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vibrant! Images des paradis perdus

Images des paradis perdus Mythe des « peuples premiers », photographie et anthropologie Benoît de L’Estoile, CNRS, IRIS, Paris Abstract Based mostly on a large set of exhibitions in France and Brazil, the paper analyses the ways in which the urban myth of « First Peoples », corresponding to the romantic image of indigenous peoples outside of history, finds a privileged expression in photographs of indigenous peoples of Amazonia, often represented in stereotyped form. Such romantic images that crop up in the media, in art, also structure the categories of perception and interpretation of museum visitors, audiences or readers, being an essential component of the popular success of anthropology. Keywords : Photography, Indigenous peoples, Indians, Primitivism, Exhibitions, France, Brazil. Résumé Cet article, s’appuyant notamment sur un vaste ensemble d’expositions en France et au Brésil, analyse les façons dont le mythe des « peuples premiers », fournissant aux classes moyennes urbaines l’image romantique de peuples indigènes hors de l’histoire, trouve une incarnation privilégiée dans les photographies des groupes indigènes d’Amazonie, souvent représentés de façon stéréotypée. Ces représentations romantiques présentes dans les médias, les univers artistiques, structurent aussi les catégories de perception et d’interprétation des visiteurs d’expositions, des spectateurs ou des lecteurs, constituant une composante essentielle du succès populaire de l’anthropologie. Mots-clé : Photographie, Peuples autochtones, Indiens, Primitivisme, Expositions, France, Brésil vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile Images des paradis perdus Mythe des « peuples premiers », photographie et anthropologie Benoît de L’Estoile, CNRS, IRIS, Paris1 Il y a quelques années, le Nouvel Observateur, magazine français à grand tirage et à prétention intellectuelle, consacra un numéro hors-série à l’anthropologie, sous le titre Lévi-Strauss et la pensée sauvage (Daniel, 2003). Alors même que plusieurs articles, rédigés dans une veine critique par des anthropologues, affirmaient explicitement la rupture avec le mythe romantique d’une altérité radicale, l’iconographie du numéro, empruntée à des agences de presse plutôt qu’à des photographies de terrain, baignait dans une atmosphère primitiviste, présentant des guerriers de Nouvelle Guinée aux corps couvert de peinture, des femmes africaines en tissus colorés, des photographies de rituels exotiques. La photographie de couverture, signée de Sebastião Salgado, représentait une jeune fille Yanomami dénudée sortant de l’ombre, au visage énigmatique portant trois labrets, évoquant l’image romantique de tribus primitives issues d’un lointain passé et menacées de disparition, que renforçait le sous-titre même de ce numéro spécial (À la rencontre des Aborigènes, des Bamiléké, des Navajo, des Quechua, des Otomi). En novembre 2007, dans le cadre de la manifestation artistique Photoquai, Biennale des images du monde, coordonnée par le musée du quai Branly, ouvert l’année précédente, l’ambassade du Brésil à Paris présenta Indiens du haut Xingu, une série de photographies de Salgado. Le noir et blanc renforçait l’aspect dramatique de ces images, faisant ressortir la beauté des corps indiens. La photographie diffusée dans les médias et reprise dans le catalogue (Pivin, 2007 : 214) figure une belle jeune femme de trois quarts, nue, en train d’être peinte, dans un intérieur où l’on devine d’autres 1 Ce texte a été proposé à VIBRANT durant mon séjour comme professeur invité au PPGAS/ Museu Nacional/ UFRJ de février 2010 à août 2011, en bénéficiant de la bourse de Pesquisador visitante do CNPq. Je remercie les lecteurs anonymes de VIBRANT pour leurs remarques qui m’ont incité à approfondir mon analyse. Je n’ai pas été en mesure d’intégrer ici l’important ouvrage de Freire (2011), diffusé en novembre 2012. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 personnages2. Dans les deux cas, de belles images de corps amérindiens nus, censées évoquer dans un cas l’ethnologie, dans l’autre le Brésil, sont utilisées pour susciter le désir d’acheter un magazine ou de visiter une exposition. Ces exemples suggèrent que ces photographies tiennent leur attrait non seulement de leurs qualités esthétiques propres, mais aussi du fait qu’elles mettent en jeu un mythe qui oriente le regard occidental sur les sociétés non-européennes, celui des « peuples premiers »3. Forme moderne de la nostalgie pour un paradis perdu, ce mythe inverse les traits négatifs associés à la civilisation occidentale ; les « peuples premiers » apparaissent ainsi à la fois comme radicalement autres et comme représentant une part oubliée de nous-mêmes. La volonté, souvent affirmée par les anthropologues contemporains, de transformer la vision courante sur les peuples dits « indigènes » ou « autochtones », — par exemple par une exposition de photographies—, doit nécessairement se confronter à un ensemble de représentations profondément enracinées dans les discours et les images qui ont été produits sur ces groupes. Faisant l’archéologie d’un musée consacré aux « arts et civilisations des peuples non européens » ouvert en 2006 en France, le musée du quai Branly, j’ai montré comment le mythe des « peuples premiers », incarnant une forme contemporaine du « goût des Autres » (L’Estoile, 2007), était présent à la fois dans les conceptions du sens commun, dans les pratiques artistiques, trouvant une expression privilégiée dans l’image, en particulier la photographie, mais aussi dans les discours savants, en particulier en anthropologie. Prolongeant ces analyses, je voudrais ici esquisser quelques remarques sur les façons dont les images des groupes indigènes du Brésil (en particulier de la région amazonienne) fonctionnent comme supports pour la reproduction et la rénovation de ce mythe, dans divers contextes, révélant les attentes qui structurent la réception des discours anthropologiques par les non spécialistes. En effet, si elle a joué dans les projets de développement brésilien le rôle d’une réserve de terres, « l’Amazonie » constitue pour le reste de l’Occident une sorte de « réserve mythique », en tant que symbole de la diversité naturelle et lieu de supposées « tribus préservées ». Il y a en effet une intense circulation des images entre divers lieux : magazines populaires, 2 Elle portait la légende « Préparation des femmes à la cérémonie Amuricumã dans un village Kayamura ». 3 L’expression s’est popularisée en France dans les dernières années, en parallèle avec le succès croissant de l’expression « Arts premiers », associée à la création du musée du quai Branly. 364 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile sites internet, expositions d’art contemporain ou de photographie, publications d’agences officielles, ouvrages d’anthropologues. Des œuvres de photojournalistes illustrent des articles d’anthropologues réputés, tandis que des photographies de terrain ou des films ethnographiques sont présentées dans des expositions d’art contemporain. Cette circulation des images entre des contextes a priori différents justifie la focale large adoptée ici, privilégiant le cas français, tout en l’éclairant par des comparaisons4. Pour éviter tout malentendu, je précise que j’emploie ici le terme de mythe non, comme on le fait parfois, de façon ironique ou dénonciatrice, mais bien au sens où le font les anthropologues, pour désigner une matrice symbolique largement partagée, dont la force et la cohérence ne sont pas de l’ordre de la rationalité, mais plutôt de l’esthétique et de l’émotion, et qui n’est pas non plus évaluée par son adéquation au réel, mais par son efficacité pragmatique. Autrement dit, ce qui caractérise un mythe, c’est non pas son caractère faux ou illusoire, mais le fait qu’il fonctionne comme pourvoyeur de représentations, de croyances, d’émotions, de symboles, de discours, qui permettent de donner un sens à l’expérience, sous des versions à la fois multiples et reliée par un air de famille. Le musée d’ethnographie se présente comme lieu d’un discours vrai, appuyé sur la science ; cela n’empêche pas qu’il puisse en même temps contribuer à nourrir un mythe qui lui préexiste. Ce qui caractérise ce mythe, c’est à la fois sa permanence et sa plasticité, qui lui permet d’être utilisé dans des discours variés par-delà les différences de trajectoires ou les frontières politiques : dans chaque cas, certains éléments de cette représentation mythique sont mis en avant, en fonction de la situation et de l’interlocuteur. L’objectif de ce texte n’est donc nullement de dévoiler le mythe des peuples premiers, mais plutôt de le prendre au sérieux, et de pointer certains de ses effets, dans la mesure où il structure largement les perceptions aujourd’hui les plus courantes. En parlant de mythe des « peuples premiers », je ne me réfère pas à l’usage du terme qui est parfois fait pour désigner les peuples autochtones, comme par exemple au Canada, où le terme de « Premières Nations » est revendiqué par les descendants des « premiers habitants » du Canada avant 4 Cet article n’est pas fondé sur une enquête systématique, mais entend proposer quelques réflexions sur les usages et les circulations des images dans des contextes non seulement anthropologique au sens large, mais aussi médiatiques ou artistiques, en m’appuyant sur un ensemble d’expositions, essentiellement en France et au Brésil, dont j’ai eu l’occasion de voir la plupart (voir liste en fin d’article). benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 365 l’arrivée des Européens5. La référence aux « premiers habitants » prend un autre sens dans les formations étatiques qui ont refoulé ceux-ci dans des zones marginales et subalternes, comme c’est le cas sur l’ensemble du continent américain. La revendication de constituer les premiers occupants d’un territoire possède, dans les contextes coloniaux et post-coloniaux, un sens politique fort, qui prend des formes différentes selon les configurations nationales6. Photographier « le premier homme » au Xingu Le succès international de Sebastião Salgado, progressivement passé du statut de « photojournaliste » à celui d’artiste, tient à sa capacité singulière à incarner des mythes, souvent pourvues d’une connotation religieuse, dans des photographies saisissantes et de tonalité fortement esthétique. Les photographies de Salgado et les discours qui les accompagnent permettent ainsi de saisir les principaux traits d’un mythe contemporain largement partagé : celui des peuples premiers ou « peuples de la nature »7. Plusieurs images de la série sur le Haut-Xingu présentée à l’ambassade du Brésil en France ont été également publiées dans le premier numéro de la nouvelle série de Brasil Indígena, revue de la FUNAI, l’organisme de l’État brésilien chargé de la tutelle des populations indigènes, sous le titre explicite « Le premier homme » (O primeiro homem, FUNAI, 2006). Ces photographies furent réalisées lors d’un séjour de deux mois dans le Parque indigena do Xingu, auprès de groupes Kauwa, Kuikuro et Kamayura. Dans un entretien, Salgado commente ainsi son projet, qui s’inscrit dans une cosmologie clairement évolutionniste : 5 Voir par exemple l’exposition Les premiers peuples du Canada, au Musée canadien des civilisations, http://www.civilization.ca/cmc/exhibitions/aborig/fp/fpint01f.shtml. 6 Alors que j’abordais ce thème, en août 2009 au centre culturel Jean-Marie Tjibaou, à Nouméa, dans le cadre des rencontres « Peuples premiers et mythes d’aujourd’hui », Emmanuel Kasarhérou me signala que du point de vue Kanak, le terme de « peuples premiers » avait plutôt une connotation positive, dans la mesure où il correspondait à la notion de « premier occupants ». De la même façon, le terme choisi par João Pacheco de Oliveira (2007) pour titre de l’exposition Indios : Os Primeiros Brasileiros, souligne la légitimité de la présence indienne au Brésil du fait de son « autochtonie ». 7 Ce mythe, commun à l’Occident, prend des formes variables selon les lieux et les époques. Sa version allemande (marquée par la figure romantique de l’Indien Apache Winnetou, créé au XIXème siècle par le romancier par le romancier Karl May) est différente de la version brésilienne, marquée par l’indianisme. 366 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile « Je voulais représenter les premiers groupement humains, l’idée du premier homme, et l’une d’elles est représentée par le Xingu »8. Pour Salgado, il ne s’agit pas moins que d’un retour aux débuts de l’humanité : “Photographer ces Indiens, ce fut pour moi comme renouer avec l’origine de tout”9. Au-delà des personnes saisies par son objectif, c’est la quête du « premier homme » que poursuit Salgado. Significativement, dans les légendes des photographies, les Indiens ne sont pas individualisés, mais génériques, étant désignés par le nom de leur groupe ethnique10. C’est une vision de l’Eden avant la chute, qui s’inscrit dans un vaste projet d’ensemble significativement appelé Genesis. Selon le site officiel du photographe, ce projet entend « montrer la beauté et la grandeur des endroits encore intouchées, les paysages, la vie animale, et bien entendu les communautés humaines qui continuent à vivre selon de très anciennes cultures et traditions. Il s’agit de voir, de s’émerveiller et de comprendre la nécessité de préserver tout cela; et enfin, d’inspirer à l’action pour cette préservation »11. Salgado dit encore rechercher les « choses les plus primitives, les plus pures de la planète », « ce qui est encore intact comme au jour de la création »12. Ce lien entre les paysages « intacts », « purs » ou « vierges » et les « premiers hommes » s’enracine comme on le verra dans une tradition visuelle romantique. Cette vision de « peuples premiers » intacts comme au premier jour réapparaît dans d’autres propos du photographe, cités dans un article du Guardian évoquant le séjour de Salgado au Xingu. En voici quelques extraits significatifs : Amazingly, the Indians have remained largely untouched by the industrialised world. «Oh boy, it really is paradise,» Salgado says, light-headed with enthusiasm. «In two months we didn’t see one quarrel between men and women, men and men, children and children. Not one. They say it is because they 8 « Queria retratar as primeiras aglomerações humanas, a ideia do primeiro homem, e uma delas é representada pelo Xingu », (FUNAI 2006 : 24). 9 “Fotografar estes índios foi reatar com o inicio de tudo para mim”, ibid. 10 Par exemple, « Indio Kamayura se pinta para cerimônia do Yamuricumã » (FUNAI 2006 : 27). Par contraste, quand l’anthropologue Carlos Fausto (2011) utilise une photographie prise par Salgado dans un village Kuikoro, pour un article, il identifie précisément la personne photographiée. 11 http://www.amazonasimages.com/grands-travaux 12 « Eu estou buscando as coisas mais primitivas, mais puras do planeta ». Déclaration à Radio France Internationale, 30/10/2007, http://www.rfi.fr/actubr/articles/094/article_11524.asp. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 367 don’t eat meat, but I think it is because they live in equilibrium with nature.» (Haffenstone, 2006) Ainsi, les Indiens apparaissent comme « innocents » au sens originel : ils ne connaissent pas le mal, et vivent en harmonie dans une espèce de jardin d’Eden, où la nature, loin d’être hostile, est bienveillante, car ils en font partie : Salgado was awed by the tribes› harmony with the natural world. «The kids play with dust and mud and water, they are completely inside nature.» Because they are not frightened of a tree branch falling or a snake biting, it tends not to happen: «Nature for them is not dangerous, it is their home». L’article se termine sur ces mots : Last September Salgado left the Upper Xingu Basin. As he sat in the tiny plane sent to take him home, and he looked out of the window at those he was leaving behind, he wondered why he, and mankind in general, had chosen the modern way of life over this one. «I felt desolate,» he says. L’évocation du « paradis », l’idée de « peuple de la nature » et les Indiens comme « enfants de la nature », une société harmonieuse et innocente qui ignore la querelle, le tout en opposition avec le monde moderne et industriel, l’expression d’une désolation et d’une forme de nostalgie pour un monde irrémédiablement perdu : ces traits, apparaissant dans le discours de Salgado et informant les représentations qu’il produit des Indiens, sont caractéristiques du mythe, où les « peuples premiers » apparaissent tout à la fois comme radicalement autres et comme représentant une part perdue de nous-mêmes. Le journaliste du Guardian n’a pas besoin de gloser les propos de Salgado : ceux-ci résonnent de façon immédiate pour son lecteur, qui reconnaît le mythe. Le principe d’engendrement de cette représentation mythique est ainsi, comme le suggère le discours de Salgado lui-même, très simple : il s’agit de l’inversion systématique des traits négatifs associés à la civilisation occidentale moderne. Ainsi, à la vie dans un milieu urbain, pollué et industriel s’oppose la vie dans une nature encore vierge ; à la modernité les origines du monde ; à la corruption la pureté ; au conflit, l’harmonie ; à l’Etat une vie sociale auto-régulée, et ainsi de suite. Dans ce travail de construction mythique, les « peuples indigènes » (comme, dans d’autres contextes, les 368 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile paysans) jouent le rôle de simple support pour des représentations qui n’ont qu’un lien indirect avec leurs référents empiriques : seuls sont sélectionnés et retenus les traits qui confirment le mythe, tandis que ceux qui le contredisent sont écartés. Nous verrons que ce processus est particulièrement visible dans le cadrage photographique. Ce mythe a des racines anciennes en Occident : le paradis terrestre associé à la nudité sans honte d’Adam et Eve, mais aussi, dans l’Antiquité tardive, l’Arcadie ou l’idylle pastorale de Daphnis et Chloé, évoquant la vie des bergers aux mœurs pures, vivant en harmonie dans une nature généreuse, loin des miasmes et de la corruption des cités de l’Empire romain. Plus tard, le mythe du Bon Sauvage joue un rôle important dans la critique des maux et travers des sociétés européennes. Il y a aussi, en arrière-fond de ces photographies, une histoire visuelle proprement brésilienne (Tacca, 2011). Il est significatif que Salgado évoque aussi comme “souvenir très fort dans ma mémoire” les photographies qui faisaient les manchettes des journaux et revues brésiliens dans sa jeunesse, lors des années 1950, documentant les “grands fronts de contact avec ces Indiens” (FUNAI, 2006). De fait, les images de Salgado rappellent par plusieurs aspects celles du photojournalisme d’après-guerre, en particulier les illustrations des reportages sur les Indiens « sauvages » publiés dans le magazine O Cruzeiro. Ceux-ci furent notamment l’œuvre du photographe d’origine française Jean Manzon, dont le fameux cliché de Xavante tirant à l’arc sur un avion en 1944 fut repris dans l’exposition O Olhar distante (Aguilar, 2000 : 2723), ou du franco-brésilien Henri Ballot, qui accompagna entre 1952 et 1957 les sertanistes Orlando, Cláudio et Leonardo Villas-Boas dans la région centrale du Haut Xingu, le Diauarum. Il réalisa ainsi des reportages sur les « Premiers contacts » avec les groupes d’Indiens txukahamai, xicrin et txicào, qui mettent notamment en scène la nudité des Indiens, dans un style plus documentaire que chez Salgado. Il fut aussi l’auteur du reportage au titre évocateur « Les anthropophages d’Amazonie » (1962). Ces images donnèrent lieu à une exposition au musée de l’Homme, Regards sur les Indiens d’Amazonie, dans le cadre des commémorations du cinquième centenaire de la Découverte du Brésil (Menget, 2000). Elles furent exposés avec des objets appartenant aux collections ethnographique du musée, quelque temps avant leur départ forcé pour le musée du quai Branly. Ces images se virent par là même attribuer un nouveau statut, passant du statut de « photojournalisme » à celui de « photographies ethnographiques ». Les photos de Ballot représentent typiquement benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 369 les Indiens dans une nature préservée, par exemple en train de chasser des oiseaux, ou dans une rivière ; ainsi, la couverture du catalogue figure le chasseur kayapo Krumare, nu, avec son disque labial en évidence, pris en contreplongée, bandant son arc devant un paysage de fleuve, évoquant l’imagerie des guerriers indiens du passé, par exemple le fameux tableau de la chasse au jaguar, du peintre allemand Rugendas, qui accompagna l’expédition de Langsdorff, consul de Russie à Rio de Janeiro dans les années 1820, qui fut une importante source de l’iconographie des groupes indigènes au XIXème siècle (Aguilar, 2000 ; Belluzzo, 2000). Ces clichés d’un monde indien préservé furent utilisés dans la mobilisation qui aboutit à la création en 1961 du Parc indigène du Xingu, précisément conçu sur le modèle des « réserves naturelles », pour préserver, en assurant un certain isolement, un mode de vie indien intact dans un Brésil destiné à la modernité (Menezes, 1999). Depuis, la région du Haut-Xingu, regroupant plusieurs groupes indigènes, a été, un lieu privilégié de production des images de « l’Indien »13. Les photographies de Salgado posent une autre question, sur laquelle je reviendrai, sur ce qui se joue dans la relation entre le photographe et ses « sujets » : il est clair, en regardant ces images soigneusement composées et posées, que leur production a impliqué, d’une façon ou d’une autre, la participation des sujets photographiés14. Qu’est-ce qui conduit des groupes amérindiens à accepter ces mises en scène primitivistes, ou, au contraire, à les refuser ?15 Au cœur des ténèbres : un temple pour les objets sacrés des peuples premiers Avant de revenir aux photographies elles-mêmes, il faut souligner qu’elles s’inscrivent dans une configuration mythique qui s’exprime sous d’autres formes. Ce mythe des Peuples premiers comme « Autre » de l’Occident, fournissant une échappatoire, a ainsi trouvé en France une expression 13 Dès 1978, Eduardo Viveiros de Castro (2000) écrivait que « aujourd’hui au moins 80% des documents sur les Indiens du Brésil renvoient aux Indiens du Xingu, comme la métonymie standard de « l’Indien Brésilien » en général », ajoutant qu’il était « devenu le support visuel privilégié des fantasmes urbains autour des frontières entre Nature et Culture ». Il suffit de taper les mots « indiens » et « Xingu » sur un moteur de recherche pour que surgissent des centaines d’images. 14 Dans cas, médiatisée aussi par la participation des anthropologues, comme me l’a confirmé Carlos Fausto (communication personnelle). 15 370 Pour une mise en perspective historique, voir Edwards, 2001 ; L’Estoile, 2005. vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile privilégiée dans l’architecture du musée du quai Branly. Ouvert en juin 2006 à Paris, celui-ci revendiquait d’avoir atteint, à la fin 2011, plus de huit millions de visiteurs en chiffres cumulés, et se glorifiait d’avoir dépassé le musée national d’art moderne (centre Pompidou) en fréquentation. De tels chiffres, largement supérieurs aux estimations réalisées lors de sa création, suggèrent que le musée du quai Branly répond, par son architecture comme par son contenu, à la forme moderne de ce qu’on peut appeler le goût des Autres. L’analyser permet de mettre en évidence une matrice mythique qu’on retrouve plus largement16. L’exposition inaugurale au quai Branly, D’un regard l’autre (Le Fur, 2006) constituait une justification du « nouveau regard » que le musée prétendait incarner. Elle entendait ainsi indiquer que la priorité donnée à une approche de « l’Autre » sur le mode artistique, dans la continuité avec le primitivisme des artistes européens modernes au début du XXème siècle, constituait une rupture définitive par rapport aux « regards » qui l’avaient précédés, dans le contexte de la conquête et de la colonisation, auxquels se voyaient associé le regard prétendument « scientifique » de l’anthropologie. Pourtant, le mythe est ce qui donne sa cohérence au musée lui-même, comme le révèle son architecture. Le choix des pouvoirs publics français de bâtir un nouveau palais aux « Arts premiers » se voulait symboliquement une façon de fuir les fantômes d’un passé colonial que l’on voulait oublier pour marquer l’avènement d’une nouvelle ère dans les relations de la France avec les autres cultures. Pour donner le maximum d’éclat au projet, on fit appel à un architecte prestigieux, Jean Nouvel. Celui-ci, affirmant vouloir réaliser une architecture appropriée aux objets abrités par le musée, élabora un projet donnant corps au mythe associant « peuples premiers » et « arts premiers ». Selon la lettre d’intention rédigée par Nouvel (1996), ce musée doit être un lieu « où tout est fait pour provoquer l’éclosion de l’émotion portée par l’objet premier, […] pour le protéger de la lumière et pour capter le rare rayon de soleil indispensable à la vibration, à l’installation des spiritualités ». Les références répétées au caractère sacré des objets suggèrent que le musée est conçu comme un temple. C’est un lieu marqué par les symboles de la forêt, du fleuve, et les obsessions de la mort et de l’oubli. […] C’est un endroit chargé, habité, celui où dialoguent les esprits ancestraux des hommes qui, découvrant la condition humaine, 16 Certaines formulations de cette section reprennent celles de L’Estoile, 2007. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 371 inventaient dieux et croyances. C’est un endroit unique et étrange. Poétique et dérangeant. Il est difficile de lire ce texte sans penser au Conrad de Heart of Darkness, qui raconte un voyage initiatique dans la sauvagerie de la forêt congolaise, par exemple dans le passage suivant : Going up that river was like traveling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings. An empty stream, a great silence, an impenetrable forest. Le musée, déclarait Germain Viatte, qui était alors en charge du projet muséologique, constitue « une cité de quatre édifices enfouis dans un grand jardin vallonné conçu à l’image de végétations indisciplinées et lointaines ». L’image évoque ainsi un topos de l’archéologie exotique : la découverte d’un temple perdu au milieu des jungles, comme le temple d’Angkor Vat au Cambodge ou les temples mayas. De fait, la thématique de l’exploration est récurrente. Ainsi, selon la plaquette de présentation du musée : Dissimulé à la vue par un ensemble dense de végétation, […] il ne s’offrira que progressivement au visiteur devenu découvreur. Le visiteur du musée est ainsi implicitement conçu comme un explorateur occidental partant à la découverte d’un monde inconnu. Cette thématique de la découverte est reprise pour évoquer l’architecture interne du bâtiment, en particulier la rampe d’accès qui conduit jusqu’au plateau des collections. Les visiteurs « gravissent la rampe comme on remonte un cours d’eau, en découvrant de nouveaux espaces au détour d’une courbe ». Pour pénétrer sur le plateau des collections permanentes, le visiteur quitte la lumière blanche pour entrer dans un tunnel d’obscurité, et ressortir dans le monde enchanté créé par Nouvel. Dépassant la tentation de l’ironie, il faut prendre au sérieux ces discours, dans la mesure où ils expriment une conception qui dépasse leurs auteurs, comme en témoigne la facilité avec laquelle ils se diffusent. Nouvel reprend à son compte une conception de l’altérité solidement enracinée : le primitif, censé être plus proche des origines de l’humanité, joue le rôle d’Autre de la raison et de la modernité. Nouvel prend ainsi le contre-pied du langage architectural moderniste des années 1930 qu’incarnait le musée de l›Homme, temple de la Science : l’orthogonalité, la rationalité, la lumière directe, le 372 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile béton, le fonctionnel, cèdent le pas au mystère, au bois exotique, au cuir, à l’ambiance chaude et colorée provoquant le « dépaysement ». L’ambition de Nouvel est, par le recours à des technologies sophistiquées, de recréer un effet « naturel ». L’architecture tout à la fois doit signifier l’hyper-modernité de la conception et se veut un hommage aux mondes de la tradition, évoquant une possible réconciliation de l’homme moderne avec cette part perdue de lui-même. À propos des « boîtes » multicolores se détachant sur la façade en verre imprimée de photographies de végétation tropicale, la présentation se poursuit : « L’effet produit est celui d’une rangée de cabanes […] émergeant de la forêt. » L’architecture décline les thématiques de la tradition et de la forêt vierge également à l’intérieur : À l’intérieur du bâtiment, faisant référence à la nature, les poteaux, habillés d’un enduit traditionnel, prennent racine dans le sol en pente douce. Çà et là, des vibrations lumineuses pourraient évoquer le soleil à travers la canopée (Nouvel, op.cit.). Les photographies de forêt vierge sur les parois en verre constituent pour les objets présentés une forme de décor de forêt primordiale. La même thématique marque la conception du jardin qui entoure le musée. Le paysagiste Gilles Clément dit avoir souhaité « rompre avec la tradition occidentale dominée par l’ordre et la raison symétrique, et offrir un espace souple, ondulant, où la distance ordinairement prise avec la nature se trouve remplacée par une scénographie d’immersion ». Ce dispositif créant une « savane arborée », « renvoie aux paysages enchevêtrés de l’univers animiste, pour qui chaque être de nature, de l’herbe à l’arbre, de l’insecte à l’oiseau, […] se présente face à l’homme de façon égalitaire et respectable ». Ce qui est significatif, dans tous ces discours, c’est l’association entre des parti-pris esthétiques et un discours de type ethnologique, mobilisant une vision du monde attribuée aux « peuples premiers » par opposition avec « Nous », identifié à « l’Occident ». Alors que le musée d’ethnographie traditionnel cherchait à créer un équivalent du voyage dans des mondes lointains par des procédés illusionnistes (photographie, diorama, reconstitution), il s’agit désormais, dans les salles d’exposition permanente, de créer une ambiance singulière destinée à faire éprouver au visiteur une expérience sensorielle de dépaysement, en le plaçant dans la pénombre, dans un décor de matière organique, avec le « serpent » de cuir imaginé par Nouvel. Il s’agit d’un voyage imaginé, non benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 373 vers une destination précise évoquée par des détails réalistes, mais dans un monde autre, poétique, empreint de mystère, qui constitue une expérience intérieure destinée à raviver le souvenir d’autres expériences de voyage. Cette ambiance exotique semble rencontrer l’adhésion de nombre de visiteurs, signe qu’elle correspond à une forme de sensibilité contemporaine. Ainsi, le talent de Jean Nouvel et de son équipe est d’avoir su traduire en volumes, en lumière, en ambiance, une forme de sensibilité contemporaine, elle-même enracinée dans un mythe à la fois ancien et vivace. Si le message de l’architecture du musée du quai Branly fonctionne auprès du public, c’est qu’il est reconnu, qu’il fait écho à des représentations familières, largement partagées dans le monde occidental contemporain. L’architecture extérieure et intérieure du musée du quai Branly joue sur l’image de « peuples de la forêt » vivant en harmonie avec leur environnement. Cette thématique des « peuples de la nature » (Naturvölker), qui remonte au XVIIIe siècle, trouve une expression privilégiée dans les aquarelles et gravures réalisées par des artistes européens voyageant au Brésil au XIXème siècle, représentant des Indiens chassant au milieu d’une nature exubérante, comme dans le célèbre tableau du Comte de Clarac, intitulé « Forêt vierge du Brésil », qui inaugure une tradition visuelle romantique qui aura une longe postérité17, ou les œuvres des dessinateurs accompagnant l’expédition Langsdorff, Johann Moritz Rugendas, Aimé-Adrien Taunay et Hercules Florence18. Elle se trouve aujourd’hui revitalisée par une nouvelle vulgate écologique, qui fait des « peuples primitifs » des écologistes avant la lettre. Elle fonctionne comme le catalyseur de nombreux thèmes présents de façon diffuse dans des milieux variés. Internet a permis le développement d’un ensemble de sites qui contribuent à nourrir ce mythe et illustrent (au sens propre) les diverses versions qu’il prend. La page d’accueil du site « Terre sacrée » est divisée en deux : la partie droite est consacrée à la « Biodiversité », avec en sous-titre « Espèces menacées », tandis que la partie gauche évoque « les derniers Peuples 17 Cette œuvre, considérée comme étant le premier paysage important de la forêt brésilienne, fut exposée au Salon de Paris en 1819, où elle obtint un tel succès qu’une gravure en fut produite. Icône de l’homme au sein de la nature vierge, elle fut présentée à la fois dans O olhar distante à São Paulo (2000) et D’un regard l’autre, au quai Branly en 2006. 18 L’exposition d’un riche ensemble de dessins de paysages et de types humains et de cartes, réalisés pendant l’expédition, fut présentée fut organisée par le Centro Cultural do Brasil en 2010. 374 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile premiers », incarnés par une photographie d’un enfant et d’un vieillard amérindiens d’Amazonie, sur fond de cascade et de végétation. En 2011, le site donnait accès à deux « destinations », respectivement intitulées, de façon dramatique, « Biodiversité : l’hécatombe » et « Au chevet des derniers peuples premiers ». En suivant le lien, on tombe sur la déclaration « Les peuples natifs vivent en communion avec leur milieu, toutes leurs cellules sont en phase avec la Terre nourricière »19. Les « peuples premiers » sont ainsi explicitement présentés comme équivalents aux espèces naturelles menacées. Un autre site SOS Planet Earth, qui entend informer sur « les peuples traditionnels et les liens avec la Nature », utilise un langage proche de celui du projet architectural de Nouvel : Les peuples traditionnels, aussi appelés peuples autochtones, entretiennent des liens très étroits avec l’environnement auquel ils confèrent un grand respect. La raison première est que la Nature est considérée comme la grande pourvoyeuse de l’humanité. Les liens avec la Nature ont donc un caractère sacré qui oriente les actions et les gestes de chacun au sein de l’environnement.20 Dans certains sites, domine le ton New Age, et en particulier les références au chamanisme amazonien. Dans d’autres cas, le registre de l’écologie gestionnaire et de l’alter-mondialisme l’emporte sur le ton mystique : moins que des guides spirituels, les peuples autochtones apparaissent alors comme incarnant une gestion équilibrée des ressources naturelles, par opposition à une politique autodestructrice. On pourrait multiplier à l’infini de tels exemples, mais ceux-ci suffisent à donner une idée de l’extension et de la diversité des usages de la notion de « peuples premiers » ; ils constituent un répertoire de représentations qui ont toutes un « air de famille », même si elles ne correspondent pas à une définition unique. Des « sauvages romantiques » aux « peuples racines » ? Nostalgie des origines et anthropologie Quelle relation existe-t-il entre ce mythe diffus des peuples premiers et le savoir anthropologique ? A priori, tout sépare ces manifestations parfois 19 http://terresacree.org/parole3.htm, visité en juin 2011. 20 Site SOS Planet Earth, visité en mai 2006. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 375 outrancières du goût des Autres d’une anthropologie qui revendique une approche scientifique. De fait, plusieurs anthropologues prennent nettement distance avec le mythe des peuples de la nature. Philippe Descola (1999 : 229) souligne ainsi ce qui différencie la vision du monde des peuples amérindiens de l’Amazonie, telle que la restituent les anthropologues, de l’image idéalisée que s’en font les défenseurs de la nature. Pourtant, l’anthropologie peut aussi contribuer à nourrir le mythe des peuples premiers, avec lequel elle entretient des affinités. Il est significatif que les anthropologues français aient été embarrassés par le musée du quai Branly, y réagissant avec une certaine ambivalence. D’un côté, il a été conçu en opposition explicite avec ce qui fut naguère construit en 1938 comme le « temple de l’ethnologie », le Musée de l’Homme, et a subi de violentes attaques de ceux qui lui étaient le plus attachés, notamment Louis Dumont et Jean Rouch ; d’un autre côté, cependant, le nouveau musée revendiquait explicitement une filiation anthropologique, en particulier en se plaçant sous le patronage du plus prestigieux nom de l’anthropologie française, celui de Claude Lévi-Strauss, qui joua le rôle de figure tutélaire du musée du quai Branly. Les discours de l’ancien président de la République française Jacques Chirac résonnaient ainsi d’une sensibilité anthropologique, inspirée par la nostalgie pessimiste de Claude Lévi-Strauss. Chirac a exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation devant les menaces sur la diversité culturelle : Cette diversité est menacée. Je pense aux différentes langues du monde qui sont aujourd’hui près de cinq mille. Nous savons qu’il en disparaîtra la moitié au cours de ce siècle si rien n’est fait pour les sauvegarder. Je pense aux peuples premiers, ces minorités isolées aux cultures fragiles, souvent anéanties par le contact de nos civilisations modernes. (Chirac, 2001) Une telle formulation, sous-tendue par un paradigme hérité de l’histoire naturelle, établissant une équivalence entre espèces et cultures, a resurgi sous la forme de l’équivalence entre biodiversité et diversité culturelle, qui constitue un trait récurrent aussi bien dans les représentations communes que dans certains discours d’inspiration anthropologique. Lors de l’inauguration du musée en juin 2006, Lévi-Strauss fait une de ses dernières 376 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile apparitions publiques. A cette occasion, Jacques Chirac21 établit un lien explicite entre l’œuvre de l’anthropologue et la mission de préserver la diversité culturelle attribuée au mussée. Il affirme « la valeur éminente de ces cultures différentes, parfois englouties, souvent menacées, ces “fleurs fragiles de la différence” qu’évoque Claude Lévi-Strauss et qu’il faut à tout prix préserver ». De fait, certains universitaires contribuent à cette ambiguïté22. Une partie au moins de la production anthropologique rencontre les attentes d’un public plus large. Cette affinité est incarnée en France par la figure populaire de Jean Malaurie. Ainsi, dans un article paru dans le Monde diplomatique, Jean Malaurie (1999) expose « la leçon des peuples premiers » – qu’il appelle aussi d’après un terme russe « peuples racines » –, auxquels il attribue un panthéisme empreint d’accents anti-rationalistes : Les « peuples premiers » (…) sentent avant de penser, perçoivent avec leur sensibilité les nervures de la terre. Ils vivent la genèse, avec le sentiment d’avoir été présents au début du monde. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directeur de recherche émérite au CNRS, Malaurie (géographe de formation) possède tous les titres institutionnels d’appartenance à l’univers savant, tout en affirmant sa volonté de rupture avec la rationalité scientifique. Il confère donc une certaine légitimité universitaire à la mythologie néo-primitiviste, dénonçant la civilisation moderne et la science au nom d’une « philosophie sauvage ». Réalisant à l’intention du public occidental une synthèse des traditions des « peuples premiers », Malaurie n’hésite pas à faire des peuples « primordiaux » des maîtres de sagesse, prophètes d’une nouvelle religion cosmique universelle : Nous devons être à l’écoute des peuples racines, ces primordiaux, pour découvrir que la vérité ne vient pas seulement d’en haut, du Très-Haut, mais aussi 21 C’est en grande partie le soutien très actif de Jacques Chirac à ce projet de musée, souvent appelé de son nom initial « musée des arts premiers » (par exemple sur les plans des autobus parisiens), qui lui a permis d’être réalisé en quelques années, surmontant obstacles et critiques. Pour un récit sur le mode critique du projet, voir Price, 2011. 22 Comme l’écrivait Jean Bazin (2008), « sur le marché de la sauvagerie, les anthropologues professionnels occupent en un sens une position privilégiée puisqu’ils peuvent couvrir du sceau de la science objective les opérations douteuses nécessaires à la production de la figure sauvage et à son succès mondain. ». benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 377 humblement d’en bas, de ce qui fonde l’univers, de ce qui constitue la texture de sa terre, de son eau et de l’air qui nous a donné la vie. (…) Nous allons vers un syncrétisme des pensées, celles des livres sacrés et des peuples panthéistes. Pour Malaurie, ces peuples hors de l’histoire représentent le salut de l’humanité : Il y a deux humanités : celle de la raison et une autre, en réserve de l’histoire. Il est possible que ceux qui vont survivre parmi les « peuples premiers » nous redonnent le souffle manquant […]. L’humanité de ces peuples est l’avenir du monde23. Ces déclarations prennent un relief particulier dans la mesure où Malaurie a été en France un des principaux médiateurs entre les anthropologues universitaires et le grand public à travers la collection « Terre Humaine » chez Plon24. Le cinquantenaire de la collection a été célébré en 2005 par une grande exposition à la Bibliothèque nationale de France. Malaurie a joué un rôle considérable comme éditeur, permettant la publication de textes originaux très importants, depuis L’Afrique ambiguë de Georges Balandier, L’exotisme est quotidien, de Georges Condominas, jusqu’à Lances du crépuscule, de Philippe Descola, ou, plus récemment, La chute du ciel, de Davi Kopenawa et Bruce Albert25, en passant par Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres (1972). Terre Humaine a également publié des traductions de classiques de l’ethnologie, tels Moeurs et sexualité en Océanie de Margaret Mead, mais aussi des écrivains d’origine populaire et des récits de voyage. En 1955, Jean Malaurie inaugure lui-même la collection : Les Derniers Rois de Thulé, dont le titre évoque bien la tonalité catastrophiste, raconte la disparition du monde traditionnel Inuit à la suite de l’installation d’une base nucléaire américaine en Alaska. Plusieurs titres de la collection, tel Ishi, testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique du Nord de Theodora Kroeber (1968), sont consacrés à la description de mondes en voie de disparition : de façon significative, le titre français met en avant une dimension absente dans le titre original, Ishi in two worlds, qui évoquait le passage d’Ishi d’un monde à 23 « Jean Malaurie dénonce la “fatigue” de l’Occident », déclaration à l’AFP, 11 février 2005. 24 Elle a aussi contribué à susciter un « désir d’ethnologie ». Bruce Albert raconte ainsi sa lecture fascinée de Tristes Tropiques et des autres ouvrages de la collection « Terre humaine » dans sa jeunesse (Kopenawa et Albert, 2010 : 561). 25 Bruce Albert souligne ainsi avec reconnaissance le rôle déterminant qu’il a joué dans la mise en forme du volume de Terre Humaine (Kopenawa et Albert, 2010 ). 378 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile l’autre —la moitié de l’ouvrage étant en fait consacré à « Ishi au muséum ». Le succès de cette collection, dont les ouvrages se sont vendus à plus de onze millions d’exemplaires en cinquante ans, montre bien qu’elle a à la fois rencontré et su créer les attentes d’un public cultivé. « Terre Humaine » a été le vecteur d’une certaine visibilité de l’anthropologie en France, compensant partiellement la relative faiblesse de son implantation à l’université ; elle a aussi contribué de façon significative à la cristallisation d’une vision romantique et nostalgique des peuples non occidentaux. Cette collection est fortement identifiée par la place éminente qu’y occupent les images, avant tout la photographie. Un texte signé par Jaques Chirac, lui rendant hommage, souligne la valeur humaniste du portrait photographique : Depuis cinquante ans les hommes et les femmes de Terre Humaine nous fixent avec intensité. Le regard mélancolique et incliné de l’enfant d’Amazonie [en couverture de Tristes Tropiques], la tristesse des yeux clairs du métayer d’Alabama [Walker Evans dans Louons maintenant les grands hommes], la malice des yeux plissés de l’Indien hopi, la détermination du regard levé du paysan breton, la colère dans celui de l’Aborigène, le désarroi de la trahison dans celui du prêtre-ouvrier. (Chirac, 2004 : 7) Parmi toutes ces images, celles du second titre de la collection, paru la même année, Tristes Tropiques (Lévi-Strauss, 1954) sont devenues des icônes, incarnant à la fois l’ethnologie, les Amérindiens et les mondes primitifs, et réapparaissent dans des contextes divers, à la fois ethnographiques et artistiques. Ainsi, en 2001, la fondation Mona Bismarck proposa une exposition consacrée à l’Art de la plume en Amazonie. Comme l’indique son titre, l’exposition adoptait explicitement une orientation artistique. Dans l’exposition, à côté des pièces en plume, étaient présentées, en très grand format et sans légende, les photographies en couleurs et en gros plans d’Indiens du Xingu dans des contextes rituels, de Maureen Bisilliat, qui avaient déjà illustré un ouvrage sur le Xingu (Bisilliat, Villas Boâs, 1979). Le catalogue s’ouvrait par la fameuse photographie en pied d’un Bororo avec une coiffe imposante empruntée à Tristes Tropiques (Art de la plume, 2001). En 2005, Brésil indien. Les arts des Amérindiens du Brésil (Benzi Grupioni, 2005), grande exposition dans le cadre de la manifestation officielle L’année du Brésil en France, présentait à la fois de magnifiques pièces archéologiques et des objets ethnographiques. Faisant la liaison entre la section archéologique et la benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 379 section ethnographique, un film, rapprochant les peintures rupestres dessinées il y a quelques milliers d’années dans les grottes du Piaui de séquences de danses et rituels réalisées par des Amérindiens contemporains, suggérait l’existence d’une continuité pratiquement sans changement entre la préhistoire et les Indiens actuels au Brésil. Dans la section ethnographique, photographies et films mettaient en scène vie quotidienne et rituels, notamment par des photographies de Maureen Bisilliat. Une salle présentait sur des bannières de très grandes photographies de peintures corporelles des Kayapo Xikrin. Provoquant un fort effet d’altérisation, l’exposition transmettait une vision des « Indiens » largement hors de l’histoire, rendant pour ainsi dire invisible la présence de l’Etat brésilien qui promouvait la manifestation (Burgos, 2005)26. L’exposition s’achevait par un hommage à Claude Lévi-Strauss, présentant plusieurs objets collectés lors de ses expéditions ethnographiques, accompagnés de photographies et des extraits de films réalisés chez les Bororo. Lors d’une des principales manifestations d’art contemporain en France, la Triennale Intense Proximité, au palais de Tokyo, furent présentées, parmi les installations de plasticiens, des photographies de Lévi-Strauss, à côté de celles de Marcel Griaule et de Pierre Verger (à la fois au Bénin et à Bahia) (2012). Il est donc intéressant d’analyser la façon dont les photographies de Tristes Tropiques entrent en résonance avec le texte. Jean Malaurie racontera avoir proposé à Lévi-Strauss, vers 1953, d’écrire un « voyage philosophique, l’envers de l’endroit de votre voyage d’exploration » (Malaurie, 2005 :99). Ce texte, ouvrage le plus vendu mondialement en anthropologie, constitue un chef-d’œuvre de la nostalgie des mondes perdus. Si c’est essentiellement le texte qui a été repris et commenté, les illustrations jouent un rôle important dans l’ouvrage, notamment dans le cahier d’illustrations hors-texte, qui reproduit 59 photographies réalisées par l’auteur. Peu commentées, elles ont pourtant grandement contribué à la perception de cet ouvrage et à son immense succès public. Une grande partie de ces photographies seront publiées de façon autonome, avec d’autres (180 au total) dans un beau livre publié quarante ans plus tard, affichant dans son titre même cette nostalgie, Saudades do Brasil (Lévi-Strauss, 1994). Il est à noter que tant Tristes Tropiques que Saudades do Brasil portent en couverture 26 On trouvera une intéressante analyse de la « présentation de soi » du Brésil, et de la façon dont les « Indiens » y figurent, dans un contexte « diplomatique » dans Volpe et Dimitrov, 2011. 380 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile la photographie d’un enfant indien, renvoyant, peut-être inconsciemment, à l’image à la fois d’innocence et d’une enfance de l’humanité. Citant Rousseau, Lévi-Strauss évoque sa « quête » utopique d’un état qui « n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre présent ». Il dépeint un monde en voie de disparition aux marges de la civilisation moderne, hanté par le fantasme de la surpopulation, futur terrifiant que symbolisent pour Lévi-Strauss les masses grouillantes de l’Asie. L’ethnologie offre une évasion hors de ce monde, constituant au sens littéral une utopie qui échappe à l’histoire. En réalité, cette nostalgie devant la disparition inéluctable des cultures marquait déjà les expéditions réalisées par Claude Lévi-Strauss dans le Brésil central au milieu des années 1930, s’inscrivant dans la tradition des expéditions itinérantes menées par des Européens à l’intérieur du Brésil depuis la fin du XVIIème siècle, qui ont joué un rôle central dans la production d’images tant sur les Indiens que sur la nature brésilienne (Aguilar, 2000 ; Belluzzo, 2000). On sait que sa première expédition, fin 1935, le conduisit chez les Bororo et les Caduveo (Kadiweu) 27. Elle donna lieu, lors de son retour en France, à une exposition des objets recueillis, comme c’était alors la coutume. Le Musée d’ethnographie du Trocadéro étant fermé depuis 1935 pour la construction du musée de l’Homme (il sera inauguré en 1938), l’exposition fut accueillie dans une galerie d’art, appartenant au marchand d’art et éditeur Georges Wildenstein. C’est aussi lui qui publie le guide-catalogue de l’exposition, sur la couverture duquel figure la belle photographie d’un indien Bororo, une coiffe de plume sur la tête, une plume dans la narine et un labret (Lévi-Strauss, 1988). Un ton sombre marque ce texte. Dès l’introduction, Lévi-Strauss évoque le fait que la réduction des territoires de chasse ne permet plus de nourrir les tribus, si bien que « les tribus jadis nombreuses, les villages aux centaines de maison, s’amenuisent et s’étiolent ». S’ensuit une réaction en chaîne : Avec l’effondrement de la base démographique, la vie collective s’affaiblit, les techniques dégénèrent, les antiques croyances sont oubliées. Peu d’années 27 Claude Lévi-Strauss pratiquait le modèle d’expédition ethnographique collective itinérante, fondée sur la collecte, qui devient un modèle dans l’ethnologie française des années 1930 (L’Estoile, 2007). Pour un éclairage sur le contexte institutionnel et intellectuel de ces missions, voir Cavignac, 2012. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 381 nous restent pour recueillir ce qui subsiste encore, et qui disparaîtra bientôt28. La description des Kaduveo offre un concentré de la vision pessimiste de Lévi-Strauss sur la disparition des cultures. Évoquant le témoignage du voyageur italien Guido Boggiani, décrivant en 1895 une société Kaduveo nombreuse, Lévi-Strauss note avec regret que l’ethnographe arrive (toujours) trop tard : Bien peu de chose subsiste de la splendeur ancienne, et les quelques objets de bon style qu’on verra dans ces vitrines sont les dernières épaves d’une culture déjà morte. Nous avons retrouvé Nalike et ses maisons collectives réduites à quelques huttes disséminées dans la prairie. De grandes épidémies ont décimé les indigènes, cependant que l’attrait des femmes Kaduveo provoquait un afflux de prétendants de toutes origines. Ajoutons la séduction d’une réserve indigène, située dans une région frontière, sur tous ceux qui, dans l’un ou l’autre pays, se trouvaient en difficulté avec la police. La culture indigène, qui aurait eu tant de mal à se maintenir par elle-même, a été submergée sous ces apports. Nalike n’est plus qu’un village de métis, où quelques vieilles femmes conservent seules les anciennes traditions. Pas un seul enfant Kaduveo n’est de sang pur 29. L’image forte de l’ethnographe comme ramasseur d’épaves après le naufrage des cultures éclaire le sens d’une collecte visant à constituer ce que Marcel Griaule appelait alors « les archives totales de l’humanité » (L’Estoile, 2003). La « culture » est donc victime de la démographie. La décadence culturelle, lue comme une perte d’authenticité, est associée au métissage biologique vu comme signifiant effectivement la fin d’un groupe. On a donc une équivalence entre sang pur et « culture pure ». Ainsi, les indigènes rencontrés sont seulement les derniers témoins d’une culture en pleine décadence, sur le point de disparaître30. Dans la belle exposition de photographies de Darcy Ribeiro, réalisées alors qu’il était agent du Service de Protection des Indiens (SPI)31, présentée par le Museu do Indio à la Caixa Cultural (Rio de Janeiro), une photographie 28 .p 280. 29 . Lévi-Strauss, 1988, p. 281. 30 Les photographies publiées privilégient les visages de quelques femmes, finement dessinés de motifs complexes, comme dernière trace de cette culture condamnée. 31 Puis chef de la Section d’Etudes du SPI. Sur la trajectoire de Darcy Ribeiro au SPI, voir Souza Lima, 2000. 382 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile frappait par son aspect inhabituel : on y voyait quatre femmes Kadiweu au visage peint, dont deux enfants, riant, l’une d’elle se cachant le visage. La photographie laissait supposer que quelque chose, dans l’interaction avec le photographe anthropologue, avait provoqué ce rire apparemment irrépressible ; malheureusement, elle n’avait pour seule légende que « Mato Grosso do Sul, 1947 » (Guran, 2010). Mais le contraste est frappant avec la tonalité lugubre du texte de Lévi-Strauss près de dix ans auparavant. Dans un long article qu’il publie en 1937 dans la revue Beaux-Arts, Claude Lévi-Strauss n’hésite pas à revendiquer d’avoir réalisé « la première exposition du musée de l’Homme » (1937). Ce texte peu connu a l’intérêt de constituer une version moins auto-censurée que le récit de Tristes Tropiques. Il faut prêter attention aux termes employés par Lévi-Strauss, qui mobilisent toute une imagerie populaire sur les « Indiens », depuis le romantisme jusqu’au cinéma hollywoodien : Les Bororo sont des sauvages romantiques, et le chemin qui conduit vers eux l’est aussi. On est déjà dans une atmosphère de « Peaux-Rouges » quand on entre dans une de ces petites maisons flottantes, pourvues d’aubes énormes et coiffées d’une cheminée maigrelette, que les metteurs en scène d’Hollywood ont ressuscitées pour tourner « Show Boat »32 . Ainsi, le regard de l’ethnographe est informé par un ensemble d’images qui structurent sa perception, mobilisant en particulier les figures liées au mythe du Bon sauvage : Ces grands gaillards tout nus, peints en rouge des pieds à la tête, qui vous reçoivent avec des bourrades amicales et de grands éclats de rire, infligent, de toutes les surprises espérées, la plus inattendue : celle de les reconnaître. Tout un monde de vertus primitives et de porcelaines de Saxe revit dans ces « bons sauvages ». Tous ces Papageno enchantent leurs flûtes en les couvrant de plumes ; car la plume, éblouissante et fragile, est partout prodiguée, partout renouvelée. (Lévi-Strauss, 1938 : 7, souligné par moi). Les métaphores de Lévi-Strauss suggèrent que sa propre perception des indigènes brésiliens est médiatisée par les représentations stéréotypées qui se 32 Show boat est un film musical, de 1936, d’après le spectacle d’Oscar Hammerstein évoquant le Mississipi, qui fut un grand succès de Broadway. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 383 sont développées dans la tradition européenne, avec les figurines de sauvages en porcelaine de Saxe au XVIIIème siècle ou le personnage mozartien de l’oiseleur dans la Flûte enchantée, à mi-chemin entre le monde humain et celui des oiseaux. Lévi-Strauss souligne à quel point le regard de l’observateur, fût-il ethnographe, n’est jamais vierge, mais est prédéfini par un ensemble de représentations préexistantes, empruntées à la culture d’élite comme à la culture de masse du cinéma. Cette remarque suggère que les photographies sont à la fois réalisées et regardées comme s’inscrivant dans des traditions visuelles. Le cadrage photographique permet de rendre visible le point de vue et le processus de sélection qui a produit les fameuses images de « sauvages romantiques » qui ont contribué au succès de Tristes Tropiques. La plupart des photographies des Nambikwara dans Tristes Tropiques et Saudade do Brasil semblent prises dans un campement isolé, loin de toute « civilisation ». Pourtant, c’est essentiellement dans la « zone de contact » entre société brésilienne et indigènes, autour des postes de la ligne télégraphique établis quelques années plus tôt par la commission Rondon, que se déroula la rencontre ethnographique. Par définition, les Indiens les plus « sauvages » que cherchait Lévi-Strauss étaient inaccessibles parce que non pacifiés. On sait que lors de sa seconde expédition, le Conselho de Fiscalização das Expedições Artísticas e Científicas, récemment créé par l’Etat brésilien dans une volonté de contrôle du patrimoine national, imposa à Lévi-Strauss la compagnie du jeune naturaliste Luiz de Castro Faria, envoyé du Museu nacional, afin de surveiller l’expédition et en particulier de vérifier qu’elle ne cause pas de troubles avec des Indiens à peine « pacifiés », pour reprendre le vocabulaire de l’époque. Celui-ci réalisa également des photographies. Le titre de l’exposition réalisée en 1999 au Museu Nacional à partir des archives de Castro Faria, « portrait brésilien des Tristes Tropiques » (Retrato Brasileiro dos Tristes Trópicos), comme celui donné à l’édition de son journal d’expédition, « un autre regard » (Castro Faria, 2001), soulignent le contraste entre les points de vue (Rivron, 2003). Alors que les photographies Nambikwara de Lévi-Strauss offrent des plans serrés, centrés sur les Indiens, les plans plus larges de Castro Faria révèlent ce qu’exclut la construction des clichés. La comparaison montre que certaines scènes qui, lorsqu’on regarde les photographies de Tristes Tropiques, semblent se dérouler dans un campement au milieu de la savane, se passent en réalité à quelques mètres d’un des bâtiments du poste télégraphique (Lévi-Strauss, 1994 : 129). On distingue en 384 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile arrière-plan d’une des photographies de Lévi-Strauss (n° 33) un pan de mur d’une maison en torchis (pau-a-pique), mais peu reconnaissable. Le cadrage en plan serré sur les corps dénudés des Indiens élimine le contexte de la rencontre ethnographique, produisant une image conforme au mythe des derniers hommes primitifs perdus dans la forêt. Par contraste, chez Castro Faria, on voit parfaitement les maisons en arrière-plan, ou bien une Indienne qui porte une robe rentrant dans une case. Sur la photographie d’un jeune garçon avec une plume insérée dans le nez, le fond sur lequel se détache la tête est ainsi constitué par le mur d’une maison33. Prenons par exemple la photographie d’un jeu de balle chez les Nambikwara. Dans Saudades do Brasil, la légende de la photographie est la suivante: « Un sport d’équipe se joue avec une balle en caoutchouc sauvage sur un terrain dégagé qui donne bien l’idée de l’aspect désertique de certaines parties du territoire » (1994 : 127). Le lecteur est conduit à penser que la scène se déroule dans un campement indigène au milieu de la savane. Sur les photographies de Castro Faria, on découvre la même scène sous un autre angle : en arrière-plan le poste, les poteaux télégraphiques, ou les maisons des employés du télégraphe, que le cadrage de Lévi-Strauss a presque systématiquement éliminé du champ de vision (2001 : 129)34. Les cadrages de Castro Faria sont orientés par un autre mythe, celui de la construction nationale brésilienne à travers un processus de civilisation des populations sauvages35. Castro Faria adhère à ce qui est alors l’idéologie officielle du Service de Protection des Indiens, c’est-à-dire une idéologie assimilationniste : le but de cette institution est explicitement de transformer les « Indiens » vivant sur le territoire national en « Brésiliens ». Les photographies de Castro Faria, loin de mettre en scène des Indiens romantiques au sein d’une nature vierge, documentent le processus d’intégration à la « société nationale » en cours, et la présence fragile de l’Etat national. Il faudrait rapprocher les clichés de Castro Faria de ceux réalisés par les photographes du Service de Protection des Indiens (SPI), aujourd’hui conservés par le 33 Je remercie le MAST et Heloisa Bertol Domingues de m’avoir donné accès aux collections de photographies de Castro Faria. 34 Le caoutchouc sauvage n’est pas pour les Indiens qu’un jeu. Lévi-Strauss n’évoque pas l’économie de la borracha dans laquelle sont pris les Indiens. 35 En particulier, Castro Faria s’intéresse aux constructions indigènes, auxquelles il consacrera par la suite un travail. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 385 Museu do Indio, qui depuis quelques années organise des expositions de son fonds. Les très nombreuses photographies d’Indiens nus et « sauvages », que l’on rencontre dans les collections du SPI, notamment à l’occasion des opérations dites de « premiers contacts » et « d’attraction » (Guran, 2010, passim), prennent sens sur fond du mythe positiviste qui oriente durablement l’action du SPI : la sauvagerie correspond à un stade, fétichiste, qui a vocation à laisser la place à une entrée graduelle dans le monde civilisé, qu’il s’agit pour le SPI d’accompagner en « protégeant » les Indiens temporairement en appliquant son « pouvoir tutélaire » (Souza Lima, 1995)36. Les photographies du SPI, comme celles de la Commission Rondon, même quand elles représentent des indigènes, mettent avant tout en scène sa propre action, c’est-à-dire la présence de l’Etat national et de ses symboles, marquant l’inclusion des Indiens dans la nation brésilienne (Rondon, 1946-53). Le vêtement est une des marques principales de l’entrée dans la « civilisation ». Pour renouveler l’iconographie des « Indiens », on pourrait ainsi mettre en regard des photographies fameuses de Tristes Tropiques, les photographies de Bororo, de Nambikwara, habillés, travaillant dans des ateliers mécaniques ou dans les jardins des postes indigènes. Ces contrastes suggèrent l’intérêt qu’il y aurait à explorer de façon plus systématique la comparaison entre les photographies et leur mise en scène en fonction des contextes nationaux de production et de consommation. Les photographies s’inscrivent dans des configurations distinctes, qui leur confèrent des significations différentes, en particulier du point de vue des constructions différentes du « Nous » et des « Autres ». On ne peut qu’esquisser ici cette analyse, en comparant la façon dont, dans les années 1990, deux anthropologues, un français, l’autre brésilien, ayant eux-mêmes acquis un statut « mythique », commentent rétrospectivement leur rapport au monde amérindien, et en la rapprochant de leurs photographies de terrain. Lévi-Strauss (1994 : 19) évoque le « sentiment de vide et de tristesse » que lui inspirent ses « vieilles photographies » réalisées au Brésil entre 1935 et 1938, illustrant pour lui le caractère profondément tragique de l’histoire. Il déplore que la destruction des cultures, sous l’effet de « l’explosion 36 On rencontre dans les collections du SPI des photos par paire, l’une où un groupe d’Indiens est nu, l’autre où ils sont habillés. 386 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile démographique » et du progrès, qui « se dévore lui-même », atteigne l’Occident lui-même : Devenue sa propre victime, c’est au tour de la civilisation occidentale de se sentir menacée. Elle a, dans le passé, détruit d’innombrables cultures dont la diversité faisait la richesse de l’humanité. Détentrice pour ce qui la concerne d’une part de cette richesse collective, affaiblie par des dangers venus du dehors et du dedans, elle laisse oublier ou se détruire son héritage qui, autant que les autres, valait d’être chéri et respecté. Dans cette vision pessimiste, la condition d’Indien incarne le destin tragique de l’humanité : Expropriés de notre culture, dépouillés de valeurs dont nous étions épris — pureté de l’eau et de l’air, grâces de la nature, diversité des espèces animales et végétales, tous indiens désormais, nous sommes en train de faire de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux. (ibid., souligné par moi) Le « Nous » renvoie ici à l’Occident, à la fois extérieur aux Indiens (Eux) et condamné à subir le même sort, celui d’une dégradation inexorable. A peu près au même moment (1996), Darcy Ribeiro, revient sur les séjours qu’il avait effectués chez les Urubu-Kaapor en 1949-1951 en tant qu’ethnographe de la Section d’études du SPI (Souza Lima, 2000), dans une tout autre tonalité. Plusieurs photographies représentent Darcy Ribeiro en étroit contact physique avec les Indiens : c’est le cas d’une photographie de Berta Ribeiro le montrant les mains sur les épaules de deux Kadiwéu en 1947 (Guran, 2010). Lors du séjour chez les Kaapor, le photographe du SPI Heinz Foerthmann réalise un cliché étonnant : Koso, nu, portant ceinture et coiffe de plumes, et Darcy, en chemise et pantalon, la tête ceinte d’un cordon, une cigarette à la main, ont chacun une main sur l’épaule de l’autre ; Koso semble en train d’appliquer une peinture sur le visage de Darcy. L’image donne le sentiment d’une proximité décontractée entre les deux. C’est cette image qui fait la couverture de l’édition brésilienne de Cadernos Indios (Ribeiro, 1996), tandis qu’elle ouvre le carnet central dans la traduction chez Terre Humaine, portant la légende « Koso et moi » (Ribeiro, 2002)37. Ces photographies, qui tranchent 37 Il faudrait ici pouvoir comparer la centaine de photographies de l’édition originale avec les 32 qui ont été retenues pour l’édition française. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 387 fortement avec celles qui mettent en scène l’altérité indienne38, suggèrent une forme de fraternité entre l’ethnographe et ses hôtes. Pour Ribeiro, les Kaapor sont en effet les derniers descendants des Tupinamba, et ce sont les ancêtres du Brésil qu’il est allé chercher chez eux. Dans la préface de Carnets Indiens, rédigée en 1996, il dessine un « Nous » [Brésiliens], défini comme à la fois les successeurs (par la conquête) et les « descendants » des Indiens, conformément au mythe de la miscégénation39. Pour Ribeiro, les Brésiliens ont incorporé, aux divers sens du terme, les Indiens. Ceux-ci représentent donc l’essence du Brésil, toujours active chez les Brésiliens du XXème siècle : C’est ainsi que nous continuons d’être indiens par nos corps et par la culture qui nous éclaire et nous conduit. Mais il est évident que les Indiens qui ont résisté à l’asservissement sont beaucoup plus indiens. C’est pourquoi j’ai passé tant de temps avec eux. (2003 : 16) Ce qu’affirme ici Ribeiro, c’est que la différence avec les Indiens est moins une question de nature que de degré : c’est une altérité relative, et non absolue. Pour Lévi-Strauss, les Indiens représentent l’opposé de la modernité occidentale, et leur disparition tragique (en tant que culture) préfigure celle de l’humanité tout entière. Pour Ribeiro, ils sont à la fois des ancêtres et des cousins, voués à disparaître devant la « civilisation ». Dans les deux cas, les Indiens sont placés dans notre passé. L’anthropologie n’est donc pas en situation d’extériorité par rapport à ce mythe. En 1930 déjà, Malinowski avait dans un texte aussi passionnant que méconnu, saisi le rôle essentiel du romantisme dans les vocations d’anthropologue. Malinowski évoquait, sous le titre « La malédiction 38 Dans l’ouvrage, paru dans « Terre Humaine », de Francis Huxley, Aimables sauvages, (traduit et commenté par Monique Lévi-Strauss), les photographies d’Indiens Kaapor (nommés ici Urubus) prises au début des années 1950 sont juxtaposées aux gravures reprises des ouvrages de Théodore de Bry ou André Thévet représentant les Tupinamba du XVIème siècle (en particulier les scènes anthropophages) ou à une reproduction de tableau d’Albert Eckout. D’autres croquis reprennent des dessins d’Hercule Florence, qui accompagna dans les années 1820 l’expédition Langsdorff. Une telle juxtaposition fait des Kaapor des survivants contemporains des Indiens Tupinamba, les inscrivant dans le passé plutôt que dans le contemporain. 39 « Ce que le métis brésilien typique a de singulier, c’est cette vigueur indigène, tel un nouvel avatar des Tupinamba à qui nous succédons sur ce qui était leur territoire – que nous nous sommes appropriés » (2003 : 16). 388 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile de la science », le désenchantement que produit le monde moderne, disant voir dans « la course sans but de la mécanisation moderne une menace pour toutes les vraies valeurs artistiques et spirituelles » . Malinowski (1930) soulignait que cette perspective romantique marquait, souvent inconsciemment, la façon dont les anthropologues construisaient leur objet, les conduisant souvent à une forme d’aveuglement sur ce qu’ils ne voulaient pas voir, les amenant à créer des fictions de mondes préservés échappant à une modernité ; il évoquait ainsi sa propre expérience en Papouasie-Nouvelle Guinée entre 1914 et 1918: Un des refuges hors de cette prison mécanique de la culture est l’étude des formes primitives de la vie humaine, telles qu’elles existent encore dans des parties lointaines de notre globe. L’anthropologie fut, pour moi au moins, une évasion romantique loin de notre culture sur-standardisée. Sur les îles du Pacifique, même si j’étais poursuivi par les produits de la Standard Oil Company, les magazines, les cotonnades, les histoires de détective à deux sous, et le moteur à combustion interne sur l’omniprésent bateau à moteur, je parvenais encore, avec un peu d’effort, à revivre et reconstruire un type de vie humaine façonné par les outils de l’âge de pierre, empreint de croyances rudimentaires, vivant au grand air au sein d’un vaste espace de nature non contaminée. Malinowski décrit ainsi un processus d’exclusion des indices de la « modernité » tout à fait comparable au « cadrage » dans la photographie de LéviStrauss. On notera au passage que les photographies que Malinowski insère en grand nombre dans ses ouvrages (116 dans Coral Gardens !) obéissent à ce principe de sélection par omission (voir aussi Young, 1999). Malinowski reviendra à plusieurs reprises au cours des années 1930 sur cette attitude caractéristique de l’anthropologie traditionnelle, dénonçant la fiction des cultures stables et fermées et s’efforçant de faire perdre à l’anthropologie cette fascination pour un monde irrémédiablement perdu dont il s’agirait de recueillir les vestiges, en lui donnant au contraire pour mission d’étudier le contact des cultures dans le contexte colonial et « l’indigène en train de se transformer » (« changing Native ») . Ce qu’évoque Malinowski représente pour l’anthropologie un élément essentiel. De fait, à la racine de nombre de vocations ethnologiques, on trouve souvent une forme de nostalgie d’un monde perdu : quitter un benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 389 monde étouffant pour retrouver une humanité longtemps miraculeusement préservée des atteintes de l’Histoire, et désormais menacée de disparition40. Usages du primitivisme et auto-exotisation La nécessaire critique intellectuelle de l’essentialisme et du primitivisme, depuis longtemps entrée dans la panoplie des anthropologues, ne doit cependant pas faire oublier leurs usages sociaux et politiques. Autrement dit, il faut prendre en compte les intérêts à l’essentialisme primitiviste, tant chez les anthropologues que chez ceux qu’ils font profession d’étudier. Si ce mythe perdure, malgré les critiques, c’est en effet parce qu’il a de nombreux usages. C’est à eux qu’il convient de s’intéresser rapidement. Pour une part, le recours des anthropologues à une imagerie primitiviste peut s’expliquer par des considérations stratégiques : par contraste avec les stéréotypes souvent très négatifs colportés dans la période coloniale, ceux qu’ils avaient étudiés et côtoyés, les anthropologues, pour les présenter sous une lumière favorable et leur attirer la sympathie du public, ont eu recours à une rhétorique nourrie de versions contemporaines du mythe du Bon Sauvage. João Pacheco de Oliveira (2000) souligne ainsi les ambiguïtés de la position des anthropologues quand ils sont appelés par les tribunaux brésiliens pour jouer le rôle d’experts, afin d’authentifier l’identité indigène de certains groupes, en particulier dans le cas de revendications foncières . Ils sont en effet tentés, ne serait ce que par souci d’efficacité, de conformer leurs rapports d’expertise à la vision stéréotypée des Indiens ; ce faisant, ils aboutissent cependant à renforcer encore un stéréotype très présent au Brésil, ce qui contribue aussi à exclure du bénéfice de ces mesures d’autres groupes indigènes qui ne correspondent pas à ce modèle, par exemple parce qu’ils ne parlent pas une langue qui diffère du portugais, sinon par quelques mots spécifiques, ou que leurs croyances religieuses sont celles des autres Brésiliens des classes populaires, catholicisme rural ou pentecôtisme. Une telle représentation aujourd’hui mondialement diffusée contribue en retour à transformer la présentation de soi des groupes autochtones eux-mêmes. Les représentants des peuples autochtones formulent en effet 40 Est-il nécessaire de le préciser ? Je ne revendique pas de privilège d’immunité face à la tentation de la nostalgie romantique, qui me semble une composante structurelle de l’impulsion ethnographique, en particulier pour l’anthropologie dite « exotique ». 390 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile leurs revendications dans un langage qui a des chances d’être entendues. Ils sont souvent conseillés par un certain nombre d’ONG, telles que Survival International, qui font circuler des modèles de mobilisation et aident à la mise en place d’organismes de liaison à l’échelle nationale, régionale ou même mondiale. Se constitue ainsi progressivement une sorte de rhétorique « mondialisée » mêlant revendications foncières, proclamation de fidélité aux traditions, et discours sur la protection de la nature, dans un langage souvent poétique et empreint de références au sacré. On assiste à l’émergence d’un argumentaire qui acquiert progressivement une certaine force et peut être mobilisé sur des terrains extrêmement distants (Gagné, 2008). De façon générale, les revendications foncières ont plus de chance d’être entendues si elles sont formulées dans le langage du mythe . Nombre de peuples autochtones jouent la carte des « peuples premiers », qui offrent une stratégie de présentation de soi facilement compréhensible et souvent efficace. Au Brésil, la mobilisation de plusieurs groupes indigènes contre le barrage de Belo Monte adopte un langage visuel qui renvoie aux images de « l’Indien » ancrées dans les représentations collectives, produisant des images fortes, reprises dans la presse nationale et internationale. Aussi n’est-il guère étonnant que nombre de leaders indigènes adoptent ce langage et ces images pour légitimer leurs revendications. De ce point de vue, l’exposition Yanomami, l’esprit de la forêt, présentée en 2003 à Paris, représente un cas singulier de jeu sur ce mythe et les images qui lui sont associées. Sortant complètement des circuits habituellement dévolus à l’ethnographie ou aux peuples indigènes, elle avait investi un lieu inédit : la Fondation Cartier pour l’art contemporain41. Le titre était propre à frapper l’imagination : l’« esprit de la forêt » représente une notion poétique particulièrement attractive pour le public urbain42. L’exposition à la Fondation Cartier n’était pas ethnographique. On n’y trouvait ni explications sur la « culture Yanomami », ni même « art Yanomami », celui-ci n’étant pas particulièrement spectaculaire selon les canons de l’art occidental. L’anthropologue Bruce Albert, qui travaille avec les Yanomami depuis 1975, en était le commissaire, avec le directeur de la 41 Organisée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain en collaboration avec Survival International France et l’ONG brésilienne Comissão Pró-Yanomami (CCPY). 42 Il est significatif que cette expression ait déjà donné son titre à l’intervention de Davi Kopenawa au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro, en août 1992 (Kopenawa, 1999). benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 391 Fondation Cartier, Hervé Chandès. Il adopta une posture radicale et originale, disparaissant derrière les artistes. Ce sont d’autres médiateurs qui furent mobilisés ; les Yanomami ont accueilli dans leur maloca de Watoriki des « artistes en résidence », afin qu’ils deviennent des messagers, des porte-parole. À leur retour, ils parleront de nous aux gens de leur terre. Ils conteront ce qu’ils ont vu et entendu dans la forêt. Ils montreront nos images et feront entendre nos voix. Les artistes ont été chargés de traduire dans un langage plastique accessible à un public occidental ce qu’ils auront perçu des Yanomami. Ainsi, le cinéaste Raymond Depardon, qui a tourné à Watoriki Chasseurs et chamans, mettant en scène les Yanomami dans deux activités « typiques » des « peuples premiers », à la fois en chasseurs au milieu d’une forêt amazonienne magnifiquement filmée, qui pour le spectateur résonne avec l’imagerie romantique depuis Clarac et Rugendas, et dans leurs activités rituelles de chamanes, dit ainsi avoir « tenu [son] rôle de passeur » ( Albert et Kopenawa :194). De façon générale, l’exposition donnait une place centrale aux images des Yanomami : l’affiche et le catalogue reprenaient un très beau portrait en noir et blanc d’un enfant yanomami, réalisé par Claudia Andujar, qui fut aux côtés de Bruce Albert parmi les initiateurs de l’ONG Comissão Pró-Yanomami43. Les photographies de celle-ci, qui a photographié les Yanomami depuis les années 1970 et a joué un rôle important dans la mobilisation autour d’eux, notamment lors des invasions de leurs terres par les garimpeiros (Andujar, 1988), étaient un des points forts de l’exposition44. Y figuraient aussi les photographies de corps peints en mouvement dans le monde naturel de Lothar Baumgarten, les vues du paysage de la maloca et de la montagne de Volkmar Ziegler (« la maison et la forêt ») proposaient ou encore les photographies plus tragiques de la section « Découvrir les Blancs », retraçant l’histoire des relations tragiques entre les Yanomami et les Blancs depuis les premiers contacts, à travers des photographies de journalistes, de missionnaires ou d’anthropologues. Outre cette dimension photographique, l’exposition entendait donner accès à certains aspects de l’expérience sensorielle du monde 43 Voir l’exposition virtuelle « Arte com os Yanomami » sur le site de la Comissão Pro-Yanomami http://www.proyanomami.org.br/v0904/index.asp?pag=htm&url=/arte_c_yano.htm# 44 Sur le contexte des photographies de Claudia Andujar, voir Tacca, 2011. 392 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile des Yanomami. Le travail de l’artiste y était explicitement présenté comme analogue à celui du chamane : il s’agissait d’établir une médiation, non avec les esprits, mais avec un monde lointain. De fait, la force des images, de certaines installations, ou l’enregistrement de l’environnement sonore de la vie quotidienne, parvenaient à évoquer les Yanomami, de même que les chamanes évoquent le monde des esprits. Une telle exposition visait explicitement, par des moyens esthétiques, un objectif proprement politique : faire exister les Yanomami sur la scène internationale. Pour le leader Davi Kopenawa, l’exposition était un moyen de nouer de nouvelles alliances, pour renverser un rapport de forces défavorable : Les Blancs autour de notre terre sont hostiles. Ils ne savent rien de nous et ne demandent jamais comment vivaient nos anciens. Ils ne pensent qu’à occuper notre forêt avec leur bétail et à détruire nos rivières pour y chercher de l’or. […] Lorsque les gens de loin nous connaissent et parlent de nous, les gens de près hésitent à nous détruire (Albert et Kopenawa, 2003 :17). Pour les Yanomami, la notoriété est en effet vitale. C’est essentiellement pour protéger les Yanomami, alors victimes de la politique expansionniste de l’État militaire brésilien, symbolisée par l’ouverture de la Transamazonienne, qu’a été créée dans les années 1960 l’association Survival International, dont la branche française était associée à l’exposition. Les Yanomami sont ainsi devenus un symbole des « peuples indigènes 45 ». La pression internationale, relayée notamment par les anthropologues, a été déterminante pour amener en 1992 le gouvernement brésilien à démarquer un Territoire indigène Yanomami, en principe garanti, même s’il est régulièrement envahi par des chercheurs d’or . Un des enjeux de ces images était aussi de répondre à d’autres images, et, spécifiquement, de contrecarrer l’image belliqueuse des Yanomami, notamment colportée par les ouvrages et interventions de l’anthropologue nord-américain Napoléon Chagnon, en particulier à travers le film The Ax fight, dont la circulation fut considérable, notamment dans les cours d’introduction à l’anthropologie dans les Colleges aux Etats-Unis (Asch, 45 . C’est précisément du fait de leur statut de symbole que le livre de Tierney (2000), qui dénonçait les malversations attribuées aux anthropologues chez les Yanomami, a eu un tel impact dans la communauté anthropologique nord-américaine. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 393 Chagnon, 1975)46. Là encore, ces images produites par des anthropologues ont circulé bien au-delà de la discipline. Ainsi, The Ax fight a récemment été présenté sur un écran, dans le cadre de l’exposition d’art contemporain Triennale Intense proximité, à Paris (été 2012), coordonnée par l’artiste Okwui Enzewor, tout comme l’« œuvre » d’un vidéaste ou la vidéo d’une « performance ». Présentées à des visiteurs non avertis de toutes les discussions autour du film, des images d’Indiens dénudés hurlant des insultes les uns sur les autres et se battant ne pouvaient que renforcer le stéréotype de « sauvages ». Si l’exposition Yanomami, l’esprit de la forêt laissait le terrain aux artistes, le catalogue en était cosigné par l’ethnologue Bruce Albert et le leader indigène Davi Kopenawa, affirmant ainsi une volonté de partenariat égalitaire47. Une telle pratique, novatrice dans le contexte français, dessine peut-être une des voies futures pour le partenariat entre exposants et exposés. Davi Kopenawa apparaît fortement impliqué dans la présentation de sa « culture » à l’intention d’un public occidental, comme cela s’est confirmé par la suite48. Sa trajectoire permet de comprendre cette stratégie : il fut d’abord au début des années 1970 interprète pour la FUNAI49. Après cet apprentissage du rôle de médiateur entre son groupe et le monde extérieur, il se réappropria des formes traditionnelles, faisant notamment auprès de son beau-père l’apprentissage des techniques chamaniques. La maîtrise conjuguée de ces deux langages, celui des Blancs et celui du chamanisme, lui assure un statut de leader, localement, mais aussi en tant que porte-parole des Yanomami, tant au Brésil qu’internationalement. Il a ainsi voyagé dans plusieurs pays occidentaux, notamment en France, dans le cadre du mouvement de défense des terres Yanomami50. Ce n’est pas le lieu de rentrer dans une analyse du jeu politique yanomami, mais tout laisse penser que, en renforçant sa capacité de médiation avec l’extérieur, une telle exposition a contribué 46 Le film a été réalisé dans des groupes Yanomamö au Venezuela. 47 . Sur les nouvelles responsabilités de l’anthropologue comme médiateur, voir Albert, 1997. 48 Ce partenariat s’est plus récemment exprimé sous la forme d’un récit co-produit (Kopenawa e Albert, 2010), construit comme un discours présentant l’univers Yanomami à l’intention des Blancs autour d’un récit autobiographique. 49 La FUNAI succéda en 1967 au SPI. 50 . Il a ainsi reçu en 1988 le prix Global 500 du Programme des Nations unies pour l’environnement. Aux côtés des photographies des Yanomami dans leur village, La chute du ciel comporte un nombre important de photographies montrant Davi dans ses activités de porte-parole, dans les institutions brésiliennes ou voyageant à l’étranger. 394 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile également à augmenter son prestige et son capital politique. Davi Yanomami est de fait devenu le président d’une association qui regroupe une majorité de Yanomami brésiliens, l’association Hutukara. Ainsi, les Yanomami « se servent » des artistes pour atteindre un nouveau public, autant que ceux-ci « se servent » des Yanomami comme « matériau » pour leur activité artistique. Yanomami, l’esprit de la forêt joue sur les mythes de l’Occident moderne, l’art, la forêt vierge et les peuples premiers, le chamanisme (Losonczy et Cappo, 2010), pour « porter au loin » les revendications Yanomami51. Ces Yanomami ont clairement accepté, de « donner leur image » aux photographes, parfois de poser pour eux. On pourrait évoquer ici un « pacte photographique », en s’inspirant de la notion de « pacte ethnographique » proposée par Bruce Albert. Celui-ci suggère que l’ethnographe, accueilli par ses hôtes, se voit progressivement « rééduqué à titre de « truchement » au service de leur cause » (Kopenawa et Albert, 2010 : 571). Ses interlocuteurs acceptent une forme « d’auto-objectivation au travers du prisme de l’observation ethnographique sous une forme qui leur permette d’acquérir à la fois reconnaissance et droit de cité dans le monde opaque et virulent qui s’efforce de les assujettir ». Acquérir une « visibilité » implique peut-être d’adopter des codes visuels qui permettent d’être reconnus comme « Indiens ». Un tel parti ne va pas sans risque de malentendu. La présentation dans l’exposition de rituels chamaniques sans traduction ou commentaire explicatif peut ainsi renforcer une impression d’incommunicabilité. Plus généralement, la beauté même des images, portraits en noir et blanc ou film aux vives couleurs, traduisant la fascination des artistes pour la plastique des corps et l’univers Yanomami, risquait de renforcer les stéréotypes des visiteurs sur les Indiens vivant en harmonie avec la forêt amazonienne. Le prix à payer par les Yanomami pour garantir leur territoire serait-il de jouer le rôle des « sauvages romantiques », des « peuples premiers », afin de satisfaire la nostalgie des classes moyennes urbaines pour une innocence perdue ? Les Yanomami seraient-ils contraints, pour obtenir un certain « droit à la parole », de céder leur « droit à l’image » aux artistes et aux spectateurs occidentaux ? Il s’agit ici de se couler dans une forme préexistante, d’endosser un rôle dans un répertoire. Les Yanomami (ou tout au moins ce groupe) semblent 51 Les Yanomami sont par la suite devenus des partenaires durables de la Fondation Cartier. Ainsi, l’exposition Histoires de voir, en 2012 présentait entre autres œuvres des dessins Yanomami. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 395 avoir choisis la stratégie d’une esthétisation de l’altérité, d’une auto-exotisation, qui s’est révélée politiquement efficace. Cette expérience n’est pas pour autant généralisable. L’exposition Yanomami, o espírito da floresta a été présentée en 2004 au Centro Cultural Banco do Brasil, à Rio de Janeiro. Pourtant, il semble que l’exposition n’ait pas eu le même impact que celle de Paris, en particulier n’ayant qu’un écho limité dans les média, et ne parvenant pas à gagner l’attention des mondes de l’art contemporain52. Serait-ce parce qu’à Rio de Janeiro « l’esprit de la forêt » n’a pas le même attrait qu’à Paris ? Ce contraste suggère l’intérêt qu’il y aurait à analyser la façon dont les « mêmes représentations » sont reçues dans des contextes nationaux et institutionnels différents. Le risque de ce qu’on pourrait appeler une « stratégie de la romanticisation », passant par une auto-exotisation, est cependant que cet appui se dissipe si les groupes indigènes cessent de se conformer à cette image idyllique qu’ils projettent. Dans les années 1980, les Kayapo du Brésil central devinrent un des symboles mondiaux de la défense de la forêt amazonienne (Turner, 1999). Le chanteur pop Sting était ainsi devenu un temps le relais du leader Kayapo Raoni Metuktire, lui faisant rencontrer des chefs d’État et lui donnant une grande visibilité médiatique. Sting fonda la Rainforest Foundation en 1989, avec le souhait de protéger les forêts tropicales et les peuples qui les habitent. Les Kayapo furent alors présentés comme possédant une véritable « science » de la gestion écologique de la forêt. C’est largement suite au succès de cette mobilisation internationale que les Kayapo ont obtenu en 1993 du gouvernement brésilien la délimitation de leurs terres. Cependant, le soutien des organisations de défense de la nature s’est effondré lorsqu’on découvrit que plusieurs leaders Kayapo avaient négocié avec de grandes entreprises pour l’exploitation de bois précieux et de minerai, suggérant qu’un « bon Indien » devait nécessairement agir conformément aux représentations essentialistes et romantiques et non à ce qu’il considère comme son intérêt dans une situation donnée. Ainsi, on voit circuler des thèmes, des métaphores, des images, des formulations dans des espaces différents : entre les représentations populaires de l’altérité, les travaux des anthropologues, les textes de l’Unesco ou de l’ONU, les revendications des autochtones. 52 D’après mes conversations avec des responsables de musées ou artistes du milieu de l’art contemporain carioca. 396 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile Conclusion L’anthropologie, et au premier chef l’anthropologie visuelle, se trouve aujourd’hui confrontée à un mythe qui lui préexiste, mais qu’elle a contribué à renforcer. Alors que la mission qu’elle se donne est de produire des connaissances sur la diversité des façons d’être au monde, elle doit aussi faire face à une attente qui, pour être implicite, ne s’en impose pas moins avec force : alimenter le mythe romantique de l’Autre. Ce que j’ai appelé ici le « mythe des peuples premiers » constitue donc un double défi pour les anthropologues, en tant qu’objet d’analyse, et en tant qu’élément constitutif de leur discipline et de sa perception publique. Il faut insister sur le caractère polymorphe de ce mythe, susceptible de prendre des formes très différentes. Il possède un versant écologiste et un versant New Age, un versant altermondialiste et un versant néo-conservateur. Il constitue au total un horizon largement partagé, qui structure une modalité privilégiée d’imagination de l’altérité dans le monde contemporain, et prédéfinit une partie des formes d’action possibles. Après s’être longtemps nourris de ce mythe (auquel adhéraient, au moins partiellement, nombre d’entre eux), nombre d’anthropologues se sentent aujourd’hui prisonniers de ces images. Prendre au sérieux les mythes fait partie des tâches traditionnelles que s’assigne l’anthropologie. Prendre pour objet les mythes contemporains est un impératif. Une telle réflexivité n’est pas de la complaisance nombriliste, mais une condition de possibilité de la connaissance anthropologique, dans la mesure où elle est par définition fondée sur la relation et l’interlocution. L’anthropologie se trouve dans une relation ambiguë à l’égard de ce mythe, dans la mesure où elle s’est construite à la fois à partir de lui et contre lui. S’ils sourient des versions les plus caricaturales et des confusions parfois faites par les passionnés des « peuples premiers », les anthropologues contribuent aussi à donner une caution savante à ce mythe, dans la mesure où une partie de leurs publications, de leurs interventions dans le débat public, des images qu’ils utilisent, renforcent cette vision essentialiste de peuples hors de l’histoire. Il y a en effet des profits symboliques et matériels à maintenir cette image d’une discipline vouée à scruter l’altérité au sein de peuples échappant pour quelque temps encore à l’Histoire. La relecture critique, menée depuis longtemps déjà au sein de la discipline, reste souvent inaudible à l’extérieur de celle-ci. La déconstruction historique et critique de notions essentialistes qui ont naguère joué un grand rôle dans la discipline benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 397 anthropologique, comme celle d’ethnie, de culture, ou d’identité, reste largement sans traduction pratique, du fait même que l’essentialisme est souvent une condition de l’efficacité politique ou juridique. Pour comprendre le paradoxe apparent que constitue l’écart entre la subtilité avec laquelle les anthropologues ont questionné le primitivisme, et le maintien des stéréotypes sur les « Indiens » comme peuples de la nature proches des origines du monde, il faut notamment prendre en compte les effets du privilège donné aux images les plus « efficaces », d’un point de vue esthétique, mais aussi politique, favorisant celles qui répondent aux attentes essentialistes. La plasticité du mythe des peuples premiers le rend mobilisable pour des usages divers, voire contradictoires, depuis la quête spirituelle jusqu’à la mobilisation politique, en passant par les discours savants ou les créations artistiques. Le répertoire symbolique et rhétorique associé au mythe permet de mettre en commun des expériences historiques fort distantes. Ce mythe possède aujourd’hui une grande force dans le monde occidental, mais aussi au-delà. Il colore la présentation de soi par les représentants de divers groupes qui se revendiquent comme « peuples autochtones ». S’il peut aujourd›hui être mobilisé à l’appui des revendications politiques de certains groupes, il risque de conduire, pour d’autres, à un enfermement dans une altérité figée, qui les prive de la capacité d’être reconnus comme les acteurs d’une histoire partagée. Est-il nécessaire, pour que ceux qu’on appelle désormais « peuples autochtones » puissent être entendus, de jouer des mythes de l’Occident, et de pratiquer « l’auto-exotisation » en se conformant à l’image romantique de « peuple de la nature » ? Faut-il au contraire tenter de rompre avec l’imagerie primitiviste ? Ce n’est, bien entendu, pas aux anthropologues, mais bien aux intéressés eux-mêmes, d’évaluer ce qu’ils pensent être la meilleure stratégie en fonction des situations spécifiques où ils se trouvent et des contraintes qu’ils affrontent. Cependant, les musées comme les anthropologues doivent au minimum être conscients du caractère problématique du jeu avec ces stéréotypes exotiques, et s’efforcer de faire en sorte qu’ils ne recouvrent pas la diversité des voix des premiers intéressés. Ainsi, tout projet visant à proposer une représentation des peuples indigènes correspondant davantage aux façons dont ceux-ci se représentent leur histoire et leur situation, doit nécessairement se confronter avec le mythe des peuples premiers, dans la mesure où celui-ci structure, de façon souvent inconsciente, à la fois les attentes des visiteurs, des journalistes, des 398 vibrant v.9 n.2 benoît de l’estoile étudiants, mais aussi les traditions de représentation en photographie, au cinéma, en littérature, et les discours savants. Les efforts des anthropologues pour présenter dans toute leur complexité la richesse des groupes qu’ils étudient sont largement inefficaces devant la force du mythe. En effet, comme on l’a vu, seuls sont retenus les éléments susceptibles de le confirmer. Il y a comme une espèce de schizophrénie de l’anthropologie, écartelée entre d’un côté une dénonciation rituelle de l’essentialisme et du primitivisme, et de l’autre la reproduction d’images qui s’inscrivent dans la tradition primitiviste. Souvent, on note un décalage entre des textes, souvent complexes, et des images qui, parfois sans que leurs auteurs ne le souhaitent, sont lues à la lumière du mythe des « peuples premiers », aboutissant ainsi à le renforcer. La volonté d’historiciser le « regard sur l’autre » (Le Fur, 2006) reste insuffisante. Dans le mouvement même par lequel elle prétend analyser et réduire l’altérité, elle l’institue en pétition de principe et la réaffirme comme fondamentale. En réalité, il faut interroger l’idée même de « regard sur les autres », car elle semble présupposer que seul notre regard change sur des « Autres » qui restent immuables. Elle est donc asymétrique, supposant un spectateur actif et un objet passif. Surtout, réduire les relations historiques à un simple « jeu de regards » est beaucoup trop réducteur. Les photographies adoptant les conventions visuelles des « peuples premiers » tendent souvent à masquer ce qui constitue pourtant la condition même de leur possibilité, à savoir la relation entre le monde du photographe et ceux qu’il représente, et en particulier à effacer les signes de présence de l’Etat. Le mythe des peuples premiers, dernier avatar d’un ensemble de notions ancrées dans la civilisation occidentale (Bon sauvage, primitifs, peuples de la nature, etc), attribue une essence commune (variable selon les cas) à des groupes humains extrêmement divers. Il apparaît comme une formulation, sous forme mythique, d’une expérience historique singulière : la relation d’appropriation et de domination établie par l’Occident à l’égard de ces groupes, et plus spécifiquement par des appareils étatiques, que ceux-ci soient impériaux ou nationaux. Autrement dit, ce qui définit éventuellement un caractère commun, ce n’est pas une essence (comme le sens du sacré, ou la relation à la nature) mais une relation inscrite dans l’histoire. Cette histoire, qui s’est faite pour une part au moins hors de nous, n’est accessible pour nous que du fait de l’interdépendance qui s’est construite au cours du temps. Par définition, si nous pouvons avoir accès à des mondes lointains, c’est à la suite benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 399 de ces relations tissées dans l’histoire. Pour échapper aux fantômes des « sauvages romantiques », il est nécessaire d’assumer cette histoire complexe et de la placer au centre du musée, en partant des relations, que ce musée (ou exposition) soit conçu à partir d’un point de vue qui se veut « indigène » ou à partir d’un point de vue « national » ou « occidental ». Principales expositions évoquées dans le texte (par ordre chronologique) Indiens du Mato-Grosso (mission Claude et Dina Lévi-Strauss). 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Il a notamment publié Antropologia em impérios e estados nacionais, (avec Federico Neiburg et Lygia Sigaud), Relume-Dumara, Rio de Janeiro, 2003 ; Empires, Nations and Natives : Anthropology and State-making (avec Federico Neiburg et Lygia Sigaud), Duke University Press, 2005 ; Ocupações de Terra e transformações sociais, (avec Lygia Sigaud org.), 2006, FGV Editora, Rio de Janeiro. Email : estoileb@ens.fr Article reçu le 30 avril, 2012. Approuvé le 30 juin, 2012. benoît de l’estoile vibrant v.9 n.2 405