Traduire-écrire
Cultures, poétiques,
anthropologie
Textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet
et Philippe Payen de la Garanderie
ENS ÉDITIONS
table
liste des auteurs
7
arnaud bernadet, philippe payen de la garanderie
introduction. traduire-écrire : cultures, poétiques,
anthropologie
9
l’atelier du traducteur
william cliff
la lettre et l’esprit : deux versions successives
des Sonnets de William shakespeare
29
gérard gâcon
la poésie anglaise est-elle traduisible ?
Une incursion en terre étrangère
35
yves bonnefoy
« Hamlet, c’est comme une vaste montagne dont on peut
parcourir librement les pentes »
entretien avec stéphanie Roesler, Paris, 27 février 2012.
387
Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014
43
Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
pier-pascale boulanger
traduire la théorie du traduire
d’Henri Meschonnic ou traduire en résistance
61
la traversée des savoirs
claire joubert
traduction, littérature, culture : déclinaisons
du langage dans les disciplines de la mondialisation
85
arnaud bernadet
la force de traduire : langues, goûts, manières
111
philippe payen de la garanderie
la tâche de l’entre-deux : Walter Benjamin
137
gérard dessons
sortir la traduction de la traduction
Du Bellay : « De ne traduyre les poëtes »
157
jean-charles vegliante
traduire, pour ne pas avoir à commencer ?
169
la force de l’étranger
jaeryong cho
la double traduction et la corporalisation
de l’écriture : le cas de Ch’oe namsŏn
388
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185
Table
olivier kachler
Des enjeux à retraduire : le poème comme
travail de l’étranger
203
bertrand degott
Yves Bonnefoy et les Sonnets
Retraduire, récrire
221
andrew eastman
la traduction invention de langue :
les versions d’Arnaut Daniel par ezra Pound
239
catherine leclerc, nicole nolette
Pour ou contre la traduction : L’Homme invisible /
The Invisible Man de Patrice Desbiens
257
Circulations, continuations
jean-michel caluwé
traduire l’inefable : l’art de la prétérition
dans le Philomena de Chrétien de troyes
279
ada tosatti
Maurizio Cucchi poète et traducteur
Au croisement des langues et des genres
293
patrick hersant
« Qu’ici renaisse la poésie morte » :
seamus Heaney, translateur de Dante
307
marie-antoinette bissay
lorand gaspar et ottó tolnai : la traduction
comme dialogue entre poétique et art
389
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Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014
325
Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
Repères bibliographiques
claire leydenbach
la bibliothèque ininie : essai d’inventaire
347
index
379
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Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014
ada tosatti
Maurizio Cucchi poète et traducteur
Au croisement des langues et des genres
les débuts de Maurizio Cucchi comme poète ont été salués conjointement par des écrivains aussi éloignés entre eux que giudici, Pasolini, Raboni, Fortini et Porta1. Avec la publication au milieu des années
soixante-dix de son premier recueil de poèmes, Il disperso, dans l’une des
collections de poésie les plus prestigieuses de la péninsule, Cucchi non
seulement réussit l’exploit, comme le rappelle Alba Donati2, de mettre
d’accord les représentants de l’ancienne néo-avant-garde italienne et ses
détracteurs, mais conquiert d’emblée une place de choix dans le panorama de la poésie contemporaine. Cette position, qu’il a su conserver au
cours d’une longue carrière poétique qui se poursuit encore actuellement –
son dernier recueil de poésies Vite Pulviscolari est de 2009 – en fait un
acteur central de la poésie italienne de la deuxième moitié du xxe siècle.
Cucchi a accompagné son travail de création poétique d’une présence
active en tant qu’« opérateur de culture ». Conseiller éditorial auprès de
grandes maisons d’édition et critique littéraire dans diférents journaux et
revues3, il n’a cessé de participer à la difusion de la poésie contemporaine,
1
2
3
Pier Paolo Pasolini, « tre rivelazioni e molti no », Corriere della sera, 4 avril 1974 ; Franco
Fortini, « the Wind of Revival », The Times Literary Supplement, 31 octobre 1975 ; giovanni
giudici, « Poesia come istruttoria », Corriere della sera, 4 avril 1976 ; giovanni Raboni, dans
Maurizio Cucchi, Il disperso, Milan, Mondadori (lo specchio), 1976 ; Antonio Porta, « Maurizio Cucchi con Il disperso sa trasmettere impulsi di vita », Il giorno, 28 avril 1976.
Alba Donati, « la poesia di Maurizio Cucchi », postface à Maurizio Cucchi, Poesie 19652000, Milan, Mondadori, 2001.
Membre des comités de lecture de la Società di poesia et de l’Almanacco dello specchio,
Cucchi a également dirigé, de 1989 à 1991, le magazine littéraire Poesia. Depuis 2005
il suit, avec Antonio Riccardi, la nouvelle édition de l’Almanacco dello specchio. Une
grande partie de ses critiques littéraires est réunie dans le volume Cronache di poesia del
Novecento, Valeria Poggi éd., Rome, gai, 2010.
293
Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014
Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
à l’approfondissement de la connaissance de ses grands noms4 et à la
découverte de nouveaux talents poétiques. enin, il a également joué un
rôle important en tant que « passeur » par une activité constante de traduction à partir des plus grands noms de la littérature française, rendant
accessibles aux lecteurs italiens des romanciers comme Flaubert et stendhal et des poètes comme lamartine, Mallarmé et Prévert.
giorgio Caproni, parmi les plus illustres représentants de cette lignée
de poètes-traducteurs que l’italie ait connus et lui aussi traducteur de Prévert, airmait qu’il n’y avait pas de diférence « entre écrire et l’acte qu’habituellement l’on appelle traduire » car, ajoutait-il, « traduire c’est se disposer à vivre l’aventure que suscite, dans celui qui relit et transcrit la parole
d’autrui, ce qui, au plus profond de lui-même, était caché »5. Par-delà les
impasses où conduisent parfois les débats sur la traduction, condamnée
à être un Janus bifrons, et en rappelant que Janus était le dieu des portes,
des passages et des commencements, nous voudrions ici réléchir à la relation entre pratique traductive et création poétique en termes de contamination et de métissage.
l’analyse de la production de Cucchi en tant que poète et traducteur, au cours d’une enquête fatalement provisoire et partielle compte
tenu de l’ampleur de son œuvre, nous permettra de nous interroger sur
le lien qui se tisse entre son travail de création poétique et sa pratique
traductive, et de montrer comment, par le truchement d’autres auteurs
et d’une autre langue, non seulement le travail de traduction révèle souvent, dans le dialogue entre les voix de deux auteurs et le face-à-face entre
deux textes, les poétiques respectives de ceux-ci, mais aussi comment l’expérience traductive, aux conins de l’intertextualité, peut nourrir la production poétique d’un auteur.
Comme l’écrit Jean-Charles Vegliante, en efet, « la particularité de la
traduction est précisément, à travers l’intervention du sujet, qu’elle conserve
les traces d’un avant et d’un après la mise en signiiance »6. C’est donc par
ce qu’il nomme « l’efet-traduction » que le texte traduit, à la fois répéti4
5
6
l’on pense aux diférentes anthologies de poésie dont il a été responsable, seul ou avec
d’autres : Poeti italiani dell’Ottocento, Milan, garzanti, 1978 ; Dizionario della poesia
italiana, Milan, Mondadori, 1983 et 1990 ; avec stefano giovanardi, Poeti italiani del
secondo Novecento, Milan, Mondadori, 1996 et 2004.
Voir enrico testa, « introduction à giorgio Caproni », Quaderno di traduzioni, turin,
einaudi, 1998, p. xiii (nous traduisons).
J.-C. Vegliante, « traduire, une pratique-théorie », CiRCe, Paris iii, 2004, p. 2. en
ligne à l’adresse : [http://circe.univ.paris3.fr/JCV%20traduire%20une%20pratique%20
théorie.pdf] (consulté le 18 janvier 2012).
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Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014
Maurizio Cucchi poète et traducteur
tion dans la diférence et palimpseste, « éclaire le texte original, relu en ses
propres choix, ses voies divergentes, son idéologie textuelle »7 et « fournit
une aide non négligeable à l’analyse du critique et de l’exégète »8.
la plupart des critiques, suivant en cela stefano giovanardi, s’accordent pour reconnaître deux grandes phases dans la production de
Cucchi. la première, qui correspond aux recueils Il disperso (1976/1994)
et Le meraviglie dell’acqua (1980), se déinit par une grande complexité
dans la construction des poèmes dont le caractère tortueux et elliptique
semble souligner une « continuelle impasse mentale du discours poétique »9. Dans les recueils de transition que sont Glenn (1983) et Donna
del gioco (1987), la dimension enchevêtrée et polyphonique des débuts
commence à laisser place à une deuxième phase de sa poésie qui se fait
explicite à partir des années quatre-vingt-dix avec les recueils Poesia della
fonte (1993) et L’ultimo viaggio di Glenn (1999), et qui est marquée par
une simpliication de la trame métrique, par une langue de plus en plus
limpide et homogène. Par-delà ces évolutions, il est des caractéristiques
qui restent constantes au cœur de sa production et qui déterminent sans
conteste sa marque poétique : une tension entre autobiographie et impersonnalité, entre approche narrative et lyrisme, une dialectique entre écriture en vers et écriture en prose dans la recherche d’un rythme et d’un
registre à la fois sobres et dépouillés.
la « tentation de la prose » a en efet été constante chez ce poète qui
a commencé à écrire parallèlement en vers et en prose. Aussi son premier
roman, Il male è nelle cose (2005), bien que repris et publié quarante ans
plus tard, avait-il été commencé en 1965. Depuis ses débuts, Cucchi a
poursuivi une dialectique féconde entre ces deux types d’écriture, non seulement dans le sens d’un abaissement prosaïque qui le rattache aux poètes
de la linea lombarda, mais dans la tentative d’un dépassement des genres
qui se réaliserait grâce à une attention extrême pour l’économie du langage et son rythme intrinsèque10. À cet efet, l’une des caractéristiques
7
8
Ibid., p. 6.
Vegliante, « Prise en mots, sens (avec une application à la poésie de Pascoli) », Chroniques italiennes, web19, janvier 2011, p. 14. Voir aussi la pré-publication CiRCe, Giovanni Pascoli et la modernité. Questionnements poétiques (présentation de Yannick gouchan), université Paris iii – sorbonne nouvelle, 2010, également accessible en ligne :
[http://circe.univ-paris3.fr/publications.html].
9 Alessandro Baldacci, dans giancarlo Alfano et al., Parola plurale. Sessantaquattro poeti
italiani fra due secoli, Rome, sossella, 2005, p. 105 (nous traduisons).
10 Dans une interview à ce sujet, Cucchi déclare que l’un des nœuds de la poésie du xxe
est selon lui la versiication, à laquelle les poètes ont recours souvent plus par habitude
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Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
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Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
de son premier recueil Il disperso est de présenter des vers qui, imperceptiblement, se font de plus en plus longs jusqu’à se transformer en petits
paragraphes de prose11, alors que la première section du recueil Glenn,
initialement née comme récit, est composée entièrement de « proses poétiques ». Dans cet aller-retour entre écriture en vers et en prose, plus que
d’une diférence de genres, il est question d’une diférence de langages12,
comme Cucchi l’airme en précisant que quand il utilise la prose dans ses
poèmes il s’agit « d’un changement de pas et de registre »13.
C’est justement, nous semble-t-il, autour du lien entre écriture en vers
et en prose que peut se déceler une des spéciicités du rapport entre la
pratique traductive et la création poétique de Cucchi.
Dans un court essai dédié à la pratique traductive, « sulla deperibilità del
testo poetico tradotto », Cucchi souligne les innombrables diicultés, les tensions insolubles que toute traduction crée entre deux systèmes linguistiques
incommensurables et perpétuellement en mouvement14. si traduire est pour
lui un processus consistant dans le fait d’« absorber au présent une langue »15,
il envisage la traduction poétique comme une recréation lors de laquelle il
est nécessaire d’être spécialiste de la langue qu’on traduit autant que de la
langue poétique. Prenant comme exemple le cas d’Andrea Mafei, traducteur de lamartine au xixe siècle, il airme que l’idéal serait d’être « totalement enraciné dans son propre style comme Mafei, tout en étant un poète
plus grand que Mafei »16. seulement dans ce cas, rare, la traduction permet d’opérer le passage vers un ailleurs, voire un au-delà du texte de départ.
la dichotomie entre idélité à la lettre ou à l’esprit que toute traduction rend manifeste, et singulièrement celle de la poésie, semble touteque par une exigence interne à leur dire. Aussi souhaite-t-il que « soit pratiquée beaucoup plus la prose poétique, car un prosateur, quel qu’il soit, ne peut pas ne pas tenir
compte du rythme, du sens des mots et de l’économie du langage » (« Dopo la prosa.
Poesia e prosa nelle scritture contemporanee », L’Ulisse, rivista di poesia, arti e scritture,
no 13, 25 avril 2010, p. 167-171 [nous traduisons]).
11 Voir par exemple la poésie « le briciole nel taschino », M. Cucchi, Poesie 1965-2000, ouvr.
cité, p. 21-23.
12 nous reprenons cette distinction à J.-C. Vegliante qui l’emploie dans la préface au volume
qu’il a codirigé avec Valérie thévenon, De la prose au cœur de la poésie, Paris, Presses de
la sorbonne nouvelle, 2007, p. 11.
13 interview de Cucchi, « Dopo la prosa… », art. cité, p. 169 (nous traduisons).
14 « C’est-à-dire qu’il faut s’apercevoir du mouvement, du progrès, de la maturité posthume
que le texte a eus mais aussi du cheminement de la langue à l’intérieur de laquelle il a été
écrit au cours du temps » (Cucchi, « sulla deperibilità del testo poetico tradotto », La traduzione del testo poetico, Franco Bufoni éd., Milan, guerini, 1989, p. 93 [nous traduisons]).
15 Ibid., p. 94.
16 Ibid., p. 95.
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Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
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Maurizio Cucchi poète et traducteur
fois avoir été perçue par Cucchi comme une sorte de dilemme. non seulement sa trajectoire en tant que traducteur montre qu’il s’est orienté au
fur et à mesure vers la traduction de la prose narrative, mais lui-même a
airmé entretenir avec la traduction de la poésie un rapport malaisé : « À
un certain moment, j’ai décidé d’arrêter car j’étais tellement conditionné
[…] par le fait de savoir ne pas pouvoir aller au-delà de l’original ni de
pouvoir l’atteindre, que je ne parvenais pas à rester à mi-chemin »17. Autrement dit, c’est comme si, de façon bien plus radicale par rapport à la traduction de la prose, la poésie l’obligeait à une superposition de styles et
de voix, celle du poète à traduire et la sienne propre, entraînant un problème de reconnaissance et d’appartenance18.
l’analyse des traductions par Cucchi des poèmes de Jacques Prévert dans
le volume Le foglie morte19 permet, à travers une confrontation systématique entre le texte original et la traduction, de déceler cette superposition de voix que nous évoquions, notamment en examinant la manière
dont le poète-traducteur oriente stylistiquement le texte de départ et
fait « tendre la poétique du poète traduit vers la sienne propre »20. le
choix de ce corpus s’explique par le rapport complexe, de proximité et
de distance, que Cucchi paraît entretenir avec le poète français et par le
fait qu’il est ici l’unique traducteur21.
Dans la préface qui accompagne le volume, l’on constate en efet qu’un
certain nombre de caractéristiques que Cucchi souligne chez Prévert
peuvent être rapprochées de sa propre poétique. ses « interminables catalogues » et ses « inventaires incongrus, extravagants » rappellent « l’anxiété
17 interview de Cucchi par sandro gros-Pietro, « tradurre è un po’ come tradire », Vernice, no 26, 2003, p. 7. Quelques lignes plus haut Cucchi airmait que « l’intention principale de n’importe quel traducteur est de se rapprocher le plus possible de l’original.
Ce que j’ai toujours fait, surtout avec la prose, car avec la poésie j’ai rencontré plus de
diiculté » (nous traduisons).
18 « Je n’arrive pas à considérer mes traductions comme quelque chose qui m’appartient
d’autant que mon attitude psychologique vis-à-vis du texte à traduire a presque toujours été de malaise et de diiculté » (Cucchi, « sulla deperibilità del testo poetico tradotto », art. cité, p. 93 [nous traduisons]). Une attitude qui n’est pas sans rappeler la
thèse d’Harold Bloom dans son célèbre The Anxiety of Inluence : A Theory of Poetry,
londres, oxford University Press, 1975.
19 Jacques Prévert, Le foglie morte, Cucchi trad. et éd., Rome, guanda, 1981.
20 Judith lindenberg, « le Quaderno di traduzioni de giorgio Caproni », Chroniques italiennes, no 71-72, février-mars 2003, p. 46.
21 À la diférence d’autres volumes de traductions de Prévert où il apparaît en tant que cotraducteur avec giovanni Raboni, comme Parole, Milan, Mondadori, 1989 ou La pioggia e il bel tempo, Rome, guanda, 1998.
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Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
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Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
nomenclatrice » dont parle Alba Donati pour le premier Cucchi, de même
que la capacité de Prévert à donner vie à « diférents personnages » renvoie à
celle du poète milanais de créer « toute une galerie de portraits mémorables »
anonymes ou fruit d’une réélaboration de igures littéraires ou historiques22.
D’un autre côté, toutefois, il est certain que le style piano de Cucchi,
tendant vers un rythme prosaïque, est certainement très éloigné de l’extrême musicalité du parolier à chanson qu’était Prévert, dont les poèmes
présentent des tempos très cadencés, répétitifs, proches de la chanson ou
de la cantilène. C’est justement sur ce point, qui caractérise stylistiquement l’une et l’autre écriture, qu’il est possible de saisir, à travers quelques
exemples représentatifs d’un échantillon plus large, l’orientation particulière que Cucchi fait subir aux poèmes de Prévert, aussi bien du point de
vue formel, lexical que sémantique. Certes, cela trouve parfois son origine
au niveau strictement linguistique, à cause des structures respectives des
deux langues, mais la plupart du temps ces modiications témoignent de
ce glissement d’une poétique à l’autre que nous évoquions.
Ainsi, à un premier degré de l’analyse, il est frappant de constater que
Cucchi semble plus attentif à rendre la valeur sémantique des textes de Prévert que leur musicalité. Cela s’observe certainement en ce qui concerne les
rimes, très nombreuses dans les poèmes de Prévert, et qui ne sont en général
reproduites dans le texte d’arrivée que lorsqu’une équivalence lexicale quasi
parfaite entre les deux langues l’impose (c’est le cas, par exemple, dans la traduction des deux premiers vers de « simple comme bonjour » : « l’amour
est clair comme le jour / l’amour est simple comme bonjour », qui voient
également à la rime dans la version italienne « giorno » et « buongiorno »23.
Mais cela s’observe également relativement aux jeux de mots, aux manipulations sur le signiiant qui ponctuent grand nombre des textes du poète
français. Un exemple représentatif nous est fourni par le poème « orage »,
dédié au peintre Miró, et plus particulièrement par la traduction d’un vers
central du poème (comme le montre la disposition typographique qui
l’isole littéralement au cœur du texte) : « Mais l’éclair scie l’orage et signe
l’éclaircie »24. la force de ce vers reposant sur l’identité phonétique du syntagme « l’éclair scie » et du substantif « l’éclaircie » ainsi que sur la dissémina-
22 les citations correspondent à M. Cucchi, « introduzione », Jacques Prévert, Le foglie
morte, ouvr. cité, p. 9-10, et A. Donati, « la poesia di Maurizio Cucchi », art. cité, p. 266267 (nous traduisons).
23 Le foglie morte, ouvr. cité, p. 20-21.
24 Ibid., p. 96.
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Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
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Maurizio Cucchi poète et traducteur
tion des phonèmes /si/ (« scie », « signe », « éclaircie »), il est frappant que
Cucchi, de son côté, choisisse une traduction axée principalement sur le
signiié, proche du mot à mot (« Ma il lampo taglia il temporale e irma la
schiarita »25), selon ce qui semble être d’ailleurs un choix appliqué dans tout
le poème (voir la traduction sémantiquement précise, mais peut-être un peu
lourde, du lexème « caillou » par sasso piatto). il est intéressant, à cet efet,
de souligner que Cucchi reconnaît de temps à autre, par les « notes du traducteur », ne pas pouvoir rendre tel ou tel jeu de mot (ainsi airme-t-il qu’il
est impossible de rendre en italien la paronomase entre « miroir » et « Miró »
présente dans le titre même d’un autre poème écrit pour le peintre surréaliste, de même qu’il renonce ailleurs à celle entre « en glaise » et « anglais »26).
en ce qui concerne la perte de musicalité entraînée par la non-traduction
de la rime, l’on peut remarquer que Cucchi met en œuvre des systèmes de
compensation qui rappellent des procédés présents dans sa propre poésie.
le principal consiste sans aucun doute en la répétition27, par le redoublement d’un lexème par rapport au texte de départ. Un exemple, parmi tous,
est tiré de la traduction de la « Complainte de gilles » : « Tristi fanciulli perduti / erriamo nella notte. / Il diavolo ci porta / sornione ci porta con sé »28.
la perte de l’assonance entre « nuit » et « lui », qui renforce la cadence de
comptine provoquée par les hexasyllabes de l’original (« tristes enfants perdus / nous errons dans la nuit. / le diable nous emporte / sournoisement
avec lui ») est ainsi compensée par Cucchi par la reprise du verbe portare
dans les deux derniers vers de la strophe.
À l’inverse toutefois, il est intéressant de remarquer que les très nombreuses répétitions qui fondent le rythme entraînant des poèmes de
25
Ibid., p. 97. Une possibilité voulant jouer à l’inverse sur le signiiant en s’éloignant du
signiié aurait pu être « Ma balena il temporale poi sparisce in un baleno » ; cette traduction est suggérée notamment par la reprise du phonème /si/ dans le vers suivant « Arc
en ciel Miró », qui donne donc en italien « Arcobaleno Miró ».
26 Respectivement « Miroir Miró », ibid., p. 100-101 et « Ballade », p. 116-117. le vers « il y a
un miroir dans le nom de Miró » pourrait éventuellement être traduit par « c’è un mirarsi
nel nome di Miró ».
27 en voici un rapide aperçu dans l’œuvre de Cucchi (Poesie 1965-2000, ouvr. cité) : dans « in
treno » (Il disperso), « ridi… ridi… della mia faccia subdola, venale », « quatti quatti, quattro folletti ghignano », « lassù lassù dentro nel verde del terrazzo », p. 52-53 ; dans « gadget »
(Le meraviglie dell’acqua), « Dimenticheremo, dimenticheremo / dal palco superbo delle
recite », p. 71 ; dans « glenn » (Il igurante), « […] ma / si scioglierà si scioglierà / dimmi…
potrò cogliere anch’io / la mia bionda farfalla ? » (p. 128). Comme on le remarque, l’on
trouve aussi bien des intensifs, courants dans la langue italienne, comme « quatti quatti »,
mais aussi des répétitions dont la fonction semble être avant tout rythmique ou emphatique (« si scioglierà si scioglierà »).
28 Jacques Prévert, Le foglie morte, ouvr. cité, p. 46-47.
299
Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par
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Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie
Prévert et qui sont constitutives de sa poétique ne sont pas systématiquement rendues29. Dans ces cas, très fréquents, il semblerait que Cucchi
perçoive ces répétitions comme redondantes, tirant les poèmes vers la
chanson ou la rengaine. Aussi préfère-t-il jouer des variations lexicales et
sémantiques, comme dans le poème « Raoutas » où revient de façon insistante le lexème « rire ». Dans sa traduction, Cucchi exploite la possibilité
oferte par la langue italienne qui connaît une plus grande variété lexicale
en traduisant tour à tour le lexème « rire » par le risa, la risata, il ridere 30.
les exemples de ce genre, qui pourraient être multipliés31, montrent
tous, nous semble-t-il, une volonté de prendre ses distances par rapport
à un rythme perçu comme trop chantant et d’orienter les poèmes vers un
ton plus proche de la prose. C’est le cas également en ce qui concerne la
traduction du texte de la célèbre chanson « les feuilles mortes », où cela
est obtenu par de petites modiications qui diférencient deux segments
semblables dans l’original. Ainsi, les vers « les feuilles mortes se ramassent
à la pelle / les souvenirs et les regrets aussi », identiques dans la première
et la deuxième strophes du texte de Prévert, sont rendus la première fois
par « Le foglie morte cadono a mucchi / come i ricordi, e i rimpianti » (avec
l’ajout d’une virgule emphatique avant la conjonction de coordination),
et la deuxième fois par « Le foglie morte cadono a mucchi / e come loro i
ricordi / i rimpianti » (avec, cette fois, l’ajout d’une conjonction de coordination en début de vers et du pronom anaphorique loro).
29 sur la question de l’usage de la répétition en français et/ou en italien, voir le volume
codirigé par Judith lindenberg et Jean-Charles Vegliante, La répétition à l’épreuve de la
traduction, Chemins de tr@verse, 2011 [http://jeunesse.bouquineo.fr/livres/149]. la
non-traduction des répétitions est d’autant plus signiicative qu’elle semble aller à l’encontre d’une tendance de la langue italienne, car, comme l’écrit Judith lindenberg, « le
phénomène de la réduplication lui-même apparaît consubstantiel à la structure linguistique italienne, qui en fait un large usage dans la langue orale » (p. 142).
30 « et il a un grand rire de nain / mais il est trop petit pour un si grand rire », traduction : « fa una gran risata da nano / ma è troppo piccolo per un così gran ridere » ; « mais
toi quand le fou rire te prend […] et tout de suite le fou rire te prend », « ma tu quando
ti prende il riso folle […] e subito il folle ridere ti prende » ; « et tout de suite tu éclates
de rire / et tout ce qu’il y a de vivant dans le monde / éclate de rire en même temps que
toi », « subito scoppi dalle risa / e tutto quello che c’è di vivo nel mondo / scoppia per il gran
ridere con te » (Le foglie morte, ouvr. cité, p. 40-45).
31 Aussi par exemple, dans la traduction de « Mauvaise soirée », poème qui dans le souci de
créer une sorte de tempo incantatoire se fonde en très grande partie sur l’anaphore et
la répétition, Cucchi traduit diféremment l’adjectif « sale » : « sale brouillard » et « sales
oiseaux » sont rendus par l’adjectif schifoso (« dégoûtant »), « nebbia schifosa » et « schifosi
uccelli », alors que quelques vers plus bas le vers « sales oiseaux de poussière », sans doute à
cause du complément de nom qui colore d’une nuance sémantique diférente le syntagme,
est traduit par « sudici uccelli di polvere » (« qui ne sont pas propres ») (ibid., p. 54-55).
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enin, dans les poèmes réunis dans le recueil, Prévert utilise principalement deux procédés pour conférer à ses textes un rythme entraînant,
plus ou moins rapide : la polysyndète et la parataxe. lors de sa traduction,
Cucchi décide très souvent de ne pas respecter la structure syntaxique originale, et ce par des modiications apparemment contradictoires mais qui
tendent en fait à « normaliser », à rendre plus prosaïque le texte d’arrivée.
Aussi supprime-t-il très souvent la polysyndète en début de vers lorsque
celle-ci confère au texte un tempo de cantilène32, ou à l’inverse réintroduit-il la conjonction de coordination e lorsque le style paratactique est
particulièrement abrupt. À cet efet, par exemple, Cucchi intègre souvent la conjonction e devant le troisième segment (mot ou phrase) d’une
structure ternaire : « elle me regardait / elle brillait / elle souriait… » est
traduit par « lei mi guardava / brillava / e sorrideva… », le vers « femmes
oiseaux étoiles » devient « donne stelle e uccelli »33.
la conscience fastidieuse de cette inévitable superposition de voix
que la traduction de la poésie implique34 peut à notre avis expliquer un
double mouvement chez Cucchi : d’un côté l’abandon, du point de vue
professionnel, de la traduction de la poésie au proit de la traduction de la
prose, de l’autre une intégration manifeste de textes d’autres auteurs (de
poésie comme de prose) dans sa propre œuvre. en ce sens, le terme de
traduction peut être compris comme « répétition créatrice », en renouant
avec l’acception qu’il avait dans la rhétorique latine avant d’acquérir, avec
leonardo Bruni, sa signiication actuelle35.
À cet efet, il peut être intéressant d’établir une sorte de typologie
des « procédés traductifs »36 utilisés par Cucchi dans son œuvre poétique.
32 C’est le cas dans la traduction d’« Aujourd’hui » : « et on riait / et on s’engueulait », « e
ridevamo / litigavamo » ; « même s’il est un peu loin d’elle / et elle un peu loin de lui / et
nous buvions un verre au tournant de chaque rue », « anche se lui è lontano da lei / se lei
è lontana da lui / si beveva un bicchiere a ogni angolo di strada » ; « Et tous deux sous la
table / ou attablés dessus », « Tutti e due sotto il tavolo / o seduti a tavola » (ibid., p. 92-95).
33 « la lune et la nuit » et « orage » (ibid., p. 22-23 et p. 96-97).
34 Dans son interview par sandro gros-Pietro, Cucchi souligne, en rappelant avoir abandonné lorsqu’il était jeune une traduction de L’album de vers anciens de Paul Valéry, la
nécessité qu’il éprouve de ne pas être trop éloigné en termes de poétique du poète qu’il
traduit (art. cité, p. 11-12).
35 Voir gianfranco Folena, Volgarizzare e tradurre, turin, einaudi, 1991 et J.-C. Vegliante,
D’écrire la traduction, Paris, Presses de la sorbonne nouvelle, 1996. Voir aussi supra
les notes 6 et 7.
36 nous reprenons l’expression aux traductologues Jean-Pierre Vinay et Jean Darbelnet
(La stylistique comparée du français et de l’anglais, Montréal, Beauchemin, 1958) en nous
autorisant toutefois à l’utiliser de façon impropre par rapport à sa signiication originelle,
qui trouve une application au niveau linguistique plutôt que stylistique.
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Au plus bas de cette échelle traductive l’on trouverait un des procédés
dits « directs », l’emprunt, consistant dans le fait d’importer sans le traduire un mot ou une expression, voire un fragment d’œuvre, de la langue
et du texte de départ dans la langue et le texte d’arrivée. on en trouve un
exemple dans le poème « l’ultimo viaggio di glenn », tiré du recueil homonyme, où la neuvième section est composée de quatre vers en français :
– À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Au colonel Chabert.
– lequel ?
– Celui qui est mort à eylau.37
Ces vers reproduisent jusque dans le signe d’assises un dialogue tiré du
roman Le colonel Chabert de Balzac, en venant relier l’histoire du père de
Cucchi, parti soldat dans la campagne de Russie de 1941, aux campagnes
napoléoniennes. ils servent à entourer ainsi la igure du père, centrale dans
toute son œuvre, d’une aura héroïque et à complexiier par des références
intertextuelles ce « roman autobiographique »38 que sont ses poèmes. la
seule transformation que ces vers subissent par rapport à l’original consiste
dans la suppression, en amont et en aval du fragment, des phrases introduisant le discours direct39. Un changement qui permet d’apercevoir ce
processus de puriication qui caractérise, selon le poète, le passage d’une
prose narrative à la prose poétique et, in ine, à l’écriture en vers40.
si ce premier cas de igure correspond à une sorte de grefe textuelle et linguistique, c’est à proprement parler de traduction interlinguale
(Roman Jakobson41) qu’il s’agit dans le deuxième exemple que nous vou37 M. Cucchi, Poesie 1965-2000, ouvr. cité, p. 224.
38 Dans le recueil Per un secondo e un secolo, Cucchi écrit : « Perché tutto sia chiaro, quel
che segue / sono io, il mio diario, la mia autobiograia. / Io, cioè un personaggio, un’identità / ittizia : Rutebeuf, Malone, Prufrock / o quel che resta di Icio, nato / e vissuto sei anni
al Cairo » (Milan, Mondadori, 2003, p. 35). notre traduction : « Pour que tout soit clair,
ce qui suit / c’est moi, mon journal / mon autobiographie. / Moi, c’est-à-dire un personnage, une identité / ictive : Rutebeuf, Malone, Prufrock / ou ce qui reste de icio,
né / et ayant vécu six ans au Caire ».
39 « – Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ? […] Celui qui est mort à
eylau, répondit le vieillard » (Honoré de Balzac, Le colonel Chabert, La Comédie humaine,
Paris, gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1976, t. iii, p. 322).
40 en parlant de Glenn, Cucchi explique que ce texte, né dans l’intention de l’auteur comme
un récit en prose, s’est transformé en une prose poétique car à « chaque passage de l’écriture [il éliminait] au fur et à mesure les choses qui lui paraissaient déchargées d’un point
de vue expressif » (interview de M. Cucchi, « Dopo la prosa… », art. cité, p. 167 [nous
traduisons]).
41 « Aspects linguistiques de la traduction » [1959], Essais de linguistique générale, Paris,
Éditions de Minuit, 1963.
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drions évoquer, tiré du long poème « Rutebeuf », faisant lui aussi partie
du recueil L’ultimo viaggio di Glenn. Cucchi intègre à l’ensemble, composé de petites poésies de quelques vers, deux citations traduites du poète
français du Moyen Âge auquel le poème est dédié et qui est également
un des visages, une des incarnations de Cucchi lui-même.
Dès le deuxième fragment l’on peut lire : « Così mi chiamo / perché il
mio nome / viene da rude, e bue »42. il s’agit d’une traduction de ces vers de
Rutebeuf dans lesquels il expliquait ainsi le sens de son nom propre : « Qui
est dit de rude et de buef »43. Quelques pages plus loin, Cucchi livre une
traduction-adaptation de la célèbre « Complainte de Rutebeuf » :
Tutto l’avvenire è già avvenuto.
E dove sono quelli che ho amato,
che accanto a me mi ero tenuto ?
Gli amici sono spariti o sparsi :
il vento li ha portati via,
amici che il vento se li porta
e che soiava davanti alla mia porta.44
la comparaison avec le texte d’origine45, qui mériterait d’être approfondie mieux que nous ne pouvons le faire ici, illustre clairement le processus de réécriture à l’œuvre dans le passage d’une langue à l’autre. Dans ce
qui apparaît comme une traduction fondée sur un processus de « modernisation », la transposition de l’ancien français à l’italien s’accompagne d’un
grand nombre de changements. non seulement, du point de vue formel,
Cucchi choisit de ne pas respecter le mètre de l’original, mais il n’hésite
pas à modiier des termes (en remplaçant par exemple le lexème « ami »
par le syntagme quelli che, plus général), voire à condenser plusieurs vers
en un seul. les adjectifs spariti et sparsi viennent recouvrir ainsi deux vers
42 M. Cucchi, Poesie 1965-2000, ouvr. cité, p. 207. notre traduction : « Ainsi je m’appelle / car
mon nom / vient de rude et de bœuf ».
43 Rutebeuf, « leçon sur Hypocrisie et Humilité », Œuvres complètes, Michel Zink éd., Paris,
garnier, 2010, t. i, p. 298.
44 M. Cucchi, Poesie 1965-2000, ouvr. cité, p. 211. notre traduction : « tout l’avenir est déjà
advenu. / et où sont-ils ceux que j’ai aimés, / que près de moi j’avais gardés ? / les amis
ont disparu ou sont dispersés : / le vent les a emportés, / des amis que le vent emporte / et
qui soulait devant ma porte ».
45 « […] Li mal ne seivent seul venir ; / Tout ce m’estoit a avenir, / C’est avenu. // Que sunt
mi ami devenu / Que j’avoie si pres tenu / Et tant amei ? // Je cuit qu’il sunt trop cleir semei ;
/ Il ne furent pas bien femei, / Si sunt failli. // Iteil ami m’ont mal bailli, / C’onques, tant
com Diex m’assailli / E[n] maint costei, // N’en vi .I. soul en mon ostei. / Je cui li vens les
m’at ostei, / L’amours est morte : // Se sont ami que vens enporte, / Et il ventoit devant ma
porte, / Ces enporta […] » (Rutebeuf, « la complainte de Rutebeuf », Œuvres complètes,
ouvr. cité, p. 290-292).
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de l’original, tirés de deux strophes diférentes. Spariti rend le vers « N’en
vi .I. soul en mon ostei », que l’on pourrait paraphraser par « j’en n’ai vu
un seul [ami] dans ma maison », alors que sparsi semble correspondre
au vers « Je cuit qu’il sunt trop cleir semei », autrement dit « je crois qu’ils
sont trop éparpillés ». lors de cette intégration d’un texte préexistant dans
sa propre production, Cucchi semble ainsi s’autoriser tous les degrés de
conversion que la traduction peut impliquer : du mot à mot (c’est le cas
du premier vers) à la reproduction d’un certain équilibre entre l’esprit et
la lettre (comme le montre le maintien de la igure dérivative portati, se
li porta et de la rime inale), jusqu’à la réécriture libre.
Au cours de notre analyse, nous avons relevé d’autres cas d’insertion de
voix d’autres auteurs dans ses poèmes. Parfois, d’ailleurs, le poète signale
ces fragments lui-même par des moyens typographiques comme l’italique ou par des indications extratextuelles (notes, préfaces). Un exemple
emblématique d’un aller-retour entre la prose et les vers se trouve dans
Jeanne d’Arc e il suo doppio, recueil sui generis en ceci qu’il s’agit d’une
œuvre initialement conçue pour un spectacle théâtral et dans lequel le
poème « ecco, il distacco »46 est composé de fragments de phrases tirés
de sermons de Maître eckhart 47. De même, la poésie « ti disturbava quel
fervore chiassoso », dans le récent recueil Vite pulviscolari 48, est une traduction-réécriture en vers d’un passage en prose de Dickens49.
l’étape ultérieure de ce phénomène de traduction-réécriture, à travers
lequel Cucchi s’approprie le texte d’un auteur en l’assimilant à son œuvre,
est bien plus proche de l’intertextualité que de la traduction au sens propre.
Dans ce cas, le texte d’origine ne reste plus que comme source d’inspiration, comme image à partir de laquelle se développe la pensée créatrice
du poète. C’est le cas de la première section du poème « stazione Paradiso » (dans Le meraviglie dell’acqua) :
Dipingerò come il cinese anch’io
la morte del iore sulla terracotta
46 M. Cucchi, Jeanne d’Arc e il suo doppio, Parme, guanda, 2008, p. 44.
47 nous émettons l’hypothèse que Cucchi lui-même ait traduit ces fragments. nous avons
relevé les passages insérés par Cucchi à partir de la traduction française des Œuvres de
Maître eckhart (Paris, gallimard, 1942). la première strophe du poème combine deux
phrases tirées de « Du détachement », la deuxième en reprend une de « Comme une
étoile du matin », la troisième est tirée du sermon « De la femme vierge ».
48 Vite pulviscolari, Milan, Mondadori, 2009, p. 14.
49 interview de M. Cucchi, « Dopo la prosa… », art. cité, p. 170-171. il faut signaler que
Cucchi a aussi traduit de l’anglais (voir notamment edgar Allan Poe, Il corvo e altre poesie, Milan, Mondadori, 1986).
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con un tratto lieve sul bianco candido
della tazza : ultimo meccanico
approccio …50
l’incipit de ce poème prend comme point de départ les vers suivants
de Mallarmé51 :
[…] imiter le Chinois au cœur limpide et in
De qui l’extase pure est de peindre la in
sur ses tasses de neige à la lune ravie
D’une bizarre leur qui parfume sa vie
transparente, la leur qu’il a sentie, enfant,
Au iligrane bleu de l’âme se grefant.52
Mais alors que les alexandrins originaux étaient chargés de métaphores,
d’analogies, d’hyperboles, Cucchi n’en garde que l’image du peintre philosophe en traduisant le symbolisme mallarméen en un langage poétique
bien plus concret, où les choses sont nommées pour ce qu’elles sont
(voir « la mort de la leur », « la terre cuite »).
le passage par une autre langue, par un autre style, qu’implique toute traduction, et celle de la poésie par-dessus tout, prend donc la forme chez
Maurizio Cucchi d’une assimilation, d’une réabsorption déclarée et manifeste de textes préexistants dans sa propre œuvre, permettant de la sorte
de dépasser la tension insoluble entre idélité à soi et à l’autre, puisque
les voix d’autres auteurs sont au service de sa propre voix dans un large
réseau intertextuel. De cette façon le traducteur et le poète peuvent se
rejoindre dans une « répétition créatrice », insouciants du caractère périssable et inidèle de la traduction car « si un texte est inévitablement destiné, en tant que traduction […] à une vie brève, il peut toutefois devenir part de l’œuvre du poète-traducteur »53.
50 M. Cucchi, Poesie 1965-2000, ouvr. cité, p. 102. notre traduction : « Je peindrai comme
le Chinois moi aussi / la mort de la leur sur la terre cuite / d’un trait léger sur le blanc
candide / de la tasse : dernière approche / mécanique… ».
51 Cucchi a traduit le célèbre Coup de dés de Mallarmé : Un colpo di dadi mai abolirà il
caso, Vérone, Ampersand, 1987.
52 « las de l’amer repos… », stéphane Mallarmé, Poésies, Bertrand Marchal éd., Paris, gallimard (Poésie), 1992, p. 16-17.
53 M. Cucchi, « sulla deperibilità del testo poetico tradotto », art. cité, p. 94 (nous
traduisons).
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