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Savoirs thérapeutiques asiatiques et globalisation Laurent Pordié Dans Revue d'anthropologie des connaissances 2011/1 (Vol. 5, n° 1), 1) pages 3 à 12 Éditions S.A.C. © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2011-1-page-3.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour S.A.C.. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) DOI 10.3917/rac.012.0003 DOSSIER : SAVOIRS THÉRAPEUTIQUES ASIATIQUES ET GLOBALISATION SAVOIRS THÉRAPEUTIQUES ASIATIQUES ET GLOBALISATION LAURENT PORDIÉ © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) L’āyurveda, la « science de la longévité » issue de la tradition brahmanique, partage divers concepts théoriques avec la médecine hippocratique, comme la doctrine pneumatiste, qui suggère des échanges très anciens entre ces pratiques (Filliozat, 1949). La médecine gréco-arabe, introduite dans le souscontinent indien avec la conquête musulmane, dérive ses principes doctrinaux des traditions médicales d’Hippocrate et d’Avicenne. Cette pratique a pris en Asie du Sud le nom de médecine yūnanī, qui signifie « grec » (ionien) en arabe. Cette appellation, généralisée en Inde dès le XIXe siècle, signale la volonté de certains praticiens de séculariser leur médecine et d’y incorporer de nouvelles idées nées de leur dialogue avec la médecine coloniale (Attewell, 2007). Des textes ayurvédiques, tel que l’Astāngahṛdayasamhitā (VIe-VIIe siècle), ont circulé jusqu’au Tibet pour constituer l’influence dominante de la médecine tibétaine ; parmi ces influences figurent également la médecine grecque, le tantrisme indien, la médecine chinoise et le bouddhisme (Beckwith, 1979 ; Meyer, 1995). La coexistence pluriséculaire de l’āyurveda et de la médecine yūnanī a également occasionné de nombreux échanges, concernant l’écriture de textes érudits en persan, ourdou ou sanskrit, la pratique clinique, la chirurgie, les pharmacopées et les domaines de l’administration et du développement sanitaire. La médecine Revue d’anthropologie des connaissances – 2011/1 3 © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Depuis toujours, les savoirs médicaux ont traversé les cultures et les frontières politiques pour se greffer à des thérapies diverses, dont certaines possèdent des histoires croisées. Les emprunts réciproques et les échanges dans les domaines de la théorie, de la matière thérapeutique ou de l’exercice médical caractérisent la construction historique des médecines d’Asie, mises en contact par les voies du commerce, les conquêtes militaires et politiques, le colonialisme ou le prosélytisme religieux. L’histoire des traditions savantes moyen-orientales et asiatiques, certes encore parcellaire mais relativement plus documentée que dans d’autres régions du monde, indique bien les transferts de connaissances et la manière dont diverses formes de savoirs thérapeutiques se sont mutuellement influencées. 4 Revue d’anthropologie des connaissances – 2011/1 © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Le dynamisme des traditions de soin n’est toutefois apparu qu’assez tardivement dans un ouvrage fondateur dirigé par Charles Leslie (1976). Cet auteur a orchestré un ensemble de travaux comparatifs portant sur les tenants historiques et épistémologiques de la construction des savoirs médicaux asiatiques ainsi que sur le rôle fondamental des facteurs sociaux dans la transformation des médecines (voir, par exemple, Leslie, 1980 et Leslie et Young, 1992). Le statisme attribué jusqu’alors aux traditions médicales a ainsi été irrémédiablement rejeté : elles possèdent une dynamique inhérente, connaissent des emprunts mutuels et se modifient sous l’influence des politiques locales ou nationales, ou par contact avec la modernité, la science et la technologie. La « tradition », comme le montre excellemment Volker Scheid (2007) dans l’étude de lignées médicales chinoises, est fluide, relativement changeante dans le temps (sur des périodes habituellement longues) et dans l’espace (d’un praticien à l’autre). Leslie avait perçu, puis étudié, l’importance de ce qu’il dénommait le « système capitaliste mondial » dans le fonctionnement et dans les modifications de la médecine et de la pharmacie indigènes (1989). Cette grille de lecture aujourd’hui banalisée a, depuis, nourri un nombre considérable de travaux indiquant les remaniements profonds à l’œuvre dans les savoirs et les pratiques thérapeutiques. L’étude du pluralisme médical dans une perspective planétaire est devenue impérative (Pfleiderer, 1988 ; Connor et Samuel, 2001). Ce dossier thématique de la Revue d’Anthropologie des Connaissances aborde ce problème sous l’angle de la transformation et de la diffusion des savoirs. La libéralisation du marché et les échanges transnationaux contemporains infléchissent les processus de construction des médecines asiatiques. Encore en marge de nos sociétés il y a deux décennies, ces formes thérapeutiques sont aujourd’hui positionnées au centre des systèmes de santé occidentaux. La © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) yūnanī fait partie intégrante de la culture islamique indienne, mais cela n’empêche pas l’existence historique et contemporaine de praticiens hindous dont certains savants ont composé en persan de nombreux textes de médecine gréco-arabe. Des textes inspirés de cette médecine ont également été élaborés en sanskrit et dans diverses langues vernaculaires comme le télougou et le tamoul. Il existe également des praticiens musulmans de médecine tibétaine bien que celle-ci soit identifiée au bouddhisme (Pordié, 2008a). Dans ces contextes dits traditionnels, les thérapeutes font preuve d’innovation, intégrant des éléments et en rejetant d’autres, combinant parfois des thérapeutiques sur mesure. La trajectoire des savoirs thérapeutiques et de la matière médicale dans le développement historique des médecines d’Asie avec la fluidité de ces pratiques qui, au fil du temps, révisent les traditions établies ouvrent des espaces propices aux innovations (Hsu, 2001). Nous pourrions multiplier les exemples dans le champ des médecines savantes et de leurs relations avec les pratiques locales populaires non codifiées. Considérer le développement historique des traditions thérapeutiques comme exclusivement endogène ou ces pratiques comme contenues dans des aires géographiques ou des territoires politiques définis sont des idées évidemment très fausses. Présentation 5 globalisation qui se manifeste aussi par la rencontre des médecines d’Orient avec de nouveaux univers sociaux, d’autres formes thérapeutiques et de nouvelles catégories de patients, apparaît aujourd’hui comme un exemple typique des changements à l’œuvre dans les traditions de soins. Des chercheurs se sont intéressés dans ce cadre aux patients/consommateurs, en illustrant dans plusieurs contextes asiatiques la notion de « glocalisation » proposée par Roberston (1995) : l’adaptation de formes de connaissances globales à des circonstances locales et les transferts de localités en localités (Hsu et Høg, 2002). Emmanuelle Simon et moi avons étudié la façon dont les guérisseurs d’aujourd’hui puisent leurs connaissances dans des univers variés et créent, souvent sur mesure, des thérapies kaléidoscopiques (Pordié et Simon, ms.). Ces nouvelles pratiques émergent dans le contexte de la diffusion accélérée des savoirs, des idées et des institutions. Les médecines d’Asie sont produites comme marchandise internationale mais demeurent consommées pour des vertus présumées traditionnelles (Janes, 2002). Elles incarnent des valeurs morales et une certaine vision du monde qui exercent un pouvoir de séduction remarquable dans les sociétés occidentales. Elles représentent une alternative médicale, écologique et sociale, alors que les logiques qui rendent accessibles ces médecines en Occident relèvent d’un type de domination idéologique et économique que leurs sympathisants souhaitent généralement contester. © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Les processus, les significations et les implications sociales de la globalisation sont également rendus visibles par l’émergence récente de « lignées » ou de « branches » au sein d’un même ensemble médical, comme c’est le cas par exemple pour l’āyurveda (Wujastik et Smith, 2008). Le caractère cosmopolite des médecines d’Asie renforce, en effet, leur hétérogénéité. Certaines pratiques thérapeutiques de Chine figurent dans les hôpitaux européens, le gouvernement anglais reconnaît légalement la médecine ayurvédique « indienne » et les pratiquants du yoga-pour-la-santé sont plus nombreux en Europe de l’Ouest que dans le sous-continent qui a donné naissance au yoga. Les transformations de ces pratiques et de ces savoirs thérapeutiques répondent à des contextes variés qui laissent émerger au fil du temps des thérapies différentes, socialement et, dans une certaine mesure, médicalement1. Une même médecine peut ainsi 1 Cette situation n’est évidement pas propre aux médecines d’Asie. Voir, dans le cas de la © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Ce contexte est très favorable au déplacement des praticiens eux-mêmes, pour lesquels l’espace de jeu est aujourd’hui transnational. Les particularismes, bien que locaux, sont utilisés pour être « branchés » (Amselle, 2004) sur des réseaux internationaux. Les praticiens les plus réputés traversent le monde pour donner conférences et séminaires, y compris dans les plus grandes universités ; des cliniques de médecine chinoise ou tibétaine sont établies dans divers pays d’Europe et d’Amérique ; l’origine et les lieux de pratiques des médecins sont imprévisibles ; la promotion des thérapeutes comprend l’utilisation de spams publicitaires… Les médias et l’Internet tiennent un rôle tout à fait central. 6 Revue d’anthropologie des connaissances – 2011/1 © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Ces variations se situent cependant au sein d’un même ensemble, dont certaines composantes seulement varient. Les diverses formes que prennent individuellement ces médecines partagent des traits communs au plan théorique et pratique. Elles sont également caractérisées par des orientations récentes parfois tout à fait identiques, touchant particulièrement les milieux urbains et institutionnels. L’expansion sans précédent des médecines asiatiques au niveau international facilite certes le déplacement des thérapeutes, de leurs produits médicinaux, de leurs savoirs et de leurs pratiques, mais elle renforce aussi leur ancrage identitaire et culturel (Zimmermann, 1995). Si l’on ne peut restreindre les médecines à leurs cultures et à leurs sociétés sources, c’est bien là que reposent les fondements de leur légitimité (Kloos, 2010). Tout en se déplaçant et se transformant au contact de nouvelles sociétés, les médecines asiatiques incarnent des fragments de culture et sont fortement identifiées à des territoires nationaux (l’āyurveda comme médecine de l’Inde, par exemple). Dans le champ médical se jouent ainsi des enjeux de sociétés qui éludent la nature complexe de l’histoire des médecines d’Asie et le fait que les sociétés d’alors ne correspondent souvent pas aux nations d’aujourd’hui. Cette situation a notamment incité certains auteurs à examiner les relations entre diverses formes de nationalismes contemporains et le transnationalisme thérapeutique. Les travaux regroupés dans l’ouvrage Asian Medicine and Globalization (Alter, 2005) examinent sous cet angle la production historique des théories médicales et la mobilité transnationale du savoir thérapeutique à l’époque moderne. Les dimensions identitaires, culturelles et nationales coexistent avec la transnationalisation de ces pratiques médicales et détiennent un rôle dans les transformations de leurs savoirs et de leurs pratiques. Ces travaux incitent à comprendre la globalisation sanitaire comme un phénomène pleinement inscrit dans des histoires et des biomédecine, Berg et Mol (1998), Lock (1980) et Lock et Gordon (1988). © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) changer d’expression lorsqu’elle est pratiquée à Paris, à Hong Kong, à Berlin ou à Mumbai. Il existe des médecines chinoises, des médecines ayurvédiques ou encore des médecines tibétaines (Pordié, 2008b, pp. 4-5). Il convient de considérer chacune de ces médecines dans sa pluralité : les lieux de pratique, la clientèle et la nature des discours thérapeutiques débordent du champ culturel d’origine et façonnent en retour l’exercice de la médecine. Mei Zhan (2009) en fait la démonstration en étudiant la manière dont diverses formes de médecine chinoise sont produites au gré de déplacements « translocaux », de Shanghai en Californie, dans lesquels se jouent un ensemble d’interactions et de ruptures qui (trans)forment les connaissances médicales et façonnent les identités locales de la pratique comme des praticiens. L’étude des ces situations rend non seulement compte de la façon dont ces médecines pluriséculaires sont socialement produites, mais elle renseigne également sur les dynamiques des sociétés où elles sont endémiques ou importées, sur les types de relations qu’elles entretiennent avec d’autres ensembles thérapeutiques et sur leurs modes de diffusion nationale et internationale. Présentation 7 contemporanéités infléchies par des relations politiques. © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Un autre ensemble de transformations synchroniques est remarquable depuis les années 1990 et a entraîné des changements parfois profonds dans les arts de guérir asiatiques. Ces lieux de convergence concernent toujours les dimensions identitaires et politiques des pratiques thérapeutiques, mais aussi l’avènement de nouveaux moyens de communication dans la diffusion du savoir médical (Reddy, 2004), la marchandisation, la production en masse et la diffusion planétaire (Banerjee, 2004 et 2009 ; Bode, 2008 ; Leslie, 1989 ; Scheid, 2002), la biomédicalisation et l’autorité de la recherche clinique dans les efforts de validation thérapeutique (Adams, 2002 ; Adams et al., 2005 ; Pordié, 2010), l’accentuation ou l’invention d’aspects religieux, ésotériques, voire énergétiques, et le positionnement central de la nature comme esthétique de ces pratiques médicales (Pordié, 2008b ; Wujastik et Smith, 2008). La globalisation s’exprime, devrait-on dire s’incarne, dans le monde des soins, dont elle intensifie et complique les dynamiques. Ces divers aspects sont discutés et singularisés dans les autres articles qui composent ce dossier. Évelyne Micollier s’intéresse à la recherche clinique et aux essais thérapeutiques dans le cas de la « médecine chinoise traditionnelle » en Chine. La diffusion internationale de procédures biomédicales de 2 Notons que ce sentiment a également marqué les études postcoloniales (Nandy 1999) et les théories de la modernité (Giddens, 1991 ; Mauss 1950 ; Weber, 1905, 1922). Pour une critique de ce type de travaux, lire par exemple Koch (1993). © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) C’est bien ce que nous enseigne l’article de Ronald Guilloux dès l’ouverture de ce dossier. Cet auteur s’intéresse aux aspects politiques et aux implications épistémologiques de trois périodes de l’histoire de l’acupuncture en France, de 1860 à 1980. Il montre que la diffusion de l’acupuncture a été consubstantielle à l’établissement de relations politiques entre la France et la Chine et à l’évolution du sens donné à la tradition dans notre pays. L’idée même de tradition, remarque-t-il, cristallise un ensemble complexe de relations politiques et de rapports à la connaissance. Idéalisation, dépréciation et instrumentalisation du savoir thérapeutique chinois se succèdent et parfois se confrontent. La tradition a été d’abord perçue en France comme opposée au progrès puis son relatif effacement au profit de la modernité suscita un sentiment de regret à partir du XIXe siècle. La tradition était alors considérée comme menacée, voire perdue – et la modernité s’est trouvée chargée d’un sens négatif. Ce sentiment de perte2 a encouragé les partisans français de l’acupuncture à faire dialoguer science et tradition afin de valider cette dernière ou à l’ériger au rang de savoir sacré. L’acupuncture a ainsi fait l’objet d’une « traditionalisation ». On retrouve également ce processus en Chine où les praticiens des traditions de soins ont façonné leur identité médicale nationale en se constituant en opposition à l’autorité culturelle de la biomédecine – qui est aussi un auxiliaire du pouvoir politique –, s’engageant ainsi dans leur propre modernité. 8 Revue d’anthropologie des connaissances – 2011/1 © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Le développement des médecines asiatiques pour les marchés internationaux connaît d’autres manifestations concernant la transformation de l’offre médicale aux niveaux local et national dans leur pays d’origine. C’est sur ce sujet que nous entretient Brigitte Sébastia. Son article présente les dimensions socioéconomiques de l’exportation de médicaments et les transformations d’un savoir local en prise avec les logiques de la renommée, du marché et de l’export. Elle examine la façon dont la fabrication de médicaments issus de la médecine siddha en Inde méridionale est modifiée afin de faciliter leur entrée sur le marché des médecines alternatives en Occident. Fondé sur une fine description des logiques institutionnelles, politiques et économiques dans l’État du Tamil Nadu, cet article illustre un fait courant dans les médecines d’Asie : leurs pharmacopées doivent être adaptées à l’environnement réglementaire européen ou américain. Le savoir médical s’ajuste, se transforme et se trouve soumis à de nouveaux cadres normatifs (cf. Millard, 2008). Les médecines ainsi revisitées s’y retrouvent parfois camouflées en « compléments alimentaires ». La médecine siddha, qui fonde sa spécificité sur un savoir iatrochimique dérivé de l’alchimie, est particulièrement concernée. L’usage de métaux dans les compositions médicamenteuses est plus strictement contrôlé depuis que quelques pays occidentaux ont alerté les autorités indiennes sur la présence de taux élevés dans des produits provenant de l’Inde. Brigitte Sébastia relève l’ambiguïté de cette situation pour les praticiens. La standardisation prescrite par l’État au travers des « Bonnes pratiques de fabrication » s’oppose au secret qui caractérise et singularise les connaissances des praticiens et sur lequel ils basent leur renommée3. Cette articulation ouvre un champ fertile sur le rôle du 3 Sur le secret en médecine siddha et les enjeux soulevés par leur potentielle divulgation, lire © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) validation thérapeutique offre une grille de lecture privilégiée des processus d’innovations au sein des traditions. L’auteur choisit dans ce cadre d’étudier la production de savoirs thérapeutiques, qu’elle désigne comme hybrides et mobiles, dans la mesure où ils empruntent à divers paradigmes médicaux et circulent par l’entremise de projets de recherche médicale. La quête d’efficacité thérapeutique – ayant pour corollaire le renouvellement des ordres de légitimité médicale – concerne aujourd’hui toutes les médecines d’Asie. Elle particularise ce que Philippe Losego et Rigas Arvanitis dénomment « le marché mondial des compétences scientifiques » (2008) et participe à des projets de société : le savoir médical n’est jamais isolé du domaine social. En Chine, apporter la preuve de l’efficacité biologique d’un traitement thérapeutique est une démarche inscrite dans les politiques de développement national. En d’autres termes, la recherche clinique participe à la modernité socialiste du pays. Il en va de même pour la privatisation des structures médicales et l’exportation de médicaments. Or l’export d’une médecine traditionnelle est facilité lorsque l’efficacité de ses traitements est prouvée selon les méthodes rigoureuses de l’expérimentation biomédicale (Pordié, 2010). Évelyne Micollier retient le cas de la recherche sur le sida pour mettre en contexte l’enchevêtrement de ces logiques scientifiques, sociales et économiques. Présentation 9 © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Il convient toutefois d’éviter de souscrire trop aisément aux théories de la grande transformation des médecines asiatiques lorsque celles-ci sont mises au contact de l’Occident ou de ses habitants. Laurent Pordié en donne une illustration en étudiant la façon dont les praticiens anglophones de médecine tibétaine dans la région himalayenne du Ladakh présentent leur savoir aux patients internationaux. L’affluence touristique durant les mois estivaux a multiplié les situations d’interactions entre thérapeutes locaux et étrangers provenant essentiellement des pays occidentaux. Les praticiens doivent résumer l’essentiel d’un vaste domaine de connaissances dans un autre langage et dans le laps de temps réduit d’une consultation médicale ou d’un court exposé public. Le savoir est communiqué de façon sélective et fragmentaire. Cette reformulation rend compte d’un mimétisme discursif qui implique l’usage de termes nouveaux pour décrire des conceptions anciennes et permet l’adaptation relative du discours à cette nouvelle clientèle, curieuse de découvrir le Ladakh et la culture « tibétaine ». Les aspects fondés sur le bouddhisme sont ainsi particulièrement mis en relief. Ces énonciations du savoir médical tibétain ne se réduisent cependant pas à des questions de langage ou à l’influence du nouveau marché local de la médecine tibétaine. L’étude de l’architecture du savoir érudit en milieu tibétain et l’identité (bouddhiste) des amchi urbains dans le contexte religieux et sociopolitique difficile du Ladakh expliquent également l’invocation du « religieux ». La traduction du savoir s’effectue au travers de ce faisceau complexe, entraînant la perte inéluctable de certains aspects et procurant souvent des idées erronées aux étrangers. Les praticiens procèdent de façon pragmatique en espérant établir un espace de communication mais ni leur savoir médical ni leur pratique ne s’en trouvent profondément modifiés pour autant. Cet article interroge ainsi certaines idées admises sur l’enchantement et la transformation du savoir thérapeutique tibétain dans de tels contextes. Les praticiens qui sont en prise avec les dynamiques de la globalisation thérapeutique en dessinent eux-mêmes, au cas par cas, les contours. Ils sont partie intégrante de divers « assemblages » qui, dans leur multiplicité et leur hétérogénéité, produisent et complexifient le global (Ong et Collier, 2005). Ces praticiens se fraient un chemin dans un épais réseau de relations transnationales et d’influences socio-matérielles. D’une certaine manière, ils font la globalisation Weiss (2009, chap. 6) et plus spécifiquement dans le cadre de l’éducation médicale à distance, Sieler (2010). © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) secret dans l’économie du savoir. Par ailleurs, tandis que l’usage de métaux est souvent perçu comme conditionnant l’efficacité des traitements, le débat sur leur toxicité en médecine a entraîné des divergences parfois conflictuelles entre praticiens. Les thérapeutes orientant leur pratique vers l’export ont également modifié leur rapport au risque médical : ils rechignent naturellement à intoxiquer leurs patients – ce qui porterait aussi préjudice à leur renommée – et peuvent éviter d’inclure des métaux dans leurs compositions médicamenteuses. La perception du risque informe puis transforme le savoir thérapeutique. 10 Revue d’anthropologie des connaissances – 2011/1 tout en la particularisant. Préparons-nous donc, avant d’entamer la lecture de ces textes, à un important renversement de perspective. Et si le global, demande John Law (2005), était petit et diversifié ? J’ai noté plus haut que les logiques globales s’incarnaient dans le monde des soins. Il convient de préciser maintenant que cette incarnation modèle en des traits singuliers les formes que prend la globalisation thérapeutique d’un lieu à l’autre et d’une période à l’autre. Les articles qui composent ce dossier illustrent un phénomène inéluctable et bien connu des anthropologues (Burawoy, 2000) : les processus globaux sont toujours des processus locaux ancrés dans des groupes sociaux, des institutions, des maisonnées, des individus, des pratiques, des objets. Ils ne peuvent être compris que dans leur contexte. La globalisation thérapeutique est aussi et surtout un ensemble de manifestations locales, hétérogènes, non cohérentes et diversifiées. Le « global » est, en ce sens, changeant et très circonscrit. © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Adams, V. (2002). Randomized controlled crime: postcolonial sciences in alternative medicine research, Social Studies of Science 3, 32(5): 659-690. Adams, V., Miller, S., Craig, S., Nyima, Sonam, Droyong, Lhakpen, Varner, M. (2005). 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Courriel : Karl Jasper Center Cluster of Excellence ‘Asia & Europe’ University of Heidelberg Voßstrasse 2, Gebaüde 4400 D-69115 Heidelberg Allemagne pordie@asia-europe.uni-heidelberg.de © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) © S.A.C. | Téléchargé le 27/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.88.51.216) Adresse :