Revue Ibla • Tunis •1-2/2017 • n° 219/220 • pp. 5-32
La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place
dans la Sīra : entre authenticité et falsification
Brahim Jadla
Université de La Manouba
« L’Islam des origines », selon les termes de Donner,(1) pose
de nombreux problèmes liés au passage de l’oralité à l’écrit, à
la fiabilité et l’authenticité des récits ainsi qu’à la fidélité de la
transmission. Un bilan critique des débats autour de ces questions
a été fait par Gregor Schoeler dans son livre « The biography
of Muḥammad, nature and Authenticity ».(2) Il a distingué deux
grandes écoles : d’une part, l’école hyper sceptique représentée par J. Wansbrough, Patricia Crone, M. Cook, et F. Donner
et qui a formulé des critiques très sévères à l’égard du Coran et
des premiers textes produits durant les deux premiers siècles, et
d’autre part, l’école « sanguine » ou « traditionniste » représentée
entre autres par M. W. Watt, R. B. Sergeant, F. Sezgin, Motzki
et Schoeler lui-même, ce groupe donne plus de crédibilité à ces
sources malgré quelques réserves concernant la fiabilité des narrations et des transmetteurs.
En fait quelle que soit la position du chercheur étudiant cette
période, il est confronté à des sources écrites qui remontent au
moins au milieu du IIe/VIIIe siècles, et qui souffrent essentielle(1) Fred M. donneR, Narratives of Islamic Origins. The Beginnings of Islamic
Historical Writing, New Jersey, The Darwin Press, 1998.
(2) G. SChoeleR, The Biography of Muhammad, Nature and Authenticity, New York –
London, Routledge, 2011, pp. 3-19.
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ment des déformations dues au passage de l’oral à l’écrit et surtout aux problèmes de la fixation définitive par écrit des traditions
de l’époque. Les Maġâzī (nommés plus tard : Sīra) d’Ibn Isḥâq
en sont un excellent exemple. Ces textes sont truffés d’ajouts,
de suppressions ou de transmissions douteuses. Dans cet essai,
nous allons, à partir de la biographie de Salmân al-Fârisī, essayer
de faire une lecture critique du texte de ces Maġâzī, de mettre
en lumière les mobiles et les mécanismes qui ont pu assister à
la déformation du récit originel et d’en proposer une explication
plausible.
I– Salmân al-Fârisī, la légende et la réalité
Salmân al-Fârisī est l’un des personnages les plus énigmatiques de la première période de l’Islam. Le premier texte à le
citer est « Maġâzī » d’Ibn Isḥâq, qui lui réserva presque 6 pages(1)
mais avec le temps cette biographie n’a cessé de s’amplifier.
Ḏahabī lui consacra une cinquantaine de pages.(2) Le récit de ses
pérégrinations entre la Perse, la Syrie et l’Arabie, de son premier
contact avec le prophète Muhammad ainsi que sa conversion est
reproduit selon huit versions, l’une est aussi différente et étrange
que l’autre. Dans certains récits, oubliant que le prophète n’a vécu
qu’une soixantaine d’années, on attribue à Salmân une longévité
de deux à trois siècles.(3) Limitons nous ainsi aux récits des IIe/
VIIIe et IIIe/IXe siècles avec bien sûr la version originale, celle
(1) ibn iShâq, Kitâb al-mubtad’ wa-l-mab‘aṭ wa-l-Maġâzī, Fès, éd. hamidullah, 1976, pp. 66–67 ; Ibn Ishâq, Beyrouth, 2004, I, pp. 134-139 ; The life
of Muhammad, éd. A. guillaume, Oxford University Press, 1955, pp. 9598.
(2) Šamseddine Muḥammad Ḏahabī, Siyâr A‘lâm al-Nublâ’, (25 tomes), t. 1,
Beyrouth, 1982, pp. 505-557.
(3) Ibid., p. 555.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
d’Ibn Isḥâq. Salmân est le premier persan à rallier la cause de
Muhammad, c’est un mawla, et surtout c’est un ṣaḥâbi de la première heure, qui pourrait bien symboliser le projet universaliste
de la nouvelle daʿwa qui était alors confinée à Médine. Ce symbolisme ravivé au milieu du IIe/VIIIe siècle est à mettre en rapport
avec le rôle grandissant joué par les persans dans la révolution
abbasside. C’est un récit dont la source est Abdullâh Ibn ‘Abbâs,
dont le transmetteur n’est que Salmân lui-même. La trame de la
narration est constituée d’une série d’épisodes, qu’on a beaucoup
de difficulté à les fixer dans le temps et même dans l’espace, et se
présente comme suit :
1- Les origines obscures de Salmân : un jeune persan vivant
avec son père dans le village de Ğayy près d’Ispahan, quitte le
Zoroastrisme pour se convertir au christianisme.
2- Cette conversion est le début d’un long voyage en quête du
« savoir » ou plutôt de la « foi ».
3- Départ vers la Syrie (Bilâd al-Šâm) [où ?]
4- Rencontre (où ?) avec le « méchant » évêque, qu’il accompagna jusqu’à la fin de ses jours.
5- Un « bon » évêque est désigné à sa place, il resta avec lui
également jusqu’à ce qu’il rende son âme. Avant de mourir, il lui
conseilla d’aller encore développer sa spiritualité chez un célèbre
« évêque » (?) à Mossoul.
6- Il parvint à Mossoul où il resta à côté de son « évêque »,
comme précédemment, jusqu’au décès de ce dernier. Avant de
mourir, l’évêque lui recommanda d’aller chez son collègue de
Naṣībīn.
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7- Séjour (plus ou moins long ?) à Naṣībīn, où Salmân ne
quitte le pays qu’après la mort de son parrain, qui cette fois-ci le
conseilla d’aller voir le chef spirituel de ‘Ammouriya.
8- Même scénario avec un séjour difficile à quantifier à ‘Ammouriya qui se termine, encore, par la fin du prêtre, en contrepartie Salmân survit encore à ses hôtes. Il est encore à la recherche
de la « croyance » idéale dans ce monde.
9- Avant de mourir, le prêtre de ‘Ammouriya lui confia :
« Il ne reste plus sur terre (lire : dans le monde chrétien)
quelqu’un qui nous ressemble à qui je puisse te recommander
[…] néanmoins, un prophète allait être envoyé au « Ḥaram » (La
Mecque ?), il émigrera vers un lieu tourbeux (sebkha), entouré
de deux ceintures de laves et où poussent des palmiers (Yathrib).
Ce prophète est reconnaissable d’après des signes irréfutables :
le sceau de la prophétie entre ses épaules, il accepte le cadeau
mais il refuse l’aumône… ».(1)
10- Commence alors un autre cycle d’errances pour Salmân :
Accompagnant des commerçants Kalbites dans un voyage vers
le sud, ils l’ont dépouillé de ses biens et l’ont mis en esclavage.
11- Il est vendu à un juif, qui à son tour le concéda à l’un de ses
coreligionnaires de Yathrib.
12- Entre temps, apparition du prophète Muhammad à la
Mecque, puis survient sa « Hiǧra » vers Médine. Là commencèrent les évènements les plus fiables, quoiqu’encore brouillés :
Salmân embrassa l’Islam (probablement en l’an 5/627), les musulmans l’ont aidé à s’affranchir de son esclavage.
(1) Ibn Ishâq, Maġâzī, Fès, 1976, p. 68.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
Une deuxième version concernant les dires du prêtre de ‘Ammouriya (supra n°9) est fournie par un récit douteux, dont la
source est attribuée au calife Omeyyade ‘Omar Ibn ‘Abdelaziz
(63 / 682 - 101 / 719) qui le transmet à une personne dont l’intégrité n’est pas mise en cause, de ‘Aṣim b. ‘Omar b. Qatâda (m.
120 / 737) à Ibn Isḥâq.(1) Dans ce récit le prêtre n’est pas le dernier maillon du cycle chrétien, mais l’avant dernier. Il conseilla
à Salmân de voir quelqu’un qui n’apparait qu’une seule fois par
an dans un endroit en Syrie, où il répond aux requêtes de gens
malades, car il avait un pouvoir guérisseur. Salmân, l’attend dans
cet endroit et parvient à l’attraper in extremis et lui demanda de
l’éclairer sur « al-ḥanifiya, la religion d’Abraham », l’homme lui
recommanda d’aller la chercher en Arabie. Le prophète qui était
entrain d’écouter Salmân raconter l’histoire de ses pérégrinations
et surtout cette rencontre avec l’homme qui apparait chaque année entre deux fourrés en Syrie ou en Palestine lui dis : « Si tu dis
vrai, Salmân, tu as rencontré Jésus, le fils de Marie ».(2)
Cette longue chaine d’évènements, difficile à situer dans le
temps et dans l’espace, explique pourquoi certains auteurs tardifs osent dire que Salmân avait vécu plus de deux siècles. Mais
au-delà de l’aspect légendaire de ce récit, nous croyons voir dans
son contenu, une volonté de prouver (au moment de la fixation du
texte par écrit ou de sa diffusion à partir du milieu du IIè siècle),
une reconnaissance chrétienne du nouveau messager de Dieu,
même avant son apparition. La deuxième version du récit racontée de la bouche du calife ʿOmar b. ‘Abdelaziz est encore plus
(1) Ibid., p. 70.
(2) Abī Muḥammad Abd al-Mâlik ibn hišâm, al-Sīra al-Nabawiyya, I, Le
Caire, 2004, p. 163.
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explicite, c’est Jésus lui-même qui reconnait « al-Ḥanifiya, la religion d’Abraham » (version arabe du monothéisme de l’époque)
et la nouvelle « daʿwa » du prophète Muhammad.
Que peut-on retenir de toute cette histoire ? Tout d’abord, il
faut avouer que l’ampleur de la légende masque les réalités historiques, mais ce que nous cherchons c’est d’expliquer ce phénomène d’amplification en cette fin du IIè siècle. Salmân était parmi
tant d’autres un des compagnons du prophète (Ṣaḥâbī) dont la
présence est attestée au moins en l’an 5/ 627, lors de la bataille
de la tranchée (al-ḫandaq). C’était aussi un non arabe (mawlâ ?),
dont les origines sont totalement obscures, vivant en esclavage
dans une société où « l’individu recevait de sa famille identité
et statut social ».(1) Il n’a aucune chance d’avoir un « nasab »
quelconque, les sources postérieures lui attribueront le très flatteur nom de « Salmân al-Islam » l’identifiant à tout l’héritage
sacro-religieux de l’Islam et non à un lignage quelconque. Ibn
Sa‘d, lui attribuera la « kunya » d’« Abû ‘Abdullah ».(2) En réalité, Salmân qui ne savait même pas prononcer correctement
l’arabe(3), avait pu mettre au service de la jeune communauté des
musulmans, encore fragile, son savoir-faire et sa force physique,
démontrés lors du creusement du la tranchée. Son activisme en
ces moments difficiles lui avait attiré la sympathie de tous les
musulmans. Wâqidī rapporte que « les gens ont rivalisé les uns
avec les autres pour Salmân, les Muhâǧirūn avaient dit : ‘Salmân
est l’un des nôtres’. Les ‘Anṣâr, ont répliqué : ‘Salmân est l’un
(1) Thierry bianquiS, La famille arabe médiévale, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005, p. 20.
(2) Muḥammad ibn Sa‘d, al-Ṭabaqât al-kubrâ, (8 tomes), VII, biographie n°
3440, Beyrouth, 1990, p. 230.
(3) Ḏahabī, op. cit., I, p. 552.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
des nôtres’. Alors l’envoyé de Dieu est intervenu pour trancher :
‘Salmân est l’un des nôtres, Ahl al-Bayt’... ».(1) Ibn Sa‘d ajoutera
que le prophète avait dit également : « Salmân est le précurseur
des persans » (Salmân sâbiqu Fâris).(2) En fait, il n’y a rien d’exceptionnel dans sa vie et sa carrière sauf qu’il était le premier persan à embrasser l’islam. Az-Zuhrī (m. 124 / 741), le maitre d’Ibn
Isḥâq, ne cite pas Salmân même lors de la fameuse bataille de la
tranchée qu’il cite sous l’autre nom : « Waq‘atu al-Aḥzāb » (bataille de la coalition).(3) Comment se fait-il alors qu’en un quart de
siècle plus tard et probablement après la disparition d’Ibn Isḥâq,
les narrations se rapportant à ce personnage, commencèrent à proliférer et prirent l’aspect légendaire qu’on connait d’après le texte
dans ses différentes variantes attribuées à Ibn Isḥâq ? L’explication est à chercher dans les conditions qui ont assisté à la rédaction du texte lui-même. Outre la crédibilité des transmetteurs, il
ne faut pas négliger l’effet des changements sociaux et politiques
de la deuxième moitié du IIe/VIIIe siècles et du début du IIIe/IXe
siècles, sur toute la production littéraire de l’époque.
II- Transmettre et écrire au IIè
Dans la biographie d’Ibn Isḥâq, Yâqût al-Ḥamawī,(4) nous informe que celui-ci avait rédigé ses Maġâzī pour al-Manṣour, alors
qu’il était à Ḥīra, puis il a visité al-Ğazīra, Kûfa et Rayy. Ceci explique pourquoi les râwī-s de ses récits ne comptent pas de médinois et sont surtout originaires de Kûfa et de Rayy. En examinant
(1) al-Wâqidī, Maġâzī, (3 volumes), I, London, Marsden Jones, 1966, p. 446.
(2) ibn Sa‘ad, op. cit., IV, p. 62.
(3) al-zuhrī, ibn šihāb, al-Maġâzī, Damas, 1981, p. 79.
(4) Yâqût al-Ḥamawī, Mu‘ǧam al-Udabâ’, V, n° 995, Beyrouth, Ihsân ‘Abbâs,
1993, p. 19-24.
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le récit de Salmân, cette remarque est facilement vérifiable (voir
le tableau ci-dessous), mais pour évaluer l’authenticité du récit
il faut aussi remonter à la source de l’information : La narration
commence par Salmān (m. 35/655) lui-même. Elle est recueillie directement de sa bouche par Ibn ‘Abbâs (m. 68/687), puis
elle est transmise à un médinois : Maḥmûd b. Labīd (m. 97/715).
Enfin c’est un autre médinois : ‘Âṣim b. ‘Omar b. Qatâda (m.
120/737) qui la transmet à Ibn Isḥâq. La chaine semble parfaite,
mais chaque détail pourrait être inventé à un moment ou à un
autre surtout que le contenu du récit est logiquement inacceptable.
Toutefois, il faut avouer qu’il n’y avait aucune raison, du moins
jusqu’en 120/737, d’inventer de telles informations. Cherchons
alors le récit en aval, c’est-à-dire après Ibn Isḥâq, où le texte est
plus ou moins reproduit dans les sources écrites du IIIe/IXe. Remarquons d’abord, que nous ne disposons d’aucun texte rédigé au
milieu du IIe/VIIIe, même le texte édité par Hamidullah et attribué
à Ibn Isḥâq est une compilation plus tardive que la « sīra » d’Ibn
Hišâm, puisque le dernier « râwī » de cette narration est Aḥmad
b. ʿAbdaǧǧabbâr al-‘Uṭâridi al-Kûfī (m. 272 / 883).(1)
(1) Ibn Ishâq, Maġâzī, p. 66.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
Il est évident que toutes les narrations furent transmises par
les disciples d’Ibn Isḥâq à Kûfa et Rayy. Nous pouvons affirmer,
ainsi qu’elles provenaient d’une même région, mais ce qui fait
la différence entre elles, ce sont les filtres et les conditions de
rédaction. On va les voir une à une, comment elles furent fixées
définitivement.
II.1- Maġ-âzī Ibn Isḥâq
Nous avons vu que Yâqūt soutient qu’Ibn Isḥâq avait rédigé
une copie de ses Maġâzī à la demande d’Al-Manṣûr, mais nous
n’avons ni preuve ni trace de cette compilation. La version dont
nous disposons, d’ailleurs la moins maquillée, est celle publiée
par Hamidullah sous forme de fragments parfois incomplets. Le
dernier transmetteur de cette version est : Aḥmad b. ‘Abdaǧǧabbâr
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al-‘Uṭâridi (177/793 - 272/883),(1) l’origine de cette compilation
est : Yûnus b. Bukayr (m. 199/814).(2) La chaine des transmetteurs
du récit de Salmân dans cette version se présente comme suit :
« Aḥmad nous a appris, il a dit : ‘Yūnus nous a rapporté d’après
Muḥammad Ibn Isḥâq’… ».(3) Quoique la différence d’âge soit
grande entre les deux transmetteurs, et sachant qu’Aḥmad avait
vécu plus de 90 ans, on pourrait admettre une rencontre entre un
vieux maitre et un jeune disciple de 15 à 20 ans. Mais ce jeune
disciple ne pourrait aucunement être le transmetteur direct de ces
fragments des Maġâzī. En fait, si l’on en croit Ḍahabī, Aḥmad
était accompagné de son père qui collectait les enseignements
d’Ibn Bukayr : « Muḥammad b. Ḥussein b. Ḥumayd al-Rabīʿ, tenait de son père qu’Abû Kurayb s’est mis à lire les Maġâzī, une
ou deux séances, mais certains des « aṣḥâb al-ḥadīṯ » s’y opposèrent. Alors il a interrompu son enseignement et jura de ne plus
le dispenser. Devant notre insistance pour le dissuader, il nous
conseilla d’aller voir ‘Abdaǧǧabbâr al-‘Uṭaridī « il assistait, ditil, avec nous au « samâ’ de Yûnus ». Nous lui dîmes qu’il est
mort. Allez voir son fils, rétorqua-t-il, il assistait avec nous. Il
nous indiqua sa maison où on le trouva joué avec des pigeons.
Il (Aḥmad) nous dit : « depuis son samâ’, je ne l’ai jamais revu,
mais il est là dans ces qamâtre-s (cages) où il y a des livres, cherchez-le (le texte). Je l’ai trouvé entaché par la fiente de pigeons.
C’était son samā’ avec son père tracé d’une vieille calligraphie
(ḫaṭṭ ‘atīq) c’était vers 242… ».(4) Outre la preuve que c’est le
père qui est le râwī direct de la leçon d’Ibn Bukayr, ce texte pose
(1) Ḍahabī, Siyar, XIII, pp. 55-57.
(2) ibn Sa‘d, Ṭabqāt, VI, p. 399; Ḍahabī, op. cit., IX, pp. 245-248.
(3) ibn iShâq, op. cit., p. 66.
(4) Ḍahabī, op. cit., XIII, p. 57.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
le problème de la dichotomie : oral / écrit. Le samāʿ (l’audition)
ici est une trace écrite et non un simple récit oral. Le narrateur
parle même du modèle d’écriture, qui est encore plus ancien que
celui en usage à cette époque. On est vers les années 242 / 856,
nous savons que la tradition de fixer les récits par écrit est plus ancienne mais durant cette période d’effervescence accompagnant
la recomposition de l’héritage islamique au début du IIIe/IXe, il
nous semble que les feuillets rescapés de la famille al-‘Uṭâridī,
ont échappé à ce mouvement. Ils sont à la base de la variante la
plus originale des Maġâzī d’Ibn Isḥâq, celle qui est la moins touchée par les modifications et les embellissements. Cette narration
n’a pas eu la chance, ou peut-être la malchance d’être arrangée et
mise en ordre par un compilateur du IIIe/IXe à l’instar de la transmission d’al-Bakkâʾī.
II.2- La Sīra d’Ibn Hišâm
Entre Ibn Hišâm et Ibn Isḥâq, il n’y a qu’un seul transmetteur :
Ziād b. ʿAbdullah al- Bakkāʾī (m. 183/799). La Sīra d’Ibn Hišâm
est la compilation la plus proche chronologiquement de la version originelle. Il nous semble qu’il avait utilisé une riwâya déjà
fixée par écrit par al-Bakkâʾī, puisqu’il ne le cite qu’une seule
fois au début du texte, puis à chaque récit, il utilise la formule :
« qâla Ibn Isḥâq » comme si ce dernier était son transmetteur direct. La Sīra d’Ibn Hišâm est incontestablement la version écrite
presqu’intégrale des enseignements d’Ibn Isḥâq, mais elle n’était
pas tout à fait fidèle à ses enseignements. Elle a été sujette à la
censure et à l’embellissement. L’auteur lui-même reconnait avoir
agi volontairement pour éliminer tout ce qui lui parait erroné ou
faux ainsi que « les choses dont il est vilipendé d’en parler, ou
d’autres choses que les gens ne veulent même plus en entendre
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Brahim Jadla
parler (al-qaṣaṣ), et aussi les récits qui n’ont pas été cautionnés
paral-Bakkâʾī ».(1)
Malgré tout cela nous remarquons une grande similitude entre
le récit de Salmân rapporté par la Sīra et celui des feuillets d’al‘Uṭâridī, ce qui prouve que les recensions établies par Ibn Bukayr et
al-Bakkâʾī et transmises par écrit, sont presque identiques. Quoique
les deux prirent naissance à Kūfa, la première, celle d’Ibn Bukayr fut
recueillie par les ʿUtâridī, père et fils semble restée un bon moment
délaissé, subissant les aléas d’un processus de rédaction irrégulier
et une opposition des « ahl al-sunna »(2) à cette littérature jugée
profane, et ses auteurs assimilés à des qāṣṣ plutôt que des faqīh-s.(3)
Néanmoins celle d’al-Bakkâʾī a eu de la chance d’être recueillie
presque dans sa totalité par Ibn Hišâm, qui en plus de l’épuration du
texte, selon les exigences des muḫaddiṯīn-s, annoncée dès le début
du texte, il utilisa un nouveau nom pour nommer cette compilation,
qui n’est plus « Maġâzī », mais plutôt « Sīra nabawīya ». Ce passage du profane au sacré, fera oublier les déboires de l’auteur (Ibn
Isḫâq) et contribuera à la gloire du texte « la Sīra ».
II.3- Ṭabaqât Ibn Sa‘d
Ibn Sa‘d en présentant la biographie de Salmân al-Fârisī s’est
appuyé lui aussi sur une recension dont l’origine géographique est
Kûfa. C’est la riwâya de ‘Abdullah b. Idrīss, recueillie par Yûsuf
b. al-Buhlûl, qui était originaire d’al-‘Anbar mais habita Kûfa. Le
récit(4) commence par : « Il a dit (Wâqidī ?) : Yûssuf b. al-Buhlûl
(1) Ibn Hišâm, As-Sīra al-Nabawīya, (3 tomes), Le Caire, 2004, I, p. 22.
(2) Ḍahabī, op. cit., XIII, p. 57.
(3) Voir, Tāriḫ baġdâd, II, p. 16, 24 (en 193/808, les médinois ont refusé
d’écouter Yazīd b. Hârûn qui voulait transmettre les récits d’Ibn Isḥâq).
(4) Ṭabaqât, IV, pp. 56-59.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
nous apprit (aḫbaranâ), ‘Abdullah b. Idrīss nous a rapporté (ḥaddaṯanâ), il a dit : Muḥammad b. Isḥâq nous a rapporté ».(1) Nous
remarquons d’abord que malgré le conservatisme attribué à Ibn
Idrīss, ami de Mâlek b. ‘Anas et pro-médinois(2), sa version transmise est la même que celles d’Ibn Bukayr et d’al-bakkâʾī, ce qui
prouve que tous les trois avaient utilisé les mêmes matériaux et
avaient transmis fidèlement le message [ ?] d’Ibn Isḥâq. De ce
fait, tout plaide pour situer l’invention du récit concernant Salmân
à Ibn Isḥâq, sinon ce serait ‘Ᾱṣim b. ‘Umar b. Qutâda. En fait
c’est difficile de prouver qui en est le responsable (le falsificateur : mudalliss), mais nous pouvons malgré tout avancer l’hypothèse que cette manipulation a eu lieu entre 120/737 et 151/768.
Ibn Sa‘d qui était entrain d’écrire ses Ṭabaqât vers la fin du IIe/
VIIIe et le début du IIIe/IXe utilisait un système de fiches pour organiser son dictionnaire biographique, ainsi il se trouva obligé en
plusieurs endroits de reprendre des biographies déjà mentionnées,
soit par mégarde, soit par nécessité méthodologique. La biographie de Salmân est exposée au tome IV, dans la deuxième ṭabaqa
(catégorie) des muhâǧirīn et des anṣâr,(3) c’est la longue biographie n° 359. Puis dans le tome VII, en passant en revue les ṣaḥâba
qui se sont installés dans les anṣâr, il lui réserva une autre notice
parmi ceux qui se sont installés à Al-Madâ’in, c’est la notice n°
3440(4). Elle ne dépasse pas 24 lignes, mais elle est constituée de
sept récits différents, avec une pléthore de transmetteurs, aussi
différents les uns que les autres. Notre récit principal, celui d’Ibn
(1) Ibid., IV, p. 56.
(2) Ḍahabī, op. cit., IX, p. 43.
(3) Ṭabaqât, op. cit., IV, pp. 56-70.
(4) Ibid., VII, p. 230.
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Idrīss (le n° 4), est exposé en huit lignes et demie. Il est dénué
de tout aspect légendaire et, il résume en quelques lignes la vie
d’un ṣaḥâbi, ordinaire, qui n’a rien d’exceptionnel. C’est peutêtre l’histoire vraie de Salmân, démythifiée et sans ajouts.
II.4- Târiḫ al-Ṭabarī
Ṭabarī, en tant que muḥaddiṯ doublé d’historien, n’a pas pris
compte des récits légendaires sur Salmân, mais il a recueilli
tout ce qui le concernait lors de ce qu’il appela : « al-ḫabar ‘an
ġazwati al-ḫandaq » en l’an 5 / 627, la transmission du ḫabar se
présente comme suit : « Ibn Ḥumayd, nous a rapporté, il a dit :
Salama nous a rapporté d’Ibn Isḥâq ».(1) C’est Salama b. al-Faḍl
ar-Râzī al-‘Abraš (m. 191 / 806), le cadi de Rayy qui est l’origine
de cette transmission d’Ibn Isḥâq. Certains prétendent que Salama avait des cahiers « qaraṭīss » qu’ils tenaient d’Ibn Isḥâq, de ce
fait, sa transmission était considérée la meilleure de toutes.(2) Et
bien que ce récit contient des éléments de vérité, il renferme aussi
des éléments légendaires que Ṭabarī n’a pas osé éliminer parce
qu’ils se rapportent directement au prophète. En creusant la tranchée, Salmân et les musulmans ont buté à une roche dure. Ils ont
demandé conseil au prophète qui prit la pioche et frappa trois fois
la roche qui commença, alors, à s’effriter. Entre temps Salmân qui
a vu trois étincelles jaillir comme un éclair demanda au prophète
de lui expliquer le phénomène, celui-ci lui dit que : ces éclairs
ont illuminé les palais de la Perse, de Byzance et du Yémen, que
les musulmans vont conquérir.(3) Le texte de Ṭabarī (m. 310/922),
(1) Ṭabarī, Târiḫ al-Umam wa-l-Mulûk, II, Beyrouth, 1966, p. 564.
(2) Al-Ḫaṭīb al-baġdādī, Tāriḫ Baġdād, (17 volumes), t. 2, Beyrouth, 2001,
pp. 16-17.
(3) Ibid., II, p. 569.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
est le fruit de la rigoureuse tradition des muḥaddiṭin-s, qui passe
au crible tout ce qui pourrait porter à un peu de doute. L‘auteur
est le plus respectable des traditionnistes du IIIe/IXe. Dans ce récit, il n’a pas osé mettre en cause une prophétie au moment où,
d’une part, la conquête de ces régions est déjà un fait accompli,
un fait vérifiable, et d’autre part, la Sīra en général est en passe
de prendre de l’importance suite à une sublimation de l’image du
prophète qui ne cesse de s’amplifier. Ce n’est plus une simple narration mais un texte sacré. La rigueur qu’on attribue, d’habitude,
à Ṭabarī, est un peu entachée par le contenu du récit qu’il ne met
pas en cause et par une confusion cacophonique concernant les
transmetteurs. C’est vrai que c’est une transmission complexe où
il essaie de citer plusieurs chaines à la fois, mais on a l’impression qu’elle manque de clarté : « Ibn Ḥumayd, nous a rapporté,
il a dit : Salama, nous a rapporté, il a dit : Muḥammad ibn Isḥâq
nous a rapporté, de : Yazīd b. Rûmân…, de ‘Urwa b. al-Zubayr.
Et de ceux que je n’ose accuser, de ‘Ubayd b. Ka‘b b. Mâlik ;
et de Az-Zuhrī ; et de ‘Āṣim b. ‘Umar b. Qatâda ; et de ‘Abdullâh b. Abī Bakr b. Muḥammad b. ‘Amr b. Ḥazm ; et de Muḥammad b. Kaʿb al-Quraẓī ; et d’autres de nos ‘ulamāʾ… ».(1) Il nous
semble ainsi que la tradition recueillie par Ṭabarī (dont l’origine
est Rayy) est la moins cohérente de toutes malgré qu’elle soit
transmise, elle aussi, sous sa forme écrite.
III- La Sīra : entre légende, histoire et hadīṯ
Les Maġâzī étaient au départ, essentiellement un enseignement
oral, mais nous avons plus d’une preuve que les disciples d’Ibn
Isḥâq en avaient établis des recensions écrites. D’autre part, nous
(1) Ṭabarī, op. cit., II, p. 565.
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Brahim Jadla
avons vu qu’à l’époque, le samâ’ n’exclut pas l’écrit. Généralement, chaque râwī, transmet sa propre version avec quelques différences près avec les autres. Le récit de Salmân que nous avons
choisi d’étudier comme échantillon est presque le même chez
tous les transmetteurs qui vivaient à Kûfa. La version de Rayy
est moins complète, ou peut-être plus filtrée par Ṭabarī lui-même.
Pouvons-nous, alors, admettre que ce récit, prit naissance dans le
milieu anti-Umeyyade, šiʿīte, voire pro-abbasside par excellence
de cette ville ? Cette hypothèse n’est pas à négliger puisque le
râwī (Ibn ‘Abbâs) et le sujet (Salmân), ne sont pas étrangers à une
appropriation post-factum par les abbassides et les alides surtout
après la révolution abbasside (132/750). Nous nous demandons,
alors, si l’insertion de l’histoire de Salmân dans la Sīra n’est pas
due à des motifs idéologiques et même religieux ?
III.1- Le râwī : Ibn ‘Abbâs
La glorification de la personnalité d’Ibn ‘Abbâs (m. 68 / 687),
le cousin du prophète a été amplement étudiée par C. Gillot,(1) qui
le voyait : « érigé au rang de figure, est comme le concentré des
significations imaginaires de toute une société ».(2) Ceci est d’autant vrai que les sources surtout tardives nous présentent un portrait hors normes de ce grand exégète. On attribue à Ibn Masrûq
qu’il disait : « Lorsque je vois Ibn ‘Abbās, je dis : ‘il est le plus
beau de tous’. Lorsqu’il parle, je dis : ‘il est le plus sage’. Lorsqu’il discute, je dis : ‘il est le plus savant’ ».(3) On prétend aussi
que ‘Ikrima disait : « Lorsqu’Ibn ‘Abbâs passait dans la rue, les
(1) C. gillot, « Portrait ‘mythique’ d’Ibn ‘Abbâs », in: Arabica, 32, fasc. 2,
1985, pp. 127-184.
(2) Ibid.; p. 182.
(3) Ḍahabī, Op. cit., III, p. 236.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
femmes derrière les murs, disaient : ‘C’est du musc ou bien Ibn
‘Abbâs’ ».(1) Ibn ‘Abbâs est en réalité, et avant tout, le grand père
de Muḥammad b. ‘Alī (Abû al-Ḫalâif),(2) le père des califes abbassides. Il est, aussi, autant que le prophète Muhammad, celui
que le célèbre poète Ḥassân b. Ṯâbit pérennisa les louanges par
sesvers :(3)
إذا ما ابن عب ّاس بدا لك وجهه رأيت له في كل مجمعة فضلا
إذا قال لم يترك مقالا لقائل بمنتظمات لا ترى لها فصلا
.كفى وشفى ما في النفوس فلم يدع لذي إربة في القول جدّا ولا هزلا
C’est une figure emblématique de ce deuxième siècle où tous
les moyens sont bons pour légitimer la daʿwa et la dynastie abbasside. Pour plus de crédibilité, pour l’histoire de Salmân, il
n’y avait mieux qu’Ibn ‘Abbâs pour la transmettre de la bouche
même du concerné. Bien sûr « Ibn ‘Abbâs…ne peut être considéré… comme source de tout ce qu’on lui attribue »,(4) et c’est bien
le cas ici, sauf qu’à l’époque il est promu à un rang politico-religieux aussi important que celui du prophète, c’est le symbole de
la glorification de « ‘âl al-Bayt ».
III.2- Salmân: « min ahl al-Bayt »
Salmân est d’origine persane. On est au milieu du IIème siècle,
les persans sont les alliés inconditionnels du jeune état abbasside.
N’est-il pas intelligent ou courtois de trouver une place pour ces
mawâli dans la réussite de la daʿwa islamique (tels les muhâǧirûn
(1) Ibid., III, p. 237.
(2) Al-Muṣ‘ab al-zubayrī, Nassab Qurayš, Le Caire, 1982, p. 29.
(3) Ibid., p. 27.
(4) R. g KhouRy, « Pour une compréhension de la transmission des textes des
trois premiers siècles islamiques », in : Arabica, t. 34, fasc. 2, 1987, p. 195.
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Brahim Jadla
ou les anṣâr), avant même leur réussite dans la consolidation de
la dynastie abbasside. N’est-ce pas la meilleure manière de « façonner …un passé conforme aux besoins du présent ».(1) Notre
homme est tout à fait placé pour jouer ce rôle, avec un profil aussi
légendaire que celui du narrateur. Désormais Salmân fera partie
de l’héritage šiʿīte, déjà lors de la bataille de la tranchée. Le prophète n’avait-il pas dit : « Salmân minnâ ahl al-Bayt » ? C’est
aussi le premier des musulmans à donner les preuves de la prédilection du prophète Muhammad, puisqu’il est apparu sur scène
avant même l’apparition de ce dernier.
III.3- Une reconnaissance chrétienne de la prophétie
de Muhammad
La narration veut que Salmân ait été informé par les hautes
autorités de l’Eglise chrétienne à l’époque, du futur avènement
de l’islam (ou du moins de la ḥanifiya), de l’émissaire de Dieu
et des signes irréfutables de la prophétie. Une variante du récit
rapporte que Jésus lui-même aurait avait rencontré Salmân durant
sa vie [Ref. ?]. Au-delà du rôle donné à Salmân par les narrateurs,
l’insertion du récit dans la trame de la compilation nous pose un
problème de logique. L’intitulé du chapitre concernant Salmân
dans les Maġâzī est : « Islâmou Salmân al-Fârisī, que Dieu le bénisse »,(2) c’est presque la même chose chez Ibn Hišâm,(3) mais
ce qui est intrigant c’est que dans les deux compilations le récit
n’est pas classé avec les autres chapitres qui portent sur le même
thème : « islâmou X ou Y » :
(1) A. boRRut, « De l’histoire et de la tradition islamique », in : REMM, n°129,
2011, p. 20.
(2) Maġâzī, op.cit., p. 66.
(3) Sīra, op. cit., I, p. 157.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
Dans les Maġâzī: « Islâm Salmân » est cité après « Ḥadīṭ Baḥīra
ar-Râhib »,(1) « Ḥadīṭ tazwīǧ Ḫadiǧa »,(2) et « Qiṣṣatu al-aḥbâr ».(3)
Tous ces chapitres dans lesquels est inséré celui de Salmân, sont
destinés à prouver une reconnaissance préalable du prophète par
les Gens du Livre et tout ce qui prédisait l’avènement de l’Islam.
(1) Maġâzī, op. cit., p. 53.
(2) Ibid., p. 59.
(3) Ibid., p. 62.
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Brahim Jadla
Dans les « Maġâzī » le récit de Salmân n’est pas placé dans les
chapitres traitant de la conversion, où logiquement devrait être
inséré « Islâm Salmân » tel Islam : ‘Alī, Abû Bakr, Abû Ḍarr, des
muhaǧirûn.(1) Nous remarquons la même chose chez Ibn Hišâm,
qui insère ce chapitre dans la partie concernant les prédictions de
la prophétie de Muhammad par les chrétiens, les juifs et même les
sages arabes comme Waraqa b. Nawfal,(2) alors qu’il était logique
de le mettre dans le cadre des récits concernant les conversions de
Ḫadīǧa, ‘Alī, Zayd b. Ḥâriṯa et d’Abû Bakr, classés, un peu plus
loin, dans un autre chapitre.(3) La place donnée à la conversion
de Salmân, dans ces narrations du IIè siècle ne cache-t-elle pas,
vu le contenu qu’on connait, une volonté manifeste de prouver
aux Gens du Livre la véracité de la prédilection et que notre le
prophète Muhammad est aussi capable de tous les miracles possibles. Mais, ceci nous pousse à nous demander, pourquoi ainsi ?
et comment ?
III–4- La polémique avec les chrétiens est-elle derrière l’invention de « l’histoire de Salmân »
L’insertion de ce récit dans un cadre s’attachant plutôt aux Gens
du Livre et leur rapport avec l’islam, nous incite à croire que toute
cette histoire mise sous la garantie d’Ibn ‘Abbâs, que les historiens
tel Ṭabarī ont évité d’en parler, est inventée dans le cadre des polémiques avec les chrétiens de Syrie, dont on peut citer Jean Le
Damascène (m. 133/750) surtout qui mettaient en doute « la prédilection », « Allah », et tout le système théologique musulman sur-
(1) Ibid., pp. 118-124.
(2) Sīra, op. cit., I, pp. 136-141, pp. 151-163.
(3) Ibid., I, p. 174, pp. 178-180.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
tout à partir du IIè siècle.(1) Deux réactions s’en suivirent : la plus
rationnelle était celle des mutazilites, la passionnelle fut celle de
certains muḥaddiṭûn ou même de simples narrateurs qui ont enrichi
l’histoire de l’islam du premier siècle par ces légendes dont la fiabilité et la chaine de transmetteurs ne sont aucunement vérifiables.
Légendes délaissées par les historiens mais récupérés par tous les
auteurs de la Sīra sans exception, pour la bonne cause. Dans un
cadre de l’évolution de ce genre littéraire d’un modèle assimilé à
des qiṣaṣ que « aṣḥûb al-ḥadīṯ » refusent même d’écouter, à une
production sacralisée qui prend sa place juste après le coran et les
grands recueils de ḥadīṯ.
Conclusion
« Chaque projet de réécriture s’accompagne de sélections,
d’ajouts, de suppressions, formant autant de filtres
historiographiques successifs dont il n’était pas possible de
s’affranchir »,(2) le texte de la Sīra n’échappe pas à cette règle.
Son auteur rejeté au départ eut la chance d’être réhabilité avec la
version réaménagée d’Ibn Hišâm, après trois tentatives de fixaation du texte par la première génération de narrateurs, disciples
directs d’Ibn Isḥâq. Réhabilitation, liée aussi aux « progrès du
culte du prophète ».(3) Le contexte général de l’apparition de cette
compilation fut lié à la période fondatrice de l’historiographie
musulmane marquée par la codification dans tous les domaines :
ḥadīṯ, histoire, poésie, grammaire… Force est de constater que
le texte que nous avons entre les mains avait subi de nombreux
(1) W. W. montgomeRy, « The materials used by Ibn Isḥāq », in : Historians of
the Middle East, 1962, p. 25.
(2) boRRut, op. cit., p. 20.
(3) H. R idRiS, « réflexions sur Ibn Isḥâq », in : Studia Islamica, 17, 1962, p. 35.
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Brahim Jadla
changements liés soit à « l’atmosphère et les prises de position
des milieux dans lesquels elles ont été élaborées »,(1) soit à des
interventions directes des différents narrateurs tel Yaḥya b. Sa‘īd
b. ‘Abbān (m. 194/809) qui « reçut les Maġâzī d’Ibn Isḥâq, les
a soignés et en ajouta des choses ».(2) Est-il que nous nous posons encore la question : quel est le degré de confiance qu’on peut
accorder à cette littérature des IIe et IIIe siècles, où l’oralité et
l’écrit sont encore imbriqués. A ce niveau, je me permets de faire
mienne, la position si réfléchie et modérée de Khoury :
« L’inauthenticité d’une partie de cet héritage ne devrait
pas conduire à mettre en doute tout se passé qui pèse très lourd
sur l’évolution postérieure de tous les genres littéraires dans la
culture islamique ».(3)
Objectivement, que pourrions-nous dire sur les changements
subis par la narration d’Ibn Isḥâq dans le cadre du large mouvement de recomposition de la littérature musulmane de la fin du IIe/
VIIIe et au cours du IIIe/IXe ? Nous remarquons une similitude des
destins de l’auteur et du texte entre rejet et acceptation, de la part
des générations postérieures. Les filtres imposés par des Muḥaddiṯīn et les règles qu’ils imposèrent pour vérifier l’authenticité de
tel ou tel récit n’ont pas empêché nos savants d’accorder une totale confiance même à des aberrations logiquement inacceptables.
La rigueur des muḥaddiṯīn n’a pas outrepassé la vérification des
chaines des transmetteurs, qui étaient la plupart du temps dignes
de foi, sans pour autant juger le contenu même du récit. L’échantillon que nous avons choisi d’étudier, en l’occurrence, le récit de
(1) C. Cahen, Introduction à l’histoire du monde musulman médiéval, Paris,
Maisonneuve, 1982, p. 108.
(2) Ḍahabī, al-ʿIbar, I, p. 315.
(3) KhouRy, op. cit., p. 190.
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La biographie de Salmân al-Fârisī et sa place dans la Sīra : entre authenticité et falsification
Salmân n’a pas suscité aucune réserve chez ces savants. L’inconditionnel Ibn ‘Adīyy (m. 365 / 975) n’hésitera pas à cautionner
Ibn Isḥâq que certains avaient qualifié de menteur(1) et de falsificateur (mudalliss) : « Il suffit à Ibn Isḥâq d’avoir le mérite d’avoir
dissuadé les monarques, de regarder des livres dont on n’obtient
rien, il a détourné leur occupation vers les Maġâzī du messager
de Dieu, la création et al-mab’aṯ. C’est une vertu dont il est le
précurseur, d’autres compilations sont apparues, après lui, mais
aucune n’a atteint le niveau de celle d’Ibn Isḥâq ».(2) En fait tout
le mérite revient à Ibn Hišâm, qui a su réhabiliter et embellir le
texte des Maġâzī, pérennisant par là son œuvre : la Sīra et son
père fondateur Ibn Isḥâq.
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