L'avenir de la philosophie analytique dure longtemps
Author(s): Pascal Engel
Source: Cités , 2001, No. 5, Retour du moralisme ? Les intellectuels et le conformisme
(2001), pp. 143-147
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40620748
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nante » de la philosophie contemporaine et à la philosophie telle qu'elle
est pratiquée dans les universités nordaméricaines. Cette identification est
avérée au moins dans l'histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle
dité comparée des programmes de recherche qui se réclament de la « philosophie analytique » et de ceux qui ne
s'en réclament pas, ou revendiquent
un autre rapport à l'héritage « analy-
tique » du XXe siècle. Tels sont les
- qu'elle soit justifiée ou non est un problèmes sur lesquels nous avons
autre problème. Si Ton en prend acte, souhaité recueillir l'avis de quelques
il convient de s'interroger sur la fécon- spécialistes.
L 'avenir de la philosophie analytique dure longtemps
Pascal Engel
On proclame régulièrement nuent
que la
de courir la tête coupée sont léphilosophie analytique est sur le déclin
gion. Je ne crois pas un instant que la
ou qu'elle n'a pas d'avenir. Comme
il
philosophie
analytique soit un tel poufaudrait un aveuglement particulier
let, mais désireux pourtant de comprendre
pour ne pas constater la vigueur
des ce qui pourrait, dans le cas
discussions qui se déroulent en
qui son
nous occupe, motiver le désir de le
sein et la masse des publications
plumer, je ne parviens à discerner que
qu'elle produit, que des dizaines quatre
de re-sortes de raisons : 1) l'igno-
143
vues et de sociétés lui sont consacrées
rance, 2) la confusion, 3) l'anti(dont une francophone, la SOPHA), cognitivisme métaphilosophique, 4) ce
Débat
qu'elle est enseignée dans la majorité que j'appellerai, faute de mieux, le reQuel avenir
des universités (bien qu'elle soit mino- jet de l'analyse conceptuelle au nom
pour k philosophie
analytique l
ritaire en France), on supposera que des positivités scientifiques. Aucune
c'est plutôt cette abondance qui est ne me paraît bonne.
aux yeux de ses adversaires le signe de
1 / La philosophie analytique, en
son essoufflement, et que d'après eux plus d'un siècle d'existence, a changé
seul le publish or perish et les facilités beaucoup et souvent, dans ses doctrioffertes par nos systèmes académiques nes et ses méthodes. Porteuse à ses déà une classe de bavards entretenus par buts d'un idéal de reconstruction rale contribuable peuvent expliquer son tionnelle de la connaissance et de
succès perdurant. Mais on se deman- l'ontologie sur les bases de la nouvelle
dera pourquoi le même diagnostic ne logique, elle a connu de nombreuses
peut pas s'appliquer à la psychanalyse, incarnations : le positivisme logique, la
aux science studies, ou aux diverses
philosophie du langage ordinaire, le
branches de ce que les philosophes naturalisme inspiré par l'essor des
analytiques appellent la philosophie sciences cognitives, le renouveau de la
continentale. Les poulets qui conti- métaphysique, et, sur ses franges, le
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néo-pragmatisme et le néo-scepticisme
« postanalytiques ». Elle a tantôt prôné
des méthodes logiques et linguistiques,
tantôt douté de celles-ci, et elle couvre
à présent presque tous les secteurs thé-
matiques de la philosophie, y compris
la morale, la politique ou l'esthétique.
Si Ton identifie, volontairement ou
non, la philosophie analytique à tel ou
tel de ces courants largement antagonistes, on a d'autant moins de difficulté à le trouver caduc que les philoso-
phes analytiques eux-mêmes n'ont pas
cessé de s'opposer entre eux sur leur
doctrines et leurs méthodes, et de se
dénoncer mutuellement comme te-
nants de positions « dépassées ». Pour
paraphraser un personnage de Godard,
les philosophes analytiques, c'est
144
Débat
Quel avenir
pour la philosophie
analytique Ì
comme les Américains : critiquez-les
toujours, même si vous ne savez pas
pourquoi ; eux le savent.
2 / Cette diversité n'échappe cependant pas aux plus avertis des critiques. Ils ont alors le choix entre deux
types de réactions : ou bien soutenir
que les incarnations de la philosophie
analytique aujourd'hui sont si multiples et contradictoires qu'elle n'a plus
d'unité reconnaissable, ou bien recon-
naître qu'elle a conservé une unité,
mais que celle-ci est si ténue qu'elle est
creuse. La première réponse repose sur
une confusion : ce n'est pas parce que
les philosophes analytiques divergent
radicalement sur leurs doctrines et sur
leurs méthodes qu'ils ont cessé d'avoir
en commun une tradition (des auteurs
canoniques), un style (celui de l'argument, de la clarté, du souci de la
description et du détail) ou une atti-
tude (celle de l'enquête et de la recherche de la vérité). Entre Frege et
Fodor, entre Moore et Rawls, ou
même entre Carnap et Davidson, il y a
des désaccords profonds, mais il y a un
langage commun, un héritage de
concepts et de problèmes. Nombre de
philosophes analytiques ignorent l'histoire de la philosophie, et un nombre
croissant d'entre eux s'y consacrent,
mais il y a plus de distance entre Barnes et Aubenque, ou entre Bennett et
Guéroult qu'il n'y en a entre les premiers et Quine. Mais une fois que les
adversaires de la philosophie analytique reconnaissent ces faits, ils sont
en droit d'objecter que cette description du style analytique demeure bien
vague, puisque nombre de philosophes « continentaux », comme Ricœur
ou Habermas, partagent avec leurs
collègues analytiques un certain
nombre de ces valeurs épistémiques.
Quel philosophe sérieux et honnête (il
y en a!) refiiserait l'idée qu'il faille
donner des arguments, être clair, ouvert aux critiques, etc. ? Ne resterait-il
en partage aux analytiques qu'une
sorte de rationalisme fade ?
3 / Le rationalisme est toujours
fade pour ceux qui le refusent (pour
ma part c'est l'irrationalisme que je
trouve fade). L'engagement pris par les
philosophes analytiques envers les valeurs et normes épistémiques de vérité
et de justification, même s'il n'individualise pas nettement leur pratique
ni le type de thèses qu'ils soutiennent,
demeure substantiel. Il suppose qu'il
est possible en philosophie de cons-
truire des théories qui puissent être in-
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firmées, de révéler des relations entre
sont plutôt eux qui sont dans l'in-
des systèmes de concepts dont on peut
confort : car bien qu'ils se réclament
mer à certaines règles minimales de ra-
peut-être à leur corps défendant, ont
nourri la tradition analytique, ils flir-
évaluer la cohérence, et de se confor-
tionalité qui autorisent une sorte de
progrès dans la recherche. Le meilleur
moyen de voir que ces engagements
sont discriminants est de constater
d'auteurs comme Wittgenstein qui,
tent dangereusement avec le noncognitivisme métaphilosophique de la
philosophie continentale, comme
qu'un grand nombre de philosophescelui de Nietzsche et Heidegger.
les refusent et doutent que la philo-Comme l'a bien vu Rorty, la philosophie puisse produire des théoriessophie « édifiante » ne cesse d'em(Wittgenstein), que la vérité soit une
ployer la rhétorique du déclin et de
norme de l'enquête (Rorty), et même
l'avenir. On n'est pas obligé de croire
que la philosophie puisse partagerà ses eschatologies inversées.
quoi que ce soit avec les idéaux de la
4 / La quatrième raison de s'opscience. La métaphilosophie (souventposer aux philosophes analytiques me
implicite) des philosophes analytiquesparaît la plus respectable. Elle consiste
est cognitiviste, au sens qu'on donne à soutenir que le fil directeur de toute
ce terme en philosophie morale (à neleur tradition demeure l'idée que la
pas confondre avec son sens en scien-philosophie est avant tout une enquête
ces cognitives) : elle suppose que ces conceptuelle, et non pas une entreprise
145
normes et valeurs épistémiques sontde connaissance de la nature ou une
réelles. La métaphilosophie (souvent ontologie. D'où son allégeance permaproclamée et omniprésente) des scep-nente aux techniques de la logique et à
Débat
tiques, des relativistes et des « quiétisla philosophie du langage, qui trahiQuel avenir
tes » (qui attendent de la philosophieraient un empirisme nominaliste ou au
pour la philosophie
qu'elle calme nos crampes intellectuel-mieux un criticisme paré d'habits linanalytique Ì
les) est anticognitiviste : le philosophe
guistiques. Derrière le souci analytique
a des attentes, des souhaits, des crainde la précision et de l'argument, il y autes et des fascinations, et ses théories etrait une simple mimique de la science,
ses concepts n'en sont que des projecrmais jamais une prise en compte réelle
tions fictives. Pour ces critiques de lade ses positivités. Le philosophe analyphilosophie analytique mainstreamy tique serait comme un chef de cuisine
son allégeance à ces normes la place
qui a astiqué ses fourneaux et ses casseroles, aiguisé tous ses instruments,
dans une situation au mieux inconfor-
table et au pire intenable, parce qu'elle mais qui n'a rien à servir à table, parce
a, à leurs yeux, bien du mal à se dépar-
qu'il lui manque les aliments.
tir du dogmatisme et du scientisme. Il L'objection est en partie fondée, mais
faut, à mon sens, toujours prendre au elle ne résiste pas à la lecture des trasérieux les sceptiques, et ceux-ci méri- vaux des trente dernières années. La
tent toute notre attention. Mais ce
philosophie de l'esprit naturaliste de
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Dretske, Churchland, Fodor, Millikan
et celle de la philosophie de la nature,
ou Dennett est foncièrement informée
qui l'incite au contraire à construire de
des développements de la psychologie,
de la biologie, de la linguistique et des
scientifique. L'ironie de la situation est
neurosciences, et elle renoue en partie,
chez des auteurs comme Kim, avec les
grandes spéculations évolutionnistes
de la tradition des Peirce, Whitehead
grandes synthèses de métaphysique
que ceux qui accusent la philosophie
analytique de pointillisme conceptuel
vide sont souvent des partisans de la
ou Alexander. Des philosophes des
première attitude, qui est foncièrement
antiréaliste, alors que les partisans de la
man, Sober, Sklar, ou Cartwright, me
blient qu'on trouve dans ses rangs des
sciences comme Van Fraassen, Ear-
paraissent avoir autant de culture
scientifique que pouvaient en avoir
Meyerson, Bachelard, ou Canguilhem,
et je n'ai pas l'impression que des philosophes des mathématiques et de la
seconde, qui sont des réalistes, oumétaphysiciens spéculatifs, comme Lewis, Armstrong, ou Plantinga. Or cette
Débat
lités historiques et concrètes que celles
querelle entre réalisme et antiréalisme
dans les domaines scientifique, sémantique, moral et ontologique n'a jamais
cessé de traverser la tradition analytique, et elle a été au cœur des principales discussions en philosophie de la
logique, en philosophie des sciences,
en philosophie de l'esprit, en métaéthique et au sein du courant de 1' « ontologie formelle », qui a d'importantes
affinités avec la première phénoméno-
Quel avenir
de leurs collègues continentaux : Wil-
liams a participé au Comité britan-
logie. De nombreux philosophes ap-
pour k philosophie
logique comme Dummett, Wright,
Field ou Resnik sachent moins de quoi
ils parlent que Cavaillès, Desanti,
Granger ou Vuillemin. On en dirait
146
autant des philosophes moraux et poli-
tiques, dont les constructions théoriques sont tout aussi informées des réa-
analytique l
pellent aujourd'hui, en France, à un renique sur la censure, Pettit à
nouveau de la philosophie de la nature,
l'élaboration du programme de consti- dont les grands ancêtres sont Cournot,
tution des républicains australiens, et Boltzmann, Boutroux ou Whitehead.
les engagements de Kymlicka ou de Ils espèrent pouvoir repartir de prémisRoemer sont connus. Derrière
l'accusation récurrente adressée à la
ses que deux siècles de positivisme ont
soi-disant rendues caduques : a) la
philosophie analytique d'être une phi- science peut connaître le monde ; b) il
losophie coupée de la créativité des y a une continuité entre l'ordre naturel
sciences, il y a en fait deux attitudes
et l'ordre humain ; c) bien qu'il y ait
distinctes qui n'ont cessé de traverser la une pluralité d'ordres distincts dans la
tradition française : celle du positi- nature. Ce sont des thèses substantiel-
visme comtien, qui demande au philo- les, qui appellent non seulement un acsophe de se mettre à l'écoute des scien-
ces, mais en bridant ses instincts
cès de première main aux sciences
contemporaines mais aussi le dévelopspéculatifs jusqu'à se taire devant elles, pement d'une théorie réaliste de la vé-
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rite et de la connaissance. Quiconque a
lu un peu les travaux de la philosophie
de l'esprit récente constatera que ces
thèses sont au cœur de ses discussions,
la philosophie analytique a tendu a pri-
bien qu'elles soient loin de faire
meilleur, elle n'a jamais perdu de vue la
l'unanimité (par exemple les néo-
empiristes comme Van Fraassen rejettent a), les kantiens comme Rawls re-
jettent b), et les réductionnistes
comme Churchland rejettent c)). Mais
il ne suffit pas, pour développer ces
thèses, de redéployer l'appareil spéculatif des métaphysiques de la nature du
début du siècle ou de revenir à
vilégier la seconde, en s'interrogeant
notamment sur les limites du sens et
du non-sens. Mais dans ce qu'elle a de
première. Rien n'indique, à mes yeux,
qu'elle n'ait pas les ressources nécessaires pour affronter cet avenir, ni la tâche
qui a toujours incombé aux philosophes de chercher à comprendre, selon
les termes de Sellars, « comment les
choses se tiennent entre elles au sens le
plus large ». Il se pourrait aussi que l'on
ne puisse atteindre que des objectifs
l'aristotélisme. Il faut aussi forger
plusles
modestes, et à ce titre la philoconcepts pertinents, ceux de vérité,
de analytique nous a aussi appris à
sophie
connaissance, de réduction, deen
prorabattre. On ne peut pas exclure
priété, d'événement, ou de relation,
etéchoue si elle se lance dans des
qu'elle
les soumettre à l'examen. Pour conticonstructions immodestes. Mais,
nuer sur la métaphore culinaire, c'est comme le dit Jon Elster, to fail is to fail
bien joli d'avoir le râble de lièvre, le ro- on something, alors qu'il y a nombre de
marin et l'origan, mais il faut aussi
147
courants philosophiques aujourd'hui
avoir la recette et les casseroles. Bref, il dont on est bien en peine de dire à quoi
faut conjuguer la spéculation métaphy- ils échouent ou réussissent. Obtenir un
Débat
sique à l'analyse conceptuelle. type de philosophie dont on sait ce
C. D. Broad distinguait la part spécu- qu'elle dit et ce qu'elle ne dit pas n'estlative et la part critique de la philo- il pas, après tout, un idéal aussi, et
sophie, et soutenait que les deux de- peut-être plus, intéressant que celui
vaient aller de pair. Comme nombre de d'une philosophie qui dit beaucoup de
courants philosophiques au XXe siècle, choses à la fois ?
Quel avenir
pour la philosophie
Rêveries d'un philosophe analytique incertain
Daniel Andler
1 / Un philosophe se garde de l'esprit
parcomme
la meilleure philosophie pos-
tisan : il roule en Peugeot mais conçoit
sible ? C'est lassant à la longue.
qu'on puisse préférer les Renault.
Il y a deux raisons à cela. D'abord la
Pourquoi les philosophes analytiques
déontologie du philosophe analytique
lui commande
de donner ses raisons
se croient-ils donc obligés de défendre
la
philosophie analytique en la présentant
(Jonathan Cohen y voit la marque dis-
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