étant
ouvert aux incursions dans un passé plus ou moins lointain de la personne, tout comme à la
préparation de son avenir.
Si l’urgence-frénésie correspond aux situations de crises et au concept d’accélération,
l’urgence-vigilance correspond aux situations de veille et au concept de tendance à la
réactivité. Durée, tempo, projection et rythme s’articulent de manières différentes dans
ces deux façons typifiées de pratiquer une aide réactive auprès des personnes sans-abri.
Ces deux types de réactivité cohabitent dans les pratiques dites d’urgence sociale, et cette
différence s’explique par deux histoires en partie indépendantes. Ce sont ces deux histoires
que racontent les deux chapitres qui suivent : le chapitre 2 raconte comment s’est
institutionnalisé le rythme saisonnier de l’urgence-frénésie, le chapitre 3 montre comment a
émergé et s’est consolidé le rythme continu de l’urgence-vigilance.
2) Le chapitre 2 revient sur l’histoire du rythme saisonnier caractéristique de
l’urgence sociale. Celle-ci est apparue comme politique au début des années 1980 et a alterné
depuis entre des moments forts pendant les « périodes hivernales » et des moments faibles
pendant les « périodes estivales ». Ce rythme régulier et binaire s’explique par l’importance
accordée au froid des pauvres par les autorités publiques et les associations, au point que
celui-ci est devenu un problème public à part entière. Dans le cas du sans-abrisme, il est
directement lié à la publicité de morts de personnes de la rue. Cette histoire étant méconnue,
j’ai eu recours à un matériau varié pour essayer de lui donner une ligne claire : rapports
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officiels, travaux d’historiens, mais aussi des entretiens avec des administrateurs de l’État
social et quelques archives administratives. L’enquête historique est ici institutionnelle et
extensive, au sens où elle donne à lire un panorama sur le problème public plus qu’une
analyse intensive qui aurait recoupé de nombreuses sources.
L’enquête propose une chronologie du froid des pauvres comme problème public. Si
cette dimension est problématisée au niveau local depuis au moins la fin du 19ème siècle (dans
la presse, dans les archives des hôpitaux ou dans certains récits, ironiques, de vagabonds de
l’époque), elle s’affirme comme une responsabilité de l’État en février 1954 avec la mort d’un
enfant et sa reprise dans les médias par l’Abbé Pierre sous la forme de « l’insurrection de la
bonté », dont la conséquence est l’institutionnalisation dans la loi de 1956 de la « trêve
hivernale » (impossibilité pour les propriétaires d’exclure de leur logement les locataires entre
le 1er novembre et le 31 mars). Un deuxième moment important dans ce processus
d’institutionnalisation est l’hiver 1983. Celui-ci apparaît au confluent de deux processus : les
associations interpellent les mairies et les services déconcentrés de l’État en raison de la forte
demande à laquelle elles doivent faire face ; les États européens élaborent des programmes de
lutte contre la pauvreté et la précarité depuis le milieu des années 1970. Émerge alors le
premier plan d’urgence hivernale de lutte contre la pauvreté et la précarité. Il sera répété tous
les ans pendant les années 1980. Ces plans constituent un véritable laboratoire des piliers de
l’assistance moderne, puisqu’ils donneront naissance au renforcement des aides médicales
pour les pauvres (préfigurant le mouvement vers la CMU), au RMI, au droit au logement pour
les personnes défavorisées. L’institutionnalisation de dispositifs d’urgence sociale dédiés aux
personnes sans-abri, en vue de les secourir des dangers du froid, se fait au cours du troisième
moment important de cette histoire, appelé le « tournant de réactivité », qui commence en
1991 et qui s’achève avec la loi de lutte contre les exclusions de juillet 1998. Face à une forte
médiatisation de « morts dans la rue », les pouvoirs publics répondent en favorisant des
équipes mobiles allant à la rencontre des personnes sans-abri dans les espaces publics et des
dispositifs de SAMU social fonctionnant sur le modèle du SAMU médical.
Cette histoire est traversée de controverses autour de la nécessité ou non de contraindre les
personnes vagabondes à être hébergées. Cette pratique est en effet héritée de la sanction du
délit de vagabondage, inscrit dans le Code pénal napoléonien en 1810 et enlevé du Nouveau
Code pénal de 1994. Ce chapitre s’achève alors sur le compte-rendu d’une participation
observante de la dernière controverse en date qui a éclaté autour de la forme de réactivité à
adopter à l’occasion d’une forte médiatisation de morts de sans-abri dans le bois de
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Vincennes, à l’automne 2008. Cette dispute dans l’arène publique a vu l’emporter, jusqu'à
aujourd’hui, le respect du libre consentement de la personne sur sa mise à l’abri obligatoire.
3) Le chapitre 3 raconte un autre pan de l’histoire de la réactivité d’urgence sociale.
Cette histoire ne conduit pas au rythme discontinu et saisonnier de l’urgence-frénésie
mais au rythme continu de l’urgence-vigilance. Celle-ci est en effet devenue au cours des
années 1990 un ensemble de dispositifs qui existent en continu sur toute l’année. La
problématisation qui a amené à monter des dispositifs réactifs non pas seulement quand il fait
froid mais tout au long de l’année relève de la médicalisation du vagabondage. Au milieu des
années 1980, un médecin œuvrant au centre d’hébergement de Nanterre a ausculté des
vagabonds et a constaté leur état de dégradation non seulement physique mais aussi moral et
psychique. Il en a conclu à la nécessité de réduire le plus possible la durée de la vie passée à la
rue sans aide socio-sanitaire organisée. Cette enquête pionnière en la matière sera reprise par
d’autres médecins, psychanalystes, psychiatres qui élaboreront de façon variée le « syndrome
de désocialisation », selon lequel les personnes perdent progressivement leurs repères spatiotemporels et même humains à force de vivre dans la rue. Ainsi est problématisé le
vagabondage en termes de danger de dégradation humaine et est justifié le montage de
secours réactifs fonctionnant en continu sur toute l’année. L’enquête s’appuie principalement
sur des travaux de médecins, qu’ils aient été publiés ou qu’ils soient restés à l’état de thèses
de médecine non publiées mais aussi de courriers d’associations adressés aux pouvoirs
publics pour justifier l’organisation de secours réactifs pendant toute l’année en s’appuyant
sur des savoirs cliniques de psychologie sociale.
L’urgence sociale ne peut donc pas se limiter à une pensée de l’accélération alimentée par
des processus structurels ; ses temporalités sont bien plus complexes, et l’analyse des
pratiques de réactivité et de leurs histoires le montre. Les pratiques de réactivité s’inscrivent
dans une multiplicité, prise entre le type de l’urgence-frénésie et le type de l’urgencevigilance. Si l’urgence-frénésie correspond au type de l’accélération, elle ne s’explique pas
par des mécanismes structurels mais par un processus historique précis par lequel le souci
pour le froid des pauvres s’est institutionnalisé selon un rythme saisonnier. L’urgencevigilance conduit, sur un plan théorique, à dissocier urgence et vitesse d’action, pour
souligner les pratiques de veille, d’attention et plus globalement de mise en disposition à la
réactivité. Elle souligne également les effets politiques de la médicalisation du problème
social du vagabondage.
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La deuxième partie aborde l’organisation de la trajectoire des individus de la rue vers
l’hébergement, première marche de ce que les acteurs appellent « le modèle en
escalier ». L’aide d’urgence ne constitue en effet qu’une étape dans un parcours censé
conduire les personnes de la rue vers un logement dit « autonome », dans lequel elles n’auront
plus de lien avec les institutions d’aide sociale. Après la rue et l’urgence, doit venir
l’hébergement dit d’insertion, préparant lui-même à un logement dit d’« insertion », préparant
lui-même à un logement dit « de droit commun » (ou « autonome »). Le secours d’urgence est
ainsi pris dans une temporalisation plus vaste, celle d’un parcours institutionnel d’insertion.
Cette temporalisation est appréhendée par le prisme des principes et des pratiques de justice
distributive, et plus particulièrement l’inconditionnalité de l’aide (partie II).
L’inconditionnalité, en tant que principe de l’assistance, signifie deux choses distinctes.
D’une part, elle désigne une cible indéterminée, si ce n’est par l’expression du besoin.
Autrement dit, les personnes bénéficient de l’aide non pas à condition de respecter tel ou tel
critère (âge, ressources financières, nationalité, régularité du séjour, niveau de handicap ou de
dépendance mesuré par des grilles d’évaluation etc.), mais à condition d’en exprimer le
besoin. D’autre part, l’inconditionnalité désigne l’absence de contreparties que le bénéficiaire
doit accomplir en échange de l’aide qu’il reçoit. En particulier, les aides d’urgence, destinées
à des personnes vues comme en détresse donc en danger et en faible capacité d’action, se font
sans signature de contrat ou sans participation financière. Ce principe d’aide apparaît en
décalage avec les tendances à l’activation et au renforcement des contreparties des aides
sociales.
4) Le chapitre 4 montre comment l’inconditionnalité est devenue une règle de droit
au sein de l’urgence sociale institutionnalisée. Pour les mêmes raisons que pour le
chapitre 2, l’objectif est moins de livrer une analyse historique intensive de moments clefs,
que de raconter à grands traits une histoire encore mal connue. Je m’appuie donc sur une
diversité de sources : rapports officiels, prises de position publiques des associations,
ouvrages publiés, mais aussi entretiens avec des administrateurs de l’État social et archives de
notes administratives internes.
L’histoire de principe d’aide n’est ni linéaire ni continue. Des pratiques d’aide
inconditionnelle sont décrites à l’époque médiévale mais elles refluent avec la distinction
théologique entre « bons » et « mauvais » pauvres. Les aides inconditionnelles refont
cependant surface à la fin du 19ème siècle en Europe, et notamment en 1872 pour la France,
sous la forme des premiers « asiles de nuit » ouverts à toutes et tous pour satisfaire « les
besoins urgents ». Elles seront constamment critiquées par les tenants de « l’assistance par le
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travail » et de la distinction entre « indigents invalides » (méritant assistance sans
contrepartie) et « pauvres valides » (devant fournir une activité en échange de l’aide qu’ils
reçoivent).
Cette tension se repère dans l’évolution des critères d’éligibilité dans les centres
d’hébergements sociaux, institutionnalisés au milieu des années 1950. Cette histoire est
largement méconnue, mais depuis simplement les évolutions réglementaires, elle montre une
tendance continue vers l’élargissement des critères d’accueil : au milieu des années 1950, ces
hébergements se font en échange de démarches ou de travaux et sont destinés à des cibles
précises (femmes en danger de prostitution, sortants de prison et d’hôpitaux psychiatriques,
vagabonds condamnés à la prison mais reclassables par le travail) mais ils sont accessibles
sans précision aucune sur les seuils de ressources économiques. La loi suivante qui organise le
secteur des hébergements sociaux (1974) élargit plus encore les critères d’accès, en
supprimant les cibles traditionnelles de l’assistance et en destinant ces centres aux « personnes
en difficultés économiques et sociales ».
Avec les plans d’urgence des années 1980, les asiles de nuit reçoivent l’aide financière de
l’État pour devenir des hébergements d’urgence. L’inconditionnalité de l’accueil va alors
connaître une légitimation croissante. Le tournant se fait particulièrement entre 1996 et 2007,
avec l’arrivée à l’agenda du « problème » des demandeurs d’asile, conséquence des
restrictions dans la politique migratoire vis-à-vis notamment des réfugiés. Les archives
administratives consultées montrent le rôle en coulisses de chargés de mission et de
responsables de bureaux qui incitent leurs hiérarchies aux cabinets ministériels à adopter
l’inconditionnalité. Mais si ce principe de l’inconditionnalité, notamment pour l’accès à
l’hébergement d’urgence, est reconnu par le Conseil d’État comme un principe à valeur
constitutionnelle depuis février 2012, il n’est que peu revendiqué par l’étape suivante,
l’hébergement d’insertion. Le « modèle en escalier » est ainsi bloqué à l’étage de l’urgence.
5) Le chapitre 5 examine alors de façon ethnographique les expériences et les
pratiques de l’aide inconditionnelle depuis le point de vue des aidants, et en particulier
des intervenants sociaux du 115 amenés à trier entre les demandes de places
d’hébergement d’urgence. Lors de leur formation, l’inconditionnalité est définie par leurs
responsables en double opposition à la charité et à la distribution automatique : elle doit se
faire par un ajustement de la distribution non seulement au cas singulier mais aussi au
contexte de rareté à l’instant « t ». L’inconditionnalité pratique est toujours une
inconditionnalité limitée, mais tout l’intérêt est de voir comment varient ces limites selon les
situations et comment elles peuvent s’expliquer. L’observation des pratiques des
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permanenciers du 115 donne à voir deux types de critères : les critères liés au temps et les
critères liés à la situation de la personne. Les attributions des permanenciers vont ainsi varier
avec le moment de l’appel (la quantité des ressources comme le nombre des appels étant les
plus importants le matin à 7 heures et le soir autour de 18 heures) et en fonction de la durée
récemment passée à la rue (si celle-ci est importante, la personne voit ses chances d’avoir une
place augmenter). Les critères liés à la situation donnent à voir une priorité accordée aux
personnes sans-papiers avec des problèmes sanitaires. Mais en l’absence d’analyses
quantitatives, ces critères ont été observés dans leur accomplissement, et non pour établir une
hiérarchie des priorités effectivement établie par les pratiques des permanenciers au cours du
temps. Il reste que ces critères montrent que les intervenants du 115 doivent faire face à une
rareté des places, et le chapitre se termine sur deux pistes explicatives de cette rareté, à deux
niveaux différents de l’action publique. D’une part, au niveau de l’État central, tant les
administrations que le ministère insistent sur les risques d’ « appel d’air » que peut engendrer
la combinaison d’une aide à la fois inconditionnelle et quantitativement suffisante, la crainte
étant que les ménages précaires, migrants ou mal-logés ne quittent leurs logements pour
demander des hébergements. D’autre part, les gestionnaires de centres d’hébergements, grâce
notamment aux « projets
d’établissement », pratiquent des ciblages afin d’éviter de
« déséquilibrer leurs structures » et de n’accueillir que les situations les plus difficiles
(troubles psychologiques, problèmes d’addiction, situations irrégulière de séjour). Ces
pratiques ne montrent pas que l’inconditionnalité n’existe pas, mais qu’au contraire, elle est si
bien implantée dans la culture publique de l’hébergement d’urgence que certains acteurs
s’efforcent d’en cantonner la portée.
La troisième partie aborde une dernière pratique problématisée par les protagonistes
de l’urgence sociale : la durée de séjour en hébergement. Il permet ainsi de
diagnostiquer deux types de chronopolitiques qui traversent l’urgence sociale : une
chronopolitique ponctualiste et une chronopolitique stabilisatrice (partie III).
6) Le chapitre 6 expose le fonctionnement temporel des hébergements d’urgence et la
diversité des réactions des personnes sans-abri qu’il provoque. Dans l’ensemble des
hébergements sociaux, les centres d’urgence sont caractérisés par des durées de séjour et
l’obligation de quitter son lit le matin, avec une redistribution des places le soir. Les
personnes n’ont pas accès à un habitat durable. Ces durées imposent un tempo d’habitat très
élevé : les sans-abri sont parfois contraints de déménager jusqu’à 7 fois dans une même
semaine. Ces durées conduisent à un rythme d’habitat très morcelé, la continuité d’une
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expérience de repos dans un espace approprié étant rendue impossible. La conséquence en est
que certaines personnes sans-abri ne parviennent plus à se projeter dans l’avenir, chaque
journée étant remplie de démarches pour satisfaire les besoins essentiels que sont la faim,
l’hygiène et la possibilité d’avoir un toit pour la nuit. C’est ce que nous avons appelé une
chronopolitique ponctualiste. Deux causes principales expliquent ce fonctionnement typique
de l’urgence-frénésie : la rareté des places associée à la justice sociale de l’inconditionnalité
(toutes les détresses étant légitimes, il faut bien partager temporellement le bien rare) ; la
crainte d’une accoutumance à la vie d’assisté en hébergement (ce que des recherches anglosaxonnes nomment shelterization, à partir du mot shelter qui signifie hébergement). Certains
gestionnaires de centres et certains intervenants sociaux rencontrés disent explicitement que
les courtes durées sont bénéfiques pour les personnes, en cela qu’elles les conduisent à « se
bouger ». La justification de l’activation est ici explicite, même si elle n’est pas le seul motif
de ce mode de fonctionnement. L’élément important est qu’une réflexivité publique porte
explicitement sur cette temporalité, et c’est en cela que nous parlons de chronopolitique.
Sont alors abordées, à partir d’une série d’entretiens avec des personnes sans-abri, les
diverses réactions possibles à ce fonctionnement. Certaines essayent de contourner la règle, en
faisant en sorte de faire durer leur séjour plus longtemps. Des tactiques d’antijeu sont
observables, quand par exemple les personnes font semblant de perdre leurs papiers d’identité
pour avoir des démarches à faire et obtenir ainsi une prolongation par leur assistante sociale.
Certaines essayent malgré tout de « se réinsérer » en jouant le jeu de la chronopolitique
ponctualiste, pour pouvoir négocier l’accès à un hébergement de meilleure qualité (dit de
« réinsertion sociale »). Ils suivent ainsi le modèle institutionnalisé par étapes (nommé
« modèle en escalier » par les experts du secteur), qui consiste à suivre un parcours conduisant
de la rue à un logement autonome en passant par diverses étapes, de plus en plus exigeantes
en termes de projets, de démarches et de modes de vie (notamment en ce qui concerne les
addictions). Certains prennent leurs habitudes et font de ces temporalités de l’urgence un style
de vie. Ils se familiarisent avec les différents centres, les différents intervenants, les différents
hébergés ; ils deviennent des habitués. Certains en viennent pourtant à se lasser, à se
décourager, à être dégoûtés de ce mode de fonctionnement ponctuel, et mettent à distance
l’institution en se débrouillant ailleurs par l’aménagement d’un espace de vie dans les espaces
publics, dans les bois, dans des friches urbaines. Entre aménagements et négociations pour
s’en sortir en utilisant les ressources de l’institution, adoption d’un style de vie à part entière
ou débrouille hors institutions qui conduit à un usage ponctuel des hébergements, les réactions
au fonctionnement ponctuel sont diversifiées.
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7) Le chapitre 7 aborde un moment important dans l’histoire récente du sansabrisme : le passage d’une chronopolitique ponctualiste à une chronopolitique adossée à
un souci de continuité (2005-2010), appelée chronopolitique stabilisatrice. Ce passage se
voit dans trois processus : l’instauration de nouvelles règles concernant la durée de séjour ; la
négociation de règles budgétaires de moyen terme ; la reconnaissance des sans-abri comme
participant à l’élaboration de l’action publique.
L’effort collectif, visible entre la fin des années 1990 et la première décennie des
années 2000, accomplir pour sortir du fonctionnement ponctuel et morcelé des hébergements
d’urgence est observable en suivant la succession, non linéaire, des enquêtes, des notes
administratives, des comptes-rendus de réunions, des projets expérimentaux qui pointent les
conséquences négatives de cette chronopolitique ponctualiste sur les personnes sans-abri. Une
diversité d’acteurs forment un public soucieux d’une amélioration de ces centres, en
particulier de leur fonctionnement temporel : personnes sans-abri qui refusent de quitter des
centres à la fin de la durée de leur séjour, militants associatifs du DAL qui les soutiennent,
travailleurs sociaux et dirigeants associatifs qui proposent de nouveaux types de centres,
administrateurs présents depuis longtemps, hauts fonctionnaires sensibilisés par des
connaissances personnelles.
La réflexivité sur les conséquences de la chronopolitique ponctualiste passe par de
multiples canaux et prend la forme d’une arène publique conflictuelle entre 2005 et 2007 :
Médecins du monde puis les Enfants de Don Quichotte distribuent des tentes et établissent des
campements dans les espaces publics de Paris (place de la Bastille, canal Saint-Martin) pour
demander une amélioration du traitement institutionnel des sans-abri. C’est ainsi que dans la
panique et la fenêtre d’opportunité des élections présidentielles sont prises le 5 mars 2007 des
mesures juridiques ayant une grande portée : outre le vote de la procédure d’opposabilité du
logement, l’article 4 de la loi instaure un « principe de continuité » censé garantir aux
personnes hébergées dans un abri d’urgence la possibilité d’y séjourner tant qu’elles ne se
sont pas vues attribuer un hébergement de longue durée. Un renversement est perceptible dans
cette évolution juridique : ce n’est plus aux individus à s’adapter au fonctionnement temporel
imposé par les hébergements, c’est aux hébergements de se synchroniser avec les besoins des
individus.
Cette nouvelle perspective temporelle, appelée chronopolitique stabilisatrice, se manifeste
dans une nouvelle configuration des acteurs : d’un côté les associations créent un Collectif des
associations unies pour fournir un effort soutenu de vigilance vis-à-vis des engagements des
pouvoirs publics ; de l’autre se crée une instance de coordination nationale de la politique de
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lutte contre le sans-abrisme, la Délégation interministérielle à l’hébergement et au logement
des sans-abri et des mal-logés (DIHAL), directement rattaché au Premier ministre. C’est dans
ce nouveau cadre que se font des négociations budgétaires à moyen terme, pour réorganiser le
mode de financement des hébergements d’urgence. Il s’agit de ne plus faire des financements
par subventions saisonnières mais de financer l’ouverture continue de places pérennes tout au
long de l’année.
Enfin une forme de « ralentissement » s’observe dans la reconnaissance des sans-abri
comme participants légitimes à l’élaboration de l’action publique. Sur financement de la
DIHAL se monte un organisme de participation des personnes sans-abri, animée par l’Armée
du Salut et nommée le Conseil consultatif des personnes accueillies (CCPA). Les effets de
cette institutionnalisation sont divers : la prise en compte de la parole des représentants du
CCPA par les administrations est très limitée mais la dynamique existe (l’instance existe
encore quatre ans après, réunissant près de 80 membres) et a des conséquences en termes de
reconnaissance et d’expérience de la citoyenneté sur certains de ses membres les plus actifs.
Les réponses au sans-abrisme s’inscrivent dans une nouvelle perspective temporelle de
stabilisation.
8) Le chapitre 8, le dernier chapitre, évalue la place et les effets de cette nouvelle
chronopolitique stabilisatrice dans l’action publique d’aide aux personnes sans-abri. Elle
montre qu’en nombre de places offertes, les pratiques de la limitation des durées de séjour
sont certes moins dominantes qu’avant mais elles se poursuivent encore. L’enquête s’intéresse
surtout aux expériences des intervenants sociaux travaillant dans des centres à durée de séjour
allongée, nommés « centres de stabilisation ». La conclusion en est que les hébergés peuvent
y jouir d’une possibilité d’habiter limitée par les contraintes de la vie collective, et que les
intervenants sociaux oscillent entre plaisir de voir des personnes s’épanouir et désarroi
concernant leur place et leur rôle dans ces habitats. Les tensions observées dans ces pratiques
d’accompagnement au long cours interrogent sur la signification politique et morale d’une
durée de séjour indéterminée dans des habitats institutionnels qui ne sont pas des logements.
Ces pratiques sont-elles alors des pistes conduisant à un droit inconditionnel à habiter ? C’est
toute la question des leçons politiques et morales de l’urgence sociale que j’aborderai dans la
conclusion générale.
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Ce travail a produit trois résultats principaux.
D’abord, dans la perspective de la monographie d’une action publique, il a permis de
déconstruire la catégorie d’urgence sociale en distinguant trois orientations temporelles et
morales centrales : la réactivité, le parcours de la rue à un hébergement d’urgence, la durée de
séjour. La conséquence en est la suivante : quand on parle d’urgence sociale, ce cadre
d’analyse peut aider à préciser de quelle dimension de la pratique il est question.
Ensuite, dans le domaine d’une sociologie des temporalités, il ouvre vers une
conceptualisation en termes de chronopolitique. Ce concept est une perspective d’analyse
qui invite à observer les temporalités non pas comme des structures dominantes, elles sont
prises dans une réflexivité collective partagée par les intervenants de l’aide d’urgence, que ce
soit la vitesse de réaction aux dangers encourus par les personnes à la rue (la réactivité), la
fluidité du passage de la rue à un hébergement d’urgence ou encore la durée de séjour en
hébergement d’urgence. Leur prise en compte donne à comprendre les perspectives que les
acteurs adoptent sur le problème public, les réponses qu’ils s’efforcent d’organiser et les
disputes et controverses dans lesquelles ils s’engagent concernant les « bonnes » temporalités
à mettre en œuvre. Cette approche compréhensive des perspectives temporelles que les
acteurs portent sur le problème public et les réponses qu’ils s’efforcent de collectivement
mettre en œuvre montre une tension centrale dans l’assistance d’urgence, entre un secours
ponctuel mais désynchronisé avec les aspirations des personnes aidées et un secours au long
cours mais source d’épuisement et de désarroi chez les intervenants sociaux.
Enfin ce travail ouvre sur une enquête sur une protection sociale qui se consolide
silencieusement dans le domaine des inégalités du logement, en prenant la forme d’un
droit à habiter en dehors d’un logement. C’est l’enquête, trop courte, dans quelques centres
à durée de séjour allongée qui a nourri l’hypothèse selon laquelle un droit à habiter serait
observable dans la consolidation institutionnelle de ces habitats d’un type étrange : situés en
dehors du logement et soumis à une quasi gratuité, ils sont en passe de devenir des habitats
durables qui offrent des accompagnements aux personnes vulnérables. Ces habitats réduisent
alors les inégalités dans le domaine de l’habiter. Du moins est-ce une hypothèse à mettre à
l’épreuve sur un domaine d’habitats aidés beaucoup plus vaste que les seuls hébergements
d’urgence.
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