James Gordon Bennett, le Paris Herald et le sport (1887-1918) : influences
américaines en France dans le sponsoring et l’internationalisation du sport
Hugh Dauncey & Geoff Hare
This version contains minor differences from the paper published in the conference papers of the
thirteenth ‘Carrefour d’histoire du sport’ (Grenoble, 2008).
James Gordon Bennett Junior, patron du New York Herald et de son édition européenne, appelée
familièrement Paris Herald, prédécesseur de l’actuel International Herald Tribune, joua pendant
une trentaine d'années un rôle important dans le sponsoring d'événements sportifs en France et la
promotion du sport international. Entre autres interventions, il offrit la première grande Coupe de
football en France, fonda à Paris les grandes compétitions internationales de l'automobile et de
l’aéronautique, et donna « le trophée le plus couru de la Grande semaine d’aviation de Reims »1
en 1909. Ce faisant, il apporta en France pratiques et valeurs d’outre-atlantique dans son mode
de sponsorisation du sport et dans la couverture médiatique d’événements sportifs. Cet article
portera sur l’impulsion particulière que ce patron de presse étranger exerçant en France donna à
la modernisation du sport dans son pays adoptif. Son argument sera que la spécificité de l’apport
de ce magnat de presse à la naissance du sport français moderne se résume en deux idées : le
sponsoring de compétitions sportives par son journal et personnellement (sous la forme du don
de trophées) et l’internationalisation de rencontres sportives (c’est-à-dire la création de
compétitions qui sont organisées formellement sur le principe de la représentativité des
différentes nations).
L'homme et le patron de presse
Comme patron de presse Bennett est assez méconnu en France, et sa contribution à l'évolution du
sport français et international reste peu étudiée. L'homme, en tant que représentant de sa classe,
et son oeuvre étant étroitement liés, il est utile d'expliquer un peu ses origines. Qui, donc, est ce
James Gordon Bennett Junior et qu’est-ce que le Paris Herald ?
Bennett est né en 1841 à New York. Son père, immigré écossais du même nom, a fondé et dirigé
le New York Herald comme l’un des premiers quotidiens véritablement « news papers », il en
fait fortune et se fait des ennemis à la fois parmi ses concurrents dans le monde de la presse, mais
aussi dans la haute société new-yorkaise dont il a l’habitude de fustiger les mœurs et valeurs.
Bennett fils apprend jeune le français en France où il est emmené par sa mère pour échapper à
l’ambiance d’hostilité générée par les reportages du père journaliste envers sa famille dans la
bonne société new-yorkaise. Il est éduqué plus ou moins consciencieusement par sa mère et par
un précepteur privé à Paris et sur la côte méditerranéenne, loin de l’autorité du père. Son séjour
dure 5 ou 6 ans, si bien qu’il parle couramment le français. A 16 ans, il rentre à New York, et
reçoit de son père comme cadeau d’anniversaire, un yacht de course avec équipage.
Ce richissime play-boy s’adonne aux activités de loisir de son âge : alcool, filles, le jeu, chevaux,
yachts. Il devient fanatique de tous les sports pratiqués par sa classe sociale et parie d’énormes
sommes d’argent sur des courses de chevaux et de voile. Comme skipper de son propre yacht il
gagne la première course transatlantique et se lance dans le financement de courses
Robène, Luc et Bodin, Denis, ‘Le feuilleton aéronautique à la Belle Epoque’ in Le Temps des Medias, 9,
hiver 2007-08, p.61 (Note 30).
1
1
transatlantiques et de la « America’s Cup ». Au début c’est un défi qui lui fait courir des risques
personnels et physiques considérables : il fait le pari, avec deux amis, de battre leurs yachts dans
une course entre New York et l’Europe. Ce sera, la première course transatlantique sous voiles
de course, qui, plus est, a lieu à un moment dangereux de l’année 1866, en décembre – six
membres de l’équipage d’un de ses adversaires périssant en mer. Vainqueur dans le plus petit des
trois yachts, Bennett est reçu en héros par le Royal Yacht Club, à la Cour d’Angleterre et, à son
retour outre Atlantique, par le New York Yacht Club (NYYC), dont il deviendra par la suite son
plus jeune Commandeur (1871). Le NYYC, comme son homologue britannique, ne l’oublions
pas, représente le gratin de la haute société new-yorkaise de laquelle son père journaliste s’est
toujours vu exclu, pour avoir trop scruté les mœurs de la nouvelle aristocratie de l’argent
américaine.
Il hérite à la mort de son père en 1872 d’une des plus grandes fortunes des Etats-Unis et de
l’entière propriété du Herald de New York, qu’il co-dirige déjà, dès 1867. Non seulement
reporter de l’actualité mais volontairement créateur de ‘news’, un de ses premiers coups
médiatiques, une fois patron du New York Herald, est la création proactive de l’actualité par le
sponsoring, cette fois-ci, le financement de l’exploration et de l’aventure : en signant des cheques
en blanc, il envoie l’explorateur Stanley en Afrique noire à la recherche de l’humanitaire Dr
Livingstone (1869) et publie le premier la phrase qui fera vite le tour du monde « Dr
Livingstone, I presume ». Mais le moment déterminant de sa vie, c’est janvier 1877 : à la suite
d’années de comportement excentrique et surtout d’un scandale social et sexuel, qui provoque un
duel avec le frère de sa fiancée, devenue son ex-fiancée, il est mis au ban de la bonne société
new-yorkaise de Mrs Astor et s’exile en France, d’où il dirige d’une main de fer son journal
américain par télégraphe transatlantique interposé. Il trouve même le moyen de garder le contact
avec son journal depuis son yacht de grand luxe ancré en Méditerranée, où il accueille la haute
société américaine et européenne, jusqu’au Prince de Galles.
Il voit une niche à remplir en fondant en 1887, à Paris, le New York Herald, European Edition.
Appelé familièrement par ses lecteurs Paris Herald, le quotidien est publié majoritairement en
anglais, mais n’est en rien le sosie de son grand frère américain. Le public visé n’est pas
seulement cette classe dirigeante composée de l’aristocratie de l’argent américaine, qui traverse
l’océan dans les paquebots transatlantiques, mais aussi la vieille aristocratie européenne, plus
non seulement les « quatre cent familles », la liste dressée par Mrs Astor des socialement
sortables, mais de plus en plus tous ceux et celles avides de lire sur les activités, moeurs, et
modes de cette « Gilded Class » cosmopolite pour en étoffer leurs rêves. Le Paris Herald parle
tous les jours, de cette aristocratie de l’argent, de leurs allées et venues en Europe, de leurs
soirées, leurs loisirs, leurs sports, et leurs rencontres avec la vieille aristocratie européenne Les
bureaux du Herald, avenue de l’Opéra, accueillent tous les Américains de passage qui viennent
s’inscrire comme étant à Paris dans tel hôtel et consulter la liste des personnes (américaines) de
leur connaissance pour pouvoir leur rendre visite. Dans le seul mois de juillet 1906, 4 287
Américains se sont inscrits aux bureaux parisiens du Herald. Tous ces noms sont d’ailleurs
immédiatement transcrits dans les colonnes du Herald dans la rubrique « Personal Intelligence ».
Cette même année, 331 453 Américains sont arrivés en Europe.2 Le Paris Herald invente, entre
autre, le « celebrity journalism » avant la lettre, en suivant l’adage de Bennett : « news, news,
news, names, names, names ». 3
2
Dorsey, Hebe, Age of Opulence: The Belle Epoque in the Paris Herald 1890-1914, New York, Harry N.
Abrams, 1986, p.19.
3
Laney, Al, Paris Herald: The Incredible Newspaper, New York & London, D. Appleton-Century
Company, [1947], p.24.
2
Le Herald et le sport
Bennett intègre dès le début à ses journaux généralistes new-yorkais et parisien la couverture des
sports. Son père, avant lui, dans le New York Herald, avait couvert de façon non négligeable des
sports nobles et traditionnels, la boxe, les courses de chevaux, et plus tard les courses de yachts –
bien qu’à l’époque le sport en général soit jugé au-dessous de l’attention des gens
« respectables ».4 Bennett fils, lui, choisira les sports modernes, mais toujours les sports de sa
classe.
La spécificité de l’apport du jeune magnat de presse à la naissance du sport français moderne est
double : l'impulsion considérable qu'il donne au sponsoring par le don de coupes ou trophées et
l'encouragement de l'internationalisation des épreuves sportives qui l'intéressent. Il avait pris
l’habitude dès l’âge de sa première célébrité à New York, d’offrir des trophées – de yachts, par
exemple. En France, plus tard, avec le Herald, on peut parler de son désir de pérenniser non
seulement certaines compétitions, mais d’ancrer certaines disciplines sportives dans la culture
sportive française. Ainsi il est devenu l’un des plus grands sponsors sportifs de l’époque. La
dimension internationale tant de son parcours personnel que de l’audience de son journal se prêta
bien à l’internationalisation de l’organisation et du règlement des événements qu’il sponsorisait.
Comme nous le verrons, dans les courses associées à son nom, les concurrents représentent non
eux-mêmes, ni le fabricant industriel, mais leur pays.
Coupes et sponsoring en France
Dans quelle mesure donc Bennett apporte-t-il à la France sportive des pratiques ou approches
nouvelles ? Les trophées sportifs avaient déjà une histoire en France, mais des trophées de quelle
nature ? Notre hypothèse sur la spécificité de Bennett est que :
il sponsorise les sports de la modernité
il offre des trophées de grande valeur, qui attirent l’attention du public
son trophée type: la Challenge Cup représente la modernité
Ayant pris l’habitude à New York d’offrir des trophées pour pérenniser et valoriser divers sports
− il avait déjà introduit le sport de polo aux Etats-Unis en 1876, et il continuait à offrir des
coupes comme « Commodore » et ancien Commodore du NYYC entre 1870 et 18855. En France
Bennett cible dans son sponsoring des disciplines nouvelles qui ont besoin de coups de pouce : il
dote de coupes des courses de yacht à vapeur sur la Riviera dans les années 1890; il offre la
première coupe du championnat de France de football association (USFSA) en 18956 −
discipline que son Paris Herald continue à couvrir particulièrement, au moment où l’USFSA
favorise le rugby ; il offre en 1904 à la Société de Golf de Paris un trophée pour fonder le
championnat de France amateur.7
Cependant, les compétitions sportives qui restent dans la mémoire collective associées au nom de
Bennett comprennent celles, annuelles, fondées par Bennett à Paris, notamment les grandes
compétitions internationales de l’automobile (1900-05) et de l’aéronautique, à partir de 1906. La
4
Fermer, Douglas, James Gordon Bennett and the New York Herald: a study of editorial opinion in the
Civil War era, 1854-1867, New York, St. Martins 1986, p.22
5
Outing, janvier 1885, Vol. V, No. 4, p.316.
6
Voir Durry, Jean, Almanach du sport des origines à 1939, Encyclopædia Universalis France, 1996,
pp.119-20.
7
Le New York Times du 9 mai 1904, p.7, parle d’une « compétition entièrement nouvelle » qui sera jouée
à Versailles.
3
« Coupe internationale automobile Gordon Bennett » (on y reviendra) devint en 5 ans la course
automobile la plus populaire d’Europe, et sera une étape importante vers les Grands Prix de F1,
comme on le verra plus tard.
En plus de s’attacher aux sports modernes, les trophées offerts par Bennett, avaient la spécificité
d’être d’une grande valeur, normalement en argent massif, souvent de chez Tiffany, ce qui ne
manquait pas de retenir l’attention de la presse, son propre journal en premier, et du grand
public:
La coupe Bennett-Goelet (yachts à vapeur, 1893) valait 12 000 francs (plus une somme
équivalente en espèces).8
La Coupe Internationale automobile pesait 17kg en argent massif en plus de son socle en
marbre. 9
Le don des « Challenge Cups », pour autant qu’il s’ancre dans les mœurs sportives anglosaxonnes au cours de 19e siècle, où en est-il en France à l’époque en tant que pratique ? Par
« challenge cup » nous voulons dire un trophée qui est offert sous condition qu’il soit remis en
jeu annuellement par le gagnant et qui reste associé à la compétition. Il nous semblerait que c’est
au tournant du siècle que le don du « challenge cup » commençait à remplacer l’offre d’objets
divers comme prix. Le Herald fait état en 1899 de médailles, d’objets d’art ou autres objets
précieux comme prix de golf ou de tennis, avec, de plus en plus, une Challenge Cup pour le
gagnant des simples messieurs en tennis et parfois, seulement, pour simples dames. Rappelons
que les tournois de golf et de tennis de la Riviera étaient très courus par les riches Américains et
l’aristocratie européenne et anglaise, apportant une influence anglo-saxonne et susceptibles
d’importer leurs pratiques.10 Bennett, dans ses activités de mécénat et dans les colonnes de son
journal, valorise la notion de Challenge Cup, qui est la matérialisation d’un changement dans la
nature du sport : c’est par les Cups que les compétitions s’inscrivent dans la durée. Pour
reprendre la phrase de Hobsbawm11, le sport moderne s’invente une tradition et une histoire par
le truchement d’un prix qui reste attaché à telle compétition et qui en vient à la symboliser dans
l’imaginaire du public. Le nom du trophée, comme pour la America’s Cup (1870) ou la FA Cup
(1871-72), devenant le nom même de la compétition.
Internationalisation et internationalisation sportive
Bennett avait une certaine idée du rôle social ‘international’ de son journal le Paris Herald,
agissant de concert avec le Herald Tribune à New York, et, passagèrement, avec une édition
londonienne.12 En tant que journal de la classe internationale des personnages d'élite, le Herald
8
Le New York Times (14 mars, 1894, p.6) parle de la maison Tiffany & Co devenue célèbre pour son
travail sur les prix de courses de yacht. L’un de ces prix vaut mille dollars. Il porte l’inscription « Union
des Yachtsmen de Cannes Coupe, Ogden Goelet et J. Gordon Bennett. Fondée en 1893 ».
9
Gourvennec, Jean-Christophe, Un Journal américain à Paris: James Gordon Bennett et le New York
Herald (1887-1918), Paris, Musée d'Orsay /International Herald Tribune/Réunion des musées nationaux,
[1990], p.16, décrit le trophée fait par l’orfèvre français Aucoc « Le Génie du Progrès conduit une
Panhard de course, tandis que la Déesse de la Victoire, debout sur le siège arrière, tient les palmes
promises au vainqueur. »
10
L’histoire du trophée sportif en France reste à écrire, lacune que les auteurs de cet article travaillent
pour combler.
11
Hobsbawm, Eric et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, C.U.P, 1983.
12
Comme son père, Bennett avait un intérêt particulier pour les affaires internationales, et se prenait pour
un ambassadeur auto-déclaré des Etats-Unis en Europe – voir Laney, op. cit. pp.18-19. Cette idée informa
son projet d’un deuxième journal européen à Londres, mais cet organe ne fit pas long feu (1889-90) à
cause, en grande partie, de la législation anglaise plus stricte en matière de diffamation. Voir Seitz, Don
4
avait le devoir d'encourager cette ‘haute société’. Dans la simple relation des faits et événements
de la vie de l'élite européenne à Paris par son journal, mais également par sa largesse, ses
banquets, ses croisières en mer, ses dons pour différentes causes, on peut considérer qu'il
favorise l'émergence des conditions dans lesquelles elle arrive à se rendre compte de son
existence. De la même manière, la sponsorisation par Bennett d’événements sportifs qui
réunissaient sur place tout ce beau monde soit comme participants soit comme spectateurs
participait également d'un encouragement de ce qu'il a décrit comme ‘les débuts de ce
cosmopolitisme international qui est promis comme la destinée finale de l'humanité’.13
L’audience – internationale – du Herald s'intéressait aux objets qui symbolisaient sa
prééminence sociale, comme l'automobile et plus tard les avions. Alors que les technologies
avancent et les anciens transports de distinction comme le vélo et le motocyclisme se
démocratisent, le Herald accompagne et encourage le développement du sport et de l'industrie
automobile dans les années 1890 et 1900. Avec enthousiasme, le Herald prête une attention
particulière aux courses ou ‘rallyes’ automobiles qui relient les grandes villes européennes,
souvent inventées, financées et primées par des journaux qui agissent seuls ou en collaboration
avec des industriels. De manière significative, souvent ces courses ne sont plus simplement des
épreuves se déroulant dans l'Hexagone, même avec le concours d'étrangers, mais sont des
compétitions européennes et internationales qui franchissent les frontières et opposent des
machines et des hommes de nationalités différentes dans une lutte pour la suprématie sportive et
technologique. Non content de ne faire qu'encourager de loin ces manifestations dans les
reportages élogieux de ses medias, Bennett décide de catalyser directement la naissance de
structures sportives internationales dans le sport automobile : ainsi dès juin 1899, il entre en
négociation avec l'Automobile Club de France (ACF) pour la création des courses d'une Coupe
internationale automobile, qui sera désormais connue sous l'appellation ‘coupe Gordon Bennett’,
dont les épreuves furent courues de 1900 en 1905. Ces courses pour la coupe Gordon Bennett se
devaient d'être vraiment ‘internationales’ à la fois en termes de la variété de pays d'où venaient
les compétiteurs, mais également dans leur organisation formelle. On peut dire que ce furent les
courses Gordon Bennett qui posèrent les prémices de ce qui allait devenir bien plus loin par la
suite la « Formule 1 ».
Aux yeux de Bennett, pour assurer la meilleure qualité dans ses courses compétitives il fallait
surtout les internationaliser. La dimension internationale de ces compétitions garantirait, pensaitil, la présence des fabricants industriels, des ingénieurs, des pilotes les meilleurs des différents
pays pour allier nationalisme et concurrence dans la course au progrès technologique… et –
assez accessoirement, nous semble-t-il – à la vente de journaux.14 Pour assurer une vraie
concurrence sportivement et technologiquement fertile entre nations il fallait des règles (une
formule) très strictes par exemple sur le poids de l’automobile, la provenance des pièces,
C., The James Gordon Bennetts: Father and Son, Proprietors of the New York Herald, Indianapolis,
Bobbs-Merrill, 1928, p.361.
13
Herald, 18 août 1890. Ce fut ainsi une technologie – l'électricité – qui en rendant possible la mise en
relation étroite des ses journaux, permettait, aux yeux de Bennett, d'aller vers ce cosmopolitisme
international.
14
Ceci marque peut-être une différence entre Bennett et le Herald, et les autres journaux français qui
organisaient ou sponsorisaient des épreuves sportives. C'est le progrès technologique par le sport qui
intéresse Bennett, davantage que l'audience du journal. Bennett et le Herald utilisent grandement les
nouvelles technologies et sont champions de leur avancement : son père était le premier à employer le
télégraphe de Morse, le fils utilisait de manière innovante le câble transatlantique, importait en France les
premières presses linotypes mises en service en Europe, lançait l'utilisation de la photogravure, installait
les dernières rotatives et un équipement d’imprimerie stéréotype (en 1907) – voir Dorsey, op. cit., pp.7-8.
Il était le premier à employer Marconi et sa TSF pour ses reportages sur l’America’s Cup (voile) de 1899
(l’année même de sa première liaison radio au-dessus de la Manche que le Herald avait couverte avec
enthousiasme – 29 mars 1899, p.1).
5
l’utilisation des pièces de rechange, etc. Bennett a souvent déclaré que sa sponsorisation des
sports mécaniques provenait surtout de son désir de stimuler le développement technologique :
les sports mécaniques de compétition ainsi favorisés par lui étaient des facteurs de progrès. 15
Les six Coupes Gordon Bennett courues de 1900 à 1905 sont un exemple intéressant de l'apport
de Bennett et du Herald au sport automobile français et international. En 1900, la course pour la
Coupe Gordon Bennett est organisée en parallèle avec l'épreuve Paris-Lyon, et en 1901, c'est au
tour de Paris-Bordeaux d'accueillir la jeune compétition. En 1902, la Coupe Gordon Bennett se
joue sur l'itinéraire Paris-Innsbruck de la course Paris-Vienne, avant de partir pour l'Irlande en
1903, où elle est organisée, comme course à part entière, sur un circuit routier. En 1904, la
Coupe est organisée en Allemagne, avant de se jouer, pour la dernière fois, en France, sur un
circuit routier en Auvergne, en 1905. Pour les trois premières années, la Coupe se greffe, pour
ainsi dire, sur des épreuves existantes, et souffre, il faut le dire, d'un déficit de crédibilité, tant
qu'elle semble ‘parasiter’ des compétitions qui ont déjà une histoire, ou qui sont plus grandes
qu'elle-même. A partir de 1903 - quand pour la première fois elle quitte la France - elle
commence à trouver une identité ‘internationale’ propre, mais qui ne perdure pas, face aux
ambitions de l’ACF d'assumer lui-même un rôle plus important dans l'organisation des sports
mécaniques en France.
Selon la lettre qu'il a envoyé aux clubs automobiles nationaux en 1899, Bennett conçoit la
compétition pour la Coupe d'emblée comme une concurrence entre clubs nationaux et donc entre
les pays représentés par les compétiteurs choisis par les clubs, alors que les diverses courses qui
existent déjà sont premièrement des courses de machines (donc d'industriels) et deuxièmement
d'hommes, la nationalité de l'engin ou de son chauffeur étant essentiellement secondaire. Les
règles de la Coupe telles qu'elles sont élaborées autorisent à chaque pays qui participe d'aligner
trois équipes (il faut un chauffeur, un mécanicien, une machine et un propriétaire), mais dans ces
équipes, seule la voiture doit être ‘nationale’ : on voit ainsi en 1903 le « diable rouge » Camille
Jenatzy, un Belge, gagner la Coupe pour l'Allemagne au volant d'une Mercedes. En ainsi
soulignant l'aspect ‘industriel’ de la compétition mais en l'inscrivant dans un contexte de rivalités
nationales, la Coupe, davantage que les autres épreuves qu'elle parasite dans ses premières
années, formalise et institutionnalise la dimension internationale du sport automobile en même
temps qu'elle contribue − tout simplement − à promouvoir des épreuves. En engageant la
responsabilité des clubs nationaux pour choisir les représentants de leur pays, et en stipulant que
l'organisation de la Coupe revient à la charge du pays l'ayant remportée l'année précédente,
Bennett apporte un soutien non négligeable aux clubs ou fédérations qui ont le bonheur de
bénéficier de ses faveurs. Une épreuve annuelle, pérenne – une ‘challenge cup’ internationale,
cosmopolite – permet aux différentes organisations automobiles nationales de s'inventer un rôle
au delà des rituelles négociations entre fabricants et médias concurrents à l'échelle nationale. En
1900, l'appui accordé par Bennett à l’ACF en lui octroyant l'organisation de la Coupe – la classe
sociale oblige, Bennett est très lié avec les comtes de Dion et de Zuylen – l'avantage dans son
différend avec l'embryonnaire Moto-Club de France soutenu contre l'ACF par Pierre Giffard du
Vélo.
Alors qu'elle semblait de plus en plus en passe de trouver une place durable dans le paysage des
grandes courses automobiles, en 1906 la Coupe se voit remplacer par une épreuve appelée
‘Grand Prix de l'ACF’, véritable précurseur de la Formule 1 de nos jours, course dont la
propriété intellectuelle – pour ainsi dire – appartient non pas à un individu en la personne de
Bennett et à un journal, mais pleinement à l'ACF et à la Fédération internationale de l'automobile
En 1909 le Herald cite complaisamment un des fabricants américains de l’avion qui avait battu à Reims
le record mondial de vitesse de Blériot: « Not only has the Herald been the foremost champion of
aeronautical development from the start, but it has had much to do with the success of this meeting at
Rheims. »
15
6
qu'elle protège. La Coupe Gordon Bennett avait en fait assez rapidement fini par agacer des
éléments influents du complexe sportivo-industriel français dans le secteur automobile : d'abord
accueilli comme une initiative bienvenue, ses règles sont tôt reconsidérées par certains comme
étant trop contraignantes pour la France, qui avec l'industrie automobile la plus florissante
d'Europe doit se contenter des trois machines fatidiques au départ de chaque course, tout comme
un ‘petit’ pays automobile comme la Belgique ou la Suisse. Davantage, que le pays gagnant fût
chargé d'organiser la course l'année suivante convenait assez bien à l'ACF et aux industriels de
l'automobile français, tant que ce furent des machines françaises qui remportaient la Coupe, mais
en 1903 (en Irlande) et 1904 (en Allemagne) la maîtrise de l'épreuve avait échappée
dangereusement à la France. Et après la victoire de la France sur le circuit de l'Auvergne en
1905, l'ACF réussit à saborder la Coupe et à la remplacer par une épreuve − le ‘Grand Prix
International’ − dont elle et la nouvelle Fédération automobile internationale (FIA) pouvaient
plus facilement maintenir le contrôle et qui favoriserait mieux les intérêts français. Beau joueur
et grand seigneur dans son enthousiasme pour le progrès technologique par le sport automobile,
Bennett ne manqua pas de soutenir la FIA et les ‘Grands Prix’ de 1906 et 1907, malgré le trépas
de ‘sa’ Coupe, et son mécénat des sports mécaniques d'avenir se poursuivit pendant les années
avant la Grande Guerre dans l'animation de diverses épreuves de motonautisme, de ballons, et
d'aviation.
Ainsi fut inaugurée en septembre 1906, au départ des Tuileries à Paris, la Coupe internationale
aéronautique de ballons. Remportée par l'Américain Frank P. Lahm, cette course se déroula
l'année suivante aux Etats-Unis, puis en 1908 en Allemagne, en 1909 en Suisse, en 1910 et 1911
elle s'organisa de nouveau aux Etats-Unis, en 1912 à Stuttgart, et en 1913 à Paris. Arrêtée en
1914, cette coupe reprit après la guerre en 1920 aux Etats-Unis, pour se courir sans interruption
jusqu'en 1939. Par sa nature ‘itinérante’ − elle était organisée annuellement dans le pays du
vainqueur de l'épreuve l'année précédente − et par la grande diversité nationale de ses engagés,
cette épreuve pour ballons aida à mettre en place les structures naissantes du sport
aéronautique.16
Alors que l'Aéro-club de France (AéCF) avait vu le jour en 1898, ce ne fut qu'en 1905 que la
Fédération aéronautique internationale (FAI) se créa à Paris, et de 1909 en 1913 la largesse de
Gordon Bennett stimula le développement rapide d'une série annuelle de courses non plus de
ballons, mais d'avions. La première Coupe internationale d'aviation pour aéroplanes fut courue
en août 1909 pendant la grande ‘Semaine de l'Aviation’ organisée à Reims : gagnée pour les
Etats-Unis par Glenn H. Curtiss aux commandes de son avion Curtiss devant Louis Blériot
pilotant un Blériot, cette épreuve était la plus attendue de toute la semaine de courses, car elle
sacrait l'avion la plus rapide sur deux tours d'un circuit de 10km. Les courses de la semaine
d'aviation furent regardées par des centaines de milliers de spectateurs, qui virent donc ‘le prix
de la vitesse’ décerné à l'Amérique, où la deuxième Coupe Gordon Bennett s'organisa (à New
York) en 1910 avant de partir pour l'Angleterre en 1911, les Etats-Unis de nouveau en 1912, et
Reims en 1913 (une course Gordon Bennett pour hydravions se courra également en 1913 au
large de Beaulieu dans les Alpes-Maritimes, où le donateur avait une résidence). En 1920, après
une décennie d'encouragement international de l'aviation, l'histoire de la Coupe Gordon Bennett
se termina, avec une troisième victoire de la France (qui garda définitivement le trophée), mais
l'impulsion que ce prix avait donné au sport et aux technologies aéronautiques fut relayée d'une
manière également - sinon davantage - spectaculaire dans les années 1920 par la Coupe
16
L'Auto donna son avis sur l'initiative de Bennett : « La Coupe Gordon Bennett vient bien à son heure
donner au sport aérien, déjà si prospère en France, une impulsion nouvelle et puissante » (22 septembre
1906); et « Aucune épreuve aéronautique n'a présenté au même degré que la Coupe Gordon Bennett le
caractère international si propre à stimuler l'émulation sportive » (25 septembre 1906).
7
d’aviation maritime proposé par le grand financier et industriel de l'armement français Jacques
Schneider.17
Conclusions
L’internationalisme des événements sportifs parrainés par Bennett dans les années 1890 et 1900
reflétait sa recherche de la qualité sportive et du progrès technologique. Le grand précurseur
Bennett proposait un modèle des sports mécaniques de haute qualité et de haut niveau qui en
bien des aspects devait caractériser les compétitions internationales tout au long du 20e siècle.
L'oeuvre de Bennett en faveur de l'internationalisation des sports mécaniques ainsi accompagne
le mouvement, qui allait en s'accélérant, de l'internationalisation des industries et activités
commerciales liées aux technologies automobiles et aéronautiques. Mais Bennett ne pouvait-il
pas apparaître seulement comme un de plus de tous ces mécènes du sport français − Clément, les
frères Michelin, le comte de Dion, et nous en passons − à la Belle époque ? Non, car il faut
prendre pleinement en compte que ce fut non pas uniquement le fait d'intervenir dans le
développement des sports, mais la manière dont il apportait sa contribution, sous la forme de
compétitions et de prix qui structuraient autrement les disciplines et organisations qu'il ciblait.
Comme passeur ou médiateur de pratiques nouvelles venues d’outre-manche ou d’outreatlantique, Bennett devient très connu par le succès auprès du public de ses coupes
internationales : partout, la Course internationale automobile, comme celles pour l’aéronautique,
est appelée, « Coupe Gordon Bennett ».18 Cet ‘oncle d’Amérique’ est bien le donateur des
Coupes qui portent son nom, mais s’agissant des ‘Challenge Cups’, comme nous l'avons vu, il ne
les offre pas directement au gagnant, mais plutôt les confie aux représentants du sport ou de la
discipline particulière qu’il sponsorise. Les notions de remise en jeu annuelle de la coupe et de la
pérennisation conséquente de la compétition impliquent ainsi l’existence d’instances de
gouvernance stables qui garantiront cette pérennité par l’organisation continue de la course.
Cette impulsion à l'institutionnalisation est un élément important de la contribution de Bennett au
sport français et international. Mais comment Bennett arrive-t-il au choix d’instances – est-ce par
le hasard de ses relations sociales ou personnelles, voire professionnelles, ou par une sélection
raisonnée parmi les institutions déjà constituées ? Ce grand mécène − presque deus ex machina
du sport − agit-il en cueilleur de cerises, en sélectionnant compétitions et fédérations de façon
aléatoire ou, plutôt, en fonction des intérêts de ses amis, nécessairement parmi la classe
dirigeante, l’aristocratie de l’argent ou de naissance, préférant ainsi un Dion à un Giffard ?
Regardons la liste des organismes concernés :
Le New York Yacht Club
L’Union des Yachtsmen de Cannes
L’USFSA section de football association de
Paris
L’Automobile Club de France et ceux des
nations gagnantes
Diverses compétitions, 1870-85
Diverses courses à partir de 1893
Le championnat de football association
1895
Coupe Internationale automobile 19001905
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La Coupe d'aviation maritime (ou Trophée) Schneider se joua en 1913 et 1914, puis de 1919 à 1931.
Elle fut le théâtre d'âpres concurrences entre pays, pilotes et constructeurs désireux − dans le contexte
diplomatique trouble de l'entre-deux-guerres − pour asseoir leur supériorité technologique. Les diverses
coupes Gordon Bennett avaient donc anticipé les luttes industrielles des décennies suivantes.
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Paradoxalement, le Paris-Herald n'imprime jamais le nom de son propriétaire, parlant toujours de la
« Coupe internationale automobile », et la coupe de championnat du football association est appelée dans
ses colonnes « The Herald’s Cup » ou « The Herald Cup ». Deuxième paradoxe, Bennett assistait
rarement aux compétitions elles-mêmes, sauf pour certaines courses de yachts et la première coupe
aéronautique en 1906. Ainsi, Bennett devient-il l’éminence grise du sport français ?
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La Société de Golf de Paris
Le championnat de France amateur à
partir de 1904
L’Aéro-Club de France et ceux des nations Coupe internationale aéronautique à
gagnantes
partir de 1906
Pour les sports mécaniques surtout, à l’instar du hippisme et de son Jockey-Club, limités à la
haute société française et cosmopolite de rentiers, aristocrates ou bourgeois (sinon politiquement
royalistes, du moins hostiles à la République parlementaire et « panamiste »), les instances
comme l’Automobile Club de France et son cousin l’Aéro-Club de France sont des organismes
autoproclamées par des personnes qui de par leur naissance trouvent naturel de diriger la
gouvernance de leurs activités de loisir, tout comme (ou d’autant plus que) sous la République,
ils vivent mal leur exclusion de la gouvernance de la nation.19
En tous les cas, de même que la Challenge Cup peut être considérée, du moins par hypothèse,
comme la matérialisation du modernisme dans le sport, symbole des compétitions récurrentes et
importantes de tel ou tel sport ou discipline sportive, elle peut aussi, de par la nature de la gestion
de ses destinées par les instances nationales et très vite les fédérations sportives internationales,
être considérée comme partenaire d’une incontournable institutionnalisation de la gouvernance
des grandes compétitions sportives, voire des sports entiers, elle-même signe de modernité. La
nature internationale des courses Gordon Bennett, conçue par leur créateur comme un élément
essentiel et même leur raison d’être, n'a pu qu’agir comme accélérateur de l’internationalisation
de la gouvernance des sports concernés. Le fait que Bennett soit basé en France, que ses coupes
prennent leur départ et leur envol en France est-il significatif dans le fait que la France apparaît à
cette époque comme menant le mouvement vers l'internationalisation de la gouvernance des
sports ?
De ce grand magnat de presse français et international, richissime mécène des sports modernes,
nous avons hérité bien davantage que l'expression admirative et étonnée de « Gordon Bennett! ».
Son travail en faveur de la compétition internationale dans les sports mécaniques, et pour son
encouragement durable dans le cadre de structures et de règlements propres à promouvoir
l'avancement de la technologie, a empreint de sa marque les compétitions du 20e siècle. En 2009,
alors que la Formule 1 en difficulté financière semble peiner à définir des règles nouveaux − une
motorisation unique, par exemple − pour remettre la compétition sur des bases stables, on peut
mesurer à leur juste valeur les interventions variées de Bennett et du Herald pendant les années
de la Belle Epoque.
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A Longchamp en 1899, le Président de la République Loubet est frappé par un antidreyfusard soutenu,
entre autres baron, marquis et comte, par le comte de Dion, lequel est arrêté et condamné à quinze jours
de prison. Le Préfet de Police ferme provisoirement les locaux parisiens de l’ACF et l’AéCF dont de Dion
est respectivement vice-président et président (voir le Herald des 5 et 6 juin 1899).
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